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Séquence 4

Gargantua,
François Rabelais
Sommaire

Introduction
1. Textes et contextes
2. Gargantua, un roman parodique et atypique
3. Les personnages, figures de la démesure
4. S
 ens et interprétation : un roman d’apprentissage, didactique,
pacifiste et utopique
5. Une œuvre critique et comique
Annexe 1 : La rhétorique
Annexe 2 : Érasme
Lexique
Bibliographie -- Webographie

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Introduction
A Objet d’étude et objectifs

Objet d’étude : Grands modèles littéraires – Modèles français, du Moyen Âge à l’âge
classique.

Corpus et édition Nous nous reporterons dans ce cours à l’édition imposée dans le pro-
obligatoire : gramme de littérature publié au Bulletin officiel de l’éducation natio-
nale (n°9 du 3 mars 2011) :
Gargantua, de François Rabelais, Éditions du Seuil, collection « Points »
(numéro : P287).
Cette édition a pour particularité de mettre en regard deux versions du
roman : l’une, celle du texte original ; l’autre, une translation en français
moderne effectuée par Guy Demerson. L’on parle ici de « translation » et
non pas de « traduction » car il s’agit de la même langue.

Objectif : Étudier un grand modèle littéraire.

Problématique : Comment Rabelais, sous le masque du rire et de la fiction, révèle-t-il sa


vision de l’existence et de l’humanisme ?

B Conseils de méthodologie

Première lecture
Commencez par lire le roman en français moderne, le crayon en main
pour prendre des notes.
Soyez, dès la première lecture, particulièrement attentif(-ve) aux thèmes
suivants :
– Les personnages et leurs relations entre eux.
– Gargantua est un roman d’apprentissage ou de formation. Notez l’évolu-
tion du personnage éponyme en vous intéressant aux thèmes essentiels
du roman qui accompagnent sa découverte du monde et de l’existence :
l’éducation, la guerre, l’abbaye de Thélème.

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– Ce roman est aussi un roman satirique et humoristique : identifiez les dif-
férentes visées de la satire et la façon dont elle est menée. Notamment :
la Sorbonne et la sottise mêlée de pédanterie des théologiens, la tyran-
nie, la guerre, les moines, la superstition...
– À ces thèmes traités selon un registre comique, s’ajoutent des thèmes
(parfois les mêmes) traités de façon grave et solennelle. Tâchez de repé-
rer ces variations de ton. Rabelais défend des idées qui lui tiennent à
cœur et qui ont une portée universelle. Lesquelles ?
 ertains personnages sont des géants, d’autres font preuve de gigan-
–C
tisme. Prenez en compte la démesure qui parcourt tout le roman.

Travail de la séquence
Lorsque vous analysez un passage en particulier, lisez à la fois le texte
original et la translation, de façon à pouvoir goûter la saveur du texte de
Rabelais.
Nous vous rappelons de jouer le jeu des fiches autocorrectives en répon-
dant bien aux questions posées tout au long de cette étude. Lisez ensuite
les réponses fournies et confrontez-les aux vôtres : c’est un excellent
entraînement aux exercices du baccalauréat !

C Testez votre lecture

Test de lecture initial


1 Remplissez le tableau ci-dessous.
2 Repérez les moments charnières du récit et notez-les.

D’une façon générale, notez toujours les pages du roman, pour retrouver
très rapidement vos références.
3 Gargantua est, comme la plupart des romans, un récit d’apprentissage
et ici, une parodie des romans de chevalerie dont le canevas habituel
est le suivant :
– la généalogie ;
– les enfances du chevalier ;
– les chevaleries et prouesses ;
– le moniage (le chevalier se retire dans un monastère).

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 Repérez dans le roman les chapitres qui correspondent à ce schéma.
Puis relevez les éléments comiques ou parodiques.

4 Séparez de cet ensemble les chapitres qui interrompent le récit (dans


le tableau, ces chapitres sont appelés « digressions »). Quel est leur
intérêt d’après vous ?
Complétez le tableau ci-dessous (le début est déjà complété à titre
d’exemple).

Digressions
Numéros Résumé Thème traité dans
Thème traité Dates et lieux numéros des
de chapitres succinct la digression
chapitres

Aux lecteurs
Prologue

Généalogie et Énigme
Ch.2
Ch.1 à 6 naissance de Propos des bien
Ch.5
Gargantua ivres

Ch. 7 à 11

Ch. 11 à 13

Ch.14/15
Ch.16 à 19

Ch.20 à 22

Ch.23 et 24

Ch.25

Ch.26

Ch.27

Ch.28 à 52

Ch.52 à 58

 Cette première approche étant terminée, suivez le cours dans l’ordre


où il vous est donné. Le premier chapitre de ce cours (biographie, texte
et contextes) ne propose pas d’exercices, il est seulement informatif. Il
vous permettra de mieux situer l’époque et le contexte dans lesquels
cette œuvre s’inscrit.

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Mise au point
Par commodité, G = Gargantua ; FJ= Frère Jean.
Digressions
Numéros de Résumé Thème traité dans la
Thème traité Dates et lieux (numéros des
chapitres succinct digression
chapitres)
Aux lecteurs
Prologue
Ch.1 à 6 Généalogie et G est porté 11 Né le 3 février Ch.2 Énigme des
naissance de mois et naît fanfreluches en
En Touraine (La
Gargantua par l’oreille vers au sens très
Saulsaie)
en criant : « À hermétique
boire ! »
Ch.5 Propos des bien
ivres : échanges
dialogués
Ch.7 à 11 Petite enfance Ses seules pré- Touraine Ch.8 Les vêtements
de Gargantua occupations de princiers de G
3 à 5 ans : boire,
Ch .9 et 10 Digression sur la
manger dormir
symbolique des
couleurs bleu et
blanc
Ch.11 à 13 Adolescence G se conduit Touraine Ch.13 Invention du
de G comme un petit torche-cul ;
animal et se Grandgousier,
crée une écurie admiratif de
factice l’intelligence de
G, décide de lui
donner une bonne
éducation
Ch.14 à 15 Éducation de Touraine
Gargantua par
des sophistes
sorbonnards
Ch.16 à 19 Départ pour Beauce
Paris
Paris Ch.17 Vol des cloches
de ND
Paris Ch.18 et 19 Harangue de Jano-
tus qui parodie
l’enseignement
sorbonnard
Ch.20 à 22 Description Paris Ch.22 Les 217 jeux de G
détaillée de
cette éducation
Ch.23 et 24 Nouvelle Éducation Paris
éducation de modèle huma-
Gargantua par niste
Ponocrates Visant un savoir
universel déme-
suré

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Ch.25 Déclenchement Touraine,
de la querelle à
Lerné
Lerné
Ch.26 Déclenchement Lerné et ses
de la Guerre alentours
picrocholine
Ch.27 Attaque de Apparition de
Seuilly Frère Jean des
Entommeures
Ch.28 à 52 Déroulement Ch.29 lettre de Région autour
de la guerre Grandgousier de Lerné
àG
Ch.30 à 32
Tentatives de
paix de Grand-
gousier
Ch.33 Dialogue entre
Picrochole et ses
conseillers : mor-
ceau d’anthologie
sur la flatterie et la
mégalomanie.
Ch.34 et 35 G Ch.37 Les boulets de
quitte Paris, canon dans les
Gymnaste ren- cheveux de G
contre et tue les
ennemis
Ch.36 : démoli- Ch.38 G avale 6 pèlerins
tion du château en salade
du Gué de Vède Occasions de
satires
Ch.39 Retrouvailles de G
et de FJ
Le portrait de FJ se
complète
Satire des moines
Ch.40 à 45
FJ au centre
des actions
guerrières
Ch.46 à 47 Ch.42 FJ pendu à un
Toucquedillon arbre
prisonnier,
libéré et tué
Ch.48 à 49 fin
de la guerre
Ch.50 Harangue
de G aux vaincus
Ch.51 : Récom-
pense des
vainqueurs
Ch.52 à 58 Construction Voir détails dans Ch.58 Énigme en pro-
de l’abbaye de l’analyse de phétie commen-
Thélème cette partie tée par G et FJ

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Chapitre
1 Textes et contextes
A Vie et œuvre de François Rabelais
1. Biographie
Nous présentons la vie de Rabelais sous forme de tableau, pour que vous
puissiez mieux repérer les liens qui existent entre sa vie et le contexte
historique et social dans lequel celle-ci s’inscrit. Comme tout auteur
engagé, Rabelais est fortement impliqué dans le mouvement culturel
de son époque et dans l’histoire de son pays. Il est aussi, comme tout
artiste de son temps, emporté par ce nouvel élan de pensée auquel il a
lui-même contribué, apportant une liberté et une richesse d’écriture qui
font de lui un écrivain essentiel de la Renaissance et de l’humanisme.

Dates François Rabelais Contexte historique et social

Naissance à Chinon de François Naissance de Martin Luther


1483
Rabelais
(ou Mort de Louis XI
1484)
Début des guerres d’Italie

1492 Découverte de l’Amérique par Christophe Colomb

1498 Mort de Charles VIII. Avènement de Louis XII.

1500 Études de Droit

Novice au couvent des Cordeliers Parution de l’Éloge de la Folie d’Érasme


près d’Angers.
1511
Il apprend le grec et le lit couram-
ment.

Pendant toute cette période, il Avènement de François Ier


1515
acquiert une culture religieuse, lit- Victoire de Marignan (François Ier bat les Suisses)
téraire, linguistique et scientifique,
gigantesque. Charles Quint, roi d’Espagne, devient empereur d’Al-
1519
lemagne.

1520 Ordination : Rabelais devient prêtre. La Faculté de théologie interdit la langue grecque.

R change de couvent en réaction Lefèvre d’Étaples traduit les Évangiles en français


contre l’étroitesse d’esprit des Cor- (jusque-là en latin, la Vulgate, traduite du grec par
1522
deliers. saint Jérôme au IVe siècle)
Naissance de Joachim du Bellay

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1524- Secrétaire de l’évêque de Maillezais Naissance de Ronsard (1524) à la Poissonnière
1526

François Ier est prisonnier de Charles Quint après la


1525
défaite de Pavie (jusqu’en 1526).

R. quitte le couvent, devient laïc, Sac (pillage) de Rome par les armées impériales de
1527 entreprend des études de méde- Charles Quint
cine, a deux enfants.

R. devient « bachelier » en méde- Fondation du Collège des lecteurs royaux par Fran-
cine à Montpellier. çois Ier, à l’instigation de l’érudit Guillaume Budé. On
1530
y enseigne le latin, le grec et l’hébreu.
Lefèvre d’Étaples traduit la Bible en français (de l’hébreu)

R. médecin à l’Hôtel-Dieu de Lyon et Annexion de la Bretagne à la France (Anne de Bre-


1532-
correcteur chez un éditeur lyonnais tagne a épousé successivement Charles VIII et Louis
1535
XII, rois de France)

Parution de Pantagruel sous l’ana- Marot publie L’adolescence clémentine


1532
gramme de maistre Alcofribas

Pantagruel est censuré par la Sor- Naissance de Montaigne


1533
bonne pour obscénité.

R. passe l’hiver à Rome comme Octobre : Affaire des Placards (on « placarde » sur
1533- secrétaire du cardinal Jean du Bellay la porte de la chambre du roi des moqueries et blas-
1534 (cousin de Joachim). phèmes de la religion catholique)
Premier voyage de Jacques Cartier au Canada

1535 Parution de Gargantua

Licence et doctorat en médecine à Érasme est mort en 1536


1537 Montpellier, enseigne la médecine
à Montpellier et à Lyon

R. appartient à la suite de François Ier Rencontre entre François Ier et Charles Quint
1538
lors de la rencontre avec l’empereur Rencontre entre François Ier et le pape

Les deux enfants bâtards de Rabe- Fondation de la Compagnie de Jésus (les Jésuites) par
1540 lais sont légitimés par le pape Paul Ignace de Loyola
III. Mort de Guillaume Budé

Gargantua et Pantagruel sont cen- Parution du traité de Copernic sur la révolution du


surés par le Parlement. système solaire
1543
Parution du traité de Vésale (anatomiste flamand) sur
l’anatomie de l’homme

Les livres de R. figurent sur une liste Victoire de Cerisoles (les Français écrasent les Espa-
d’ouvrages censurés par la Sor- gnols et les Impériaux)
1544
bonne. Paix de Crépy (entre François Ier et Charles Quint)
Mort de Clément Marot

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R. est curé de Saint-Christophe-du- Ambroise Paré (médecin) publie un ouvrage sur La
Jambet, près du Mans. manière de traiter les plaies par arquebuse.
1545
Ouverture du Concile de Trente (qui va lancer la
Contre-Réforme catholique)

Parution du Tiers Livre par privilège Mort de Luther


royal Michel-Ange commence la construction de Saint-
1546 Pierre de Rome.
R. devient médecin de la ville de
Pierre Lescot commence la reconstruction du Louvre.
Metz (refuge contre la censure du
Tiers Livre).

R. médecin du cardinal Jean du Bel- Mort de François Ier , avènement de son fils Henri II
1547 lay part pour Rome (dernier voyage
en Italie).

Publication de onze chapitres du


1548
Quart Livre

R. rentre en France. Défense et Illustration de la langue française de Joa-


1549
chim du Bellay

R. reçoit un privilège royal de dix ans Calvin (réformateur protestant français) traite R.
1550
pour l’ensemble de son œuvre. d’ « impie et athée ».

R. devient curé de Saint-Martin de Cinquième guerre contre l’Empire germanique


1551
Meudon.

1552 Parution du Quart Livre (au complet) Ronsard publie les Amours.

En mars, R. meurt à Paris : « il ren- Joachim du Bellay part pour Rome


1553 dit son esprit en fidèle chrestien »
(Colletet).

1562- Publication posthume du Cin- Début des guerres de religion


1564 quième Livre

Questions
Après avoir attentivement lu ce tableau, vous pouvez constater que
Rabelais a eu une vie extrêmement variée et riche. Pourquoi peut-on dire
cela ? Énumérez tous les métiers qu’il a exercés ; vous devez les garder à
l’esprit tout au long de l’étude du roman.
Dans Gargantua, Rabelais s’attaque à certaines institutions et se moque
de certaines catégories de personnes : lesquelles ? Quels sont les liens
entre cette prise de position et sa vie ?

Mise au point
Rabelais a côtoyé toutes les classes sociales, aussi bien les paysans de

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sa région natale que le cardinal du Bellay ou le roi François Ier. Il a souvent
voyagé en France et en Italie. Rabelais a été moine, médecin et professeur
de médecine. Il a aussi étudié le droit et il corrigeait des manuscrits à Lyon
chez son éditeur. Il a appris le latin,
le grec et l’hébreu. Ses connais-
sances étaient extraordinairement
étendues dans tous les domaines :
linguistique (dialectes régionaux,
lexique spécifique aux différents
métiers), mythologique, philoso-
phique, littéraire (de l’Antiquité
gréco-romaine et de son époque),
médical (anatomie, botanique, dié-
tétique), astronomique, mathéma-
tique, architectural... Son savoir
était quasiment universel. Vous
vous en rendrez compte en lisant le
roman.

Dans Gargantua, Rabelais se


moque particulièrement des
moines, qu’il a longtemps fré-
quentés dans ses divers couvents
(les Cordeliers et les Bénédictins)
et auxquels il s’est confronté en
voulant lire la Bible dans la lan-
gue originelle (hébreu et grec). Il
se moque aussi des théologiens
La Devinière, maison natale de Rabelais. Située à Seuilly, de la Sorbonne, qu’il appelle les
au cœur du vignoble chinonais, elle abrite le musée « caffars ». En effet, ses écrits ont
consacré à l’auteur de Gargantua. été censurés à plusieurs reprises
© Photographie : Myriam Cournarie. par cette université de théologie.
Sans la protection du roi, de sa
sœur Marguerite de Navarre et du cardinal du Bellay, Rabelais n’aurait
peut-être pas pu publier ses ouvrages, d’abord édités sous le pseudonyme
(anagramme) d’Alcofribas Nasier.

2. Bibliographie de Rabelais
Romans : Pantagruel 1532 – Gargantua 1535 – Tiers Livre 1546 –
Quart Livre 1548 – Cinquième Livre 1564 (posthume).
Traductions : Épîtres médicinales de Manardi – Aphorismes d’Hippocrate
(du grec au latin) – Topographie de l’ancienne Rome de Marliani 1534.
Essais : Testament de Cuspidius 1532 (texte juridique) – Pantagruéline
Prognostication pour 1533 – La Sciomachie 1549.

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Pantagruel, dont le titre complet est : Les horribles et
épouvantables faits et prouesses du très renommé
Pantagruel Roi des Dipsodes, fils du Grand Géant
Gargantua, parut quelques années avant Gargantua,
pourtant ce dernier personnage est le père de Pantagruel.
Il y a donc une inversion dans la chronologie généalo-
gique des géants. Pantagruel, géant comme son père
et sa mère, parfait son éducation à l’université de
Poitiers puis de Paris. Son père Gargantua lui fait par-
venir une lettre où il énumère tous les savoirs que son
fils doit acquérir : le latin, le grec, l’hébreu, le chaldéen,
l’arabe, l’astronomie, les mathématiques, la musique,
le droit civil, tous les animaux de la nature, la botanique,
les métaux, les pierreries, les livres des médecins grecs,
arabes, latins et juifs, et enfin l’anatomie. Son père lui
François Rabelais (1483-1553), recommande également de prier, de ne pas commettre
écrivain et médecin – École française, de péché, sinon tout son savoir serait nuisible parce que
XVIe siècle, Renaissance. « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Château de Versailles et de Trianon Pantagruel, en bon fils, met beaucoup d’ardeur à son
© RMN / Gérard Blot. apprentissage. Il fait un jour la rencontre de Panurge,
jeune homme d’une grande éloquence et d’une grande
fantaisie. Pantagruel devient son ami et il leur arrive plusieurs aventures
dont ils se sortent toujours bien. Pantagruel apprend que son père a été
enlevé et part à sa rescousse, accompagné de Panurge. Il affronte et tue
trois cents géants et leur capitaine Loup Garou. Panurge ressuscite un de
leurs compagnons, qui revient des Enfers et raconte ce qu’il y a vu. Enfin,
Pantagruel est vainqueur en Dipsodie. « Il couvre toute une armée de sa
langue » : les gens de Gargantua ainsi qu’Alcofribas lui-même se réfugient
dans sa bouche. Le narrateur raconte les rencontres qu’il y fait…
Le Tiers Livre des faicts et dicts heroïques du bon Pantagruel : composé
par M. Fran. Rabelais, docteur en médecine. Ce troisième livre, consacré
aux géants, s’intéresse surtout à la question du mariage et à la liberté de
l’être humain. En effet, Panurge se demande s’il doit se marier. Pantagruel
lui conseille de chercher une réponse dans ses rêves, de demander à une
Sibylle et à nombre d’autres personnages : Épistémon (celui qu’il a ressus-
cité dans le Pantagruel), Frère Jean des Entommeures, un théologien, un
médecin, un légiste, un philosophe. Les deux amis, accompagnés d’Épis-
témon et de Frère Jean, partent consulter l’oracle de la Dive Bouteille avec
la permission de Gargantua. Ils chargent les bateaux de Pantagruelion,
l’herbe dont Pantagruel a découvert toutes les vertus et propriétés, en
particulier celle de ne pas être consumée par le feu.
Le Quart Livre des faicts et dicts heroïcques du bon Pantagruel composé
par M. François Rabelais, docteur en médecine, avec privilege du Roy. Ce
roman d’aventures ressemble au récit de voyage de Jacques Cartier (qui
publia le Brief Recit de la découverte du Canada en 1545). Pantagruel
s’embarque de Saint-Malo comme l’explorateur, et, comme lui, commence
par naviguer quatre mois. Les marins rencontrent toutes sortes d’aven-
tures fictives comme dans Histoires vraies de Lucien (cf. plus loin, le cha-

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pitre sur les origines du roman) et sont ballotés par les vents d’une île à
l’autre. Ce voyage est une sorte de découverte du monde contemporain
de Rabelais et des tentations qui guettent l’humanité. Le personnage de
Panurge, comique et sûr de lui dans le Tiers Livre, est ici rongé par la peur
de la mer et de la tempête. Il n’est pas capable d’affronter les obstacles
ou les dangers de la vie, contrairement à Frère Jean ou Pantagruel. C’est
dans le Quart Livre que se situe le fameux épisode des « moutons de
Panurge » : sur le bateau, Panurge qui s’est violemment disputé avec un
marchand de moutons, lui achète une de ses bêtes et la jette par-dessus
bord. Comme il est bien connu que les moutons font tous ensemble ce
que fait le premier d’entre eux, tous les moutons du troupeau suivent
celui que Panurge a jeté à la mer et se jettent à l’eau. En essayant de les
retenir, le marchand tombe également à la mer et se noie.
Le Cinquiesme et Dernier Livre des faicts et dicts heroïques du bon
Pantagruel composé par M. François Rabelais docteur en médecine. Les
spécialistes ne sont pas certains que Rabelais soit l’auteur de tous les
chapitres. L’intrigue est la suite du Quart Livre. Les voyageurs débarquent
d’abord à l’Isle Sonnante, puis à l’île des Ferrements, de Cassade, au pays
d’Outre et au royaume de Quinte Essence, pays de contes merveilleux. Ils
gagnent enfin l’île où se trouve le temple de la Dive Bouteille. Le pontife
Bacbuc leur montre la fontaine fantastique qui se trouve au-dessous du
temple. Cette fontaine répand une eau qui a goût de vin, selon le désir de
celui qui la boit. Panurge reçoit le mot de la Dive Bouteille, qui est Trinch
(pour trinquer).

B Le contexte historique, religieux,


littéraire et artistique du XVIe siècle :
l’héritage médiéval, Renaissance
et humanisme
L’humanisme est un mouvement culturel européen, qui débute en Italie
au XVe siècle (le Quattrocento) et qui s’étend rapidement dans les pays
alentour. En France, les guerres d’Italie commencées par Charles VIII et
continuées par François Ier font découvrir ce mouvement aux Français et
le jeune roi François Ier encourage l’expansion de l’humanisme en France.
La période pendant laquelle se développe ce mouvement s’appelle la
Renaissance. Humanisme et Renaissance sont deux appellations qui n’ap-
paraissent pas avant le XIXe siècle.
De nombreux événements permettent à l’humanisme de prendre son
essor. Mais définissons d’abord le mot « humanisme ». Il vient du latin
humanitas qui signifie la culture. L’enseignement de cette culture, surtout
les langues anciennes hébreu et grec, est appelé lettres d’humanité. Les
enseignants ou les partisans de cette nouvelle culture sont ainsi appelés

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les humanistes, qui allient une immense culture antique à une courtoisie
et une élégance morale sans défauts. L’humanisme devient ainsi un idéal
de sagesse et de foi en la nature humaine.

1. L
 e contexte historique permettant
l’émergence de l’humanisme
L’humanisme débute en Italie, avec les deux grands poètes Pétrarque,
(1304-1374) auteur du Canzoniere (en l’honneur de Laure de Noves), et
Boccace (1313-1375), auteur du Décaméron ; tous deux sont des éru-
dits qui se passionnent pour la civilisation antique à travers les auteurs
latins. Puis, l’humanisme se développe au milieu du XVe siècle à Florence,
lorsque Marsile Ficin traduit en latin l’œuvre de Platon, à la demande de
Cosme de Médicis. En effet, la chute de Constantinople (1453) prise par
les Turcs, favorise l’évasion des savants byzantins de langue grecque vers
l’Italie. Ils possèdent des documents inconnus ou oubliés en Occident.
La traduction d’ouvrages comme l’œuvre de Platon, du grec en latin, est
une découverte considérable pour l’Europe occidentale, à ce moment-là.
Naît alors le désir de retourner aux sources originelles des textes anciens,
en grec et en hébreu. L’étude de ces langues est appelée les Humanités,
comme nous l’avons vu plus haut.
La guerre de Cent Ans s’achève en 1453, laissant enfin le territoire français
libre des Anglais. En 1429, Jeanne d’Arc fait sacrer le roi Charles VII à Reims
et peu après les défenses anglaises tombent une à une : la Normandie
est libérée en 1450 avec la victoire de Formigny mais la victoire finale eut
lieu en Périgord, près de Castillon, le 17 juillet 1453. Trois mois plus tard,
Bordeaux capitulait définitivement et ce fut le dernier acte de la Guerre de
Cent Ans. Les Anglais repartirent dans leur île, sans émettre d’autres pré-
tentions sur le trône de France. Le pays était en ruines après cent ans de
guerres et ce fut le rôle de Charles VII et de Louis XI de le remettre en état.
Tout renaissait en même temps : l’agriculture, le commerce et l’industrie
grâce à l’effort de ces rois et leurs successeurs vont régner sur une France
prospère et agrandie. En effet, Charles VIII, le successeur de Louis XI, épouse
Anne de Bretagne en 1491, annexant la riche province bretonne à la France.
Les guerres d’Italie font découvrir aux Français le mouvement initié en
Italie. En effet, le roi Charles VIII et son successeur Louis XII ont des pré-
tentions sur le royaume de Naples et sur Milan, la grand-mère de Louis XII
étant une Visconti et René d’Anjou ayant légué à Louis XI ses droits sur le
royaume de Naples. Son successeur François Ier continue cette politique.
Il gagne la fameuse bataille de Marignan en 1515 mais subit le désastre
de Pavie en 1525. Il est prisonnier à Madrid pendant plus d’un an. La
France ayant mené ces guerres hors de son territoire, les Français n’en
ont pas souffert et au contraire, pendant ce temps, l’agriculture et le com-
merce connaissent un essor considérable. La population connaît aussi un
fort accroissement. De retour en France, François Ier invite les peintres
Léonard de Vinci et Benvenuto Cellini à la Cour de France. Les seigneurs
français, de retour d’Italie, veulent imiter la douceur de vivre italienne et

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font transformer leurs châteaux forts en châteaux accueillants, luxueux et
raffinés. Le style Renaissance s’inspire de l’architecture italienne et des
monuments antiques. Les matériaux sont clairs, élégants, l’entrée est
accueillante et la décoration somptueuse. Ce sont bien sûr les Châteaux
de la Loire qui en sont les exemples les plus parfaits, comme Chambord,
Chenonceaux ou Azay-le-Rideau. C’est la rupture avec les cadres féodaux,
qui va avoir une répercussion morale, économique et politique. François
Ier bouleverse aussi les habitudes ancestrales moyenâgeuses en créant le
Collège des lecteurs royaux à, la demande de Guillaume Budé, en 1530. Ce
Collège est l’ancêtre de notre Collège de France, rue des Écoles à Paris. On
y enseignait gratuitement et à tous, le latin, l’hébreu et le grec. Les ensei-
gnants dépendaient alors directement du roi et non pas de la Sorbonne,
faculté de théologie.

2. Les grandes découvertes


Parallèlement à la fin de la guerre de Cent Ans et à la prise de Constantinople
en 1453, la vieille Europe est bouleversée par de grandes découvertes
géographiques, scientifiques et techniques.

a) Les découvertes géographiques


En effet, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492
est la première d’une série de découvertes qui vont rendre accessible la
totalité du globe terrestre. C’est l’équipe de Magellan, navigateur portu-
gais, qui achève la première circumnavigation en 1522, après trois ans
de navigation. Les Portugais et les Espagnols se créent un empire colonial
en Amérique du Sud, les Français en Amérique du Nord, avec le naviga-
teur Jacques Cartier (à partir de 1541). Vasco de Gama est le premier
Européen à avoir atteint les Indes par l’Ouest, en doublant le cap de Bonne
Espérance en mars 1498. Il atteint les Indes en mai de la même année.
Les voyages par voie maritime ne sont pas encore très aisés. La boussole
existait dès le début du XIVe siècle mais le seul autre instrument de navi-
gation était l’astrolabe, qui permettait de se situer par rapport aux astres
(le sextant, beaucoup plus précis, ne sera inventé qu’au XVIIIe siècle).
La découverte d’autres modes de vie et de civilisations différentes offre
des horizons nouveaux à la pensée européenne. En effet, les Européens
sont habitués jusque-là à se considérer comme le centre du monde. Ces
découvertes géographiques vont de pair avec des découvertes scien-
tifiques qui révolutionnent les esprits. Les voyages par voie maritime
deviennent également plus aisés

b) Les découvertes scientifiques


E L’astronomie

À l’époque de Copernic (1473-1543), scientifique polonais, le système astro-


nomique dominant est le géocentrisme : on considère que le soleil tourne

Séquence 4 – FR01 15

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autour de la Terre immobile, comme le pensaient Aristote et Ptolémée. La
Terre est donc le centre de l’univers. En s’appuyant sur les travaux de savants
arabes, Copernic réfute ce système et avance que c’est la Terre qui tourne
autour du soleil. Ainsi, la Terre cesse d’être le centre du monde et n’est plus
qu’une planète parmi d’autres. C’est ce que l’on appelle l’héliocentrisme.
Cette nouvelle conception de l’univers révolutionne les façons de penser et
les terriens se sentent minuscules dans un univers immense, alors qu’ils se
croyaient le centre de l’univers auparavant. On a, à juste titre, intitulé cette
découverte astronomique la Révolution copernicienne.

E La médecine
Ambroise Paré (vers 1510-1590) est un chirurgien-barbier français qui
acquit une expérience dans le domaine chirurgical sur les champs de
batailles. Sa grande innovation a été de ligaturer les artères au lieu de
cautériser les plaies à l’huile bouillante (!) comme on le pratiquait alors.
Il a aussi inventé des prothèses pour soulager les amputés. Il a fait égale-
ment avancer les connaissances en anatomie, grâce aux dissections qui
étaient interdites auparavant. Ne sachant pas le latin, il a publié plusieurs
ouvrages de médecine en français, sur différentes parties de la médecine,
notamment sur les accouchements. La connaissance du corps humain
comble une partie de l’immense soif d’apprendre de l’humaniste. Léonard
de Vinci pratiquait aussi la dissection pour pouvoir mieux dessiner les
corps.

c) Les découvertes techniques


E L’imprimerie

Jusqu’à Gutenberg, soit les moines recopiaient à la plume des manuscrits,


soit on imprimait des ouvrages par le procédé de la « xylographie », c’est-
à-dire de la gravure sur bois. L’inconvénient était que s’il y avait une erreur,
il fallait recommencer toute la gravure sur le bois. Gutenberg, imprimeur
allemand, créa vers 1440 à Strasbourg la « typographie » ou procédé
d’imprimerie en caractères mobiles (imaginé par les Chinois au XIe siècle
mais découvert seulement à la fin du Moyen Âge par les Occidentaux).
C’est l’idée de fondre les vingt-six lettres de l’alphabet, indépendantes
les unes des autres, qui a permis l’invention de l’imprimerie. En effet, les
caractères mobiles en plomb pouvaient se combiner indéfiniment les uns
avec les autres et pouvaient resservir un grand nombre de fois, contrai-
rement à la gravure sur bois. Le premier ouvrage imprimé en Occident fut
la Bible, dite Bible « à quarante-deux lignes » ou Bible Mazarine parce
qu’elle a appartenu au cardinal Mazarin et se trouve à la Bibliothèque
Mazarine, à Paris. Les ouvrages imprimés avant 1500 s’appellent des
« incunables », du latin incunabulum, berceau. La typographie allait être
la meilleure alliée de l’humanisme comme aide à la diffusion des idées
nouvelles. En 1470, la première imprimerie établie en France fut installée
dans les bâtiments de la Sorbonne.

16 Séquence 4 – FR01

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3. La Réforme
Une crise religieuse secoue l’Église catholique entre 1447 et 1527, accen-
tuée par Martin Luther (1483-1546), moine allemand, scandalisé des
abus de certains papes et de certains prêtres. Il prêche la Réforme à par-
tir de 1517 et dénonce en même temps « l’assujettissement de la
Germanie au pontife romain ». Au début, il ne pense nullement se sépa-
rer de l’Église catholique romaine. Il proteste seulement contre la vente
des indulgences1. L’Église catholique lui rétorque que cela s’est toujours
fait et le moine publie de violents écrits contre Rome et brûle la bulle (texte
écrit par le pape) qui le condamne. La Réforme prônée par Luther affirme
que les œuvres de charité sont sans efficacité et que le salut éternel
dépend uniquement de la foi. Il traduit la Bible en allemand et confesse
sa foi à Augsburg, en 1530, en définissant sa doctrine. Il est suivi par de
très nombreux princes allemands et ceux que l’on appelait les évangé-
listes, parce qu’ils s’appuyaient avant tout sur l’Évangile, protestent contre
l’empereur Charles Quint, soutien des catholiques, et acquièrent le nom
de protestants. En 1555, à la diète d’Augsburg, l’empereur (bien malgré
lui) accorde la liberté religieuse inconditionnelle au peuple germanique.
En France, l’esprit humaniste d’individualisme et de critique permet une
rapide avancée de la Réforme (grâce à Calvin en particulier), et Lefèvre
d’Étaples (ami de Rabelais) traduit la Bible en français pour la première
fois. Toutefois, la discipline très stricte que prône la Réforme et son mépris
de la nature ne peuvent plaire à notre auteur et Rabelais ne deviendra
jamais protestant. L’Église catholique, devant les progrès fulgurants de la
Réforme protestante et devant la nécessité de s’améliorer elle-même, pro-
pose une Contre-Réforme, dont le programme est défini par le concile de
Trente (1545-1563). Cette Contre-Réforme redonne un élan et une vigueur
nouvelle à l’Église catholique. En France, le roi François Ier est d’abord
favorable aux évangélistes. Il considère qu’une réforme est nécessaire,
jusqu’à l’Affaire des Placards (17-18 octobre 1534). Les évangélistes osent
placarder sur la porte de la chambre du roi de violentes attaques contre la
messe papale. François Ier, très mécontent, sévit contre les évangélistes et
les luthériens et en envoie vingt-et-un au bûcher. Beaucoup de protestants
s’exilent, dont Calvin.

4. L
 e contexte historique
pendant la vie de Rabelais
François Ier et Charles Quint
La France et la maison d’Autriche vont se trouver en guerre pendant qua-
rante ans (1519-1559), c’est-à-dire pendant la majeure partie de la vie

1. Des indulgences, c’est-à-dire, le salut éternel ou le rachat des âmes du Purgatoire, pouvaient être
achetées dans les paroisses par la famille ou les amis des défunts. Certains prêtres s’enrichissaient
de cette façon et Luther s’est élevé fermement contre cette pratique.

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de Rabelais. Cette guerre ou plutôt ces guerres successives eurent pour
origine la puissance démesurée que ses divers héritages ont offerte à
Charles de Habsbourg, le futur Charles Quint2. Petit-fils à la fois de Charles
le Téméraire, duc de Bourgogne et des souverains espagnols, Charles
Quint devient maître de la maison d’Autriche, de la Bourgogne, des Pays-
Bas, de la Franche-Comté, de la Flandre ainsi que des royaumes d’Es-
pagne, de Naples et de Sicile et d’une très grande partie du Nouveau-Monde.
Il obtient le titre d’empereur que convoitait François Ier et l’immensité
de ses possessions lui permettait de dire que « le soleil ne se couch[ait]
jamais sur [s]on empire ». Les deux rois se font la guerre toute leur vie.
François Ier meurt en 1547 mais son fils Henri II continue la guerre jusqu’à
sa mort en 1559 et Charles Quint abdique en 1556 en faveur de son fils
Philippe II, roi d’Espagne. Cette lutte de quarante ans s’achève enfin par
le traité de Cateau-Cambrésis (1559) qui dépouille la France de tous ses
droits en Italie et ne lui laisse en compensation que la possession des
trois évêchés – Toul, Verdun et Metz – et de Calais. La trêve sera courte
en France parce qu’après les guerres extérieures, vont commencer les
guerres de religion ou guerres civiles, entre protestants et catholiques
français, qui vont durer de 1562 à 1598, mettant le pays à feu et à sang.
C’est Henri IV qui y met fin par l’Édit de Nantes en 1598, permettant aux
deux religions de cohabiter dans le pays.

5. La littérature
La langue
La langue française, anciennement appelée « romane » au IXe siècle, se
développe d’abord en poésie puis en prose. La poésie des Chansons de
geste précède celle des romans du XIIe siècle, dont l’auteur le plus célèbre
est Chrétien de Troyes. Béroul écrit aussi Tristan et Iseut en français, langue
également employée dans les siècles suivants pour le Roman de Renart, Le
Roman de la Rose, les fabliaux, les Mystères, le théâtre… Les problèmes de
langue agitent tout le XVIe siècle et dans Gargantua, Rabelais les aborde
fréquemment. En effet, le peuple ne parle pas latin et les dialectes sont
nombreux et variés. Mais le latin reste la langue de l’Église, de l’Univer-
sité et même des collèges. Les élèves, qui reçoivent leur enseignement en
latin, étudient des textes non pas français mais latins et sont obligés de
parler cette langue en récréation. Cet excès donne naissance à un « latin
de cuisine » incorrect et incompréhensible, dont se moque Rabelais avec
la harangue de Janotus (chapitre 19). Pour les humanistes, il faut parler
français en enrichissant notre langue et apprendre un latin classique comme
celui de Cicéron. C’est pourquoi, en 1539, le roi signe, à Villers-Cotterêts une
ordonnance qui impose le français dans les actes officiels et de justice et
en 1549, du Bellay, au nom de la Pléiade, écrit Défense et Illustration de la
langue française, manifeste dans lequel il recommande à ses compatriotes

2. Quint = Cinq.

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d’écrire en français, « pour garder la dignité de notre langue » (Livre II, cha-
pitre 12). Rabelais, en bon humaniste, écrit ses livres de médecine en latin
mais ses romans en français, pour toucher un public plus large.

L’héritage médiéval et antique


Les grands auteurs latins avaient été traduits en français au XIVe siècle :
Tite-Live, Cicéron, Sénèque, ainsi que la traduction latine d’Aristote… Mais
le latin reste la langue des Chroniques historiques et de l’Église (sermons,
théologie). C’est pourquoi la langue employée par la plupart des grands
humanistes était le latin, son emploi donnant à l’auteur l’assurance d’être
lu et compris par toute l’élite de l’Europe occidentale. Érasme, modèle
d’humaniste, écrivait en latin. En effet, la tradition latine n’avait jamais
été interrompue en Occident, alors que le grec était quasiment ignoré au
Moyen Âge. Nous avons vu que la prise de Constantinople par les Turcs
en 1453 avait chassé de fameux humanistes en Europe occidentale, sur-
tout à Florence. Ils apportaient avec eux des manuscrits d’écrivains grecs,
inconnus ou mal connus. La (re)découverte la plus marquante fut celle
de Platon, dont l’influence va faire pâlir celle d’Aristote, qui a dominé
tout le Moyen Âge. À la demande de Cosme l’Ancien de Médicis, Marsile
Ficin (1433-1499) traduisit en latin les œuvres complètes de Platon et de
Plotin, et une Académie platonicienne, où se réunissaient les passionnés
de la pensée antique, fut fondée à Florence. La capitale des Médicis était
alors en relation étroite avec Lyon et ses érudits, Louise Labé et Maurice
Scève en particulier, qui ont introduit le néo-platonisme en France. L’un
de ces lettrés, Jean Lascaris, fut amené en France par Charles VIII et fut le
professeur du grand humaniste français, Guillaume Budé, celui-là même
qui obtint de François Ier la création du Collège des lecteurs royaux.

La poésie
Le représentant le plus digne de la poésie dans la première moitié du XVIe
siècle est Clément Marot (1496-1544). Vers 1540, il traduit les Psaumes
de la Bible en français ; il est l’auteur d’Épîtres, Rondeaux, Épigrammes et
Ballades. C’est lui qui introduit en France le sonnet italien, que la Pléiade
va développer plus tard. Il traduit aussi des fragments antiques de Virgile,
Ovide et Lucien. On peut également mentionner Louise Labé, poétesse
lyonnaise (1524-1566) et Maurice Scève (1501-1560) lyonnais lui aussi,
que nous avons évoqués au paragraphe précédent. Lyon était alors un
brillant foyer littéraire en relation avec Florence.
Après 1550, les poètes rejettent les genres poétiques précédents comme
le virelai, le rondeau ou la ballade et prônent les genres cultivés par les
Anciens, l’ode, l’élégie, l’épopée, la tragédie, la comédie. Joachim du
Bellay, dans sa Défense et Illustration de la langue française, recommande
d’enrichir la langue par des emprunts à l’ancienne langue, par des créa-
tions et met en valeur l’art et la technique poétique. Dans cet ouvrage, du
Bellay expose le programme de cette nouvelle école, culminant avec les
sept poètes de la Pléiade, Ronsard, du Bellay, Jean Dorat, du Baïf, Rémi
Belleau, Jodelle et Pontus de Tyard. Il faut aussi citer Agrippa d’Aubigné

Séquence 4 – FR01 19

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(1551-1630), poète protestant, qui écrit une poésie rude et violente et est
autant connu comme poète que comme homme de guerre. Les Tragiques,
poème satirique de 9000 vers, est écrit avec une rare violence, pour satis-
faire « une haine partisane ».

La prose
La prose du XVIe siècle se compose surtout de traités et de Mémoires.
Henri Estienne (1531-1598) écrit le Traité de la conformité du langage
français avec le grec (1566) et De la précellence du langage français
(1579). Bernard Palissy (1510-1590), le fameux potier émailleur, publie
en 1580 Discours admirable de la nature des eaux et des fontaines.
Jacques Amyot (1513-1596) traduit Les Vies des hommes illustres de
Plutarque en 1559, en excellent français, alors que Étienne de La Boétie
(1530-1563), grand ami de Montaigne, écrit vers 1546 Discours sur la
servitude volontaire.
Les mémoires les plus importants sont ceux laissés par le maréchal de
Monluc (1499-1577) et par Marguerite de Valois, la reine Margot (1553-
1615), la première femme d’Henri IV. Le plus célèbre prosateur de la
deuxième moitié du XVIe siècle reste malgré tout Michel de Montaigne
(1533-1592) qui publie ses Essais en 1580. Son esprit critique cherche à
retenir, dans les idées nouvelles de la Renaissance, les éléments les plus
aptes à susciter un art de vivre fait de mesure et d’équilibre.

6. L’art au XVIe siècle


Nous avons vu précédemment que le jeune roi Charles VIII, comme ensuite
ses successeurs Louis XII et François Ier, avait été enthousiasmé par l’art de
vivre italien. Il réussit à ramener à Amboise vingt-deux ouvriers italiens, à la fin
de l’année 1495. Ces quelques artisans et artistes formèrent nos artistes fran-
çais dans tous les domaines : architecture, sculpture, peinture, arts décoratifs.
S’appuyant sur ces nouvelles techniques, les Français vont ensuite développer
un art national.
Retenons surtout que l’application de ce nouveau savoir-faire est immé-
diate dans l’architecture française. Les vieux châteaux féodaux se rajeunis-
sent par davantage d’ouvertures, des embellissements et des décorations
Renaissance. L’art architectural de la Renaissance atteint son apogée avec
les « châteaux de la Loire », dont le plus abouti reste Chambord. Charles
VIII avait également ramené en France le sculpteur italien Guido Mazzoni,
qui eut une influence considérable à la Cour et dans tout le pays. Il reçut la
commande la plus importante qui pouvait être alors passée à un artiste, le
tombeau de Charles VIII. Mais l’influence italienne ne s’est pas fait sentir
durablement en sculpture, les sculpteurs français préférant un réalisme
sobre et précis à l’élégance impersonnelle des Italiens.
En peinture, avant les peintres italiens installés à la cour de France (Rosso
et Primatice en 1532 à Fontainebleau), les peintres français les plus
célèbres du XVIe siècle sont Jean Bourdichon (Les heures de Charles VIII

20 Séquence 4 – FR01

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et d’Anne de Bretagne) et Jean Perréal, ainsi que les portraitistes Jean
Clouet (mort en 1540) et son fils François (1516-1572) qui ont laissé des
portraits (entre autres) du roi François Ier et de personnages de la Cour.
Mais l’École de Fontainebleau, créée par les peintres italiens Rosso et
Primatice, impose un nouveau style de décoration intérieure, caractérisé
par un mélange de fresques et de grandes figures de stuc en haut relief.
Cette école se constitue, comme son nom l’indique, autour du château de
Fontainebleau, où les deux maîtres italiens enseignent à leurs élèves fran-
çais leurs penchants pour les corps sveltes et les visages impersonnels.
En arts décoratifs, les vitraux connaissent à cette époque une exception-
nelle vitalité, subissant également l’influence italienne dans le traitement
plus élégant de leurs figures. Les tapisseries présentent encore quelques
sujets religieux mais traitent surtout de sujets profanes, dont le plus popu-
laire est représenté par la série des tapisseries de La Dame à la Licorne
(au musée de Cluny à Paris). Cette série de tapisseries représentant les
cinq sens, est caractérisée par un fond semé de fleurs (anémones, œillets,
pervenches) sur lequel se détachent les personnages.

7. Les grands thèmes humanistes


E La découverte de l’infini
La révolution copernicienne, faisant de la terre un point dans l’univers
et les travaux mathématiques du romain Nicolas de Cuse (1401-1464)
introduisant l’idée de l’infinitésimale offrent à l’esprit des humanistes
la pensée de l’infini. Ils ne pensent plus l’homme comme on le pensait
au Moyen Âge : uni à toute l’humanité dans la main de Dieu. L’infinité
n’est plus celle de Dieu mais celle de l’univers et l’homme devient le
centre de la pensée humaine, place jusque-là tenue par le principe divin.
Les manuscrits antiques traduits du grec dévoilent une sagesse laïque
et humaine qui fait de l’épanouissement de la personne, le but de la
sagesse, à l’encontre du christianisme médiéval. Il faut toutefois préci-
ser que la Renaissance n’est en aucun cas païenne ou hédoniste mais
au contraire, profondément religieuse. Le mouvement « évangélique »
qui naît à ce moment-là provient du désir d’un retour aux sources du
christianisme, à une foi plus pure, débarrassée des superstitions, des
abus et de la Tradition, qui au fil du temps, ont déformé l’Écriture sainte.
Rabelais était très proche de l’évangélisme mais ne s’est jamais séparé
de l’Église catholique.
Les grandes découvertes de nouveaux territoires et de nouveaux peuples
invitent aussi l’humaniste à l’esprit de comparaison, au sens du relatif,
au développement de l’esprit critique et de l’esprit scientifique. Toutes
ces influences favorisent l’individualisme et l’autonomie de l’individu qui
peut profiter des plaisirs de la vie terrestre ainsi que du spectacle de la
nature et de l’art. Pour les néo-platoniciens (Marsile Ficin, Louise Labé,
Maurice Scève), le Beau conduit au divin. Cet esprit de la Renaissance va
inspirer toute la littérature du début du XVIe siècle.

Séquence 4 – FR01 21

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E  ’homme devient le centre des préoccupations
L
humanistes
On célèbre la beauté de son corps, son intelligence, son habileté, sa
capacité à tout connaître en tous les domaines ; sa soif de savoir est
universelle. « L’homme est le modèle du cosmos » dit Léonard de Vinci.
C’est une grande nouveauté par rapport au Moyen Âge où la préoccupation
essentielle était Dieu. L’homme est naturellement bon, ce qui s’oppose
au péché originel d’Adam et Ève. Il se détourne de l’ascèse pour apprécier
tous les plaisirs terrestres parce qu’il est libre de son destin.

E La connaissance est révérée par-dessus tout


parce qu’elle permet de combattre les superstitions. Elle favorise un esprit
rationnel qui annihile toute naïveté et crédulité. Donnée à l’enfant, dès
son plus jeune âge, elle en fait un philosophe, intelligent et sage : « Le
gigantisme, ou l’homme plus grand que nature, constitue donc l’image
idéale et utopique des pouvoirs de l’humanisme »3.
L’humanisme est bien un gigantisme puisque ses aspirations le poussent
à faire grandir l’homme sans cesse et toujours davantage.

8. Le retour aux sources antiques


Les humanistes chrétiens (Thomas More en Angleterre, Guillaume Budé et
Lefèvre d’Étaples en France, Érasme en Hollande et dans toute l’Europe)
s’abreuvent à une double source antique : les textes païens, grecs ou
latins, et les Écritures Saintes en hébreu et en grec. Cette double source
n’en fait quasiment plus qu’une et pour Érasme, Socrate est pratiquement
un saint. Les protestants Luther et Calvin n’acceptent pas cette façon de
penser et ne veulent garder que la Bible comme référence ancienne, mais
pour beaucoup d’humanistes, la morale antique païenne se substitue à la
morale chrétienne ; ils deviennent « cicéroniens » comme le disait Érasme
en se moquant d’eux. Par eux se répand un rationalisme qui atteindra
son apogée au siècle des Lumières. Les auteurs les plus lus sont Aristote,
Platon, Lucrèce, Cicéron, Virgile et Horace. La philologie se développe pour
comprendre les « clés » des langues originelles, hébreu, grec ou latin.
L’Ancien Testament a été écrit en hébreu (avec quelques rares passages en
araméen) et le Nouveau Testament a été écrit en grec. Saint Jérôme, au IVe
siècle, traduit la Bible en latin, et jusqu’à la Renaissance, il n’existait aucune
traduction en langue française. Les fidèles connaissaient les événements
bibliques par le théâtre (les Mystères), par les sculptures des cathédrales et
par les sermons à l’église. À moins de lire le latin couramment, on ne pou-
vait pas lire la Bible. De plus, les Bibles médiévales n’étaient pas toujours
complètes et comportaient des commentaires et des ajouts. C’est pourquoi,
Lefèvre d’Étaples, qui est le premier à avoir traduit la Bible en français, la

3. Catherine Durvye, in « Le gigantisme est-il un humanisme ? », Revue Ellipses sur Gargantua.

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débarrasse des adjonctions médiévales. Son idée est que non seulement la
Bible doit être accessible à tous mais aussi qu’il faut revenir au texte même,
à l’origine, et non plus passer par des commentaires du texte.
L’humanisme a profondément bouleversé les mentalités européennes
du XVIe siècle. On est passé d’un monde clos à l’infini du cosmos, de la
superstition à la raison, de la méfiance envers l’homme à l’optimisme. Ce
bouleversement a affecté toutes les formes d’expression : l’art, la littéra-
ture, l’architecture, la sculpture, la musique, mais aussi toutes les formes
de pensées : profane et religieuse.

C Les origines et l’évolution du roman

1. Le roman dans l’Antiquité gréco-romaine


a) Longus, Chariton et Apulée
Dans l’Antiquité, ce genre littéraire existe déjà sans en avoir le nom.
L’écrivain Macrobe (écrivain et philosophe latin né vers 370 ap. J.-C.),
parlant des œuvres d’Apulée et de Pétrone qui, en fait, correspondent
déjà à la définition du roman, les appelle des « argumenta fictis casi-
bus amatorum referta » (récits pleins d’aventures fictives arrivant à des
amoureux). Nous connaissons des romans grecs comme Daphnis et Chloé,
pastorale de Longus (IIe ou IIIe siècle ap. J.-C.), ou Chairéas et Callirhoé
de Chariton (date inconnue, sans doute le Ier siècle ap. J.-C.) qui est un
roman d’aventures mettant en scène deux jeunes gens amoureux. Et les
Latins se réjouissaient des aventures de L’Âne d’Or d’Apulée (IIe siècle ap.
J.-C.), récit d’aventures merveilleux. Ce sont en effet des romans d’aven-
tures, riches en péripéties : intrigues amoureuses, enlèvements, pillages
de tombes, etc. On y trouve également des satires sociales et politiques.

b) L’Histoire véritable de Lucien de Samosate


Le roman, que Rabelais connaissait et dont il s’inspire manifestement, est
Histoire véritable de Lucien de Samosate (né vers 120 - mort vers 180 ap.
J.-C.). Il s’agit du récit à la première personne d’une expédition en vue de
découvrir le monde. Les aventuriers se retrouvent avalés par une baleine
puis en réchappent. Ils découvrent, au cours de leur voyage sur terre, sur
mer et dans le ciel, le Pays du Vin, la Ville des lampes, la Lune... Ils parti-
cipent à une guerre entre Endymion et Phaéton, roi du soleil, qui rivalisent
au sujet de l’Étoile du matin... C’est un récit d’aventures, très original,
à la fois parodique, satirique et merveilleux, débordant de fantaisie et
de drôlerie. On y trouve aussi de nombreuses références savantes. Il est
manifeste que son contenu et le ton facétieux du narrateur sont proches
de l’univers et du style rabelaisien. Certains passages du Quart Livre et
du Cinquième Livre sont directement inspirés de Lucien. De plus, dans

Séquence 4 – FR01 23

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l’incipit, Lucien joue sur réalité et mensonge en prévenant le lecteur que
son récit est fictif et, pour cela, intitulé « Histoire vraie ». À la fin, il promet
au lecteur une suite qu’il n’écrira jamais. Cette manière légère de présen-
ter sa propre création et de « brouiller » presque systématiquement « les
pistes » rappelle le Prologue de Gargantua. Cet incipit est assez long. Le
narrateur se réfère d’abord à d’autres auteurs anciens, et notamment à
Homère, puis décide d’avoir une attitude opposée à la leur :
« Pourtant, quand j’ai lu ces différents auteurs, je ne leur ai pas fait un
trop grand crime de leurs mensonges, surtout en voyant que c’était une
habitude familière même à ceux qui font profession de philosophie ; et ce
qui m’a toujours étonné, c’est qu’ils se soient imaginé qu’en écrivant des
fictions, la fausseté de leurs récits échapperait aux lecteurs. Moi-même,
cependant, entraîné par le désir de laisser un nom à la postérité, et ne
voulant pas être le seul qui n’usât pas de la liberté de feindre, j’ai résolu,
n’ayant rien de vrai à raconter, vu qu’il ne m’est arrivé aucune aventure
digne d’intérêt, de me rabattre sur un mensonge beaucoup plus raison-
nable que ceux des autres. Car n’y aurait-il dans mon livre, pour toute
vérité, que l’aveu de mon mensonge, il me semble que j’échapperais au
reproche adressé par moi aux autres narrateurs, en convenant que je ne
dis pas un seul mot de vrai. Je vais donc raconter des faits que je n’ai pas
vus, des aventures qui ne me sont pas arrivées et que je ne tiens de per-
sonne ; j’y ajoute des choses qui n’existent nullement, et qui ne peuvent
pas être : il faut donc que les lecteurs n’en croient absolument rien ».
Œuvres complètes de Lucien de Samosate,
traduction nouvelle avec une introduction
et des notes par Eugène Talbot. Paris : Hachette, 1912

2. Le roman au Moyen Âge


a) Chrétien de Troyes
Au Moyen Âge, le mot « roman » désigne la langue vulgaire (de vulgus en latin,
« le commun des hommes, la foule »), c’est-à-dire parlée quotidiennement, par
opposition au latin qui est la langue savante, écrite et parlée par les clercs. C’est
une langue issue du latin populaire transmise par les soldats et les marchands.
Cette langue (ou langue romane) a une grammaire plus simple que celle du latin
classique, utilisé par les gens instruits. C’est une langue intermédiaire entre
le latin et le français moderne. C’est ce qu’on appelle aussi l’ancien français.
Par extension, le mot roman a désigné un texte écrit dans cette langue.
C’est Chrétien de Troyes (né vers 1135 et mort vers 1190) qui, le premier,
décide d’écrire ses œuvres de fiction en langue romane. Dans la préface
du Chevalier à la Charrette (1176-1181), Chrétien de Troyes affirme en
effet « entreprendre un roman ». Naît ainsi un rapprochement entre ce
terme « roman » et une forme narrative spécifique. Le mot « roman » a déjà
son sens moderne : récit mêlant prouesses et amour, retraçant l’histoire
d’un individu qui parcourt le monde pour s’éprouver, se trouver lui-même,
comprendre sa place dans le monde.

24 Séquence 4 – FR01

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Ces romans du XIIe siècle sont écrits en vers et sont destinés à être lus à
haute voix à la cour. C’est pourquoi on les désigne sous le nom de « romans
courtois ». Ils racontent le cheminement initiatique d’un chevalier, qui se
construit peu à peu à travers de nombreuses quêtes et aventures, mettant
à l’épreuve son courage, sa générosité et sa loyauté.
Ce genre littéraire naissant est encore assez proche de l’épopée : ses per-
sonnages ont les mêmes qualités que le héros épique et accomplissent
des prouesses encore exceptionnelles, qui correspondent aux valeurs
de la société féodale. Mais la récompense de telles prouesses n’est plus
seulement la gloire mais l’amour d’une femme.

b) Le Roman de Renart et Le Roman de la Rose


Les XIIe et XIVe siècles sont, comme le siècle précédent, des périodes où
l’on trouve de nombreux récits reprenant le thème de la quête du Graal
et mettant en scène des chevaliers du cycle arthurien.
Mais le genre évolue déjà et, dès le XIIIe siècle, apparaissent d’autres
types de romans. Avec Le Roman de Renart (XIIIe siècle) surgit le roman
satirique, la société féodale étant représentée sous les traits d’animaux.
Le Roman de la Rose (1230-1270-80) commencé par Guillaume de Lorris,
et repris quarante ans plus tard par Jean de Meung, est un roman en deux
parties très différentes l’une de l’autre ; mais toutes deux peuvent être
considérées comme à la fois allégoriques et didactiques. Ce roman, qui
a remporté un immense succès à son époque, est considéré comme une
œuvre maîtresse de la littérature du Moyen Âge. Dans la première partie,
L’Art d’aimer, l’on retrouve les motifs de la poésie courtoise : on y conte
la quête amoureuse du poète (Amant). Dans cette quête de la Rose dont
il est amoureux, l’amant est aidé ou entravé par des allégories (Danger,
Honte, Peur...). Dans la seconde partie, Le Miroir aux amoureux, Raison et
Nature prennent la parole. L’auteur y exprime ses idées et ses critiques sur
la société de son temps. Il se distancie de la pensée religieuse du Moyen
Âge et conteste les institutions, ouvrant la voie à Rabelais.

c) Le roman européen au XVIe siècle


Au XVIe siècle, le développement de l’imprimerie, les grandes décou-
vertes, l’essor des relations entre la France et d’autres pays d’Europe vont
intervenir dans l’évolution du roman. L’on trouve encore des réécritures
parodiques ou sérieuses des romans de chevalerie qui connaissent un
énorme succès populaire, comme Les quatre fils Aymon. Mais la produc-
tion romanesque est marquée par l’influence d’œuvres étrangères comme
Orlando furioso (1516) de l’Arioste (auteur italien) et Amadis de Gaule
écrit par Montalvo (paru en 1508 et traduit de l’espagnol en 1547).
Les romans de Rabelais connaissent, eux aussi, un vif succès, ouvrant la
voie à un autre type de roman, prônant non plus les valeurs féodales mais
les valeurs humanistes.

