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Gargantua,
François Rabelais
Sommaire
Introduction
1. Textes et contextes
2. Gargantua, un roman parodique et atypique
3. Les personnages, figures de la démesure
4. S
ens et interprétation : un roman d’apprentissage, didactique,
pacifiste et utopique
5. Une œuvre critique et comique
Annexe 1 : La rhétorique
Annexe 2 : Érasme
Lexique
Bibliographie -- Webographie
Séquence 4 – FR01 1
Objet d’étude : Grands modèles littéraires – Modèles français, du Moyen Âge à l’âge
classique.
Corpus et édition Nous nous reporterons dans ce cours à l’édition imposée dans le pro-
obligatoire : gramme de littérature publié au Bulletin officiel de l’éducation natio-
nale (n°9 du 3 mars 2011) :
Gargantua, de François Rabelais, Éditions du Seuil, collection « Points »
(numéro : P287).
Cette édition a pour particularité de mettre en regard deux versions du
roman : l’une, celle du texte original ; l’autre, une translation en français
moderne effectuée par Guy Demerson. L’on parle ici de « translation » et
non pas de « traduction » car il s’agit de la même langue.
B Conseils de méthodologie
Première lecture
Commencez par lire le roman en français moderne, le crayon en main
pour prendre des notes.
Soyez, dès la première lecture, particulièrement attentif(-ve) aux thèmes
suivants :
– Les personnages et leurs relations entre eux.
– Gargantua est un roman d’apprentissage ou de formation. Notez l’évolu-
tion du personnage éponyme en vous intéressant aux thèmes essentiels
du roman qui accompagnent sa découverte du monde et de l’existence :
l’éducation, la guerre, l’abbaye de Thélème.
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Travail de la séquence
Lorsque vous analysez un passage en particulier, lisez à la fois le texte
original et la translation, de façon à pouvoir goûter la saveur du texte de
Rabelais.
Nous vous rappelons de jouer le jeu des fiches autocorrectives en répon-
dant bien aux questions posées tout au long de cette étude. Lisez ensuite
les réponses fournies et confrontez-les aux vôtres : c’est un excellent
entraînement aux exercices du baccalauréat !
D’une façon générale, notez toujours les pages du roman, pour retrouver
très rapidement vos références.
3 Gargantua est, comme la plupart des romans, un récit d’apprentissage
et ici, une parodie des romans de chevalerie dont le canevas habituel
est le suivant :
– la généalogie ;
– les enfances du chevalier ;
– les chevaleries et prouesses ;
– le moniage (le chevalier se retire dans un monastère).
4 Séquence 4 – FR01
Digressions
Numéros Résumé Thème traité dans
Thème traité Dates et lieux numéros des
de chapitres succinct la digression
chapitres
Aux lecteurs
Prologue
Généalogie et Énigme
Ch.2
Ch.1 à 6 naissance de Propos des bien
Ch.5
Gargantua ivres
Ch. 7 à 11
Ch. 11 à 13
Ch.14/15
Ch.16 à 19
Ch.20 à 22
Ch.23 et 24
Ch.25
Ch.26
Ch.27
Ch.28 à 52
Ch.52 à 58
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6 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 7
1520 Ordination : Rabelais devient prêtre. La Faculté de théologie interdit la langue grecque.
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Séquence 1
R. quitte le couvent, devient laïc, Sac (pillage) de Rome par les armées impériales de
1527 entreprend des études de méde- Charles Quint
cine, a deux enfants.
R. devient « bachelier » en méde- Fondation du Collège des lecteurs royaux par Fran-
cine à Montpellier. çois Ier, à l’instigation de l’érudit Guillaume Budé. On
1530
y enseigne le latin, le grec et l’hébreu.
Lefèvre d’Étaples traduit la Bible en français (de l’hébreu)
R. passe l’hiver à Rome comme Octobre : Affaire des Placards (on « placarde » sur
1533- secrétaire du cardinal Jean du Bellay la porte de la chambre du roi des moqueries et blas-
1534 (cousin de Joachim). phèmes de la religion catholique)
Premier voyage de Jacques Cartier au Canada
R. appartient à la suite de François Ier Rencontre entre François Ier et Charles Quint
1538
lors de la rencontre avec l’empereur Rencontre entre François Ier et le pape
Les deux enfants bâtards de Rabe- Fondation de la Compagnie de Jésus (les Jésuites) par
1540 lais sont légitimés par le pape Paul Ignace de Loyola
III. Mort de Guillaume Budé
Les livres de R. figurent sur une liste Victoire de Cerisoles (les Français écrasent les Espa-
d’ouvrages censurés par la Sor- gnols et les Impériaux)
1544
bonne. Paix de Crépy (entre François Ier et Charles Quint)
Mort de Clément Marot
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R. médecin du cardinal Jean du Bel- Mort de François Ier , avènement de son fils Henri II
1547 lay part pour Rome (dernier voyage
en Italie).
R. reçoit un privilège royal de dix ans Calvin (réformateur protestant français) traite R.
1550
pour l’ensemble de son œuvre. d’ « impie et athée ».
1552 Parution du Quart Livre (au complet) Ronsard publie les Amours.
Questions
Après avoir attentivement lu ce tableau, vous pouvez constater que
Rabelais a eu une vie extrêmement variée et riche. Pourquoi peut-on dire
cela ? Énumérez tous les métiers qu’il a exercés ; vous devez les garder à
l’esprit tout au long de l’étude du roman.
Dans Gargantua, Rabelais s’attaque à certaines institutions et se moque
de certaines catégories de personnes : lesquelles ? Quels sont les liens
entre cette prise de position et sa vie ?
Mise au point
Rabelais a côtoyé toutes les classes sociales, aussi bien les paysans de
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2. Bibliographie de Rabelais
Romans : Pantagruel 1532 – Gargantua 1535 – Tiers Livre 1546 –
Quart Livre 1548 – Cinquième Livre 1564 (posthume).
Traductions : Épîtres médicinales de Manardi – Aphorismes d’Hippocrate
(du grec au latin) – Topographie de l’ancienne Rome de Marliani 1534.
Essais : Testament de Cuspidius 1532 (texte juridique) – Pantagruéline
Prognostication pour 1533 – La Sciomachie 1549.
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1. L
e contexte historique permettant
l’émergence de l’humanisme
L’humanisme débute en Italie, avec les deux grands poètes Pétrarque,
(1304-1374) auteur du Canzoniere (en l’honneur de Laure de Noves), et
Boccace (1313-1375), auteur du Décaméron ; tous deux sont des éru-
dits qui se passionnent pour la civilisation antique à travers les auteurs
latins. Puis, l’humanisme se développe au milieu du XVe siècle à Florence,
lorsque Marsile Ficin traduit en latin l’œuvre de Platon, à la demande de
Cosme de Médicis. En effet, la chute de Constantinople (1453) prise par
les Turcs, favorise l’évasion des savants byzantins de langue grecque vers
l’Italie. Ils possèdent des documents inconnus ou oubliés en Occident.
La traduction d’ouvrages comme l’œuvre de Platon, du grec en latin, est
une découverte considérable pour l’Europe occidentale, à ce moment-là.
Naît alors le désir de retourner aux sources originelles des textes anciens,
en grec et en hébreu. L’étude de ces langues est appelée les Humanités,
comme nous l’avons vu plus haut.
La guerre de Cent Ans s’achève en 1453, laissant enfin le territoire français
libre des Anglais. En 1429, Jeanne d’Arc fait sacrer le roi Charles VII à Reims
et peu après les défenses anglaises tombent une à une : la Normandie
est libérée en 1450 avec la victoire de Formigny mais la victoire finale eut
lieu en Périgord, près de Castillon, le 17 juillet 1453. Trois mois plus tard,
Bordeaux capitulait définitivement et ce fut le dernier acte de la Guerre de
Cent Ans. Les Anglais repartirent dans leur île, sans émettre d’autres pré-
tentions sur le trône de France. Le pays était en ruines après cent ans de
guerres et ce fut le rôle de Charles VII et de Louis XI de le remettre en état.
Tout renaissait en même temps : l’agriculture, le commerce et l’industrie
grâce à l’effort de ces rois et leurs successeurs vont régner sur une France
prospère et agrandie. En effet, Charles VIII, le successeur de Louis XI, épouse
Anne de Bretagne en 1491, annexant la riche province bretonne à la France.
Les guerres d’Italie font découvrir aux Français le mouvement initié en
Italie. En effet, le roi Charles VIII et son successeur Louis XII ont des pré-
tentions sur le royaume de Naples et sur Milan, la grand-mère de Louis XII
étant une Visconti et René d’Anjou ayant légué à Louis XI ses droits sur le
royaume de Naples. Son successeur François Ier continue cette politique.
Il gagne la fameuse bataille de Marignan en 1515 mais subit le désastre
de Pavie en 1525. Il est prisonnier à Madrid pendant plus d’un an. La
France ayant mené ces guerres hors de son territoire, les Français n’en
ont pas souffert et au contraire, pendant ce temps, l’agriculture et le com-
merce connaissent un essor considérable. La population connaît aussi un
fort accroissement. De retour en France, François Ier invite les peintres
Léonard de Vinci et Benvenuto Cellini à la Cour de France. Les seigneurs
français, de retour d’Italie, veulent imiter la douceur de vivre italienne et
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Séquence 4 – FR01 15
E La médecine
Ambroise Paré (vers 1510-1590) est un chirurgien-barbier français qui
acquit une expérience dans le domaine chirurgical sur les champs de
batailles. Sa grande innovation a été de ligaturer les artères au lieu de
cautériser les plaies à l’huile bouillante (!) comme on le pratiquait alors.
Il a aussi inventé des prothèses pour soulager les amputés. Il a fait égale-
ment avancer les connaissances en anatomie, grâce aux dissections qui
étaient interdites auparavant. Ne sachant pas le latin, il a publié plusieurs
ouvrages de médecine en français, sur différentes parties de la médecine,
notamment sur les accouchements. La connaissance du corps humain
comble une partie de l’immense soif d’apprendre de l’humaniste. Léonard
de Vinci pratiquait aussi la dissection pour pouvoir mieux dessiner les
corps.
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4. L
e contexte historique
pendant la vie de Rabelais
François Ier et Charles Quint
La France et la maison d’Autriche vont se trouver en guerre pendant qua-
rante ans (1519-1559), c’est-à-dire pendant la majeure partie de la vie
1. Des indulgences, c’est-à-dire, le salut éternel ou le rachat des âmes du Purgatoire, pouvaient être
achetées dans les paroisses par la famille ou les amis des défunts. Certains prêtres s’enrichissaient
de cette façon et Luther s’est élevé fermement contre cette pratique.
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5. La littérature
La langue
La langue française, anciennement appelée « romane » au IXe siècle, se
développe d’abord en poésie puis en prose. La poésie des Chansons de
geste précède celle des romans du XIIe siècle, dont l’auteur le plus célèbre
est Chrétien de Troyes. Béroul écrit aussi Tristan et Iseut en français, langue
également employée dans les siècles suivants pour le Roman de Renart, Le
Roman de la Rose, les fabliaux, les Mystères, le théâtre… Les problèmes de
langue agitent tout le XVIe siècle et dans Gargantua, Rabelais les aborde
fréquemment. En effet, le peuple ne parle pas latin et les dialectes sont
nombreux et variés. Mais le latin reste la langue de l’Église, de l’Univer-
sité et même des collèges. Les élèves, qui reçoivent leur enseignement en
latin, étudient des textes non pas français mais latins et sont obligés de
parler cette langue en récréation. Cet excès donne naissance à un « latin
de cuisine » incorrect et incompréhensible, dont se moque Rabelais avec
la harangue de Janotus (chapitre 19). Pour les humanistes, il faut parler
français en enrichissant notre langue et apprendre un latin classique comme
celui de Cicéron. C’est pourquoi, en 1539, le roi signe, à Villers-Cotterêts une
ordonnance qui impose le français dans les actes officiels et de justice et
en 1549, du Bellay, au nom de la Pléiade, écrit Défense et Illustration de la
langue française, manifeste dans lequel il recommande à ses compatriotes
2. Quint = Cinq.
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La poésie
Le représentant le plus digne de la poésie dans la première moitié du XVIe
siècle est Clément Marot (1496-1544). Vers 1540, il traduit les Psaumes
de la Bible en français ; il est l’auteur d’Épîtres, Rondeaux, Épigrammes et
Ballades. C’est lui qui introduit en France le sonnet italien, que la Pléiade
va développer plus tard. Il traduit aussi des fragments antiques de Virgile,
Ovide et Lucien. On peut également mentionner Louise Labé, poétesse
lyonnaise (1524-1566) et Maurice Scève (1501-1560) lyonnais lui aussi,
que nous avons évoqués au paragraphe précédent. Lyon était alors un
brillant foyer littéraire en relation avec Florence.
Après 1550, les poètes rejettent les genres poétiques précédents comme
le virelai, le rondeau ou la ballade et prônent les genres cultivés par les
Anciens, l’ode, l’élégie, l’épopée, la tragédie, la comédie. Joachim du
Bellay, dans sa Défense et Illustration de la langue française, recommande
d’enrichir la langue par des emprunts à l’ancienne langue, par des créa-
tions et met en valeur l’art et la technique poétique. Dans cet ouvrage, du
Bellay expose le programme de cette nouvelle école, culminant avec les
sept poètes de la Pléiade, Ronsard, du Bellay, Jean Dorat, du Baïf, Rémi
Belleau, Jodelle et Pontus de Tyard. Il faut aussi citer Agrippa d’Aubigné
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La prose
La prose du XVIe siècle se compose surtout de traités et de Mémoires.
Henri Estienne (1531-1598) écrit le Traité de la conformité du langage
français avec le grec (1566) et De la précellence du langage français
(1579). Bernard Palissy (1510-1590), le fameux potier émailleur, publie
en 1580 Discours admirable de la nature des eaux et des fontaines.
Jacques Amyot (1513-1596) traduit Les Vies des hommes illustres de
Plutarque en 1559, en excellent français, alors que Étienne de La Boétie
(1530-1563), grand ami de Montaigne, écrit vers 1546 Discours sur la
servitude volontaire.