Séquence 4 – FR01 25

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Cependant, le roman est encore un genre naissant au XVIe siècle et restera
toujours un genre littéraire protéiforme, difficile à cerner et à définir.

3. Peut-on dire que le Gargantua est un roman ?


a) En quoi est-ce un roman ?
Du roman, le Gargantua possède de nombreux éléments : c’est un long
récit en prose, racontant les aventures d’un héros fictif entouré d’autres
personnages, dont on connaît la vie ou une partie de la vie, dans un temps
et un espace donnés. L’auteur y livre, par l’intermédiaire de ses person-
nages, sa vision du monde et de l’existence.

b) Conte populaire et oralité


Cependant, d’autres éléments de cet ouvrage appartiennent à d’autres
genres littéraires : le géant appartient au conte populaire et les personnages,
sans psychologie, sont des archétypes, dont le caractère principal est révélé
par leur nom. Gargantua relève ainsi de la tradition orale : Chrétien de
Troyes, récitant ses « romans » dans les cours des seigneurs, s’adressait
souvent à ses auditeurs. On retrouve de nombreuses traces d’oralité dans
Gargantua, le narrateur s’adresse lui aussi, très souvent au lecteur. La pre-
mière ligne du chapitre 1 est une adresse au lecteur : « Je vous renvoie à la
Grande Chronique pantagruéline » (p.55). Certaines adresses au lecteur,
comme nous allons le voir dans l’étude du Prologue, sont extrêmement fami-
lières, voire grossières et appartiennent aux codes de la littérature popu-
laire. La construction discontinue, morcelée par les diverses digressions
et les nombreux changements de registres, éparpille l’attention du lecteur
et n’enferme pas ce récit dans un genre romanesque donné.

c) Le carnaval des fous


Le carnaval des fous est une institution du Moyen Âge, qui, le jour du
Mardi Gras, offrait au peuple la possibilité d’inverser les règles et les
conventions de la société. On élisait un roi, le roi des fous et même des
prêtres. Ils étaient malmenés par la foule qui s’en donnait à cœur joie en
les insultant et en les brimant. Cette inversion de la société, véritablement
cathartique, permettait de supporter tout le reste de l’année une autorité
quelquefois contestée4. La verve populaire de Rabelais, ses plaisanteries
grossières, les excès monstrueux de chère et de boisson, sa satire du roi
Picrochole et des théologiens de la Sorbonne, évoquent fortement ce car-
naval des fous et sa démesure irrévérencieuse. Mickaël Bakhtine, spécia-
liste de Rabelais, fait même de ce carnaval de fous et de la culture
populaire médiévale, le fondement de toute l’œuvre de Rabelais.

4. Victor Hugo y fait allusion dans Notre-Dame de Paris, lorsqu’il décrit la Cour des Miracles.

26 Séquence 4 – FR01

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d) Un roman protéiforme
En effet, ce roman revêt divers aspects :
– il fait partie des romans d’apprentissage (ou romans initiatiques), parce
que le héros éponyme évolue et acquiert expérience et sagesse ;
– c ’est également un roman parodique puisqu’il parodie à la fois les
romans de chevalerie et l’épopée ;
– i l est à la fois comique et satirique, puisqu’il emprunte à tous les
comiques et se moque de la société de son temps.
– l es nombreux chapitres consacrés à l’éducation en font un roman
doublement didactique : l’auteur, en faisant un panégyrique de
l’éducation idéale, permet non seulement à son héros de recevoir
la meilleure éducation humaniste, mais encore au lecteur d’envisa-
ger la possibilité d’être éduqué ainsi. Par ailleurs, il est didactique
pour d’autres raisons : Rabelais y livre son savoir encyclopédique
et sa vision de « la religion, la situation politique et la gestion des
affaires », comme il le dit dans le Prologue (p.51). Tout au long du
roman, Rabelais critique l’intolérance religieuse des théologiens de
la Sorbonne, l’ignorance des moines et la superstition du peuple. À
travers les personnages de Grandgousier et de Gargantua s’impose
le portrait du roi philosophe chrétien, pacifiste et miséricordieux.
Enfin, en achevant son roman sur la fondation et la description de l’abbaye
de Thélème, Rabelais décrit une société idéale, une utopie, comme l’a
fait Thomas More quelques années plus tôt (Utopie, 1516) et comme le
feront plus tard les philosophes du XVIIIe siècle : Voltaire crée l’utopie de
l’Eldorado de Candide et Montesquieu décrit un pays parfait, le pays des
Troglodytes, dans les Lettres Persanes. Ces multiples aspects du roman
seront traités séparément dans notre étude.

Conclusion
Les éléments romanesques l’emportent toutefois sur les autres aspects.
L’intrigue principale est certainement la guerre : elle a une cause, un
début, des péripéties et une fin. Elle occupe la moitié des chapitres du
roman et c’est la seule véritable action du roman, les autres épisodes étant
des événements juxtaposés qui ne changent pas le cours de l’histoire.
Leur intérêt, comme nous l’avons dit plus haut, est autre que romanesque.
Gargantua, correspondant globalement à la définition générale du roman,
peut être considéré comme appartenant à ce genre littéraire. Il reste tou-
tefois proche de ce que Voltaire appellera « conte philosophique », et
par tous les aspects que nous avons cités, il reste un roman totalement
atypique, à l’image de son créateur.

Séquence 4 – FR01 27

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Chapitre Gargantua, un roman
2 parodique et atypique

A Étude du titre

Titre
La vie treshorrificque du Grand Gargantua pere de Pantagruel. Jadis
composée par M. Alcofribas, abstracteur de quinte essence. Livre
plein de Pantagruélisme.

E En combien de parties peut-on diviser ce titre ?


E Avec un tel titre, quelles peuvent être les attentes du lecteur avant
d’avoir lu le roman ? Répondez à cette question en analysant chaque
partie de ce titre. Soyez attentifs au lexique employé.
Comme vous avez lu le livre, vous pouvez déceler dans ce titre les aspects
essentiels que l’on retrouve dans le roman.
Nous vous proposons deux lectures du titre :
E ce que le lecteur s’attend à trouver d’après le titre, quand il ne connaît
pas l’œuvre ;
E ce que le lecteur sait y déceler après l’avoir lue.

 Ce très long titre fournit beaucoup d’informations et annonce un récit


foisonnant et complexe. Nous pouvons décomposer ce titre en plu-
sieurs parties.
1 Il s’agit d’abord manifestement d’un récit de vie, ce qui permet au
lecteur d’envisager la biographie du personnage de sa naissance à sa
mort. Les romans où le personnage principal est au début très jeune
sont presque toujours des romans d’apprentissage, avec des péripéties
formatrices. On peut donc penser que c’est le cas ici et s’attendre à ce
que Gargantua découvre l’existence et évolue au long de l’intrigue.
2 Le lecteur s’attend aussi à éprouver des sentiments violents comme
l’horreur et l’épouvante puisque l’adjectif épithète de « la vie » est au
superlatif absolu : « treshorrificque ». Mais le sens de ce superlatif se
révèle autre après lecture, puisque rien d’ « horrificque » n’apparaît,
sinon la démesure. On peut y percevoir de l’humour.
Ce type de titre commençant par « La vie de… » ressemble fortement
aux biographies de grands seigneurs ou de saints, comme la Vie des
douze Césars de Suétone ou La Vie de saint Alexis, les parodiant dans

28 4 – FR01
Séquence 1

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doute. Cependant, nous constatons au terme de la lecture du roman,
que le personnage éponyme ne meurt pas à la fin mais qu’il a acquis, au
contraire, sa pleine maturité intellectuelle et morale.

3 La démesure se confirme avec l’adjectif « grand », redondant dans le


nom du personnage éponyme (« Que grand tu as ! », chap.7, p.93).
Cet adjectif est polysémique puisqu’il peut évoquer à la fois la taille,
la renommée et la prestance du personnage. L’expression « grand
Gargantua » est en fait une litote, Gargantua étant un géant.

4 Le titre fait ensuite doublement référence à Pantagruel avec les expres-
sions : « père de Pantagruel » et « pantagruélisme ». Le Pantagruel, paru
trois ans auparavant, est déjà bien connu des lecteurs de 1535. Cet
ouvrage a eu un énorme succès et cette référence est une garantie pour
le lecteur qui peut ainsi espérer trouver les mêmes qualités et la même
atmosphère que dans l’ouvrage précédent. Gargantua s’inscrit dans
une double parenté : celle de la généalogie, « père de Pantagruel », et
celle d’une philosophie de l’existence, « le pantagruélisme ». Rabelais
commente son propre titre de façon très originale en annonçant un
contenu existentiel « livre plein de pantagruélisme », après avoir
annoncé un contenu événementiel : la vie de Gargantua. Dans le der-
nier chapitre de Pantagruel, le narrateur donne lui-même la définition
du pantagruélisme : « être un bon pantagruéliste, c’est vivre en paix,
joie, santé, faisant toujours grande chère » (chap. 34). Le Gargantua
s’achève d’ailleurs sur ces mots de Frère Jean : « Et grand’chère ! ».
Cette promesse d’un roman plein de joie de vivre est construite sur
un substantif créé par Rabelais : le pantagruélisme. Rappelons que
Pantagruel signifie « tout altéré » (celui qui a toujours soif) et que
Gargantua est né en criant : « à boire ! à boire ! ». La fin du Prologue
va rappeler cette conception rabelaisienne de l’existence : « Ce n’est
pour moi qu’honneur et gloire, que d’avoir une solide réputation de
bon vivant et de joyeux compagnon ; à ce titre, je suis le bienvenu dans
toutes bonnes sociétés de Pantagruélistes » (p. 53).
La deuxième partie du titre mentionne le nom de l’auteur, M. Alcofribas,
dont le pseudonyme complet, Alcofribas Nasier, est en fait l’anagramme
de François Rabelais5. L’expression « jadis composée » qui précède cette
anagramme laisse supposer que l’œuvre est assez ancienne et que l’au-
teur a rassemblé différents épisodes de la vie de son héros – d’où le terme
« composé » car ils sont entrecoupés de digressions interrompant les
étapes essentielles du récit, d’où un roman fragmenté.
Alcofribas est le double de Rabelais : dans cette anagramme pointe l’esprit
facétieux de l’auteur, qui avance masqué, de la même façon qu’il déguise
la portée de son texte en en proposant plusieurs lectures. Dans le Prologue,
le choix de la boîte des Silènes file cette métaphore du masque.

5. Ce pseudonyme disparaît dans les romans suivants (Tiers Livre, Quart Livre et Cinquième Livre) que
Rabelais signe de son vrai nom.

Séquence 4 – FR01 29

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Le titre que se donne Alcofribas n’est pas celui de « médecin » comme
dans les romans suivants mais d’« abstracteur de quinte essence ». Or,
la quinte essence (ou cinquième essence) étant la partie la plus concen-
trée, la plus subtile d’une matière chauffée dans un alambic, on ne peut
aller plus loin dans le raffinement ou dans l’extraction. La quintessence
est aussi un terme d’alchimie, science occulte que Rabelais pratiquait
probablement. Les alchimistes essayaient de transformer une matière
courante (souvent du plomb) en or. C’est cette matière de la plus haute
concentration, qu’Alcofribas a cachée dans le Gargantua. Cette métaphore
de la quintessence va être développée dans le Prologue avec la recherche
du « plus haut sens » qui doit être menée par le lecteur.

B L’étonnant pacte de lecture d’un


romancier qui brouille les pistes

Fiche autocorrective

Questions et conseils de méthodologie


1 Après avoir relu attentivement le dizain liminaire, vous traiterez les
questions suivantes :
Comment l’auteur s’adresse-t-il aux lecteurs ? Quel en est le sujet princi-
pal ? Quelle est sa fonction ?

2 Puis vous étudierez le Prologue, en analysant de façon détaillée la pre-


mière page. Cette première analyse vous permettra de mieux comprendre les
idées et le ton de ce Prologue, dont vous retrouverez des échos dans la suite
du roman. Ce commentaire est donc un excellent moyen d’aborder le roman
et, notamment, l’originalité de l’écriture rabelaisienne. Un tel entraînement
vous sera bénéfique lors de vos lectures et relectures du texte.
E Quelle en est la structure ? Proposez un plan en soulignant ses diffé-
rentes parties et sa progression.
E Quel pacte l’auteur propose-t-il au lecteur et comment s’adresse-t-il à lui ?
E Quelles références essentielles y trouve-t-on ?
E Quels sont les niveaux de langue utilisés ? Ce Prologue annonce-t-il le
ton du roman ?
E Ce Prologue est-il univoque, donne-t-il des clés de lecture ? Lesquelles ?
L’auteur brouille-il au contraire les pistes ?
E En conclusion, comparez ce Prologue au dizain qui le précède.

30 Séquence 4 – FR01

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Mise au point

1. Le dizain liminaire : Aux lecteurs


Le Prologue est précédé d’une adresse aux lecteurs, en vers, annonçant
le thème principal de l’ouvrage : le rire.

a) Une adresse aux lecteurs concise et versifiée


Par sa place liminaire et sa concision, ce dizain requiert nécessairement
une attention particulière. Le lecteur pourrait s’étonner de sa brièveté, de
sa concision et de sa forme versifiée, alors que le Prologue est long et en
prose. Mais chaque mot y est important, et nous pouvons constater, si nous
le comparons au Prologue, que son sens est beaucoup plus clair que ce
dernier.
Cette alternance prose/poésie est une des particularités de ce roman, où
certains passages (p. 137, 303...), voire des chapitres entiers (cf. chap.
2, 54 et 58) sont en vers. Ce dizain6 en décasyllabes participe donc de
cette variété d’écriture.
On peut le séparer en deux quintils composés de rimes croisées puis plates
en miroir (ABABB/CCDCD). La première partie s’adresse au lecteur, auquel
l’auteur donne des conseils ; la seconde a pour sujet essentiel le rire.
L’auteur instaure d’emblée une relation privilégiée avec le lecteur qu’il
traite comme un ami, même s’il est pluriel : « Amis lecteurs qui ce livre
lisez »7. L’ayant toujours à l’esprit, il s’adresse constamment à lui (le
pronom personnel « vous » est répété trois fois). Certes, c’est un procédé
rhétorique, mais ce ton familier et amical avec le lecteur va se retrouver
souvent au cours du roman, le narrateur s’adressant souvent à celui-ci.
Le thème de l’amitié, du « bon compagnonnage », est un des fils conduc-
teurs du récit.

b) De sages conseils
Les conseils et, en quelque sorte, la leçon de vie que l’auteur donne au
lecteur à l’impératif « Despouillez vous », « ne vous scandalisez », puis au
futur « Vous apprendrez », et enfin, au présent de vérité générale « mieux
est de ris (Il vaut mieux traiter du rire) », « rire est », prônent d’abord une
sage attitude au lecteur (point développé aux v.2-3, puis justifié dans les
v. 4-5) et annoncent une philosophie de l’existence (v.5-10).
Ces sages conseils seront aussitôt développés dans le Prologue. Ce
dernier préconise une attitude vigilante et prudente : le lecteur ne doit

6. N’oublions pas que la poésie reste au XVIe siècle le genre littéraire le plus noble et le plus prestigieux. Le
dizain est une forme très souvent utilisée aux XVe et XVIe siècles : la célèbre Délie de Maurice Scève (1544),
par exemple, est composée d’un huitain initial suivi de 449 dizains. Le dizain de neige de Marot (1526) est, lui
aussi, très célèbre…
7. Notez que la lecture est évoquée par trois mots dans le premier vers.

Séquence 4 – FR01 31

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pas se laisser emporter par une première impression (« dépouillez-vous
de toute passion ») qui peut être fausse et nuisible, à la fois pour lui et
pour sa compréhension du roman ; il doit, au contraire, éviter de se fier
aux apparences... comme nous le verrons dans l’étude qui suit.
En bon médecin, Rabelais désire le bien du lecteur et projette de l’aider
à se débarrasser de tout ce qui peut l’affecter : « Écrire et soigner relèvent
pour Rabelais de démarches voisines » écrit Joseph Jacky Vellin8. Ainsi,
nous pouvons lire à double sens la phrase : « il ne contient mal ne infec-
tion ».
Dans la formule « Et le lisant, ne vous scandalisez (Et, en le lisant, ne
soyez pas scandalisés) », nous pouvons aussi penser que c’est l’écrivain,
victime des préjugés et de l’intolérance des théologiens de la Sorbonne,
qui parle au lecteur.
Enfin, la demande d’indulgence au destinataire « Vray est qu’icy peu de
perfection » peut être considérée comme un sage procédé rhétorique que
reprendra Montaigne dans son « Au lecteur » qui présente les Essais. Elle
révèle aussi que Rabelais a en lui ce désir commun à tous les artistes :
celui non pas d’atteindre la perfection qui n’est pas de ce monde, mais
de s’en approcher.

c) Le rire et la littérature, remparts contre la douleur


En concluant son dizain par son fameux adage « Parce que rire est le propre
de l’homme », Rabelais reprend la maxime du célèbre philosophe grec du
IVe siècle av.J.-C., Aristote qui, dans son œuvre Parties des animaux (III,
X), affirme que le rire est spécifiquement humain (les animaux ne rient
pas) : « risus proprium hominis »9. Mais Rabelais va au-delà. Rire, pour
lui, est toute une philosophie de la vie. L’adage « mieulx est de rire que
de larmes escripre » oriente toute sa conception de l’existence et de la
littérature. Il a lui-même, dans Le Quart Livre, créé l’adjectif « agelaste »
pour désigner, avec mépris, ceux qui ne savent pas rire. Les personnages
de Gargantua rient, se réjouissent et font rire le lecteur. Rabelais utilise
toutes les formes du comique, du plus grossier au plus fin, soit pour le
divertir, soit pour dénoncer les vices de son temps et de tout temps. De
plus, dans ce dizain, le rire est opposé au chagrin, « dueil », deuil en vieux
français (du latin dolor), signifiant « douleur, chagrin ». Mis en valeur par
la forme restrictive « Aultre argument ne peut mon cœur élire », le rire est
inscrit dans un contexte très douloureux et délétère, comme le montrent
les deux verbes « miner » et « consommer » : « Voyant le dueil qui vous
mine et consomme ». Rabelais ne se voile pas la face, il ne triche pas non
plus avec le lecteur. Le mal existe, il fait partie de la condition humaine
et son siècle est envahi par toutes sortes de maux, qu’ils viennent des
hommes ou de la nature.

8. J oseph Jacky Vellin, « Le dizain liminaire et ses enjeux », article paru dans Gargantua, ouvrage col-
lectif, éd. Ellipses, 2003.
9. Traduction latine du grec.

32 Séquence 4 – FR01

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Ce roman a donc un vaste projet, un projet magnifique, celui de donner
de la force, de l’énergie vitale au lecteur, de guérir l’homme, de le sauver
du mal et du malheur en le faisant rire.

2. Structure du « Prologue de l’Auteur »


E  e Prologue débute par une nouvelle adresse aux lecteurs (p. 47), sur
C
un mode bouffon, en les apostrophant à l’aide des termes « buveurs »
et « vérolés ».
– La première partie que le narrateur nomme lui-même « prelude et
coup d’essay » (p. 48, l.1) est consacrée à Socrate et aux Silènes,
dont il oppose le contenu à l’aspect extérieur (p. 46). Cet éloge clas-
sique de Socrate, fondé sur l’opposition entre une apparence ingrate
et une immense sagesse, invite le lecteur à une lecture allégorique
du roman et introduit d’emblée une contradiction entre un ton humo-
ristique et des sujets graves.
– Le narrateur double l’image des Silènes d’une autre image : celle
du chien philosophe qui trouve, brise puis suce un os à moelle (p.
49-51). De la même façon qu’il l’a fait pour la précédente comparai-
son, il invite le lecteur à se conduire comme ce chien, en suçant « la
substantifique moelle » du livre (p. 51). Cette seconde comparaison
insiste à nouveau sur une lecture herméneutique*, qui va au-delà du
sens littéral et incite à découvrir ce qui est caché.
E Ce Prologue s’achève sur un passage complexe et ambigu (p.51-53) qui
semble contredire les propos précédents.
– Il se réfère à des auteurs anciens, parmi les plus renommés (Homère,
Ovide entre autres...) et développe l’idée qu’ils sont tellement diffi-
ciles à interpréter qu’il convient d’éviter de le faire.
– C’est pourquoi, le lecteur doit éviter de trop chercher des interpréta-
tions savantes, l’auteur ayant dicté son « livre seigneurial » à table.
À nouveau, Rabelais rompt avec ce qu’il vient de dire, il semble en
tout cas se contredire.
– Il termine enfin par une plaisanterie (p. 53). Le lecteur doit garder à
l’esprit que même si cette conclusion propose une lecture avant tout
divertissante, elle n’efface pas pour autant ce qui précède.

3. Visées du Prologue
a) Un lecteur proche et aimé
Le Prologue commence par une apostrophe aux « Beuveurs tresillustres »
et aux « Verolez tresprecieux », auxquels l’auteur va continuer à s’adresser
jusqu’à la fin. Les adresses aux lecteurs sont en effet multiples et font de
ceux-ci des compagnons de beuverie et de débauche que le narrateur traite

Séquence 4 – FR01 33

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avec une affectueuse désinvolture (« amis lecteurs », « mes amours »), et
de façon familière, voire grossière, comme le montrent les expressions
« vits d’âne, et puisse le chancre vous faucher les jambes ! » (p.53). Ces
lecteurs sont également désignés comme de « bons disciples » (p.49),
au sens étymologique du terme. Ils vont donc recevoir un enseignement.
Cette première envolée oratoire parodie les débuts des discours latins :
le « illustrissimi doctores » (très illustres savants) est remplacé de façon
amusante par « beuveurs très illustres ». Le narrateur mêle ainsi avec
humour deux types d’éloquence totalement opposés, celui du bonimen-
teur de foire et celui de Cicéron. Il s’adresse, non pas à d’éventuels lec-
teurs ou auditeurs, comme dans le dizain « Aux lecteurs », mais à deux
catégories de personnes en général réprouvées par la société, qu’il met
en valeur, notamment par une formule emphatique doublée d’une hyper-
bole : « c’est à vous, à personne d’autre que sont dédiés mes écrits ». S’il
était pris au mot, cela restreindrait considérablement le nombre des lec-
teurs10… En dépit de toutes ces expressions apparemment contradic-
toires, il dresse un portrait du lecteur idéal, qui semble être à son image,
à la fois bon vivant et intellectuel.

b) Un Prologue savant et didactique


Après cette entrée en matière bouffonne, la première phrase continue
abruptement par l’évocation du Banquet de Platon et plus précisément
de l’éloge de Socrate fait par Alcibiade. Les références savantes apparais-
sent en effet presque immédiatement et de façon totalement naturelle : «
dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet, Alcibiade faisant l’éloge
de son précepteur Socrate (...) semblable aux Silènes ». Au XVIe siècle,
ces références antiques sont courantes. Le thème du trésor caché dans
une poterie sans valeur, fil conducteur de tout ce Prologue, débute par
la comparaison du « prince des philosophes » avec les boîtes appelées
Silènes, du nom du maître de Bacchus. La référence à Bacchus, dieu,
entre autres, du vin et de l’ivresse, permet à Alcofribas, « abstracteur de
quinte essence » de souligner son affection, « le bon Bacchus ». Le vin,
évoqué à la première ligne par buveurs interposés, est à nouveau rappelé
ici par son dieu, et sera ponctuellement cité dans ce Prologue, sans qu’il
représente l’essentiel de celui-ci.
Le fil conducteur est bien la comparaison du début : Socrate et les Silènes.
Celle-ci va se poursuivre par d’autres images (celle du lecteur avec le chien
philosophe de Platon), par l’adage « l’habit ne fait pas le moine » et par
une nouvelle comparaison avec le buveur aux prises avec une bouteille
à déboucher : « N’avez-vous jamais attaqué une bouteille au tire-bou-
chon ? » (p.48).
La comparaison avec les Silènes, déjà utilisée par Platon, est citée par
Érasme dans ses Adages que Rabelais connaissait, évidemment.

10. Ne perdons pas de vue que le nombre des lecteurs de la Renaissance reste assez restreint, bien qu’il ait consi-
dérablement augmenté depuis la création de l’imprimerie.

34 Séquence 4 – FR01

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Si Rabelais choisit d’évoquer le Socrate du Banquet, on peut penser qu’il
veut mettre en valeur celui qui, par le contraste entre sa laideur extérieure
et sa beauté intérieure, symbolise l’union des contraires. Par une sorte
de mise en abyme de son Prologue, Rabelais confirme ainsi la dualité à
laquelle va être confronté le lecteur. L’auteur se reconnaît-il dans quelques
traits de la description de Socrate : « toujours riant, toujours prêt à trin-
quer avec chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin
savoir » ? (p.47). Alcibiade comparait Socrate à des boîtes, ou Silènes,
peintes de figures monstrueuses, grotesques et fantastiques destinées à
faire rire mais qui, à l’intérieur, contenaient des drogues fines, un « céleste
et inappréciable ingrédient » (p.47). Cette référence constante à d’autres
textes et auteurs va enrichir l’œuvre. La culture rabelaisienne fait de ce
roman une somme rarement égalée. Le lecteur a l’impression à la fois,
de lire une fiction et de se nourrir de culture antique ainsi que de tous les
acquis culturels de la Renaissance.

c) Une nouvelle façon de lire


Par cette comparaison de Socrate avec Silène et les boîtes du même nom,
Rabelais invite le lecteur à une double lecture, à une lecture attentive et
allégorique. Socrate, en effet, est inséparable des procédés de la « maïeu-
tique » et de l’herméneutique, que Rabelais semble mettre en œuvre ici
en invitant le lecteur à trouver lui-même le sens caché de son roman.

Maïeutique - herméneutique
– La mère de Socrate était sage-femme et le philosophe utilisait le mot
« maïeutique » signifiant « accouchement » pour évoquer « l’accouchement
des esprits » qu’il s’attachait à mettre en œuvre en dialoguant avec ses
disciples. Sous forme de questions successives, il permettait à ses élèves
et à lui-même de progresser dans la réflexion.
– L’herméneutique, quant à elle, signifie l’interprétation du sens caché
dans un texte, en particulier dans les Écritures. Le thème de ce prélude est
donc une invitation à chercher la « quinte essence » c’est-à-dire le sens le
plus haut derrière le sens littéral. Dans l’écriture sainte, on lit traditionnel-
lement quatre sens différents au texte écrit : le sens littéral, ce qu’on lit ; le
sens allégorique : le modèle que l’on peut en tirer ; le sens moral : la leçon
que l’on doit appliquer à sa vie ; et enfin le sens anagogique, c’est-à-dire ce
qu’il faut en conclure pour les fins dernières, pour la fin des temps.

L’auteur propose ici différents types de lecture pour son texte, comme
s’il était aussi grave qu’un texte sacré. Nous avons vu qu’Alcofribas se
nomme lui-même, en page de garde de son roman, « abstracteur de quinte
essence » et que sous les mots d’apparence légère se cache un sens plus
profond.
Pour attirer et amuser le lecteur, l’auteur emploie une abondance lexicale
qui se retrouvera dans la suite du roman. Toutes les énumérations que
développent le Prologue sont très longues :

Séquence 4 – FR01 35

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– les figures extérieures des Silènes sont présentées par une énumération
d’animaux imaginaires et comiques, liés à la fois par le sens et par les
sons : « harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées,
boucs volants, cerfs attelés… » ;
– de même, les matières précieuses que l’on trouve à l’intérieur des
Silènes sont présentées en accumulation ;
– les faiblesses physiques de Socrate et ses qualités intellectuelles et
morales sont également énumérées par une accumulation d’adjectifs
et de participes présents, renforcés par l’anaphore hyperbolique de
l’adverbe « toujours » : « tousjours riant, tousjours beuvant d’autant
à un chascun, tousjours se guabelant, tousjours dissimulant son divin
scavoir » (« toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours
se moquant, toujours dissimulant son divin savoir »). De plus, pour cari-
caturer l’apparence physique ingrate de Socrate, l’auteur va jusqu’à lui
dénier la valeur d’« une pelure d’oignon », rebut insignifiant s’il en est ;
– une énumération d’adjectifs hyperboliques souligne la perfection morale
et intellectuelle du philosophe en totale opposition avec le reste de l’hu-
manité : « plus qu’humaine… prodigieuse… invincible… sans égale…
incontestable… parfaite… incroyable ». Cette énumération introduite
par l’expression « ouvrant une telle boîte » précédée de la conjonction
d’opposition « mais » contredit de façon radicale ce qui vient d’être dit
sur ses défauts physiques ;
– une autre énumération achève ce prélude du prologue : les hommes
ne pensent qu’à « veiller, courir, travailler, naviguer, guerroyer ». Tous
ces infinitifs d’action juxtaposés, mettant ainsi en valeur leur agitation
inutile, formulent l’antithèse absolue de la sérénité de Socrate. Rabelais
annonce déjà Montaigne et Pascal, pour qui l’agitation humaine est
d’une vanité (dans le sens de vide) absolue.

d) Un lecteur averti
En bon disciple, le lecteur doit suivre les consignes de Rabelais : « Mais
ce n’est pas avec une telle désinvolture qu’il convient de juger les œuvres
des humains », « C’est pourquoi il faut ouvrir le livre… » (p. 49). Ces
conseils apparaissent sous forme de verbes à l’infinitif invitant le lecteur
à approfondir sa lecture : « il faut (…) soigneusement peser ce qui y est
exposé » et « interpréter dans le sens transcendant » par une « curieuse
leçon et méditation frequente (lecture attentive et une réflexion assidue) »
(p. 49 et 50). Le futur est également utilisé pour évoquer l’intérêt d’une
telle lecture : « lors congnoistrez que la drogue dedans contenue est bien
d’aultre valeur que ne promettoit la boite / (C’est alors que vous vous
rendrez compte que l’ingrédient contenu dedans est de bien autre valeur
que ne le promettait la boîte) » (p. 48-49). L’emploi de ce futur de l’in-
dicatif, mode de la certitude, montre que l’auteur est persuadé que le
lecteur va savoir lire entre les lignes. La métaphore filée de « l’ingrédient »
contenu dans la Silène et de la « substantifique moelle », est une nouvelle
invitation de l’auteur à découvrir, sous une apparence « frivole », « une

36 Séquence 4 – FR01

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autre valeur » (p. 49). Le lecteur doit être « hardi(s) à l’attaque » (p. 51),
c’est-à-dire assez vigilant pour déceler, sous le masque de la légèreté,
une réflexion sur des sujets graves tels que la religion, l’éducation, la
guerre, l’état de la cité et la gestion des affaires politiques et sociales.
Cette double approche des textes subit l’influence de la religion protes-
tante11, où chacun est invité à interpréter le texte biblique à sa façon.

e) Une lecture joyeuse et déroutante


Bien que les sujets les plus graves soient abordés, le narrateur insiste
sur la joie que l’homme doit conserver au plus profond de lui-même.
Toute l’écriture de Gargantua est en effet empreinte de joie et de gaieté.
Alcofribas, le narrateur, termine son Prologue par l’éloge de l’homme
heureux : « Bon gaultier et bon compaignon (bon vivant et joyeux com-
pagnon), et en ce nom, suis bien venu en toutes bonnes compaignies de
pantagruelistes (à ce titre, je suis le bienvenu dans toutes bonnes sociétés
de Pantagruélistes) » (p. 52-53).

Qu’est-ce que le pantagruélisme ?


Les pantagruélistes désignent des hommes heureux de vivre et de faire
bonne chère. Rappelons que le Pantagruel est paru avant le Gargantua,
ce qui peut surprendre puisque Pantagruel est le fils de Gargantua. Dans
le Prologue du Quart Livre, Rabelais définit le pantagruélisme comme une
« certaine gaité d’esprit, confite en choses fortuites, » et l’avertissement
« Aux Lecteurs » s’achève sur cette phrase devenue si célèbre qui s’inscrit
parfaitement dans la définition du pantagruélisme :
« Mieux est de ris que de larmes escripre
Pource que rire est le propre de l’homme ».

La proposition de lecture allégorique du début, mêlée à ce ton joyeux et


moqueur, fait du Prologue un texte ambigu et donne le ton de l’œuvre à
venir. Rabelais y mélange les registres et les niveaux de langues : dès le
début, des allusions grivoises (« Verolez tresprecieux ») se mêlent à des
références savantes et religieuses. Par la suite, il n’hésite pas à jurer :
« Caisgne » (Nom d’un chien), (p. 48), « bren pour luy » (« merde pour
lui ») (p. 52). Dans les deux cas, ces jurons accompagnent ou côtoient
des références savantes à Platon, Homère et Horace. Le lecteur doit donc
rester vigilant pour être capable de déceler ce qui est de l’ordre de la
plaisanterie ou du sérieux. C’est en effet le propre du burlesque* que de
parler de sujets graves sur un ton bouffon.
Dans le même esprit, nous avons par ailleurs déjà observé que la struc-
ture du Prologue prouve que Rabelais s’amuse à dérouter le lecteur. Ce
même procédé se répète deux autres fois : le roman est encadré par
deux textes très absconds aux chapitres 2 et 58, tous les deux ayant été

11. Les premiers écrits de Luther datent en effet de 1517.

Séquence 4 – FR01 37

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trouvés dans des profondeurs (le premier dans un tombeau enterré, le
second sous les fondations de Thélème). Dans les deux cas, des sens
cachés, des symboles seraient dissimulés dans ces textes. Notons que
l’énigme en prophétie du dernier chapitre est interprétée de façon diffé-
rente par Gargantua et Frère Jean, et qu’enfin, jusqu’à ce jour, personne
n’a su trouver la clé de ces énigmes.

Conclusion
Tout cela invite le lecteur à être très vigilant, sachant que les clés de lec-
ture sont plurielles : ce texte drôle, voire grossier, par le ton, le vocable,
les situations déjà caricaturales, est bien un texte qui donne à réfléchir.
Dans ce Prologue se trouvent déjà tous les aspects du roman : des tons
et des registres variés, voire contradictoires, une lecture à la fois légère
et profonde et des références culturelles universelles. C’est ainsi qu’il va
falloir comprendre le roman : que le lecteur sache déceler sous les évé-
nements de l’intrigue, la sagesse humaine qui y est inscrite en filigrane.

C Structure, progression
romanesque et narration

Conseils de méthodologie
Lors du test de lecture, vous avez déjà complété un tableau dont la lecture
permet de mettre en valeur les différentes étapes de l’apprentissage de
Gargantua et la forme particulière de ce récit, sans cesse interrompu par
des digressions (cf. Introduction à la séquence). Reprenez-le pour pouvoir
mieux aborder ce chapitre.

Nous vous proposons trois parties pour cette étude, chacune s’appuyant
sur une fiche autocorrective.

1. Un récit d’apprentissage parodique

Fiche autocorrective
Répondez à ces questions en reprenant chaque étape essentielle de
Gargantua :
– Pourquoi peut-on considérer Gargantua comme un roman d’apprentissage ?
– Quels sont les points communs entre ce roman et le roman médiéval
de chevalerie ?
– Pourquoi parle-t-on ici de parodie du roman de chevalerie ?

38 Séquence 4 – FR01

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Mise au point
On peut parler de roman d’apprentissage puisque Gargantua, par l’acqui-
sition de la culture et de la sagesse, devient un homme véritable après
s’être conduit comme un petit animal. En effet, cette humanisation pro-
gressive du personnage passe par l’éducation physique et intellectuelle.
Par le récit caricatural de la petite enfance de Gargantua et de la mauvaise
éducation qu’il reçoit, Rabelais montre que son projet est bien de pro-
mouvoir l’humanisme ; il hait l’ignorance, la superstition, la stupidité, la
méchanceté, qu’il ridiculise dans ses romans.
On peut y voir aussi la parodie du roman de chevalerie médiéval qui
raconte l’apprentissage d’un chevalier ou d’un prince sur un canevas qui
est le suivant : la généalogie, les enfances du chevalier, les chevaleries
et prouesses, le moniage. On le retrouve, par exemple, dans Lancelot, le
chevalier du Lac de Chrétien de Troyes, modèle des romans de chevalerie.
Toutefois, notez que les romans de chevalerie ne sont pas dénués d’hu-
mour, de scènes burlesques où le narrateur se moque de son héros.
La parodie est, comme la satire, un moyen de critiquer tout en amusant le
lecteur. La définition de la parodie est de suivre un modèle en le dénatu-
rant : en parodiant les romans de chevalerie, Rabelais cherche à s’éloigner
du modèle, comme il le fait pour l’abbaye de Thélème, où il propose sa
propre conception du moniage.
Dans le Prologue de Pantagruel, Alcofribas compare son roman à des romans
de chevalerie « dignes de mémoire » comme Orlando Furioso et Robert le
Diable. Dans le Prologue de Gargantua, il est fait allusion à Fessepinte et à
La Dignité des Braguettes, ses propres ouvrages imaginaires. Cette allusion
à Fessepinte montre bien que le modèle médiéval va être distancié par le
rire, que ce soit la parodie ou la caricature. Le merveilleux dans le roman
s’apparente plus à celui des contes traditionnels qu’au merveilleux chrétien
des romans de chevalerie. Il est inséparable du gigantisme et, par consé-
quent, le plus souvent, traité de manière bouffonne.

a) La généalogie
Rabelais raconte de façon bouffonne la naissance extraordinaire d’un
nouvel Hercule promis à un destin d’exception, sans développer cette
généalogie de Gargantua qui apparaît déjà dans Pantagruel de façon
détaillée. Mais il inscrit bien Gargantua dans une lignée, comme il est
de coutume de le faire dans les épopées ou chansons de geste. En outre,
dans les romans de chevalerie, la naissance est entourée de prodiges et
de phénomènes surnaturels qui en soulignent le caractère exceptionnel :
c’est le cas de Gargantua qui naît de manière bien étrange, par l’oreille.
Cette naissance, comme toute naissance de personnage illustre, est
décrite en détail et l’étrangeté de celle-ci, comparée à celle d’Athéna ou
de Dionysos, en est une parodie amusante.

Séquence 4 – FR01 39

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b) L
 es enfances du chevalier : enfance, adolescence et
éducation
Rabelais développe plus cette enfance que ne le font les romans médié-
vaux. Il s’attarde ainsi sur les joies de l’enfance de Gargantua de 3 à 5 ans
(phase anale), il raconte aussi comment l’enfant découvre la sexualité.
Gargantua passera ainsi d’un état quasi animal à la sagesse d’un prince.
Tout cela montre que Rabelais accorde à l’enfance et à la formation de
la personne une grande importance. Ceci est tout à fait nouveau pour
l’époque et sera repris par Montaigne qui fera de même dans ses Essais.
Il faudra ensuite attendre la fin du XVIIIe siècle, avec J.- J. Rousseau, dans
les Confessions, pour que l’enfance soit prise en compte, en partant du
principe que l’éducation de l’enfant détermine l’adulte qu’il deviendra.
Après l’enfance, Gargantua s’initie à la culture. Il expérimente deux types
différents d’éducation, le second type étant idéal. Il étudie d’abord avec
des professeurs scolastiques à la faculté de théologie puis il change de
professeur et étudie avec Ponocrates qui propose une éducation plus
conforme aux valeurs et principes humanistes. Ces chapitres permettent
une Défense et illustration d’une éducation grâce à laquelle le protago-
niste évolue, se transforme : de bébé monstrueux déjà obsédé par la
boisson, il devient un prince humaniste, plein de mesure et de sagesse12.
Peu à peu, le registre du texte évolue au rythme de la progression intel-
lectuelle et morale de Gargantua : on passe du stade anal à l’élaboration
d’une philosophie de l’existence.

c) Les chevaleries et prouesses : la guerre


Lorsque Gargantua, devenu jeune homme, quitte Paris pour participer à la
guerre et défendre son royaume, le narrateur raconte ses exploits guerriers
comme dans les romans de chevalerie et l’épopée. Le héros est entouré
de compagnons fidèles à l’image de ceux qui accompagnent Charlemagne
dans la Chanson de Roland. À la fin de la guerre, il les récompense en leur
donnant des fiefs. Parmi les batailles, celle du gué de Vède fait penser
aux combats sur le gué que l’on trouve dans les romans de chevalerie.
Certes les héros sont courageux (Gargantua et Frère Jean) mais leurs
prouesses sont traitées de façon burlesque. Le roman de chevalerie glo-
rifie l’héroïsme guerrier, Rabelais le parodie car l’éducation de l’âme lui
paraît plus importante que les exploits guerriers.

d) L
 e moniage (le héros se retire du monde pour
entrer en religion) : l’abbaye de Thélème
À la différence des moniages traditionnels, Gargantua ne se retire pas dans
une abbaye dans l’intention d’y passer le restant de ses jours. Il l’a fait
construire pour Frère Jean et non pour lui. De plus, cette abbaye ressemble

12. Cf. Érasme, De pueris : « Un homme sans éducation est inférieur aux bêtes brutes », cité dans
Gargantua, « L’œuvre au clair », Bordas.

40 Séquence 4 – FR01

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plus à un pensionnat pour jeunes aristocrates vertueux qu’à un couvent.
Elle est interdite aux religieux et elle est conçue pour permettre aux anciens
Thélémites de bien vivre dans la cité. Ainsi, Rabelais s’éloigne à nouveau
du modèle médiéval en créant une utopie « à (s)on gré » et en organisant
« sa religion au contraire de toutes autres » (ch. 52, p.352).
La fin du roman est assez inattendue : tout conduit à l’abbaye de Thélème,
mythe fondateur, qui est l’aboutissement de la formation de Gargantua.

2. Les digressions, la parodie de l’épopée


Questions
Plusieurs chapitres sont des digressions : à partir du tableau que vous avez
rempli lors du test initial, vous les répartirez suivant les thèmes traités et
leur apparente fonction.
Gargantua peut être divisé en différents épisodes que Rabelais interrompt
très souvent pour des raisons qui échappent au lecteur, donnant l’impres-
sion qu’il n’obéit à aucune règle. Cela donne à son roman une apparence
fantaisiste et touffue, d’autant plus que ces digressions ne sont pas toutes
de la même longueur et ne jouent pas toutes le même rôle.
Cependant, elles font manifestement partie de la structure tant elles sont
nombreuses, longues et riches. Nous pouvons essayer de les classer selon
leurs objectifs en :

Digressions informatives
Les digressions des chapitres 13 et 39 donnent des éléments
essentiels sur les personnages. L’invention du torche-cul, véri-
table morceau d’anthologie, souligne les capacités intellectuelles
et lexicales du jeune Gargantua. Elle introduit un moment décisif
puisqu’elle pousse Grandgousier à décider d’éduquer son fils. Les Ces deux types de digres-
retrouvailles entre Frère Jean et Gargantua au chapitre 39, permet- sions sont comiques : elles
tent de compléter le portrait du moine et de souligner leur amitié. contribuent à la fantaisie
Digressions satiriques du récit et surprennent
Celles des chapitres 17, 18, 19, 22,33, 37, 38 et 42 sont essentiellement constamment le lecteur. De
satiriques : elles raillent l’enseignement scolastique de la Sorbonne et plus, elles constituent une
les moines, la bêtise et la superstition, la flatterie et la mégalomanie. parodie de l’épopée.13
Énigmes
Elles encadrent le récit de mystère, empêchant le lecteur d’enfer-
mer le roman dans le seul champ romanesque. D’autres voies peu-
vent toujours s’ouvrir. D’ailleurs, les exégètes contemporains en
cherchent encore le sens, sans jamais l’épuiser.

13. Les grandes épopées comme l’Iliade sont sans cesse interrompues par des digressions : par exemple, le catalo-
gue des vaisseaux (chant II), l’échange de cadeaux entre Diomède et Glaucos (chant VI) et l’ekphrasis que consti-
tue la description du bouclier d’Achille forgé par HéphaÏstos (chant XVIII). Celles-ci, en revanche, ne s’éloignent
en rien du style épique, mais elles interrompent le récit des batailles entre les Troyens et les Achéens.

Séquence 4 – FR01 41

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3. Une construction concentrique
Certains exégètes (et notamment Guy Demerson) considèrent que le roman
est composé suivant un principe concentrique, c’est-à-dire de mise en
relation de chapitres qui traitent du même thème tout en étant éloignés
les uns des autres. Par exemple, on peut rapprocher les chapitres 8 et 15
des chapitres 56 à 57, qui évoquent les vêtements et les règles de vie.
Suivant ce principe, les autres chapitres fonctionnent ainsi, par paire,
comme le montre le tableau suivant.
Expliquez-le en retrouvant les raisons pour lesquelles ces chapitres sont
réunis. Quels chapitres sont au centre et pourquoi ?

Numéros des premiers chapitres Chapitres pivots Numéros des derniers chapitres

2 58

8 à 15 56 à 57

17 à 20 53

27 52

28 à 31 48 à 51

32 46

33 et 34 47

38 45

39 et 40 43 et 44

? et ?

Exercice autocorrectif
Trouvez ce qui réunit les chapitres en leur donnant un titre.
2 et 58 : .........................................................................................................................................
8-15 et 56-57 : ..........................................................................................................................
17-20 et 53 : ...............................................................................................................................
27 et 52 : ......................................................................................................................................
28-31 et 48-51 : . ......................................................................................................................
32 et 46 : ......................................................................................................................................
33-34 et 47 : ...............................................................................................................................
38 et 45 : ......................................................................................................................................
39-40 et 43-44 : . ......................................................................................................................
41 et 42 : ......................................................................................................................................

42 Séquence 4 – FR01

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Mise au point
2 et 58 : présence d’énigmes.
8-15 et 56-57 : vêtements ; éducation.
17-20 et 53 : vol des cloches ; « c’est rêverie de soi gouverner au son
d’une cloche ».
27 et 52 : le moine sauve l’abbaye ; l’abbaye est construite pour le moine.
28-31 et 48-51 : prise d’assaut de La Roche-Clermaud par Picrochole ;
prise d’assaut de la Roche-Clermaud par Gargantua.
32 et 46 : générosité de Grandgousier.
33-34 et 47 : mauvais conseillers de Picrochole ; Gargantua rassemble
ses gens face à l’ennemi ; mauvais conseillers, Grandgousier rassemble
ses troupes.
38 et 45 : Gargantua mange six pèlerins et Grandgousier donne de bonnes
paroles aux pèlerins.
39-40 et 43-44 : conversations sur les moines et le moine fait prisonnier
se libère tout seul.
41 et 42 : le moine fait dormir Gargantua et le moine encourage ses com-
pagnons. Ce sont les deux chapitres pivots.

Cette proposition de structure circulaire ou de composition en « inclu-


sions » de Guy Demerson met en évidence le système d’échos dans
l’œuvre, et centre l’ouvrage sur les moines.

D Un roman atypique par énigmes


et symboles

1. L
 es énigmes : les Fanfreluches antidotées
et l’énigme en prophétie
Le roman est encadré par deux longues énigmes en vers. La première,
les « Fanfreluches antidotées », se trouve au chapitre 2 et la seconde,
l’« Énigme en prophétie », suivie des commentaires contradictoires de
Gargantua et Frère Jean, clôt le roman, au chapitre 58. À cause de leur
obscurité, on pourrait être tenté de les négliger en pensant qu’elles n’ajou-
tent rien au « plus hault sens » du roman. Mais leur place et leur longueur
soulignent leur importance.

Séquence 4 – FR01 43

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Fiche autocorrective
Vous répondrez aux questions suivantes portant sur les deux chapitres :
– Quels sont les points communs entre ces deux
Conseils méthodologiques textes ?
Ces textes situés au chap.2 et au – Quelle est leur place dans le roman ?
chap.58, et notamment le pre-
– Sont-ils importants, d’après vous, malgré leur com-
mier, sont très difficiles. Nous vous
plexité ?
conseillons de les relire et de bien
examiner les notes en bas de page. E  our l’énigme du chapitre 2, il convient d’analyser le
P
sens du titre puis de lire le cours.
E Pour celle du chapitre 58, voici quelques questions spécifiques :
– Quel est le style adopté pour ce long poème ?
– Relevez-en les étapes.
– Quelle vision le poète propose-t-il de l’avenir des hommes ?
– Quelles différentes interprétations Gargantua et Frère Jean proposent-
ils de ce texte ? Que révèlent-elles sur les personnages ?
– Cette disparité d’interprétation et cette fin si surprenante sont-elles
emblématiques du roman ?

Mise au point
1 Des similitudes frappantes entre ces énigmes
Par le fait qu’elles se répondent en quelque sorte, elles créent un équilibre,
une harmonie esthétique. Elles ouvrent et ferment le roman qui semble
« enchâssé » entre elles.
– Elles font partie aussi des quelques passages en vers qui jalonnent le
roman. La dernière, en outre, semble compléter un autre passage en
vers, celui-ci de toute évidence essentiel, inscrit sur la porte de l’abbaye
de Thélème.
– Elles ont aussi en commun d’avoir été trouvées sous terre et d’être très
anciennes : la première, censée dévoiler la généalogie de Gargantua,
« en fut trouvée », très abîmée, en creusant un fossé, dans un « un grand
tombeau de bronze ». La seconde se trouvait, elle aussi, ensevelie :
« qui fut trouvé aux fondements de l’abbaye, en une grande lame de
bronze ». Les similitudes sont frappantes, les deux expressions « en
un grand tombeau de bronze » et « en une grande lame de bronze » se
répondant d’un bout du roman à l’autre.
– Malgré le ton très facétieux du narrateur, elles sont toutes deux liées à
des moments-clé du récit : la première, à la généalogie du personnage
éponyme, la seconde, à l’utopie de Thélème. - La première énigme est
composée de quatorze strophes de huit vers (ce qui fait 112 vers), la
seconde de 108 vers qui se suivent. Elles sont donc quasiment de même
longueur et, dans les deux cas, il s’agit de décasyllabes.

44 Séquence 4 – FR01

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Mais la première énigme est livrée au lecteur sans commentaire, alors
que la seconde est commentée par deux personnages principaux, ce qui
la rend encore plus « énigmatique » que la seconde.
Il convient donc, pour commencer, d’en étudier le titre : « Les Fanfreluches
antidotées trouvées en un monument antique ».

2 Étude du titre : Les Fanfreluches antidotées


L’édition du Seuil traduit cela par « Les Bulles d’air immunisées ». Une
note de bas de page de Madeleine Fragonard de l’édition Pocket (1992)
propose de traduire par « bagatelles pourvues d’un remède ». C’est un
titre quasiment oxymorique puisque d’un côté il s’agit de quelque chose
de si éphémère qu’il est presque inexistant et, de l’autre, d’un remède
pour guérir.
Le mot « Fanfreluche » vient du bas latin « famfaluca », qui « signifie
« bagatelle », altération du grec « pompholux » qui signifie « bulle d’air »
(étymologie proposée par le dictionnaire Robert). Ce mot a donné en
français moderne : « farfelu ». La définition du Robert propose : « orne-
ment léger (nœud, dentelle, volant, pompon, plume) de la toilette et de
l’ameublement ». F. Foulatier, dans son commentaire sur cette énigme,
note « que le verbe « fanfrelucher » est utilisé une fois par Rabelais dans
le Pantagruel (chap. XV) : dans la deuxième édition, il remplace le verbe
« chevaucher » utilisé dans la première, et comme il s’agit de chevaucher
« sa garse », le sens ne fait pas de doute et nous en inférons que le mot
« fanfreluche » peut désigner, chez Rabelais, entre autres bagatelles, le
sexe de la femme ».
Dans tous les cas, si ces vers sont des fanfreluches, ils sont sans impor-
tance, légers et vains. Avec le sens de « bulle d’air », on ne peut s’em-
pêcher de rapprocher ce mot des Paroles de l’Ecclésiaste (« Vanité des
vanités, tout est vanité ») et des « vanités* », peintures déjà très en vogue
au XVIe siècle. Rappelons qu’en hébreu, le mot « hevel », traduit par
« vanité », signifie « buée ».
Le participe passé « antidotées », étant ici adjectif épithète, il fait quasi-
ment partie du mot « fanfreluches », créant, comme nous l’avons noté plus
haut, une sorte d’oxymore, qui accentue le mystère du titre d’un poème
lui-même presque indéchiffrable.
« Antidotée » vient du mot « antidote », du grec « antidoton », qui signi-
fie étymologiquement « ce qui est donné contre » : « contre-poison »,
remède contre un mal physique mais aussi « moral » (d’après la définition
du dictionnaire Robert). Montesquieu, dans sa Correspondance (vol. 9),
écrit que « l’air, les raisins, le vin des bords de la Garonne et l’humeur
de Gascons sont d’excellents remèdes contre la mélancolie ». Dans le
dictionnaire grec Bailly, ce mot est cité comme épithète du mot phar-
makon qui signifie « remède ». Il s’agit donc de combattre un mal par son
contraire. Rappelons que Rabelais était médecin et disciple d’Hippocrate
et de Galien, dont il a lui-même traduit les textes.

Séquence 4 – FR01 45

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L’on trouve le verbe « antidoter » dans trois passages du roman aux cha-
pitres 18 (p. 158), 21 (p. 174) et 41 (p. 294). La première fois c’est Janotus
qui est « bien antidoté l’estomach de coudignac de four et eau beniste de
cave », la seconde fois, c’est un « diseur d’heures » chargé de l’éducation
religieuse de Gargantua qui apparaît « empaletocqué comme une duppe,
et tres bien antidoté son alaine à force syropt vignolat » ; et la troisième
fois, il s’agit de Frère Jean qui, lors d’un de ses discours sur lui-même dit
au sujet de son nez qu’ il « est bien antidoté de pampre » (jus de treille).
Or, dans le tombeau, aux côtés du petit traité ainsi intitulé, a été trouvée
l’inscription « hic bibitur » (ici l’on boit) et neuf flacons de vin. Le narrateur
dit transcrire ces vers « en Pantagruelisant, c’est à dire beuvans à gré... »
(p. 58). Ces passages qui vantent les vertus du vin font écho à tout le roman
où, à commencer par le Prologue, le vin a une importance primordiale.
Doit-on lire alors cette énigme comme le roman ? Serait-elle, comme le
Prologue, une mise en abyme du roman ? Le lecteur a l’impression de lire
un ouvrage léger, une bagatelle, mais sous cette apparence se trouvent
des sens cachés et des propos sérieux, voire graves. Le rire, comme le
vin, comme ce roman, serait un antidote contre le mal et le malheur, ce
qui est d’ailleurs dit dans le dizain liminaire.

3 Le texte de la première énigme :


tentative de déchiffrage
a) Rabelais, auteur énigmatique et adepte des sciences occultes
Rappelons plusieurs points : si Rabelais aime les énigmes, c’est aussi parce
qu’il veut lui-même rester énigmatique : comme il le dit dans le Prologue,
il désire qu’il demeure toujours des sens possibles à ses écrits et que le
sens de son texte ne soit jamais épuisé. À ce titre, tout le Gargantua reste
énigmatique. Rabelais refuse qu’on enferme son texte comme il refuse
que l’abbaye de Thélème soit close de murs. Il se refuse à toute univocité.
De plus, Rabelais s’intéressait à toutes les sciences, y compris les sciences
occultes, comme l’astrologie, l’alchimie et la pronostication.
N’oublions pas que Rabelais est contemporain de Nostradamus (1503-
1566), médecin du roi Henri II et astrologue de Marie de Médicis, et que
l’université de Montpellier, où il a fait ses études de médecine, est un
lieu de tradition alchimiste. Rabelais s’intéresse à l’astrologie et à l’her-
métisme et a réalisé des almanachs et des horoscopes, notamment pour
le fils d’Henri II. Comme beaucoup de médecins de son temps, « il tient
compte de la position des astres pour déterminer le moment favorable
à l’administration d’un remède » écrit F. Foulatier. Il s’intéresse aussi à
l’alchimie et à la numérologie.

b) Le texte de Mellin de Saint-Gelais


Les deux textes des Énigmes sont inspirés de textes du poète de Cour,
célèbre à l’époque, Mellin de Saint-Gelais (1491-1558). Rabelais dit lui-
même, dans un ajout de 1547, que la seconde énigme est écrite dans le
style de « Merlin le Prophète ».

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À la lumière de tout cela, comment lire cette énigme ? Certaines allusions
semblent claires, mais la plupart restent mystérieuses.

c) Un texte satirique
On retrouve dans certains passages les cibles satiriques du Gargantua,
comme l’Église et Charles Quint : dans la seconde strophe 2 (vers 9 et
sq.) l’on reconnaît le Pape dont on baisait les chaussures en signe de
respect : « Certains disaient que lécher sa pantoufle/ Valait mieux que
gagner les pardons ». Les strophes 5, 6, 7, 8, 9 font référence à la mytho-
logie : derrière Jupiter (strophe 7) et son attribut (l’aigle) se profilent le
détesté Charles Quint et l’aigle impérial. Dans sa démesure, il se prend
pour le plus grands des dieux du panthéon gréco-romain. À partir de
cette allusion, les vers qui précèdent et suivent le vers 49 « Bien peu
après l’oiseau de Jupiter/ décida de parier pour le pire »… peuvent être
décryptés comme étant une vision métaphorique de Charles Quint et
des dangers qu’il représente : il est fait allusion à des massacres dans
la strophe 6. La suite de la strophe 7 développe l’image d’un Empire
qui, craignant d’être détruit, « parie pour le pire ». La folie furieuse qui
transparaît derrière le mot grec « Atê » pourrait être celle des tyrans. En
effet, dans la strophe 10, il est question de Carthage détruite en 146 av.
J.-C. ; or, Charles Quint devait reprendre cette même cité à Barberousse
(cf note 24 p. 64).

d) Un texte comique
On retrouve aussi des plaisanteries grossières qui font écho à toutes
celles qui jalonnent le roman, comme à la strophe 4, où le « trou de Saint
Patrice » (symbole du Purgatoire) est l’occasion de tout un jeu, sans doute
obscène, sur le mot « trou » qu’il faudrait pouvoir « bailler » de façon à
éviter toute infidélité.

e) Un texte prophétique
Certains vers prennent des allures de prophéties, annonçant la dernière
énigme : ainsi dans la strophe 11, au vers 81, nous lisons cette prédiction
solennelle au futur : « Mais l’année viendra, marquée d’un arc turquois ».
Mais aussitôt, le poète change de registre, rendant dérisoire l’apparente
gravité de ce vers : « De cinq fuseaux et de trois culs de marmite... ». On
retrouve le même ton solennel dans la strophe suivante aux vers 88 et 89,
« Cest an passé, cil qui est, regnera /Paisiblement avec ses bons amis »
(« Cette année écoulée, celui-qui est règnera... »). Nous savons cependant
que Rabelais ne croyait pas en la prédiction de l’avenir.

f) Un texte parsemé de symboles alchimiques


Foulatier, dans son étude de l’énigme, trouve dans certaines strophes des
symboles alchimiques, comme « la rousée » (vers 2), « Hercules » (vers 34),
« l’oyseau de Jupiter » (vers 49), le « tronc » (vers 54), « Pentasilée » (vers 59),
le « mont de l’Albespine » (vers 72) et d’autres moins apparents.

Séquence 4 – FR01 47

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4 L’Énigme en prophétie
a) Le titre du ch.58 : « Énigme en prophétie »
Le mot « énigme », du grec « aïnigma », désigne « une chose à deviner,
d’après une définition ou une description, faite à dessein en termes obs-
curs, ambigus » (définition du dictionnaire Robert). C’est donc le mot
« énigme » qui introduit un premier doute. Le second doute apparaîtra à la
fin, avec les interprétations contradictoires de Gargantua et de Frère Jean.
De plus, comme pour le titre de la première énigme, c’est l’alliance des
deux mots qui en accentue le mystère : est-ce que cela signifie « énigme
sous la forme d’une prophétie » ou « prophétie sous forme d’énigme » ?
Cependant, à la différence de la première Énigme, ce texte possède une
unité et une cohérence thématiques et reste toujours dans le même
registre. Le ton est solennel. Les vers sont très travaillés et élégants ;
très harmonieux, ils sont aussi d’une grande musicalité. Et si le sens se
dérobe, il se dérobe moins que dans la première.

b) Un récit apocalyptique
Tout ce poème est manifestement inspiré du discours eschatologique de
Jésus dans les Évangiles synoptiques, St Matthieu, Marc et Luc. En effet,
Jésus, répondant aux disciples qui lui demandent quand arrivera la fin des
temps, leur décrit les événements qui accompagneront cette échéance.
Cette description comporte les mêmes événements que ceux racontés
dans le poème : des guerres civiles, des tremblements de terre, des signes
effrayants dans le ciel, l’obscurité sur la terre… C’est sans doute pour cette
raison que le poète prend un ton si solennel. Il prédit au futur de l’indicatif
un avenir terrifiant aux « pauvres humains » auxquels il s’adresse et qui,
au contraire, espèrent, comme tout homme, le bonheur : « qui le bonheur
attendez ». Cette proposition relative, en effet, les définit ainsi. Le poète
se réfère aux astres et à une préscience divine pour prophétiser « je fois
scavoir » (je fais savoir) (vers 11).
Il s’agit bien d’une prédiction, comme le montre l’emploi récurrent d’ex-
pressions comme « à prononcer les choses à venir », « du sort futur »,
« Des ans loingtains la destinée et cours » (du lointain avenir le cours de
la destinée ». Dans sa vision d’un avenir très proche, mais qu’il ne précise
pas : « que cest Hyver prochain (...) voyre plus tost » ( l’hiver prochain (...) et
même plus tôt) v .12, il voit surgir une nouvelle « maniere d’homes » (race)
qui, par lassitude et ennui, poussera les autres hommes à la guerre. Ces
hommes semblent avancer sans crainte, à la fois puissants et néfastes :
« franchement iront et de plein jour... » (iront d’un libre pas et en pleine
lumière). À partir de ces vers, le poète fait le récit d’une guerre à la fois
totale (« des gens de toutes qualitez (« condition »), fratricide et intestine,
qui contraint à s’affronter entre eux des hommes très proches les uns des
autres, parfois des parents : « les amy entre eulx et les proches parents »
(vers 22). Cette lutte fratricide est tirée de l’Évangile selon St Marc (XIII,
12) : « Le frère livrera son frère à la mort et le père son enfant ; les enfants
se dresseront contre leurs parents et les feront mourir ». Le vers suivant

48 Séquence 4 – FR01

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développe cette idée par l’image du fils affrontant son père : « Le fils
effronté ne craindra point la honte amère/ de se dresser contre son propre
père ». Ils semblent mus par une sorte de fatalité, comme le montre le
vers construit sur de magnifiques parallélismes syntaxiques : « quoi qu’il
doive advenir, quoi qu’il doive en coûter ». On a l’impression aussi que
les hommes sont trompés et se laissent emporter par un mouvement qui
les dépasse : c’est la nouvelle race d’hommes qui est sujet des verbes :
« iront » (...) « pousser les gens », « ils feront entrer en conflit ». Les jeunes
gens, trompés, se battent avec l’ardeur de héros épiques : « poussé(s)
par l’aiguillon de jeunesse et d’ardeur/ Accordant trop de foi à ce fervent
appétit (...) Et nul ne pourra délaisser ce labeur/ Une fois qu’il y aura mis
tout son cœur » (v.35-40). Au moyen d’une hyperbole, Rabelais laisse
imaginer l’ampleur des conflits, dont la répétition de l’adverbe d’intensité
« tant » souligne la violence : « il y aura tant de mêlées / Tant de combats,
de venues et d’allées/ Que nulle histoire relatant grandes merveilles/ N’a
fait allusion à une agitation pareille ».
La guerre qui est décrite est des plus meurtrières (« maint homme de
valeur (...) mourir en sa fleur et vivre peu de temps ») ; elle fait oublier
aux hommes qui ils sont et les plus indignes prennent la place des plus
dignes. Il s’agit bien d’une catastrophe au sens étymologique du terme,
les valeurs étant soudain inversées et le monde totalement bouleversé :
« Même les grands, de noble lieu sailliz (sortis/ par leurs sujets se verront
assaillis) (v. 25). Et au vers suivant, cette même inversion est développée :
« et les devoirs d’honneur et de déférence / Perdront alors toute valeur et
tout sens ». Elle est reprise à nouveau au vers 43 : « C’est alors qu’auront
la même autorité / hommes sans foi et gens de vérité (...) Le plus lourdaud
sera choisi pour juge ».
Cette guerre est à la fois comparée à un déluge et suivie d’un déluge que le
poète voit comme une punition (v.49...) : « Et à bon droit » (v.55). La terre
ainsi malmenée, et même plus encore : « deffaicte » (v.69) sombrera dans
les ténèbres : « le clair soleil (...) lairra (laissera) espandre l’obscurité sur
elle » (v.72...). Les comparaisons en soulignent l’intensité : « plus dense
qu’en éclipse ou qu’en nuit naturelle ». Il y a là, de toute évidence, dans cette
« ruyne et perte » (v.78) et cette plongée dans les ténèbres, une vision de fin
du monde. Cette description est manifestement, une fois encore, inspirée
de l’Évangile selon St Matthieu (XXIV, 29). « Le soleil s’obscurcira, la lune
ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel ». Apparaîtra alors
dans le ciel « une grande flamme » (v.97) et le début d’une nouvelle ère où
les « élus » seront récompensés en retrouvant « joyeusement / Tous leurs
biens et la manne que le ciel dispense » (v.100...), tandis que « les autres
à la fin / se retrouveront tout nus » (v. 103-104).
Le poète termine sa prédiction par des conseils : « Il faut révérer/ celui
qui jusqu’à la fin pourra persévérer ». Ces deux derniers vers sont des
reprises de Matthieu (XXIV, 13) et Luc (XXI, 19) : « C’est par votre constance
que vous sauverez vos vies ». Ainsi s’achève cette vision apocalyptique.
Ce résumé peut faire penser qu’il s’agit d’un récit dont le sens, dès la
première lecture, est évident : celui de la vision prophétique d’une apo-

Séquence 4 – FR01 49

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calypse. Mais l’interprétation proposée par Frère Jean remet cette lecture
en question. Une fois de plus, Rabelais brouille les pistes et termine son
œuvre par cette interprétation suivie d’une plaisanterie.

c) L’Apocalypse de Saint Jean


L’on peut voir des liens entre cette apocalypse et celle de Saint Jean, non
seulement dans le ton utilisé mais aussi dans la vision de fin du monde qui
y est décrite. L’Apocalypse est le dernier livre de la Bible et est attribuée
à Saint Jean l’Évangéliste. Saint Jean y raconte et décrit des révélations
qui lui auraient été faites après la mort du Christ. Le mot « apocalypse »
vient du grec et signifie « dévoilement ». Il s’agit de dévoiler, de révéler
au monde la fin des temps et le sens de toute l’Histoire. Ce livre présente
donc une vision allégorique et prophétique. D’autres passages de la Bible
évoquant la fin des temps, l’apocalypse peut être considérée comme un
topos, un genre littéraire avec un style qui lui est propre. Les interpré-
tations de ce texte sont nombreuses et variées. On peut supposer que
l’Apocalypse, quoi qu’il en soit, comporte à la fois un message pour ses
contemporains, et un message futur à caractère prophétique sur la fin des
temps. On peut lire aussi de cette manière le texte de Rabelais. Il évoque-
rait des événements qui lui sont contemporains, mais pas seulement.
L’Apocalypse de Saint Jean commence, elle aussi, par une adresse au
lecteur annonçant un message du Christ : « ce qui doit arriver bientôt ».
Puis, dans le livre, enfin ouvert, apparaissent, parmi les nombreux cata-
clysmes racontés, des catastrophes semblables à celles que l’on trouve
dans « l’Énigme en prophétie ».

d) L’interprétation de Gargantua
Gargantua est manifestement ému par ce tableau apocalyptique : « il sou-
pira profondément ». Il expose alors très brièvement son interprétation
et ne semble pas douter de sa véracité. La brièveté de ses paroles est
inattendue après un poème si long. Il pense visiblement qu’il s’agit d’une
peinture des persécutions des chrétiens : « ce n’est pas de maintenant que
les gens reduictz à la créance évangélique (ramenés à la foi en l’Évangile)
sont persécutez ». Il fait une sorte de déclaration solennelle avec l’expres-
sion « Mais bien heureux est celluy qui ne sera scandalizé » (qui ne faillira
pas), citant ainsi l’Évangile (Matthieu XI, 6, et Luc VII 23 : « Heureux celui
qui ne trébuchera pas à cause de moi »).
Or, le verbe « scandaliser » signifie faire perdre la foi par peur des persé-
cutions. Ainsi, pour lui, le sens de l’Énigme est clair : cette prophétie doit
encourager les gens à maintenir leur foi coûte que coûte : « et qui toujours
tendra au but, au blanc que Dieu par son cher fils nous a préfix (fixé), sans
par ses affections charnelles estre distraict ny diverty ». Cette lecture du
texte de Gargantua, qui révèle une interprétation possible, montre aussi
la sagesse qu’il a désormais acquise, jusqu’à parler de modération dans
les plaisirs de la chair, lui qui en avait un appétit gigantal. Si l’on va plus
loin et développe les propos fort synthétiques de Gargantua, l’on com-
prend que, dans son esprit, la persécution des chrétiens, élus et fidèles,
sera suivie de la fin des temps et de l’avènement d’un nouveau monde.

50 Séquence 4 – FR01

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L’interprétation de Frère Jean est totalement différente. Pour lui, cette
énigme est une allégorie d’une partie de jeu de paume, le jeu favori du roi.

e) L’interprétation allégorique de Frère Jean


Si Gargantua est devenu grave, Frère Jean, lui, n’a pas changé. Fidèle à
son personnage, il s’emporte : « Par sainct Goderan » et revendique sa
singularité : il se démarque volontiers des autres « Donnez y (trouvez-y)
des allegories... De ma part (pour ma part)... » ; il est certain de son inter-
prétation et pense qu’elle est la seule envisageable : « J’y pense aultre
sens enclous » (je pense qu’aucun autre sens n’y est enclos...). Pour lui,
ce texte n’est rien d’autre que la description d’une partie de jeu de paume.
Ainsi, il reprend dans son discours une à une les étapes du récit de la fin
des temps et les interprète comme étant les différentes étapes du jeu,
réduisant ce récit à une épreuve sportive. Le texte est au présent et le ton
assuré. Ce choix correspond à un goût de l’époque pour ce type d’énigmes
amusantes. Il s’agit de donner l’impression de peindre des événements
graves ou de parler de sujets sérieux, alors que derrière ce masque tra-
gique les propos sont anodins, légers, voire grossiers.
De façon très amusante, les rôles ici s’inversent, à l’image des diffé-
rentes lectures de ce dernier texte. Gargantua, en quelque sorte, se serait
contenté de son sens littéral, en le lisant comme on lit de façon éclairée les
Paraboles des Évangiles. L’histoire à peine racontée par Jésus, ce dernier
aide son auditoire à en tirer la leçon. Tandis que Frère Jean, à sa manière,
aurait réussi à déchiffrer, seul, le sens allégorique et caché de l’énigme. À
l’inverse du Prologue où des figures riantes et grotesques cachaient un
contenu sérieux et profond, ici, ce sont des récits tragiques qui peuvent
cacher un divertissement. Rabelais a plus d’un tour dans son sac. Il aura
réussi à surprendre le lecteur jusqu’à la fin. Un instant dérouté par un
poème si tragique après l’évocation du petit paradis de Thélème, il l’est
sans doute davantage encore après les propos de Frère Jean. La pirouette
finale invitant à faire « bonne chère » est bien dans le ton du roman.

2. La symbolique des couleurs


Questions
Vous savez que les couleurs ont une connotation symbolique pour de
nombreuses personnes. Les roses rouges par exemple, signifient la pas-
sion, les roses jaunes la jalousie. Ici, Rabelais se moque des significations
imposées aux couleurs.
E Quelle est la couleur dominante dans les vêtements de Gargantua ?
E Quelle signification Grandgousier accorde-t-il à cette couleur ?
E  uelle conclusion pouvez-vous en tirer sur le désir de Grandgousier concer-
Q
nant l’éducation de son fils ? sur la personnalité future de Gargantua ?

Séquence 4 – FR01 51

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E  ourquoi le narrateur fulmine-t-il contre l’auteur du Blason des cou-
P
leurs ?
E  uelle est la démarche que l’on doit adopter, selon lui, pour trouver la
Q
vraie signification des couleurs ?

Mise au point
Les trois chapitres 8, 9 et 10 qui sont consacrés à « la livrée » de Gargantua
enfant sont une digression dans le déroulement de l’histoire du géant et
sont le prétexte pour le narrateur d’écrire une « declamatio » sur la sym-
bolique des couleurs, sujet passionnant pour Rabelais et ses contempo-
rains. La declamatio14 pour les Anciens faisait partie de la rhétorique :
elle était un entraînement à l’éloquence. C’est une forme littéraire qui
convient très bien à Rabelais : traiter de sujets sérieux en ayant l’air de
plaisanter, plaisanter en traitant de sujets sérieux. L’exemple le plus
remarquable de la declamatio est le célèbre ouvrage d’Érasme, L’Éloge
de la folie, paru en 1511.
La longue description de ces vêtements permet de connaître la « mode » de
l’époque de François Ier, dans la noblesse. Le chapitre 8 annonce d’emblée
les couleurs que l’on va donner à l’enfant. Grandgousier « ordonna qu’on
lui fît des vêtements à ses couleurs qui étaient le blanc et le bleu » (p.97).
L’expression « ses couleurs » signifie les couleurs du blason, comme en
avaient non seulement les rois, les nobles mais aussi les bourgeois. Si
nous détaillons les différentes pièces des vêtements de Gargantua, nous
pouvons constater que le bleu l’emporte sur le blanc. Sa chemise, ses
chausses et son bonnet sont blancs : il a fallu respectivement « 813 aunes
de satin blanc, 1105 aunes de lainage blanc et 200 aunes de velours
blanc « pour son bonnet » (p.97 et 101), ce qui fait un total de 2118
aunes de tissu blanc. Alors que pour le bleu, « on leva » 16 aunes de
damas pour les « crevés » et la braguette, 406 aunes de « velours bleu
vif », 1800 aunes de velours bleu pour le manteau, 300 aunes de « serge
de soie, mi-blanche, mi-bleue » et enfin pour sa robe, 9600 aunes du
même velours, c’est-à-dire environ 12 122 aunes. La présence du bleu
est environ six fois plus importante que celle du blanc.
Le chapitre 9 recommence avec la même précision que le précédent :
« Les couleurs de Gargantua étaient le blanc et le bleu, comme vous avez
pu le lire ci-dessus » et Alcofribas annonce immédiatement après, que
ces couleurs possèdent un symbole pour l’heureux père. Le bleu sym-
bolise « les choses célestes » et le blanc « joie, plaisir, délices et réjouis-
sances » (p. 107), ce qui réunit dans la personne de Gargantua, le spirituel
et le matériel. En effet, lorsque l’éducation de l’enfant sera achevée et

14. Une declamatio, d’après Henri Corneille Agrippa, cité par M. Screech dans Rabelais (p.187),
« exprime certaines choses en plaisantant, d’autres sérieusement, d’autres agressivement ; par-
fois l’auteur exprime ses opinions personnelles, parfois celles d’autres personnes ; parfois il dit la
vérité, parfois des choses fausses, parfois des choses douteuses » (De la vanité des sciences et de
l’excellence des choses de Dieu, 1533).

52 Séquence 4 – FR01

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qu’il sera devenu un prince chrétien comme son père, il gardera toujours
le goût de la bonne chère et du vin tout en étant pieux et magnanime.
Pourtant, le narrateur s’adresse au lecteur en l’apostrophant vivement :
« Qui vous pousse ? Qui vous aiguillonne ? Qui vous dit que le blanc sym-
bolise la foi et le bleu la fermeté ? ». Et il attaque sans transition l’auteur
d’un ouvrage paru récemment, Le Blason des Couleurs. D’après lui, cet
auteur est outrecuidant et bête car il utiliserait des rapprochements de
sons pour symboliser des vertus ou des sentiments. Il donne l’exemple
de la fleur « ancolie » qui peinte sur un blason, signifierait « mélancolie »,
par rapprochement consonantique ou paronomase. Les blasons et les
couleurs faisaient fureur à l’époque et Alcofribas fulmine contre cet excès
qui poussait une partie de ses contemporains à exposer leur blason en
tout lieu et sur tout support : ils ont « caparaçonné leurs mulets, habillé
leurs pages, armorié leurs culottes, brodé leurs gants, festonné leurs lits,
peint leurs enseignes… » (p. 109). Il reproche aussi à l’auteur du Blason
des couleurs d’imposer un sens aux couleurs au lieu de chercher leur sens
naturel : « il a osé décréter de sa propre autorité ce que symboliseraient
les couleurs : c’est la méthode des tyrans… » (p. 107).
Le narrateur exprime son irritation devant de telles fantaisies, bonnes pour
le Moyen Âge mais indignes de la Renaissance (Rappelons que ces deux
termes, Moyen Âge et Renaissance, n’existent pas à l’époque de Rabelais).
Il est assez amusant de voir l’indignation du narrateur devant un pro-
cédé dont il abuse du début à la fin de son roman, les calembours et les
jeux de mots foisonnant dans le Gargantua. Il oppose ces paronomases,
déplorables selon lui, à la science des anciens Égyptiens, dont les hiéro-
glyphes nécessitaient un vrai savoir et des connaissances approfondies.
L’expression « Nul ne pouvait les comprendre » (p.111), montre le goût
de Rabelais pour les choses cachées, pour ce qui réclame des connais-
sances et de la recherche intellectuelle. Il a l’air de ne vouloir s’adresser
qu’aux initiés et pas aux lecteurs ordinaires. Il prévient d’ailleurs à la fin
du chapitre 9 qu’il essaiera un jour de traiter des symboles de la Nature,
en s’ « appuyant tant sur des raisonnements philosophiques que sur des
autorités agréées et approuvées de toute antiquité » (p.111). « Seule la
devise d’Auguste, « Festina lente » (hâte-toi lentement) trouve grâce à ses
yeux. Cette devise est complétée par l’emblème d’un dauphin et d’une
ancre (illustrée par l’Allemand Alciat, dans un ouvrage paru en 1531 à
Augsburg, Le livre des emblèmes). Le mot « emblème », à l’époque, signifie
à la fois l’image et le dicton qui l’accompagne.
Une satire contre les Sorbonnards (« cette signification n’a pas été décidée
arbitrairement par les hommes ») renforce l’universalité de son propos
et du droit des gens, le jus gentium, cette loi non écrite adoptée par l’en-
semble de l’humanité.
Le dernier paragraphe du chapitre 9 est une métaphore maritime, filée
sur plusieurs lignes : « Mais mon esquif ne fera pas voile plus loin entre
ces gouffres et ces passages peu engageants ; je retourne faire escale au
port dont je suis sorti ». Cette métaphore est-elle employée parce qu’il
vient de faire mention de Monsieur l’Amiral ou parce qu’il vient d’évoquer

Séquence 4 – FR01 53

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l’ancre et le dauphin de sa devise ou parce qu’il parle des symboles du
blanc et du bleu, couleurs maritimes ?
Le chapitre 10, intitulé « Ce que signifient la couleur blanche et la couleur
bleue », apporte une interprétation qui s’appuie sur l’Antiquité et en parti-
culier sur Aristote. Le narrateur démontre par une « règle de logique » que
si le noir est la couleur universelle du deuil, le blanc qui est son contraire,
est logiquement la couleur de la joie et de l’allégresse. Sa référence aux
Anciens continue avec les Thraces et les Crétois, avec l’Évangile de saint
Matthieu et la référence à la Transfiguration du Christ dont « les vêtements
devinrent blancs comme la lumière » et enfin sur la Nature elle-même :
le jour et la nuit. Les références bibliques se prolongent avec le Livre de
Tobie (V), l’Évangile de saint Jean, les Actes des Apôtres et l’Apocalypse.
Chacun des livres bibliques précités fait référence à la couleur blanche.
Après l’Antiquité grecque et la Bible, viennent tout naturellement les réfé-
rences latines : la construction de la ville d’Albe (latin alba = la blanche)
et le Triomphe des généraux romains. Une dernière évocation des Grecs,
avec Périclès, achève le soutien antique recherché par Rabelais.
La démonstration continue comme si le narrateur était emporté par sa
plume : « Pourvu que vous ayez compris cela, vous pourrez résoudre un
problème ». Le raisonnement s’appuie ensuite sur l’analogie : (les Gaulois
sont candides parce qu’ils sont blancs de peau), puis sur les connais-
sances médicales et les symptômes causés par l’excès de joie. Les réfé-
rences antiques de Rabelais sont étourdissantes…
Enfin, le chapitre 10 s’achève avec la reprise de la métaphore maritime du
chapitre précédent : « Je vais donc amener les voiles » et résume « en un
mot » les trois chapitres précédents : « le bleu signifie assurément ciel et
choses célestes selon le même symbolisme qui veut que le blanc signifie
joie et plaisir » (p. 121). Ces trois chapitres représentent une digression
« en boucle », le premier paragraphe du premier chapitre disant exacte-
ment la même chose que le dernier paragraphe du dernier chapitre.
On peut rajouter au symbolisme des couleurs, le symbolisme des pierre-
ries dont les vêtements de Gargantua sont ornés, sans oublier les métaux.
Parallèlement à la science des blasons (l’héraldique), la science lapidaire
passionnait les contemporains de Rabelais. L’ouvrage Le Lapidaire en
françoys de Mandeville, paru au XIVe siècle faisait encore fureur15. Le
narrateur lui-même donne plusieurs significations aux pierres précieuses
et aux métaux que porte l’enfant géant : la vertu de l’émeraude (p. 99),
celle des perles : « des pots en canetille d’argent, entrelacés d’anneaux
d’or, avec beaucoup de perles : cela signifiait qu’il serait un bon videur
de pintes en son temps » (p. 101) et celle des métaux : « il eut une chaîne
d’or… [qui] descendait jusqu’à la pointe du sternum, ce qui lui fut béné-
fique toute sa vie, comme le savent les médecins grecs » (p. 103). Enfin,

15. Ce traité (conservé à la Bibliothèque Nationale de France) s’intéresse aux pierres précieuses
comme le rubis par lequel il débute : « le rubis garde heur en tous périls, il amoindrit la chaleur » ;
il évoque également le « rubis balais » dont parle le narrateur (p. 105), disant qu’il est « plus pâle
que le rubis », les émeraudes, les topazes, etc…

54 Séquence 4 – FR01

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« le plus merveilleux alliage » de métaux « qui ait été jamais vu » (p. 105),
unit l’or, l’acier, l’argent et le cuivre, alliage certainement bénéfique à la
santé.
Cette deuxième digression souligne encore, comme nous l’avons dit plus
haut, le goût de Rabelais pour le « plus hault sens », s’appuyant sur les
Anciens, sur la logique et sur la médecine.

Séquence 4 – FR01 55

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Chapitre Les personnages,
3 figures de la démesure

A Gargantua, une histoire de géants

Conseils de méthodologie

Parcourez à nouveau le roman en relevant les étapes de l’appren-


tissage de Gargantua. Notez les caractéristiques de chacune de ces
étapes.

Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
E L es géants, tels que Rabelais les décrit, sont-ils conformes aux géants
traditionnels des contes ?
E  uelles sont les préoccupations essentielles de Gargantua jusqu’à cinq
Q
ans ? À quel genre littéraire vous fait penser le début du roman, jusqu’au
chapitre 13 ?
E À quel moment son père décide-t-il de le faire instruire et pourquoi ?
Quels sont les pédagogues nuisibles et les pédagogues bénéfiques à
son éducation ?
Garde-t-il, en évoluant, ses caractéristiques gigantales et comiques ?
E À quel moment de son apprentissage se déclare la guerre picrocholine ?
Y prend-il une part active ?
E  e quelles qualités fait-il preuve pendant cette guerre et après ? Relevez
D
les passages clés où ses qualités apparaissent.

Mise au point

1 Le géant dans la tradition avant et après Rabelais


Que ce soit dans la Bible, la mythologie grecque ou les contes popu-
laires, les géants sont des personnages dangereux et maléfiques. Dans les
contes, ils sont cruels, souvent dénués d’intelligence. Ce sont des figures

56 4 – FR01
Séquence 1

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du mal qui font peur. Le lecteur n’est soulagé que lorsque le héros s’est
débarrassé du géant, tué, ou en tout cas, mis hors d’état de nuire. Or, il
est intéressant de constater que Rabelais rompt avec cette tradition. Les
géants de Rabelais sont des êtres débonnaires et pacifiques qui attirent
aussitôt la sympathie du lecteur, ils n’ont de gigantesques que leur taille
et leur appétit. Leur gigantisme n’effraie pas : au contraire, il amuse le
lecteur. Cette nouvelle figure du géant est protectrice et rassurante. Une
autre figure du géant vient de naître dans la littérature et sera suivie par
d’autres, comme ceux de Swift et de Voltaire.
On trouve, par exemple, dans la Bible, David et Goliath : Goliath, symbole
du Mal, est terrassé par le petit David, armé de sa seule fronde. De même,
dans l’Odyssée d’Homère, le cyclope Polyphème, représente la barbarie
face à Ulysse, le civilisé, (d’autant plus qu’il rompt avec les règles de l’hos-
pitalité) qui le vainc grâce à sa ruse. Dans les romans de chevalerie du XIIe
siècle, les géants sont une menace pour l’ordre instauré par la civilisation :
le Morolt dans Tristan et Iseult, le rustre dans Yvain ou le chevalier au lion
de Chrétien de Troyes, qui garde les taureaux et se trouve à la frontière du
monde des vivants et des morts. Les géants des contes sont malfaisants :
tout le monde connaît l’ogre du Petit Poucet,

2 Le personnage de Gargantua avant ce roman


Dans le premier chapitre, le narrateur renvoie le lecteur à ce qui a déjà
été dit dans le Pantagruel : « Je vous remectz (renvoie) à la grande chro-
nicque Pantagrueline recongnoistre (pour y prendre connaissance de) la
généalogie et antiquité dont nous est venu Gargantua », inversant ainsi
la chronologie, puisque l’histoire du fils est parue avant celle du père.
C’est donc le père qui hérite du succès du fils. En effet, en 1532, parais-
sent Les Horribles et Espoventables Faictz et Prouesses du tres renommé
Pantagruel, roy des Dipsodes ; ce « recueil d’obscénités » fut condamné
par la Sorbonne. Tandis que la parution de La vie très horrifique du Grand
Gargantua, père de Pantagruel. Jadis composée par M. Alcofribas, abstrac-
teur de quinte essence date de 1534, selon toute vraisemblance.
Pour créer son personnage, Rabelais se réfère à des récits populaires, et
notamment à d’autres chroniques comme « Les Grandes et inestimables
Chroniques du géant Gargantua », et le « Vroy Gargantua » œuvres ano-
nymes à succès parues en 1532 et 1533 et vendues lors de foires. D’après
Mireille Huchon, (dans l’édition de la Pléiade 1994, p.1174 et dans
Rabelais, grammairien, Paris 1981, p.390 et sq.), il aurait aussi remanié
le second. L’histoire du Géant se situe dans l’univers du roi Arthur. On y
trouve sa généalogie, « la grandeur et force de son corps, » et « les mer-
veilleux faicts d’armes qu’il fist pour le roi Artus ». Ses deux parents Grand
Gosier et Galemelle sont nés, grâce à la magie de l’enchanteur Merlin,
du sang de Lancelot et de fragments d’ongles de la reine Guenièvre.
On retrouve dans ces chroniques et dans Gargantua des épisodes sem-
blables, comme les cloches de Notre Dame, la jument de Gargantua, la
confection d’une livrée, la dent creuse.

Séquence 4 – FR01 57

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B Gargantua et frère Jean,
deux « géants » complémentaires

1. L
 ’évolution du personnage de Gargantua :
de l’animal à l’humaniste
a) U
 ne gestation, une naissance
et une enfance de géant : la démesure
La gestation de Gargantua est extraordinaire puisqu’elle dure onze mois :
Alcofribas fait référence à Neptune et à Hercule, un dieu et un demi-dieu,
inscrivant ainsi Gargantua dans le surhumain. Sa naissance par l’oreille
rappelle aussi deux dieux de la mythologie grecque : Dionysos et Athéna.
Le choix de l’oreille n’est pas anodin, si l’on considère que le personnage
de Gargantua évolue grâce à l’écoute attentive de ses maîtres. Le chapitre
6, racontant sa naissance, est très court ainsi que le chapitre 7, évoquant
ses deux premières années. Les premiers mots de Gargantua : « À boire »,
répétés trois fois, montrent qu’il sait donc déjà parler. Mais ce qu’il dit pour
l’instant le réduit à un gosier, comme son père le constate aussitôt. C’est
pourquoi il lui donne ce nom signifiant : quel grand gosier tu as. Gargantua
n’apparaît donc pas comme un « infans » (mot latin signifiant : ne parlant
pas et qui a donné le mot « enfant ») mais ses paroles restent orientées
sur ses préoccupations essentielles, toujours proches de l’animalité :
manger, boire, dormir, « conchier ». La scatologie est omniprésente dans
les premiers chapitres du roman.
L’appétit de Gargantua est en effet démesuré, à l’aune de sa taille. Le nar-
rateur ne précise ni sa taille ni son poids, comme on le fait habituellement
pour un nouveau-né. Son gigantisme est d’abord évoqué par la quantité de
lait dont il a besoin, tiré de dix-sept mille neuf cents vaches chaque jour.
Par une ellipse dans le temps : « il passa à ce régime un an et dix mois »
(p. 95). Le narrateur résume cette période peu instructive, grâce à une for-
mule emphatique : « en ceste stat ». Dans les chapitres suivants, il utilise
le même procédé pour permettre au lecteur d’imaginer son gigantisme.
Il n’évoque pas sa taille mais la charrette pour le transporter, il précise le
nombre d’aunes nécessaires à sa braguette, ses dix-huit mentons (p. 95),
et les quantités astronomiques liquides et solides qu’il avale.
L’adolescence (au sens étymologique du terme : celui qui est en train de
grandir) de Gargantua au chapitre 11 est évoquée de façon rapide mais
totalement obscène. Comme nous l’avons dit précédemment, jusqu’à
l’âge de cinq ans, il se conduit comme un animal en se vautrant « dans
la fange »... (p.121), en mangeant dans la même écuelle qu’un chien ou
en « pelot(ant) les gouvernantes » (p.125). Le narrateur s’amuse à citer
les petits noms métaphoriques que les servantes donnent à son sexe,
par différentes figures de style comme des paronomases : « ma petite
andouille vermeille, ma petite couille bredouille… » (p.125).

58 Séquence 4 – FR01

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Le chapitre 13 est un tournant dans le récit de l’enfance de Gargantua.
C’est Grandgousier qui va déclencher ces changements. Mais, paradoxa-
lement, c’est l’invention du torche-cul idéal, qui provoque l’admiration
du père pour son fils : le père est content d’« un sien tel enfant » ; il lui
trouve « bon sens » (p.139) et il est « saisi d’admiration en considérant
le génie et la merveilleuse intelligence de son fils » (p.141) Il va même
jusqu’à le comparer à Alexandre le Grand. En effet, Gargantua, dans ce
chapitre 13, garde les mêmes obsessions scatologiques, mais sa maîtrise
du langage est exceptionnelle.
Ce chapitre est important aussi parce que Gargantua assume le rôle de
plusieurs personnages : son père tout d’abord, puisque c’est lui qui l’en-
seigne d’une certaine façon. Il réussit, par son talent, à le tenir en haleine
et à forcer son admiration. Il prend aussi la place du narrateur, puisqu’il
fait preuve d’autant de verve que celui-ci. C’est d’ailleurs lui qui termine
le chapitre, sans commentaire du narrateur.
Le petit Gargantua, dans toute l’innocence de son enfance, découvre son
corps et fait part, avec ingénuité, de ses découvertes à son père. Il s’agit
là d’un premier apprentissage que les psychanalystes modernes qua-
lifieraient de « stade anal ». Cet apprentissage est l’occasion d’autres
découvertes puisque l’enfant prend possession de la nature et des objets
qui l’entourent, en les détournant de leur usage. Sa façon de procéder est
rigoureuse : il classifie ses différents essais en commençant d’abord par
les tissus et les vêtements, puis continue par les herbes, les plantes et
enfin les animaux. Sa classification est quasiment scientifique : il sépare
le règne humain du règne végétal et du règne animal. Rabelais médecin
apparaît derrière cette méthode.
En cherchant les sensations tactiles les plus agréables, il apprend déjà
la propreté, que ses futurs maîtres vont lui inculquer. Il va pouvoir main-
tenant franchir une autre étape et sortir de son animalité. Sa maîtrise
exceptionnelle du langage en est le signe flagrant.
Il est intéressant de noter que l’enfant ne demande l’avis de personne
et fait tout seul son apprentissage. Il fait preuve d’une grande liberté qui
trouvera son épanouissement à Thélème, dont l’emblème est le fameux
« FAY CE QUE VOUDRAS ». Son mode d’apprentissage est déjà empirique :
« j’ay, par longue et curieuse experience, inventé un moyen de me torcher
le cul » (p.132). C’est par l’expérience qu’il découvre le monde. C’est ainsi
que Ponocrates l’éduquera par la suite. En effet, Rabelais développe lon-
guement l’éducation de Gargantua dans les chapitres suivants, mettant
toujours en valeur l’observation et l’expérience plutôt que la théorie. Par
ce biais, il critique la scolastique et son enseignement exclusivement
théorique.
Grandgousier est en admiration devant l’ingéniosité de son fils et sa maî-
trise du langage. Sans se soucier du contenu, qu’il doit trouver adapté
à son jeune âge, le père est sensible aux procédés rhétoriques utilisés
par son fils qui en est encore, comme nous l’avons évoqué plus haut,
au stade anal. Voulant exploiter ce potentiel « divin » (p. 143), il décide

Séquence 4 – FR01 59

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de confier son instruction à de grands maîtres pour le faire parvenir « à
un souverain degré de la sagesse » (ibid.). Grandgousier a de grandes
ambitions pour son fils : il veut qu’il passe du bas corps à l’esprit. C’est la
première fois qu’apparaît cette notion de sagesse au sujet de Gargantua,
qui, jusque-là, affiche sa démesure dans les domaines du corps et du
langage qui s’y rapporte.
On peut penser que Gargantua est déjà sur le chemin qui va le mener des
préoccupations corporelles à celles de l’esprit.

b) L’obscurantisme de sa première éducation


Gargantua apprend l‘alphabet en cinq ans et trois mois. Il a besoin de
treize ans et six mois pour apprendre à lire en lettres gothiques. La narra-
tion de cet apprentissage est très rapidement et ironiquement menée : la
durée de cet apprentissage est extrêmement longue pour des rudiments
alphabétiques. Un enfant sait normalement lire et écrire en quelques
mois. Les noms des précepteurs de l’enfant parlent d’eux-mêmes : Thubal
Holopherne (rappel du général de Nabuchodonosor et Thubal en hébreu
signifie : confusion) ; Jobelin évoque Jobard, et Bridé évoque l’oison
bridé du torche-cul ; un faquin est un escroc, etc.e plus, son précepteur
Holopherne meurt de la vérole, signe de sa débauche.
Les lettres gothiques signent leur appartenance au monde médiéval que
Rabelais estime désormais dépassé. Aucune marque de l’humanisme
n’est visible dans cette éducation qui privilégie davantage la mémoire
que l’intelligence. Par exemple, le fait de réciter l’alphabet à l’envers est
parfaitement inutile.
Cette éducation ne porte aucun fruit et Grandgousier s’aperçoit que son fils
devient « fou, niais, tout rêveur et radoteur » (chapitre 15). Cette critique
réapparaît au chapitre 21 enrichie d’autres adjectifs : « sot et ignorant ».

c) La révélation humaniste
Face à la « sottise » de son fils, Grandgousier réagit en humaniste ; il
désire que son fils devienne « grand clerc » (p.153), qu’il soit « éduqué »
au sens étymologique du terme, c’est-à-dire élevé. Il veut qu’il passe de
l’animalité à l’humanité, donc qu’il acquière à la fois des connaissances
et un jugement, à l’image de la « sophia » grecque, qui signifie savoir
et sagesse. C’est à ce moment-là que son ami don Philippe Des Marais
lui présente Eudémon, qui, à ses yeux, est le modèle du jeune homme
parfaitement éduqué (voir plus bas, partie sur Eudémon). De façon éton-
nante, le discours du jeune homme provoque aussitôt chez Gargantua des
émotions inattendues, le faisant soudain pleurer « comme une vache »
(p. 149). Cette éloquence parfaite le rend totalement mutique, comme le
montre la comparaison à la fois hyperbolique et humoristique : « et il ne
fut pas possible de tirer de lui une parole, pas plus qu’un pet d’un âne
mort » (p. 149). Est-ce que cela signifie qu’il faut que Gargantua passe
par le silence pour enfin accéder au langage idéal, comme une seconde
naissance ? En effet, jusqu’à son éducation par Ponocrates (voir plus

60 Séquence 4 – FR01

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bas, chapitre sur Ponocrates et chapitre sur l’éducation), Gargantua ne
prononce plus de longs discours mais exprime seulement quelques avis (il
nomme la Beauce), bien qu’il provoque de nombreuses aventures triviales.
Puis Ponocrates, avant de prendre en main l’éducation du jeune homme,
prend connaissance du « vicieux mode de vie de Gargantua » (début du
chapitre 23, p.193) qui consiste à se laisser guider par ses instincts natu-
rels. Il avale excessivement nourriture, savoir et religion. Il ne connaît « ni
fin ni règles », « n’avoit poinct fin ny, canon » (p. 177-178). Ses loisirs sont
tellement nombreux qu’il peut jouer à plus de deux cents jeux (217 exacte-
ment), que le narrateur s’amuse à énumérer les uns après les autres pour
en souligner l’excès. Le fait d’aller à la ligne à chaque jeu met le lecteur
face à cette surabondance de passe-temps inutiles. Alcofribas se moque
de l’excès de prières et de messes quotidiennes qu’il met en parallèle
avec l’excès de nourriture et de boisson ; il fait également un parallèle
entre l’indigence de l’exercice physique et celle de l’étude.
En conséquence, le lecteur, face à une telle pauvreté, en vient lui-même
aux mêmes conclusions que Ponocrates : le jeune homme doit radicale-
ment changer de mode de vie. C’est ici que débute la deuxième éducation
de Gargantua, qui justifie le fait que Gargantua soit le personnage central
du roman, éduqué selon les principes humanistes (voir plus bas chapitres
sur l’éducation et sur Ponocrates). Au chapitre 24 (p. 210), la phrase qui
conclut cette éducation est une phrase dont le verbe est au passif : « Ainsi
fut gouverné Gargantua ». Jusque là, le jeune homme ne fait que recevoir
de son père puis de son maître.
Désormais, il va non pas être gouverné mais gouverner, en prenant la
relève de son père pour conduire la guerre, à partir du chapitre 34.

d) Le prince philosophe
Pour la première fois, au chapitre 28, Alcofribas évoque son héros comme
« nostre bon Gargantua » (p. 233). L’adjectif possessif « nostre » prend
le lecteur à parti et l’invite à sympathiser avec ce personnage devenu
un modèle d’humanisme, à l’image d’Eudémon. Ce nouveau personnage
s’engage en actes dans la politique de son royaume. On peut citer les
grands humanistes contemporains de Rabelais : Thomas More était chan-
celier d’Henry VIII en Angleterre et Montaigne était maire de Bordeaux.
Érasme intervenait comme conseiller des rois ou du pape.
Quelques titres des chapitres soulignent en effet la participation de
Gargantua à la guerre : chapitre 34, « Comment Gargantua quitta la ville
de Paris pour secourir son pays » – chapitre 36, « Comment Gargantua
démolit le château du gué de Vède ». Il est devenu son propre maître.
Plus tard (chap. 48, p.332) Gargantua « eut la charge totale de l’armée ».
Cependant, c’est surtout après la guerre que Gargantua montre et met en
pratique ses idées politiques et sociales.
Gargantua est pacifiste, comme son père Grandgousier. Il fait ce qui est
nécessaire pour ramener la paix et la justice. Au chapitre 49, le narra-
teur évoque les faibles pertes de Gargantua : « et trouva que peu d’iceulx

Séquence 4 – FR01 61

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estoient peryz en la bataille » (p.338) alors que le nombre des pertes de
Picrochole est extrêmement élevé. Son armée est disciplinée, contrai-
rement à celle de son ennemi. Il conclut ses actions guerrières par une
harangue débonnaire et magnanime à l’adresse des vaincus (cf. étude de
la harangue et de la guerre). Après les destructions de la guerre, il entre-
prend des actions réparatrices (chap. 51), il n’accomplit aucune action
vengeresse contre les « séditieux » (p.347) mais les fait travailler dans son
imprimerie, ce qui n’est pas anodin pour un prince humaniste. Il donne
une sépulture aux morts, il indemnise les citadins et les paysans auxquels
il fait totalement confiance et il a la sagesse de faire bâtir un château fort,
en cas de nouvelle attaque. Il remercie également ses combattants. On
peut reconnaître en Gargantua un héros fondateur puisqu’il va toujours
dans le sens du « bien parler, du bien agir et du bien construire ». Ses
actions réparatrices précèdent la fondation de l’abbaye de Thélème qui,
parallèlement à l’Utopie de Thomas More, est l’aboutissement concret de
son idéal humaniste (voir le chapitre sur l’Abbaye de Thélème).
Cette conception du gouvernement royal est l’héritière de celle de son
père, qui, à plusieurs reprises, se réfère à la République de Platon et aux
Évangiles. Pour Grandgousier, le roi doit être un roi philosophe.

2. F
 rère Jean des Entommeures,
la démesure en parole et en action

Conseils de méthodologie
Relisez attentivement tous les chapitres où apparaît ce personnage, en
prenant des notes sur son caractère, sa façon d’agir, ses relations avec les
autres personnages, sa place dans le roman. Relisez aussi le Prologue.

Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
E L e roman présente différents portraits de Frère Jean. Comment est-il
décrit ?
E Quelle est sa relation avec Gargantua ?
E En quoi Frère Jean est-il un moine différent des autres moines ?
E  omment Frère Jean intervient-il dans la guerre ? De quelles qualités
C
fait-il preuve ? Relevez les éléments comiques et parodiques.
E  ourquoi peut-on dire que Frère Jean est l’un des personnages les plus
P
joyeux et comiques du roman ?
E Quel est son lien avec l’abbaye de Thélème ?
E Quel est son lien avec le narrateur ?

62 Séquence 4 – FR01

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Mise au point
Frère Jean n’occupe pas un très grand nombre de chapitres mais il a une
telle présence qu’il est manifestement l’un des personnages essentiels
du roman, à l’égal de Grandgousier et de Gargantua. Frère Jean n’apparaît
qu’au chapitre 27 pour ne revenir qu’au chapitre 39. Il est au centre de
l’action des chapitres 40 à 45. Et au chapitre 52 commence la construction
de l’abbaye. Frère Jean est toujours désigné par l’expression « le moine »
et non par son nom, ce qui témoigne de sa place dans le roman : il est avant
tout un religieux et, par son intermédiaire, Rabelais dresse un portrait
critique et satirique des moines. Il est à trois reprises présenté aux côtés
de Gargantua. Il est aussi présenté en action : « fit dormir, encouragea,
tua, se débarrassa, ramena les pèlerins. » Ces actions font de lui un per-
sonnage qui porte secours de multiples manières. Il est aussi à l’origine
de la victoire sur les armées de Picrochole.
Frère Jean représente une autre image de la démesure. Bien qu’il ne soit
pas un géant au même titre que Gargantua et Grandgousier, il fait preuve
de gigantisme dans bien des domaines : son caractère, son comporte-
ment, tout chez lui est excessif. Mais cet excès ne suffit pas à le définir
car ce personnage est plus complexe que les autres. C’est pourquoi son
portrait n’est pas figé, mais en évolution. Frère Jean est d’abord décrit
par le narrateur, puis par les différents protagonistes du roman et, enfin
par lui-même.

a) Les différents portraits du Moyne


Premier portrait : Frère Jean présenté par le narrateur (chap. 27)
Le narrateur consacre un paragraphe entier à la description de Frère Jean.
Celle-ci sera suivie d’autres descriptions, selon différents points de vue,
comme nous le verrons par la suite. Dans le chapitre 27 (p. 223) où il appa-
raît pour la première fois, il est encore inconnu au lecteur et est d’abord
présenté avec un article indéfini « En l’abbaye il y avait alors un moyne... ».
Puis, aux chapitres suivants, devenu personnage central, il est désigné
avec un article défini par l’expression générique « le moyne ». Les quatorze
adjectifs qui le caractérisent soulignent d’abord son énergie, sa joie de
vivre et son courage : « jeune, fier, pimpant, joyeux, pas manchot, hardi,
courageux, décidé » ; à cela, le narrateur ajoute une description physique
qui se limite à quatre traits : « haut, maigre, bien fendu de gueule, bien
servi en nez », deux traits pour la silhouette et deux autres pour le visage.
La référence au « grand nez des moines » est reprise au chapitre 40 et fait
même l’objet d’une partie du titre du chapitre : « pourquoi les uns ont le
nez plus grand que les autres ». Le narrateur achève cette description sur
son attitude aux différents offices de l’abbaye. Son comportement reli-
gieux est aussitôt évoqué de façon ironique : « beau débiteur d’heures,
beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles ».
Cette fin de paragraphe est riche en figures de style soulignant la com-
plexité du caractère de Frère Jean. Dans ce portrait très habile et très vivant,

Séquence 4 – FR01 63

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le narrateur parvient à créer un lien entre le physique du personnage et
son attitude religieuse, en faisant suivre l’anaphore de l’adverbe « bien »
par l’anaphore de l’adjectif « beau ». Les parallélismes syntaxiques sou-
lignent ce lien, chaque groupe de mots étant construit de la même façon :
l’expression « bien fendu de gueule » peut être mise en parallèle avec
« beau débiteur d’heures » pour ne citer que celles-ci. Les expressions
décrivant son attitude religieuse sont antithétiques : « beau décrotteur
de vigiles » par exemple. De plus, une sorte d’harmonie est créée entre
ces différentes attitudes par les homéotéleutes : « débiteur / débrideur /
décrotteur ». Ce court portrait présente deux aspects : ses qualités
humaines, qui sont remarquables et feront de lui un « bon compagnon »
pour Gargantua ; et ses défauts de moine médiéval, auxquels Frère Jean
va remédier et qui finiront par s’estomper, au contact de Gargantua et à
l’abbaye de Thélème. Son bonheur d’être moine est mis en valeur à la fin
du portrait par la polyptote16 du nom « moine » et par l’hyperbole : « s’il
en fut jamais... » : « pour tout dire, en un mot, un vrai moine s’il en fut
jamais depuis que le monde moinant moina de moinerie ; au reste, clerc
jusques aux dents en matière de bréviaire ».

Frère Jean vu par Grandgousier (p. 283, chap. 39)


Comme nous l’avons dit précédemment, ce premier portrait est suivi
d’autres descriptions, selon le point de vue de différents personnages.
Au chapitre 39, Frère Jean apparaît pour la deuxième fois. C’est alors qu’il
rencontre Gargantua. Grandgousier évoque devant son fils les exploits
guerriers de Frère Jean et fait de lui une description élogieuse et hyperbo-
lique, le plaçant nettement au-dessus des plus grands chefs militaires de
l’Antiquité. Cet éloge conduit Gargantua à le prendre comme conseiller,
considérant qu’il faut faire appel à lui pour « délibérer » « de ce qu’il
conv(ient) de faire ». D’emblée ce sont à la fois son courage, son effica-
cité et son intelligence qui sont soulignés. L’emploi du mot « prouesse »,
utilisé de façon ironique pour évoquer la défense de l’abbaye, rappelle
les romans de chevalerie. Frère Jean est d’ailleurs l’archétype du moine
médiéval décrié par les fabliaux et vilipendé par Rabelais. Il se décrit lui-
même semblable aux autres moines, c’est-à-dire ignorant.

Frère Jean vu par lui-même


En effet, il se vante de ne pas étudier : « Pour ma part, je n’étudie pas.
Dans notre abbaye nous n’étudions jamais. » (p.289, chapitre 39.) Il fait
alors des fautes élémentaires en grammaire latine, en employant des
comparatifs inadéquats : « magis magnos sapientes ». Cette faute équi-
vaut au français : « les savants les plus bons » au lieu des « savants
les meilleurs ». L’absence de structure de son discours témoigne de son
absence de connaissance en rhétorique. Il passe ainsi, sans transition, du
refus d’étudier au plaisir de la chasse. Il dévoile d’ailleurs, à ce moment-là,
à quel point il est incapable de rester tranquille. Il est toujours en mou-
vement et s’ennuie à la chasse à l’affut : « Si je ne cours pas, si je ne

16. Le polyptote consiste ici à utiliser plusieurs fois le même verbe à des temps ou des modes différents.

64 Séquence 4 – FR01

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m’affaire pas, je ne suis pas à mon aise » (p. 289). Un peu plus loin, il
renchérit : « Jamais je ne suis oisif » (p. 293). De plus, en faisant allusion
à la chasse, Frère Jean se compare à un chien courant. Lorsqu’il s’évoque
en train de « saut[er] les haies et les buissons », il dit y laisser « du poil
de [s]on froc » (p. 289). Cette allusion au chien n’est pas sans rappeler le
Prologue d’Alcofribas.

Frère Jean vu par Gargantua (chap. 40)


Après avoir critiqué férocement les moines, Gargantua est dans la conti-
nuité d’Alcofribas et de Grandgousier en faisant de Frère Jean un être d’ex-
ception. Il est désormais précédé des deux adjectifs « nostre » et « bon »
qui semblent devenus inséparables de son nom comme s’ils en faisaient
partie (p. 292). Cette désignation prend le lecteur à témoin, l’invitant à
éprouver nécessairement de la sympathie pour ce personnage. Les deux
premières phrases du portrait du « bon Frère Jean » sont des phrases
négatives qui évoquent en creux les deux principaux défauts des autres
moines : « il n’est point bigot ; ce n’est point une face de carême » (chap.
40, p. 293). La sympathie de Gargantua pour Frère Jean est telle qu’il fait
d’abord du moine un « bon compagnon », par des adjectifs soulignant ses
qualités humaines, sans rien d’excessif : « franc, joyeux, généreux, bon
compagnon ». Puis, se laissant emporter par son admiration, il termine
sa description par un éloge quasi christique : « il défend les opprimés ; il
console les affligés ; il secourt ceux qui souffrent ». La chute de la phrase :
« il garde les clos de l’abbaye » crée un contraste comique.

b) L’amitié entre Gargantua et Frère Jean


Lorsque les deux hommes se rencontrent, en effet, au chapitre 39 (p. 282),
Gargantua lui manifeste une immense affection, comme nous pouvons le
voir avec la répétition de « mon amy » et l’expression « mon grand cousin ».
« Viens-là, mon couillon, que je t’éreinte à force de te serrer dans mes
bras » (p. 285). Ces manifestations de tendresse sont réciproques (« Et
Frère Jean de jubiler ! »), très ostentatoires et racontées de façon hyper-
bolique, avec la triple anaphore de l’adjectif numéral « mille » : « Quand
il feut veu, mille charesses, mille embrassements, mille bons jours feurent
donnez » (Quand il fut arrivé, ce furent mille gentillesses, mille accolades,
mille salutations »). Le dialogue échangé n’est ni sans humour ni sans
complicité : « Czà couillon », lui dit Gargantua (« Viens là, couillon ») bien
que Frère Jean, respectant la hiérarchie, vouvoie Gargantua qui le tutoie.
À partir de ce moment du récit, les deux hommes semblent inséparables.
Gargantua est tellement attaché à Frère Jean que, lorsqu’il est inquiet pour
lui, au chapitre 45 (p. 317), il en perd le désir de boire et de manger. Ce
qui est presque inimaginable ! « Mais tant lui grevoit de ce que le moyne
ne comparoit aulcunement, qu’il ne vouloit ny boyre ny manger » (Mais
il avait tant de peine de ne point voir le moine de retour, qu’il ne voulait
ni boire ni manger »).
Cette complicité des deux personnages est manifeste encore quand, plus
tard, Frère Jean lui porte secours au chapitre 48, page 337. Nous avons

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déjà noté que Frère Jean est au centre des chapitres 40 à 45 et 48, où
il se trouve aux côtés de Gargantua. Il réapparaît au début du chapitre
52, au moment de la création de l’abbaye de Thélème que Gargantua
fait construire pour lui, puis tente avec Gargantua de déchiffrer l’énigme
en prophétie (dernier chapitre). Différents l’un de l’autre, les deux per-
sonnages sont complémentaires. Frère Jean et Gargantua se rejoignent
dans la démesure, celle de Frère Jean prenant en quelque sorte le relais
de celle de Gargantua ; et l’on retrouve en Frère Jean la même joie de
vivre et le même désir de jouir des plaisirs de l’existence que ceux que
Gargantua manifestait au début du roman. Nous avons vu aussi, précé-
demment, que les propos élogieux de Gargantua au chapitre 40 (p.293)
au sujet de Frère Jean montrent l’estime qu’il a pour lui. À cet égard, les
titres de certains chapitres sont éloquents : les noms des deux person-
nages sont répétés et mis en valeur par un parallélisme syntaxique : cha-
pitre 39 : « Comment le Moyne fut festoyé par Gargantua.... » et chapitre
41 : « Comment le Moyne feist dormir Gargantua... ». Au chapitre 43,
la construction binaire du titre fait de Frère Jean le compagnon d’armes
de Gargantua : « Comment l’escharmouche de Picrochole feut rencontré
par Gargantua. Et Comment le Moyne tua le capitaine Tyravant et puis
fut prisonnier entre les ennemys ». Tout en étant de tempérament diffé-
rent, Frère Jean accompagne toujours Gargantua. Rappelons que dans
les épopées les plus célèbres comme L’Iliade, l’Énéide ou La Chanson
de Roland, les héros sont toujours accompagnés d’un ami : Achille de
Patrocle, Énée d’Achate, Roland d’Olivier. Comme Panurge accompagnera
Pantagruel. Cette proximité n’empêche pas Frère Jean de manifester son
indépendance à plusieurs reprises et, notamment, en ne suivant pas les
conseils (chap. 43, p. 307) de Gargantua comme, par exemple, quand
celui-ci lui semble trop hésitant : « Que diable, dit le moine, allons-nous
faire ? Estimez-vous les hommes d’après leur nombre ou d’après leur
courage ? (...) Cognons, diables, cognons ! ». Frère Jean est en effet un
être libre comme il le dit lui-même au moment de la création de l’abbaye
de Thélème : « Comment pourrais-je gouverner autrui, alors que je ne sau-
rais me gouverner moi-même ? » (p. 351). Dans son étude sur Gargantua
(édition Bordas), Gérard Milhe Poutingon écrit que Frère Jean « apporte un
dynamisme complémentaire à cette maîtrise complètement affichée par
les autres apostoles (disciples de Gargantua) » (p. 45). Si celui-ci ne suit
pas les conseils de Gargantua, il arrive au contraire que Gargantua suive
les siens (chap. 48, p. 335).
Ainsi Frère Jean n’est pas un moine comme les autres. Ses différents
portraits font de lui un personnage tout à fait atypique qui échappe à
toute catégorie. Bien qu’il soit moine et toujours évoqué comme tel, il
est unique, qu’il soit dans l’abbaye ou en dehors.

c) Un moine différent des autres


Le début du chapitre 27, où apparaît Frère Jean pour la première fois,
montre l’attaque que subissent les moines de l’abbaye de Seuillé. C’est au
moment du plus grand désarroi des moines que Frère Jean est présenté :

66 Séquence 4 – FR01

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« Il y avait un moine cloîtré nommé Frère Jean des Entommeures ». Celui-ci
est le seul à réagir comme un soldat à l’attaque des soldats de Picrochole.
Il est donc présenté d’emblée comme différent des autres qui, d’ailleurs,
restent anonymes et forment un groupe. Rappelons qu’il est tout d’abord
désigné par l’expression « un moine » et par la suite ne sera pas nommé
Frère Jean, mais « le moine ». Sa différence se manifeste aussi par une
certaine liberté vis-à-vis des règles imposées par son ordre (chap. 41,
p. 299) : il se vante de raccourcir ses heures de présence à l’église (les
moines sont tenus à un certain nombre d’offices quotidiens, appelés les
heures), en employant une comparaison triviale : « Je règle les miennes
comme des étrivières : je les raccourcis ou les allonge comme bon me
semble ». Ce personnage fait preuve d’une immense liberté vis-à-vis de
toute autorité, qu’elle soit militaire, ecclésiastique ou royale, comme nous
l’avons vu dans les autres chapitres. Il n’en fait joyeusement qu’à sa tête.