Les mémoires les plus importants sont ceux laissés par le maréchal de
Monluc (1499-1577) et par Marguerite de Valois, la reine Margot (1553-
1615), la première femme d’Henri IV. Le plus célèbre prosateur de la
deuxième moitié du XVIe siècle reste malgré tout Michel de Montaigne
(1533-1592) qui publie ses Essais en 1580. Son esprit critique cherche à
retenir, dans les idées nouvelles de la Renaissance, les éléments les plus
aptes à susciter un art de vivre fait de mesure et d’équilibre.
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4. Victor Hugo y fait allusion dans Notre-Dame de Paris, lorsqu’il décrit la Cour des Miracles.
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Conclusion
Les éléments romanesques l’emportent toutefois sur les autres aspects.
L’intrigue principale est certainement la guerre : elle a une cause, un
début, des péripéties et une fin. Elle occupe la moitié des chapitres du
roman et c’est la seule véritable action du roman, les autres épisodes étant
des événements juxtaposés qui ne changent pas le cours de l’histoire.
Leur intérêt, comme nous l’avons dit plus haut, est autre que romanesque.
Gargantua, correspondant globalement à la définition générale du roman,
peut être considéré comme appartenant à ce genre littéraire. Il reste tou-
tefois proche de ce que Voltaire appellera « conte philosophique », et
par tous les aspects que nous avons cités, il reste un roman totalement
atypique, à l’image de son créateur.
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A Étude du titre
Titre
La vie treshorrificque du Grand Gargantua pere de Pantagruel. Jadis
composée par M. Alcofribas, abstracteur de quinte essence. Livre
plein de Pantagruélisme.
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Séquence 1
4 Le titre fait ensuite doublement référence à Pantagruel avec les expres-
sions : « père de Pantagruel » et « pantagruélisme ». Le Pantagruel, paru
trois ans auparavant, est déjà bien connu des lecteurs de 1535. Cet
ouvrage a eu un énorme succès et cette référence est une garantie pour
le lecteur qui peut ainsi espérer trouver les mêmes qualités et la même
atmosphère que dans l’ouvrage précédent. Gargantua s’inscrit dans
une double parenté : celle de la généalogie, « père de Pantagruel », et
celle d’une philosophie de l’existence, « le pantagruélisme ». Rabelais
commente son propre titre de façon très originale en annonçant un
contenu existentiel « livre plein de pantagruélisme », après avoir
annoncé un contenu événementiel : la vie de Gargantua. Dans le der-
nier chapitre de Pantagruel, le narrateur donne lui-même la définition
du pantagruélisme : « être un bon pantagruéliste, c’est vivre en paix,
joie, santé, faisant toujours grande chère » (chap. 34). Le Gargantua
s’achève d’ailleurs sur ces mots de Frère Jean : « Et grand’chère ! ».
Cette promesse d’un roman plein de joie de vivre est construite sur
un substantif créé par Rabelais : le pantagruélisme. Rappelons que
Pantagruel signifie « tout altéré » (celui qui a toujours soif) et que
Gargantua est né en criant : « à boire ! à boire ! ». La fin du Prologue
va rappeler cette conception rabelaisienne de l’existence : « Ce n’est
pour moi qu’honneur et gloire, que d’avoir une solide réputation de
bon vivant et de joyeux compagnon ; à ce titre, je suis le bienvenu dans
toutes bonnes sociétés de Pantagruélistes » (p. 53).
La deuxième partie du titre mentionne le nom de l’auteur, M. Alcofribas,
dont le pseudonyme complet, Alcofribas Nasier, est en fait l’anagramme
de François Rabelais5. L’expression « jadis composée » qui précède cette
anagramme laisse supposer que l’œuvre est assez ancienne et que l’au-
teur a rassemblé différents épisodes de la vie de son héros – d’où le terme
« composé » car ils sont entrecoupés de digressions interrompant les
étapes essentielles du récit, d’où un roman fragmenté.
Alcofribas est le double de Rabelais : dans cette anagramme pointe l’esprit
facétieux de l’auteur, qui avance masqué, de la même façon qu’il déguise
la portée de son texte en en proposant plusieurs lectures. Dans le Prologue,
le choix de la boîte des Silènes file cette métaphore du masque.
5. Ce pseudonyme disparaît dans les romans suivants (Tiers Livre, Quart Livre et Cinquième Livre) que
Rabelais signe de son vrai nom.
Séquence 4 – FR01 29
Fiche autocorrective
30 Séquence 4 – FR01
b) De sages conseils
Les conseils et, en quelque sorte, la leçon de vie que l’auteur donne au
lecteur à l’impératif « Despouillez vous », « ne vous scandalisez », puis au
futur « Vous apprendrez », et enfin, au présent de vérité générale « mieux
est de ris (Il vaut mieux traiter du rire) », « rire est », prônent d’abord une
sage attitude au lecteur (point développé aux v.2-3, puis justifié dans les
v. 4-5) et annoncent une philosophie de l’existence (v.5-10).
Ces sages conseils seront aussitôt développés dans le Prologue. Ce
dernier préconise une attitude vigilante et prudente : le lecteur ne doit
6. N’oublions pas que la poésie reste au XVIe siècle le genre littéraire le plus noble et le plus prestigieux. Le
dizain est une forme très souvent utilisée aux XVe et XVIe siècles : la célèbre Délie de Maurice Scève (1544),
par exemple, est composée d’un huitain initial suivi de 449 dizains. Le dizain de neige de Marot (1526) est, lui
aussi, très célèbre…
7. Notez que la lecture est évoquée par trois mots dans le premier vers.
Séquence 4 – FR01 31
8. J oseph Jacky Vellin, « Le dizain liminaire et ses enjeux », article paru dans Gargantua, ouvrage col-
lectif, éd. Ellipses, 2003.
9. Traduction latine du grec.
32 Séquence 4 – FR01
3. Visées du Prologue
a) Un lecteur proche et aimé
Le Prologue commence par une apostrophe aux « Beuveurs tresillustres »
et aux « Verolez tresprecieux », auxquels l’auteur va continuer à s’adresser
jusqu’à la fin. Les adresses aux lecteurs sont en effet multiples et font de
ceux-ci des compagnons de beuverie et de débauche que le narrateur traite
Séquence 4 – FR01 33
10. Ne perdons pas de vue que le nombre des lecteurs de la Renaissance reste assez restreint, bien qu’il ait consi-
dérablement augmenté depuis la création de l’imprimerie.
34 Séquence 4 – FR01
Maïeutique - herméneutique
– La mère de Socrate était sage-femme et le philosophe utilisait le mot
« maïeutique » signifiant « accouchement » pour évoquer « l’accouchement
des esprits » qu’il s’attachait à mettre en œuvre en dialoguant avec ses
disciples. Sous forme de questions successives, il permettait à ses élèves
et à lui-même de progresser dans la réflexion.
– L’herméneutique, quant à elle, signifie l’interprétation du sens caché
dans un texte, en particulier dans les Écritures. Le thème de ce prélude est
donc une invitation à chercher la « quinte essence » c’est-à-dire le sens le
plus haut derrière le sens littéral. Dans l’écriture sainte, on lit traditionnel-
lement quatre sens différents au texte écrit : le sens littéral, ce qu’on lit ; le
sens allégorique : le modèle que l’on peut en tirer ; le sens moral : la leçon
que l’on doit appliquer à sa vie ; et enfin le sens anagogique, c’est-à-dire ce
qu’il faut en conclure pour les fins dernières, pour la fin des temps.
L’auteur propose ici différents types de lecture pour son texte, comme
s’il était aussi grave qu’un texte sacré. Nous avons vu qu’Alcofribas se
nomme lui-même, en page de garde de son roman, « abstracteur de quinte
essence » et que sous les mots d’apparence légère se cache un sens plus
profond.
Pour attirer et amuser le lecteur, l’auteur emploie une abondance lexicale
qui se retrouvera dans la suite du roman. Toutes les énumérations que
développent le Prologue sont très longues :
Séquence 4 – FR01 35
d) Un lecteur averti
En bon disciple, le lecteur doit suivre les consignes de Rabelais : « Mais
ce n’est pas avec une telle désinvolture qu’il convient de juger les œuvres
des humains », « C’est pourquoi il faut ouvrir le livre… » (p. 49). Ces
conseils apparaissent sous forme de verbes à l’infinitif invitant le lecteur
à approfondir sa lecture : « il faut (…) soigneusement peser ce qui y est
exposé » et « interpréter dans le sens transcendant » par une « curieuse
leçon et méditation frequente (lecture attentive et une réflexion assidue) »
(p. 49 et 50). Le futur est également utilisé pour évoquer l’intérêt d’une
telle lecture : « lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien
d’aultre valeur que ne promettoit la boite / (C’est alors que vous vous
rendrez compte que l’ingrédient contenu dedans est de bien autre valeur
que ne le promettait la boîte) » (p. 48-49). L’emploi de ce futur de l’in-
dicatif, mode de la certitude, montre que l’auteur est persuadé que le
lecteur va savoir lire entre les lignes. La métaphore filée de « l’ingrédient »
contenu dans la Silène et de la « substantifique moelle », est une nouvelle
invitation de l’auteur à découvrir, sous une apparence « frivole », « une
36 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 37
Conclusion
Tout cela invite le lecteur à être très vigilant, sachant que les clés de lec-
ture sont plurielles : ce texte drôle, voire grossier, par le ton, le vocable,
les situations déjà caricaturales, est bien un texte qui donne à réfléchir.
Dans ce Prologue se trouvent déjà tous les aspects du roman : des tons
et des registres variés, voire contradictoires, une lecture à la fois légère
et profonde et des références culturelles universelles. C’est ainsi qu’il va
falloir comprendre le roman : que le lecteur sache déceler sous les évé-
nements de l’intrigue, la sagesse humaine qui y est inscrite en filigrane.
C Structure, progression
romanesque et narration
Conseils de méthodologie
Lors du test de lecture, vous avez déjà complété un tableau dont la lecture
permet de mettre en valeur les différentes étapes de l’apprentissage de
Gargantua et la forme particulière de ce récit, sans cesse interrompu par
des digressions (cf. Introduction à la séquence). Reprenez-le pour pouvoir
mieux aborder ce chapitre.
Nous vous proposons trois parties pour cette étude, chacune s’appuyant
sur une fiche autocorrective.
Fiche autocorrective
Répondez à ces questions en reprenant chaque étape essentielle de
Gargantua :
– Pourquoi peut-on considérer Gargantua comme un roman d’apprentissage ?
– Quels sont les points communs entre ce roman et le roman médiéval
de chevalerie ?
– Pourquoi parle-t-on ici de parodie du roman de chevalerie ?
38 Séquence 4 – FR01
a) La généalogie
Rabelais raconte de façon bouffonne la naissance extraordinaire d’un
nouvel Hercule promis à un destin d’exception, sans développer cette
généalogie de Gargantua qui apparaît déjà dans Pantagruel de façon
détaillée. Mais il inscrit bien Gargantua dans une lignée, comme il est
de coutume de le faire dans les épopées ou chansons de geste. En outre,
dans les romans de chevalerie, la naissance est entourée de prodiges et
de phénomènes surnaturels qui en soulignent le caractère exceptionnel :
c’est le cas de Gargantua qui naît de manière bien étrange, par l’oreille.
Cette naissance, comme toute naissance de personnage illustre, est
décrite en détail et l’étrangeté de celle-ci, comparée à celle d’Athéna ou
de Dionysos, en est une parodie amusante.
Séquence 4 – FR01 39
d) L
e moniage (le héros se retire du monde pour
entrer en religion) : l’abbaye de Thélème
À la différence des moniages traditionnels, Gargantua ne se retire pas dans
une abbaye dans l’intention d’y passer le restant de ses jours. Il l’a fait
construire pour Frère Jean et non pour lui. De plus, cette abbaye ressemble
12. Cf. Érasme, De pueris : « Un homme sans éducation est inférieur aux bêtes brutes », cité dans
Gargantua, « L’œuvre au clair », Bordas.
40 Séquence 4 – FR01
Digressions informatives
Les digressions des chapitres 13 et 39 donnent des éléments
essentiels sur les personnages. L’invention du torche-cul, véri-
table morceau d’anthologie, souligne les capacités intellectuelles
et lexicales du jeune Gargantua. Elle introduit un moment décisif
puisqu’elle pousse Grandgousier à décider d’éduquer son fils. Les Ces deux types de digres-
retrouvailles entre Frère Jean et Gargantua au chapitre 39, permet- sions sont comiques : elles
tent de compléter le portrait du moine et de souligner leur amitié. contribuent à la fantaisie
Digressions satiriques du récit et surprennent
Celles des chapitres 17, 18, 19, 22,33, 37, 38 et 42 sont essentiellement constamment le lecteur. De
satiriques : elles raillent l’enseignement scolastique de la Sorbonne et plus, elles constituent une
les moines, la bêtise et la superstition, la flatterie et la mégalomanie. parodie de l’épopée.13
Énigmes
Elles encadrent le récit de mystère, empêchant le lecteur d’enfer-
mer le roman dans le seul champ romanesque. D’autres voies peu-
vent toujours s’ouvrir. D’ailleurs, les exégètes contemporains en
cherchent encore le sens, sans jamais l’épuiser.
13. Les grandes épopées comme l’Iliade sont sans cesse interrompues par des digressions : par exemple, le catalo-
gue des vaisseaux (chant II), l’échange de cadeaux entre Diomède et Glaucos (chant VI) et l’ekphrasis que consti-
tue la description du bouclier d’Achille forgé par HéphaÏstos (chant XVIII). Celles-ci, en revanche, ne s’éloignent
en rien du style épique, mais elles interrompent le récit des batailles entre les Troyens et les Achéens.
Séquence 4 – FR01 41
Numéros des premiers chapitres Chapitres pivots Numéros des derniers chapitres
2 58
8 à 15 56 à 57
17 à 20 53
27 52
28 à 31 48 à 51
32 46
33 et 34 47
38 45
39 et 40 43 et 44
? et ?
Exercice autocorrectif
Trouvez ce qui réunit les chapitres en leur donnant un titre.
2 et 58 : .........................................................................................................................................
8-15 et 56-57 : ..........................................................................................................................
17-20 et 53 : ...............................................................................................................................