Frère Jean et la religion


La foi de Frère Jean n’est jamais remise en question, mais il semble avoir
tous les défauts (supposés) des moines médiévaux, ou des mauvais
moines : gourmandise, ignorance, légèreté, grossièreté... De plus, il blas-
phème et on ne compte plus ses expressions blasphématoires : « Vertu
Dieu ! (p. 223) Ventre Dieu ! (p. 225) Par le corps Dieu ! (ibid) il cogne
les ennemis avec la croix et jure se donner au diable en toute occasion
(p. 223, 225, 289...). Lorsque Ponocrates s’en étonne, il répond par une
boutade : « ce n’est que pour orner mon langage. Ce sont couleurs de
rhétorique cicéronienne ». Certes, Rabelais critique les moines à travers
lui, mais tous ses défauts sont corrigés par d’immenses qualités. De plus,
Frère Jean, lui-même, se moque des moines. Il se moque des invocations
des saints en glissant sainte Nitouche (p. 227) parmi eux, des diverses
invocations de Notre-Dame (p.229) pour plaisanter sur les dévotions
locales et chauvines, et enfin des reliques auxquelles se vouent les mal-
heureux soldats de Picrochole. « En cela, il se montre proche d’Érasme,
anticlérical, pourfendant l’obscurantisme et la superstition, mais véritable
croyant » écrit Gérard Milhe Poutingon dans son étude sur Gargantua
(Édition Bordas, p.70). Le narrateur dénigre ce qui lui paraît superstitieux
dans l’attitude des soldats mais il ne se moque pas de la religion en
elle-même. D’ailleurs, comme un bon moine, Frère Jean refuse d’enlever
son froc chez Gargantua : « il y a, dans les statuts de l’ordre, un chapitre
auquel cette proposition ne conviendrait guère ! » (chap. 39, p.285) mais
cela ne l’empêche pas de jurer « pardieu ».
Toute l’ambiguïté du personnage est là : il est constamment paradoxal
et inattendu. Au moment même où, comme nous venons de le voir, il se
révèle parfaitement fidèle à son ordre religieux, il jure. Il semble jubiler
en commettant des atrocités avec le bâton d’une croix, objet sacré par
excellence. Il ne veut pas d’autre arme que son froc sur sa poitrine et
son bâton de la croix. C’est contre sa volonté qu’il revêt d’autres armes
(p. 299). Après avoir été suspendu à un arbre à cause d’elles, il s’en
débarrassera et ne gardera que son froc et son bâton qui se révèleront
très utiles et efficaces.

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De plus, il semble autant attaché à son statut de moine qu’obsédé par
la boisson. Religion et boisson sont intimement liées dans l’esprit de ce
personnage : « je n’en bois que mieux : il me rend le corps tout joyeux ».
L’harmonie créée par l’homéotéleute renforce le lien entre ces éléments.
Dans ce même passage, il remercie Dieu qui donne « ce bon piot » (p.287).
Rappelons que la première fois qu’il apparaît, c’est pour défendre les
vignes de son abbaye. L’idée que les moines puissent manquer de vin le
rend extrêmement violent.
Nous sommes au tout début de la guerre et le premier lieu, attaqué puis
dévasté par les armées de Picrochole, est l’abbaye de Frère Jean. C’est
donc au début de la guerre que Frère Jean apparaît pour la première fois,
intervenant pour défendre les vignes de son abbaye. Il est ainsi, d’em-
blée, lié à la guerre et a, par conséquent, un rôle particulier à jouer dans
celle-ci. Son nom « entommeures » signifie « hachis » et ses actes sont
comparés à ceux d’un boucher : « Et la boucherie qu’il avoit faict par le
chemin » (chap. 45, p.316).

d) Frère Jean et la guerre


Dans la guerre, ce personnage va faire preuve en effet à la fois de férocité,
de témérité, de démesure épique et d’humour. C’est ainsi qu’il estour-
bit 13 622 ennemis (chap. 27, p. 231) à lui tout seul avec sa croix qui
est décrite dès que le personnage commence à se battre : « il se sai-
sit du bâton de la croix, qui était en cœur de cormier, long comme une
lance, remplissant bien la main et quelque peu semé de fleurs de lys,
presque toutes effacées » (chap. 27, p. 225). Le cormier est le nom usuel
du sorbier domestique : il s’agit d’un bois très dur, adapté à la frappe.
Ce bois est aussitôt comparé à une arme très utilisée dans les combats
chevaleresques et épiques : la lance. Le narrateur, en spécifiant qu’elle
« remplit bien la main », la compare implicitement à une épée qui serait
un prolongement de sa main. On peut penser, qu’à l’image des armes des
héros épiques (le casque étincelant d’Hector, les armes quasi invincibles
d’Achille), ce bâton de croix est un prolongement du héros qui est à la fois
guerrier et moine. La mention des fleurs de lys « effacées » peut suggérer
que ce bâton a beaucoup servi. Au lecteur d’imaginer à quel usage... Les
fleurs de lys sont évidemment le symbole de la monarchie française : Frère
Jean est au service d’un roi. Nous verrons au chapitre 33 que Picrochole
est une allusion à Charles Quint, ennemi du roi François Ier.

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Frère Jean combattant vu par Gustave Doré.
Coll. Archiv f. Kunst & Geschichte, Berlin. © akg-images.

Le moine ainsi armé n’a aucune pitié : la description de la bataille est


l’occasion pour le narrateur de montrer la férocité de Frère Jean qui combat
à sa manière, c’est-à-dire, « comme les anciens s’escrimaient » (p. 227).
Frère Jean a en effet une manière toute particulière de combattre. Le récit
de ce premier combat est important puisque tous les autres combats de
Frère Jean seront sur le même modèle. Le narrateur insiste sur sa force et
sa brutalité : « Il frappa si brutalement sur les ennemis... il les cogna donc
si roidement, sans crier gare, qu’il les culbutait comme porcs, en frappant
à tort et à travers, comme les anciens s’escrimaient ». L’expression « frap-
pant à tort et à travers » révèle qu’il n’obéit à aucune règle et la comparai-
son avec les porcs, qu’il n’a pas non plus de respect pour les ennemis. Ses
actes sont d’une violence inouïe qui rappelle celle des combats épiques de
l’Iliade ou de La Chanson de Roland : « Aux uns, il écrabouillait la cervelle,

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à d’autres, il brisait bras et jambes, à d’autres, il démettait les vertèbres
du cou, à d’autres, il disloquait les reins, effondrait le nez... » (p. 227).
Frère Jean fait preuve d’une énergie démesurée qui est mise en valeur par
le rythme et la longueur de la phrase ; les parallélismes syntaxiques et
l’accumulation énumérative donnent l’impression que Frère Jean élimine
un nombre infini d’ennemis, les tuant tous, les uns après les autres. Les
ennemis ne sont pas des personnes ; ils sont réduits à des métonymies,
des corps morcelés et détruits. Désignés par des pronoms indéfinis : les
« uns », les « autres », quelqu’un (« si quelqu’un se vouloyt cacher »)...
ils sont anonymes et déshumanisés. La guerre racontée ainsi est à la
fois effrayante et irréelle. L’utilisation constante de l’hyperbole et de la
parodie fait sourire le lecteur qui reconnaît là l’un des choix de Rabelais,
annoncé dans le Prologue (cf. chapitre 2B). Face à l’horreur de la guerre
ainsi dénoncée, mieux vaut faire rire que faire pleurer. On peut parler ici
d’un « humour noir ».
De la même façon, en caricaturant Charles Quint par l’intermédiaire de
Picrochole, Rabelais tente ainsi de guérir de la peur de ce tyran (cf. chapitre
4B La guerre). « Mieulx est de ris que de larmes escripre » (Aux lecteurs,
p. 45). Frère Jean poursuit ceux qui se cachent ou fuient et fait preuve de
la même violence à leur égard comme le montrent les paragraphes sui-
vants, qui débutent tous par des expressions semblables ou similaires :
« si quelqu’un, si aulcun, sy quelqu’un... ». Il n’a aucune compassion pour
les ennemis blessés ou mourants : « il leur répondit qu’ils n’avaient qu’à
égorger ceux qui étaient tombés à terre » (p. 229). Le narrateur, lui-même,
par cette hyperbole : « croyez bien que c’était le plus horrible spectacle
qu’on ait jamais vu » semble s’étonner d’une telle cruauté. Les autres
combats menés par Frère Jean seront sur ce modèle.
De plus, l’humour dont il fait preuve à plusieurs reprises le dépeint comme
un combattant sans scrupule ni crainte ; il a plutôt l’air d’éprouver un cer-
tain plaisir en agissant ainsi. Dans le chapitre 44, le moine se montre une
nouvelle fois dans toute sa complexité. En bon compagnon, il est d’abord
inquiet pour Gargantua et ses gens, et « se contriste grandement de ne
pouvoir les secourir » (p. 311). Puis, apercevant les deux archers « qui
auraient volontiers couru derrière la troupe pour faire quelque butin », il
réfléchit quelques instants (le narrateur, ici omniscient lit dans ses pen-
sées et les retranscrit). Constatant leur manque de tactique militaire, il
décide d’agir et s’acharne sur eux avec cette violence qui le caractérise et
le fait ressembler aux guerriers épiques : « Aussitôt, il tira le braquemart...
lui coupant complètement les veines jugulaires et les artères carotides »
(id). Aucun détail anatomique n’est alors épargné au lecteur. Rappelons
que Rabelais était médecin. Le narrateur semble éprouver un certain plaisir
en décrivant de façon à la fois imagée et extrêmement détaillée et précise
les actes de Frère Jean, qui ressemblent alors à des actes chirurgicaux :
« Ce faisant, il lui trancha les deux méninges et les deux ventricules laté-
raux du cerveau. L’autre resta le crâne pendant sur les épaules, retenu
par-derrière par la peau du péricrâne à la façon d’un bonnet de docteur,
noir au-dehors, rouge au-dedans. Ainsi, il tomba à terre, raide mort ». (p.
313). Tous les passages de combat sont, comme nous l’avons noté plus

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haut, sur ce même modèle (cf. p. 227, 229, 307, 309, 311, 313). Le nar-
rateur parodie ici les récits épiques de combats, qui abreuvent le lecteur
(ou l’auditeur) de détails horribles (cf. passages cités plus bas de l’Iliade
et La Chanson de Roland). Le lecteur est alors à la fois choqué et amusé
par tant de violence décrite avec un réalisme des plus sordides.
De plus, insensible aux supplications du second archer et sans doute exas-
péré par ce qu’il considère comme de la couardise, il plaisante et joue sur
les mots : à l’interpellation « monsieur le prieur », il répond en l’imitant «
sur le même ton » « monsieur le postérieur »... Le narrateur ridiculise l’ar-
cher qui, face à la mort horrible qu’il pressent, cherche tellement à flatter
Frère Jean qu’il ne sait plus ce qu’il dit : « monsieur le Prieur... Monsieur
l’Abbé futur... monsieur le Tout... mon bon petit seigneur le prieur... ».
Frère Jean le condamne « à tous les diables » et « lui tranche(r) la tête en
lui ouvrant le crâne... ». Un peu plus tard, le spectacle de la déroute des
ennemis l’amuse : « prenant du bon temps à voir les ennemis culbuter
dans leur fuite parmi les cadavres » (p. 315).
Frère Jean n’est pas seulement un combattant hors pair, Il se donne aussi
pour fonction d’encourager les autres soldats, comme l’indique le titre du
chapitre 42 : « Comment le Moyne donne courage... ». Le début du chapitre
42 présente, dans une première phrase, les « nobles champions » partant
se battre (« s’en allant « à leur adventure »). La phrase suivante est intro-
duite par un « et » de conséquence : « Et le moine leur donne courage en
disant... ». Son rôle est ici essentiel. Son court discours se veut à la fois
rassurant et énergique. Il utilise aussitôt un ton protecteur et réconfortant
en appelant les combattants « Enfants » et en les invitant à n’avoir « ny
paour ny doubte » (ni peur ni doute ou inquiétude). L’emploi du futur
accentué par l’adverbe « sûrement » révèle son immense confiance : « je
vous conduiray seurement ». En bon moine, il invoque Dieu et Saint Benoît,
mais il se contente de cela, sans aller au delà, car il a davantage confiance
en « son bâton de croix » qui « fera diables » qu’en des oraisons censées
« protège(r) la personne de toutes les bouches à feu ». Cependant, comme
toujours, on ne peut pas prendre Frère Jean totalement au sérieux, puisque
tout en haranguant les soldats, il se fait « embrocher » par une branche
d’arbre à laquelle il se retrouve suspendu sans pouvoir rien faire, subis-
sant ainsi une situation des plus cocasses.
Ce courage, qu’il invite les combattants à avoir en menaçant de son froc
« celui (...) qui fera la poule mouillée », il le possède lui-même lors des
affrontements. Le narrateur y fait souvent allusion : p.315, il combat en
effet « sans se faindre ny espargner (sans se ménager, sans épargner sa
peine) » ; p 337, à La Roche Clermault, il se montre non seulement cou-
rageux, le moine voyant dépourvu de troupes et de gardes ce côté-là...
« magnanimement tyra vers le fort (se porta bravement vers les murailles) »
mais encore efficace : « et fit si bien qu’il les escalada... ».
Lors des batailles, le moine se révèle donc extrêmement efficace, comme
le souligne le narrateur dans des phrases dont la structure binaire met en
parallèle, d’un côté les tentatives des uns (ennemis ou compagnons) et, de
l’autre, la façon dont le moine les empêche d’agir : « ils voulaient battre

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en retraite mais pendant ce temps le moine avait occupé le passage » ; la
fin de la phrase met en valeur l ‘efficacité du moine : « aussi prirent-ils la
fuite... ». Dans la phrase suivante, le même type de structure le montre
en train d’intervenir de façon à empêcher ses compagnons de commettre
une erreur : « Certains voulaient les poursuivre, mais le moine les retint »
(p. 335). Son courage va jusqu’à lui faire imaginer que s’il avait vécu à
l’époque du Christ, il serait intervenu pour lui porter secours (p. 287).
Sa témérité ne l’empêche pas de réfléchir quand il le faut et d’être un
excellent stratège.

Excellent stratège et pragmatique


Dans le passage précédemment cité (p. 337), Frère Jean agit avec réflexion :
« pensant que ceux qui arrivent au combat à l’improviste... », « Toutefois,
il ne fit aucun bruit (...) pour parer à toute éventualité ». On le voit souvent
calculer ce qu’il convient le mieux de faire (p. 315). Il lui arrive aussi de
cesser de faire preuve de violence pour des raisons stratégiques : « alors il
se dit en lui-même que c’était assez massacré et tué, que le reste devait en
réchapper pour porter la nouvelle ». Il se montre aussi pragmatique. Ainsi,
lorsqu’il refuse l’argent que Grandgousier veut lui donner, il dit au présent
de vérité générale : « le nerf des batailles, ce sont les finances » (p. 327).
Grâce à toutes ces qualités réunies, il apparaît au centre de la bataille
décisive de La Roche Clermault (chap. 48). Seuls trois personnages res-
sortent de la foule anonyme des combattants : Gymnaste, et surtout
Gargantua et Frère Jean.
Les portraits du moine soulignent son originalité et sa joie de vivre. Ce
personnage central est aussi source de fantaisie et de comique. Il l’est
non seulement par son caractère mais aussi par ses actes, ses paroles et
les situations dans lesquelles il se trouve. Dans les chapitres précédents,
les analyses de ce personnage faisaient déjà allusion à la fantaisie et au
comique qui le caractérisent. Frère Jean aime boire, manger, rire et faire
de bons mots ; ses combats sont des parodies de l’épopée.

e) F
 rère Jean source de fantaisie, bon compagnon
et « buveur très illustre »
Comme nous l’avons déjà étudié, la joie de vivre de Frère Jean est sou-
lignée dès son apparition, ce que montrent les premiers adjectifs qui le
caractérisent et que nous avons déjà relevés plus haut : « guaillant et
frisque » (« pimpant et joyeux »). Il se dégage de ce premier portrait, une
forte impression de vivacité et de joie, à l’image du personnage lui-même.
L’abondance des énumérations, des images et des jeux de mots donne
à ce court portrait un rythme rapide et allègre, le rendant particulière-
ment vivant. Le narrateur semble lui-même se réjouir en présentant cette
figure essentielle du roman, de toute évidence extrêmement sympathique.
De plus, la première préoccupation de Frère Jean est la sauvegarde des
vignes (« Ventre saint Jacques, que boirons-nous pendant ce temps-là,
nous autres pauvres diables ? ») et sa grande appétence pour le vin est

72 Séquence 4 – FR01

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aussitôt évoquée. Ce nouveau personnage rappelle les géants du début.
Si le gigantisme de Grandgousier et de Gargantua s’efface peu à peu, il
revient sous une autre forme avec Frère Jean. Personnage de l’excès, Frère
Jean fait tout en abondance. Sa démesure habite aussi bien ses désirs
que ses actes et ses paroles.
La correspondance entre sa façon d’agir et de parler est frappante :
« Écoutez, Messieurs, vous autres qui aimez le vin. Par le corps Dieu,
suivez-moi ! (...) Ce disant, il mit bas son grand habit... » (p. 225). À la
description épique de ses premiers combats (au chap. 27) répondent sa
logorrhée et sa verve langagière. Frère Jean parle beaucoup, ses discours,
assez longs et très imagés, abondent en exclamatives : « Si je le (son
froc) laisse, messieurs les pages en feront des jarretières ; on m’a fait
le coup une fois à Coulaine. En plus, je n’aurai aucun appétit. Mais si je
m’assieds à table en cet habit, je boirai, pardieu ! à toi et à ton cheval,
et de bon cœur. Dieu garde de mal la compagnie ! J’avais soupé, mais je
n’en mangerai pas moins.... » (p. 285)
À chaque fois que Frère Jean prend la parole, l’on retrouve ces mêmes
caractéristiques : il a donc son propre style, sa propre éloquence. C’est
le cas de son autoportrait (pp. 287-289) dont nous avons déjà analysé
une partie du contenu.
Ainsi, Frère Jean est-il source de joie aussi bien pour son entourage que
pour le lecteur, comme l’attestent les paroles d’Eudémon au début du cha-
pitre 40 (p. 291) : « Foi de chrétien, dit Eudémon, je deviens tout troublé
en considérant la valeur de ce moine, car il réjouit le cœur de tous ceux
qui sont ici ». Les paroles précèdent le portrait du moine par Gargantua
qui l’introduit ainsi : « voici pourquoi chacun recherche sa compagnie »
(p. 293). L’emploi des adjectifs et pronoms indéfinis « tous » et « chacun »
souligne à quel point son pouvoir de réjouir est universel. Il lui arrive
d’être malgré lui source de rire, comme en témoigne l’épisode comique du
chapitre 42 (p. 301), où il se retrouve suspendu à un arbre. Le fait que cet
épisode occupe un chapitre entier souligne une nouvelle fois l’importance
et du rire et des personnages qui le provoquent. C’est donc aussi en étant
l’un des personnages les plus divertissants que Frère Jean occupe une
place particulière dans le roman : rappelons une nouvelle fois le Prologue :
« À présent, réjouissez-vous, mes amours, et lisez gaiement la suite... ».

f) Prieur de l’abbaye de Thélème


Si l’abbaye de Thélème est créée, c’est avant tout pour satisfaire le moine.
Ainsi, cette institution qui clôt le roman et en confirme la portée sym-
bolique et l’humanisme, est à l’initiative de Frère Jean. Gargantua, en
effet, lui propose d’abord d’autres abbayes : celle de Seuilly, puis de
Bourgueil ou de Saint-Florent. Soucieux de lui faire plaisir, il manifeste
sa volonté de montrer sa reconnaissance au moine d’une façon particu-
lière. Grandgousier avait déjà promis au moine « une juste récompense »
(p.327). Frère Jean avait déjà alors montré son indifférence à l’argent en
refusant les dons de Grandgousier. Ce désir de différencier le moine des

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autres compagnons est manifeste dans la narration : alors que le narra-
teur se contente d’une rapide énumération pour évoquer comment ses
autres compagnons sont récompensés (p. 351), la récompense promise
à Frère Jean occupe un chapitre entier (chapitre 52, p. 351) : « Il ne restait
plus qu’à doter le moine : Gargantua voulait (...) Il voulut (...) celle qui lui
conviendrait le mieux ou toutes les deux s’il lui plaisait ». Le narrateur
met en valeur les refus réitérés du moine, introduits pas la conjonction
« mais » : « Mais il refusa... mais le moine lui répondit catégoriquement… »
De plus, les phrases « oultroyez-moy de fonder une abbaye à mon devis »
(« permettez-moi de fonder une abbaye à mon idée ») (p. 351) et « requist
à Gargantua qu’il instituast sa religion au contraire de toutes les autres »
(« il pria Gargantua d’instituer son ordre au rebours de tous les autres »)
sont des phrases clés puisqu’elles soulignent le rôle de Frère Jean, à la fois
dans la création de l’abbaye et dans sa spécificité. L’abbaye de Thélème
est en effet l’envers d’une abbaye traditionnelle, de la même façon que
Frère Jean, tout en étant incontestablement un moine, est l’envers des
autres moines. Et si nous constatons par la suite que ce n‘est pas Frère
Jean qui crée véritablement l’abbaye mais Gargantua, il accompagne une
telle fondation, de façon symbolique, en en commentant avec humour
l’absence de murs : « Voyre, dit le moyne, et non sans cause : où mur y a
davant et derrière, y force murmur, envie et conspiration mutue ». (« C’est
vrai, dit le moine (...) là où il y a des murs devant aussi bien que derrière,
il y a force murmures, envies et conspirations réciproques » (p. 352). Frère
Jean, en effet, joue sur les paronymes : « mur » et « murmur », auxquels
il ajoute l’adjectif « mutue »

g) Frère Jean et Alcofribas


Gargantua commence par le Prologue d’Alcofribas et se termine par une
déclaration de Frère Jean. On peut y voir une construction en boucle qui
donnerait la parole à un seul et même narrateur. Nous pouvons alors nous
demander dans quelle mesure Alcofribas et Frère Jean se confondent.
Le Prologue s’adresse aux lecteurs qu’il apostrophe avec la périphrase
« Buveurs très illustres » et fait aussitôt référence au Banquet de Platon. Le
roman se termine par un discours de Frère Jean : « puis on banquette volon-
tiers, mais ceux qui ont gagné le font de meilleur cœur que les autres. Et
grand chère ! ». La similitude des propos est remarquable. Les constantes
allusions du moine à la boisson ne sont pas sans rappeler de nombreuses
phrases du Prologue. Alcofribas et Frère Jean tiennent le même discours
sur le vin, notamment lorsque Frère Jean affirme que « Jamais un homme
noble ne hait le bon vin » (p. 225), ou plus loin : « le bouquet du vin
est, ô combien, plus friand, riant, priant, plus céleste et délicieux… que
d’avoir une solide réputation de bon vivant et de joyeux compagnon »
(p. 53). N’oublions pas que c’est pour défendre les vignes de l’abbaye de
Seuilly que Frère Jean entre en guerre. L’argument essentiel du Prologue
porte sur la nécessité d’une lecture vigilante, qui sait déceler sous une
apparence légère des propos plus graves. Certains traits physiques et
moraux du personnage de Socrate qui sert d’exemple à cet argument, se

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retrouvent dans le personnage de Frère Jean : « Toujours riant, toujours prêt
à trinquer avec chacun, toujours se moquant... », « une force d’âme pro-
digieuse, un invincible courage... une parfaite fermeté », « un incroyable
détachement envers tout ce pourquoi les humains s’appliquent tant à
veiller, courir, travailler, naviguer et guerroyer ». Rappelons que Frère Jean
refuse la récompense inouïe que lui propose Grandgousier, faisant preuve
ainsi de détachement vis-à-vis des biens universellement recherchés. Il
est pourtant évident que les deux personnages ne se confondent pas. De
plus, d’autres passages du roman, mettant Frère Jean en scène, rappellent
le Prologue, en particulier les développements du moine sur son goût de
la chasse et sa propre ressemblance avec un chien courant. En effet, en
faisant allusion à la chasse, Frère Jean se compare à un chien. Lorsqu’il
s’évoque lui-même en train de « sauter les haies et les buissons », il dit y
laisser « du poil de son froc » (p. 289). Après avoir parlé de l’inutilité des
études pour un moine, il est passé abruptement à un long discours sur
la chasse. Il explique qu’il ne pratique ni la chasse au vol, ni la chasse
à l’affût mais uniquement la chasse avec un chien courant. Le chapitre
suivant, en faisant allusion au grand nez de Frère Jean, évoque implicite-
ment l’importance de son flair. Cette comparaison avec un chien fait écho
à l’un des points essentiels du Prologue, où le lecteur est invité à adopter
l’attitude du chien de chasse : « À l’exemple de ce chien, il vous convient
d’avoir, légers à la poursuite et hardis à l’attaque, le discernement de
humer, sentir et apprécier ces beaux livres de haute graisse ; puis, par une
lecture attentive et une réflexion assidue, rompre l’os et sucer la substan-
tifique moelle » (p.51). Le moine serait à l’image de ce chien philosophe
de Platon. Dans ce discours chez Gargantua, Frère Jean paraît passer du
coq à l’âne et tenir des propos légers. Or, si le lecteur garde en tête le
Prologue, il doit rester vigilant et prêt à déceler sous les propos les plus
légers les propos les plus graves. De même, il doit toujours garder le lien
entre l’avertissement d’Alcofribas et le récit de Frère Jean. Peu à peu, se
tisse donc un lien subtil entre le narrateur et le moine.
De même, le lecteur peut trouver intéressante la triple analogie entre la
boîte de Silène, la substantifique moelle et l’habit monacal (p.49). Le
choix de cette maxime « l’habit ne fait pas le moine » n’est sans doute
pas innocent. Certes, c’est l’aspect métaphorique de cette maxime qui est
développé. Mais, étant donné l’importance de ce personnage, on peut y
voir une nouvelle allusion à celui-ci, d’autant plus que sous son aspect
rustre et léger, Frère Jean, comme le roman, est complexe et d’une grande
richesse.
L’étude de ce personnage montre à quel point il est essentiel : il intervient
dans les passages les plus importants du récit : la guerre, la critique des
moines et l’abbaye de Thélème qui a été édifiée pour lui, même s’il n’y
apparaît pas. En survenant au moment où Gargantua s’est assagi et a
perdu une grande partie de son aspect gigantesque et comique, il redonne
au récit la légèreté, l’humour et la truculence qui le rendent si divertis-
sant et si délectable. Les passages les plus savoureux dépendent de ce
personnage clé.

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C Grandgousier et Picrochole,
deux rois opposés

1. Grandgousier, le modèle royal

Conseils de méthodologie
Relisez les chapitres où apparaissent ces deux personnages et comparez-
les en notant dans quels domaines ils s’opposent.
Étudiez de près certains passages et, notamment, la lettre de Grandgousier
à son fils (chapitre 29), la harangue d’Ulrich Gallet (chapitre 31) et le dis-
cours de Grandgousier à Toucquedillon (chapitre 46).

Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
E Grandgousier est un personnage qui évolue. Quand change-t-il et que
devient-il alors ?
E  ressez le portrait moral de ce personnage. Quels actions et propos
D
illustrent ce portrait ?
E Pourquoi peut-on dire que Grandgousier est le modèle du roi idéal ?
E À quelles valeurs humanistes et chrétiennes Rabelais se réfère-t-il ?

Mise au point
Grandgousier est l’un des personnages les plus importants du roman. Il
évolue beaucoup au cours du récit et sa sagesse, sa bonté, son pacifisme
font de lui un roi exemplaire.
Plus précisément, si l’on observe l’ordonnance des chapitres, il est au
centre du roman avec son fils jusqu’au chapitre 16 où Gargantua part
pour Paris et se sépare de son père. On retrouve Grandgousier réagissant
avec tristesse à la trahison de Picrochole (chap. 28, p.233). C’est à partir
de ce moment que le ton change ainsi que le personnage. Il n’apparaît
plus alors que sous le nom de « Grandgousier » et non simplement « le
bonhomme »... Il est au cœur des chapitres 29, 30, 31 et 32 qui évoquent
toutes ses tentatives de paix et le montrent comme un roi avisé et bon. On
ne parle plus de lui des chapitres 33 à 38 et 42 à 44 qui narrent le déroule-
ment de la guerre. Il réapparaît aux chapitres 45, 46 et 47 qui soulignent,
en se suivant, l’opposition entre les deux rois Grandgousier et Picrochole.

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a) Un bon géant vivant
Grandgousier apparaît dès le chapitre 3 comme un « bon raillard en son
temps, aymant à boyrent autant que homme qui pour lors fust au monde,
et mangeoit volontiers salé » (p. 66). Sa propension à boire et à manger est
le premier trait de son caractère qui est évoqué, conformément à son nom.
Sont énumérées aussitôt ses réserves de charcuterie. Puis, au chapitre
5, il apparaît comme un homme pieux et cultivé, bon et prévenant avec
sa femme, tout en restant très occupé à boire et à manger : « la récon-
fortait gentiment » (chap. 6, p.85), lui disant « qu’il lui fallait reprendre
courage ». « Je vais boire encore quelque bon coup », dit-il (p. 87) juste
avant l’accouchement. Par la suite, son nom est précédé de l’expression
« bonhomme », le narrateur insistant ainsi sur sa bonté. Il apparaît alors
comme un roi débonnaire et bon vivant. « qui buvait et se rigolait avec
les autres » (début du chap. 7, p. 93)

b) Un bon père
Mais au début du roman, Grandgousier est surtout présenté comme un
bon père avant de l’être comme un bon roi. La construction du roman
suivant l’évolution de Gargantua, il s’occupe alors de son fils qu’il fait
habiller avec soin, comme en témoigne l’importance accordée aux choix
des couleurs de ses vêtements (chap. 8, 9, 10). « Alors qu’il était dans
cet âge son père ordonna qu’on lui fît des vêtements à ses couleurs qui
étaient le blanc et le bleu » (p.97). Au sujet de son fils, c’est lui qui décide,
et ses ordres donnés ou décisions prises apparaissent au début de ces
chapitres sur l’enfance de Gargantua. Ainsi, le chapitre 11 débute par ces
mots : « Gargantua fut élevé et éduqué... selon les dispositions prises par
son père ». Grandgousier est un père attentif et aimant, qui se réjouit des
progrès et des talents de son fils et les admire. Nous lisons au chapitre
14 : « le bonhomme Grandgousier fut saisi d’admiration en considérant le
génie et la merveilleuse intelligence de son fils » (p.141), hyperbole non
dénuée d’humour puisque cette admiration est due à l’inventivité dont
Gargantua fait preuve à propos du torche-cul idéal. Mais c’est un père
lucide qui s’aperçoit des lacunes de l’éducation que son fils reçoit et qui
entreprend d’y remédier (chap.15) : « Alors son père put voir que… » p.145
« Son père en fut si irrité … » (p. 149), « Grandgousier prit conseil du vice-
roi sur le choix du précepteur qu’on pourrait donner à Gargantua » (p.149).
Cette affection pour son fils apparaît de façon très claire dans la lettre qu’il
lui écrit et qui occupe à elle seule le chapitre 29, au centre du roman. Très
respectueux à son égard, il s’excuse d’interrompre ses études : « force
m’est de te rappeler ». Il s’adresse à lui ainsi : « mon fils bien aimé », « très
cher fils ». Trop âgé pour mener la guerre contre Picrochole, guerre qu’il
n’a pu éviter, il charge son fils de l’entreprendre à sa place. Les conseils
qu’il lui donne alors sont non seulement ceux d’un père à son fils mais
aussi ceux d’un roi à son successeur. Ce sont des valeurs humanistes
qu’il lui enseigne. À l’image de son père, Gargantua doit se conduire en
roi avisé, prudent et pacifiste.

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Ce n’est qu’au moment de la guerre, en effet, que cet archétype du bon
géant apparaît comme l’idéal du roi sage et pacifiste, préoccupé du bien-
être de son peuple et de sa sauvegarde.

c) Un bon roi, pieux et humaniste


Grandgousier est très affligé par l’attitude de son « ami » Picrochole « de
toujours par le sang et les alliances » (chap.28, p.233). Son discours est
précédé à plusieurs reprises d’interjections qui expriment la douleur :
« Hélas ! Hélas ! », « Ho ! ho ! ». Les nombreuses questions rhétoriques
qu’il pose sont l’expression de son désarroi : « Qui le pousse ? Qui l’ai-
guillonne ? Qui le manœuvre ?... » (p.233). Extrêmement pieux, il invoque
Dieu et, dans son incompréhension, rappelle tous les services qu’il a ren-
dus autrefois à Picrochole. « Ho ! ho ! mon Dieu, mon sauveur, aide-moi,
inspire-moi... ». Ses rappels du passé mettent en valeur à quel point les
deux hommes sont opposés : « jamais je ne lui ai causé nul déplaisir (...)
Bien au contraire, je l‘ai secouru ... » (p.233). La noirceur de Picrochole
en paraît encore plus frappante. Face à l’absurdité d’une telle conduite, il
pense que son ami est victime de « l’esprit malin ». Picrochole, en effet,
représente le mal. Grandgousier prend ainsi une autre dimension et repré-
sente le bon roi, profondément chrétien et humaniste.
Sa première préoccupation va être de protéger ses sujets en maintenant
coûte que coûte la paix, afin d’éviter de faire couler le sang. Lorsqu’il
décide de « charger de l’armure (ses) pauvres épaules lasses et faibles,
et (de) prendre en (sa) main tremblante la lance et la masse pour secou-
rir et protéger (ses) pauvres sujets » (p.235), cet intermède lyrique et
héroïque rappelle l’attitude du vieux Priam pendant l’invasion de Troie
par Pyrrhus et son armée (Énéide, chant II, v. 509 à 511) : « Lorsqu’il vit
la chute de la ville aux mains de l’étranger, arrachées les portes de son
palais et l’ennemi présent dans sa demeure, il prend, vieil homme, ses
armes depuis longtemps délaissées, les jette, vainement, sur ses épaules
que l’âge rend tremblantes : il ceint un fer inutile et s’avance au plus épais
des ennemis pour y mourir ».
À la différence de Picrochole qui, comme nous le verrons par la suite,
décide aussitôt de la guerre sans réfléchir, Grandgousier déclare : « je
n’entreprendrai pas de guerre avant d’avoir essayé de gagner la paix par
toutes les solutions et tous les moyens » (p.235). Grandgousier est un roi
pacifiste, ce qui est manifeste dans ses actes et ses paroles : « car il me
déplaît trop d’entreprendre la guerre » (p.247). Il fait tout pour maintenir
la paix, mais ses tentatives sont vaines. Lorsque dans sa lettre (chap.29),
il rappelle à son fils ses devoirs, lui transmettant ainsi sa vision du roi,
voici comment il introduit sa missive : « force m’est de te rappeler pour
protéger les gens et les biens qui sont confiés à tes mains par droit natu-
rel » (p.235). En vieux français, le mot utilisé est « subside » : « te rappeler
au subside des gens et biens ». En latin, le mot « subsidium » signifie
« soutien, renfort, secours, aide, appui, assistance ». La richesse séman-
tique de ce terme montre quel beau rôle Grandgousier donne au roi. Un
roi qui se voit contraint de mener malgré lui la seule guerre qu’il puisse

78 Séquence 4 – FR01

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envisager, la guerre de défense : « mon intention n’est pas de provoquer
mais d’apaiser, ni d’attaquer mais de défendre, ni de conquérir mais de
garder mes loyaux sujets et mes terres » (p.237). Il conclut sa lettre en
disant : « reviens en hâte pour secourir non pas tant moi-même (toutefois
c’est ce que par piété tu dois faire naturellement) que les tiens que tu
peux, pour le droit, sauver et protéger » (en vieux français : « secourir,
saulver et garder »).
C’est en effet à travers cette lettre à son fils et la harangue d’Ulrich Gallet,
que Grandgousier se révèle et expose les valeurs sur lesquelles il s’appuie
pour gouverner (chap. 29 à 31). On retrouve les mêmes valeurs dans son
discours à Toucquedillon (chap. 46). Ces passages sont analysés dans le
chapitre sur la guerre.
Pour bien gouverner, Grandgousier se réfère à la fois aux valeurs platoni-
ciennes et aux valeurs chrétiennes. Sa référence à Dieu et sa bonté est en
effet constante, qu’il s’agisse de sa conduite ou de ses propos. Comme
nous l’avons déjà noté, c’est un roi débonnaire et un bon père. Il cherche
à éduquer son fils de façon à ce qu’il atteigne « un souverain degré de
sagesse » (p.143) ; et lorsqu’il apprend les agissements de Picrochole,
(p.233), il invoque Dieu.
Profondément religieux, il est décrit (p.315) en train de « pri(er) Dieu
pour le salut et la victoire des siens ». Dans la lettre qu’il écrit à son fils
au chapitre 29, il voit Picrochole comme un être abandonné de « Dieu
éternel » à « son franc arbitre et propre sens » (p.236). Car l’homme, à ses
yeux, a besoin d’être guidé par Dieu : « qui ne peult estre que méschant
sy par grâce divine n’est continuellement guidé ». Il invoque le Christ à
la fin de sa lettre : « que la paix du Christ, notre rédempteur, soit avec
toi ». Dans sa harangue, Ulrich Gallet insiste sur la douleur éprouvée
par Grandgousier et fait plusieurs fois allusion à Dieu. C’est parce que
Grandgousier est bon et toujours porté vers des valeurs chrétiennes et
humanistes qu’il est si blessé. À plusieurs reprises, Gallet évoque l’ami-
tié qui unissait Grandgousier et Picrochole comme étant « sacrée ». La
dernière des questions rhétoriques qu’il pose avec solennité est « Où
est la crainte de Dieu ? » (p.243). Et il ajoute : « Prétends-tu que ces
outrages puissent être cachés aux esprits éternels et au dieu souverain, le
juste rémunérateur de nos entreprises ? » Une nouvelle fois, il est dit que
Picrochole s’est « écarté de la tutelle de Dieu et de la raison » (p.243). À
la fin de son discours, Gallet prend Dieu à témoin : « Mais, ô Dieu éternel,
qu’as-tu entrepris ? » (p.245), « pour l’amour de Dieu, vivons dorénavant
en paix » (p.249).
Le nouveau modèle de roi est celui du roi chrétien, comme le montrent ici
les nombreuses allusions à Dieu et aux Évangiles. Car celui qu’on attaque
en faisant la guerre est « un frère » : Grandgousier met en valeur cette
impossibilité de nuire à autrui par une gradation « le temps n’est plus de
conquérir ainsi les royaumes en causant du tort à son prochain, à son frère
chrétien. » (p. 323). Cette négation du passé trouve sa justification dans
l’adoption d’une attitude résolument chrétienne qui, évidemment, ne peut
que refuser la guerre : « Imiter ainsi Hercule... est incompatible avec le fait

Séquence 4 – FR01 79

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de professer l’Évangile qui nous commande de garder, de sauver, de régir
et d‘administrer nos propres terres et non d’envahir celles des autres avec
des intentions belliqueuses ». Grandgousier montre une nouvelle fois sa
maîtrise de la rhétorique par cette phrase à structure binaire, la première
partie qui évoque la conduite à tenir étant un peu plus longue que celle
qui évoque le contraire. Dans cette succession de verbes à l’infinitif à
valeur finale, le lecteur retrouve, comme en écho, des verbes déjà utilisés
par Grandgousier dans sa lettre à Gargantua. Il s’agit de « guarder » et de
« saulver ». Son invective est faite « au nom de Dieu » et c’est Dieu qu’il
invoque en dernier lieu : « Dieu sera le juste arbitre de notre différend... »
(p. 325). Enfin, lorsqu’au chapitre 45, il s’adresse aux pèlerins, il dit :
« Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur ; que celui-ci
vous soit un guide perpétuel (...) vivez comme vous l’enseigne le bon
apôtre saint Paul. Ce faisant, vous serez sous la protection de Dieu, des
anges et des saints, et il n’y aura ni peste ni mal qui puisse vous nuire »
(p. 321).
C’est alors que les pèlerins prononcent des paroles essentielles en disant
à Gargantua : « Qu’il est heureux, le pays qui a un tel homme pour sei-
gneur ! Nous sommes plus édifiés et instruits par ces propos qu’il nous a
tenus que par tous les sermons qui ont pu être prêchés dans notre ville »
(ibid). Et c’est en entendant ces éloges que Gargantua se réfère au « roi
philosophe » de La République de Platon : « les républiques seront heu-
reuses quand les rois philosopheront, ou quand les philosophes régne-
ront » (ibid).

d) Un roi philosophe
En faisant référence à Platon, Gargantua place son père dans la lignée
de l’idéal du « roi philosophe ». En bon humaniste, Grandgousier prend
pour modèle à la fois l’Antiquité gréco-romaine et les Évangiles, tâchant
de maintenir la paix et de rendre ses sujets heureux. L’adjectif « heureux »
est utilisé deux fois dans ce passage.
Rappelons les propos de Platon, dans La République, au sujet des « rois
philosophes » :
La République est une œuvre majeure du philosophe athénien Platon (né
en 424 ou 423 et mort en 348 ou 347 av. J.C). Comme presque toutes les
œuvres de Platon, il s’agit d’un dialogue philosophique entre Socrate et
ses disciples. Dans cette œuvre avant tout politique, comme L’Alcibiade,
Le Politique et Les Lois (autres dialogues philosophiques), il étudie, à la
lumière de son expérience, comment peut être constituée une cité idéale,
à la fois juste et harmonieuse. La justice est en effet le thème central de
cette œuvre comme l’indique le titre complet : La République ou De la
Justice. La République est divisée en dix livres. Dans les livres 5 à 8, Platon
étudie les conditions de la réalisation de cette cité idéale et conclut qu’elle
doit être gouvernée par les philosophes. Il définit alors le gouvernant
idéal : le roi philosophe. Selon lui, il n’y aura pas de bon gouvernement
avant que les philosophes arrivent au pouvoir ou que les rois se mettent
à philosopher.

80 Séquence 4 – FR01

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Quelles sont les qualités d’un tel roi ? Comment expliquer ce recours à
la philosophie ?
Le philosophe est, aux yeux de Platon, capable d‘accéder au monde des
Idées et donc au souverain bien, dont il peut contempler la beauté. C’est
cette connaissance qui lui permet de tâcher de modeler l’État sur l’idéal
divin. Le philosophe a donc vue à la fois sur le monde intelligible, qui lui
sert de modèle, et sur le monde d’ici-bas où il exerce son action. Le roi
philosophe cherche à faire régner le bien, la justice et l’harmonie dans
une cité idéale, où l’intérêt général l’emporte sur l’intérêt particulier. On
retrouve ici les idéaux de Grandgousier et les valeurs auxquelles il se
réfère pour gouverner et faire régner la paix. En se référant à Platon et
aux Évangiles, il propose un idéal à la fois platonicien et chrétien. Cette
double référence, antique et chrétienne, fait de lui l’idéal du roi huma-
niste. On retrouve cet idéal monarchique dans L’institution du prince chré-
tien d’Érasme : certaines lignes du discours à Toucquedillon (chapitre
46) sont traduites mot pour mot de ce dernier ; ces lignes sont en effet
adressées à tous les rois. L’engagement politique de Rabelais est ici visible
et sera davantage développé dans Le Quart Livre.

e) Un ennemi de la superstition
En bon humaniste, il déteste la superstition et s’étonne que les pèle-
rins qui s’adressent à lui croient que la peste vienne de Saint Sébastien
(p.317). Son discours est alors très clair, traitant les prédicateurs de « faux
prophètes » qui trompent les gens en leur « annonçant » de «  tels abuz ».
Il utilise le verbe « blasphémer » et souligne à quel point la superstition
déforme la religion en lui donnant un visage mensonger et contraire à la
réalité : « Blasphèment-ils les justes et les saints de Dieu en des termes qui
les assimilent aux diables, qui ne font que du mal parmi les hommes ? ».
Il conclut son discours en soulignant les dangers de la superstition qui,
par l’entremise d’« imposteurs », va jusqu’à « empoisonner les âmes »
(p. 319).
Ce roi pacifiste et humaniste s’oppose en tous points à son adversaire
Picrochole qui représente le mal.

2. P
 icrochole, la démesure d’un mauvais
souverain

Conseils de méthodologie
Relisez attentivement tous les chapitres où apparaît ce personnage, en
prenant des notes sur son caractère, sa façon d’agir, ses relations avec les
autres personnages, sa place dans le roman. Étudiez de près le chapitre 33.

Séquence 4 – FR01 81

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Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
E  herchez dans le dictionnaire l’étymologie et le sens du nom
C
« Picrochole ». Puis, relevez et étudiez les expressions qui caractéri-
sent ce personnage.
E Son attitude évolue-t-elle au cours du roman ?
E Pourquoi peut-on dire que Picrochole est l’anti-modèle de Grandgousier ?
E  omment s’appelle le procédé comique qu’utilise Rabelais pour
C
dépeindre son personnage ?
E  uelles sont les conséquences de son comportement ? Sont-elles
Q
graves ?
E Dans ce roman, Rabelais mêle comique et sérieux : en quoi ce person-
nage en est-il une illustration ?

Mise au point
a) P
 icrochole, un personnage caricatural, colérique et
cruel
Picrochole apparaît pour la première fois au chapitre 26 et disparaît une
fois vaincu, au chapitre 49. Son nom signifie en grec « bile amère ».
Rabelais, en choisissant de le nommer ainsi, se réfère implicitement à la
théorie grecque des humeurs, certains organes comme la bile pouvant
sécréter des humeurs capables d’intervenir sur le psychisme et d’avoir
des influences sur celui-ci. Le personnage, par la simple mention de son
nom, fait aussitôt penser à un être colérique, ce qui est le cas. Se fiant
davantage à ses instincts ou à ses pulsions, il agit de façon passionnelle
et exagérée, sans jamais entendre raison. À la différence d’autres person-
nages comme Grandgousier et Gargantua, il est incapable d’évoluer. Il
symbolise le tyran face aux rois sages et philosophes, le belliqueux face
aux pacifistes, et fait preuve d’hubris17 quand les autres, au contraire,
tentent d’agir avec mesure et sagesse. En cela, il est aux antipodes de
l’humanisme. Machiavel, dans Le Prince, dénonce de tels comportements.
La première fois qu’apparaît en effet ce « roi » « tiers de ce nom » (p.216),
il entre « incontinent » en « un courroux furieux », et fait preuve d’irré-
flexion puisqu’il ne cherche pas à savoir la vérité : « sans s’interroger
davantage sur le pourquoi ni le comment » de la querelle que ses gens
lui rapportent. Il se mobilise aussitôt sans penser un seul instant ni à se
renseigner, ni à régler le problème autrement que par la guerre. Dans
sa lettre à son fils au chapitre 29, Grandousier emploie, pour décrire
Picrochole, les expressions suivantes, soulignant ainsi à quel point son

17. L’hubris est un mot grec qui signifie « démesure », « orgueil ».

82 Séquence 4 – FR01

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comportement est irrationnel : « sans cause ny occasion », jusqu’à
l’estimer « fou » : menant une « furieuse entreprise » et excessif :
« avec excès non tolérables ». Et l’on retrouve son caractère essen-
tiel (qui le définit) dans l’alliance du mot « cholere » avec l’adjectif
« tyrannicque ». Ces défauts sont manifestes, lorsqu’il n’écoute pas
la harangue, pourtant magnifique, de Gallet : « Cet homme est com-
plètement hors de sens et abandonné de Dieu » dit Gallet (chap.32,
p.247). Un tel personnage est enfermé en lui-même et quelles que
soient les paroles qu’il entend, pacifistes ou belliqueuses, elles le
confirment dans sa colère. À ce titre, le narrateur emploie à dessein
le verbe « empoisonner » pour montrer à quel point il est contaminé
par un poison intérieur que tout nourrit et entretient : les paroles de
Toucquedillon « empoisonne (nt) de plus en plus ses sentiments »
(p.249). Son entourage est contaminé, lui aussi, par son caractère
irrationnel et violent. Nous verrons plus loin l’influence d’un roi sur
ses sujets. Leur comportement lors de la guerre est le reflet de celui
de leur roi, sans ordre ni raison (cf. chapitre 4B La guerre).
La défaite de Picrochole est pitoyable. Il tue son cheval, se fait rouer de
coups et dépouiller par des meuniers. Il est réduit à une périphrase qui
est en fait une traduction de son nom : « Ainsi s’en alla notre pauvre
colérique » (chap.49, p.339). Le narrateur reste mystérieux sur ce qu’il
advient de lui, terrifié par la malédiction d’une sorcière. Il insiste sur le
fait qu’il n’a pas changé, méritant bien son nom jusqu’à la fin : « cholere
comme davant » (colérique comme auparavant) (p.338).

b) Un personnage superstitieux
Sa terreur des cocquecigrues le ridiculise encore davantage. En plus de
tous les défauts déjà évoqués, il est, nous l’avons montré précédemment,
superstitieux, allant jusqu’à craindre tout le restant de sa vie la venue
d’oiseaux imaginaires. Une telle superstition va contre les principes huma-
nistes. Le narrateur souligne souvent la superstition de Picrochole et de
ses soldats. Avant d’envoyer ses chevaliers en patrouille, il les asperge
« d’eau bénite » pensant que si « à tout hasard », « ils rencontraient
les diables, ils les fissent disparaître et s’évanouir grâce au pouvoir de
l’eau lustrale et des étoles » (ch.43, p.307). Ses soldats croient en effet
rencontrer le diable à plusieurs reprises. C’est le cas lorsque Gymnaste
les impressionne grâce à ses acrobaties, et c’est le cas encore dans ce
même chapitre : « les ennemis pensaient que, pour de bon, c’étaient de
vrais diables » (p.307). Ce personnage caricatural est source de comique.
Les conséquences de sa « colère punitive » sont dramatiques pour lui et
pour ses sujets. Le personnage, comme la guerre que son comportement
entraine, sont présentés de façon burlesque, pour en souligner l’absur-
dité. Nous verrons dans le chapitre sur la guerre que Picrochole est une
caricature de Charles Quint. Le burlesque est un moyen, par la mise à
distance ironique, de dédramatiser la peur de l’ennemi. Les prétentions
territoriales de Charles Quint sont ridiculisées dans le chapitre 33, qui est
analysé dans le chapitre 4B sur la guerre.

Séquence 4 – FR01 83

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Par un principe d’analogie et de mimétisme, les soldats et les conseillers
de Picrochole sont à l’image de leur roi et il en sera ainsi pendant toute
la guerre, qui opposera les armées de Picrochole à celles des géants.
Au chapitre 43, Gargantua les critique en disant : « je pense déjà connaître
suffisamment la tactique de nos ennemis. Ils s’en remettent au hasard
plus qu’ils n’obéissent à la raison » (p.309).

D Les compagnons royaux,


excès et modération

Conseils de méthodologie
Posez-vous les mêmes questions que celles qui ont été posées au sujet du
personnage de Picrochole (voir fiche autocorrective précédente).

Mise au point

1. Les compagnons de Picrochole

a) Merdaille, Menuail et Spadassin


Les trois conseillers de Picrochole sont présentés ensemble et de façon
ridicule, leur titre apparaissant en opposition (oxymore) avec leurs noms
grotesques : le duc de Menuail, le comte Spadassin et le capitaine Merdaille
(p.251). C’est au chapitre 33 que leur attitude est la plus remarquable. Leur
discours flatte les ambitions folles de Picrochole, l’encourageant à l’hubris
et à la mégalomanie. Offert à l’imaginaire, ce passage est entièrement au
futur. C’est un parcours du monde accompli peu à peu par Picrochole et
ses armées qui, ainsi, conquièrent le monde entier, à l’image parodique
de Charles Quint. Picrochole est ravi. Ils vont jusqu’à imaginer qu’il donne
son nom au détroit de Gibraltar qui désormais deviendrait « la Mer picro-
choline ». Les paroles raisonnables et mesurées d’Echephron qui, comme
son nom l’indique, est sage, ne sont ni écoutées ni comprises. La brièveté
de ses propos, par opposition au discours logorrhéique des compagnons
de Picrochole, met en valeur la différence entre raison et déraison, vérité
et flatterie mensongère : « voilà un bel idiot ! » dit Spadassin (p.259)18.

18. Reportez-vous à l’analyse de ce passage dans le chapitre sur la guerre.

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Parmi les proches de Picrochole, il faut mettre à part le personnage de
Toucquedillon, le seul à évoluer.

b) Toucquedillon
Ce personnage est intéressant parce qu’il se métamorphose, selon la
manière dont il est traité. Il apparaît au chapitre 26, comme « grand écuyer »
de Picrochole, « préposé à l’artillerie ». Son nom signifie « attaque-de-
loin », c’est-à-dire fanfaron. Il réapparaît au chapitre 32, p.249, sous le
grade de « capitaine » et c’est lui qui reçoit les envoyés de Grandgousier,
après l’échec de la harangue de Gallet. L’ambassadeur de Grandgousier
offre « cinq charrettes » de fouaces contre les « cinq douzaines » prises
par ses gens. Ce geste miséricordieux, qui offre au centuple avec une
générosité abondante, rappelle évidemment la multiplication des pains
de l’Évangile : de cinq pains et deux poissons, il reste douze paniers après
que cinq mille personnes eurent mangé à satiété. L’opposition entre les
deux attitudes (celle de Grandgousier et celle de Toucquedillon) est aussi-
tôt manifeste : l’un se prépare, comme son roi, à la guerre (« fai(t) mettre à
l’affût quelques pièces sur les murailles », (p.249) tandis que l’autre, « le
bon homme », se montre généreux et magnanime en paroles et en actes.

Un personnage à l’image de son roi


Toucquedillon est alors présenté comme un homme haineux, qui déforme
les propos de Gallet et même « empoisonne » les sentiments de Picrochole
(p.249). C’est le type même de l’ingrat : il veut non seulement garder les
fouaces et l’argent offerts par Grandgousier, mais il veut aussi continuer
à attaquer leur bienfaiteur. En effet, les vivres viennent à manquer dans
la forteresse de Picrochole, et Toucquedillon s’en inquiète, mais la géné-
rosité de leur ennemi les sauve de la famine. Sur ordre de Picrochole, ses
soldats gardent « argent et fouaces, bœufs et charrettes » (p.251). De plus,
Toucquedillon juge selon ses propres critères : il fait croire à Picrochole
que c’est parce que Grandgousier a peur qu’il a offert les charrettes de
fouaces. Son discours est à son image, grossier et vil : « Ces rustres ont
une belle peur. Pardieu, Grandgousier se conchie, le pauvre buveur ! »
(p.249). Faisant partie de l’entourage de Picrochole, il est comme son roi,
ingrat et haineux. Ce personnage parle beaucoup et souvent en proverbes,
jouant sur les paronomases : « Oignez villain, il vous poindra. Poignez
villain, il vous oindra » (p.248) ou « De la panse, vient la danse » (p.251).
Cette façon de parler dénote un manque de personnalité, qui va d’ailleurs
lui permettre d’évoluer.

Le prisonnier de Grandgousier
Toucquedillon est fait prisonnier au chapitre 45 (p.315 et 317) par Frère
Jean, lorsque celui-ci échappe à la garde des deux archers de Picrochole
(p.311). La « conversion » de Toucquedillon est préparée par la réflexion
des pèlerins (p.321) : « Qu’il est heureux le pays qui a un tel homme pour
seigneur ! Nous sommes plus édifiés et instruits par ces propos qu’il nous
a tenus que par tous les sermons qui ont pu être prêchés dans notre ville ».

Séquence 4 – FR01 85

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Cette « édification » par la parole va se concrétiser. Grandgousier, qui
avait échoué auprès de Picrochole (avec la harangue de Gallet), va réussir
auprès de son capitaine le plus belliqueux et agressif. Les chapitres 46 et
47 sont ensuite consacrés à Toucquedillon. À Grandgousier qui l’interroge,
le capitaine répond que son ambition est de venger « l’injustice faite à ses
fouaciers » (p.323). Il est donc dans de très mauvaises dispositions. Mais
le bon roi garde espoir et lui explique que le temps des conquêtes est fini,
parce qu’il est incompatible avec l’Évangile. Il lui pardonne son attitude
et l’avertit sagement de bien conseiller Picrochole à l’avenir, en lui don-
nant comme loi de ne jamais conseiller le roi en fonction de son « propre
profit » (p.323). Il lui rappelle la bonne façon d’agir « entre voisins et amis
de longue date », en faisant référence à la modération de Platon dans La
République et à l’arbitrage de Dieu dans ce différend. Toucquedillon doit
être bouleversé par ce discours parce qu’il demande à Grandgousier de
le conseiller, lorsque le roi lui offre l’alternative de retourner près de son
roi ou de rester auprès de lui (p.325).
Le narrateur ne prépare pas le lecteur à une telle réaction puisqu’il n’in-
troduit pas les paroles de Toucquedillon et ne l’avertit donc pas du chan-
gement qui s’est opéré en lui. De plus, les paroles de Toucquedillon sont
rapportées au discours indirect : « Toucquedillon répondit qu’il prendrait
le parti qu’il lui conseillerait ». Le souverain lui dit alors de retourner près
de Picrochole et il le comble de bienfaits (p.327). Grandgousier ne cherche
pas à gagner un appui dans son camp, il prône la loyauté même avec un
ennemi. Il promet d’ailleurs une récompense à tous ceux qui l’« auront
bien servi », ce qui montre qu’il est un roi juste, qui rend à chacun selon
ses services. C’est sans doute la justesse de ces propos et la magnanimité
dont Grandgousier fait preuve, qui métamorphosent Toucquedillon.
Picrochole est étranger à cette bienveillance et à cette justice, comme va
le montrer sa réaction vis-à-vis de Toucquedillon.

La victime de son propre roi


Au chapitre 47, Toucquedillon raconte « en détail » tout ce qui lui est
arrivé à la cour de Grandgousier. Il fait l’éloge du roi géant et tente de
persuader Picrochole d’abandonner la partie, lui rappelant leur bon voi-
sinage d’autrefois et l’incertitude de la victoire, au vu de la puissance
de Grandgousier. Il met aussi en avant des arguments raisonnables : « il
n’y a ni profit ni raison à malmener ainsi ses voisins » (p.331). Mais son
discours rapporté au style indirect indispose Hastiveau, « bon ami » de
Picrochole, qui perçoit immédiatement que l’attitude de Toucquedillon
est totalement « changée ». Il ne se plie pas aux arguments raisonnables
du capitaine mais le voit, au contraire, comme un traître. C’est pour cette
raison que Toucquedillon le tue, ironie tragique du sort, avec la « belle
épée de Vienne » (p.327), que lui a donnée Grandgousier. Toucquedillon
s’estime fidèle à Picrochole et refuse d’être pris pour un serviteur félon.
À son tour, Picrochole se méprend sur le dessein de Toucquedillon et
pense que son épée était préparée dans un but déloyal : « T’avait-on
donné cette arme pour en ma présence tuer diaboliquement mon si bon

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ami Hastiveau ? ». Ces deux erreurs d’interprétation sont dues à la mal-
veillance spontanée de ces personnages, qui s’oppose à la bienveillance
de Grandgousier. Toucquedillon, encore sans doute sous l’emprise des
bonnes paroles qu’il vient d’entendre et des beaux gestes accomplis
à son égard, semble avoir oublié les défauts de Picrochole et d’Hasti-
veau. Ils sont tellement enfermés dans leur logique de pensée qu’ils ne
peuvent concevoir qu’une action puisse être loyale et désintéressée. Et
le pauvre Toucquedillon est mis en pièces par les archers de Picrochole,
« avec une telle sauvagerie que la salle en était toute tachée de sang »
(p. 331).
On peut voir une référence à Étéocle et Polynice dans le traitement
réservé au cadavre de Toucquedillon, jeté « dans la vallée, par-dessus les
murailles », alors que celui de Hastiveau est inhumé « dignement » (ibid).
Ce personnage est important, non seulement parce que deux chapitres lui
sont consacrés, mais aussi parce qu’il permet de valoriser la bienveillance
de Grandgousier et de renforcer, par antithèse, la cruauté de Picrochole. Il
permet également de comprendre que les serviteurs ressemblent à leurs
maîtres et que si Toucquedillon avait été capitaine chez Grandgousier, il
aurait tout de suite adopté l’indulgence et la bonté de son roi. Les propos
des pèlerins, comme nous l’avons vu, annoncent par avance l’importance
du bon exemple, qui doit être donné par le souverain.

2. Les compagnons de Gargantua

Conseils de méthodologie
Relisez attentivement tous les chapitres où apparaissent ces personnages,
en prenant des notes sur leur caractère, leur façon d’agir, leur rôle auprès
de Gargantua et dans le roman. Réfléchissez aussi sur le sens de leur nom.

Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :

E À quel moment ces personnages apparaissent-ils ? Pourquoi ?

E  ourquoi peut-on dire que ces personnages sont des archétypes et


P
quelles sont leurs qualités dominantes ?

E  uel rôle jouent-ils dans l’apprentissage de Gargantua ? Ce rôle change-


Q
t-il lorsque Gargantua quitte Paris pour entreprendre la guerre ?

E Lequel des trois personnages est le plus divertissant et pourquoi ?

Séquence 4 – FR01 87

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Mise au point

1. Eudémon
Un envoyé du ciel
Ce personnage apparaît au chapitre 15. Il est désigné par la périphrase :
« jeune paige » et son nom Eudémon fait aussitôt de lui un être dont le
sort est heureux. Étymologiquement, la réunion de l’adverbe « eu » et du
substantif « daïmon », signifie « bon génie », bon daïmon ; ce person-
nage, seulement âgé de seize ans, ne peut qu’être bénéfique pour son
entourage. La description du jeune homme (p. 146) est en effet entière-
ment méliorative ; c’est une apparition quasi angélique chaque adjectif
le caractérisant étant précédé de deux adverbes : l’adverbe d’intensité
« tant » auquel s’ajoute l’adverbe « bien » : « tant bien testonné, tant
bien tiré, tant bien espousseté, tant honneste est son maintien... ». La
conséquence d’un tel portrait est la comparaison avec un ange : « que
trop mieulx ressembloit quelque petit angelot qu’un homme ». Il est donc
en quelque sorte un envoyé du ciel.

Un modèle de rhétorique
Le narrateur résume son discours en en soulignant à la fois le contenu et
la gestuelle qui l’accompagne. Il met ainsi en valeur une éloquence idéale,
héritée des orateurs latins, qui sont d’ailleurs cités : Gracchus, Cicéron,
Emilius. Le fait que le discours ne soit pas rapporté laisse le lecteur ima-
giner un discours idéal, un modèle. Eudémon est humble : il demande
la permission de parler au « vice-roi son maître ». Puis le narrateur décrit
son maintien : « se leva, le bonnet à la main » et son affabilité : « le
visage ouvert, la bouche vermeille, le regard ferme et les yeux posés sur
Gargantua avec une modestie juvénile » (p. 147). Il montre ainsi un jeune
homme à la fois beau, affable et modeste. Son discours étant un « éloge »,
comme l’indiquent ces deux verbes en gradation : (il) « commença à le
louer et à exalter », il en respecte la structure en 6 parties. La conclusion
du narrateur souligne une nouvelle fois ses qualités d’excellent rhéteur :
ses gestes, son expression et son langage, sa voix.
De façon étonnante, il provoque aussitôt chez Gargantua des émotions
inattendues, le faisant soudain pleurer « comme une vache ». Cette élo-
quence parfaite le rend totalement mutique, comme le montre la compa-
raison à la fois hyperbolique et humoristique : « « et il ne fut pas possible
de tirer de lui une parole, pas plus qu’un pet d’un âne mort » (p. 149).

Un personnage pivot
Ce personnage a un rôle important dans la mesure où sa rencontre va
en quelque sorte « relancer » le récit, amorcer une seconde étape, celle
de l’éducation de Gargantua. Après cette rencontre, son père décide en
effet de la confier au professeur de celui-ci : Ponocrates. C’est donc un
personnage pivot et aussi un modèle, puisque Gargantua doit devenir ce

88 Séquence 4 – FR01

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qu’Eudémon est devenu. Il représente l’aptitude à maîtriser le langage, le
beau langage, la rhétorique, ce qui est essentiel pour un humaniste. C’est
cette parfaite maîtrise qui convainc Grandgousier de confier Gargantua
à un nouveau professeur, celui d’Eudémon, pour obtenir sans doute les
mêmes résultats pour son fils.

2. Ponocrates
Ponocrates étant le professeur d’Eudémon, il paraît évident qu’avec un
tel maître, Gargantua ne pourra que progresser et acquérir les qualités
de cet élève modèle. Il apparaît donc comme le maître idéal, de la même
façon que son élève est le disciple idéal. Son nom signifie « puissance de
l’effort ». Intervenant pour éduquer Gargantua, il va sans doute, avec un tel
nom, lui enseigner l’effort, le sens du travail, quitte à ce que son élève en
éprouve de la peine (ponos en grec signifie : peine, fatigue, travail fatigant,
tout ce qui est difficile, demande un gros effort, souffrance physique). Il
établit avec Gargantua une relation maître/ élève, exerçant sur lui un
fort ascendant. Il le guide au lieu de faire peser sur lui son autorité. En
effet, les verbes introduisant le discours de Ponocrates appartiennent au
champ lexical du conseil, comme le verbe « remonstrer » : « Ponocrates lui
remonstroit (lui faisait remarquer) que c’éstoit mauvaise diète ainsi boyre
après dormir » (p. 190). Puis il joue un rôle dans la guerre, en combattant
auprès de Gargantua, comme les autres compagnons. Dans les deux épi-
sodes, que ce soit celui de l’éducation ou celui de la guerre, il a le même
rôle auprès du géant : le guider dans sa prise de décisions, le mener vers
la vérité (p. 275) : « Gargantua prit peur et ne savait que dire ni que faire »
(ch.34, p. 261), « Mais Ponocrates luy conseilla » et chap.36 : lorsque
Gargantua croit être assailli par des mouches, Ponocrates « l’advisa » que
ce sont des coups d’artillerie...

3. Gymnaste

Un professeur efficace
Ce personnage apparaît au moment où il devient nécessaire à l’éducation
de Gargantua, au chapitre 23 (p.199). Son nom qui signifie « maître de
gymnastique », « chargé de l’enseignement des athlètes », l’oriente vers
le soin accordé aux exercices du corps, que l’on retrouve dans l’Antiquité,
la gymnastique étant pour les Grecs indispensable au bien-être et à l’équi-
libre d’une personne. Ce personnage n’est pas décrit mais présenté très
rapidement : il s’agit d’un « gentilhomme de Touraine ». Son nom est
précédé de sa fonction : « l’écuyer Gymnaste » et suivi d’une relative indi-
quant son rôle dans l’éducation de Gargantua : « lequel lui monstroit l’art
de chevalerie ». Gymnaste applique le principe d’éducation par l’exemple.
L’expression « l’art de chevalerie » englobe l’art de l’équitation mais le
dépasse. Il s’agit de devenir un bon chevalier et donc de maîtriser l’art du

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combat. L’adresse dont fait alors preuve Gargantua est le reflet de celle de
Gymnaste. Le narrateur ne montre pas comment Gymnaste lui a inculqué
son art, mais il en décrit le résultat avec jubilation. Ce passage, en effet,
est très long, s’étendant sur trois pages. Gargantua s’adonne à une qua-
rantaine de sports différents, que l’on peut regrouper en sports de combat,
de lutte, d’équitation, de chasse sans oublier la course, la natation, l’esca-
lade...Le passage est formé d’une suite d’accumulations verbales et lexi-
cales qui déroulent devant le lecteur une activité incessante et gigantale.
L’utilisation de l’asyndète, dans une syntaxe énumérative à l’imparfait
d’habitude, lui donne l’impression d’assister à une foule d’actions succes-
sives. Gymnaste transmet son énergie démesurée à Gargantua. Citons par
exemple, page 203, le second paragraphe : « Sortant de l’eau... jusqu’à
en arrière comme les Parthes ». L’agilité de Gargantua est mise en valeur
par des hyperboles : « il gravissait tout droit la montagne et en dévalait
aussi directement » ; par des comparaisons avec des animaux : « comme
un chat, comme un écureuil, comme un rat », ou avec des personnages
de l’Antiquité : Milon et les Parthes ; par une accumulation lexicale : « il
lançait le dard, la barre, la pierre, la javeline, etc. » et une accumulation
verbale : treize verbes d’action en treize lignes.

Un guerrier rusé et divertissant


Gymnaste réapparaît au moment de la guerre, aux chapitres 34 puis 35 :
« Gymnaste s’offrit pour y aller » (p.261). Lorsqu’il rencontre les ennemis, il
utilise avec habileté le discours et la ruse (p.263). Il se présente à eux comme
« un pauvre diable », ce qui permet d’établir ainsi un parallèle avec Frère Jean
des Entommeures au chapitre 27, p.223. Cette mention du diable est déve-
loppée dans le chapitre suivant, puisque les pirouettes de Gymnaste sur son
cheval effraient les soldats de Picrochole, qui, à cause de leur superstition
et de leur sottise (ce qui est la même chose pour Rabelais), le prennent pour
un « lutin » ou un « diable déguisé » (p.267). « Des entreprises du Malin
délivre-nous, Seigneur ». Cette terreur qu’il suscite chez les ennemis qui
voient en lui un « diable affamé », lui assure la victoire. Gymnaste accom-
plit toutes ses actions « en souplesse ». Le narrateur emploie à plusieurs
reprises des adverbes et des compléments de manière mettant en valeur
son aisance physique et intellectuelle : « souplement », « avec beaucoup
de force et d’agilité » (p.265), « bien aisément » (p.267). Gymnaste com-
mente ses actions avec drôlerie : « Mon affaire va à l’envers » et « Merde,
j’ai raté, je vais reprendre ce saut » (p.265). Après avoir « étripé » Tripet, il
est assez sage pour ne pas poursuivre les autres soldats, « pensant qu’il ne
faut jamais persister à tenter le hasard jusqu’à ce que le vent tourne et que
tout chevalier se doit de traiter sa bonne fortune avec discernement sans
la violenter ni en abuser » (p 269, fin du chapitre 35).
Gymnaste a fait ainsi preuve à la fois d’intelligence et d’adresse physique,
mettant ses deux talents au service de la ruse pour affaiblir l’ennemi, ce
qu’il appelle au chapitre suivant un « stratagème ». On retrouve là un talent
qui ressemble à celui du héros Ulysse. À la fin du chapitre 36, l’on voit
qu’il est allé jusqu’à avoir « habitué son cheval à ne craindre ni les esprits

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ni les cadavres » (p.273). Enfin, au moment d’attaquer La Roche-Clermault
au chapitre 48 (p.333), Gymnaste donne des conseils stratégiques que
Gargantua « trouve bon(s) ».
Par la suite, Gymnaste fait partie des « nobles compagnons de Gargantua ».
Il est constamment présent et intervient, discrètement mais toujours habi-
lement, soit dans les conversations soit dans les combats, p. 199, 261 à
265, 271, 286, 289, 295, 299, 301, 303, 305, 309, 317, 351. Personnage
excessivement agile et habile, Gymnaste participe au gigantisme des
personnages du roman. Au même titre que Frère Jean des Entommeures,
il est très divertissant pour le lecteur.

Conclusion
Ces trois personnages, une fois apparus dans le roman, accompagnent
Gargantua, qui a besoin d’eux et notamment de leurs qualités respectives ;
celles-ci, mises en commun, forment un tout harmonieux et nécessaire à
la bonne conduite des actions entreprises par Gargantua : Eudémon maî-
trise l’art de la parole, Ponocrates est savant et Gymnaste rusé et habile.
Dans son Étude sur Gargantua, Gérard Milhe-Poutingon19 insiste sur leur
« amitié parfaite et cohésive » et propose une lecture symbolique du pas-
sage du gué de Vède (ch. 36) : ce passage de « transition entre deux
univers » est réalisé grâce à « l’union des trois » ; c’est leur complémen-
tarité, qui permet de surmonter tous les obstacles.
Par ailleurs, ils apparaissent en opposition avec les compagnons de
Picrochole. De plus, Ponocrates est opposé à Thubal Holopherne et Jobelin
Bridé. Ils sont de bon conseil alors que les autres entraînent Picrochole
encore plus loin dans ses vices. Leurs qualités mettent aussi en lumière
les défauts des autres. Ils servent ainsi de révélateurs et de faire-valoir.
Ils sont disciplinés alors que les soldats de Ponocrates sont toujours en
désordre20. Ils s’opposent aussi au moine qui est toujours indiscipliné.

E Les femmes, une ascension sociale

Conseils de méthodologie
Relisez attentivement les passages où les femmes apparaissent : ils sont peu
nombreux. Pour vous aider : relisez les pages 71, 87, 101, 273. Puis relisez, au
début du roman, les passages où il est question de Gargamelle.Enfin, relisez
tous les passages de l’Abbaye de Thélème, où il est question des femmes.

19. Étude sur Gargantua, Gérard Milhe-Poutingon, édition Bordas, p. 45.


20. Cf. chapitre 4B sur la guerre.

Séquence 4 – FR01 91

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Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
E  omment sont décrites les femmes dans les passages indiqués ci-des-
C
sus ? Quelles conclusions en tirez-vous ?
E  omment est décrit puis évoqué le personnage de Gargamelle ? À quelle
C
typologie appartient-il ? Quand meurt-elle et comment est évoquée sa
mort ?
E Que deviennent les femmes dans l’abbaye de Thélème ?

Mise au point
Les femmes tiennent peu de place dans le tome de Gargantua. Quelques-
unes d’entre elles, toutefois, font exception : il s’agit de Gargamelle,
femme de Grandgousier et mère de Gargantua, et des femmes de l’abbaye
de Thélème. De l’amour, le Gargantua semble ne connaître que l’aspect
physique, et des femmes, que « les ribaudes » et « bonnes gouges ». Mais
c’est une loi du genre comique et une tradition médiévale. Cependant,
dans les romans suivants, Pantagruel et le Tiers Livre, les femmes tiennent
davantage de place.

1. Les femmes vues par Alcofribas Nasier


« Je ne me soucie […] d’aucune […] femme » (p. 273) dit le narrateur
lorsqu’il évoque incidemment la mort de Gargamelle. Cette phrase
témoigne de la désinvolture du narrateur à l’égard des femmes, puisque
même la mère du héros est traitée de façon légère.
En effet, les femmes sont principalement vues comme objet sexuel : « Si
vous en trouvez qui vaillent le débraguetter, montez dessus et amenez-
les moi » (p. 71). Elles-mêmes sont de mœurs très légères : « les femmes
veuves peuvent librement jouer du serrecroupière, en misant ferme et en
assumant tout risque, deux mois après le trépas de leur mari » (p. 71).
Pour renforcer son propos, le narrateur prend comme exemple « Julie, fille
de l’empereur Octave Auguste, [qui] s’abandonnait à ses tambourineurs
que quand elle se sentait grosse » (ibid.).
Le narrateur insinue que les femmes apprécient autant que les hommes
l’acte sexuel, une première fois le jour de la naissance de Gargantua (ch.6,
p. 87) en dénonçant Gargamelle et plus loin, lorsqu’il évoque les « trom-
peuses braguettes d’un tas de galants, qui ne sont pleines que de vent,
au grand détriment du sexe féminin » (ch.8, p. 101). Comme le montre
l’emploi de l’adjectif « repoussante », il n’a pas plus d’estime pour les
vieilles femmes : « une repoussante vieille de la troupe qui avait la répu-
tation d’être grande guérisseuse » (p. 87).

92 Séquence 4 – FR01

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Une telle misogynie semble être aussi le signe d’une distance que Rabelais
prend à l’égard de la littérature médiévale. En évoquant la femme de
manière si grossière, il prend le contre-pied de la fin’amor. Il se moquerait
ainsi de l’amour courtois qui met la femme sur un piédestal.

2. Gargamelle, une génitrice


Le ton est toujours moqueur lorsque le narrateur évoque Gargamelle, la
femme de Grandgousier, « fille du roi des Parpaillons, un beau brin de
fille de bonne trogne » (p. 69), qui attend Gargantua onze mois, pour
mettre au monde un enfant devant, en son temps, « accomplir de grands
exploits ». Le narrateur prend appui sur des références antiques comme
Homère, Pline, Aulu-Gelle et d’autres auteurs de l’Antiquité (p. 69-71).
Gargamelle engloutit d’énormes quantités de tripes, alors que son mari lui
conseille la mesure, puisque son terme approche. Elle fait preuve d’autant
de démesure que son époux et son fils plus tard : « elle en mangea seize
muids, deux baquets et six pots » (p. 75). Aussitôt, le narrateur suit le
trajet de cette nourriture dans le corps de Gargamelle et s’exclame : « Ô la
belle matière fécale qui devait boursoufler en elle ! » (p. 75). Il associe l’ac-
couchement qui s’annonce avec la matière fécale : « c’était le fondement
qui lui échappait, à cause d’un relâchement du gros intestin, […] dû à ce
qu’elle avait trop mangé de tripes » (p. 87). De façon surprenante, l’enfant
finit par sortir par l’oreille gauche de sa mère. Nous avons fait plus haut des
rapprochements entre le langage et la naissance de Gargantua : l’oreille
est, comme la bouche, l’organe indispensable au langage, et Gargantua,
ne pleure pas à sa naissance mais parle et demande à boire.
Les préoccupations de Gargamelle demeurent scatologiques et sexuelles.
En effet, dans les premières douleurs de l’enfantement, elle suggère à
Grandgousier de couper son sexe. Lorsqu’il fait mine d’obtempérer, elle
le supplie de n’en rien faire. Ce personnage ne peut être pris au sérieux.
Il est au contraire une source de comique et correspond à un personnage
de fabliau, genre littéraire dont la présence est dominante au début du
roman. Nous savons ensuite que le prénom de Gargantua « convint tout à
fait à la mère » (chap.7, p. 93) et après nous n’en n’entendons plus parler
jusqu’au moment de sa mort présumée, lorsque Gargantua revient chez
son père Grandgousier, après sa victoire du château de Vède (p. 273).
Screetc.crit à ce sujet que « Rabelais tue ses Géantes une fois qu’elles
ont rempli leur office ».
Tout le début du roman, avant que Gargantua ne soit éduqué, est à l’image
du héros éponyme lui-même. Le fils est digne de ses gigantesques parents,
personnages de farce médiévale populaire. Gargamelle correspond par-
faitement à ce type de personnage, uniquement préoccupé du bas corps.
La construction de l’abbaye de Thélème inverse cet apparent mépris pour
les femmes. En effet, sur la porte de l’abbaye, on peut lire une adresse
de bienvenue aux femmes.

Séquence 4 – FR01 93

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3. L
 es femmes de l’abbaye de Thélème :
la féminité
Il faut tout de même attendre la fin de la douzième strophe et la treizième
strophe (sur quatorze) de l’inscription placardée sur la porte, pour lire la
phrase suivante (p. 365) :
« Que chacune porte en son sein
La Parole Sainte.
Ci entrez, vous, dames de haut parage,
Sans ambages, entrez sous d’heureux présages
Fleurs de beauté au céleste visage,
Sveltes comme pages, au maintien pudique et sage :
Faire séjour ici est gage d’honneur »
Les premiers vers cités prônent une bonne connaissance de l’Évangile,
connaissance jusque-là réservée aux clercs. Dans ce monde utopique,
les femmes doivent (en effet le mode utilisé est le subjonctif) être assez
érudites pour savoir lire et étudier les textes religieux. Cette science fait
d’elles des parangons de pureté, et leurs qualités les rapprochent de la
Vierge Marie (au céleste visage). La périphrase dames de haut parage met
l’accent sur l’appartenance sociale de ces femmes. Les vers qui suivent
font l’éloge de leur beauté extérieure, reflet de leur pureté intérieure :
Fleurs de beauté au céleste visage,
Sveltes comme pages, au maintien pudique et sage.
Toutes les qualités évoquées dans ces vers sont développées par la suite.
En effet, les femmes acquièrent enfin un statut d’êtres à part entière. Les
qualités des femmes de l’abbaye sont les suivantes : comme le souligne
l’inscription de la porte, elles sont pudiques et sages, c’est-à-dire ver-
tueuses. L’apparence compte beaucoup et révèle la richesse intérieure
des personnes : elles revêtent des vêtements et des coiffures qui convien-
nent « mieux à la retenue des dames » (p. 373). Il n’y a pas de laisser
aller. Elles s’habillent avec le plus grand soin, se mettent en valeur (mais
les hommes aussi) par des vêtements adaptés à leurs occupations, par
des bijoux… Elles sont assez libres pour exprimer leurs désirs : « tout se
faisait d’après la volonté des dames » (ibid.). Le pronom indéfini « tout »
souligne leur autorité. Ces qualités se retrouvent aussi chez leurs femmes
de chambre qui sont « expertes » (ibid.). Puisque tous les occupants de
l’abbaye sont éduqués, hommes et femmes partagent les mêmes activi-
tés intellectuelles : « Ils étaient si bien éduqués qu’il n’y avait aucun ou
aucune d’entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments de
musique, parler cinq ou six langues et s’en servir pour composer en vers
aussi bien qu’en prose » (p. 377). Par cette phrase hyperbolique et cette
longue énumération, le narrateur souligne l’étendue et la richesse de
leurs connaissances et de leurs talents. Les Thélémites vaquent ensuite
à des occupations apparemment réservées à leur sexe : combats pour les
hommes, travaux d’aiguille pour les femmes (cf. p. 377).
L’éducation fait de ces femmes des personnes très agréables à côtoyer.

94 Séquence 4 – FR01

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Une nouvelle fois, le narrateur est hyperbolique. La répétition de l’adverbe
d’intensité « si » (« tant » dans le texte d’origine) et les comparaisons
soulignent l’étendue de leur talent : « jamais on ne vit de dames si élé-
gantes, si mignonnes, moins ennuyeuses, plus habiles de leurs doigts à
tirer l’aiguille et à s’adonner à toute activité convenant à une femme noble
et libre, que celles qui étaient là » (p. 377).
L’amour conjugal, fondé sur l’amitié, est solide et durable, parce que leur
parfaite éducation les a conduites à aimer ainsi. Ici, il n’est plus ques-
tion de mœurs libres ou débridées, toute action est mesurée, sans éclat,
élégante. Les femmes participent pleinement à l’éducation, qu’elle soit
sportive, intellectuelle ou religieuse. Elles sont les égales des hommes.
Par cette longue description idéalisée, on peut lire en creux une critique des
femmes que Rabelais a dû côtoyer… On peut remarquer que les femmes,
lorsqu’elles sont décrites sans moquerie, sont des êtres utopiques.
L’expression comparative moins « fascheuses » (moins ennuyeuses) est
à ce titre très significative, puisqu’elle sous-entend qu’elles le sont dans
la réalité.
Cependant, elles restent anonymes et sans individualité, si bien que
dans l’ensemble du roman, il n’existe aucun personnage féminin, à part
Gargamelle dont nous avons montré l’aspect farcesque.

Conclusion
Le roman rabelaisien, comme toute œuvre littéraire, s’inscrit dans l’his-
toire de son temps. Il se trouve à la charnière entre le Moyen Âge et la
Renaissance. En effet, on retrouve à la fois les genres du fabliau et du
roman de chevalerie qui appartiennent au Moyen Âge et les thèmes essen-
tiels de l’humanisme, qui se développent pendant la Renaissance. Les
personnages des romans de chevalerie, comme Yvain, Lancelot ou le roi
Arthur, sont encore d’une psychologie rudimentaire et la séparation est
nette entre les chevaliers félons et les preux chevaliers. Les personnages
sont encore des archétypes, qui incarnent l’idéal chevaleresque du roman
courtois. Les personnages de Rabelais, tout en représentant les nou-
velles valeurs de la Renaissance, restent malgré tout des personnages
archétypaux. Cependant, si certains se résument à quelques traits de
caractère, d’autres possèdent une psychologie plus complexe. Ils peu-
vent être considérés comme des archétypes lorsqu’ils sont et demeu-
rent ce que leur nom signifie. Les compagnons de Gargantua, Eudémon,
Gymnaste et Ponocrates sont en effet des figures symboliques du bien. Ils
sont déjà accomplis dans la perfection de leur qualité. De la même façon,
Picrochole et ses compagnons sont enfermés dans leurs défauts, dont ils
symbolisent l’accomplissement. Gargantua, Frère Jean et Grandgousier,
de toute évidence, font exception (ainsi que Toucquedillon) comme l’a
montré notre analyse. Cette « supériorité » psychologique va de pair avec
leur rôle dans l’action.

Séquence 4 – FR01 95

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La psychologie des personnages romanesques va évoluer au cours du
temps. Il faut attendre encore un siècle, avec Madame de La Fayette sans
doute, pour que la psychologie des personnages devienne plus complexe
et nuancée.

Documents
■ Extrait de La République de Platon (livre V 473 c/d/e)
Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, ou que ceux qu’on
appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieuse-
ment philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se
rencontreront pas dans le même sujet ; tant que les nombreuses natures
qui poursuivent actuellement l’un ou l’autre de ces buts de façon exclusive
ne seront pas mises dans l’impossibilité d’agir ainsi, il n’y aura de cesse,
mon cher Glaucon, aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre
humain, et jamais la cité que nous avons décrite tantôt ne sera réalisée,
autant qu’elle peut l’être, et ne verra la lumière du jour. Voilà ce que j’hési-
tais depuis longtemps à dire, prévoyant combien ces paroles heurteraient
l’opinion commune. Il est en effet difficile de concevoir qu’il n’y ait pas de
bonheur possible autrement, pour l’État et pour les particuliers.

■ Extraits de l’Iliade
Chant V, v.140 et suivants
Alors, il tua Astynoos et Hypeirôn, princes des peuples. Et il perça l’un,
de sa pique d’airain, au-dessus de la mamelle ; et, de sa grande épée, il
brisa la clavicule de l’autre et sépara la tête de l’épaule et du dos. Puis,
les abandonnant, il se jeta sur Abas et Polyeidos, fils du vieux Eurydamas,
interprète des songes. Mais le vieillard ne les avait point consultés au
départ de ses enfants. Et le brave Diomèdès les tua.
Et il se jeta sur Xanthos et Thoôn, fils tardifs de Phainopos, qui les avait eus
dans sa triste vieillesse, et qui n’avait point engendré d’autres enfants à
qui il pût laisser ses biens. Et le Tydéide les tua, leur arrachant l’âme et ne
laissant que le deuil et les tristes douleurs à leur père, qui ne devait point
les revoir vivants au retour du combat, et dont l’héritage serait partagé
selon la loi.
Et Diomèdès saisit deux fils du Dardanide Priamos, montés sur un même
char, Ekhémôn et Khromios. Comme un lion, bondissant sur des bœufs, brise
le cou d’une génisse ou d’un taureau paissant dans les bois, ainsi le fils de
Tydeus, les renversant tous deux de leur char, les dépouilla de leurs armes
et remit leurs chevaux à ses compagnons pour être conduits aux nefs (...)

Chant V, vers 280 et suivants


Il parla ainsi, et lança sa pique. Et Athènè la dirigea au-dessus du nez,
auprès de l’œil, et l’airain indompté traversa les blanches dents, coupa
l’extrémité de la langue et sortit sous le menton. Et Pandaros tomba du

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char, et ses armes brillantes, aux couleurs variées, résonnèrent sur lui, et
les chevaux aux pieds rapides frémirent, et la vie et les forces de l’homme
furent brisées.
Alors Ainéias s’élança avec son bouclier et sa longue pique, de peur que les
Akhaiens n’enlevassent le cadavre. Et, tout autour, il allait comme un lion
confiant dans ses forces, brandissant sa pique et son bouclier bombé, prêt
à tuer celui qui oserait approcher, et criant horriblement. Mais le Tydéide
saisit de sa main un lourd rocher que deux hommes, de ceux qui vivent
aujourd’hui, ne pourraient soulever. Seul, il le remua facilement. Et il en
frappa Ainéias à la cuisse, là où le fémur tourne dans le cotyle. Et la pierre
rugueuse heurta le cotyle, rompit les deux muscles supérieurs et déchira la
peau. Le héros, tombant sur les genoux, s’appuya d’une main lourde sur
la terre, et une nuit noire couvrit ses yeux. Et le roi des hommes, Ainéias,
eût sans doute péri, si la fille de Zeus, Aphroditè, ne l’eût aperçu : car elle
était sa mère, l’ayant conçu d’Ankhisès, comme il paissait ses bœufs. Elle
jeta ses bras blancs autour de son fils bien-aimé et l’enveloppa des plis
de son péplos éclatant, afin de le garantir des traits, et de peur qu’un des
guerriers Danaens enfonçât l’airain dans sa poitrine et lui arrachât l’âme.
Et elle enleva hors de la mêlée son fils bien-aimé.
L’aède décrit cette mêlée comme « atroce » au début du chant VI : « L’atroce
mêlée entre les Troyens et les Achéens est donc laissée à elle-même ».

■ Extrait de La Chanson de Roland, XCIII, vers 1188 à 1212


Strophe 93
Le neveu de Marsile, qui se nomme Aelroth,
chevauche le tout premier devant l’armée.
À nos Français il lance des injures :
« Félons de Français, aujourd’hui vous vous battrez avec les nôtres.
Il vous a trahis, celui qui devait vous garder.
Fou est le roi qui vous laissa aux cols.
En ce jour, la douce France perdra sa gloire
et Charlemagne le bras droit de son corps. »
Quand Roland l’entend, Dieu ! quelle est sa douleur !
Il éperonne son cheval, le laisse courir à toute bride,
et le comte va frapper l’autre de toutes ses forces.
Il brise son bouclier, déchire sa cuirasse,
il lui ouvre la poitrine, lui rompt les os
et lui fend en deux toute l’échine ;
de son épieu il lui arrache l’âme ;
il enfonce le fer et fait chanceler son corps ;
de la longueur de sa lance il l’abat mort de son cheval ;
en deux moitiés il lui a brisé le cou.
Il ne manquera pas, dit-il, de lui parler :
« Fieffé coquin, Charles n’est pas fou,
et jamais il n’a toléré la trahison.
Il agit en brave en nous laissant aux cols.
Aujourd’hui, la douce France ne perdra pas sa gloire.

Séquence 4 – FR01 97

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Frappez, Français ; le premier coup est pour nous !
Nous avons pour nous le droit, et ces canailles ont tort. »
(cf. aussi passages suivants : chaque strophe sur le même modèle).

Strophe 104
La bataille fait rage et devient générale.
Le comte Roland ne fuit pas le danger.
Il frappe de l’épieu tant que résiste la hampe ;
après quinze coups il l’a brisée et détruite
Il dégaine Durendal, sa bonne épée,
il éperonne son cheval et va frapper Chernuble,
il lui brise le casque où brillent des escarboucles,
lui tranche la tête et la chevelure,
lui tranche les yeux et le visage,
et la cuirasse blanche aux fines mailles,
et tout le corps jusqu’à l’enfourchure.
À travers la selle plaquée d’or,
l’épée atteint le corps du cheval,
lui tranche l’échine sans chercher la jointure,
et il l’abat raide mort dans le pré sur l’herbe drue.
Puis il lui dit : « Canaille, pour votre malheur vous êtes venu ici !
De Mahomet vous n’aurez jamais d’aide.
Un truand comme vous ne gagnera pas aujourd’hui la bataille.

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Sens et interprétation : un roman
Chapitre
d’apprentissage, didactique, pacifiste
4 et utopique

A L’éducation dans Gargantua


E Qui décide de l’éducation de Gargantua ?
E Pourquoi sa première éducation est-elle défectueuse ?
E L ’ampleur de sa deuxième éducation vous paraît-elle raisonnable et
possible à assimiler ?
E  près avoir lu le chapitre sur l’humanisme, pourquoi peut-on dire que
A
cette éducation en est l’illustration ?
E Quel est le nom du Collège fondé par François Ier ? Qu’y apprenait-on ?
E L ’éducation physique et l’éducation intellectuelle de Gargantua vous
paraissent-elles équilibrées ?
E  ourquoi ces deux types d’éducation sont-ils si importants pour
P
Rabelais ?
E  ar quelle expression latine, passée dans la langue française, pouvez-
P
vous résumer l’éducation de Gargantua ?

Mise au point
L’éducation est un des thèmes essentiels abordés dans Gargantua. Dans
la première moitié du XVIe siècle, l’humanisme est en plein essor et fait
apparaître complètement obsolète l’éducation telle qu’elle était pratiquée
jusqu’alors. En effet, l’éducation des siècles passés portait l’accent sur les
prouesses physiques des chevaliers, à une époque où il était de bon ton
de régler, par les armes, le moindre différend entre voisins. Peu de che-
valiers savaient lire et écrire parce que ces connaissances ne leur étaient
d’aucune utilité à une époque où l’on guerroyait fréquemment, que ce
soit en croisades, ou en guerre contre les Anglais et les Espagnols. Au XVe
siècle, les femmes vont se détourner de cette éducation essentiellement
physique, qu’elles trouvent bien peu raffinée et créent, avec le support
des troubadours, ce que l’on a appelé la fin’amor. Le raffinement des
mœurs qu’elles imposent à leurs compagnons masculins va trouver son
plein épanouissement dans le mouvement de la Renaissance, importé par
le roi François Ier au retour des guerres d’Italie. Rabelais s’inspire de ce
mouvement et de la pensée qui lui est corollaire, l’humanisme.

Séquence 4 – FR01 99

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1. La mauvaise éducation
a) De trois à cinq ans
Pour mettre en valeur l’éducation humaniste que Ponocrates va dispenser
à Gargantua, Rabelais décrit d’abord longuement « l’éducation » que reçoit
le fils de Grandgousier dans ses premières années puis à l’adolescence.
La première éducation de Gargantua commence au chapitre 11 qui
souligne d’emblée que c’est Grandgousier lui-même qui impose cette
éducation à son fils, « par le commandement de son père », « selon les
dispositions prises par son père » (p.121). Elle consiste donc, de trois à
cinq ans, « à boyre, manger et dormir ; à manger, dormir et boyre ; à dormir,
boyre et manger ». La répétition des trois verbes dans un ordre différent
souligne l’ironie du narrateur sur ce qu’il appelle des « disciplines ». Suit
une énumération d’actions effectuées par l’enfant, qui évoluent toutes
d’abord dans les domaines lexicaux de la saleté, de la scatologie et de
la goinfrerie. Les actions relevées par la suite deviennent de plus en plus
figurées, jusqu’à être déclinées sous forme de proverbes, dont le verbe
principal ne se trouve plus au présent de vérité générale mais est conju-
gué à l’imparfait, Gargantua en étant le sujet. Par exemple, « il mettait
la charrue avant les bœufs, revenait à ses moutons, trop embrassait mal
étreignait… » (p. 123). Ce délire logorrhéique montre encore une fois l’in-
ventivité verbale de Rabelais et son goût du rire. La dernière partie de ce
chapitre 11 dépeint l’attirance que produit la « braguette » de Gargantua
sur les servantes et le goût que l’enfant prend à ces « jeux » ancillaires.
L’enfant n’est donc pas « élevé » au sens étymologique du terme, il pousse
comme une plante ou un animal et, si l’on n’apportait pas un soin méti-
culeux à sa toilette et à ses vêtements, il ressemblerait à un sauvage
malpropre. Cette éducation est évidemment satirique mais montre tout de
même le peu d’attention que l’on portait à l’enfant en bas âge. Gargantua
est probablement le premier ouvrage au monde qui traite de l’éducation
de la petite enfance. Si l’on se réfère à Montaigne, dont les Essais ont été
écrits un peu plus tard dans le siècle, on peut voir qu’il condamne aussi
le manque d’éducation des petits enfants : « « Comme nous veoyons
des terres oysifves, si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille
sortes d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il
les faut assubjectir et employer à certaines semences pour nostre ser-
vice, ainsi est-il des esprits ; si on ne les occupe à certain subject qui les
bride et contraigne, ils se jectent desreglez, par cy, par là, dans le vague
champ des imaginations, et n’est folie, ni resverie qu’ils ne produisent en
ceste agitation. » (Livre Ier, ch. VIII.) En effet, pour Rabelais, comme pour
Montaigne, « La plus grande difficulté de l’humaine science semble estre
en cest endroit où il se traicte de la nourriture et instruction des enfants ».

b) S
 ur la fin de la cinquième année :
l’épisode du torche-cul (chap. 13)
Grandgousier n’a pas revu son fils depuis plusieurs années et se réjouit de
le retrouver. Le père est affectueux et la question la plus importante pour

100 Séquence 4 – FR01

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lui est de demander aux servantes si « elles l’avaient tenu propre et net »
(p.133). À cette question, c’est Gargantua qui répond en réduisant l’adjec-
tif « propre » au seul emploi scatologique. Grandgousier paraît s’attacher
à la forme des paroles de son fils aussi bien qu’à leur sens, puisqu’il s’in-
téresse au résultat de ses « longues et minutieuses recherches » (p.133).
Il lui demande : « quel torche-cul trouvas-tu le meilleur ? » (p.135) et il
s’étonne de ce que Gargantua parle en vers : « tu fais déjà des vers ? »
(p.135). Rabelais, par la réponse de Gargantua, fait référence à la très
célèbre Petite épître au roi de Clément Marot, parue en 1518.

Clément Marot, Petite épître au roi (1518)


En m’ébattant je fais rondeaux en rime,
Et en rimant bien souvent, je m’enrime ;
Bref, c’est pitié d’entre nous rimailleurs,
Car vous trouvez assez de rime ailleurs,
Et quand vous plait, mieux que moi rimassez,
Des biens avez et de la rime assez :
Mais moi, à tout ma rime et ma rimaille,
Je ne soutiens, dont je suis marri, maille.
Or ce me dit un jour quelque rimart :
« Vien ça, Marot, trouves tu en rime art
Qui serve aux gens, toi qui as rimassé ?
- Oui vraiment, réponds-je, Henry Macé ;
Car, vois-tu bien, la personne rimante
Qui au jardin de son sens la rime ente,
Si elle n’a des biens en rimoyant,
Elle prendra plaisir en rime oyant.
Et m’est avis, que si je ne rimois,
Mon pauvre corps ne serait nourri mois,
Ne demi-jour. Car la moindre rimette,
C’est le plaisir, où faut que mon ris mette. »
Si vous supplie, qu’à ce jeune rimeur
Fassiez avoir par sa rime heur,
Afin qu’on dise, en prose ou en rimant ;
« Ce rimailleur, qui s’allait enrimant,
Tant rimassa, rima et rimonna,
Qu’il a connu quel bien par rime on a.
Remarquez le polyptote que Marot utilise dans son avant-dernier vers :
« tant rimassa, rima et rimonna », Rabelais utilise le même procédé dans
la harangue de Janotus de Braquemardo : « Toute cloche clochable clo-
chant dans un clocher… » (p.165). Quand il écrit à propos de Frère Jean
« un vrai moine s’il en fut jamais depuis que le monde moinant moina de
moinerie » (p.223). L’enfant continue par une épigramme et un rondeau,
poèmes déjà à la mode au XVe siècle. L’épigramme, souvent satirique, est
un texte court : Rabelais imite celui que Marot a adressé à Diane de Poitiers :
« Linotte
Marmotte,
Bigote
Ta note,
Tant sotte… »

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Alors que le rondeau est un poème dont le refrain reprend les premiers
mots du premier vers. Ces deux formes poétiques paraissent « démo-
dées » puisque le jeune garçon déclare qu’il les a « entendu réciter à [s]a
grand-mère » (p.139). Grandgousier veut écourter cette digression et en
revenir à leur « propos ». Il est en admiration devant le bon sens de son
« petit bonhomme » et lui promet en récompense de sa virtuosité verbale,
une abondance de « vin breton », ce qui est étrange pour un enfant de
cinq ans. Il lui lance également en guise de plaisanterie, qu’il le fera doc-
teur en « gai savoir ». Cette appellation est un rappel des « jeux floraux »
toulousains qui récompensaient les poètes en les nommant « docteurs
en gai savoir ». La démonstration de Gargantua s’achève par l’évocation
burlesque de Duns Scott (1266-1308), moine et philosophe écossais,
comme s’il était une référence doctrinale en la matière et une valeur sûre…
L’enfant et le philosophe ont la même « opinion » sur la béatitude des
bienheureux aux Champs-Élysées (le mot est répété deux fois). Au chapitre
suivant (chap. 14), le père réitère son admiration devant la prouesse ver-
bale de son fils et n’hésite pas à le comparer à Alexandre le Grand, instruit
par Aristote. Cette comparaison l’amène tout naturellement à envisager
la meilleure éducation pour Gargantua.
C’est pourquoi il va faire éduquer l’enfant par « un grand docteur sophiste »
qu’ « on » lui a recommandé. Le pronom indéfini « on » est le signe que
cette personne doit rester dans l’oubli.

c) Le grand docteur sophiste et son éducation


La période qui suit met en scène le jeune Gargantua, abandonné aux
mains de son précepteur, le « sage » Tubal Holoferne21. En cinq para-
graphes, Rabelais résume une éducation pesante (dans tous les sens du
terme), archaïque, inutile et malfaisante.
Cette éducation est d’abord pesante au sens propre parce qu’elle oblige
l’enfant à porter « une grosse écritoire, pesant plus de sept mille quin-
taux… et l’encrier, qui jaugeait un tonneau du commerce » (p.143). Elle
est ensuite pesante au sens figuré parce qu’elle dure fort longtemps :
pour savoir « son abécédaire », il lui faut « cinq ans et six mois » ; pour
lire quatre ouvrages fondamentaux pour l’époque, il met « treize ans, six
mois et deux semaines », tout en apprenant à écrire en gothique (ce qui est
dépassé aussi) ; par la suite, il apprend par cœur, les Modes de signifier,
un ouvrage d’analyse formelle, commenté par des auteurs aux noms fan-
taisistes en « dix-huit ans et onze mois ». Il lit enfin l’Almanach, ouvrage
modeste de détente, pendant « seize ans et deux mois ». Enfin Tubal
Holoferne mourut « d’une vérole qu’il avait contractée » (p.145). Là encore,
Rabelais fait référence à une épitaphe de Marot. Le cycle de ces études
représente cinquante-trois ans, dix mois et deux semaines ! Gargantua
est un vieillard à la fin de son apprentissage ! Il faut croire que le temps
ne passe pas de la même façon pour les géants parce qu’il est toujours
considéré comme un enfant par son père, puisque celui-ci estime néces-
saire de prolonger ses leçons, sous la tutelle « d’un autre vieux tousseux ».

21. Lire en notes de bas de page 142, les explications du nom de Tubal Holoferne.

102 Séquence 4 – FR01

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Cette éducation est archaïque parce qu’elle dispense du « par cœur » et non
pas de la réflexion. Les ouvrages cités sont pour la plupart des manuels sco-
laires que dépréciaient les humanistes parce qu’ils s’attachaient plus à la
forme des écrits qu’à leur fond. Les lettres gothiques, par lesquelles Gargantua
recopie les livres de son maître, sont aussi délaissées à l’époque de l’écriture
du Gargantua, au profit d’une écriture plus lisible et plus agréable à voir.
Elle est inutile parce que Gargantua sait « à l’envers » son abécédaire et les
Modes de signifier, ce qui n’a aucun intérêt pédagogique. Cette façon de faire
peut à la rigueur améliorer sa mémoire, mais en aucune façon sa réflexion.
Enfin, cette éducation est malfaisante parce que le pauvre Gargantua,
malgré la longueur de ses études et l’emploi du temps qu’il y consacrait,
« ne progressait en rien, et pire encore, il en devenait fou, niais, tout rêveur
et radoteur » (p.145).
Son pauvre père, qui avait cru bien faire, met tout de même plus de cin-
quante ans à voir que son fils régresse au lieu de progresser… C’est pour-
quoi, il en parle à « Dom Philippe des Marais » (il pourrait s’agir d’une
anagramme d’Érasme ?) qui va trouver la solution adéquate.
M. des Marais fait alors venir son page Eudémon (le bien doué) qui « n’a
pas encore douze ans » et qui stupéfie Grandgousier et son fils par son
apparence irréprochable et par son discours structuré, sage et vertueux. Il
parle en latin (langue que les humanistes délaissent pour le français) mais
son éloquence est digne de Cicéron22. Il n’a étudié « que pendant deux
ans » et il dame le pion de Gargantua qui réagit face au jeune page comme
un « infans », un enfant sans parole, un niais : il se « mit à pleurer comme
une vache… et il ne fut pas possible de tirer de lui une parole, pas plus qu’un
pet d’un âne mort » (p.149). Gargantua est ici comparé à deux animaux,
signe de son appartenance au monde animal, comme lorsqu’il était bébé.
Son éducation ne l’a pas fait avancer, ne l’a pas humanisé. L’enfant (de 60
ans ?) qui avait une faconde démesurée dans sa prime jeunesse a perdu
toute parole. Voilà le résultat de l’éducation des « vilains tousseux ».
C’est alors que Grandgousier ouvre les yeux et se trouve fort « irrité »
(p.149), devant l’aphasie et le comportement bestial de son fils. Il va enfin
lui faire dispenser l’éducation humaniste qui forme les « jeunes gens de
France à ce moment-là » (p.149).
Surviennent alors les épisodes de la traversée de ce qui est devenu la Beauce
et du vol des cloches de Notre-Dame. Le discours du sophiste Maître Janotus
de Bragmardo, « le plus vieux et le plus compétent des membres de la Faculté »
(p.159), vient illustrer par avance ce que les jeunes gens apprennent à Paris.
Son discours est truffé de latinismes, d’incohérences, de références antiques
saugrenues, de néologismes mal venus, de confusion et de désordre, de
digressions inutiles etc.ui vont faire s’esclaffer Ponocrates et Eudémon. Il est à
noter que Gargantua ne rit pas… parce qu’il a dû entendre les mêmes inepties
de la part de ses précepteurs Tubal Holoferne et Jobelin Bridé.
Nous approchons lentement et par étapes du modèle de l’éducation
humaniste mais le narrateur la retarde encore pour approfondir, par

22. Au sujet d’Eudémon, voir chapitre sur les personnages.

Séquence 4 – FR01 103

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le regard de Ponocrates, l’analyse de la stupidité de l’enseignement
sophiste qui a rendu Gargantua « si sot, niais et ignorant » (p. 173).
En deux chapitres et dix pages, Rabelais s’en donne à cœur joie dans la
description des journées de Gargantua. Le point de vue du narrateur se
fait sentir fortement par ses interventions « sur mon âme ! » (p.191), la
présence de l’ironie et des hyperboles et par les conseils de Ponocrates :
« il n’aurait pas dû s’empiffrer » (p.175), « c’était un mauvais régime de
boire de la sorte » (p.191). Il ressort de cette observation de Ponocrates
que Gargantua dort trop, mange trop, boit trop, joue trop, ne prend pas
assez d’exercice, n’observe aucune hygiène, n’étudie pas assez et prie
mal. La longue énumération des 217 jeux auxquels Gargantua perd son
temps (chap.22), composée de jeux de cartes, de jeux de société et de
jeux grossiers, ne saurait en aucun cas être approuvée par Ponocrates.

Bibliothèque
nationale de France,
Paris. © RMN/
Agence Bulloz.
Gargantua, illustration du chap.21 par Gustave Doré « Pendant ce temps, quatre de
ses gens, l’un après l’autre, lui jetaient dans la bouche, sans interruption, de la
moutarde à pleines pelletées. Puis il buvait un horrifique trait de vin blanc pour
se soulager les rognons » (p.177).

104 Séquence 4 – FR01

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Le pédagogue, tout en douceur et en sagesse, ne force pas Gargantua à
changer brutalement d’habitudes. Il ne veut pas le brusquer. Aussi va-t-il
commencer son éducation en lui nettoyant le cerveau « de toute corrup-
tion et de toute vicieuse habitude » (p.193) grâce à de l’ellébore, remède
traditionnel de la folie : Rabelais médecin réapparaît ici.

2. La bonne éducation
Cette purgation effectuée, c’est-à-dire faire oublier à Gargantua son passé
et ses mauvaises habitudes, la bonne éducation peut commencer.
Celle-ci est très complète. Rabelais la développe sur six pages et demie
contre quatre pour la mauvaise (sans compter les jeux…).
Le point de départ est le désir d’apprendre : en effet, Ponocrates, par la
fréquentation des « gens de science », crée en son élève ce désir et, à
partir de là, occupe intelligemment chaque instant de sa journée.
On peut répartir les disciplines de Gargantua en deux grandes parties : les
exercices de l’esprit et les exercices du corps. Rabelais reprend chaque
point négatif de son ancienne éducation pour le transformer en point
positif. On peut opposer clairement ces deux éducations dans un tableau
récapitulatif de leurs caractéristiques.
Rabelais sépare l’éducation par beau temps et par temps pluvieux.
Toutefois, les activités du matin restent les mêmes, sinon que l’on ajoute
une flambée « pour combattre l’humidité de l’air ».

Horaires Commentaires
Mauvaise éducation Bonne éducation
et disciplines du narrateur

Lever Entre 8 et 9 heures. Vers 4 heures. Qu’il fasse jour ou non.

Se vautre sur sa paillasse Friction + passage de la Prière d’adoration en


Hygiène (p.173). Bible (p. 195). référence à la lecture
de la Bible.

Mange tripes, grillades, Lieu secret (toilettes) où


Après le lever jambons, chevreaux… on lui analyse le texte lu.
(p.175).

Astronomie et astrolo-
Science des
gie en rapport avec la
astres
veille.

Se coiffe « avec le peigne Habillé, coiffé, apprêté G les récite par cœur et
d’Almain ». Se peigner, se et parfumé pendant cherche à lier ce qu’il
Apparence laver, se nettoyer revient qu’on lui répète les apprend avec la vie.
à perdre son temps (p. 175). leçons de la veille
(p. 195).

Séquence 4 – FR01 105

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Étudie pendant une 3 heures de lecture. Faite par quelqu’un
méchante ½ heure, les d’autre.
Études
yeux assis sur le livre mais
l’âme à la cuisine (p.177).

Entendait 26 ou 30 Sorties, discussions en S’est exercé l’âme.


Religion, messes (p.175) dit une allant au sport.
apprentissage quinzaine de chapelets
(p. 177).

Se vautre six ou sept tours Joue à la balle, au jeu 3 jeux au lieu de 217 !
à travers le lit (p. 175). de paume, au ballon à
S’exerce élégamment
Secoue un peu les trois.
Sport le corps.
oreilles (p.191).
Va voir prendre quelque
lapin au filet (p.191).

Se changent après le Jeux = liberté.


Hygiène après
sport, reparlent des
le sport
leçons.

Jambons, langues de Déjeuner. Lecture au début du


bœuf, boutargues, repas.
andouilles, cesse de
Déjeuner manger quand le ventre
lui tire. Ni fin ni règles
en matière de boisson
(p.177).

Devise joyeusement avec Apprentissage des Devient plus savant


ses gens (p.177). sciences, des pro- qu’un médecin.
Conversation
priétés de la nature = Références aux
lors des repas
vérification dans les meilleurs médecins de
livres. l’Antiquité.

Se cure les dents avec Se cure les dents aves Prend goût de la
un pied de porc, se lave un brin de lentisque, science des nombres,
les mains de vin frais, se lave les mains et mathématique, géo-
Après le déjeu- marmotte une bribe de les yeux à l’eau, rend métrie, astronomie et
ner, pendant la prière (p. 177). grâces à Dieu. Cartes musique.
digestion Joue à 217 jeux stupides non pour jouer mais Joue de 7 instruments
(p.179 à 191). pour les mathématiques (à cordes et à vent).
Dort deux ou trois heures Musique (p.197).
(p.191).

Écriture des lettres Étude du sujet du


gothiques. moment, répétition de
la leçon du matin
Écriture
Écriture des lettres
antiques et romaines
(p. 199).

106 Séquence 4 – FR01

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Équitation en manège Nul ne le faisait mieux
L’art de la Exercices utiles à la que lui.
chevalerie guerre (p. 199).
Voltige (p. 201).

Le maniement Entraînement avec 7


des armes armes différentes (ibid.)

Les sports Sport à l’extérieur : sui-


extérieurs : vent une quarantaine
terrestres, de verbes d’action
aquatiques, (p.201-203).
aériens

Fortification Monte sur une vieille Porte des haltères (p.


des muscles mule (p.191). 205).

Se change après tous Revient « tout douce-


Hygiène
ces exercices (p. 205). ment » (p.205).

Étudie les arbres, Références aux livres


Botanique
plantes (p. 205). antiques.

Va voir quel rôt est en Répétition des leçons


Avant le dîner broche. (p.195,197,199,
205,207).

Soupe de bon cœur Sobre et frugal.


Dîner
(p.191).