27 et 52 : ......................................................................................................................................
28-31 et 48-51 : . ......................................................................................................................
32 et 46 : ......................................................................................................................................
33-34 et 47 : ...............................................................................................................................
38 et 45 : ......................................................................................................................................
39-40 et 43-44 : . ......................................................................................................................
41 et 42 : ......................................................................................................................................
42 Séquence 4 – FR01
1. L
es énigmes : les Fanfreluches antidotées
et l’énigme en prophétie
Le roman est encadré par deux longues énigmes en vers. La première,
les « Fanfreluches antidotées », se trouve au chapitre 2 et la seconde,
l’« Énigme en prophétie », suivie des commentaires contradictoires de
Gargantua et Frère Jean, clôt le roman, au chapitre 58. À cause de leur
obscurité, on pourrait être tenté de les négliger en pensant qu’elles n’ajou-
tent rien au « plus hault sens » du roman. Mais leur place et leur longueur
soulignent leur importance.
Séquence 4 – FR01 43
Mise au point
1 Des similitudes frappantes entre ces énigmes
Par le fait qu’elles se répondent en quelque sorte, elles créent un équilibre,
une harmonie esthétique. Elles ouvrent et ferment le roman qui semble
« enchâssé » entre elles.
– Elles font partie aussi des quelques passages en vers qui jalonnent le
roman. La dernière, en outre, semble compléter un autre passage en
vers, celui-ci de toute évidence essentiel, inscrit sur la porte de l’abbaye
de Thélème.
– Elles ont aussi en commun d’avoir été trouvées sous terre et d’être très
anciennes : la première, censée dévoiler la généalogie de Gargantua,
« en fut trouvée », très abîmée, en creusant un fossé, dans un « un grand
tombeau de bronze ». La seconde se trouvait, elle aussi, ensevelie :
« qui fut trouvé aux fondements de l’abbaye, en une grande lame de
bronze ». Les similitudes sont frappantes, les deux expressions « en
un grand tombeau de bronze » et « en une grande lame de bronze » se
répondant d’un bout du roman à l’autre.
– Malgré le ton très facétieux du narrateur, elles sont toutes deux liées à
des moments-clé du récit : la première, à la généalogie du personnage
éponyme, la seconde, à l’utopie de Thélème. - La première énigme est
composée de quatorze strophes de huit vers (ce qui fait 112 vers), la
seconde de 108 vers qui se suivent. Elles sont donc quasiment de même
longueur et, dans les deux cas, il s’agit de décasyllabes.
44 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 45
46 Séquence 4 – FR01
c) Un texte satirique
On retrouve dans certains passages les cibles satiriques du Gargantua,
comme l’Église et Charles Quint : dans la seconde strophe 2 (vers 9 et
sq.) l’on reconnaît le Pape dont on baisait les chaussures en signe de
respect : « Certains disaient que lécher sa pantoufle/ Valait mieux que
gagner les pardons ». Les strophes 5, 6, 7, 8, 9 font référence à la mytho-
logie : derrière Jupiter (strophe 7) et son attribut (l’aigle) se profilent le
détesté Charles Quint et l’aigle impérial. Dans sa démesure, il se prend
pour le plus grands des dieux du panthéon gréco-romain. À partir de
cette allusion, les vers qui précèdent et suivent le vers 49 « Bien peu
après l’oiseau de Jupiter/ décida de parier pour le pire »… peuvent être
décryptés comme étant une vision métaphorique de Charles Quint et
des dangers qu’il représente : il est fait allusion à des massacres dans
la strophe 6. La suite de la strophe 7 développe l’image d’un Empire
qui, craignant d’être détruit, « parie pour le pire ». La folie furieuse qui
transparaît derrière le mot grec « Atê » pourrait être celle des tyrans. En
effet, dans la strophe 10, il est question de Carthage détruite en 146 av.
J.-C. ; or, Charles Quint devait reprendre cette même cité à Barberousse
(cf note 24 p. 64).
d) Un texte comique
On retrouve aussi des plaisanteries grossières qui font écho à toutes
celles qui jalonnent le roman, comme à la strophe 4, où le « trou de Saint
Patrice » (symbole du Purgatoire) est l’occasion de tout un jeu, sans doute
obscène, sur le mot « trou » qu’il faudrait pouvoir « bailler » de façon à
éviter toute infidélité.
e) Un texte prophétique
Certains vers prennent des allures de prophéties, annonçant la dernière
énigme : ainsi dans la strophe 11, au vers 81, nous lisons cette prédiction
solennelle au futur : « Mais l’année viendra, marquée d’un arc turquois ».
Mais aussitôt, le poète change de registre, rendant dérisoire l’apparente
gravité de ce vers : « De cinq fuseaux et de trois culs de marmite... ». On
retrouve le même ton solennel dans la strophe suivante aux vers 88 et 89,
« Cest an passé, cil qui est, regnera /Paisiblement avec ses bons amis »
(« Cette année écoulée, celui-qui est règnera... »). Nous savons cependant
que Rabelais ne croyait pas en la prédiction de l’avenir.
Séquence 4 – FR01 47
b) Un récit apocalyptique
Tout ce poème est manifestement inspiré du discours eschatologique de
Jésus dans les Évangiles synoptiques, St Matthieu, Marc et Luc. En effet,
Jésus, répondant aux disciples qui lui demandent quand arrivera la fin des
temps, leur décrit les événements qui accompagneront cette échéance.
Cette description comporte les mêmes événements que ceux racontés
dans le poème : des guerres civiles, des tremblements de terre, des signes
effrayants dans le ciel, l’obscurité sur la terre… C’est sans doute pour cette
raison que le poète prend un ton si solennel. Il prédit au futur de l’indicatif
un avenir terrifiant aux « pauvres humains » auxquels il s’adresse et qui,
au contraire, espèrent, comme tout homme, le bonheur : « qui le bonheur
attendez ». Cette proposition relative, en effet, les définit ainsi. Le poète
se réfère aux astres et à une préscience divine pour prophétiser « je fois
scavoir » (je fais savoir) (vers 11).
Il s’agit bien d’une prédiction, comme le montre l’emploi récurrent d’ex-
pressions comme « à prononcer les choses à venir », « du sort futur »,
« Des ans loingtains la destinée et cours » (du lointain avenir le cours de
la destinée ». Dans sa vision d’un avenir très proche, mais qu’il ne précise
pas : « que cest Hyver prochain (...) voyre plus tost » ( l’hiver prochain (...) et
même plus tôt) v .12, il voit surgir une nouvelle « maniere d’homes » (race)
qui, par lassitude et ennui, poussera les autres hommes à la guerre. Ces
hommes semblent avancer sans crainte, à la fois puissants et néfastes :
« franchement iront et de plein jour... » (iront d’un libre pas et en pleine
lumière). À partir de ces vers, le poète fait le récit d’une guerre à la fois
totale (« des gens de toutes qualitez (« condition »), fratricide et intestine,
qui contraint à s’affronter entre eux des hommes très proches les uns des
autres, parfois des parents : « les amy entre eulx et les proches parents »
(vers 22). Cette lutte fratricide est tirée de l’Évangile selon St Marc (XIII,
12) : « Le frère livrera son frère à la mort et le père son enfant ; les enfants
se dresseront contre leurs parents et les feront mourir ». Le vers suivant
48 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 49
d) L’interprétation de Gargantua
Gargantua est manifestement ému par ce tableau apocalyptique : « il sou-
pira profondément ». Il expose alors très brièvement son interprétation
et ne semble pas douter de sa véracité. La brièveté de ses paroles est
inattendue après un poème si long. Il pense visiblement qu’il s’agit d’une
peinture des persécutions des chrétiens : « ce n’est pas de maintenant que
les gens reduictz à la créance évangélique (ramenés à la foi en l’Évangile)
sont persécutez ». Il fait une sorte de déclaration solennelle avec l’expres-
sion « Mais bien heureux est celluy qui ne sera scandalizé » (qui ne faillira
pas), citant ainsi l’Évangile (Matthieu XI, 6, et Luc VII 23 : « Heureux celui
qui ne trébuchera pas à cause de moi »).
Or, le verbe « scandaliser » signifie faire perdre la foi par peur des persé-
cutions. Ainsi, pour lui, le sens de l’Énigme est clair : cette prophétie doit
encourager les gens à maintenir leur foi coûte que coûte : « et qui toujours
tendra au but, au blanc que Dieu par son cher fils nous a préfix (fixé), sans
par ses affections charnelles estre distraict ny diverty ». Cette lecture du
texte de Gargantua, qui révèle une interprétation possible, montre aussi
la sagesse qu’il a désormais acquise, jusqu’à parler de modération dans
les plaisirs de la chair, lui qui en avait un appétit gigantal. Si l’on va plus
loin et développe les propos fort synthétiques de Gargantua, l’on com-
prend que, dans son esprit, la persécution des chrétiens, élus et fidèles,
sera suivie de la fin des temps et de l’avènement d’un nouveau monde.
50 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 51
Mise au point
Les trois chapitres 8, 9 et 10 qui sont consacrés à « la livrée » de Gargantua
enfant sont une digression dans le déroulement de l’histoire du géant et
sont le prétexte pour le narrateur d’écrire une « declamatio » sur la sym-
bolique des couleurs, sujet passionnant pour Rabelais et ses contempo-
rains. La declamatio14 pour les Anciens faisait partie de la rhétorique :
elle était un entraînement à l’éloquence. C’est une forme littéraire qui
convient très bien à Rabelais : traiter de sujets sérieux en ayant l’air de
plaisanter, plaisanter en traitant de sujets sérieux. L’exemple le plus
remarquable de la declamatio est le célèbre ouvrage d’Érasme, L’Éloge
de la folie, paru en 1511.
La longue description de ces vêtements permet de connaître la « mode » de
l’époque de François Ier, dans la noblesse. Le chapitre 8 annonce d’emblée
les couleurs que l’on va donner à l’enfant. Grandgousier « ordonna qu’on
lui fît des vêtements à ses couleurs qui étaient le blanc et le bleu » (p.97).
L’expression « ses couleurs » signifie les couleurs du blason, comme en
avaient non seulement les rois, les nobles mais aussi les bourgeois. Si
nous détaillons les différentes pièces des vêtements de Gargantua, nous
pouvons constater que le bleu l’emporte sur le blanc. Sa chemise, ses
chausses et son bonnet sont blancs : il a fallu respectivement « 813 aunes
de satin blanc, 1105 aunes de lainage blanc et 200 aunes de velours
blanc « pour son bonnet » (p.97 et 101), ce qui fait un total de 2118
aunes de tissu blanc. Alors que pour le bleu, « on leva » 16 aunes de
damas pour les « crevés » et la braguette, 406 aunes de « velours bleu
vif », 1800 aunes de velours bleu pour le manteau, 300 aunes de « serge
de soie, mi-blanche, mi-bleue » et enfin pour sa robe, 9600 aunes du
même velours, c’est-à-dire environ 12 122 aunes. La présence du bleu
est environ six fois plus importante que celle du blanc.
Le chapitre 9 recommence avec la même précision que le précédent :
« Les couleurs de Gargantua étaient le blanc et le bleu, comme vous avez
pu le lire ci-dessus » et Alcofribas annonce immédiatement après, que
ces couleurs possèdent un symbole pour l’heureux père. Le bleu sym-
bolise « les choses célestes » et le blanc « joie, plaisir, délices et réjouis-
sances » (p. 107), ce qui réunit dans la personne de Gargantua, le spirituel
et le matériel. En effet, lorsque l’éducation de l’enfant sera achevée et
14. Une declamatio, d’après Henri Corneille Agrippa, cité par M. Screech dans Rabelais (p.187),
« exprime certaines choses en plaisantant, d’autres sérieusement, d’autres agressivement ; par-
fois l’auteur exprime ses opinions personnelles, parfois celles d’autres personnes ; parfois il dit la
vérité, parfois des choses fausses, parfois des choses douteuses » (De la vanité des sciences et de
l’excellence des choses de Dieu, 1533).
52 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 53
15. Ce traité (conservé à la Bibliothèque Nationale de France) s’intéresse aux pierres précieuses
comme le rubis par lequel il débute : « le rubis garde heur en tous périls, il amoindrit la chaleur » ;
il évoque également le « rubis balais » dont parle le narrateur (p. 105), disant qu’il est « plus pâle
que le rubis », les émeraudes, les topazes, etc…
54 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 55
Conseils de méthodologie
Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
E L es géants, tels que Rabelais les décrit, sont-ils conformes aux géants
traditionnels des contes ?
E uelles sont les préoccupations essentielles de Gargantua jusqu’à cinq
Q
ans ? À quel genre littéraire vous fait penser le début du roman, jusqu’au
chapitre 13 ?
E À quel moment son père décide-t-il de le faire instruire et pourquoi ?
Quels sont les pédagogues nuisibles et les pédagogues bénéfiques à
son éducation ?
Garde-t-il, en évoluant, ses caractéristiques gigantales et comiques ?
E À quel moment de son apprentissage se déclare la guerre picrocholine ?
Y prend-il une part active ?
E e quelles qualités fait-il preuve pendant cette guerre et après ? Relevez
D
les passages clés où ses qualités apparaissent.
Mise au point
56 4 – FR01
Séquence 1
Séquence 4 – FR01 57
1. L
’évolution du personnage de Gargantua :
de l’animal à l’humaniste
a) U
ne gestation, une naissance
et une enfance de géant : la démesure
La gestation de Gargantua est extraordinaire puisqu’elle dure onze mois :
Alcofribas fait référence à Neptune et à Hercule, un dieu et un demi-dieu,
inscrivant ainsi Gargantua dans le surhumain. Sa naissance par l’oreille
rappelle aussi deux dieux de la mythologie grecque : Dionysos et Athéna.
Le choix de l’oreille n’est pas anodin, si l’on considère que le personnage
de Gargantua évolue grâce à l’écoute attentive de ses maîtres. Le chapitre
6, racontant sa naissance, est très court ainsi que le chapitre 7, évoquant
ses deux premières années. Les premiers mots de Gargantua : « À boire »,
répétés trois fois, montrent qu’il sait donc déjà parler. Mais ce qu’il dit pour
l’instant le réduit à un gosier, comme son père le constate aussitôt. C’est
pourquoi il lui donne ce nom signifiant : quel grand gosier tu as. Gargantua
n’apparaît donc pas comme un « infans » (mot latin signifiant : ne parlant
pas et qui a donné le mot « enfant ») mais ses paroles restent orientées
sur ses préoccupations essentielles, toujours proches de l’animalité :
manger, boire, dormir, « conchier ». La scatologie est omniprésente dans
les premiers chapitres du roman.