Joue encore aux cartes, Rendent grâces, Visite des gens de


va voir les filles, assiste jouent de la musique. science (éducation
Après le diner
à de nouveaux banquets présentée en boucle).
Cartes, dés, cornets.
(p.193).

Astronomie.

Répétition de tout ce En boucle


qui a été lu, vu, su, fait,
entendu.

Prient Dieu, l’adorent, En boucle


croient en sa bonté.

Dort sans débrider


Coucher jusqu’au lendemain huit Ils entrent en leur repos.
heures.

Nous pouvons tirer quelques leçons de ce tableau.

a) Un équilibre parfait corps / esprit


L’emploi du temps de Gargantua est partagé de façon équilibrée entre
la culture intellectuelle et la culture physique. L’énumération de tous les

Séquence 4 – FR01 107

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sports qu’il pratique et l’étendue des domaines qu’il étudie montrent
une éducation soucieuse du bon équilibre de l’enfant, du mens sana
in corpore sano des anciens. La nourriture est adaptée à l’exercice phy-
sique : les jours de pluie, Gargantua se dépense moins physiquement,
ce qui entraîne une diminution de nourriture à ses repas (p.209 et 211).
Rabelais admet que cette éducation est tout de même « une violente
tension des esprits », d’où découlent un repos et une détente totale, une
fois par mois (p.211).

b) Une hygiène corporelle


Ponocrates porte une grande attention à l’hygiène du matin, à celle qui
suit le sport et les repas (nettoyage des mains et des dents) rappelant
ainsi la culture médicale de Rabelais.

c) Des connaissances universelles


Gargantua étudie l’astronomie, la botanique, les mathématiques, la pein-
ture, la sculpture, la musique, la poésie (p.211). Il s’appuie sur les anciens
et utilise les mêmes méthodes (comme par exemple, les Pythagoriciens,
p.207). La lecture et l’écriture sont adaptées à son époque ainsi que la dic-
tion : « on lui lisait … à voix haute et claire avec la prononciation requise »
(p.195), « ils récitaient à voix claire et en belle élocution quelques formules
retenues de la leçon » (p.197). Il étudie aussi l’art de la chevalerie.

d) Une foi religieuse raisonnée


Cette foi s’appuie sur la Bible, et la prière de louange et d’adoration s’op-
posent à la superstition et à la crainte (les 26 messes …). Ils commen-
cent et finissent leur journée par la prière (p. 195 et 207), ils rendent
grâces après les repas (p.207). Leur foi semble une foi admirative devant
la beauté de l’univers et manifeste leur confiance absolue en Dieu pour
leur avenir (p.207). Cette foi solide et reconnaissante va s’opposer en
tout point avec la superstition et la niaiserie des moines qui apparaîtront
par la suite.

e) Une éducation à base de répétition et d’observation


Plusieurs fois par jour, Ponocrates ou un autre éducateur font réviser
à Gargantua ce qui a été vu ou lu, soit le matin même, soit la veille.
L’apprentissage n’est pas survolé mais il est approfondi et répété pour
être bien retenu. Gargantua observe beaucoup – les métiers par exemple –
(p.209) ou les astres (p.195 et 207), il n’apprend pas que la théorie.

f) Une éducation inscrite dans son époque


Cette visite des métiers page 209, montre le savoir-faire des artisans du
XVIe siècle. Elle se termine par la visite des bateleurs et charlatans pour
écouter « leurs belles phrases ». Gargantua fréquente également « les
cercles des gens de science », sciences de leur temps bien sûr et il visite

108 Séquence 4 – FR01

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aussi des « gens qui ont vu des pays étrangers » (p.207). Nous sommes
à l’époque des grandes découvertes et de la curiosité immense qu’elles
ont suscitée chez les Européens. Gargantua vit bien dans le monde qui
l’entoure.

g) Une éducation où le plaisir remplace la contrainte


Les occurrences du mot plaisir ou plaire (p.197, 199) sont nombreuses,
ainsi que l’adverbe « joyeusement » (p.197) ou l’adjectif « joyeux »
(p.199). Une éducation reçue sous la contrainte ne peut pas porter de
fruits. Les jeux aussi sont synonymes de liberté (p.195) et une fois par mois
la détente est totale, mais on compose tout de même quelques poèmes,
rondeaux ou ballades. En conclusion, cette éducation était « si douce, si
légère et délectable qu’elle se rapprochait plus d’un passe-temps de roi
que du travail d’un écolier » (p.211).
Tout de suite après les chapitres consacrés à l’éducation de Gargantua,
éclate la querelle « entre les fouaciers de Lerné et les gens du pays de
Gargantua ». Celui-ci est maintenant à même de mener une guerre de
défense, une politique intelligente et un après-guerre miséricordieux.
L’éducation de Gargantua fera la preuve de sa perfection lors de la haran-
gue aux vaincus de la fin de l’ouvrage. Il saura enfin maîtriser la parole
et à la fois maîtriser l’instinct belliqueux de revanche, tout en instaurant
l’ordre politique, indispensable à la vie sociale de la Renaissance.

B La guerre

Conseils de méthodologie
Relisez attentivement les chapitres 25 à 51.
Puis répartissez votre étude en trois parties : les débuts de la guerre du
chapitre 25 à 33 ; le déroulement de la guerre à partir du moment où Gar-
gantua intervient, des chapitres 34 à 49 ; la conduite des vainqueurs des
chapitres 50 à 51.
Essayez aussi de différencier les chapitres où se déroulent des combats et
ceux qui traitent d’autres aspects de la guerre.

Fiche autocorrective

Répondez aux questions suivantes :


E Quelles sont les origines et les causes de cette guerre ?
E Comment le narrateur met-il en valeur son absurdité ?

Séquence 4 – FR01 109

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E  omment, dès le début, les personnages (les peuples et leur roi) des
C
camps adverses sont-ils présentés ? Comment le narrateur souligne-t-il
les qualités des uns et les défauts des autres ?
Vous étudierez plus particulièrement Grandgousier et Picrochole en mon-
trant ce qui les oppose et ce qui fait de Grandgousier un roi idéal, sage
et humaniste.
E  ce sujet vous serez particulièrement attentifs aux chapitres 29, 30,
À
31, 33 et 46.
E  ans le déroulement de la guerre, comment se conduit l’armée de
D
Picrochole et comment se comportent Gargantua et Frère Jean ?
E  n quoi sont-ils différents ? Quelles qualités sont mises en valeur chez
E
ces deux protagonistes ?
E  n conclusion, quelles sont les intentions de Rabelais ? Quelles valeurs
E
humanistes cherche-t-il à transmettre au lecteur ?

Mise au point
La découverte du Nouveau Monde et les guerres d’Italie signent la fin des
guerres intestines entre voisins ; les châteaux forts disparaissent au profit
de châteaux à l’architecture ouverte et accueillante. La guerre picrocho-
line, qui est au centre du roman, est une survivance médiévale, parodiée
par Rabelais. Elle débute par une simple querelle « de clochers », qui a
lieu dans le Chinonais, petite enclave de la Touraine. Les villages dont il
est question existent bien autour de la maison d’enfance de Rabelais. La
guerre qui va être racontée ne peut être donc qu’une parodie de roman
de chevalerie. Cette satire de la guerre fait partie du projet humaniste
de Rabelais qui oppose alors violence et pacifisme, guerre sauvage et
stratégie, guerre de conquête et guère de défense. L’attitude pacifiste
des deux géants en témoigne.

1. La guerre picrocholine, une guerre absurde

a) La guerre en question au XVIe siècle


Il semblerait que ce siècle soit encore, au début, héritier de la conception
médiévale de la guerre, celle-ci permettant aux hommes d’accomplir des
prouesses et d’exercer leur ardeur et leur courage. Cette conception tend
à disparaître et fait l’objet d’une réflexion rigoureuse de la part des intel-
lectuels européens qui adoptent des positions diverses :
– C’est le cas d’Érasme dont les écrits témoignent d’un pacifisme inté-
gral, puisqu’il condamne la guerre d’une manière irrévocable. Dans son
ouvrage, Adages, il écrit : « dulce bellum inexpertis » (« la guerre est
douce pour ceux qui ne l’ont pas faite ») et dans Institution du prince

110 Séquence 4 – FR01

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chrétien (1516), il fait le procès de la guerre. Un prince chrétien se doit
d’empêcher la guerre.
– Thomas More dans son ouvrage Utopie (1516) fait de ses Utopiens des
personnages pacifistes, mais qui savent opposer une guerre défensive
à leurs ennemis, en évitant qu’elle ne dure trop longtemps et ne pèse
trop lourd sur le peuple. À la fin de la guerre, l’on traite avec les vaincus,
comme le fera Gargantua.
– Pour Machiavel, en revanche, la guerre est une nécessité. Dans Le
Prince (écrit entre 1514 et paru en 1532-1533), celui-ci « doit avoir
pour unique pensée et unique objet : la guerre ». Le prince doit être « à
la fois renard et lion ». L’homme doit vivre dans une paix protégée. À
cette date, Rabelais est en Italie avec le cardinal du Bellay, et ne peut
pas ne pas connaître cet ouvrage.
à Rabelais, certes, ne se réfère pas directement à ces différents auteurs
mais il est clair qu’il connaissait ces œuvres et qu’il prend lui aussi
position par rapport à la guerre, dans Gargantua. Certains passages
sur la guerre sont très proches de ceux d’Érasme dans Institution du
prince chrétien.

b) Les origines de la guerre


Cette guerre occupe la plus grande partie de l’ouvrage : elle débute au
chapitre 25 et s’achève au chapitre 51. Pour dénoncer la guerre, Rabelais
utilise un procédé qui sera souvent repris et qui consiste à donner à cette
guerre une cause dérisoire. Deux cents ans plus tard, Voltaire ira encore
plus loin dans Candide en décrivant une guerre atrocement meurtrière,
sans en donner les causes. Ici, le point de départ de cette guerre est une
querelle entre paysans au sujet de fouaces. Cette querelle est d’abord
due à l’égoïsme et à l’agressivité des habitants de Lerné. Le titre du pre-
mier chapitre consacré à la guerre est éloquent sur ce qu’en pense le
narrateur : « Comment feut meu entre les fouaciers de Lerné et ceulx du
pays de Gargantua le grand débat, dont furent faictes grosses guerres »
(« Comment entre les fouaciers de Lerné et les gens du pays de Gargantua
survint la grande querelle qui entraîna de grandes guerres »). Il pointe
par ce titre la petitesse de l’événement déclencheur de la guerre, qui
va amener des morts innombrables de chaque côté des belligérants. Le
titre et la composition du chapitre 25 sont intéressants : le titre souligne
le décalage entre une petite cause et de grands effets. L’on glisse d‘un
simple débat qui, certes, est important (il est « grand ») à des guerres qui
sont qualifiées de « grosses ». Il y a bien l’idée de « se battre au sujet de »
dans ce mot « débat » mais la bataille, dans un débat, n’est que verbale.
L’amplification est d’autant plus importante que l’on passe d’un singulier
à un pluriel. Le propre père de Rabelais avait eu maille à partir avec un
voisin, Gaucher de Sainte-Marthe, seigneur de Lerné, et la genèse de la
guerre picrocholine pourrait bien rappeler cet épisode. Rabelais a égale-
ment appartenu à la maison du roi François Ier lors de l’entrevue du roi
avec le pape à Aigues-Mortes. Rappelons que l’empereur Charles Quint

Séquence 4 – FR01 111

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est toujours menaçant pour le roi de France, comme nous le verrons en
quatrième partie.
D’emblée, le narrateur présente les soldats de Picrochole de manière
péjorative alors que « les gens du pays de Gargantua » se montrent cour-
tois et conciliants. Ces défauts des gens de Lerné sont le reflet de ceux
de leur roi Picrochole, dont la mégalomanie, l’entêtement et la violence
vont transformer cette querelle en guerre. En face, les gens de Gargantua
ressemblent à leur roi qui, en vain, va tout faire pour éviter une guerre que
Picrochole rendra inévitable.
Le narrateur commence ce récit de façon légère par la description de faits
coutumiers : les vendanges en automne et les raisins qui risquent d’être
mangés par les oiseaux. L’on pourrait croire au début d’un conte : « en
cestuy temps ». La politesse des gens de Gargantua est aussitôt soulignée
par l’emploi de l’adverbe « courtoisement ». À cette courtoisie, les gens
de Lerné opposent immédiatement une attitude contraire, que le narrateur
commente : « et, ce qui est pire, les insultèrent gravement » (p. 213).
Tandis que la courtoisie des gens de Gargantua était simplement évoquée
par un adverbe, la grossièreté des autres occupe un paragraphe entier ;
celle-ci, bien qu’extrêmement amusante, révèle leur tempérament.
L’énumération des insultes est très longue et variée. On compte vingt-huit
insultes dont le narrateur clôt la liste par ces termes : « et autres épithètes
diffamatoires de même farine ». L’utilisation métaphorique du mot
« farine »23 renvoie habilement, de la part du traducteur, au point de
départ de ces propos : la fouace. Les insultes sont de toutes sortes : cer-
taines sont liées par le sens, d’autres par les sonorités : « Gaubregeux,
gogueluz » pour « corniauds et farceurs ». Les deux dernières, scatolo-
giques, sont composées de deux éléments : « boyers d’étrons et bergiers
de merde » : « bouviers d’étrons et bergers de merde ».
À partir de ce moment-là tout s’aggrave et l’attitude des deux partis se
radicalise. La tempérance des gens de Gargantua continue à se manifester
tandis que les gens de Lerné se montrent insidieux et agressifs. Et ceci
jusqu’à ce que bataille et victoire des gens de Gargantua s’ensuivent.
Le paragraphe suivant est consacré au discours de Frogier dont le ton et
le contenu s’opposent en tous points au paragraphe précédent (l’énu-
mération des insultes) et au suivant (réponse de Marquet, dont le titre
« ronflant » fait sourire : « grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers »).
L’on peut noter que le discours de Frogier, dont la sagesse est ainsi mise
en valeur par sa position, est assez long et construit, alors que celui
de Marquet est bref. La maîtrise de la parole et la raison sont du côté
des « gentils ». L’on retrouvera cette même opposition entre leurs rois,
Grandgousier et Picrochole. Dans ses propos, Frogier montre son étonne-
ment par une question et des exclamations, puis il argumente : « Depuis
quand êtes-vous devenus taureaux (...) Diable ! D’habitude vous nous en
donniez volontiers... ». Leur attitude est donc inhabituelle, surprenante et
déraisonnable : « Ce n’est pas agir en bons voisins, nous ne vous traitons

23. Cette métaphore est absente du texte d’origine.

112 Séquence 4 – FR01

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pas ainsi quand vous venez ici acheter notre beau froment... ». Mais, tout en
regrettant ces changements, il se montre ferme : « vous pourriez bien vous
en repentir... ». Grandgousier montrera la même surprise lorsqu’il décou-
vrira la violence dont les soldats de Picrochole ont fait preuve à Seuilly :
« Hélas ! hélas ! dit Grandgousier, que signifie ceci, bonnes gens ? Je rêve ?
(...) Picrochole, mon ancien ami, mon ami de toujours (...) jamais je ne lui
ai causé nul déplaisir (...) je l’ai secouru... » (chap.28, p.233).
C’est après ces échanges de propos que la situation s’envenime vrai-
ment. Marquet ne se contente pas de parler, il « donn(e) » insidieusement
« de son fouet » et lâchement : « tent(e) de s’enfuir », alors que Frogier
« s’approch(ait) » en toute confiance. Mais Frogier se défend, appelle à
l’aide. S’ensuit une bataille entre les métayers et les bergers, qui se trou-
vaient là, et les fouaciers. La malhonnêteté de ces gens réapparaît au cha-
pitre suivant où, au lieu de raconter les faits tels qu’ils se sont déroulés, ils
les transforment à leur avantage, en effaçant leurs propres responsabilités :
« (ils) exposèrent leurs doléances en montrant leurs paniers crevés, leurs
bonnets enfoncés (...). Ils dirent que tout cela avait été fait par les bergers
et les métayers de Grandgousier... ». Le narrateur prend soin de montrer, en
revanche, l’honnêteté et la joie de vivre des paysans du pays de Gargantua,
qui prennent des fouaces mais les payent puis se « régalent » et « rigolent »
(chap. 25, p. 217). Cette origine absurde de la guerre réapparaît à plusieurs
reprises. Elle est mentionnée à la fin du chapitre suivant (26). Le narrateur
fait un inventaire exhaustif des pillages des armées de Picrochole et évoque
l’attitude suppliante des victimes : « Mais à ces objurgations ils ne répon-
daient rien, sinon qu’ils allaient leur apprendre à manger de la fouace »
(p. 221). D’ailleurs, Grandgousier, essaie de façon logique de réparer les
torts causés en offrant de la fouace à Picrochole, lorsqu’il apprend qu’on
« avait pris de force quelques fouaces aux gens de Picrochole » (p. 247).
Grandgousier insiste sur le même point en répondant par une formule res-
trictive : « Puisqu’il n’est question que de quelques fouaces, je vais essayer
de le satisfaire ». Il est à noter que le mot « fouaces » est précédé de l’adjectif
indéfini « quelques », qui met en valeur la disproportion entre la faible
quantité de ces fouaces et l’énormité des conséquences (ibid.).
Grandgousier, en effet, ne mesure pas encore que les véritables motifs
de cette guerre résident dans le caractère et le comportement du roi
Picrochole. Il est lui-même trop sage et trop débonnaire pour comprendre
cela. Longtemps il cherche à comprendre ce qui a déclenché une telle
violence. Cette quête est récurrente au début de la guerre, comme on le
voit à deux reprises : « il fut conclu qu’on enverrait quelque homme avisé
auprès de Picrochole, afin de savoir pour quelle raison il s’était subitement
départi de son calme... » (p. 235) ; « Quelle raison donne-t-il à ce débor-
dement ? » demande Grandgousier à Ulrich Gallet au chapitre 32 (p. 247).
Nous voyons dans les origines de la guerre le contraste entre deux peuples
et deux rois qui représentent deux visions contraires de l’homme et du
métier de roi : un humaniste éclairé à travers Grandgousier et un tyran
aveugle à travers Picrochole

Séquence 4 – FR01 113

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2. Deux rois face à face

a) Picrochole, un tyran belliqueux et irréfléchi


Après la lecture de ce chapitre 25, il est difficile, en effet, d’imaginer
comment une telle querelle peut « entraîner de grandes guerres ». Le cha-
pitre suivant fait entrer un nouveau personnage en scène : Picrochole qui,
étant l’archétype du tyran impulsif et violent, réagit et agit avec passion,
sans réfléchir. Le narrateur insiste souvent sur l’absence de réflexion dont
Picrochole fait preuve : « Picrochole, incontinent, entra dans une colère
folle et, sans s’interroger davantage sur le pourquoi ni le comment, fit
crier par son pays... » (p. 217). Ce dernier met aussitôt en branle ce qu’on
pourrait appeler la machine de guerre : la suite du chapitre expose la façon
dont tout se met en place en en soulignant la rapidité : les verbes sont
nombreux et au passé simple : « il fit battre tambour aux alentours de la
ville. (.. ) Lui-même... alla faire mettre son artillerie sur affût (...) Picrochole
ne perd pas de temps : « Tout en dînant » précise le narrateur, « il distribua
les affectations (...). Sommairement équipés de la sorte (...) ils achemi-
nèrent (...) trois cents chevau-légers (...). Alors, sans ordre ni organisation,
ils se mirent en campagne » (p. 219). La guerre est déclenchée. Au début
du chapitre 28, le narrateur conclut la prise d’assaut de la Roche-Clermault
en disant que Picrochole tâche « de refraischir sa cholere pungitive » (de
calmer sa crise de colère24). C’est parce que le roi est coléreux que lui-
même et les autres vont souffrir. Il s’agit bien pour celui-ci de se laisser
aller à son tempérament, sans qu’il y ait de cause plus profonde (p.231).
Cette attitude tourne à la sottise. Celle-ci est manifeste lorsque nous
voyons comment Picrochole réagit à la magnifique harangue d’Ulrich Gallet
au début du chapitre 32 (p. 245). La disproportion est surprenante : d’un
côté un long discours argumenté et pacifiste, et de l’autre, une réaction
totalement primaire, qui ne prend même pas une seconde en compte ce
qui vient d’être si bien dit : « Alors le bonhomme Gallet se tut ; mais, à
tous ses propos, Picrochole ne répond rien d’autre que ces mots : « Venez
les chercher ! Venez les chercher ! Ils ont de belles couilles meules ! Ils
vont vous en broyer, de la fouace ! » (ibid.). Le narrateur utilise l’image du
poison. Picrochole est victime de son caractère bileux. « Toucquedillon
raconta le tout à Picrochole, et de plus en plus envenima son couraige »
(courage en vieux français restant proche du sens étymologique et signi-
fiant « rage au cœur ») (p. 248).

b) Grandgousier, un humaniste éclairé et pacifiste


Picrochole et Grandgousier sont en effet l’antithèse l’un de l’autre.
Picrochole attaque, tue, détruit, alors que Grandgousier, qui désire la paix,
pardonne et rend le bien pour le mal. La déclaration de Grandgousier, qui
conclut le chapitre 28, ne manque pas de solennité et de grandeur : « je

24. La traduction en français moderne ne peut pas rendre compte du contenu sémantique des deux
mots « cholere pungitive » : cholê, en grec, signifie « bile » et a donné son nom au roi Picrochole,
et pungitive vient du latin pungo, qui signifie « piquer, tourmenter, faire souffrir ».

114 Séquence 4 – FR01

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n’entreprendrai pas de guerre avant d’avoir essayé de gagner la paix par
toutes les solutions et tous les moyens ; c’est ce à quoi je me résous »
(p. 235). Il essaie toutes les tentatives de paix possibles : après l’échec
de la parole (harangue de Gallet) et de la diplomatie, il tente d’agir, de
négocier en réparant les torts causés, c’est-à-dire en rendant les fouaces.
Il se conduit alors en bon politicien, en roi sage et éclairé face à la tyran-
nie : « il me déplaît trop d’entreprendre la guerre » dit-il (ch.32, p. 247).
Face à son immense générosité et à sa magnanimité (il offre à Picrochole
bien plus qu’il ne doit), ce dernier fait preuve d’une grossièreté, d’une
hostilité et d’une malhonnêteté démesurées, qui seront développées dans
les parties suivantes : « et apprenant qu’il (le nombre de fouaces prises)
se montait à quatre ou cinq douzaines, il commanda qu’on fît en cinq
charretées ». La répétition de l’adjectif « beau » dans la phrase qui suit
souligne l’excellente qualité de ces fouaces : « fouaces faites de beau
beurre, beaux jaunes d’œufs, beau safran et belles épices ». Puis, pour
dédommager Marquet, Grandgousier n’hésite pas à verser une très grosse
somme d’argent, à lui donner une métairie... « voulant ainsi faire savoir
qu’ils ne demandaient que la paix et venaient pour l’acheter » p. 247).
Cette attitude est à la fois noble et habile. La paix en vaut le prix. Le mot
« paix » revient à plusieurs reprises dans les lignes suivantes (p. 249) :
« Nous aimons tant la paix... », « Et pour l’amour de Dieu, vivons doréna-
vant en paix ». Grandgousier fait preuve, à maintes reprises, d’une attitude
évangélique, rendant le bien pour le mal et en abondance. On trouve
dans Érasme (Querela pacis : Complainte de la paix, 1517) une phrase
qui justifie la conduite de Grandgousier : « Il y a des cas où il faut acheter
la paix et on ne la paie jamais trop cher ». Une telle conduite s’oppose à
celle de Picrochole et de ses armées : « ils prirent donc argent et fouaces,
bœufs et charrettes, et renvoyèrent les autres sans mot dire, sinon qu’ils
n’approchent plus d’aussi près (...). Ainsi, sans aboutir à rien, ils revinrent
(...) et lui racontèrent tout, ajoutant qu’il n’y avait aucun espoir de les
amener à la paix, sinon par vive et forte guerre » (p. 251). Cette attitude
pacifiste est confirmée par la lettre qu’il écrit à son fils et par la harangue
d’Ulrich Gallet.
Le ton du récit a changé avec l’irruption de la guerre et l’attitude du roi. On
peut y voir un parallèle avec l’évangile de Luc où Jésus dit : « Quel est le
roi qui partant faire la guerre à un autre roi, ne commencera par s’asseoir
pour examiner s’il est capable avec dix mille hommes de se porter à la
rencontre de celui qui marche contre lui avec vingt mille. Sinon, alors que
l’autre est encore loin, il lui envoie une ambassade pour lui demander la
paix » (Bible de Jérusalem, Évangile de Luc, 14, 31-32,).

c) L
 a lettre de Grandgousier et la harangue de Gallet,
de beaux témoignages de pacifisme
Cette lettre et cette harangue sont au cœur du roman. Il s’agit en effet
des chapitres 29, 30 et 31 dans un roman qui en comporte 58. Cette
place n’est évidemment pas un hasard, la lettre de Grandgousier étant
un tournant dans le récit. Nous sommes très loin du ton et du registre du

Séquence 4 – FR01 115

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début et nous assistons, au moment où la guerre menace puis devient
inévitable, à une sorte de métamorphose progressive de Grandgousier,
métamorphose dont l’aboutissement est cette lettre. Cette dernière, écrite
dans une langue extrêmement soutenue et construite avec rigueur, est un
modèle de sagesse, de bonté et de pacifisme. En bon père, il s’adresse
respectueusement à son fils « s’excus(ant) » en premier lieu « d’inter-
rompre ses études » par nécessité : « force m’est de te rappeler », et
affectueusement : « mon fils bien aimé », « très cher fils ». En rappelant
à son fils ses devoirs à deux reprises, au début et à la fin de la lettre, il
donne à cette missive une double fonction : il transmet à son fils des
valeurs essentielles et les rappelle par la même occasion au lecteur. Ainsi,
Grandgousier, en exposant à son fils ses diverses tentatives pour éviter la
guerre, lui montre bien qu’il ne fait la guerre que parce qu’il y est contraint
et pour défendre ses sujets et ses terres. Les verbes « protéger, secourir,
sauver » réapparaissent à plusieurs reprises. Gargantua doit « protéger
les gens et les biens qui sont confiés à (ses) mains par droit naturel » ; et
son but est de « secourir non pas tant (lui)-même (toutefois c’est ce que
par piété (il) doi(t) faire naturellement) que les (siens) (qu’il peut), pour
le droit, sauver et protéger ». Il s’agit donc d’une conception particulière
de la guerre. Grandgousier est victime des attaques de Picrochole, dont
il souligne à maintes reprises l’aspect irrationnel : c’est une « furieuse
entreprise » « sans cause ny occasion ». En envahissant son royaume,
il menace aussi sa liberté et celle de ses sujets qui sont manifestement
des principes inaltérables : « Picrochole qui poursuit chaque jour son
entreprise démente et ses excès intolérables pour des personnes éprises
de liberté ». Il s’agit donc d’une guerre de défense, comme il le précise lui-
même dans une très belle phrase, à structure binaire, dont les différentes
parties sont coupées en deux par la conjonction « mais » : « mon intention
n’est pas de provoquer mais d’apaiser, ni d’attaquer mais de défendre, ni
de conquérir mais de garder mes loyaux sujets et mes terres ». C’est là une
déclaration très solennelle parce qu’essentielle. Les principes érigés sont
des principes clés. Dans une telle guerre, il est évidemment primordial de
verser le moins de sang possible. Grandgousier écrit : « Le résultat sera
atteint avec la moindre effusion de sang possible ». L’emploi du futur
souligne la résolution de Grandgousier. C’est pourquoi, il préconise la
ruse à la place de la force, s’opposant ainsi une nouvelle fois à Picrochole
: « et si c’est réalisable, grâce à des moyens plus efficaces, des pièges et
des ruses de guerre, nous sauverons toutes les âmes et renverrons tout ce
monde joyeux en ses demeures ». La lettre s’achève sur cette note pleine
d’espoir. Ce roi pacifiste et sage reste optimiste dans les circonstances
les plus graves, annonçant à juste titre, sous forme de prolepse, l’issue
heureuse de cette guerre pour son royaume : « En les voyant arriver (il
s’agit des capitaines), le bonhomme fut si joyeux qu’il serait impossible
de le décrire », (chap.5, p.349).
On retrouve dans la harangue qui suit cette lettre le même ton et la même
noblesse.Rabelais, en bon humaniste, s’inspire pour les discours et les
lettres de ses personnages, de la rhétorique gréco-romaine qui est l’art
du discours, l’art de persuader par la parole. On pourrait penser que

116 Séquence 4 – FR01

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Grandgousier, en effet, met tous ses espoirs dans cette dernière tenta-
tive et notamment dans le pouvoir de persuasion de la rhétorique. Mais
les paroles qui précèdent l’envoi de cette ambassade et la teneur de la
lettre précédemment étudiée montrent que Grandgousier se prépare à la
guerre comme s’il avait compris qu’elle était désormais devenue inévi-
table, quoi qu’il fasse. Grandgousier envoie « le Basque, son laquais, cher-
cher Gargantua » et le narrateur précise que l’affaire est urgente : « à toute
diligence » (p. 234). Le narrateur livre alors le contenu de cette lettre. Dans
le chapitre suivant (chap.30, p.239), le narrateur précise à nouveau que
le départ de Gallet a lieu juste après, comme le montre cette proposition
participiale au passé : « la lettre dictée et signée, Grandgousier ordonna
qu’Ulrich Gallet… ». Tout cela signifie clairement que Gargantua va quitter
Paris pour venir au secours de son père bien avant que Grandgousier
n’ait pu bénéficier des effets éventuels de son ambassade auprès de
Picrochole. Cette harangue a donc, sans doute, comme la lettre, une
double fonction, le narrateur utilisant ici le principe théâtral de la double
énonciation : certes Gallet s’adresse à Picrochole, mais il s’adresse aussi
au lecteur auquel il transmet un message de paix et d’humanisme.

Comment est composée cette harangue et quel en est le contenu ?


–D
 ans l’Exorde (paragraphe 1), Gallet insiste sur les effets dévastateurs de
l’attitude et de l’entreprise inattendue de Picrochole sur Grandgousier.
–D
 ans la Narration (paragraphes 2 et 3), il explique pourquoi Grandgousier
est à la fois si surpris et peiné, en rappelant que les deux peuples étaient
amis depuis longtemps et que cette amitié était même devenue célèbre.
Gallet glisse alors qu’une telle union est politiquement efficace puisque
personne n’ose attaquer de semblables alliances.
–D
 ans l’Argumentation (paragraphes 4, 5 et 6), il explique en détail pour-
quoi l’entreprise de Picrochole peut être jugée comme étant insensée et
inacceptable aux yeux « de la foi, de la loi, de la raison, de l’humanité,
de la crainte de Dieu ». Gallet développe ce dernier point et tente de faire
peur à Picrochole qui, un jour, sera puni.
–D
 ans la conclusion ou Péroraison (paragraphe 7), Gallet ordonne à
Picrochole de retirer ses armées et il fait une offre de paix en échange
d’une remise de rançon et d’otages.

Mais face à un tyran comme Picrochole, ce discours, malgré la beauté de


sa facture et la noblesse des idées exprimées, non seulement échoue
mais renforce encore davantage l’hubris25 de l’ennemi. Cet échec met
une nouvelle fois en valeur la différence entre les deux rois. Cependant,
cette différence ne se situe pas seulement au niveau des caractères,
comme nous l’avons déjà évoqué, elle apparaît aussi manifeste dans leur

25. Cf. chap. 3. C.2.

Séquence 4 – FR01 117

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rapport avec le langage. L’un maîtrise l’art du discours et donc la pensée
et croit en leur pouvoir. L’autre est trop barbare pour cela. La grossièreté
dont il fait preuve de surcroît ne fait que renforcer ce constat : « ils ont de
belles couilles meules26, dit-il ». Les dernières paroles de Picrochole sont
à ce titre elles aussi révélatrices : « Merde ! Merde ! Vous êtes comme les
anguilles de Melun (...) (chap. 48, p. 333). Picrochole disparaît au chapitre
suivant. La guerre est née de cette barbarie, de cette inculture. Picrochole
n’apprécie les mots que quand ils flattent sa mégalomanie. Or ces discours
flatteurs surgissent juste après le « discours vrai » de Gallet. Leur diffé-
rence en est d’autant plus flagrante. Picrochole n’écoute pas l’injonction
de paix, mais il est exalté par les paroles mensongères de ses compa-
gnons : « Sus ! sus ! (...) qu’on mette tout en train et qui m’aime me suive ! »
(p. 259). « Or la bestialité surgit précisément là où la parole est pervertie,
là où l’échange fait défaut, là où l’individu demeure rebelle à toute invo-
cation logique » écrit Alain Trouvé dans sa conférence sur « Parole mesu-
rée et démesure de la parole dans Gargantua ».
Rabelais croit que l’humanisme peut donner naissance à un monde
meilleur. Il y croit sans excès de naïveté. Grandgousier échoue : la guerre
a lieu. Mais comme Grandgousier il se bat avec des mots et espère que
les lecteurs entendront les paroles de Gallet et y seront sensibles. Les
questions rhétoriques du quatrième paragraphe font appel à des valeurs
universelles que la guerre bafoue : « Où est la foi ? Où est la loi ? Où est
la raison ? Où est l’humanité ? Où est la crainte de Dieu ? ».
Une telle opposition ne fait que souligner la bonté de l’un et la méchan-
ceté de l’autre. Cette antithèse est une nouvelle et dernière fois soulignée
à la fin de la guerre dans trois chapitres qui se suivent mais s’opposent
(chap. 45, 46, 47). L’épisode de Toucquedillon est exemplaire à cet égard
puisque ce personnage est mieux traité par son ennemi que par son
propre roi. L’un le couvre de cadeaux et de bienfaits, l’autre le fait tuer
et jeter par-dessus les remparts. Les titres des chapitres annonçant « les
bonnes paroles » et les bonnes actions de Grandgousier montrent donc ce
contraste : « les bonnes paroles que leur dit Grandgousier », « Comment
Grandgousier traita humainement Toucquedillon prisonnier » et « com-
ment Toucquedillon (...) fut tué sur ordre de Picrochole. » L’absence de
réflexion de Picrochole habite aussi ses soldats qui, comme nous l’avons
cité plus haut, agissent « sans ordre ni organisation » (p. 219). Les deux
armées se conduisent de façon opposée, comme leurs rois.

3. Le déroulement de la guerre
a) Une armée ennemie désordonnée et sauvage
Deux sortes d’armées, en effet, se font face lors des guerres picrocholines :
celle de Gargantua qui ne commence jamais une action sans prendre
conseil de son entourage et celle de Picrochole, complètement désorga-
nisée. Gargantua dispose d’une véritable armée de métier qui est organi-

26. Cf. note 1 du chap.32, p.244.

118 Séquence 4 – FR01

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sée et prête à agir en cas de conflit : « Il dépêcha seulement des émissaires
pour rappeler en bon ordre les légions27 qu’il entretenait en ses places
de la Devinière, de Chavigny... » (p. 329). Le narrateur dresse un véritable
éloge de cette armée de Gargantua ; la phrase est très longue ; l’anaphore
de l’adverbe d’intensité « tant » ou « tant bien » et la comparaison finale
en soulignent la magnificence : « si bien instruites en l’art militaire, si bien
équipées, reconnaissant et suivant si bien leurs enseignes, si promptes
à comprendre leurs capitaines et à leur obéir, si vives à la course, si rudes
à l’assaut... qu’elles ressemblaient plus à une harmonie d’orgue ou à un
mécanisme d’horlogerie qu’à une armée ou à un corps de troupe » (chap.
47, p. 329). Ces rois pacifistes sont malgré tout assez prudents pour se
protéger en cas d’agression. Ce n’est pas le cas de l’armée de Picrochole.
Oublieux du passé et uniquement soucieux de leurs « fouaces », les gens
de Picrochole n’écoutent pas, au début du récit, les supplications de leurs
anciens voisins et amis. Une telle conduite continue au début du chapitre
suivant (27). Puis ce ne sont que pillages et ravages « sans ordre sans
enseigne », « dans un horrible tumulte » (p. 221 et 225), « dévastant et
détruisant tout sur leur passage » (p. 219). Ils ne respectent rien : « n’épar-
gnant pauvre ni riche, lieu saint ni profane ». Par des procédés d’accumu-
lation, le narrateur souligne cette sauvagerie et, notamment, la quantité
folle de leurs larcins (bétail et produits de la terre, p. 221) ; il la souligne
aussi par la formule hyperbolique de conclusion : « c’était un tohu-bohu
innommable que leurs agissements » (p. 221). Il les montre alors ne res-
pectant pas non plus les moines... ce qui témoigne à nouveau de leur
démesure et de leur sauvagerie. Rien ne les arrête. Le moine s’en rend
tout de suite compte, par la suite, quand il est prisonnier : « les voyant
ainsy departir en desordre » (« les voyant s’éloigner ainsi, en désordre »)…
il « syllogisoit, disant (« se mettait à raisonner en disant ») : « Ces gens
icy sont bien mal exercez en faicts d’armes, car oncques ne me ont demandé
ma foy et ne me ont ousté mon braquemart » (Ces gens-ci sont bien peu
expérimentés en matière d’armes, car ils ne m’ont pas une fois demandé
ma parole et ne m’ont pas ôté mon braquemart ») (chap.44, p. 310).
Ailleurs, pour caractériser une telle conduite, Ulrich Gallet parlera de
« fureur » (chap.30, p. 239), que la traductrice traduit par « démence »,
« fureur » (de « furor » en latin) signifiant « folie furieuse ».
Face à une telle violence, et sa négociation ayant échoué, Grandgousier
confie donc la guerre à son fils. Il lui recommande la mesure et « des
moyens (plus) efficaces » pour éviter une guerre sanglante (p. 237).
La guerre se déclenche à la fin du récit de l’éducation humaniste de
Gargantua. L’ordre de ces événements n’est pas fortuit. C’est une fois
qu’il est éduqué selon la méthode humaniste, que Gargantua peut se
conduire en prince avisé et magnanime.

 n 1534, François 1er, pour se prémunir contre les bandes mercenaires, pillardes et indisciplinées,
27. E
créa sept légions provinciales, recrutées chacune dans une province différente.

Séquence 4 – FR01 119

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4. G
 argantua et Frère Jean,
deux guerriers différents
a) Gargantua et la guerre
Il est en effet, prêt à recevoir la lettre que son père Grandgousier va lui
envoyer et qui, dès le début, atteste que l’éducation qu’il a reçue doit
lui permettre de mener à bien l’entreprise de la défense de ses biens et
d’affronter le monde : « La ferveur de tes études aurait voulu… Car de
même que les armes brandies sont sans effet s’il n’y a pas saine réflexion
à l’intérieur, ainsi sont vaines la recherche et inutile la réflexion, qui ne
sont pas suivies en temps utile d’une exécution résolue et conduite à
bien » (chap. 29, p. 234). Gargantua obéit donc à son père et part dès
réception de sa lettre. Le narrateur mentionne qu’il emporte d’ailleurs
avec lui « tous ses livres et son attirail philosophique ». Cette notation
est sans doute importante sur le plan symbolique. C’est un jeune homme
désormais éduqué qui part se battre. Ses livres comme son éducation
font partie de lui. Mais ils ne l’ont pas préparé à la guerre, c’est-à-dire à
affronter la réalité. Il n’est, à l’évidence, ni un chef de guerre ni un homme
de décision pour l’instant, du moins. En effet, en approchant de son pays,
il prend peur (comme le montre la phrase « il luy feist paour et ne scavait
bien que dire ny que faire » (« si bien qu’il prit peur et qu’il ne savait que
dire ni que faire ») (p. 261). La réalité l’effraie puisqu’il réagit aussitôt aux
paroles de métayer de Goguet qui parle d’une « grosse armée » et des
« excès » commis « dans le pays » comme « d’une chose stupéfiante et
difficile à croire ».
La suite nous montre Gargantua vainqueur des ennemis, soit grâce à
des événements fortuits, soit très facilement : c’est ainsi qu’il noie (sans
volonté de sa part) un grand nombre d’ennemis parce que « sa jument
pissa pour se lascher le ventre » (p. 269) et qu’il abat le château du gué
de Vède, d’un seul coup d’arbre. Devant Grandgousier, Ponocrates le com-
pare à Samson écrasant les Philistins, dans un épisode biblique (Livre
des Juges, 16, 4-21). Ses interventions guerrières sont certes décisives
mais n’ont pas exigé beaucoup de sa personne. Les prouesses qu’il a
accomplies sont les exploits d’un géant, pas d’un guerrier. Son combat
ressemble à un jeu où il n’est nul besoin de bravoure ni de stratégie. On
retrouve en effet, dans ce passage, le Géant du début du roman et des
récits merveilleux dignes des contes populaires. Il agit en trois étapes suc-
cessives très rapides (trois verbes au passé simple). Trois actes et le tour
est joué : « Alors, de son grand arbre, il cogna contre le château, abattit à
grands coups les tours et les fortifications et fit tout s’effondrer en ruine »
(p. 271). Son père lui parle alors des exploits guerriers de Frère Jean des
Entommeures et Gargantua, toujours dans l’indécision sur la conduite
à tenir, fait venir Frère Jean (p. 283) : « requist […] que sus l’heure feust
envoyé querir, affin qu’avecques luy on consultast ce qu’estoit à faire »
(« demanda donc que sur l’heure on l’envoyât quérir pour délibérer avec
lui de ce qu’il convenait de faire »).

120 Séquence 4 – FR01

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On le voit à nouveau hésiter au chapitre 43 (p. 307), alors que Frère Jean
n’hésite pas une seconde : « Compagnons, c’est la bataille et ils nous
sont au moins dix fois supérieurs en nombre. Allons-nous les cogner ? ».
Ce n’est que lorsque le Moine est prisonnier des hommes de Picrochole
que Gargantua va agir, mais sans hâte, après mûre réflexion et après avoir
discouru sur la mansuétude à accorder aux ennemis. Ce bref discours
est très construit. On peut y observer trois mouvements. Gargantua com-
mence par des généralités qu’il illustre ensuite par des exemples, pour
terminer par une conclusion pratique qui doit servir de modèle de vie
(p. 309). Cette maîtrise de l’art du discours témoigne des fruits de son
éducation et annonce la harangue qu’il va prononcer « ès vaincus » (p.
341). Ce discours très didactique, débutant au présent de vérité géné-
rale, tourne autour d’une idée essentielle pour Rabelais, et obéit à la
fois à des principes de stratégie et à des principes humanistes : la man-
suétude obtient de meilleurs résultats que la vengeance, la démesure et
la cruauté : « Il ne faut jamais acculer son ennemi au désespoir » dit-il
en commençant son discours. Sa phrase de conclusion, empreinte de
solennité, ressemble à une maxime évangélique : « Ouvrez toujours à vos
ennemis toutes les portes et tous les chemins ». C’est après cette courte
harangue qu’il apprend par Gymnaste que Frère Jean est prisonnier. Il se
rend pourtant auprès de son père, sans chercher à libérer le moine qui se
libère tout seul : « Ceste escarmouche parachevée, se retira Gargantua… »
(p. 314). Après la libération personnelle et efficace de Frère Jean, il est
dit que Gargantua « eust la charge totalle de l’armée » (p. 333) mais il ne
prend aucune décision tout seul. Il « delibera celle nuyct sus ce qu’estoit de
faire » (p. 332-333) et c’est Gymnaste qui le conseille. Pendant l’attaque
de la Roche-Clermault, c’est Frère Jean qui envoie « le duc Phrontiste pour
admonester Gargantua » […] ce que feist Gargantua en toute diligence » (p.
334) et le géant « en grande puissance alla les secourir » (ibid). Gargantua
se contente d’achever ce que fait le moine : après cette bataille, gagnée
grâce à Frère Jean, « Gargantua les poursuyvist … tuant et massacrant,
puis sonna la retraicte » (p. 336). Ce futur roi semble plus doué pour
parler que pour agir.
En effet, Gargantua, dans sa harangue aux vaincus (chap.50, p. 341), se
révèle un roi aussi bienveillant et généreux que son père. Ainsi, dans son
introduction, Gargantua évoque-t-il ses pères, ses aïeux, ses ancêtres.
Par cette gradation, il remonte dans le temps, suivant en cela la tradition
antique selon laquelle plus la référence est ancienne, plus elle fait auto-
rité. Puis, dans une longue première partie, il prend pour exemple la bonté
de son père envers son ennemi Alpharbal, pour justifier sa propre conduite
à l’égard des soldats de Picrochole : « Ne voulant donc aucunement dégé-
nérer de la bénignité héritée de mes parents, à présent je vous pardonne
et vous délivre... » (p. 345). Un tel comportement est donc exemplaire. Il
y a là un modèle de conduite à tenir envers ses ennemis et une critique
sous-jacente de l’attitude de Charles Quint, rex catholicus, envers le roi
François Ier, fait prisonnier à Pavie et rançonné par l’empereur. Dans la
dernière partie de son discours, Gargantua inverse le procédé utilisé en
première partie. En effet, dans la première partie, sa démonstration est

Séquence 4 – FR01 121

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déductive28: il donne une exemple puis en tire une conclusion. Ici, par
une démarche inductive29, il annonce la future formation du jeune fils de
Picrochole, en justifiant son attitude par des exemples tirés de la Bible et
de l’histoire romaine : Moïse et Jules César, universellement reconnus
comme des figures bienveillantes, « l’homme le plus doux qui fut sur
terre » et « empereur si débonnaire », sont les modèles auxquels il se
rattache. Malgré leur bonté, ils savaient être sévères envers « les méchantes
gens » (p. 347). Cette attitude est un modèle de prudence qui garantit un
avenir paisible entre vainqueurs et vaincus.
Ce roi bienveillant, plein de sagesse et de mansuétude, est malgré tout un
roi ferme, tout en restant juste et prudent. En cela, il se démarque de son
père, trop magnanime, et de son compagnon Frère Jean, trop belliqueux.

b) Frère Jean, le véritable combattant


Si la première « escarmouche » (p. 294) est décidée de concert, c’est bien
Frère Jean qui dirige les opérations, à commencer par les encouragements
qu’il dispense à tous ses compagnons : « Enfans, n’ayez ny peur ny doubte »
(p. 301). C’est lui encore qui engage la bataille lorsque Gargantua hésite
une nouvelle fois à passer à l’attaque, « que diable (dist le Moyne) ferons-
nous doncq ? […] puis s’escria : « Choquons, diables, choquons ! » (p. 306).
Lorsqu’il est fait prisonnier, Frère Jean se désole de ne pouvoir secourir
Gargantua et ses gens (p. 311), il ne pense pas une seconde à lui et à sa
situation pourtant bien pire que celle des gens de Gargantua qui sont, eux,
en liberté. Il réussit tout seul à s’échapper en tuant quelques soldats de
Picrochole de la plus horrible façon. C’est également lui le véritable stratège :
pendant l’attaque de la Roche-Clermault, c’est Frère Jean qui considère la
bataille, qui voit les faiblesses des armées et les erreurs à ne pas commettre
et qui « admoneste » Gargantua pour que celui-ci se jette dans la bataille.
C’est lui qui remarque « voyant cellui cousté lequel il tenait assiegé denué
de gens et guardes » (le moine, voyant dépourvu de troupes et de gardes
ce côté-là, qui était celui qu’il assiégeait) (p. 336). Il fonce à l’intérieur avec
ses gens mais il agit en fin stratège : « Toustesfoys ne feist oncques effroy,
jusques à ce que tous les siens eussent guaigné la muraille » (toutefois il ne
fit aucun bruit jusqu’à ce que les siens eussent gagné la muraille) (p. 337).
C’est enfin lui qui règle le sort des ennemis : « Le Moyne leurs feist rendre
les bastons et armes… puis, ouvrant celle porte orientale, sortit au secours
de Gargantua » (p. 337).
Comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises dans ce chapitre,
en narrant cette guerre Alcofribas fait aussi allusion aux guerres de son
temps et, notamment, à l’ennemi de la France, Charles Quint. Il est donc
évident que si, derrière le personnage de Picrochole, se profile le visage
de tous les conquérants et de toutes les tyrannies, ce roi est aussi une
caricature de l’empereur Charles Quint.

28. Déductive : l’auteur part d’un exemple et en tire une conclusion.


29. Inductive : l’auteur part d’une généralité qu’il justifie par un ou deux exemples.

122 Séquence 4 – FR01

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5. Guerre et humanisme
a) P
 icrochole, entre Alexandre le Grand
et Charles Quint (étude du chapitre 33)
Le chapitre 33 est rempli d’allusions à Charles Quint, à ses ambitions et
à ses conquêtes. Ce chapitre est aussi une satire du rôle néfaste des
conseillers et des flatteurs, ridiculisés sous les traits du duc de Menuail,
du comte Spadassin et du capitane Merdaille. Ces derniers introduisent
en effet leurs paroles par des promesses hyperboliques qui flattent les
ambitions de Picrochole en faisant de lui « le plus heureux et le plus cha-
leureux » des princes (p. 250). L’accumulation des superlatifs ne fait que
commencer. Leur première référence est le plus grand conquérant que le
monde ait connu : Alexandre le Grand. Les discours qui suivront expose-
ront les « moyens » pour parvenir à une telle gloire. On y trouvera évidem-
ment les conquêtes d’Alexandre le Grand qui, rappelons-le, a conquis en
peu de temps la Grèce, le Moyen Orient et l’Asie centrale. Il s’est arrêté
aux frontières de l’Inde. Dans ce long chapitre, Picrochole se laisse étour-
dir par la logorrhée de ses gouverneurs et parle très peu. Il ne s’agit donc
pas à proprement parler d’un dialogue. Picrochole n’est en possession ni
du pouvoir de dire ni de celui qui lui est corollaire : réfléchir, raisonner. Il
fait preuve d’une absence totale de lucidité. Il ne voit pas par exemple
comment ses gouverneurs glissent, à la fin, des demandes personnelles
qu’ils sont certains d’obtenir grâce à ce qu’ils auront accompli. En réalité,
ce ne sont bien sûr que des mots : « Que diable ferons-nous donc ? Vous
donnerez leurs biens et leurs terres à ceux qui vous auront loyalement
servi. » (p. 257). À cela Merdaille ajoute une autre demande en lui propo-
sant de le faire lieutenant (p. 259). Les trois conseillers ont donc une place
primordiale dans ce chapitre et une influence importante, voire essen-
tielle, sur la conduite à venir de leur roi. Le ton du chapitre n’en est pas
grave pour autant et la vigilance du lecteur est sans cesse suscitée. À lui
de lire entre les lignes et de ne pas oublier les avertissements du narrateur
dans le Prologue. Ainsi, la phrase d’Auguste « hâte-toi lentement » (festina
lente) est mal interprétée. Par cet oxymore, l’empereur romain donnait un
conseil de modération30. Ce contresens souligne soit la bêtise des
conseillers qui n’ont pas compris cette maxime, soit leur perversité.
Dans tous les cas, Picrochole est trop stupide, ignorant et vaniteux pour
en saisir le sens. Ce dialogue obéit en effet à une structure très originale
et très divertissante pour le lecteur. C’est une sorte de « délire onirique
géographique ». Les trois personnages font rêver Picrochole en lui faisant
parcourir puis conquérir le monde. La composition de ce dialogue est fort
amusante. Certes, les gouverneurs de Picrochole sont d’habiles flatteurs,
mais l’entreprise semble d’autant plus facile que la crédulité et la vanité
de leur auditoire sont à leur paroxysme. Leur habileté est manifeste car
les conquêtes imaginaires de Picrochole suivent un ordre logique et géogra-
phique. Ils proposent de diviser l’armée de Picrochole en deux garnisons :

30. Cf. Gargantua, note 13 p. 254.

Séquence 4 – FR01 123

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la première s’occupe de Grandgousier qu’elle vainc aussitôt. Elle « ira se
ruer sur Grandgousier et ses gens et il sera, au premier assaut, facilement
mis en déroute » (p. 255), pendant que la seconde commencera à conqué-
rir le monde. Cette dernière part du sud-ouest de la France et pousse ses
premières conquêtes, comme par magie, jusqu’au détroit de Gibraltar. Les
Colonnes auxquelles il est fait allusion ici sont les fameuses colonnes éri-
gées dans la légende par Hercule pour marquer ce détroit, qui était, pour
les Grecs, la frontière entre le monde connu et le reste du monde encore
inconnu. Ce sont ces deux colonnes que Charles Quint a prises pour armes
avec la devise « plus oultre », c’est-à-dire « au-delà », montrant ainsi son
désir de devenir le maître du monde, de franchir toutes les frontières.
Les énumérations des villes et pays conquis sont très longues, le ton
enthousiaste (beaucoup de phrases sont exclamatives). Les verbes sont
au futur de l’indicatif, temps et mode de la certitude. La scansion des
phrases est allègre, avec des rythmes ternaires : « sans rencontrer nulle
résistance, ils prendront villes, châteaux, et forteresses » (p. 253).
Picrochole va ainsi conquérir le monde, comme Charles Quint. Cette accu-
mulation de noms de villes ou de pays que les conseillers de Picrochole
lui proposent et qui le font rêver, correspondent aux conquêtes réelles de
l’empereur et de ses ancêtres ou projetées par celui-ci31. La force de per-
suasion imaginative des trois gouverneurs est tellement puissante qu’ils
passent du futur à d’autres temps de l’indicatif. Ainsi, le participe passé
indique que le rêve a été réalisé, que la conquête a eu lieu : « L’Italie prise,
voilà Naples.. » (p. 253) ; « N’est-ce pas assez de tracas que d’avoir tra-
versé la mer Caspienne et parcouru les deux Arménies et les trois Arabies
à cheval ? » (p. 255). « Sûr ! dit-il, nous ne bûmes point frais » (ibid.).
Picrochole, ayant perdu tous ses repères, vit aussi cette narration au pré-
sent : « Le pauvre Monsieur du Pape en meurt déjà de peur » (p. 253)
et « Ma foi, dit-il, nous sommes épuisés ! Ah ! les pauvres gens ! » (p.
255), « Que fait pendant ce temps la moitié de notre armée qui déconfit
ce vilain, ce poivrot de Grandgousier ? » (p. 257). Tout est mis en place
pour conforter sa vanité : ainsi le présentent-ils comme plus fort ou à
l’égal des personnages les plus haut placés : un nombre important de
paragraphes achève l’évocation des conquêtes par une comparaison entre
Picrochole et l’un de ces personnages (« Barberousse qui devient votre
esclave »32 et « Le pauvre Monsieur du Pape en meurt déjà de peur »33,
p. 253 ; « Dieu garde Jérusalem, car le sultan n’est pas comparable à votre
puissance », p. 255).

31. Il s’agit par exemple des terres des Habsbourg. Le grand père de Charles Quint, Maximilien, empereur d’Alle-
magne possédait l’Autriche et la Styrie. Charles Quint domine l’Espagne, la Flandre, la Bourgogne, la Sicile et
Naples… et Ferdinand, son frère, est roi de Bohême et de Hongrie... Charles Quint projetait de vaincre aussi
les Turcs.
32. À ce sujet, cf. Gargantua, note 4 p 252 : Barberousse, allié de l’Empire turc, est un ennemi de Charles Quint.
33. L’allusion à la « peur » du pape est encore une allusion à Charles Quint, comme l’indique la note 6, p. 252 de
votre édition.

124 Séquence 4 – FR01

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En 1527, les troupes de Charles Quint ont pillé Rome et le pape est resté
emprisonné au château Saint-Ange pendant six mois. En 1530, le pape
et Charles Quint se sont réconciliés lors de son couronnement comme
empereur du Saint Empire romain germanique. Mais Clément VII reste
pro-français. Ces conquêtes sont aussi comparées à des croisades, leur
donnant ainsi une motivation religieuse (comme Charles Quint l’a fait
lui-même) :
« - Je lui ferai grâce, dit Picrochole.
- Assurément, dirent-ils, à condition qu’il se fasse baptiser » (p. 253).
Et plus loin : « Ne tuerons-nous pas tous ces chiens de Turcs et de
Mahométans ? » (p. 257). Un tel tyran n’écoute aucun conseil avisé.
L’intervention d’Echéphron, dont nous avons déjà parlé, montre bien que
Picrochole ne peut écouter que des conseils qui le confortent dans son
hubris. La sagesse d’Echéphron ne lui sert à rien.

b) Une réflexion sur la guerre


Si l’on étudie le contenu de ces vingt-cinq chapitres sur la guerre, l’on
peut remarquer que les combats proprement dits y occupent un espace
réduit et se déroulent à peine sur huit chapitres. On peut les répartir ainsi :
E Chapitres 25 et 26 : les premiers conflits ;
E Chapitre 27 : attaque des armées de Picrochole de l’abbaye de Seuilly :
combats ;
E Chapitre 28 : deux paragraphes sur les combats ;
E Chapitres 28 à 33 : essais de pourparlers et l’hubris de Picrochole ;
E Chapitres 34 à 36: interventions de Gymnaste et combats ;
E Chapitres 37 et 38 : diversions, Gargantua est chez son père ;
E Chapitres 39 à 41 : discussions entre amis ;
E Chapitre 42 : Frère Jean est pendu à un arbre ;
E Chapitres 43 et 44 : combats ;
E Chapitres 45 à 47: retrouvailles et épisode de Toucquedillon :
E Chapitre 48 : dernières batailles et défaite de Picrochole.
Ce n’est pas cela qui intéresse visiblement Rabelais. Ce qui l’intéresse
davantage semble être les causes dérisoires des guerres, la critique de
la tyrannie et, par opposition, l’éloge du bon roi pacifiste, chrétien et
humaniste. Nous avons mis en valeur, dans les chapitres précédents,
ces derniers points. Le pacifisme de Rabelais est donc manifeste dans
ce roman. Rabelais s’oppose ici à la guerre par principe, donnant ainsi à
son œuvre une portée universelle.
Le discours que Grandgousier adresse à Toucquedillon est à cet égard
très révélateur. C’est non seulement un beau discours, mais encore celui

Séquence 4 – FR01 125

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d’un roi humaniste et chrétien. Par-delà Toucquedillon et Picrochole,
c’est à tous les rois qu’il s’adresse. Les paroles de Grandgousier sont
d’abord rapportées au discours indirect, mais l’essentiel de son discours
est au discours direct. Ainsi, ce roi exemplaire fait entendre sa voix de
différentes façons au cours du roman. Le lecteur a d’abord accès à une
lettre de lui, puis à une harangue qui est prononcée par un autre homme,
Ulrich Gallet, mais dont le contenu correspond à ses idées. Il y a là une
évolution. Désormais, dans ce chapitre 46 qui précède la fin de la guerre,
Grandgousier prend la parole de façon solennelle et il est évident que
c’est Rabelais qui parle ici à travers son personnage. Il est donc impor-
tant d’étudier le contenu de ses propos. Que dit-il à Toucquedillon, après
avoir résumé l’attitude de Picrochole, par cette périphrase ironique et
pléonastique : « tumultuaire vacarme » (« retentissante agression »), la
réduisant ainsi à du bruit ?

Grandgousier, en bon pédagogue, se sert d’abord d’un aphorisme pour


se mettre à la portée de son public : il illustre son affirmation « c’est trop
d’ambition » par le célèbre « qui trop embrasse mal étreint » (p. 323),
soulignant par ces termes à quel point l’hubris de son ennemi est néfaste.
Le ton est donné. Grandgousier affirme, conseille au présent de vérité
générale, n’hésitant pas à employer des formules comme « il faut » (« ainsi
faut-il faire avec ses voisins ») (p. 322) ou l’impératif : « Allez-vous-en
(...) suivez une bonne voie ». Il est certain en effet d’avoir choisi le bien
à la place du mal. Et c’est sur cette voie qu’il veut mener les hommes. Se
référant à plusieurs reprises au temps passé, il annonce en cette fin de
roman une ère nouvelle. L’humanisme se détourne du passé et notam-
ment du Moyen-Âge. Une nouvelle page de l’histoire et des mentalités est
ouverte (« le temps n’est plus », « imiter ainsi », « ce que jadis », « main-
tenant »). Il rejette ainsi les célèbres conquérants de l’Antiquité, mettant
sur le même plan un demi-dieu légendaire comme Hercule, le célèbre
conquérant grec Alexandre et les grands chefs militaires carthaginois ou
romains comme Hannibal, Scipion et César. De cette manière, ce sont les
grandes références légendaires et historiques traditionnelles qu’il refuse.

Rappelons qu’Alexandre le Grand était le modèle de Picrochole. Par une


habile permutation verbale, il transforme une action autrefois considé-
rée comme des plus vertueuses « les prouesses » comme « briguande-
ries et mechansetez » (« brigandage et sauvagerie »). Ces deux termes
rappellent au lecteur la conduite récurrente des armées de Picrochole.
Grandgousier va opposer à ce roi sauvage d’un autre temps, un nouveau
modèle de roi : « Picrochole eût mieux fait de rester en ses domaines et
de gouverner en roi, plutôt que de venir faire violence aux miens et les
piller en ennemi ». Il conclut par une formule antithétique qui condamne
Picrochole à l’échec : « Bien gouverner les eût enrichis, me piller les
détruira ». L’emploi à deux reprises du conditionnel passé souligne son
erreur. Il est trop tard pour revenir vers le passé, mais il est temps d’en
tirer des leçons utiles pour l’avenir : « Faites remarquer à votre roi les
erreurs que vous décèlerez... ». Le nouveau modèle de roi est celui du
roi chrétien.

126 Séquence 4 – FR01

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Dans la dernière partie de son discours, Grandgousier revient vers les
origines de la guerre contre Picrochole, fermant en quelque sorte une
boucle. Il propose une « relecture » de cette guerre au moment où celle-ci
et le roman lui-même sont près de s’achever. Sa remise en question est
totale puisqu’il lui enlève même le titre de guerre qu’il remplace par le
mot « sédition » en se référant à Platon et aux guerres menées par les
Grecs. Il la réduit ainsi à une simple révolte : « veu que ceste nostre
différence n’est poinct guerre proprement (...) vouloit estre non guerre
nommée, ains sédition ». Pour la dévaloriser davantage aux yeux de
l’ennemi ou plutôt pour lui donner sa juste valeur, Grandgousier n’utilise
quasiment que des formules négatives ou restrictives : « elle n’est que
superficiaire » (superficielle), « elle n’entre point au profond cabinet de
noz cuers » (dans le plus profond de nos cœurs »), « et n’est question
que ... ».
La dernière phrase vient confirmer son propre jugement sur la guerre
picrocholine. C’est une prise à témoin de Dieu qui est le seul juge : « Dieu
sera juste estimateur de nostre different, lequel je supplie plus tost par
mort me tollir de ceste vie et mes biens dépérir devant mes yeulx, que par
moy ny les miens en rien soit offensé » (« Dieu sera le juste arbitre de notre
différend et je Le supplie de m’arracher à cette vie et de laisser mes biens
dépérir plutôt que de Le voir offensé en quoi que ce soit par moi-même
ou par les miens » (p. 325). Cette dernière phrase, empreinte de gran-
deur et de solennité, sert de conclusion à ce discours. À l’image de cette
dernière déclaration, Grandgousier a montré assez de grandeur d’âme et
d’éloquence dans son discours pour réussir à convaincre Toucquedillon.
Cette quasi métamorphose d’un personnage plutôt belliqueux peut laisser
en espérer d’autres. Grandgousier et Gargantua parviendront à assurer
le bonheur de leurs sujets en se conduisant suivant les préceptes de
l’Évangile.

Conclusion
Dans ces vingt-cinq chapitres sur la guerre, Rabelais a réussi à traiter
cette question si grave sur un ton tantôt léger tantôt solennel. Nous
avons vu qu’il avait recours à un grand nombre de procédés comiques,
notamment la parodie des combats épiques et la caricature avec
Picrochole et ses conseillers. Ces épisodes comiques alternent avec
des passages où Grandgousier et Gargantua énoncent avec gravité leurs
convictions pacifistes et chrétiennes. Maître dans l’art du « placere »
et « docere », Rabelais a su utiliser la fiction pour dénoncer une réalité
universelle, qui est aussi celle de son temps. Le règne de François Ier
et la prestigieuse période de la Renaissance furent très assombris par
les guerres. C’est sans doute là que réside l’une des grandes habiletés
de Rabelais. Son récit, qui prend racine sur ses propres terres et est
imprégné par les mœurs tourangelles, mêle ainsi parfaitement fiction
et réalité. Tous ses personnages sont plongés dans cette guerre et le
lecteur s’y laisse prendre.

Séquence 4 – FR01 127

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C L’abbaye de Thélème

Conseils de méthodologie

Relisez les chapitres 52 à 57.


Soyez attentifs à la progression de ces chapitres. Comment évolue la
description de cette abbaye ? Différenciez les chapitres descriptifs
et les chapitres analytiques.
Faites un tableau qui résume chaque chapitre.

Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
1 Étudiez l’étymologie du mot « Thélème » et tirez-en des conclusions
sur l’aspect essentiel de cette abbaye.

2 Chapitre 52 : Qui décide de construire cette abbaye, pour qui et quelles


en sont les idées fondatrices ? Relevez-les. Pourquoi peut-on dire que
l’abbaye de Thélème est l’envers des autres abbayes ?
Ces principes (énoncés dans le chapitre 52) sont développés dans le cha-
pitre 54 que vous étudierez très attentivement en lecture cursive : quels
sont les exclus de l’abbaye ? Proposez une lecture détaillée du premier
huitain et du premier sizain en mettant en valeur les procédés utilisés
pour décrire les exclus de l’abbaye. Vous montrerez que les 3 huitains et
sizains suivants procèdent de la même façon.
Puis étudiez les huitains et sizains décrivant les élus (p.363) : quelles sont
leurs qualités et leur appartenance sociale ?

3 Étudiez successivement les chapitres 53, 55, 56.

E  tudiez les procédés de description. Comment le narrateur présente-t-il


É
l’abbaye et ses habitants au lecteur ?
Pour répondre à cette première question, répondez d’abord à celles-ci :
E  abelais se réfère à des éléments existants dans la réalité de son temps.
R
Lesquels ? Comment les transforme-t-il ?
E Relevez les caractéristiques du merveilleux et de l’utopie.
E Relevez aussi les éléments symboliques.

4 Proposez une lecture précise du chapitre 57.

E Pourquoi ce chapitre est-il essentiel ?

128 Séquence 4 – FR01

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E Quelles en sont la structure et la progression ?
E Quelles sont les qualités des Thélémites nécessaires à leur liberté ?
E Quelles sont les conséquences des interdits imposés aux hommes sur
des êtres les plus vertueux ?
E Comment peut-on désormais comprendre le « fais ce que voudras » ?
Comment cette liberté tient-elle compte du désir d’autrui ?
E Quelle éducation ont reçue les Thélémites ?
E Cette éducation est-elle la même que celle de Gargantua ?
E Quelle est la place de l’amour dans cette société ?

Mise au point

Numéros de
Thème principal Bref commentaire
chapitre

Décision de fonder une abbaye « à Il n’y aura ni murs, ni horaires, ni vœu


Chapitre 52 rebours » de toutes les autres » pour de pauvreté, de chasteté et d’obéis-
Frère Jean et selon ses désirs. sance.

Elle ressemble davantage à un somp-


Description de l’architecture extérieure
Chapitre 53 tueux château de la Renaissance qu’à
de l’abbaye.
un monastère.

Ces vers permettent d’accéder à une


première définition des habitants de
Description des exclus puis des élus de
l’abbaye (des jeunes gens et des jeunes
l’abbaye sous forme de strophes versi-
Chapitre 54 filles bien nés, parfaitement éduqués,
fiées inscrites « sur la grande porte de
riches, beaux et vertueux) et de ceux
Thélème ».
qui en sont bannis (hypocrites, juristes,
avares).

Cet intérieur (habitations, cours et jardins)


Chapitre 55 Description de l’intérieur de l’abbaye.
n’est que luxe, beauté et raffinement.

Ceux-ci sont, comme le reste de l’ab-


Description des vêtements des Thélé-
Chapitre 56 baye, d’un luxe, d’une variété et d’un
mites.
raffinement extrêmes.

Commentaire développé du « FAIS CE Chapitre le plus important explicitant la


Chapitre 57
QUE VOUDRAS ». liberté des Thélémites.

L’énigme en prophétie que « l’on trouva


en creusant les fondations de l’ab-
Chapitre 58 baye » et les commentaires qu’en font
Gargantua et Frère Jean, celui-ci ayant le
dernier mot du roman.

 Ce tableau permet de comprendre comment s’articule cette longue


description de l’abbaye de Thélème et de justifier le choix d’analyser
ensemble les chapitres 53,55, 56 et séparément les autres.

Séquence 4 – FR01 129

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La fondation de l’abbaye de Thélème, qui occupe les six derniers cha-
pitres du roman (du chap.52 à la fin), sert de conclusion au roman. Elle
correspond au moniage des romans de chevalerie : le chevalier, ayant
achevé son apprentissage, se retire du monde pour entrer en religion.
Ici, ce moniage est paradoxal puisque les Thélémites, non seulement ne
se coupent pas définitivement du monde, mais encore vivent comme des
châtelains aisés.
Le nom de « Thélème », inventé par Rabelais, est formé à partir du verbe
grec thélô, qui signifie « vouloir » en grec classique. Le mot « théléma »,
dérivé de ce verbe, signifie « volonté ». Il apparaît surtout dans le Nouveau
Testament, on le trouve notamment dans Le Notre Père : dans l’invocation
« Que ta volonté soit faite », c’est « théléma » qui est employé. Mais ici,
il est question de la liberté des hommes et non de la volonté divine. La
devise de l’abbaye, en effet, est « FAIS CE QUE VOUDRAS ». Il s’agit donc
d’une abbaye essentiellement fondée sur un principe de liberté.

1. U
 ne abbaye « à rebours de toutes
les autres », à l’image de Frère Jean

a) F
 rère Jean, un moine « à rebours »
des autres moines
Comme nous l’avons déjà évoqué dans le chapitre sur le personnage
de Frère Jean, cette abbaye a été fondée par Gargantua pour récompen-
ser celui-ci. Le moine n’en fait toujours qu’à son idée. Il est toujours « à
rebours » de tout et de tous, que ce soit dans son abbaye de Seuilly ou
à la guerre. Il ne semble pas qu’il agisse ainsi par esprit de contradic-
tion mais plutôt par indépendance d’esprit, par liberté vis-à-vis de l’ordre
établi. Il ne cherche, comme nous l’avons vu, aucun honneur, aucune
récompense. Il sait que ce qui lui convient n’existe pas encore et qu’il
faut le créer. C’est pourquoi, lorsque Gargantua lui propose de diriger
une abbaye préexistante, il rejette sa proposition, allant jusqu’à refuser
les plus prestigieuses abbayes bénédictines de la région (Bourgueil et
Saint-Florent) et en évoque aussitôt les principes fondateurs : il s’agit
donc de fonder une abbaye « à (son) devis » et en institua(nt) sa religion
au contraire de toutes les autres ».
Pour comprendre ce qu’est une anti-abbaye, définissons d’abord ce qu’est
une abbaye et quel est son but : une abbaye est un endroit clos, retiré
du monde, dans lequel des hommes ou des femmes consacrés, moines
ou moniales, renoncent aux joies et aux facilités du monde, font vœu
de chasteté, d’obéissance et de pauvreté, se soumettent à des règles
communes souvent exigeantes et prient Dieu pour leurs contemporains,
proches ou lointains. Les abbayes bénédictines étaient, selon les vœux de
Saint Bernard, édifiées selon un style austère, sans ornement sculptural.
Rappelons aussi que Frère Jean, incapable de se gouverner lui-même, se

130 Séquence 4 – FR01

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dit « catégoriquement » incapable de gouverner les autres (p. 351), ce
qui justifie son refus symbolique des murs. C’est à ce moment-là qu’ap-
paraît le nom de Thélème dont nous avons déjà évoqué le sens : « La
requête agréa à Gargantua, qui offrit tout son pays de Thélème, le long
de la Loire » (p. 351).

b) Une abbaye fondée sur le principe de liberté


L’absence de gouvernement et de murs annonce le principe essentiel
de l’abbaye, qui est celui de liberté : les Thélémites pourront y entrer et
en sortir à leur guise, comme on peut le constater à la fin du chapitre à
la page 355 : « il fut établi que les hommes aussi bien que les femmes
admis en ces lieux sortiraient quand bon leur semblerait, entièrement
libres ». Gargantua et Frère Jean prennent en effet le contrepied de chacun
des éléments précédemment évoqués : pas de murailles, pas de sépara-
tion homme/femme, pas d’ascèse, pas de règles, pas de vœux. Ils vont
même jusqu’à dire, non sans humour, que si un religieux ou une religieuse
y entre, il faudra purifier l’abbaye après leur passage : « Il fut ordonné
que s’il y entrait par hasard un religieux ou une religieuse, on nettoierait
soigneusement tous les endroits par où ils seraient passés » (p.353).
Cette satire des moines et des moniales continue à la fin du paragraphe
avec une longue phrase restrictive, dont la longueur et l’accumulation
des défauts font sourire le lecteur : « on ne faisait entrer en religion que
celles de femmes qui étaient borgnes, boiteuses, bossues, laides (...) et
que les hommes catarrheux, mal nés (...) ». Le narrateur prend le relais
de Frère Jean, mais ces premiers propos ne sont pas clairs. Est-ce encore
vraiment une abbaye ? Cela ressemble plutôt à un établissement sco-
laire élitiste pour enfants de familles fortunées, les jeunes filles étant
admises « de dix à quinze ans » et les jeunes gens de « douze à dix-huit »
(p. 355). Rabelais les appelle « femmes et hommes » malgré leur jeune
âge, comme s’ils étaient déjà des adultes responsables. Les champs lexi-
caux de l’emprisonnement et de la liberté se déploient à la fin du chapitre
52 : ces expressions « forcés, contraints, continûment, leur vie durant »
s’opposent à « quand bon leur semblerait, entièrement libres, vivre en
liberté » (p. 355), annonçant par là la devise future de l’abbaye. Se des-
sine ainsi le premier profil des habitants de Thélème, avec une nouvelle
phrase restrictive. Un premier portrait des Thélémites est déjà ébauché. Il
s’agit d’êtres d’exception : « on ordonna que ne seraient reçus en ce lieu
que femmes belles, bien formées et de bonne nature et hommes beaux,
bien formés et de bonne nature », le parallélisme syntaxique soulignant
ici l’égalité entre les hommes et les femmes (p. 352). Principe d’égalité
renforcé par le chiasme de la phrase qui suit : « on décréta qu’il n’y aurait
pas de femmes si les hommes n’y étaient, ni d’hommes si les femmes n’y
étaient » (p. 355).
À ce refus de faire entrer à Thélème des religieux s’adjoint celui de régler
le temps en heures : « on décréta qu’il n’y aurait là ni horloge ni cadran ».
L’utilisation du pronom impersonnel « on » qui traduit la voix passive «
feut décrété » crée une ambigüité sur l‘identité de celui qui prend les déci-

Séquence 4 – FR01 131

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sions : est-ce Frère Jean ou Gargantua ? Gargantua et Frère Jean s’accordent
parfaitement sur chacune des décisions prises en vue de la construction de
« l’anti-abbaye » ou de la « contre-abbaye ». L’on constate que ce chapitre,
qui dresse les premiers principes de l’abbaye, développe la première idée
énoncée par Frère Jean, celle d’ « instituer un ordre au rebours de tous
les autres » (p. 353). Ces principes seront développés dans les chapitres
suivants (et notamment chap. 54 et 57) ainsi que celui de liberté et d’éga-
lité entre hommes et femmes. Principes auxquels s’ajoute le fait que les
Thélémites sont des êtres parfaits, c’est-à-dire beaux, nobles et vertueux.
On les retrouve en effet au chapitre 54, où sont décrits les exclus et les
élus de l’abbaye.

2. L’inscription de la porte de Thélème, fermée


aux uns et ouverte aux autres (chap. 54)

a) Une inscription en vers


« L’inscription mise sus la grande porte de Theleme » apparaît sous forme
de strophes versifiées : 7 huitains décasyllabiques pour définir ceux qui
ont le droit d’entrer et ceux qui ne sont pas acceptés et 7 sizains penta-
syllabiques qui les commentent. Ceux-ci sont plus brefs, et composés de
rimes embrassées qui obéissent à un schéma particulier de couples de
rimes plates, embrassant deux autres rimes plates ou AABBAA. De forme
circulaire (le premier vers et le dernier vers étant semblables comme dans
un rondeau), ils sont plus musicaux, plus chantants, comme les refrains
d’une chanson, créant ainsi un effet de légèreté et de drôlerie supplé-
mentaire.

b) Des exclus monstrueux rejetés avec violence


L’on peut constater que quatre strophes sont consacrées aux exclus et
trois aux élus. Chaque strophe commence par « Cy n’entrez pas » ou « Cy
entrez », ces impératifs soulignant l’idée que ces principes ne sont pas
discutables. Il y a donc dans cette abbaye qui refuse les règles habituelles
des autres abbayes et qui prône la liberté, des interdictions « formelles ».
Les 4 premières strophes s’achèvent sur un autre impératif ou un subjonc-
tif, qui chasse les exclus ou les maudit : « Tirez ailleurs pour vendre vos
abus ! » (1re strophe), « ainsi que des chiens mettez au capulaire (...) allez y
braire... » (2e strophe) « Et entassez, poiltrons, à chicheface/ La male mort
en ce pas vous déface ! » (« Et entassez, flemmards à la maigre face/que
la male mort sur-le-champ vous efface » (3e strophe)... Cette malédiction
n’est pas sans violence et donc contraire à l’esprit évangélique que prône
Rabelais. Elle fait contraste aussi avec les chapitres précédents qui pré-
sentaient l’abbaye sous le meilleur jour. Le premier interdit concerne les
hypocrites (parmi lesquels les bigots, les moines mendiants), le second,
les gens de justice, aussi bien de justice civile qu’ecclésiastique, le troi-
sième, les avares et les usuriers, le quatrième, les jaloux, les débauchés

132 Séquence 4 – FR01

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et les malades. Tous ces personnages sont dangereux et risquent, soit
de corrompre les Thélémites, soit de provoquer des conflits. Ainsi, dans
le premier sizain, ils représentent un risque d’invasion : « Vos abus mes-
chans/ rempliroient mes camps (champs)/ de meschanceté/ ». Leurs vices
sont visibles sur leurs visages et les défigurent : « ils sont « courbés » (p.
361) « à chicheface » (maigre face). Rabelais s’amuse ici, en mettant au
service de ces satires toute sa verve inventive, avec des rimes intérieures
ou homéotéleutes : dans la première strophe, par exemple : à « bigotz,
Gotz, magotz » à la rime, répondent « vieux matagotz, ostrogotz, cagotz » ;
de même à la rime riche en « ouflez » de « borsouflez », répondent à l’in-
térieur des vers « empantouflez » ou « mitouflez »... et il en est de même
avec des assonances et allitérations : « matagotz » et « marmiteux » sont
apposés, « cagotz » et « caffars » se suivent... Que justifie un tel refus ? Il
s’agit ici de comportements et de vices que fustige Rabelais, ces strophes
satiriques étant l ‘occasion de dresser un portrait de tout ce qu’il abhorre.
L’accumulation d’adjectifs et de substantifs injurieux mêlant à la fois la
laideur morale et physique, couplée avec les homéotéleutes et les alli-
térations dont nous avons déjà parlé, donne l’impression que l’abbaye
est assiégée par une immense foule de monstres effrayants. Ces défauts
monstrueux et donc contre-nature représentent un immense danger pour
les habitants de l’abbaye et sans doute pour le monde.
Par opposition, les Thélémites sont beaux et bons, sains de corps et
d’esprit, à l’image platonicienne. Rabelais, poète et écrivain humaniste,
propose, dans cette abbaye, un syncrétisme des idéaux platoniciens et
chrétiens. Chez Platon, la beauté visible d’une personne est l’image de la
beauté invisible de son âme et donc de sa bonté, de la même façon que
la beauté visible du monde est le reflet de la beauté absolue. L’amour du
beau conduit nécessairement vers le bien et donc vers le progrès moral.
Pour les Grecs, l’idéal ici-bas était de s’efforcer, par l’exercice, aussi bien du
corps que de l’esprit, de parvenir à l’excellence (arétè) : celle-ci consiste à
avoir « un esprit sain dans un corps sain » (« mens sana in corpore sano »).

c) U
 ne timocratie réservée à des chevaliers sains de
corps et d’esprit
Le sizain suivant, en introduisant les heureux élus au lieu de commenter
le huitain précédent, esquisse les principes essentiels de l’abbaye :
« Honneur, louange, bon temps / Sont ici constants », puis « D’un joyeux
accord/ Tous sains de corps ». Le ton a changé, devenu plus lyrique et
plus solennel. Dans ce sizain prédominent différentes notions : celles
d’honneur, de santé, de joie et d’harmonie. Les vers « d’un joyeux accord/
tous sains de corps » montrent que la santé physique, pour le médecin
Rabelais, va de pair avec la santé morale, dont il développera les différents
aspects dans les strophes suivantes. Mais dans le premier et dernier vers
c’est l’honneur qui est cité en premier. Dans son étude sur Rabelais34,
Michael Screech écrit à ce sujet : « Ces vers rappellent bien que Thélème
est une timocratie, un « séjour d’honneur, qui accueille nobles chevaliers

34. Rabelais, Michael Screech, Gallimard, collection « Tel », 2008.

Séquence 4 – FR01 133

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et dames en haut paraige ». Les premiers élus cités sont en effet désignés
par la périphrase « nobles chevaliers », reprise par la suite dans le sizain
par une autre périphrase synonyme : « gentils compagnons » (p.363). Cette
référence aux nobles chevaliers montre que le passage du Moyen Âge à la
Renaissance est en train de s’accomplir lentement. L’hyperbole « par mil-
liers » insiste sur leur nombre et semble s’opposer avec l’expression « mes
intimes et mes familiers ». Les deux derniers vers de ce huitain, avec les
adjectifs « gaillards, délurés, joyeux, plaisants, mignons » (p. 363) rappel-
lent le prologue et le tempérament de Frère Jean, que Gargantua appelle
« bon compagnon » : « Ce n’est pour moi qu’honneur et gloire, que d’avoir
une solide réputation de bon vivant et de joyeux compagnon ; à ce titre je
suis le bienvenu dans toutes bonnes sociétés de Pantagruélistes », lit-on
p. 53. On retrouve ici l’emploi de la première personne du singulier : « mes
intimes et mes familiers », le narrateur apparaissant ainsi à nouveau. Est-ce
Frère Jean qui a mis cette inscription sur la grande porte de Thélème ? Cette
ambigüité renforce l’idée que Frère Jean est assez proche du narrateur pour
se confondre avec lui.

d) Une abbaye réservée à des êtres saints


L’avant-dernier huitain et le sizain qui le suit sont les plus religieux
(pp.364-365). Ces strophes justifieraient le titre d’abbaye qui, jusqu’à
maintenant, semblait inapproprié. Dans les chapitres descriptifs, nous ver-
rons que nous sommes bien loin, « à rebours » d’une abbaye, d’autant plus
qu’il n’y a, à Thélème, ni église, ni offices à heures fixes ; cependant, dans
chaque appartement se trouve « une chapelle » c’est-à-dire un oratoire, qui
permet aux Thélémites d’avoir, individuellement, une activité spirituelle et
pieuse (pp. 366-367). Les élus sont des lecteurs de la Bible : « Ci entrez,
vous, qui le saint Évangile/ Annoncez en sens agile ». Chacun, homme ou
femme, doit être le propre interprète de la Parole, sans passer par une
exégèse imposée : « Vous aurez céans refuge et bastille/ Contre l’hostile
erreur qui tant distille/ Son faux style pour en empoisonner le monde ». Le
narrateur propose ici une critique implicite de l’exégèse catholique qui ne
permet pas différentes clés de lecture et donc refuse toute interprétation
personnelle, en opposant la Parole pure (« la sainte Parole ») au « faux
style » de l’« hostile erreur » qui « empoisonne le monde ». La métaphore
de l’empoisonnement du monde montre à quel point la critique est ici
virulente. Pour souligner la sainteté des Thélémites, les occurrences des
mots appartenant au champ lexical de la religion sont nombreuses. De
plus, pour renforcer cette présence religieuse, le narrateur joue sur les
paronymies des adjectifs « saincte » (sainte) » et « extaincte » (éteinte) et
sur l’homophonie de « sainct » (saint), « ceinct » (ceint). Il joue aussi sur
la polysémie de ces mots, auxquels il ajoute l’expression « enceincte »
(enceinte) traduite ici par « en son sein » : l’on peut comprendre que les
hommes sont ceints (à l’extérieur) de la Parole et que les femmes la portent
« enceintes ». Le choix de traduire cela par « en leur sein », renforce l’idée
d’une foi profondément intériorisée. Mais plusieurs paradoxes semblent
surgir : contrairement à sa dimension universelle, l’Évangile, ici, se referme
sur lui-même. Les huitains précédents rejetaient de l’abbaye tous ceux

134 Séquence 4 – FR01

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qui pourraient, en étant évangélisés, devenir meilleurs. Une telle exclu-
sion est totalement contraire aux principes évangéliques. De plus, cette
abbaye « sans mur » est comparée à une bastille qui évoque aussitôt un
lieu fermé et replié sur lui-même.
Le huitain sur les femmes a déjà été commenté dans le chapitre sur les
personnages. Rappelons qu’il est introduit par la notion de sainteté et qu’il
s’agit, à l’image des hommes, de « dames de haut parage », de « fleurs de
beauté au céleste visage » et « au maintien pudique et sage ».

e) Gargantua, un grand seigneur donateur


Dans le sizain qui sert de conclusion à cette inscription, le narrateur prend
à nouveau plaisir à jouer sur les mots. Le lecteur en lisant la phrase :
« Sur la porte était rédigée, en capitales romaines, l’inscription suivante »,
n’était pas préparé à lire ce long poème faisant écho, par son rythme régu-
lier et sa virtuosité lexicale, à la poésie des contemporains de Rabelais et
notamment celle de Clément Marot. Ce dernier excellait dans l’art de rimer,
avec, notamment, cette figure de rhétorique : les « rimes équivoquées ».
Donnons pour exemple ces vers célèbres extraits de la Petite épître au
roi (1518) : « En m’esbatant je fais rondeaux en rithme,/ Et en rithmant
bien souvent je m’enrime » (en m’ébattant, je fais rondeaux en rimes/ Et
en rimant bien souvent je m’enrhume). On retrouve en effet dans le dernier
sizain de telles rimes. Ce sizain « Or donné par don/Ordonne pardon/À cil
qui le donne (À qui le dispense) (...) reprend les derniers vers du huitain
précédent, qui font allusion, aux dons généreux de Gargantua pour fonder
cette abbaye :
« Le hault seigneur (…) (Le grand seigneur) (…)
Et guerdonneuret, pour vous l’a ordonné
(et dispensateur, a pour vous tout ordonné)
Et pour frayer à tout, prou or donné
(Et a pour parer à tout, beaucoup d’or donné).
Gargantua devient ainsi à la fois grand seigneur, donateur et dispensa-
teur. En faisant un parallèle entre le verbe « ordonner » et « l’or donné »,
et en jouant sur la polysémie du verbe « ordonner », le narrateur rappelle,
dans cette conclusion, le rôle de Gargantua : ne se contentant pas de dons
d’argent, il a non seulement donné l’ordre de construire cette abbaye,
mais encore lui a donné une structure solide et institué des principes. De
façon très subtile et très séduisante pour le lecteur, s’opère un glissement
avec « or donné » et « par don » : « Ordonne pardon/ à qui le dispense ».
Par ses dons, il est ainsi pardonné de tous ses péchés et récompensé par
Dieu comme bienfaiteur.
Inséré entre des chapitres en prose qui sont des descriptifs très détaillés de
l’architecture et du mode de vie des Thélémites, ce long poème constitue le
seul chapitre à en proposer une description morale, conforme aux valeurs
humanistes, comme le résume l’expression de la page 358 en « grosses
lettres antiques » (en translation moderne : « capitales romaines », et non
« lettres gothiques »).

Séquence 4 – FR01 135

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3. Le merveilleux
a) Une abbaye richement dotée
Le narrateur détaille, pour commencer, les dons d’argent faits par Gargantua
à l’abbaye, de façon à en souligner l’ampleur (p. 354) : « Gargantua feist livrer
de content (comptant) vingt et sept cent mille huyt cent trente et un mouton à
la grand laine, et (...) seze cent soixante et neuf mille escuz au soleil... ». Le
lecteur est étourdi par une telle abondance de chiffres. Gargantua agit ici en
géant en dotant aussi richement l’abbaye qu’il fonde sur l’une de ses terres,
Thélème, en bord de Loire. Les Thélémites n’auront donc aucune inquiétude
à se faire pour leur survie, contrairement à d’innombrables couvents qui
vivaient chichement, faute de moyens.

b) Un magnifique château de la Renaissance


S’ensuit la description de l’architecture extérieure de l’abbaye, qui ressemble
à celle d’un château de la Renaissance, de ces magnifiques châteaux que l’on
peut contempler encore aujourd’hui dans la région, sur les rives de la Loire.
« La Loire coulait au nord et sur sa rive se dressait une des tours... ». Le nar-
rateur, en effet, conduit doucement le lecteur à découvrir peu à peu chaque
élément : c’est d’abord un hexagone flanqué de six tours, celles-ci rappelant
les tours des châteaux médiévaux remaniés à la Renaissance. Il insiste sur
certains détails comme « la merveilleuse » vis (p. 357), qui rappelle les châ-
teaux de Blois, Chambord et Amboise.

Reconstitution de l’abbaye de Thélème.


Bibliothèque nationale de France, Paris. © Bridgeman-Giraudon.

136 Séquence 4 – FR01

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Le narrateur compare d’ailleurs l’édifice aux châteaux de Bonnivet, Chambord
ou Chantilly, avec cette hyperbole : « cent fois plus magnifique ». Le lecteur
peut ainsi se référer à ce qu’il connaît déjà, pour imaginer ce lieu qui, par sa
magnificence et sa beauté, se situe au-dessus de tout ce qui semble avoir
été créé jusqu’ici. Tout ce qui va être décrit dans ces chapitres évoque à la
fois le faste de la cour, la recherche d’une beauté et d’un raffinement typiques
de la Renaissance, qui suivait le modèle italien, et l’aspect merveilleux d’une
utopie, où tout est excessivement plus grand, plus beau, plus parfait que
dans la réalité.

c) Un monde parfait : symbolique du chiffre 6 et de l’eau


Nous pouvons remarquer l’insistance du narrateur sur le chiffre 6 : six
tours de « soixante pas de diamètre » (6 x 10), six étages et « trois cent
douze pas » (6 x 52), entre chaque tour « un arceau large de six toises »
pour « permettre à six hommes d’armes de monter ensemble » (p.359).
Cette accumulation du chiffre 6 peut faire référence à la vision du Temple,
que l’on trouve chez le prophète Ezéchiel (Bible, Ez, 40, 41) où un ange
mesure le mur du Temple : « six coudées » et où les proportions et mesures
du Temple sont aussi détaillées que celles de l’abbaye de Thélème.
Symboliquement, le chiffre 6, qui s’enroule sur lui-même, peut faire réfé-
rence au « refuge », à la « bastille » dont il est question au chapitre sui-
vant (p. 365). Il est aussi symbole de perfection. Dans son ouvrage sur
Rabelais35, Screech écrit (p. 252) que l’abbaye étant hexagonale, elle
« est dominée par les pouvoirs mystiques que les mathématiques de
l’Antiquité et des temps modernes attribuaient au nombre six, symbole
chrétien de perfection terrestre. Les cuisines du monastère de Rabelais à
Maillezais étaient hexagonales ». La volonté du narrateur est de montrer
que chaque élément d’architecture est « harmonieusement calculé »
(p. 359), que rien n’est laissé au hasard. Les nombreuses hyperboles
viennent assez vite rendre cette description utopique : « ... car il comptait
neuf mille trois cent trente-deux appartements » (p. 357). Nous retrouvons
ici à la fois le « gigantisme » et la démesure de Gargantua, et le mer-
veilleux propre au conte. Le paragraphe de cette description générale du
bâtiment commence par l’eau de la Loire, sur la rive de laquelle Thélème
est bâtie, et s’achève par l’eau recueillie par les gouttières et retournant
à la Loire par « de grands chêneaux… en contrebas du logis » (ibid.). Cette
eau entourant l’abbaye fait penser à la description du Paradis dans la
Bible (Genèse, 2, 10-14), aux fleuves entourant le jardin d’Eden.

d) Un univers luxueux et beau


Le narrateur insiste aussi sur la richesse et la beauté de certains maté-
riaux, qui font à la fois songer aux matériaux déjà existants dans les châ-
teaux et à un monde merveilleux : « tout le reste était plaqué de gypse
des Flandres... le toit, couvert d’ardoise fine, se terminait par un faîtage
de plomb représentant de petits personnages et animaux, bien assor-
tis et dorés. Les gouttières saillaient du mur entre les croisées, peintes

35. Rabelais, Michael Screech, Gallimard, collection « Tel », 2008.

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en diagonale d’or et d’azur... » (p. 357). Le narrateur dresse en outre une
ébauche des pièces que contient l’abbaye, celle-ci annonçant la place
essentielle de la culture. « Règnent » six bibliothèques dont chacune
est consacrée à une langue : trois langues anciennes et trois langues
modernes (« les grandes bibliothèques de grec, latin, hébreu, français,
italien et espagnol »). Le désir humaniste de savoir est aussi démesuré
que cette abbaye. Dans ce lieu mêlant parfaitement science et esthétique,
l’art a aussi sa place : « s’ouvraient de belles et grandes galeries, toutes
ornées de peintures ».

e) U
 n univers merveilleux ordonné au plaisir
et à l’agrément des sens (chap. 55)
Nous avons dans ce chapitre 55 la description d’un univers merveilleux
où tout est ordonné au plaisir et à l’agrément des sens. Les occurrences
de l’adjectif « beau » et de l’adverbe « bien » ou de mots appartenant au
même champ lexical sont nombreuses et privilégient la vue : « estoit une
fontaine magnificque de bel Alabastre », « de belles gualeries », « des
bains (piscines)... bien garniz de tous assortemens (pourvues de tout
l’équipement nécessaire) » (p. 367), « estoit le beau jardin de plaisance »,
« le beau labyrinthe ». Tous les sens sont sollicités : la vue, comme nous
venons de le montrer en soulignant la beauté des lieux : « de belles guale-
ries aornées de pinctures (peintures) », les tapisseries (p. 369) ; l’odorat et
le goût : « la précieuse cassolette vaporante (toute fumante) de toutes
sortes de drogues (vapeurs) aromatiques ». Les parfums cités, « l’eau
de myrrhe (qui apparaît deux fois), de rose, de fleur d’oranger » (p. 369),
évoquent aussi l’Orient et le luxe recherchés par la société élégante de la
Renaissance. L’abondance et l’harmonie de ces senteurs capiteuses sont
soulignées par le rythme ternaire souvent utilisé dans ce passage : « d’eau
de rose, d’eau de naphe (fleur d’oranger) et d’eau d’ange (de myrrhe) » ; à
l’odorat, s’ajoute le goût avec les « arbres fructiers, toutes ordonnées en
ordre quincunces (disposés en quinconce) », cette disposition réjouissant
également la vue.
Le passage évoque aussi toutes sortes de jeux et de divertissements :
« jeux de paume et de ballon », « l’arquebuse, l’arc et l’arbalète », le
théâtre, la chasse au vol, à courre, l’hippodrome, les lices, etc. De plus, la
présence d’une foule d’animaux de toutes espèces fait songer au paradis :
« Au bout estoit le grand parc, foizonnant en toute sauvagine » (de toutes
sortes de bêtes sauvages) (pp. 366-367), « la faulconnerie (...) estoit
annuellement fournie (...) de toutes sortes d’oiseaux paragons (de pure
race), Aigles, Gerfauls, Autours... » (pp. 368-369). Certes, ces animaux
sont destinés à la chasse, mais leur abondance relève du merveilleux.

f) Une description hyperbolique et parodique


La description idyllique de la cour, du jardin et du parc présente le manoir
des Thélémites de façon hyperbolique, mais s’y glissent discrètement
quelques éléments parodiques : la fontaine aux Trois Grâces, par exemple,

138 Séquence 4 – FR01

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sculptée dans la pierre la plus pure, évoque de toute évidence la beauté
et la surabondance. Mais les statues féminines rejettent l’eau par « la
bouche, les oreilles, les yeux » auxquels s’ajoutent avec humour « les
autres orifices du corps ».
Tous ces éléments appartiennent à un univers royal d’un luxe inouï qui
dépasse, par sa démesure, les demeures royales de l’époque. Nous
sommes bien dans une utopie qui sera reprise, par exemple, par Voltaire
dans Candide, lorsqu’il décrit l’Eldorado.
Rabelais, ici, énumère plus qu’il ne décrit, tel un guide fier de présenter
son « mirifique » domaine à ses visiteurs, à l’extérieur comme à l’intérieur.
On constate de fréquents emplois du verbe « être » à l’imparfait ou de
verbes équivalents ; dans chaque paragraphe, chaque description débute
de la même façon : « Au millieu de la basse court estoit » (paragraphe 1),
« Le dedans du logis (...) estoit » (paragraphe 2), « Le logis des dames com-
prenoit (paragraphe 3) », « Jouxte la rivière estoit » (paragraphe 4), « Entre
les tierces tours estoient » (paragraphe 5). Rabelais y met en abondance
(tout est au pluriel) des objets inconnus jusqu’alors en France et rappor-
tés, pour la plupart, d’Italie et d’Orient après les guerres de François Ier
et la chute de Constantinople. La calcédoine et le porphyre, le « miroir de
cristal enchâssé d’or fin et garni de perles » évoquent un univers exotique
et luxueux.

g) Le luxe hyperbolique des vêtements (chap.56)


Ce chapitre est dans la continuité du précédent puisqu’on y retrouve
le même luxe hyperbolique dans les vêtements. Il met aussi en avant
la mode, l’habileté des artisans de l’époque (désignés par un superla-
tif : « par les plus habiles artisans » (p.373), qui façonnent avec art les
matières précieuses importées des contrées récemment découvertes. À
nouveau des énumérations sans fin mettent en valeur les couleurs, les
tissus, les ornements, les matières précieuses, les fourrures, c’est-à-dire
tous les éléments d’un habillement d’un raffinement et d’une recherche
tout à fait inusitées. Les descriptions détaillées des luxueux vêtements
masculins et féminins sont atténuées par la chute du chapitre : « ne pensez
pas qu’hommes et femmes perdissent de leur temps à se vêtir si élégam-
ment ni à se parer si richement, car les maîtres des garde-robes tenaient
chaque matin les habits tout prêts » (p. 373). Les Thélémites sont servis
par « des femmes de chambre expertes et des maîtres de garde-robes »
et par les plus habiles artisans (p. 373). Le choix de leurs vêtements est si
naturel et aisé qu’il n’est associé qu’au plaisir de les porter et de contribuer
ainsi à l’harmonie générale. Le narrateur, en effet, insiste sur la liberté
dont faisaient preuve les Thélémites dans leur choix « aux premiers temps
de la fondation » et explique que par la suite, « une réforme » a eu lieu,
soumettant cette liberté individuelle à la recherche d’une harmonie col-
lective. Nous passons de la liberté à un conformisme consenti, comme le
montre l’emploi du mot « sympathie » (pp. 372-373), qui signifie étymo-
logiquement « un accord parfait des sentiments réciproques ». Le lecteur
se perd dans un tel océan de vêtements et d’accessoires que l’individu

Séquence 4 – FR01 139

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semble disparaître au profit de son apparence et de son appartenance
à la communauté.

4. D
 u « Fais ce que voudras » au « Faisons
de plein gré ce que tous voudront »
(étude du chap.57)
Ce chapitre peut être considéré comme le chapitre principal puisqu’il sert
à la fois de conclusion à la fondation de l’abbaye de Thélème et quasiment
de conclusion au roman. Dans ce chapitre est rappelée l’idée que l’abbaye
de Thélème, comme son nom l’indique, est fondée sur un principe de
liberté ; puis cette liberté y est définie. On y trouve une convergence des
idées déjà évoquées : les Thélémites, leur lieu et leur mode de vie ont déjà
été décrits dans les chapitres précédents. Ainsi le lecteur est-il préparé à
comprendre les conditions d’une telle liberté, impossible ailleurs et avec
des personnes différentes. La liberté, telle qu’elle est décrite, n’est en effet
possible que si elle est exercée par des gens nobles, à la vertu naturelle,
soumettant leur liberté individuelle au bien-être collectif.

a) Une immense liberté


Dans le premier paragraphe, le narrateur met en valeur la liberté des
Thélémites par des oppositions : à « non par loix, statuz ou reigles »
(non par des lois, des statuts ou des règles) répond « mais selon leur
vouloir et franc arbitre » (leur volonté et leur libre arbitre). Il insiste sur
la totale liberté des Thélémites, par des répétions du champ lexical de
cette notion : « selon leur vouloir et franc arbitre », « quand bon leur sem-
bloit », « quand le désir leur venoit » « les gens liberes (libres) », et par
une surabondance de négations : le redoublement « nul... nul » est suivi
d’un rythme ternaire « ny... ny... ny » (p. 374). De plus, les mots exprimant
la contrainte ne sont pas précédés de déterminants : ce sont des termes
génériques impersonnels, alors que les mots exprimant la volonté libre
sont précédés de l’adjectif possessif « leur » mettant ainsi en valeur l’idée
qu’il s’agit d’une liberté individuelle. Cette liberté, qui semble totale, va
être définie de façon plus précise dans la suite du chapitre qui est lui-
même un commentaire de la célèbre phrase : « FAIS CE QUE VOUDRAS ».
Dans cette formule, l’impératif peut sembler étonnant mais il est atténué
aussitôt par le futur dont il est suivi. Et l’emploi du pronom personnel
« tu » met la personne humaine au centre. Immédiatement après l’an-
nonce de cette règle de l’abbaye, l’auteur se voit obligé de fournir une
explication. Le paragraphe commence en effet par : « Par ce que (Parce
que) ». Cette règle est tellement « à rebours » de toute règle conventuelle
ou communautaire, qu’il faut donner une explication sur ses implications.
Nous avons vu que saint Augustin avait énoncé le précepte : « Aime et
fais ce que tu veux ». Ici, le premier impératif est absent, mais la suite du
chapitre insiste sur l’amitié et l’amour qui règnent entre les Thélémites.
À propos de cet adage, Screetc.appelle (p. 253) que l’on trouve aussi

140 Séquence 4 – FR01

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la même définition de la liberté dans l’œuvre de Cicéron (Paradoxes, V,
1, 34) : « Quid enim est libertas ? Potestas vivendi ut velis (Qu’est-ce
que la liberté ? Le pouvoir de vivre comme l’on veut ». Et il ajoute que
« Fay ce que voudras, il sera tard quand tu mourras » était un dicton très
populaire à l’époque. Il n’encourageait pas les gens à manger, boire et se
divertir, parce qu’ils risquaient de mourir demain ; on le considérait au
contraire comme digne de figurer sur la page de titre des livres d’heures.

b) Une liberté réservée à des êtres parfaits


Le narrateur commence donc par rappeler les qualités des Thélémites qui
apparaissent comme des êtres quasiment parfaits, vivant en harmonie
les uns avec les autres : « conversans en compaignies honnestes (vivant
en bonne société) ». Ces qualités sont évoquées les unes après les autres
et sont manifestement inséparables les unes des autres : « gens liberes,
bien nez, bien instruictz ». De noble origine, ils sont en premier lieu « bien
nés », c’est-à-dire bons par nature ; à cela s’ajoute une bonne formation
puisqu’ils sont dits « bien éduqués ». La correspondance entre ces deux
éléments est renforcée par le parallélisme syntaxique : les deux expres-
sions se suivent et se répondent et les participes passés sont précédés
de l’adverbe d’intensité « bien ». Le narrateur insiste dans la même phrase
sur les conséquences de ces trois postulats, introduisant ainsi des notions
clés : de tels êtres sont nécessairement « par nature » mus par l’honneur
et attirés par le bien : « Par ce que gens liberes, bien nez, bien instruictz,
conversant en compaignies honnestes, ont par nature un instinct et
aiguillon qui toujours les poulse à faictz vertueux et retire de vice, lequel
ils nommoient honneur ». La bonne éducation, la noblesse et la vertu sont
manifestement les berceaux de l’honneur. Celui-ci semble donc être un
don naturel, offert aux âmes bien « nées » et « bien éduquées », ce que
soulignent ces termes : « par nature, instinct et aiguillon » : il s’agit bien
d’une « timocratie » comme nous l’avons évoqué plus haut. Cette timo-
cratie ne peut pousser qu’à la vertu. Screech parle d’une « force morale
protectrice » et d’une « orientation fondamentale de la volonté vers le
bien » (p 254-255). L’homme est bon par nature et une bonne éducation
fortifie cette bonté et ce penchant à la vertu36. Cet honneur qui pousse à
la vertu éloigne logiquement de son contraire : le vice.

c) Le refus des interdits qui poussent au vice


Le vice ne cohabite pas avec le goût de la vertu mais il semble naître
seulement de la « vile et contraignante sujétion » (« sujétion » signifie
« dépendance, esclavage »). C’est donc bien une mauvaise éducation
(c’est-à-dire, par la contrainte) qui pousse au vice, malgré une nature
humaine bonne et naturellement vertueuse. La fin du paragraphe précise
pourquoi la sujétion est intrinsèquement perverse : parce que nous
convoitons ce qu’on nous refuse. Ainsi contraints, les hommes ne désirent
plus qu’une chose : se défaire du joug qui les asservit. Le narrateur utilise

36. Nous avons ici les prémisses de l’Émile de Rousseau.

Séquence 4 – FR01 141

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en effet cette expression pléonastique : « joug de servitude ». On peut y
voir un paradoxe avec ce qui précède puisque, mis en condition de sujé-
tion, l’honneur n’est donc pas infaillible. Voilà pourquoi la première exi-
gence de Gargantua est qu’il n’y ait ni muraille, ni règle. Cette liberté est
déjà évoquée par Gargantua, au début des chapitres sur l’abbaye : il ne
faut pas de murailles parce que, dit le moine, « là où il y a des murs devant
aussi bien que derrière, il y a force murmures, envies et conspirations
réciproques » p. 353 : « Ainsi en avait décidé Gargantua ». Dans une telle
société, les interdits, non seulement ne sont pas nécessaires, mais encore
dangereux : les monastères, comme toutes les sociétés organisées, sont
régis par un ensemble d’interdits et de devoirs (les murs, les heures, les
cloches) qui attirent la transgression malgré la vertu naturelle, parce que,
comme le souligne le narrateur, toute « sujétion » est « vile et contrai-
gnante » (p. 375). Rabelais s’inspire ici de Saint Paul (Épître aux Romains
VII, 7-8) : « De fait j’aurais ignoré la convoitise si la loi n’avait dit : tu ne
convoiteras pas. Mais saisissant l’occasion, le péché par le moyen du
précepte produisit en moi toute espèce de convoitise ». Ainsi, supprimer
toutes « lois, statuts ou règles » permet d’éviter le désir de mal agir.
Screech37 (p. 257) écrit que « François Ier voulait que ses fils fussent éle-
vés en « liberté » afin de les délivrer de la peur de la « subjection » contrac-
tée durant leur captivité comme otages » (Soc.hist.France : Notes et
documents, 1884, p 329).
De plus, la liberté telle que Rabelais la propose n’est réalisable que si
les habitants de Thélème sont vertueux, comme nous l’avons étudié plus
haut. La bonne entente qui règne entre eux grâce à leur vertu naturelle
et à leur excellence éducation leur permet de faire ce qu’ils veulent parce
que ce qu’ils veulent est toujours bon et ordonné à l’harmonie collective
et au bien de tous. On peut comprendre maintenant pourquoi leur règle
tient en une seule clause : « fais ce que vouldras ».

d) Une liberté ordonnée au plaisir d’autrui


Ce chapitre n’est pas descriptif comme les autres chapitres mais suit au
contraire un raisonnement logique : ainsi, ce paragraphe commence-t-il
par l’expression « par ceste liberté » qui fait de la liberté le lien avec le
paragraphe précédent et le centre de ce chapitre, car elle est la condition
essentielle au mode de vie des Thélémites. Cette liberté exige des efforts :
« ils rivalisèrent d’efforts ». C’est en effet parce qu’ils sont libres qu’ils
fournissent de tels efforts. L’émulation ici est uniquement ordonnée au
désir de se faire plaisir les uns aux autres : c’est en effet le verbe « plaire »
qui est l’aboutissement de ces efforts : « pour faire tous ce qu’ils voyaient
plaire à un seul ». Le plaisir des autres et le leur (c’est le même) en est la
récompense. L’on voit comment le narrateur explicite et nuance le « FAIS
CE QUE VOUDRAS » : ces conditions, évoquées dans le paragraphe pré-
cédent, une fois réunies, la liberté dont ils disposent est donc vécue de
façon très particulière. Elle peut sembler étonnante, voire paradoxale,
lorsqu’elle est résumée dans la phrase déjà citée : « ils rivalisèrent d’effort

37. Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 2008.

142 Séquence 4 – FR01

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pour faire tous ce qu’ils voyaient plaire à un seul ». De structure antithé-
tique, celle-ci met en parallèle « tous » et « un seul ». Est décrite ainsi
une étrange société, si harmonieuse et composée de personnages si res-
semblants qu’ils finissent par entreprendre tous les mêmes actions : « si
l’un ou l’une d’entre eux disait : « buvons », tous buvaient ; si on disait :
jouons, tous jouaient »... Par cette structure de phrase anaphorique, le
narrateur montre avec quelle spontanéité les désirs de l’un entraînent le
même désir chez les autres, ceux-ci acquiesçant collectivement dès que
l’un d’entre eux émet le moindre désir. Le narrateur ici cite en exemple
différents plaisirs, aussi bien des plaisirs sensuels (buvons) que des
divertissements comme le jeu ou la chasse. Dans la suite du texte, l’on
voit que tous ces plaisirs n’excluent jamais une notion essentielle : celle
du beau, qui transparaît à travers des expressions nombreuses comme
« de belles haquenées », « leur fier palefroi », « poing joliment ganté ».

e) Une éducation parfaite


Le paragraphe suivant reprend l’une des notions essentielles de l’ab-
baye, la bonne éducation. Elle est aussi l’une des qualités principales
des Thélémites ainsi qu’une condition nécessaire de leur liberté, comme
le montre la phrase déjà citée : « parce que les gens libres, bien nés, bien
éduqués... ». Une telle juxtaposition met à égalité ces trois notions. Le
passage insiste sur l’excellente qualité et la richesse de cette éducation.
La récurrence de l’adverbe « tant » (traduit par « si »), et l’anaphore de
l’adverbe « jamais » sont hyperboliques, montrant ainsi à quel point nous
sommes dans une société idéale. L’abondance des négations (aucun,
jamais...), comme dans le premier paragraphe du chapitre, souligne que
cette éducation est en opposition avec tout ce qui se fait ailleurs dans la
réalité. L’abbaye est bien un lieu utopique, un lieu de rêve où les jeunes
gens reçoivent une éducation parfaite qui correspond à l’idéal humaniste.
Le narrateur insiste aussi sur le fait que cette éducation est universelle-
ment partagée (« il n’y avait aucun ou aucun d’entre eux qui ne sût »… Que
ce soient des hommes ou des femmes, personne n’y échappe, comme
le montre le parallélisme syntaxique des phrases : « Jamais on ne vit des
chevaliers (...) Jamais on ne vit des dames... ».
Les Thélémites sont en effet supérieurs à toute autre catégorie d’indi-
vidus, et proches de la perfection. Le résultat d’une éducation si par-
faite est une aptitude à exceller dans tous les domaines, qu’il s’agisse
de domaines intellectuels ou artistiques (« qui ne sût lire, écrire, chan-
ter, jouer d’instruments de musique, parler cinq ou six langues… ») ou
de celui des armes pour les hommes ou des travaux manuels pour les
femmes. La séparation entre activités sportives masculines violentes et
travaux manuels féminins est nette ici, alors qu’au paragraphe précédent,
hommes et femmes partageaient le plaisir sportif de la chasse. À ces
aptitudes extraordinaires sont liées des qualités aussi extraordinaires,
les deux étant mises sur le même plan à l’intérieur d’une même phrase.
Ainsi, les phrases sont d’abord composées d’une longue énumération
d’adjectifs mélioratifs qui caractérisent les Thélémites : « des chevaliers

Séquence 4 – FR01 143

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si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux... et
des dames si élégantes, si mignonnes, moins ennuyeuses, plus habiles
de leurs doigts à tirer l’aiguille… »

f) L’éducation des Thélémites et celle de Gargantua


Il est intéressant de comparer l’éducation, les connaissances et le mode
de vie de Gargantua et des Thélémites. L’enseignement reçu à Thélème
suit bien celui que reçoit Gargantua, sans en avoir l’ampleur : pas de
sciences, pas d’astronomie, pas de médecine mais un équilibre parfait
entre développement physique et développement intellectuel. Si nous
continuons ce parallèle entre l’éducation reçue par Gargantua et celle
reçue par les Thélémites, nous constatons que dans les chapitres 23 et
24, Gargantua est éduqué dans la même liberté maîtrisée. Celle-ci englobe
tous les domaines communs à Gargantua et aux Thélémites : intellec-
tuels, artistiques, physiques : « tous leurs jeux n’étaient que liberté »
(p. 195), « il se divertissait en chantant sur une musique... » (p. 199).
Cependant, l’emploi du temps de Gargantua est différent et conforme
au nom de son éducateur, Ponocrates, dont l’étymologie, rappelons-le,
évoque difficulté et effort, alors que les Thélémites semblent ne subir
ni autorité, ni contrainte, comme le souligne l’emploi réitéré du pronom
indéfini : « nul » (« Nul ne les obligeait à faire quoi que ce soit »).
Nous avons déjà montré dans la partie A du chapitre 4 sur l’éducation,
que l’emploi du temps de Gargantua est tel qu’il « ne perdoit heure du
jour » (p.192). Il se lève « vers quatre heure du matin » (p.195) et ne cesse
ses activités intellectuelles ou sportives qu’à la nuit. Les activités diurnes
de Gargantua sont chronométrées, par exemple « pendant trois bonnes
heures, on lui faisait la lecture » (p.195) sans toutefois être trop rigides :
« si on le jugeait bon, on poursuivait la lecture ». L’emploi du temps des
Thélémites, « décidé » par Gargantua (p. 375), est beaucoup plus souple
et allégé puisqu’il n’y a « ni horloge, ni cadran » (p. 353). Ils se lèvent
quand ils veulent : « Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient,
mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait » (p.
375). Nous pouvons constater que le verbe « travaillaient » se trouve para-
doxalement inséré dans l’énumération des trois verbes « buvaient, man-
geaient, dormaient », dont joue Alcofribas en narrant la prime jeunesse
de Gargantua : « il passa ce temps-là comme tous les petits enfants du
pays, autrement dit à boire, manger et dormir ; à manger, dormir et boire ;
à dormir, boire et manger » (p. 121). Ce parallélisme entre les activités
des Thélémites, qui sont censés avoir reçu la meilleure éducation, et le
premier mode de vie tant critiqué de Gargantua est tout à fait surprenant.
Il fait partie de l’ambiguïté de certains propos du roman.
Ces différences entre les deux modes de vie font surgir d’autres ques-
tions : Gargantua aurait-il souffert de l’omniprésence d’un maître et du
gigantisme de son éducation pour alléger à ce point celle de la société
idéale des Thélémites ?