L’appétit de Gargantua est en effet démesuré, à l’aune de sa taille. Le nar-
rateur ne précise ni sa taille ni son poids, comme on le fait habituellement
pour un nouveau-né. Son gigantisme est d’abord évoqué par la quantité de
lait dont il a besoin, tiré de dix-sept mille neuf cents vaches chaque jour.
Par une ellipse dans le temps : « il passa à ce régime un an et dix mois »
(p. 95). Le narrateur résume cette période peu instructive, grâce à une for-
mule emphatique : « en ceste stat ». Dans les chapitres suivants, il utilise
le même procédé pour permettre au lecteur d’imaginer son gigantisme.
Il n’évoque pas sa taille mais la charrette pour le transporter, il précise le
nombre d’aunes nécessaires à sa braguette, ses dix-huit mentons (p. 95),
et les quantités astronomiques liquides et solides qu’il avale.
L’adolescence (au sens étymologique du terme : celui qui est en train de
grandir) de Gargantua au chapitre 11 est évoquée de façon rapide mais
totalement obscène. Comme nous l’avons dit précédemment, jusqu’à
l’âge de cinq ans, il se conduit comme un animal en se vautrant « dans
la fange »... (p.121), en mangeant dans la même écuelle qu’un chien ou
en « pelot(ant) les gouvernantes » (p.125). Le narrateur s’amuse à citer
les petits noms métaphoriques que les servantes donnent à son sexe,
par différentes figures de style comme des paronomases : « ma petite
andouille vermeille, ma petite couille bredouille… » (p.125).
58 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 59
c) La révélation humaniste
Face à la « sottise » de son fils, Grandgousier réagit en humaniste ; il
désire que son fils devienne « grand clerc » (p.153), qu’il soit « éduqué »
au sens étymologique du terme, c’est-à-dire élevé. Il veut qu’il passe de
l’animalité à l’humanité, donc qu’il acquière à la fois des connaissances
et un jugement, à l’image de la « sophia » grecque, qui signifie savoir
et sagesse. C’est à ce moment-là que son ami don Philippe Des Marais
lui présente Eudémon, qui, à ses yeux, est le modèle du jeune homme
parfaitement éduqué (voir plus bas, partie sur Eudémon). De façon éton-
nante, le discours du jeune homme provoque aussitôt chez Gargantua des
émotions inattendues, le faisant soudain pleurer « comme une vache »
(p. 149). Cette éloquence parfaite le rend totalement mutique, comme le
montre la comparaison à la fois hyperbolique et humoristique : « et il ne
fut pas possible de tirer de lui une parole, pas plus qu’un pet d’un âne
mort » (p. 149). Est-ce que cela signifie qu’il faut que Gargantua passe
par le silence pour enfin accéder au langage idéal, comme une seconde
naissance ? En effet, jusqu’à son éducation par Ponocrates (voir plus
60 Séquence 4 – FR01
d) Le prince philosophe
Pour la première fois, au chapitre 28, Alcofribas évoque son héros comme
« nostre bon Gargantua » (p. 233). L’adjectif possessif « nostre » prend
le lecteur à parti et l’invite à sympathiser avec ce personnage devenu
un modèle d’humanisme, à l’image d’Eudémon. Ce nouveau personnage
s’engage en actes dans la politique de son royaume. On peut citer les
grands humanistes contemporains de Rabelais : Thomas More était chan-
celier d’Henry VIII en Angleterre et Montaigne était maire de Bordeaux.
Érasme intervenait comme conseiller des rois ou du pape.
Quelques titres des chapitres soulignent en effet la participation de
Gargantua à la guerre : chapitre 34, « Comment Gargantua quitta la ville
de Paris pour secourir son pays » – chapitre 36, « Comment Gargantua
démolit le château du gué de Vède ». Il est devenu son propre maître.
Plus tard (chap. 48, p.332) Gargantua « eut la charge totale de l’armée ».
Cependant, c’est surtout après la guerre que Gargantua montre et met en
pratique ses idées politiques et sociales.
Gargantua est pacifiste, comme son père Grandgousier. Il fait ce qui est
nécessaire pour ramener la paix et la justice. Au chapitre 49, le narra-
teur évoque les faibles pertes de Gargantua : « et trouva que peu d’iceulx
Séquence 4 – FR01 61
2. F
rère Jean des Entommeures,
la démesure en parole et en action
Conseils de méthodologie
Relisez attentivement tous les chapitres où apparaît ce personnage, en
prenant des notes sur son caractère, sa façon d’agir, ses relations avec les
autres personnages, sa place dans le roman. Relisez aussi le Prologue.
Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
E L e roman présente différents portraits de Frère Jean. Comment est-il
décrit ?
E Quelle est sa relation avec Gargantua ?
E En quoi Frère Jean est-il un moine différent des autres moines ?
E omment Frère Jean intervient-il dans la guerre ? De quelles qualités
C
fait-il preuve ? Relevez les éléments comiques et parodiques.
E ourquoi peut-on dire que Frère Jean est l’un des personnages les plus
P
joyeux et comiques du roman ?
E Quel est son lien avec l’abbaye de Thélème ?
E Quel est son lien avec le narrateur ?
62 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 63
16. Le polyptote consiste ici à utiliser plusieurs fois le même verbe à des temps ou des modes différents.
64 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 65
66 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 67
68 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 69
70 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 71
e) F
rère Jean source de fantaisie, bon compagnon
et « buveur très illustre »
Comme nous l’avons déjà étudié, la joie de vivre de Frère Jean est sou-
lignée dès son apparition, ce que montrent les premiers adjectifs qui le
caractérisent et que nous avons déjà relevés plus haut : « guaillant et
frisque » (« pimpant et joyeux »). Il se dégage de ce premier portrait, une
forte impression de vivacité et de joie, à l’image du personnage lui-même.
L’abondance des énumérations, des images et des jeux de mots donne
à ce court portrait un rythme rapide et allègre, le rendant particulière-
ment vivant. Le narrateur semble lui-même se réjouir en présentant cette
figure essentielle du roman, de toute évidence extrêmement sympathique.
De plus, la première préoccupation de Frère Jean est la sauvegarde des
vignes (« Ventre saint Jacques, que boirons-nous pendant ce temps-là,
nous autres pauvres diables ? ») et sa grande appétence pour le vin est
72 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 73
74 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 75
Conseils de méthodologie
Relisez les chapitres où apparaissent ces deux personnages et comparez-
les en notant dans quels domaines ils s’opposent.
Étudiez de près certains passages et, notamment, la lettre de Grandgousier
à son fils (chapitre 29), la harangue d’Ulrich Gallet (chapitre 31) et le dis-
cours de Grandgousier à Toucquedillon (chapitre 46).
Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
E Grandgousier est un personnage qui évolue. Quand change-t-il et que
devient-il alors ?
E ressez le portrait moral de ce personnage. Quels actions et propos
D
illustrent ce portrait ?
E Pourquoi peut-on dire que Grandgousier est le modèle du roi idéal ?
E À quelles valeurs humanistes et chrétiennes Rabelais se réfère-t-il ?
Mise au point
Grandgousier est l’un des personnages les plus importants du roman. Il
évolue beaucoup au cours du récit et sa sagesse, sa bonté, son pacifisme
font de lui un roi exemplaire.
Plus précisément, si l’on observe l’ordonnance des chapitres, il est au
centre du roman avec son fils jusqu’au chapitre 16 où Gargantua part
pour Paris et se sépare de son père. On retrouve Grandgousier réagissant
avec tristesse à la trahison de Picrochole (chap. 28, p.233). C’est à partir
de ce moment que le ton change ainsi que le personnage. Il n’apparaît
plus alors que sous le nom de « Grandgousier » et non simplement « le
bonhomme »... Il est au cœur des chapitres 29, 30, 31 et 32 qui évoquent
toutes ses tentatives de paix et le montrent comme un roi avisé et bon. On
ne parle plus de lui des chapitres 33 à 38 et 42 à 44 qui narrent le déroule-
ment de la guerre. Il réapparaît aux chapitres 45, 46 et 47 qui soulignent,
en se suivant, l’opposition entre les deux rois Grandgousier et Picrochole.
76 Séquence 4 – FR01
b) Un bon père
Mais au début du roman, Grandgousier est surtout présenté comme un
bon père avant de l’être comme un bon roi. La construction du roman
suivant l’évolution de Gargantua, il s’occupe alors de son fils qu’il fait
habiller avec soin, comme en témoigne l’importance accordée aux choix
des couleurs de ses vêtements (chap. 8, 9, 10). « Alors qu’il était dans
cet âge son père ordonna qu’on lui fît des vêtements à ses couleurs qui
étaient le blanc et le bleu » (p.97). Au sujet de son fils, c’est lui qui décide,
et ses ordres donnés ou décisions prises apparaissent au début de ces
chapitres sur l’enfance de Gargantua. Ainsi, le chapitre 11 débute par ces
mots : « Gargantua fut élevé et éduqué... selon les dispositions prises par
son père ». Grandgousier est un père attentif et aimant, qui se réjouit des
progrès et des talents de son fils et les admire. Nous lisons au chapitre
14 : « le bonhomme Grandgousier fut saisi d’admiration en considérant le
génie et la merveilleuse intelligence de son fils » (p.141), hyperbole non
dénuée d’humour puisque cette admiration est due à l’inventivité dont
Gargantua fait preuve à propos du torche-cul idéal. Mais c’est un père
lucide qui s’aperçoit des lacunes de l’éducation que son fils reçoit et qui
entreprend d’y remédier (chap.15) : « Alors son père put voir que… » p.145
« Son père en fut si irrité … » (p. 149), « Grandgousier prit conseil du vice-
roi sur le choix du précepteur qu’on pourrait donner à Gargantua » (p.149).
Cette affection pour son fils apparaît de façon très claire dans la lettre qu’il
lui écrit et qui occupe à elle seule le chapitre 29, au centre du roman. Très
respectueux à son égard, il s’excuse d’interrompre ses études : « force
m’est de te rappeler ». Il s’adresse à lui ainsi : « mon fils bien aimé », « très
cher fils ». Trop âgé pour mener la guerre contre Picrochole, guerre qu’il
n’a pu éviter, il charge son fils de l’entreprendre à sa place. Les conseils
qu’il lui donne alors sont non seulement ceux d’un père à son fils mais
aussi ceux d’un roi à son successeur. Ce sont des valeurs humanistes
qu’il lui enseigne. À l’image de son père, Gargantua doit se conduire en
roi avisé, prudent et pacifiste.
Séquence 4 – FR01 77
78 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 79
d) Un roi philosophe
En faisant référence à Platon, Gargantua place son père dans la lignée
de l’idéal du « roi philosophe ». En bon humaniste, Grandgousier prend
pour modèle à la fois l’Antiquité gréco-romaine et les Évangiles, tâchant
de maintenir la paix et de rendre ses sujets heureux. L’adjectif « heureux »
est utilisé deux fois dans ce passage.
Rappelons les propos de Platon, dans La République, au sujet des « rois
philosophes » :
La République est une œuvre majeure du philosophe athénien Platon (né
en 424 ou 423 et mort en 348 ou 347 av. J.C). Comme presque toutes les
œuvres de Platon, il s’agit d’un dialogue philosophique entre Socrate et
ses disciples. Dans cette œuvre avant tout politique, comme L’Alcibiade,
Le Politique et Les Lois (autres dialogues philosophiques), il étudie, à la
lumière de son expérience, comment peut être constituée une cité idéale,
à la fois juste et harmonieuse. La justice est en effet le thème central de
cette œuvre comme l’indique le titre complet : La République ou De la
Justice. La République est divisée en dix livres. Dans les livres 5 à 8, Platon
étudie les conditions de la réalisation de cette cité idéale et conclut qu’elle
doit être gouvernée par les philosophes. Il définit alors le gouvernant
idéal : le roi philosophe. Selon lui, il n’y aura pas de bon gouvernement
avant que les philosophes arrivent au pouvoir ou que les rois se mettent
à philosopher.
80 Séquence 4 – FR01
e) Un ennemi de la superstition
En bon humaniste, il déteste la superstition et s’étonne que les pèle-
rins qui s’adressent à lui croient que la peste vienne de Saint Sébastien
(p.317). Son discours est alors très clair, traitant les prédicateurs de « faux
prophètes » qui trompent les gens en leur « annonçant » de « tels abuz ».
Il utilise le verbe « blasphémer » et souligne à quel point la superstition
déforme la religion en lui donnant un visage mensonger et contraire à la
réalité : « Blasphèment-ils les justes et les saints de Dieu en des termes qui
les assimilent aux diables, qui ne font que du mal parmi les hommes ? ».
Il conclut son discours en soulignant les dangers de la superstition qui,
par l’entremise d’« imposteurs », va jusqu’à « empoisonner les âmes »
(p. 319).
Ce roi pacifiste et humaniste s’oppose en tous points à son adversaire
Picrochole qui représente le mal.
2. P
icrochole, la démesure d’un mauvais
souverain
Conseils de méthodologie
Relisez attentivement tous les chapitres où apparaît ce personnage, en
prenant des notes sur son caractère, sa façon d’agir, ses relations avec les
autres personnages, sa place dans le roman. Étudiez de près le chapitre 33.
Séquence 4 – FR01 81
Mise au point
a) P
icrochole, un personnage caricatural, colérique et
cruel
Picrochole apparaît pour la première fois au chapitre 26 et disparaît une
fois vaincu, au chapitre 49. Son nom signifie en grec « bile amère ».
Rabelais, en choisissant de le nommer ainsi, se réfère implicitement à la
théorie grecque des humeurs, certains organes comme la bile pouvant
sécréter des humeurs capables d’intervenir sur le psychisme et d’avoir
des influences sur celui-ci. Le personnage, par la simple mention de son
nom, fait aussitôt penser à un être colérique, ce qui est le cas. Se fiant
davantage à ses instincts ou à ses pulsions, il agit de façon passionnelle
et exagérée, sans jamais entendre raison. À la différence d’autres person-
nages comme Grandgousier et Gargantua, il est incapable d’évoluer. Il
symbolise le tyran face aux rois sages et philosophes, le belliqueux face
aux pacifistes, et fait preuve d’hubris17 quand les autres, au contraire,
tentent d’agir avec mesure et sagesse. En cela, il est aux antipodes de
l’humanisme. Machiavel, dans Le Prince, dénonce de tels comportements.
La première fois qu’apparaît en effet ce « roi » « tiers de ce nom » (p.216),
il entre « incontinent » en « un courroux furieux », et fait preuve d’irré-
flexion puisqu’il ne cherche pas à savoir la vérité : « sans s’interroger
davantage sur le pourquoi ni le comment » de la querelle que ses gens
lui rapportent. Il se mobilise aussitôt sans penser un seul instant ni à se
renseigner, ni à régler le problème autrement que par la guerre. Dans
sa lettre à son fils au chapitre 29, Grandousier emploie, pour décrire
Picrochole, les expressions suivantes, soulignant ainsi à quel point son
82 Séquence 4 – FR01
b) Un personnage superstitieux
Sa terreur des cocquecigrues le ridiculise encore davantage. En plus de
tous les défauts déjà évoqués, il est, nous l’avons montré précédemment,
superstitieux, allant jusqu’à craindre tout le restant de sa vie la venue
d’oiseaux imaginaires. Une telle superstition va contre les principes huma-
nistes. Le narrateur souligne souvent la superstition de Picrochole et de
ses soldats. Avant d’envoyer ses chevaliers en patrouille, il les asperge
« d’eau bénite » pensant que si « à tout hasard », « ils rencontraient
les diables, ils les fissent disparaître et s’évanouir grâce au pouvoir de
l’eau lustrale et des étoles » (ch.43, p.307). Ses soldats croient en effet
rencontrer le diable à plusieurs reprises. C’est le cas lorsque Gymnaste
les impressionne grâce à ses acrobaties, et c’est le cas encore dans ce
même chapitre : « les ennemis pensaient que, pour de bon, c’étaient de
vrais diables » (p.307). Ce personnage caricatural est source de comique.
Les conséquences de sa « colère punitive » sont dramatiques pour lui et
pour ses sujets. Le personnage, comme la guerre que son comportement
entraine, sont présentés de façon burlesque, pour en souligner l’absur-
dité. Nous verrons dans le chapitre sur la guerre que Picrochole est une
caricature de Charles Quint. Le burlesque est un moyen, par la mise à
distance ironique, de dédramatiser la peur de l’ennemi. Les prétentions
territoriales de Charles Quint sont ridiculisées dans le chapitre 33, qui est
analysé dans le chapitre 4B sur la guerre.
Séquence 4 – FR01 83
Conseils de méthodologie
Posez-vous les mêmes questions que celles qui ont été posées au sujet du
personnage de Picrochole (voir fiche autocorrective précédente).
Mise au point
84 Séquence 4 – FR01
b) Toucquedillon
Ce personnage est intéressant parce qu’il se métamorphose, selon la
manière dont il est traité. Il apparaît au chapitre 26, comme « grand écuyer »
de Picrochole, « préposé à l’artillerie ». Son nom signifie « attaque-de-
loin », c’est-à-dire fanfaron. Il réapparaît au chapitre 32, p.249, sous le
grade de « capitaine » et c’est lui qui reçoit les envoyés de Grandgousier,
après l’échec de la harangue de Gallet. L’ambassadeur de Grandgousier
offre « cinq charrettes » de fouaces contre les « cinq douzaines » prises
par ses gens. Ce geste miséricordieux, qui offre au centuple avec une
générosité abondante, rappelle évidemment la multiplication des pains
de l’Évangile : de cinq pains et deux poissons, il reste douze paniers après
que cinq mille personnes eurent mangé à satiété. L’opposition entre les
deux attitudes (celle de Grandgousier et celle de Toucquedillon) est aussi-
tôt manifeste : l’un se prépare, comme son roi, à la guerre (« fai(t) mettre à
l’affût quelques pièces sur les murailles », (p.249) tandis que l’autre, « le
bon homme », se montre généreux et magnanime en paroles et en actes.
Le prisonnier de Grandgousier
Toucquedillon est fait prisonnier au chapitre 45 (p.315 et 317) par Frère
Jean, lorsque celui-ci échappe à la garde des deux archers de Picrochole
(p.311). La « conversion » de Toucquedillon est préparée par la réflexion
des pèlerins (p.321) : « Qu’il est heureux le pays qui a un tel homme pour
seigneur ! Nous sommes plus édifiés et instruits par ces propos qu’il nous
a tenus que par tous les sermons qui ont pu être prêchés dans notre ville ».
Séquence 4 – FR01 85
86 Séquence 4 – FR01
Conseils de méthodologie
Relisez attentivement tous les chapitres où apparaissent ces personnages,
en prenant des notes sur leur caractère, leur façon d’agir, leur rôle auprès
de Gargantua et dans le roman. Réfléchissez aussi sur le sens de leur nom.
Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
Séquence 4 – FR01 87
1. Eudémon
Un envoyé du ciel
Ce personnage apparaît au chapitre 15. Il est désigné par la périphrase :
« jeune paige » et son nom Eudémon fait aussitôt de lui un être dont le
sort est heureux. Étymologiquement, la réunion de l’adverbe « eu » et du
substantif « daïmon », signifie « bon génie », bon daïmon ; ce person-
nage, seulement âgé de seize ans, ne peut qu’être bénéfique pour son
entourage. La description du jeune homme (p. 146) est en effet entière-
ment méliorative ; c’est une apparition quasi angélique chaque adjectif
le caractérisant étant précédé de deux adverbes : l’adverbe d’intensité
« tant » auquel s’ajoute l’adverbe « bien » : « tant bien testonné, tant
bien tiré, tant bien espousseté, tant honneste est son maintien... ». La
conséquence d’un tel portrait est la comparaison avec un ange : « que
trop mieulx ressembloit quelque petit angelot qu’un homme ». Il est donc
en quelque sorte un envoyé du ciel.
Un modèle de rhétorique
Le narrateur résume son discours en en soulignant à la fois le contenu et
la gestuelle qui l’accompagne. Il met ainsi en valeur une éloquence idéale,
héritée des orateurs latins, qui sont d’ailleurs cités : Gracchus, Cicéron,
Emilius. Le fait que le discours ne soit pas rapporté laisse le lecteur ima-
giner un discours idéal, un modèle. Eudémon est humble : il demande
la permission de parler au « vice-roi son maître ». Puis le narrateur décrit
son maintien : « se leva, le bonnet à la main » et son affabilité : « le
visage ouvert, la bouche vermeille, le regard ferme et les yeux posés sur
Gargantua avec une modestie juvénile » (p. 147). Il montre ainsi un jeune
homme à la fois beau, affable et modeste. Son discours étant un « éloge »,
comme l’indiquent ces deux verbes en gradation : (il) « commença à le
louer et à exalter », il en respecte la structure en 6 parties. La conclusion
du narrateur souligne une nouvelle fois ses qualités d’excellent rhéteur :
ses gestes, son expression et son langage, sa voix.
De façon étonnante, il provoque aussitôt chez Gargantua des émotions
inattendues, le faisant soudain pleurer « comme une vache ». Cette élo-
quence parfaite le rend totalement mutique, comme le montre la compa-
raison à la fois hyperbolique et humoristique : « « et il ne fut pas possible
de tirer de lui une parole, pas plus qu’un pet d’un âne mort » (p. 149).
Un personnage pivot
Ce personnage a un rôle important dans la mesure où sa rencontre va
en quelque sorte « relancer » le récit, amorcer une seconde étape, celle
de l’éducation de Gargantua. Après cette rencontre, son père décide en
effet de la confier au professeur de celui-ci : Ponocrates. C’est donc un
personnage pivot et aussi un modèle, puisque Gargantua doit devenir ce
88 Séquence 4 – FR01
2. Ponocrates
Ponocrates étant le professeur d’Eudémon, il paraît évident qu’avec un
tel maître, Gargantua ne pourra que progresser et acquérir les qualités
de cet élève modèle. Il apparaît donc comme le maître idéal, de la même
façon que son élève est le disciple idéal. Son nom signifie « puissance de
l’effort ». Intervenant pour éduquer Gargantua, il va sans doute, avec un tel
nom, lui enseigner l’effort, le sens du travail, quitte à ce que son élève en
éprouve de la peine (ponos en grec signifie : peine, fatigue, travail fatigant,
tout ce qui est difficile, demande un gros effort, souffrance physique). Il
établit avec Gargantua une relation maître/ élève, exerçant sur lui un
fort ascendant. Il le guide au lieu de faire peser sur lui son autorité. En
effet, les verbes introduisant le discours de Ponocrates appartiennent au
champ lexical du conseil, comme le verbe « remonstrer » : « Ponocrates lui
remonstroit (lui faisait remarquer) que c’éstoit mauvaise diète ainsi boyre
après dormir » (p. 190). Puis il joue un rôle dans la guerre, en combattant
auprès de Gargantua, comme les autres compagnons. Dans les deux épi-
sodes, que ce soit celui de l’éducation ou celui de la guerre, il a le même
rôle auprès du géant : le guider dans sa prise de décisions, le mener vers
la vérité (p. 275) : « Gargantua prit peur et ne savait que dire ni que faire »
(ch.34, p. 261), « Mais Ponocrates luy conseilla » et chap.36 : lorsque
Gargantua croit être assailli par des mouches, Ponocrates « l’advisa » que
ce sont des coups d’artillerie...
3. Gymnaste
Un professeur efficace
Ce personnage apparaît au moment où il devient nécessaire à l’éducation
de Gargantua, au chapitre 23 (p.199). Son nom qui signifie « maître de
gymnastique », « chargé de l’enseignement des athlètes », l’oriente vers
le soin accordé aux exercices du corps, que l’on retrouve dans l’Antiquité,
la gymnastique étant pour les Grecs indispensable au bien-être et à l’équi-
libre d’une personne. Ce personnage n’est pas décrit mais présenté très
rapidement : il s’agit d’un « gentilhomme de Touraine ». Son nom est
précédé de sa fonction : « l’écuyer Gymnaste » et suivi d’une relative indi-
quant son rôle dans l’éducation de Gargantua : « lequel lui monstroit l’art
de chevalerie ». Gymnaste applique le principe d’éducation par l’exemple.
L’expression « l’art de chevalerie » englobe l’art de l’équitation mais le
dépasse. Il s’agit de devenir un bon chevalier et donc de maîtriser l’art du
Séquence 4 – FR01 89
90 Séquence 4 – FR01
Conclusion
Ces trois personnages, une fois apparus dans le roman, accompagnent
Gargantua, qui a besoin d’eux et notamment de leurs qualités respectives ;
celles-ci, mises en commun, forment un tout harmonieux et nécessaire à
la bonne conduite des actions entreprises par Gargantua : Eudémon maî-
trise l’art de la parole, Ponocrates est savant et Gymnaste rusé et habile.
Dans son Étude sur Gargantua, Gérard Milhe-Poutingon19 insiste sur leur
« amitié parfaite et cohésive » et propose une lecture symbolique du pas-
sage du gué de Vède (ch. 36) : ce passage de « transition entre deux
univers » est réalisé grâce à « l’union des trois » ; c’est leur complémen-
tarité, qui permet de surmonter tous les obstacles.
Par ailleurs, ils apparaissent en opposition avec les compagnons de
Picrochole. De plus, Ponocrates est opposé à Thubal Holopherne et Jobelin
Bridé. Ils sont de bon conseil alors que les autres entraînent Picrochole
encore plus loin dans ses vices. Leurs qualités mettent aussi en lumière
les défauts des autres. Ils servent ainsi de révélateurs et de faire-valoir.
Ils sont disciplinés alors que les soldats de Ponocrates sont toujours en
désordre20. Ils s’opposent aussi au moine qui est toujours indiscipliné.
Conseils de méthodologie
Relisez attentivement les passages où les femmes apparaissent : ils sont peu
nombreux. Pour vous aider : relisez les pages 71, 87, 101, 273. Puis relisez, au
début du roman, les passages où il est question de Gargamelle.Enfin, relisez
tous les passages de l’Abbaye de Thélème, où il est question des femmes.
Séquence 4 – FR01 91
Mise au point
Les femmes tiennent peu de place dans le tome de Gargantua. Quelques-
unes d’entre elles, toutefois, font exception : il s’agit de Gargamelle,
femme de Grandgousier et mère de Gargantua, et des femmes de l’abbaye
de Thélème. De l’amour, le Gargantua semble ne connaître que l’aspect
physique, et des femmes, que « les ribaudes » et « bonnes gouges ». Mais
c’est une loi du genre comique et une tradition médiévale. Cependant,
dans les romans suivants, Pantagruel et le Tiers Livre, les femmes tiennent
davantage de place.
92 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 93
94 Séquence 4 – FR01
Conclusion
Le roman rabelaisien, comme toute œuvre littéraire, s’inscrit dans l’his-
toire de son temps. Il se trouve à la charnière entre le Moyen Âge et la
Renaissance. En effet, on retrouve à la fois les genres du fabliau et du
roman de chevalerie qui appartiennent au Moyen Âge et les thèmes essen-
tiels de l’humanisme, qui se développent pendant la Renaissance. Les
personnages des romans de chevalerie, comme Yvain, Lancelot ou le roi
Arthur, sont encore d’une psychologie rudimentaire et la séparation est
nette entre les chevaliers félons et les preux chevaliers. Les personnages
sont encore des archétypes, qui incarnent l’idéal chevaleresque du roman
courtois. Les personnages de Rabelais, tout en représentant les nou-
velles valeurs de la Renaissance, restent malgré tout des personnages
archétypaux. Cependant, si certains se résument à quelques traits de
caractère, d’autres possèdent une psychologie plus complexe. Ils peu-
vent être considérés comme des archétypes lorsqu’ils sont et demeu-
rent ce que leur nom signifie. Les compagnons de Gargantua, Eudémon,
Gymnaste et Ponocrates sont en effet des figures symboliques du bien. Ils
sont déjà accomplis dans la perfection de leur qualité. De la même façon,
Picrochole et ses compagnons sont enfermés dans leurs défauts, dont ils
symbolisent l’accomplissement. Gargantua, Frère Jean et Grandgousier,
de toute évidence, font exception (ainsi que Toucquedillon) comme l’a
montré notre analyse. Cette « supériorité » psychologique va de pair avec
leur rôle dans l’action.
Séquence 4 – FR01 95
Documents
■ Extrait de La République de Platon (livre V 473 c/d/e)
Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, ou que ceux qu’on
appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieuse-
ment philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se
rencontreront pas dans le même sujet ; tant que les nombreuses natures
qui poursuivent actuellement l’un ou l’autre de ces buts de façon exclusive
ne seront pas mises dans l’impossibilité d’agir ainsi, il n’y aura de cesse,
mon cher Glaucon, aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre
humain, et jamais la cité que nous avons décrite tantôt ne sera réalisée,
autant qu’elle peut l’être, et ne verra la lumière du jour. Voilà ce que j’hési-
tais depuis longtemps à dire, prévoyant combien ces paroles heurteraient
l’opinion commune. Il est en effet difficile de concevoir qu’il n’y ait pas de
bonheur possible autrement, pour l’État et pour les particuliers.
■ Extraits de l’Iliade
Chant V, v.140 et suivants
Alors, il tua Astynoos et Hypeirôn, princes des peuples. Et il perça l’un,
de sa pique d’airain, au-dessus de la mamelle ; et, de sa grande épée, il
brisa la clavicule de l’autre et sépara la tête de l’épaule et du dos. Puis,
les abandonnant, il se jeta sur Abas et Polyeidos, fils du vieux Eurydamas,
interprète des songes. Mais le vieillard ne les avait point consultés au
départ de ses enfants. Et le brave Diomèdès les tua.
Et il se jeta sur Xanthos et Thoôn, fils tardifs de Phainopos, qui les avait eus
dans sa triste vieillesse, et qui n’avait point engendré d’autres enfants à
qui il pût laisser ses biens. Et le Tydéide les tua, leur arrachant l’âme et ne
laissant que le deuil et les tristes douleurs à leur père, qui ne devait point
les revoir vivants au retour du combat, et dont l’héritage serait partagé
selon la loi.
Et Diomèdès saisit deux fils du Dardanide Priamos, montés sur un même
char, Ekhémôn et Khromios. Comme un lion, bondissant sur des bœufs, brise
le cou d’une génisse ou d’un taureau paissant dans les bois, ainsi le fils de
Tydeus, les renversant tous deux de leur char, les dépouilla de leurs armes
et remit leurs chevaux à ses compagnons pour être conduits aux nefs (...)
96 Séquence 4 – FR01
Séquence 4 – FR01 97
Strophe 104
La bataille fait rage et devient générale.
Le comte Roland ne fuit pas le danger.
Il frappe de l’épieu tant que résiste la hampe ;
après quinze coups il l’a brisée et détruite
Il dégaine Durendal, sa bonne épée,
il éperonne son cheval et va frapper Chernuble,
il lui brise le casque où brillent des escarboucles,
lui tranche la tête et la chevelure,
lui tranche les yeux et le visage,
et la cuirasse blanche aux fines mailles,
et tout le corps jusqu’à l’enfourchure.
À travers la selle plaquée d’or,
l’épée atteint le corps du cheval,
lui tranche l’échine sans chercher la jointure,
et il l’abat raide mort dans le pré sur l’herbe drue.
Puis il lui dit : « Canaille, pour votre malheur vous êtes venu ici !
De Mahomet vous n’aurez jamais d’aide.
Un truand comme vous ne gagnera pas aujourd’hui la bataille.
98 Séquence 4 – FR01
Mise au point
L’éducation est un des thèmes essentiels abordés dans Gargantua. Dans
la première moitié du XVIe siècle, l’humanisme est en plein essor et fait
apparaître complètement obsolète l’éducation telle qu’elle était pratiquée
jusqu’alors. En effet, l’éducation des siècles passés portait l’accent sur les
prouesses physiques des chevaliers, à une époque où il était de bon ton
de régler, par les armes, le moindre différend entre voisins. Peu de che-
valiers savaient lire et écrire parce que ces connaissances ne leur étaient
d’aucune utilité à une époque où l’on guerroyait fréquemment, que ce
soit en croisades, ou en guerre contre les Anglais et les Espagnols. Au XVe
siècle, les femmes vont se détourner de cette éducation essentiellement
physique, qu’elles trouvent bien peu raffinée et créent, avec le support
des troubadours, ce que l’on a appelé la fin’amor. Le raffinement des
mœurs qu’elles imposent à leurs compagnons masculins va trouver son
plein épanouissement dans le mouvement de la Renaissance, importé par
le roi François Ier au retour des guerres d’Italie. Rabelais s’inspire de ce
mouvement et de la pensée qui lui est corollaire, l’humanisme.
Séquence 4 – FR01 99
b) S
ur la fin de la cinquième année :
l’épisode du torche-cul (chap. 13)
Grandgousier n’a pas revu son fils depuis plusieurs années et se réjouit de
le retrouver. Le père est affectueux et la question la plus importante pour
21. Lire en notes de bas de page 142, les explications du nom de Tubal Holoferne.
Bibliothèque
nationale de France,
Paris. © RMN/
Agence Bulloz.
Gargantua, illustration du chap.21 par Gustave Doré « Pendant ce temps, quatre de
ses gens, l’un après l’autre, lui jetaient dans la bouche, sans interruption, de la
moutarde à pleines pelletées. Puis il buvait un horrifique trait de vin blanc pour
se soulager les rognons » (p.177).
2. La bonne éducation
Cette purgation effectuée, c’est-à-dire faire oublier à Gargantua son passé
et ses mauvaises habitudes, la bonne éducation peut commencer.
Celle-ci est très complète. Rabelais la développe sur six pages et demie
contre quatre pour la mauvaise (sans compter les jeux…).
Le point de départ est le désir d’apprendre : en effet, Ponocrates, par la
fréquentation des « gens de science », crée en son élève ce désir et, à
partir de là, occupe intelligemment chaque instant de sa journée.
On peut répartir les disciplines de Gargantua en deux grandes parties : les
exercices de l’esprit et les exercices du corps. Rabelais reprend chaque
point négatif de son ancienne éducation pour le transformer en point
positif. On peut opposer clairement ces deux éducations dans un tableau
récapitulatif de leurs caractéristiques.
Rabelais sépare l’éducation par beau temps et par temps pluvieux.
Toutefois, les activités du matin restent les mêmes, sinon que l’on ajoute
une flambée « pour combattre l’humidité de l’air ».
Horaires Commentaires
Mauvaise éducation Bonne éducation
et disciplines du narrateur
Astronomie et astrolo-
Science des
gie en rapport avec la
astres
veille.
Se coiffe « avec le peigne Habillé, coiffé, apprêté G les récite par cœur et
d’Almain ». Se peigner, se et parfumé pendant cherche à lier ce qu’il
Apparence laver, se nettoyer revient qu’on lui répète les apprend avec la vie.
à perdre son temps (p. 175). leçons de la veille
(p. 195).
Se vautre six ou sept tours Joue à la balle, au jeu 3 jeux au lieu de 217 !
à travers le lit (p. 175). de paume, au ballon à
S’exerce élégamment
Secoue un peu les trois.
Sport le corps.
oreilles (p.191).
Va voir prendre quelque
lapin au filet (p.191).
Se cure les dents avec Se cure les dents aves Prend goût de la
un pied de porc, se lave un brin de lentisque, science des nombres,
les mains de vin frais, se lave les mains et mathématique, géo-
Après le déjeu- marmotte une bribe de les yeux à l’eau, rend métrie, astronomie et
ner, pendant la prière (p. 177). grâces à Dieu. Cartes musique.
digestion Joue à 217 jeux stupides non pour jouer mais Joue de 7 instruments
(p.179 à 191). pour les mathématiques (à cordes et à vent).
Dort deux ou trois heures Musique (p.197).
(p.191).
Astronomie.
B La guerre
Conseils de méthodologie
Relisez attentivement les chapitres 25 à 51.
Puis répartissez votre étude en trois parties : les débuts de la guerre du
chapitre 25 à 33 ; le déroulement de la guerre à partir du moment où Gar-
gantua intervient, des chapitres 34 à 49 ; la conduite des vainqueurs des
chapitres 50 à 51.
Essayez aussi de différencier les chapitres où se déroulent des combats et
ceux qui traitent d’autres aspects de la guerre.
Fiche autocorrective
Mise au point
La découverte du Nouveau Monde et les guerres d’Italie signent la fin des
guerres intestines entre voisins ; les châteaux forts disparaissent au profit
de châteaux à l’architecture ouverte et accueillante. La guerre picrocho-
line, qui est au centre du roman, est une survivance médiévale, parodiée
par Rabelais. Elle débute par une simple querelle « de clochers », qui a
lieu dans le Chinonais, petite enclave de la Touraine. Les villages dont il
est question existent bien autour de la maison d’enfance de Rabelais. La
guerre qui va être racontée ne peut être donc qu’une parodie de roman
de chevalerie. Cette satire de la guerre fait partie du projet humaniste
de Rabelais qui oppose alors violence et pacifisme, guerre sauvage et
stratégie, guerre de conquête et guère de défense. L’attitude pacifiste
des deux géants en témoigne.
24. La traduction en français moderne ne peut pas rendre compte du contenu sémantique des deux
mots « cholere pungitive » : cholê, en grec, signifie « bile » et a donné son nom au roi Picrochole,
et pungitive vient du latin pungo, qui signifie « piquer, tourmenter, faire souffrir ».
c) L
a lettre de Grandgousier et la harangue de Gallet,
de beaux témoignages de pacifisme
Cette lettre et cette harangue sont au cœur du roman. Il s’agit en effet
des chapitres 29, 30 et 31 dans un roman qui en comporte 58. Cette
place n’est évidemment pas un hasard, la lettre de Grandgousier étant
un tournant dans le récit. Nous sommes très loin du ton et du registre du
3. Le déroulement de la guerre
a) Une armée ennemie désordonnée et sauvage
Deux sortes d’armées, en effet, se font face lors des guerres picrocholines :
celle de Gargantua qui ne commence jamais une action sans prendre
conseil de son entourage et celle de Picrochole, complètement désorga-
nisée. Gargantua dispose d’une véritable armée de métier qui est organi-
n 1534, François 1er, pour se prémunir contre les bandes mercenaires, pillardes et indisciplinées,
27. E
créa sept légions provinciales, recrutées chacune dans une province différente.
31. Il s’agit par exemple des terres des Habsbourg. Le grand père de Charles Quint, Maximilien, empereur d’Alle-
magne possédait l’Autriche et la Styrie. Charles Quint domine l’Espagne, la Flandre, la Bourgogne, la Sicile et
Naples… et Ferdinand, son frère, est roi de Bohême et de Hongrie... Charles Quint projetait de vaincre aussi
les Turcs.
32. À ce sujet, cf. Gargantua, note 4 p 252 : Barberousse, allié de l’Empire turc, est un ennemi de Charles Quint.
33. L’allusion à la « peur » du pape est encore une allusion à Charles Quint, comme l’indique la note 6, p. 252 de
votre édition.
Conclusion
Dans ces vingt-cinq chapitres sur la guerre, Rabelais a réussi à traiter
cette question si grave sur un ton tantôt léger tantôt solennel. Nous
avons vu qu’il avait recours à un grand nombre de procédés comiques,
notamment la parodie des combats épiques et la caricature avec
Picrochole et ses conseillers. Ces épisodes comiques alternent avec
des passages où Grandgousier et Gargantua énoncent avec gravité leurs
convictions pacifistes et chrétiennes. Maître dans l’art du « placere »
et « docere », Rabelais a su utiliser la fiction pour dénoncer une réalité
universelle, qui est aussi celle de son temps. Le règne de François Ier
et la prestigieuse période de la Renaissance furent très assombris par
les guerres. C’est sans doute là que réside l’une des grandes habiletés
de Rabelais. Son récit, qui prend racine sur ses propres terres et est
imprégné par les mœurs tourangelles, mêle ainsi parfaitement fiction
et réalité. Tous ses personnages sont plongés dans cette guerre et le
lecteur s’y laisse prendre.
Conseils de méthodologie
Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
1 Étudiez l’étymologie du mot « Thélème » et tirez-en des conclusions
sur l’aspect essentiel de cette abbaye.
Mise au point
Numéros de
Thème principal Bref commentaire
chapitre
1. U
ne abbaye « à rebours de toutes
les autres », à l’image de Frère Jean
a) F
rère Jean, un moine « à rebours »
des autres moines
Comme nous l’avons déjà évoqué dans le chapitre sur le personnage
de Frère Jean, cette abbaye a été fondée par Gargantua pour récompen-
ser celui-ci. Le moine n’en fait toujours qu’à son idée. Il est toujours « à
rebours » de tout et de tous, que ce soit dans son abbaye de Seuilly ou
à la guerre. Il ne semble pas qu’il agisse ainsi par esprit de contradic-
tion mais plutôt par indépendance d’esprit, par liberté vis-à-vis de l’ordre
établi. Il ne cherche, comme nous l’avons vu, aucun honneur, aucune
récompense. Il sait que ce qui lui convient n’existe pas encore et qu’il
faut le créer. C’est pourquoi, lorsque Gargantua lui propose de diriger
une abbaye préexistante, il rejette sa proposition, allant jusqu’à refuser
les plus prestigieuses abbayes bénédictines de la région (Bourgueil et
Saint-Florent) et en évoque aussitôt les principes fondateurs : il s’agit
donc de fonder une abbaye « à (son) devis » et en institua(nt) sa religion
au contraire de toutes les autres ».
Pour comprendre ce qu’est une anti-abbaye, définissons d’abord ce qu’est
une abbaye et quel est son but : une abbaye est un endroit clos, retiré
du monde, dans lequel des hommes ou des femmes consacrés, moines
ou moniales, renoncent aux joies et aux facilités du monde, font vœu
de chasteté, d’obéissance et de pauvreté, se soumettent à des règles
communes souvent exigeantes et prient Dieu pour leurs contemporains,
proches ou lointains. Les abbayes bénédictines étaient, selon les vœux de
Saint Bernard, édifiées selon un style austère, sans ornement sculptural.
Rappelons aussi que Frère Jean, incapable de se gouverner lui-même, se
c) U
ne timocratie réservée à des chevaliers sains de
corps et d’esprit
Le sizain suivant, en introduisant les heureux élus au lieu de commenter
le huitain précédent, esquisse les principes essentiels de l’abbaye :
« Honneur, louange, bon temps / Sont ici constants », puis « D’un joyeux
accord/ Tous sains de corps ». Le ton a changé, devenu plus lyrique et
plus solennel. Dans ce sizain prédominent différentes notions : celles
d’honneur, de santé, de joie et d’harmonie. Les vers « d’un joyeux accord/
tous sains de corps » montrent que la santé physique, pour le médecin
Rabelais, va de pair avec la santé morale, dont il développera les différents
aspects dans les strophes suivantes. Mais dans le premier et dernier vers
c’est l’honneur qui est cité en premier. Dans son étude sur Rabelais34,
Michael Screech écrit à ce sujet : « Ces vers rappellent bien que Thélème
est une timocratie, un « séjour d’honneur, qui accueille nobles chevaliers
e) U
n univers merveilleux ordonné au plaisir
et à l’agrément des sens (chap. 55)
Nous avons dans ce chapitre 55 la description d’un univers merveilleux
où tout est ordonné au plaisir et à l’agrément des sens. Les occurrences
de l’adjectif « beau » et de l’adverbe « bien » ou de mots appartenant au
même champ lexical sont nombreuses et privilégient la vue : « estoit une
fontaine magnificque de bel Alabastre », « de belles gualeries », « des
bains (piscines)... bien garniz de tous assortemens (pourvues de tout
l’équipement nécessaire) » (p. 367), « estoit le beau jardin de plaisance »,
« le beau labyrinthe ». Tous les sens sont sollicités : la vue, comme nous
venons de le montrer en soulignant la beauté des lieux : « de belles guale-
ries aornées de pinctures (peintures) », les tapisseries (p. 369) ; l’odorat et
le goût : « la précieuse cassolette vaporante (toute fumante) de toutes
sortes de drogues (vapeurs) aromatiques ». Les parfums cités, « l’eau
de myrrhe (qui apparaît deux fois), de rose, de fleur d’oranger » (p. 369),
évoquent aussi l’Orient et le luxe recherchés par la société élégante de la
Renaissance. L’abondance et l’harmonie de ces senteurs capiteuses sont
soulignées par le rythme ternaire souvent utilisé dans ce passage : « d’eau
de rose, d’eau de naphe (fleur d’oranger) et d’eau d’ange (de myrrhe) » ; à
l’odorat, s’ajoute le goût avec les « arbres fructiers, toutes ordonnées en
ordre quincunces (disposés en quinconce) », cette disposition réjouissant
également la vue.
Le passage évoque aussi toutes sortes de jeux et de divertissements :
« jeux de paume et de ballon », « l’arquebuse, l’arc et l’arbalète », le
théâtre, la chasse au vol, à courre, l’hippodrome, les lices, etc. De plus, la
présence d’une foule d’animaux de toutes espèces fait songer au paradis :
« Au bout estoit le grand parc, foizonnant en toute sauvagine » (de toutes
sortes de bêtes sauvages) (pp. 366-367), « la faulconnerie (...) estoit
annuellement fournie (...) de toutes sortes d’oiseaux paragons (de pure
race), Aigles, Gerfauls, Autours... » (pp. 368-369). Certes, ces animaux
sont destinés à la chasse, mais leur abondance relève du merveilleux.
4. D
u « Fais ce que voudras » au « Faisons
de plein gré ce que tous voudront »
(étude du chap.57)
Ce chapitre peut être considéré comme le chapitre principal puisqu’il sert
à la fois de conclusion à la fondation de l’abbaye de Thélème et quasiment
de conclusion au roman. Dans ce chapitre est rappelée l’idée que l’abbaye
de Thélème, comme son nom l’indique, est fondée sur un principe de
liberté ; puis cette liberté y est définie. On y trouve une convergence des
idées déjà évoquées : les Thélémites, leur lieu et leur mode de vie ont déjà
été décrits dans les chapitres précédents. Ainsi le lecteur est-il préparé à
comprendre les conditions d’une telle liberté, impossible ailleurs et avec
des personnes différentes. La liberté, telle qu’elle est décrite, n’est en effet
possible que si elle est exercée par des gens nobles, à la vertu naturelle,
soumettant leur liberté individuelle au bien-être collectif.
Conclusion
Il s’agit bien ici de la description d’une abbaye « à rebours de toutes les
autres », réservée à une élite. Celle-ci est une timocratie, composée de
jeunes aristocrates vertueux dont l’idéal est de vivre dans une harmonie
parfaite les uns avec les autres. De façon étonnante, alors que l’huma-
nisme est une affirmation de l’individu, ce dernier ici disparaît au profit
de la collectivité. Est-ce pour autant une utopie ? Ce mot apparaît pour la
première fois avec l’œuvre de Thomas More intitulé Utopie. L’étymologie
du mot « utopie » est double : il vient soit de ou-topos (non-lieu ou lieu
qui n’existe pas) soit de eu-topos (bon lieu ou lieu où règne le bien, où
tout est bien). Une utopie est un lieu idéal qui est souvent, de façon
implicite, une critique de la réalité dont elle est l’envers. La perfection
des Thélémites, la beauté des lieux, l’harmonie dans laquelle ils vivent,
la liberté dont ils disposent, le merveilleux... tout cela correspond à la
description d’un monde idéal, d’une utopie. Elle révèle aussi, en creux,
les défauts et les vices de la société de ce début du XVIe siècle. De plus,
cette utopie n’est pas un texte nostalgique évoquant le paradis perdu
mais au contraire un texte qui se projette dans l’avenir : Rabelais, huma-
niste, décrit ici son rêve, celui d’une humanité telle qu’il aimerait la voir
accomplie. Les personnages principaux du roman s’effacent en quelque
sorte, pour laisser place au rêve dont le narrateur décrit une à une les
composantes. Le texte garde pourtant certaines ambigüités. Pourquoi
nomme-t-on « abbaye » un lieu où la religion semble avoir si peu de place ?
On peut penser que les Thélémites, étant parfaits, vivent une religion dont
ils ont intégré les préceptes. Ils prient sans doute en solitaires et aiment
l’autre, ce prochain dont ils désirent le souverain bien, en Dieu. Pourquoi
ce texte est-il suivi d’une énigme qui, de plus, semble annoncer la fin des
temps ? À ce sujet, Francis Collet écrit (dans la revue École des lettres) :
« À force de jouer, jouer avec le monde, jouer avec les mots des autres,
A La satire
Conseils de méthodologie
La satire* étant partout dans le roman, il est difficile d’indiquer des pas-
sages spécifiques à relire. Certains chapitres, cependant, sont plus centrés
sur la satire que d’autres.
– F ixez votre attention sur les satires suivantes : celle des moines, de la
superstition et de la Sorbonne.
– L a satire de la guerre est traitée dans le chapitre sur la guerre et celle sur
la tyrannie dans le chapitre sur Picrochole (chapitre sur les personnages).
–A
u sujet des moines, relisez attentivement les ch.27 et 40 ; au sujet de
la superstition les ch. 17, 33, 34, 35, 25, 49 ; au sujet de la Sorbonne,
étudiez de très près la harangue de Janotus, au ch.19.
Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes
1 Les moines
– Pourquoi Rabelais connaissait-il bien les moines ?
–Q uels défauts des moines sont soulignés dans le roman dès qu’ils appa-
raissent et par la suite ?
–P ar quels moyens l’auteur les rend-il ridicules ?
2 La superstition
– Comment se manifeste la superstition dans le roman ?
– Quels sont les personnages que le narrateur décrit comme superstitieux ?
– Quels défauts ou carences ont-ils en commun ?
– Quels sont les différents aspects de la superstition, c’est-à-dire, vers
quels objets se tourne la vénération des personnages superstitieux ?
– Comment Rabelais la rend-il comique ?
3 La Sorbonne
– Pourquoi Rabelais la critique-t-il avec tant de violence ?
– Faites une lecture analytique de la harangue de Janotus :
– Comment le passage est-il théâtralisé ?
Mise au point
Gargantua est de toute évidence un ouvrage satirique où le rire est omni-
présent et rarement innocent. Rien, dans ce roman, n’est jamais seulement
risible ou seulement sérieux. Rabelais joue sans cesse avec talent sur les
deux registres et pratique l’art du fameux « placere et docere ». Comme
il l’a annoncé dans le prologue, il traite de questions sérieuses sous le
masque du rire et de la fiction. Il exprime son avis sur la guerre, la tyran-
nie, l’éducation, les théologiens de la Sorbonne, la paresse des moines
et la superstition religieuse, dénonçant ainsi les travers de la société et
des hommes, dans l’espoir du progrès.
38. Cette habitude de se moquer des moines en leur attribuant systématiquement les mêmes défauts
continue de nos jours puisqu’ils sont encore aujourd’hui évoqués comme de bons vivants : cer-
taines publicités de fromages, notamment, en témoignent.
39. Les citations entre guillemets sont extraites de l’étude sur Gargantua de Gérard Milhe Poutingon,
Éditions Bordas.
40. La concupiscence est un « désir vif des biens terrestres », elle peut se traduire par un « désir sexuel ardent pour
un objet interdit ou non prévenu » (Dictionnaire Robert).
2. La satire de la superstition
40. O
p.cit.
41. C
f. Gargantua, note 2 p. 154.
42. V
oltaire procèdera de la même façon dans Candide au chapitre 6, qui est une satire de l’inquisi-
tion. Il commence le chapitre ainsi : « Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts
de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une
ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé : il était décidé par l’université de Coimbre
que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret
infaillible pour empêcher la terre de trembler ». Il raconte comment est mis en scène le supplice
des pauvres victimes et conclut ainsi le chapitre : « Le même jour la terre trembla de nouveau avec
un fracas épouvantable ».
c) La peur du Diable
Ainsi, aux chapitres 34 et 35, Gymnaste exploite la crédulité et l’esprit
superstitieux des gens de Picrochole en se faisant passer pour un diable :
la terreur que celui-ci provoque alors lui assure la victoire. Le narrateur
prend manifestement plaisir à peindre cette scène : lorsque Gymnaste
rencontre les ennemis (p. 263), il se présente à eux comme « un pauvre
diable » et Tripet lui répond en écho s’amusant dans sa réponse, à utiliser
le mot « diable » le plus souvent possible (six fois) : « Ah ! (...) puisque tu
es un pauvre diable, il est juste que tu passes outre, car tout pauvre diable
(...) ce n’est pas l’habitude que les pauvres diables (...) Aussi, Monsieur
le Diable (...) c’est vous Maître Diable qui me porterez, car j’aime assez
qu’un tel diable m’emporte ». Mais il ne se rend pas compte de l’effet de
ce mot sur ses gens : « À ces mots, certains d’entre eux commencèrent
à être effrayés et ils se signaient à toutes mains, pensant que c’était un
46. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’épisode des Cloches de Notre-Dame fait partie des
légendes de Gargantua racontées dans Les grandes et inestimables chroniques.
d) Janotus, un sophiste
Cet orateur inutile est à plusieurs reprises désigné comme un sophiste.
Les sophistes sont, dans l’Antiquité grecque, des philosophes rhéteurs
(c’est-à-dire maniant la rhétorique avec un savoir-faire parfaitement maî-
trisé). La plupart des disciples de Socrate, comme Gorgias, Protagoras…
et Socrate lui-même, sont des sophistes. Ils croient aux vertus éducatives,
politiques et libératrices de la parole (logos). À l’origine, cette désignation
n’est donc ni ambiguë ni péjorative, bien au contraire. Mais elle le devient
rapidement, et elle l’est déjà chez Platon. En effet, certains d’entre eux,
peu soucieux de la vérité, vendent leur art très cher en donnant des leçons
de rhétorique. Ils sont capables, dans un même discours, de défendre
avec le même talent et la même ardeur, des idées contraires, dans le but
de persuader leur auditoire. Un sophiste peut donc être un prétentieux
et un menteur. Dans Gargantua, les sorbonnards, et parmi eux Janotus,
étant désignés comme des sophistes (p.160, 167...), l’expression est
nécessairement péjorative.
g) De la fiction à la réalité
L’étude de Screech consacre un chapitre entier assez long (p. 208- 218)
aux liens entre cet épisode et la réalité du temps de Rabelais : ce chapitre
est intitulé Les Cloches de Notre-Dame : une satire contemporaine. Il
explique que dans ces chapitres d’une « drôlerie » certes « intempo-
relle » « se moquant des divagations et de l’incohérence des universitaires
situées dans un passé vaguement médiéval », Rabelais glisse des allu-
sions plus précises. Il cite pour exemple la phrase page 156 « toute la ville
feut esmeue en sédition » : qui fait allusion aux émeutes et troubles à Paris,
Conclusion
Par le rire, Rabelais discrédite totalement l’enseignement universitaire
qui transparaît à travers Janotus et sa « belle harangue ». En tournant ainsi
Conseils de méthodologie
Le comique étant partout dans le roman et Rabelais utilisant toutes les
formes de comique, nous vous proposons d’y réfléchir en répondant aux
questions qui suivent.
Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
E Au début du roman et dans certains passages comme les chapitres 36, 37
et 38, le comique est en grande partie dû au gigantisme des personnages.
Relisez attentivement ces passages et analysez les procédés utilisés.
E Ce comique est lié à un comique grossier, voire obscène. Après avoir
relu et analysé l’accouchement de Gargamelle, le récit de l’enfance
de Gargantua et l’épisode du torche-cul (chap. 13), montrez comment
Rabelais manie avec talent et audace ce comique grossier.
E Rabelais utilise aussi très souvent la caricature et la parodie. Pourquoi
et dans quel but ? Quels sont les domaines les plus visés ?
E Tous ces comiques sont liés à une utilisation particulière de la langue :
Quel est le procédé rhétorique le plus utilisé dans le roman ? Comment
se manifeste l’inventivité lexicale de Rabelais ?
a) D
eux exemples choisis de comique gigantal :
les boulets de canon et les pèlerins en salade
Les chapitres 37 et 38, dont nous nous avons déjà étudié certains aspects
dans le chapitre sur la satire, font partie de ceux que l’on pourrait considérer
L’obscénité
Il ne faut pas oublier que ce qui étonne ou choque aujourd’hui surprenait
beaucoup moins à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. « La littérature
abondait en contes grivois, soties et poèmes satiriques (...) les mots crus
ne les effrayaient pas pour parler de choses naturelles ou des fonctions
corporelles, la pudeur verbale leur étant à peu près inconnue jusqu’aux
années 1560-1570 ; d’autant que le genre comique se doit, depuis l’An-
tiquité, de compter des passages obscènes ou licencieux comme dans La
Paix d’Aristophane »50. Nous savons que Rabelais s’est inspiré de légendes
et récits populaires, dont il a gardé le comique gigantal et grossier.
La grossièreté
Le comique grossier, voire obscène, est, au début du roman, lié aux mœurs
des géants, qu’ils soient adultes (Gargamelle et Grandgousier) ou enfants
(Gargantua). Ce dernier, une fois éduqué, ne se préoccupera plus, ou
très peu, de ce qu’on appelle le « bas corps ». Et il en est de même pour
Grandgousier qui symbolise, aux yeux de Rabelais, le bon roi, le roi phi-
losophe. Ses préoccupations sont, quand il est dans l’exercice de son
pouvoir, des plus élevées. Cependant ce roman polymorphe, emprun-
tant à différents genres, reste fidèle jusqu’à la fin à certaines traditions
populaires folkloriques, à un esprit que l’on pourrait qualifier de gaulois
et paillard. Prenons quelques exemples :
a) L’accouchement de Gargamelle
L’accouchement de Gargamelle et donc la naissance du héros sont traités
sur le mode du grotesque et du scatologique. L’accouchement est précédé
de l’étonnant récit des ripailles de Gargamelle que Grandgousier tente
de refreiner, mais en vain, bien que ses propos soient des plus clairs et
des plus crus :
« Celuy a grande envie de mascher merde qui d’icelle le sac mangeue » (On
a grande envie de manger de la merde, si on mange ce qui l’enveloppe).
« Non obstant ces remontrances, elle en mangea seze muiz, deux bussars
et six tupins. O belle matière fécale que doivoit boursouffler en elle ! » (En
dépit de ses remontrances, elle en mangea seize muids, deux baquets et
six pots. Oh ! la belle matière fécale qui devait boursoufler en elle !), p.74.
Cette scène de ripailles qui précède l’accouchement est joyeuse. À l’excès
de nourriture se joint une atmosphère conviviale, une euphorie universel-
lement partagée, comme le montre l’emploi du pronom indéfini « tous »
et de l’adjectif « céleste » pour qualifier ce moment : « tous allèrent (pelle
melle) à Saulsaie et là, sur l’herbe dure, dancerent au son des joyeux fla-
geolletz et doulces cornemuses tant baudement » (de si bon cœur) « que
50. Article de Guy Auroux, « Joyeuse obscénité et profusion du sens », dans Ellipses.
c) L
’invention du torche-cul : humour scatologique
et prouesses lexicales du petit Gargantua
Ce chapitre est important et étonnant pour plusieurs raisons. Il constitue,
comme nous l’avons déjà évoqué dans le chapitre 3 sur les personnages,
« un tournant dans le récit de l’enfance de Gargantua » et, dans le cha-
pitre 4A sur l’éducation, une étape de son apprentissage. Grandgousier,
a) La caricature
Rabelais, lorsqu’il désire se moquer d’un personnage ou d’une institution
et de ses membres comme la Sorbonne et ses professeurs, transforme
les personnages en archétypes, en êtres grotesques aux défauts démesu-
rément accentués. Il commence le plus souvent par leur donner un nom
qui annonce la caricature dont ils vont être les victimes. Les cas les plus
frappants sont les personnages autour de Picrochole.
b) La parodie
Ce mot vient du grec « para » : à côté, et « odê » : le chant. La parodie consiste
à imiter, mais en se moquant, le plus fréquemment au moyen de la caricature.
L’intérêt est que le lecteur ou le spectateur soit capable de reconnaître l’œuvre
ou le personnage parodié. La parodie s’adresse donc le plus souvent à un public
cultivé, voire, dans le cas de Rabelais, érudit. Il faut bien connaître l’épopée,
par exemple, pour en voir une parodie dans les attitudes de Frère Jean et les
récits de combats. On peut très bien aussi parodier une œuvre qu’on admire en
dénonçant les défauts, les faiblesses, les tics... Comme le montre l’étymologie,
la parodie est « à côté », elle repose sur un principe de décalage.
Tout le roman est une parodie des romans de chevalerie dont il reprend,
en les parodiant, le schéma et la progression, comme nous l’avons mon-
tré en étudiant sa structure. Et cela, dans l’intention de prôner l’éthique
humaniste qui doit remplacer l’éthique médiévale.
L’une des parodies les plus importantes est celle de l’épopée* dans la des-
cription des combats entre les gens de Gargantua et ceux de Picrochole. Dans
le chapitre sur le personnage de Frère Jean, nous avons montré que Rabelais
parodiait l’épopée homérique ou médiévale. Frère Jean est en effet présenté
comme un héros épique ou un chevalier combattant les Sarrasins. Le narrateur
lui-même, à la fin, fait référence à l’ermite Maugis (et à la geste des Quatre Fils
Aymon) auquel il compare Frère Jean : « Jamais Maugis hermite ne se porta sy
vaillamment à tout son bourdon (avec son bourdon) contre les Sarrasins (...)
comme feist le moine à l’encontre des ennemys avec le baston de la croix »
(p. 230). Le lecteur est ainsi bien informé. De la même façon, les soldats de
Picrochole sont comparés à des porcs, comme l’étaient les Sarrasins dans
La Chanson de Roland : « ils ont des soies tout comme des porcs » (v. 3224).
Dans l’épopée, les combats sont décrits avec une extrême violence et les
détails des blessures ne sont pas épargnés au lecteur :
« Il brise son bouclier, déchire sa cuirasse,
Il lui ouvre la poitrine, lui rompt les os
Et lui fend en deux toute l’échine
De son épieu il lui arrache l’âme ;
Il enfonce le fer et fait chanceler son corps ;
De la longueur de sa lance il l’abat mort de son cheval ;
En deux moitiés il lui a brisé le cou. »
(vers 1199 sq.)
4. C
omique emphatique et érudition :
l’accumulation et la richesse lexicale
a) Une esthétique de la « copia »
Cette esthétique de la « copia » (mot latin signifiant « abondance ») appa-
raît déjà dans le Prologue, dès la première page. La description des pein-
tures ornant les Silènes est une longue énumération : « harpies, satyres,
oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs attelés
et autres semblables figures imaginaires, arbitrairement inventées pour
e) L’onomastique
Les noms des personnages du roman sont souvent très comiques ou très
révélateurs de leur tempérament.
Ainsi, lorsque Grandgousier nomme son fils « Gargantua » (« Que grand tu
as »), il souligne aussitôt le lien père / fils. Certes, Gargantua est son fils,
un géant, comme lui, à la soif et à l’appétit manifestement démesurés.
En lui donnant un nom dont le sens est proche du sien, il le reconnaît en
quelque sorte comme étant bien son fils. Cette première filiation par le
nom va se manifester autrement par la suite. Gargantua deviendra un sage
roi philosophe, comme son père.
Dès que Picrochole apparaît, les racines grecques de son nom le dési-
gnent comme étant « le coléreux » (bile amère) dont le lecteur va peu à peu
découvrir les vices. Ses compagnons ne valent pas mieux que lui. Comment
prendre au sérieux des personnages nommés Merdaille, Spadassin,
Menuail ? De même, lorsque le lecteur apprend que c’est le dénommé
Janotus de Bragmardo qui va prendre la parole, il sait qu’il va assister à une
farce. La première apparition de Frère Jean des Entomeures est celle d’un
moine massacrant ses ennemis, restant ainsi fidèle à son nom qui signifie
« hachis ». Quant au pèlerin Lasdaller, on le devine « fatigué d’avancer »,
ce qui peut paraître handicapant pour un pèlerin. L’on pourrait citer ainsi
un nombre immense de personnages. Leurs noms sont savoureux, par
leur mélange d’inventivité et d’humour. La plupart demande une certaine
culture : il faut souvent connaître les langues à partir desquelles les noms
ont été créés. Beaucoup d’entre eux sont d’origine grecque : Picrochole,
Eudémon, Ponocrates, Gymnaste... Ne rit du nom de Thubal Holopherne
que quelqu’un qui connaît l’hébreu ou la Bible.
5. Démesure et ivresse
Conseils de méthodologie
De même que le comique, le vin est sans cesse évoqué dans ce roman.
Lisez attentivement les premières parties sur le vin dans la culture grecque
et chrétienne. Retrouve-t-on ces symboliques dans Gargantua ?
Fiche autocorrective
Questions
E Quels sont la place et le rôle du vin dans le Prologue ?
E Quel est le comportement de Gargantua vis-à-vis du vin ?
Mise au point
a) L
e vin dans la tradition grecque antique,
juive et chrétienne
Rappelons en quelques mots la place du vin dans ces traditions.
Le vin y est à plusieurs titres une boisson, source de joie et sacrée ou liée
au sacré. En dehors du culte de Dionysos, dont nous allons parler, le vin
est toujours lié en Grèce aux dieux : les dieux boivent un nectar spécial qui
rend immortel. À la différence des hommes, ils ne boivent et ne mangent
lors de banquets que pour le plaisir. Le repas fait aussi partie des rites
d’hospitalité. Accueillir un hôte ou un étranger, c’est l’inviter à sa table,
lui offrir nourriture et vin. Lors des sacrifices, les hommes versent aux
dieux des libations de vin.
La place de Bacchus dans le Prologue est révélatrice d’un hommage au
dieu de la catharsis. Dans le panthéon des dieux grecs, Dionysos (ou
Bacchus en latin), le dieu du vin, a une place tout à fait à part. C’est un
dieu d’origine étrangère, né dans des circonstances particulières. Sa mère
Sémélé est la fille de Cadmos, roi fondateur de Thèbes, et d’Harmonie.
Celle-ci ayant été foudroyée par la vue de Zeus, alors qu’elle était enceinte
de lui, Dionysos a terminé sa gestation dans la cuisse de Zeus, d’où il est
né. C’est lui qui, plus tard, découvrit la vigne et son usage. Une partie de
sa vie est liée à l’errance et à la folie à cause d’Héra qui le poursuivait de
sa jalousie. Il a institué à Thèbes, sa ville d’origine, des cultes mystérieux :
il entraînait les femmes avec lui (on les appelait les Bacchantes) ; prises
d’un délire mystique, elles perdaient tout contrôle et le suivaient dans les
montagnes. Les Grecs le vénéraient à l’occasion de très grandes fêtes, les
Dionysies, pendant lesquelles se déroulaient des représentations théâ-
trales en son honneur. Dionysos est donc, pour des raisons particulières
que nous allons évoquer, lié au théâtre. Lors des Dionysies, les citoyens
des grandes cités comme Athènes s’enivraient, le vin ayant à leurs yeux
le pouvoir de les libérer quelque temps du carcan de la vie sociale faite
de règles et de contraintes. Ils estimaient que le théâtre, et notamment
la tragédie, possédait ce même pouvoir libérateur, appelé « catharsis »
(mot grec signifiant « purification »). La représentation de la violence dans
une tragédie permet en effet au spectateur de se libérer de sa propre
Conclusion
L’abondance des thèmes soulevés par Rabelais illustre à la vérité la
démesure de l’auteur. On peut dire que Rabelais fait lui-même figure de
géant, le gigantisme de ses personnages révélant celui de leur créateur.
Choisir des géants l’autorise à aborder tous les sujets sous toutes les
formes littéraires possibles. Le Gargantua emprunte au merveilleux des
contes, s’inscrivant ainsi dans une tradition populaire. Le programme
utopique de l’éducation de Gargantua et la perfection aussi utopique de
l’abbaye de Thélème appartiennent à la fois au merveilleux des contes et
au rêve humaniste. L’immensité et l’universalité de la culture de Gargantua
et des Thélémites sont le miroir des connaissances exceptionnelles de
l’auteur qui, de plus, enrichit le genre romanesque encore balbutiant en
France, d’autres genres littéraires. Si le Gargantua est un roman, il est
aussi une farce, un fabliau et un essai philosophique, sans oublier la
poésie qui apparaît dans certains chapitres. De plus, le récit des aventures
de Gargantua est enchâssé entre deux énigmes dont le mystère s’inscrit
aussi bien dans le texte des Écritures que dans les sciences occultes. La
diversité des genres littéraires est nécessaire pour traiter la multiplicité
des sujets qui reflètent la vision critique que Rabelais a du monde et
des hommes. La guerre, en occupant la moitié de ce roman satirique,
fait de cette œuvre un magnifique plaidoyer pour la paix, l’union entre
les hommes et la convivialité. Ce roman, à l’image du Banquet de Platon
évoqué dès le Prologue, est lui-même un festin auquel sont invités les
lecteurs. Ils participent à cette réflexion conviviale et joyeuse avec les
personnages, goûtant le plaisir des mots, de l’amitié et du vin.
3. Argumentation (confirmatio)
Dans la confirmatio, on doit dans un premier temps définir le point à débattre
(propositio) et développer les raisons probantes (argumentatio). « On peut
avoir besoin pour cela de réfuter la thèse précédemment avancée par l’ad-
versaire (refutatio), d’élever le débat en l’amplifiant (amplificatio) ou en lui
associant des considérations qui ne le concernent pas directement mais
contribuent à l’éclairer (digressio).
La péroraison ou conclusion (peroratio) est le couronnement du discours, on
doit y retrouver le résumé des arguments (enumeratio, rerum repetitio) mais
aussi un ultime élan persuasif qui s’appuie généralement sur l’émotion.