144 Séquence 4 – FR01

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g) La sortie de l’abbaye
La notion de liberté et d’égalité entre hommes et femmes est tellement
primordiale que chacun de ces jeunes gens peut sortir à sa guise de
l’abbaye et « emmener avec lui une des dames, celle qui l’avait choisi »
(p. 377). C’est en effet la femme qui choisit son époux contrairement à
l’usage en cours au XVIe siècle et plus tard.
Rappelons que le « fais ce que voudras » reprend la phrase de Saint
Augustin : « ama et agis quod vis ». Nous avons déjà noté aussi que le
verbe « aimer », absent de la maxime thélémite, était le centre de la fin du
chapitre 57. L’amour parfaitement réciproque et inaltérable entre époux
est l’aboutissement idéal de l’harmonie dans laquelle les Thélémites
vivent, comme le narrateur le souligne dans sa phrase : « Et s’ils avaient
bien vécu à Thélème en affectueuse amitié, ils cultivaient encore mieux
cette vertu dans le mariage ; leur amour mutuel était aussi fort à la fin de
leurs jours qu’aux premiers temps de leurs noces » (p. 377). L’on passe
de l’« affectueuse amitié » (dévotion et amitié), à l’« amour mutuel » qui
est donc l’épanouissement rêvé d’une telle amitié.

Conclusion
Il s’agit bien ici de la description d’une abbaye « à rebours de toutes les
autres », réservée à une élite. Celle-ci est une timocratie, composée de
jeunes aristocrates vertueux dont l’idéal est de vivre dans une harmonie
parfaite les uns avec les autres. De façon étonnante, alors que l’huma-
nisme est une affirmation de l’individu, ce dernier ici disparaît au profit
de la collectivité. Est-ce pour autant une utopie ? Ce mot apparaît pour la
première fois avec l’œuvre de Thomas More intitulé Utopie. L’étymologie
du mot « utopie » est double : il vient soit de ou-topos (non-lieu ou lieu
qui n’existe pas) soit de eu-topos (bon lieu ou lieu où règne le bien, où
tout est bien). Une utopie est un lieu idéal qui est souvent, de façon
implicite, une critique de la réalité dont elle est l’envers. La perfection
des Thélémites, la beauté des lieux, l’harmonie dans laquelle ils vivent,
la liberté dont ils disposent, le merveilleux... tout cela correspond à la
description d’un monde idéal, d’une utopie. Elle révèle aussi, en creux,
les défauts et les vices de la société de ce début du XVIe siècle. De plus,
cette utopie n’est pas un texte nostalgique évoquant le paradis perdu
mais au contraire un texte qui se projette dans l’avenir : Rabelais, huma-
niste, décrit ici son rêve, celui d’une humanité telle qu’il aimerait la voir
accomplie. Les personnages principaux du roman s’effacent en quelque
sorte, pour laisser place au rêve dont le narrateur décrit une à une les
composantes. Le texte garde pourtant certaines ambigüités. Pourquoi
nomme-t-on « abbaye » un lieu où la religion semble avoir si peu de place ?
On peut penser que les Thélémites, étant parfaits, vivent une religion dont
ils ont intégré les préceptes. Ils prient sans doute en solitaires et aiment
l’autre, ce prochain dont ils désirent le souverain bien, en Dieu. Pourquoi
ce texte est-il suivi d’une énigme qui, de plus, semble annoncer la fin des
temps ? À ce sujet, Francis Collet écrit (dans la revue École des lettres) :
« À force de jouer, jouer avec le monde, jouer avec les mots des autres,

Séquence 4 – FR01 145

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jouer avec ses propres mots, l’écriture de Rabelais est fracture, image de
l’impossible signification ou de la signification toujours ouverte, écriture à
bien des titres moderne ». Malgré toutes ces zones d’ombre, le texte n’en
demeure pas moins l’affirmation enthousiaste d’une immense confiance
en la nature humaine, en sa bonté. Rabelais célèbre ici les bienfaits de la
liberté. Le « FAIS CE QUE VOUDRAS » s’adapte parfaitement à Rabelais
lui-même qui, effectivement, témoigne dans cette œuvre d’une liberté
totale : il joue avec les mots, il se moque de tout, il joue avec le lecteur,
et son roman semble enchâssé entre deux énigmes dont personne n’est
certain d’avoir la clé.

146 Séquence 4 – FR01

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Chapitre Une œuvre critique
5 et comique

A La satire

Conseils de méthodologie
La satire* étant partout dans le roman, il est difficile d’indiquer des pas-
sages spécifiques à relire. Certains chapitres, cependant, sont plus centrés
sur la satire que d’autres.
– F ixez votre attention sur les satires suivantes : celle des moines, de la
superstition et de la Sorbonne.
– L a satire de la guerre est traitée dans le chapitre sur la guerre et celle sur
la tyrannie dans le chapitre sur Picrochole (chapitre sur les personnages).
–A
 u sujet des moines, relisez attentivement les ch.27 et 40 ; au sujet de
la superstition les ch. 17, 33, 34, 35, 25, 49 ; au sujet de la Sorbonne,
étudiez de très près la harangue de Janotus, au ch.19.

Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes
1 Les moines
– Pourquoi Rabelais connaissait-il bien les moines ?
–Q uels défauts des moines sont soulignés dans le roman dès qu’ils appa-
raissent et par la suite ?
–P ar quels moyens l’auteur les rend-il ridicules ?
2 La superstition
– Comment se manifeste la superstition dans le roman ?
– Quels sont les personnages que le narrateur décrit comme superstitieux ?
– Quels défauts ou carences ont-ils en commun ?
– Quels sont les différents aspects de la superstition, c’est-à-dire, vers
quels objets se tourne la vénération des personnages superstitieux ?
– Comment Rabelais la rend-il comique ?
3 La Sorbonne
– Pourquoi Rabelais la critique-t-il avec tant de violence ?
– Faites une lecture analytique de la harangue de Janotus :
– Comment le passage est-il théâtralisé ?

Séquence 4 – FR01 147

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– Janotus représente symboliquement un type de personnage, lequel ?
– Quels sont ses défauts majeurs et comment sont-ils caricaturés ?
– Commet est mise en valeur l’absence de construction et de cohérence
de son discours ?
– Quelle réalité Rabelais dénonce-t-il à travers ce passage ?

Mise au point
Gargantua est de toute évidence un ouvrage satirique où le rire est omni-
présent et rarement innocent. Rien, dans ce roman, n’est jamais seulement
risible ou seulement sérieux. Rabelais joue sans cesse avec talent sur les
deux registres et pratique l’art du fameux « placere et docere ». Comme
il l’a annoncé dans le prologue, il traite de questions sérieuses sous le
masque du rire et de la fiction. Il exprime son avis sur la guerre, la tyran-
nie, l’éducation, les théologiens de la Sorbonne, la paresse des moines
et la superstition religieuse, dénonçant ainsi les travers de la société et
des hommes, dans l’espoir du progrès.

1. La satire des moines


a) Les moines, des personnages toujours raillés
Les moines, dans la littérature médiévale, ont toujours été l’objet de raille-
ries et de plaisanteries. Ils sont donc une cible satirique presque tradition-
nelle. La critique des moines se développe au XVIe siècle où ils sont accusés
de mener une vie contemplative stérile, inutile à la société. On leur reproche
aussi leur soumission à l’Église de Rome, car ce pouvoir échappe à l’auto-
rité royale, protectrice de l’ordre social. Ils sont l’une des cibles de Rabelais
dans Gargantua, qui les peint de façon comique, comme des êtres inutiles,
sots et ignorants, concupiscents* et grossiers. La première fois qu’ils appa-
raissent dans le roman (chap. 27), ils sont désignés par une sorte d’oxy-
more : « Les pauvres diables de moines » (p. 223), expression que reprend
Frère Jean (à la même page) lorsqu’il découvre avec horreur que les soldats
de Picrochole sont en train de massacrer leurs vignes : « que boirons-nous
pendant ce temps-là, nous autres pauvres diables ? »38.

b) Rabelais et les moines


Rabelais connaît bien les moines puisqu’il en a porté l’habit pendant une
douzaine d’années. Il a en effet fréquenté différentes abbayes et appartenu
à différents ordres. Il a d’abord (en 1520) appartenu à l’ordre des francis-
cains, au couvent de Fontenay-le-Comte, mais comme ils étaient farou-

38. Cette habitude de se moquer des moines en leur attribuant systématiquement les mêmes défauts
continue de nos jours puisqu’ils sont encore aujourd’hui évoqués comme de bons vivants : cer-
taines publicités de fromages, notamment, en témoignent.

148 Séquence 4 – FR01

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chement opposés à l’érudition humaniste, Rabelais s’est révolté contre
leur manque d’ouverture intellectuelle et religieuse. Encore novice, le
jeune Rabelais s’est en effet fait confisquer par ses supérieurs les livres
en grec qu’il s’était procurés pour les étudier. Il est possible qu’il fût empri-
sonné pour cette raison. « Les Franciscains, en particulier ceux de « la
stricte observance » de Fontenay le Comte », considéraient l’érudition
humaniste comme dangereuse et, notamment, l’étude du grec. Leur texte
de référence était la Vulgate, traduction latine de la Bible. Le clergé ne
pratiquait en effet que le latin. Or, les humanistes proposaient de revoir
cette traduction de la Bible en se référant aux Évangiles en grec, c’est-à-
dire dans leur langue originale. La correction du texte latin du début de
l’Évangile de Jean, proposée par Érasme en 1519 et considérée comme
révolutionnaire, fit scandale : il est écrit en latin : in principio erat verbum
(au commencement était le verbe). Dans le texte orignal grec, on trouve
le substantif logos qui signifie « parole », « langage ». Érasme le traduit
par sermo qui lui semble plus proche du substantif grec. Cette correction
remettait en question le texte de l’Église. Une telle pratique risquait de
proposer une interprétation différente des Écritures. Les humanistes, aux
yeux de théologiens, mettaient ainsi en danger l’autorité de l’Église. En
changeant les textes, ils changeaient tout et notamment « les paroles
prononcées par le prêtre lors de l’eucharistie, considérées comme la répé-
tition de celles du Christ lors de la Cène (cérémonie fondatrice dont chaque
messe se veut la reproduction). Corriger le texte latin revenait donc à
invalider la messe »39.
En 1524, Rabelais et son compagnon Pierre Amy, novice dans la même
abbaye et coupable lui aussi de s’intéresser au grec, demandèrent de
l’aide au célèbre humaniste Guillaume Budé. Alors que Pierre Amy s’évade
illégalement de l’abbaye, Rabelais se fait transférer par le pape chez les
bénédictins de Maillezais, plus ouverts à la science. Il devint alors le
secrétaire et le protégé de l’évêque Geoffroy d’Estissac. Il se moquera de
cette intolérance dans son Gargantua en faisant des moines des êtres
inutiles, bornés et ignorants.

c) Des êtres inutiles


Le chapitre 40, est, comme son titre l’annonce, une digression satirique sur
les moines. Il propose de réfléchir sur deux points, dont le lien peut sem-
bler saugrenu et déjà comique : le premier est « pourquoy les moines sont
de tous refuys (fuis de tous) du monde » et le second : « pourquoy les ungs
ont le nez plus grand que les aultres ». C’est Frère Jean qui est l’occasion de
cette digression, ses qualités étant louées par opposition aux défauts des
autres moines : ainsi, Eudémon, faisant l’éloge de Frère Jean, se montre
surpris de l’exclusion des moines du monde : « je deviens tout troublé en
considérant la valeur de ce moine, car il réjouit le cœur de tous ceux qui
sont ici », « et comment se fait-il donc qu’on écarte les moines de toutes les
bonnes compagnies en les traitant de trouble-fête.. ») permettant ainsi la

39. Les citations entre guillemets sont extraites de l’étude sur Gargantua de Gérard Milhe Poutingon,
Éditions Bordas.

Séquence 4 – FR01 149

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longue diatribe de Gargantua : « À quoy respondit Gargantua ». La première
phrase de Gargantua se réfère à cette longue tradition de moquerie des
moines, représentés ici de façon métonymique par « le froc et la cagoule »,
qui attirent sur eux « opprobre, les injures et les malédictions de tout le
monde ». Gargantua, en un discours satirique, évoque alors les causes
d’un tel rejet. Singeant le discours argumentatif, il attaque les moines d’une
façon imagée, grossière et injurieuse. Pour commencer (et il commence
avec un humour des plus scatologiques), il utilise la métaphore filée de
« la merde », image du péché qui entraîne celle des latrines, image du cou-
vent : les moines, qui sont censés se retirer du monde pour prier, auraient
pour fonction de se nourrir des péchés des hommes. Gargantua utilise ici
un présent de vérité générale. Cela voudrait dire qu’au lieu de « laver » le
monde de ses maux, pour lesquels ils demanderaient pardon à Dieu, ils
en profitent au contraire : « ilz mangent la merde du monde, c’est à dire
les pechez et, comme machemerdes, l’on les rejecte en leur retraictz (dans
leurs latrines) : ce sont leurs conventz (couvents) et abbayes.. » (p. 290).
À cette première image, Gargantua en ajoute une autre, en comparant les
moines à des singes. On retrouve le même champ lexical métaphorique,
puisque ces animaux, jugés inutiles et ridicules comparés à d’autres ani-
maux, ne font que « tout conchier et degaster » (saccager). Puis, pas-
sant des animaux aux hommes, Gargantua compare de la même façon le
« moine ocieux » (oisif) à des personnages aux fonctions utiles : paysans,
soldats, médecins... (p. 292). Gargantua termine ces deux satires de façon
similaire : « qui est la cause pur quoy », « ce est la cause pour quoy ». Les
moines mériteraient ainsi leur sort, celui d’être « tousjours mocqué(s) et
herselé(s) (moqué(s) ou ridiculisé(s) et harcelé(s) ou tracassé(s) » ; « sont
de tous refuys » (sont fuis de tous), « de tous receoyt (reçoit) mocqueries
et bastonnafes », « de tous sont huez (hués) et abhorrys (abhorrés) ».
Gargantua emploie à chaque fois, soit l’adverbe « toujours », soit le
pronom indéfini « tous ». Il utilise aussi dans chaque expression deux
termes synonymes qui reviennent comme un refrain, le moine devenant
ainsi, de façon justifiée, l’objet de la moquerie universelle. Interrompu
par Grandgousier (p. 293) qui défend les moines « Sans doute, mais ils
prient Dieu pour nous », puis par Frère Jean qui se moque d’eux, Gargantua
dresse ainsi un tableau satirique de l’attitude religieuse des moines. Cette
satire rejoint celle du chapitre 27, où l’on voyait les moines incapables
de prendre une décision et donc de se défendre : le narrateur les décrit
réagissant comme des moines, c’est-à-dire incapables de s’adapter à une
nouvelle situation : « ils ne savaient auquel de leurs saints se vouer, ils
firent sonner au chapitre les capitulants, ils décrétèrent qu’ils feraient une
belle procession, à grand renfort de beaux psaumes et de litanies, contre
les embûches de l’ennemi, avec de beaux répons pour la paix » (p. 223).
Par le verbe « décréter », le narrateur montre qu’il s’agit d’une décision
réfléchie et l’ « action » qu’ils veulent entamer est d’autant plus inadaptée
à la situation et paraît ridicule. La répétition de l’adjectif « beau » met en
valeur l’inadéquation totale de ce qu’ils entreprennent. Leur préoccupa-
tion est d’ordre esthétique alors qu’ils devraient agir. La fin du chapitre
précédant le début du chapitre 27 présente les saccages de l’armée de

150 Séquence 4 – FR01

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Picrochole en en dénonçant la violence et la barbarie, par une succession
de verbes d’action au passé simple et au participe présent, soulignant
leur rapidité, leur efficacité et leur sauvagerie. La réaction des moines,
par antithèse, paraît d’autant plus risible.

d) Des êtres sots et ignorants


Cette inefficacité va de pair avec leur sottise. Pour accentuer le ridicule
de la situation et se moquer des moines, le narrateur les décrit (p. 223)
en train d’ânonner bêtement et mécaniquement des psaumes en latin.
Ils répètent sans fin les mêmes mots : « impetum inimicorum ne timue-
ris » (ce qui signifie « ne crains pas l’attaque des ennemis »). Mais ce
que le narrateur nous fait entendre ne ressemble à rien, si ce n’est à des
suites incompréhensibles de syllabes : « ini-nim-pe-ne-ne-ne-ne-ne-tum-
ne-num... ». Ils semblent bégayer ensemble, sans doute sous l’effet de la
peur. Et il est clair qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils disent puisque les
syllabes étant en désordre, les mots sont défaits. Le chapitre 40 fait ainsi
écho au chapitre 27, puisque Gargantua insiste sur la sottise et l’ignorance
des moines qui ne comprennent pas ce qu’ils disent. Reprenant la même
idée, il dit : « Ils marmonnent quantité d’antiennes et de psaumes qu’ils
ne comprennent nullement. Ils disent force patenôtres entrelardées de
longs Ave Maria sans y penser, sans comprendre et je n’appelle pas cela
prier, mais se moquer de Dieu » (p. 293). À cette accusation d’ignorance
et de bêtise qui conduisent à l’impiété, il en ajoute une autre : celle de
ne s’intéresser qu’à la nourriture : « Mais que Dieu les aide s’ils prient
pour nous autrement que par peur de perdre leurs miches et leurs soupes
grasses » (p. 293). Frère Jean lui-même, au chapitre 27, se moque des
moines qui invoquent les saints à toute heure.
L’éloge de Frère Jean, qui suit et que nous avons déjà étudié dans le
chapitre sur les personnages, présente les défauts des moines en creux :
« il n’est point bigot, ce n’est point une face de carême... il défend les
opprimés... ». Ses défauts, en revanche, sont ceux des mauvais moines :
ignorance, grossièreté, gourmandise, légèreté. Il est, en effet, lui aussi,
ignorant et s’en vante : « je n’estudie poinct de ma part (pour ma part). En
nostre abbaye nous ne estudions jamais, de peur des auripeaux (oreillons).
Nostre feu abbé disoit que c’est chose monstrueuse veoir un moyne sca-
vant » (p. 288, ch.39.)

e) Des êtres grossiers et concupiscents40


Frère Jean, en plus d’être ignorant, est grossier ; il blasphème sans arrêt :
« par Dieu, Vertu Dieu ! » (p. 223), « Ventre Dieu ! » (p. 225), « par le corps
Dieu ! » (p. 223 et 225) ; il cogne les ennemis avec la croix et jure de se
donner au diable en toute occasion (p.223, 225, 289...). Ces expressions
sont déjà citées dans le chapitre sur Frère Jean. Fidèle à l’image tradition-
nelle du moine, il est obsédé par la nourriture et le vin. Ainsi, c’est pour

40. La concupiscence est un « désir vif des biens terrestres », elle peut se traduire par un « désir sexuel ardent pour
un objet interdit ou non prévenu » (Dictionnaire Robert).

Séquence 4 – FR01 151

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défendre les vignes de son abbaye, qu’il prend les armes. Certes, il s’agit
du vin dont on a besoin pour la messe, mais pas seulement. L’idée que
les moines et lui puissent manquer de vin le rend extrêmement violent.
Les allusions au vin et à la nourriture sont constantes. Cet intérêt pour
la bonne chère est lié à sa grande sensualité, mais les allusions à la
sexualité sont assez peu nombreuses : après avoir parlé de son appétit,
il évoque « la cuisse de levraut » puis, au moyen d’une transition des plus
coquines, il ajoute : « À propos truelle (des bottes), pourquoy est-ce que
les cuisses d’une damoizelle sont tousjours fraîches », dit-il p. 286 ; et
lorsque Ponocates s’étonne de la taille du nez de Frère jean, celui-ci fait
des allusions grivoises, la taille de son nez étant manifestement liée à celle
de son sexe (p. 295). Au ch. 45, p. 319-321, Frère Jean fait allusion à la
sensualité des moines : il demande des nouvelles de l’abbé Tranchelion
et juxtapose à son nom l’expression « ce bon buveur ». Puis, à la question
: « Et les moines, quelle chère font-ils ? », il ajoute des allusions des plus
paillardes : « Cordieu, ils biscottent vos femmes, pendant que vous péré-
grinez vers Rome ». Les commentaires qui suivent, et qui sont de la même
veine, montrent bien ce que Frère Jean pense des appétits sexuels des
moines. Il conclut par cette hyperbole : « car la seule ombre d’un clocher
d’abbaye est fécondante ».
Rabelais ne se moque pas seulement de la sottise et de l’ignorance des
moines, il s’attaque à ces deux travers humains de façon générale. Et il
le fait avec d’autant plus de vigueur qu’ils peuvent être dangereux, notam-
ment lorsqu’ils entraînent la superstition*. Dans son étude sur ce sujet,
Gérard Milhe Poutingon41 précise que « Rabelais dénonce certains abus
de la piété populaire encouragés par l’église » (p. 70). Il ajoute que « les
évangéliques, surtout ceux qui se sentaient des affinités avec les réfor-
més, reprochaient à l’Église de Rome d’exploiter la superstition populaire
par le commerce des reliques et le culte des saints. À leurs yeux l’Église
n’était qu’un groupe de marchands mettant en vente le Christ et sa reli-
gion » (...) « En cela, il se montre proche d’Érasme, anticlérical, pourfen-
dant l’obscurantisme et la superstition, mais véritable croyant ».

2. La satire de la superstition

a) Le culte des reliques


Rabelais se moque notamment à plusieurs reprises du culte des reliques.
Ainsi, au chapitre 17 (p. 154), il glisse discrètement la périphrase « porteur
de rogations » (porteur de reliquailles), parmi d’autres expressions dési-
gnant tous ceux qui abusent de la crédulité et de la « sottise » du « peuple
de Paris » et sont évoqués comme le « harcelant » avec violence (« moles-
tement »). De fait, le « porteur de reliquailles » semble prendre naturelle-
ment place au milieu des amuseurs publics, hommes ou animaux, comme
les « basteleurs, les mulets avecques des cymbales, les vielleuz » (bate-

40. O
 p.cit.

152 Séquence 4 – FR01

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leurs, mulets avec ses clochettes, vielleux). Les « porteurs de reliquailles »
semblent agiter des sortes de hochets pour abuser de la crédulité des
Parisiens. La visée est d’autant plus claire ici qu’il compare leur popularité
à celle des « bons prescheurs evangelicques » : « assemblera plus de gens
que ne feroit un bon prescheur evangelicque »42. De plus, dans ce chapitre,
Gargantua s’étonne de la stupidité des Parisiens, leur superstition étant
due à leur sottise : le peuple de Paris est ainsi qualifié de « sot », de
« badault » et d’« inepte de nature ». L’intensité de leurs défauts est, de
plus, soulignée par la récurrence de l’adverbe d’intensité « tant ».
Gargantua les traite de « maroufles », et la grosse farce qui suit et qui
occupe tout le chapitre montre bien qu’ils ne méritent pas mieux que
d’être noyés dans les flots d’urine du géant.
Le culte des reliques est, à ses yeux, lié à une sorte de pratique magique.
Il est évidemment pratiqué par les personnages les plus stupides comme
les gens de Picrochole, qui sont superstitieux à l’image de leur roi. Au
culte des reliques s’ajoute celui des saints qui, par son excès et son aspect
idolâtre, rappelle les pratiques païennes.

b) Le culte des saints


La superstition de Picrochole et de ses soldats est ridiculisée à plusieurs
reprises. Lorsque Frère Jean les massacre, ils invoquent différents saints
dans lesquels le narrateur glisse celui de « Saincte Nytouche » (p. 226).
La multitude des saints invoqués souligne la démesure de leur naïveté.
Le narrateur conclut avec ironie : « et mille aultres bons petitz sainctz »
(p. 228). Rabelais mêle ici les deux pratiques qui, à ses yeux, sont insé-
parables, toutes deux aussi superstitieuses l’une que l’autre et même
préconisées et encouragées par l’Église. Aux noms des Saints, « sainct
Mesmes de Chinon, sainct Martin de Candes… », s’ajoutent « es reliques
de Lavrezay » (p. 228). Ils espèrent aussi la protection de la plus sacrée
de toutes les reliques, le « sainct Suaire de Chambery ». Avec ironie, à
nouveau, le narrateur souligne la vanité d’un tel culte en introduisant, par
la conjonction « mais », la proposition suivante : « mais il brûla trois mois
après, si bien qu’on n’en put sauver un seul brin »42 (p. 229).
Nous avons déjà analysé le fait que les soldats de Picrochole n’agissent
jamais de façon rationnelle. Leur foi ne l’est pas d’avantage (cf. p. 243).
C’est ainsi, rappelons-le, que Grandgousier juge leur comportement au
chapitre 31, par la voix d’Ulrich Gallet : à ses yeux, Picrochole et ses gens,

41. C
 f. Gargantua, note 2 p. 154.
42. V
 oltaire procèdera de la même façon dans Candide au chapitre 6, qui est une satire de l’inquisi-
tion. Il commence le chapitre ainsi : « Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts
de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une
ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé : il était décidé par l’université de Coimbre
que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret
infaillible pour empêcher la terre de trembler ». Il raconte comment est mis en scène le supplice
des pauvres victimes et conclut ainsi le chapitre : « Le même jour la terre trembla de nouveau avec
un fracas épouvantable ».

Séquence 4 – FR01 153

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en menant cette guerre insensée, « se sont émancipez de Dieu et raison
pour suyvre leurs affections perverses ». Le lien, ici, entre Dieu et raison
est intéressant. Il y a pour lui deux sortes de foi, une foi raisonnée et des
croyances irrationnelles, dont sont victimes les gens superstitieux. Dans
le point 2.b. du chapitre 3. (partie C) sur « Grandgousier, ennemi de la
superstition », nous avons déjà mentionné que celui-ci la considère
comme un véritable poison pour les hommes et pour la religion qu’elle
déforme : il évoque ceux qui répandent de telles pratiques comme des «
faulx prophètes » et des « imposteurs » qui « blasphement », « ne font que
mal » et « empoisonnent les ames » (p. 316-318). Les paroles de
Grandgousier sont solennelles parce qu’il développe des idées essen-
tielles et qui lui tiennent à cœur44. Il s’agit ici des pèlerins qui étaient allés
à Saint Sébastien pour se prémunir, par des invocations, contre la peste.
Ces mêmes pèlerins sont raillés au chapitre 38 qui, comme l’indique le
titre, raconte « Comment Gargantua mangea en salade six pèlerins »
(p. 278). Ce chapitre en apparence très anecdotique et divertissant par
sa ressemblance avec un conte populaire et sa drôlerie, ridiculise totale-
ment ces pèlerins. Ils apparaissent comme peureux et inaptes à prendre
des décisions efficaces. Ils se dissimulent d’abord dans des cachettes
peu glorieuses et qui les mettront en danger : « entre les choulx et lectues »
(p. 278). Rabelais se sert alors de différents comiques : le premier, de
situation et le second qui est dû au déplacement de sens des objets,
comme c’est le cas de leur bâton de pèlerin (bourdon) qui, à plusieurs
reprises (p. 281), est utilisé de façon totalement inhabituelle, jusqu’à
servir à « percer une enflure chancreuse » placée à un endroit des plus
intimes ! L’on peut, à ce propos, remarquer que les pèlerins (p. 281),
comme les Parisiens (p. 155) et les soldats de Picrochole (p. 269), subis-
sent les flots d’urine de Gargantua. Ces personnes, jugées stupides, sem-
blent mériter un sort dégradant et d’un comique scatologique.
La superstition rend peureux, en créant toutes sortes de terreurs irraison-
nées comme celle de la peur du Diable

c) La peur du Diable
Ainsi, aux chapitres 34 et 35, Gymnaste exploite la crédulité et l’esprit
superstitieux des gens de Picrochole en se faisant passer pour un diable :
la terreur que celui-ci provoque alors lui assure la victoire. Le narrateur
prend manifestement plaisir à peindre cette scène : lorsque Gymnaste
rencontre les ennemis (p. 263), il se présente à eux comme « un pauvre
diable » et Tripet lui répond en écho s’amusant dans sa réponse, à utiliser
le mot « diable » le plus souvent possible (six fois) : « Ah ! (...) puisque tu
es un pauvre diable, il est juste que tu passes outre, car tout pauvre diable
(...) ce n’est pas l’habitude que les pauvres diables (...) Aussi, Monsieur
le Diable (...) c’est vous Maître Diable qui me porterez, car j’aime assez
qu’un tel diable m’emporte ». Mais il ne se rend pas compte de l’effet de
ce mot sur ses gens : « À ces mots, certains d’entre eux commencèrent
à être effrayés et ils se signaient à toutes mains, pensant que c’était un

44. Cf. chapitre 3. C.1 sur Grandgousier.

154 Séquence 4 – FR01

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diable déguisé » (p. 265). Cette mention du diable est ainsi développée
dans le chapitre suivant, puisque les mots prononcés par Gymnaste et
Tripet puis les pirouettes de Gymnaste sur son cheval terrifient les soldats
de Picrochole. Ceux-ci sont assez superstitieux et stupides (ce qui est la
même chose pour Rabelais) pour voir en lui un être diabolique : un « diable
déguisé », un « lutin » ou « diable affamé » (p. 267). « Des entreprises
du Malin, délivre-nous, Seigneur ! », disent-ils. Gymnaste profite alors de
cette terreur qu’il suscite chez les ennemis : « Alors, Gymnaste, voyant
son avantage, descend de cheval, dégaine son épée et, à grands coups,
chargea les plus farauds, qu’il renversait en gros tas, blessés, défaits,
meurtris » (p. 267). À leurs yeux, ses actions sont « merveilleuses » c’est-
à-dire surnaturelles. Le narrateur prend plaisir à les décrire en mettant
en valeur leur aspect diabolique : on peut voir les cornes du diable dans
ses deux pouces à l’envers, et lorsqu’il tournoie « plus de cent fois » les
bras en croix en hurlant, il fait penser à un possédé, qui peut accomplir
des actions irréalisables humainement. Son agilité se déploie dans une
euphorie due à ses prouesses physiques et à leur pouvoir sur un public
crédule. Terrorisés, les gens de Picrochole sont incapables de réfléchir, de
se raisonner et d’agir ; totalement démunis, ils se laissent massacrer. Si
le passage est comique et met en valeur l’habileté à la fois intellectuelle
et physique de Gymnaste, il souligne aussi les dangers de la superstition
qui ici paralysent en quelque sorte les soldats de Picrochole.
Leur roi est victime des mêmes terreurs. Sa défaite et sa fuite sont
pitoyables et ridicules. Elles le sont d’autant plus à cause de sa supersti-
tion, qui lui fait quasiment perdre la raison.

d) La foi en les prophéties


Sa terreur des Cocquecigrues, oiseaux imaginaires prédits par une sor-
cière, gâche la fin de son existence. Le voilà condamné à attendre passi-
vement leur venue jusqu’à la fin de ses jours. À ce propos, Gérard Milhe
Poutingon45 comparant la paralysie de Picrochole à celle de ses soldats
face à Gymnaste, écrit : son attente « pétrifie le tyran dans l’immobilité
de l’éternel non-sens » : « il rencontra une vieille sorcière qui lui prédit
que son royaume lui serait rendu à la venue des Cocquecigrues ». Le nar-
rateur prétend ignorer ce qu’il est devenu mais ajoute : « Et tousjours, se
guemente à tous les estrangiers de la venue des Cocquecigrues, espérant
certainement, scelon la prophétie de la vieille, estre à leur venue réintégré
à son royaulme » (« il s’inquiète toujours auprès de tous les étranges de
l’arrivée des coquecigrues avec le ferme espoir que, selon la prophétie
de la vieille, il recouvrera son royaume à leur venue ») (p. 339). L’utilisation
du présent et des adverbes « tousjours » et « certainement » souligne la
pérennité et l’intensité de son entêtement et de sa crédulité. Et c’est ainsi
que ce personnage sort du roman, laissant de lui cette dernière image.
Certes, Rabelais croit à la Providence, mais nul ne sait ce qui va advenir.
Avoir foi en de telles prédictions, c’est faire preuve de superstition, celle-ci
étant accentuée par le fait qu’il s’agisse d’oiseaux imaginaires. Ce sont

45. étude de Gargantua, éd. Bordas, p.72.

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toujours les mêmes personnages qui sont atteints des mêmes « maux » ou
vices. Le chapitre 38 sur les pèlerins s’achève de façon aussi ridicule qu’il
avait commencé, par l’interprétation totalement scabreuse que le dénommé
Lasdaller propose des textes bibliques. Il y voit toute une série de prophé-
ties : « qui leur fit remarquer que cette mésaventure avait été prédite par
David dans les psaumes » (p. 281). Son ton péremptoire et la structure
systématiquement binaire de son discours rendent le passage encore plus
comique. Il met en parallèle des passages du texte sacré avec chacune de
leurs dérisoires et ridicules mésaventures : « À la conjonction latine « cum »
correspond sa traduction française « quand ». Il commence ainsi : « Cum
exurgerent homines in nos, forte vivos déglutissent nos (ce qui signifie :
« quand des hommes se dressèrent contre nous, peut-être nous auraient-ils
engloutis tout vivants ». À ses yeux c’était une prédiction de « c’est quand
nous fûmes mangés en salade, à la croque et au sel (...) ». Le décalage
entre le texte sacré et son interprétation (la mésaventure des pèlerins ava-
lés puis « bousculés » par une rasade de vin ou bloqués par un déluge
urinaire) est très plaisant. À la satire de la foi en des prophéties s’ajoute
sans doute celle des mauvais exégètes des textes sacrés. Ces derniers, en
outre, ont l’audace de proposer a posteriori une lecture totalement person-
nelle et subjective des textes. Cela permet aussi de justifier ainsi les pires
des maux, comme le montrera par la suite Voltaire.
Cette satire en rejoint donc une autre, sans doute la plus féroce, celle des
sorbonnards, ce que Rabelais désigne par l’expression « les caffars ».

3. La satire des sorbonnards ou « caffars »


a) La Sorbonne au XVIe siècle
Les caffars chez Rabelais sont les sorbonnards, c’est-à-dire les membres
de la Sorbonne. La Sorbonne a été fondée par Robert de Sorbon (1201-
1274), confesseur et chapelain de Saint-Louis. Celui-ci voulait créer un
établissement spécial pour que les écoliers pauvres puissent étudier la
théologie. La Sorbonne devient peu à peu le lieu de référence des études
et des délibérations théologiques. Elle possède légalement, depuis 1436,
d’immenses privilèges et a ses propres lois. En tant qu’université de théo-
logie, elle est quasiment toute puissante et dispose notamment d’une telle
indépendance et d’un tel pouvoir de censure qu’elle a tenté de censurer
les textes de la sœur du roi François Ier, Marguerite de Navarre, dont le
contenu évangélique déplaisait à ses membres. L’autorité royale a mani-
festement, face à elle, une université tellement puissante que son contrôle
a tendance à lui échapper. C’est pour cette raison que Rabelais la critique,
d’autant plus qu’il estime que sa vision de la religion est obtuse et fausse.
De plus, elle dispense un enseignement scolastique que Rabelais juge
trop conservateur et totalement fermé aux nouvelles idées humanistes.

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b) La censure
Les allusions à la Sorbonne sont très fréquentes et jalonnent le récit.
Ce sont parfois de simples expressions. Elles peuvent être considérées
comme l’un des fils conducteurs du récit, la satire y étant omniprésente. On
en trouve déjà dans le premier chapitre (p.57), lorsqu’Alcofribas évoque la
« généalogie » de Gargantua qu’il aimerait comparer à celle du « messie »
mais sans oser le faire car « les diables (les calomniateurs et cafards) se
y opposent » : les trois expressions qui désignent les sorbonnards sont
des plus péjoratives ; elles en font des ennemis de Dieu, des menteurs et
des hypocrites, la calomnie consistant à répandre sciemment des faits
que l’on sait faux. La comparaison avec des cafards est très éloquente :
ce sont des insectes répugnants et envahissants, pour qui tout le monde
ressent une instinctive et grande répulsion et qui, de plus, transportent
des maladies. Le procédé, ici, est habile puisque, pour éviter la censure,
le narrateur-auteur ne développe pas la comparaison avec le Christ mais
y fait allusion, et par là attaque ceux qui censurent son texte.
Lorsque le narrateur raconte l’enfance de Gargantua et la quantité de
lait qu’il absorbe, ses plaisanteries sur l’invraisemblance de tels faits
sont une nouvelle occasion de se moquer des sorbonnards à l’aide d’un
jeu de mots : « et a esté la proposition mammallement scandaleuse, des
pitoyables aureilles offensive et sentent de loing hérésie » (et cette pro-
position a été déclarée mamallement scandaleuse, blessante pour des
oreilles capables de piété, et sentant de loin l’hérésie), pp. 94-95. La
note de l’édition du Seuil propose une analyse intéressante de ce pas-
sage : l’adverbe « mammallement » qui est formé sur le mot mamelle est
proche, si l’on bégaie, d’un autre adverbe : « malement », qui signifie
méchamment. De plus, la phrase, par sa lourdeur, imite « les formules
par lesquelles la Sorbonne justifiait la censure d‘une proposition jugée
hérétique ». L’expression « oreilles pieuses » est évidemment ironique.
Le choix de cette anecdote fait allusion au fait que la censure s’attaque à
une multitude de cas, celui-ci étant particulièrement dérisoire. De plus,
l’on peut penser que l’auteur fait ici un parallèle entre deux gigantismes :
celui de l’appétit du Géant nourrisson et celui de l’espace de la censure
Sorbonnarde.
L’un des points les plus importants est donc la critique de l’éducation
donnée par les Sorbonnards

4. Analyse de l’épisode des Cloches de Notre-


Dame : la harangue de Janotus de Bragmardo
Le séjour de Gargantua à Paris, marqué par cet épisode farcesque46, est
l’occasion de montrer la bêtise des Parisiens, que nous avons déjà étu-
diée. Il est aussi l’occasion de dénoncer la sottise et l’ignorance des

46. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’épisode des Cloches de Notre-Dame fait partie des
légendes de Gargantua racontées dans Les grandes et inestimables chroniques.

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sorbonnards dont le ridicule, par l’intermédiaire de la harangue du gro-
tesque Janotus de Bragmardo, est extrêmement savoureux pour le lec-
teur.

a) Une scène de carnaval et de farce théâtralisée


Ce passage, important pour son comique et la satire, est écrit et mis en
scène comme une farce. Rabelais admirait beaucoup La Farce de Maître
Pathelin et y fait référence à plusieurs reprises (p.155) : « Ainsi il emporta
son drap en tapinois, comme Patelin » (p.169). Janotus et ses acolytes font
une véritable entrée en scène au début du chapitre 18, comme l’indique
l’expression : « À l’entrée » (À leur entrée) (p.160). Le lecteur assiste
alors à une étrange procession. Janotus apparaît costumé : « tondu à la
Cesarine (César), vêtu de son lyripipion ». Il est accompagné d’un veau et
d’acolytes d’une grande saleté : « touchant davant soy (devant lui) troys
vedeaulx (veayx) à rouge museau et trainant après cinq ou six maistres
inertes (sans-art), bien crottez à profit de menaisge (bien crottés jusqu’au
bout des ongles] ». La saleté des sorbonnards est un thème récurrent,
puisqu’au chapitre 20, les maîtres firent vœu de ne plus se décrotter :
« Maître Janotus et ses défenseurs (...) de ne plus se moucher, jusqu’à ce
qu’une sentence définitive fût prononcée ». Le résultat est que jusqu’à
présent, ils sont restés « crottés »et morveux. Le narrateur, par des « méta-
phores facétieuses » (note 3, p.158), présente Janotus comme étant bien
nourri et sans doute ivre : « bien antidoté l’estomac de coudignac de four et
eau beniste de cave » (bien immunisé au cotignac de four et à l’eau bénite
de cave, p.159). On l’imagine ventripotent et titubant. Une telle entrée
en scène peut faire songer aux « cômoi » de l’Antiquité : ancêtres de la
comédie grecque, ces troupes comiques déguisées en silènes et satyres
traversaient les villes en jouant quelques scènes de la geste de Dionysos.
Ponocrates fait partie du public et s’étonne d’une telle mascarade : « et
il eut frayeur en soy, les voyant ainsi desguisez, et pensoit que feussent
quelques masques hors du sens » (p.160). Les termes « déguisés » et
« masques » soulignent bien la théâtralité de leur arrivée. La mention :
« commença ainsi que s’ensuit en toussant » ressemble à une didascalie.
À la fin de la harangue de Janotus, Ponocrates et Eudémon « s’esclaffèrent
de rire ». L’hyperbole qui suit souligne à quel point la scène est comique : «
tant profondément que en cuiderent rendre l’ame à Dieu » (si violemment
qu’ils crurent en rendre l’âme à Dieu) (p.166-167). Ponocrates évoque ce
discours comme un divertissement et il compare Janotus à l’un des acteurs
les plus célèbres de son temps et fort apprécié par François Ier : « il leurs
avoit donné de passe-temps et plus faict rire que n’eust Songecreux ». Ce
procédé de mise en abyme est repris au moment où Janotus parodie, dans
sa conclusion, celle des comédies latines (comme celles de Térence ou de
Plaute, cf. note 24, p. 166) : « valete et plaudite : adieu et applaudissez ».
Ainsi il se présente lui-même comme un acteur, et son discours comme
une comédie.
Cette scène se situe sans doute pendant le carnaval, comme le montre
aussi ce qu’il espère gagner : une pièce de drap et un chapelet de sau-

158 Séquence 4 – FR01

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cisses. Le chapelet de saucisses est un symbole bien connu de carnaval
dans ses batailles avec Carême. Les grasses saucisses sont aussi sûre-
ment un symbole du rire du Mardi gras que le triste poisson l’est de l’aus-
térité du carême » écrit Screech (p. 207).

b) Un personnage choisi parmi les meilleurs


Pour accentuer la satire, le narrateur prend soin de noter que Janotus
de Bragmardo est élu et choisi comme l’un des meilleurs orateurs de
la faculté (p.159). La simple mention de son nom fait rire puisque
Bragmardo est une latinisation du mot français braquemard dont le
sens est grossier (paillard). Ainsi, tout en ironisant sur le fait que ce
personnage a été soigneusement choisi après mûre réflexion, le narra-
teur se moque des sorbonnards en glissant quelques formules raillant
l’argumentation scolastique : « Après avoir bien ergoté pro et contra
(le pour et le contre), feut conclud en Baralipton (syllogistiquement :
en utilisant un moyen mnémotechnique pour se souvenir d’une figure
de syllogisme) que l’on envoyeroit le plus vieux et suffisant (compétent)
de la Faculté... ». Il est donc censé faire partie de ceux qui maîtrisent le
mieux l’art de l’éloquence.

c) Un discours doublement vain


Cependant, son discours est doublement vain : il l’est par son contenu et
son immense maladresse, comme nous allons le voir en l’étudiant. Il l’est
aussi parce qu’il a été décidé de rendre les cloches avant qu’il ne prenne
la parole : « Et pour que ce tousseux ne tirât pas une vaine gloire d’avoir
fait rendre les cloches sur son intervention (...) on ferait appeler le prévôt
de la ville, le recteur de la Faculté (...) auxquels on remettrait les cloches
avant que le sophiste n’ait exposé sa requête »

d) Janotus, un sophiste
Cet orateur inutile est à plusieurs reprises désigné comme un sophiste.
Les sophistes sont, dans l’Antiquité grecque, des philosophes rhéteurs
(c’est-à-dire maniant la rhétorique avec un savoir-faire parfaitement maî-
trisé). La plupart des disciples de Socrate, comme Gorgias, Protagoras…
et Socrate lui-même, sont des sophistes. Ils croient aux vertus éducatives,
politiques et libératrices de la parole (logos). À l’origine, cette désignation
n’est donc ni ambiguë ni péjorative, bien au contraire. Mais elle le devient
rapidement, et elle l’est déjà chez Platon. En effet, certains d’entre eux,
peu soucieux de la vérité, vendent leur art très cher en donnant des leçons
de rhétorique. Ils sont capables, dans un même discours, de défendre
avec le même talent et la même ardeur, des idées contraires, dans le but
de persuader leur auditoire. Un sophiste peut donc être un prétentieux
et un menteur. Dans Gargantua, les sorbonnards, et parmi eux Janotus,
étant désignés comme des sophistes (p.160, 167...), l’expression est
nécessairement péjorative.

Séquence 4 – FR01 159

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e) J
 anotus, un maître stupide et ignorant, un « tous-
seux », à l’image des maîtres de Gargantua
Cet épisode des plus saugrenus n’est pourtant pas sans lien avec les
chapitres précédents. Rabelais parvient à le lier habilement aux chapitres
sur l’éducation de Gargantua, puisque Janotus de Bragmardo est une
caricature des vieux professeurs de la Sorbonne, ignorants et stupides, à
l’image de ceux à qui l’éducation de Gargantua a été confiée. Rappelons
que ses précepteurs l’ont rendu « tant fat (sot), niays (niais) et ignorant »
(p. 172). Le narrateur les désigne souvent sous le nom de « tousseux ».
Cet adjectif amusant sert humoristiquement de lien, voire de point de
repère. Ce sont tous des tousseux. Ainsi, Maître Jobelin Bridé est présenté
après Thubal Holoferne comme « un aultre vieux tousseux » (p. 144), ce
qui implique, évidemment, que le premier l’est aussi. À leur suite, Janotus
est à son tour un « tousseux » comme les autres, l’archétype du vieux
professeur bronchiteux, affaibli par l’âge, presque gâteux. Il commence
son discours en toussant : « Ehen, hen hen ! Mna dies (b’jour), et vobis
(et à vous), messieurs » (p. 160). La troisième phrase est précédée d ‘une
nouvelle quinte de toux : « Hen hen, hasch ! ». Par la suite, d’autres quintes
de toux l’interrompent : sa prière solennelle se termine par : « Hum,
atch, euh-atch,greuh-hum-atch » (p. 165). Ces interruptions sous forme de
suites d’onomatopées ont, de toute évidence, pour fonction d’accentuer
le comique de ce passage. Or, c’est cet orateur que la Sorbonne envoie
pour réclamer les cloches de Notre-Dame.
Ce discours peut être considéré comme digne de devenir un morceau d’an-
thologie tant il allie avec succès différents procédés comiques. La réaction
immédiate de Gymnaste et de Ponocrates est en quelque sorte une mise
en abyme de celle du lecteur, qui éprouve en effet une véritable jubilation
en lisant cette « belle harangue » comme le narrateur le glisse avec ironie
(p. 161 et 163). Comme nous l’avons déjà mentionné dans la partie A du
chapitre 4 sur l’éducation, ce discours est « truffé de latinismes, d’inco-
hérences, de références antiques saugrenues », de formules pieuses mal
utilisées, apprises par cœur, sans être comprises, « de néologismes mal
venus, de confusion et de désordre, de digressions inutiles etc.
Prenons quelques exemples :
– la langue de Janotus est lourde et embarrassée. Il commence ainsi : « Ce
ne seroyt que bon que nous rendissiez noz cloches... » (p.160). Puis il
continue par une phrase très longue, totalement confuse et incompré-
hensible, remplie d’expressions compliquées, jargonnesques, parfaite-
ment inadéquates : « qui les vouloient achapter pour la substantificque
qualité de la complexion élementaire, que est intronificquée en la ter-
resterité de leur nature quidditative pour extraneizer les halotz et les
turbines suz noz vignes... » (qui voulaient les acheter pour la substan-
tifique qualité de la complexion élémentaire qui est intronifiquée en
la terrestérité de leur nature intrinsèque pour écarter les brumes et les
tourbillons de nos vignes) (p.162) ;
– de plus, son discours est incohérent, puisqu’il passe d’un argument à
un autre sans lien, le paragraphe suivant évoquant les saucisses et les

160 Séquence 4 – FR01

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chausses qu’il gagnerait. Le lecteur se perd nécessairement dans le
discours de Janotus et Janotus, de plus, s’y perd lui-même ;
– la syntaxe de Janotus est plus que maladroite. En fait, il ne sait pas parler.
Lorsqu’en échange des cloches, il prie Dieu d’être bienveillant envers
Gargantua, sa phrase est trop mal construite pour traduire correctement
ses désirs (cf. note 17, p.164).
Lorsqu’il tente un raisonnement logique, en utilisant un syllogisme*, il
ignore dans quel ordre il doit donner ses arguments, puisqu’il ne sait plus
s’il est « in tertio primo in Darii ou ailleurs » (p.164) (en troisième position
ou ailleurs). L’ordre de son syllogisme étant inversé, son raisonnement est
nécessairement faux. De plus, il est assez stupide pour reconnaître qu’il
ne se souvient plus de la démarche à suivre, c’est-à-dire des différentes
étapes du syllogisme : « par mon âme, j’ai vu le temps où je faisais monts
et merveilles en argumentant, mais à présent je ne fais plus que radoter ».
Le ridicule d’un tel raisonnement, qu’il soit ordonné ou pas, est rendu ici
par un jeu de mots extraordinaire en latin sur le mot « cloche ». « Ça je
vous prouve que me les doibvez bailler. Ego sic argumentor » : le comique
va être accentué par l’emploi du verbe « argumentor » qui, comme le pré-
cise la note 14 p.164, introduit habituellement une soutenance de thèse :
« Omnis clocha clochabilis in clocherio clochando clochans clochativo
clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet clochas. Ergo gluc ».
Ceci peut paraître difficile à rendre en français, Rabelais jouant sur diffé-
rentes formes verbales du verbe « clochare », lui-même issu du bas latin
« clocha » : « toute cloche clochable fait clocher par le clochatif ceux qui
clochent clochablement. À Paris il y a des cloches. Donc CQFD ». L’effet
de ce faux syllogisme et de cette accumulation absurde de mots dérivés
du mot « cloche » est d’autant plus risible que le lecteur a l’impression
d’entendre carillonner les cloches et que Janotus est totalement satisfait
de lui-même. Il rit lui-même de son jeu de mots et termine par une ono-
matopée. Enfin, il se complimente : « Ha, ha ha ! C’est parlé cela ».

f) Plaidoyer pour une nouvelle rhétorique


Ce long discours parodique* est en effet aux antipodes de l’idéal de rhé-
torique que l’on trouvera par la suite dans les discours d’Ulrich Gallet,
Grandgousier et Gargantua, aussi bien dans sa forme que dans son
contenu. Ceux-ci se sont débarrassés des syllogismes et de tout ce jar-
gon inutile.

g) De la fiction à la réalité
L’étude de Screech consacre un chapitre entier assez long (p. 208- 218)
aux liens entre cet épisode et la réalité du temps de Rabelais : ce chapitre
est intitulé Les Cloches de Notre-Dame : une satire contemporaine. Il
explique que dans ces chapitres d’une « drôlerie » certes « intempo-
relle » « se moquant des divagations et de l’incohérence des universitaires
situées dans un passé vaguement médiéval », Rabelais glisse des allu-
sions plus précises. Il cite pour exemple la phrase page 156 « toute la ville
feut esmeue en sédition » : qui fait allusion aux émeutes et troubles à Paris,

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en 1533, provoqués par les prêches évangéliques de Girard Rousset, cha-
pelain de Marguerite de Navarre. Ces sermons évangéliques47 « consti-
tuaient un aspect public de la dévotion de la cour » (p. 210) et intensifiaient
l’hostilité de l’Université et notamment de Béda et de ses partisans. Les
soulèvements qu’ils provoquèrent étaient hostiles au roi et à la cour. Il ajoute
que François Ier se méfiait de Paris qui lui avait été déloyal et peu favorable
durant sa captivité en Espagne, et que cette méfiance s’étendait à l’Univer-
sité et à l’Église (p. 209). Cette méfiance justifie le choix de l’évêque Jean
du Bellay qui lui fut toujours dévoué. Ce dernier fut souvent en conflit avec
l’Université et notamment avec Béda et « ses compères » qui, comme nous
l’avons déjà mentionné, tentèrent de censurer les ouvrages de Marguerite
de Navarre, imposaient leurs propres lois et s’opposaient à l’autorité royale.
Ainsi la Sorbonne « s’était attiré l’hostilité durable des du Bellay, l’inimitié
de Marguerite de Navarre et la raillerie impitoyable de Rabelais » (p. 209).
« Tel est le fond de tableau devant lequel Rabelais fait défiler, discuter et
protester Janotus et ses compères » (p. 210).
On peut relever ainsi des allusions à la Sorbonne antiroyaliste dans cette
phrase de Janotus (p.171), furieux que les théologiens de la Sorbonne
veuillent lui voler une partie de ses gains (« une part de son drap et un
peu de ses saucisses », p. 211). Certes, la raison est comique mais le
discours de Janotus, ici, est des plus cohérents et allusifs ; le voilà presque
devenu, pour quelques instants, un porte-parle de Rabelais : il les traite de
« traistres malheureux » et de « meschans » : il les menace : « je advertray le
Roy des énormes abus que vous forgez céans, et par vos mains et meneez »,
et il espère les voir « tout vifz brusler comme bugres, traistres, hérétiques
et séducteurs, ennemys de Deu et de vertus ». Rappelons que la Sorbonne
n’hésitait pas à conduire au bûcher ceux qu’elle jugeait comme hérétiques.
De plus, Screech se demande s’il n’y a pas un jeu de mots avec les
« cloches » car « Beda était boiteux », il « clochoit » (p. 211). On pourrait
alors voir dans tout l’épisode un double sens.

h) Des procès qui n’en finissent plus


La satire continue dans le chapitre suivant, lorsque Janotus, victime de
ses propres collègues, les critique, comme nous venons de le voir. Le nar-
rateur, à son tour, fait entendre sa voix au sujet du procès qu’ils intentent
à Janotus. Ceux-ci, manifestement, n’ont pas de fin : « ces avalleurs de
frimas font les procès davant eux pendens et infiniz et imoretlelz » (ces
souffleurs de brouillards, laissant devant eux les procès en suspens, les
rendent infinis et immortels), p.170. Rappelons que Rabelais est fils de
juriste et qu’il a lui-même étudié le Droit.

Conclusion
Par le rire, Rabelais discrédite totalement l’enseignement universitaire
qui transparaît à travers Janotus et sa « belle harangue ». En tournant ainsi

47. Nouveauté du Carême à Paris à partir de 1532.

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en dérision les raisonnements syllogistiques, Rabelais remet en question
la base de l’enseignement scolastique. « L’image du vieillard décrépit
s’allie avec la caducité sorboniste qui a fait son temps sur tous les plans :
social, idéologique et linguistique » écrit Bakhtine. Martine Petrini-
Poli dans son article48 écrit que ce discours sénile témoigne de « la mort
symbolique de la langue de la Sorbonne, langue médiévale officielle
désormais sclérosée ». Gargantua, déjà quelque peu abruti par ses pro-
fesseurs, prenait ce chemin. S’il avait continué à suivre cet enseignement,
il aurait ressemblé à Janotus, ce vieillard ignorant et prétentieux, rendu
stupide par l’enseignement qu’il a reçu. Nous pouvons constater cepen-
dant que la satire, ici, n’est pas aussi virulente qu’on aurait pu le croire.
Janotus est un pitre, un personnage de farce. Son incompétence est
presque pathétique et attire plutôt la sympathie du lecteur.

B Comique, démesure, ivresse


et invention lexicale

Conseils de méthodologie
Le comique étant partout dans le roman et Rabelais utilisant toutes les
formes de comique, nous vous proposons d’y réfléchir en répondant aux
questions qui suivent.

Fiche autocorrective
Répondez aux questions suivantes :
E Au début du roman et dans certains passages comme les chapitres 36, 37
et 38, le comique est en grande partie dû au gigantisme des personnages.
Relisez attentivement ces passages et analysez les procédés utilisés.
E Ce comique est lié à un comique grossier, voire obscène. Après avoir
relu et analysé l’accouchement de Gargamelle, le récit de l’enfance
de Gargantua et l’épisode du torche-cul (chap. 13), montrez comment
Rabelais manie avec talent et audace ce comique grossier.
E Rabelais utilise aussi très souvent la caricature et la parodie. Pourquoi
et dans quel but ? Quels sont les domaines les plus visés ?
E Tous ces comiques sont liés à une utilisation particulière de la langue :
Quel est le procédé rhétorique le plus utilisé dans le roman ? Comment
se manifeste l’inventivité lexicale de Rabelais ?

48. Martine Petrini-Poli, article Le corps démesuré, éd. Ellipses, p.123.

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Mise au point
Rabelais utilise toutes les formes de comique, du plus grossier au plus fin.
Son œuvre, comme il l’indique lui-même dans le Prologue, doit provoquer
le rire du lecteur, quel que soit le sujet abordé. Le Prologue s’achève en
effet sur ces recommandations : « esbaudissez vous mes amours et guaye-
ment lisez le reste » (p.52). Nous avons étudié dans la satire le discours
de Janotus de Bragmardo et ses effets sur son auditoire. Ponocrates et
Gymnaste rient tellement qu’ils ont l’impression qu’ils vont en mourir.
Nous avons ici une superbe mise en abyme de ce que Rabelais désire obte-
nir du lecteur : le faire rire avant tout et le faire réfléchir en même temps.

1. Une histoire de géants : le comique gigantal


Le comique gigantal est le plus évident des comiques de ce roman. Il l’est
d’autant plus qu’il apparaît dès le début, pour s’estomper peu à peu par la
suite, lorsque Gargantua s’assagit et que les thèmes abordés deviennent
plus graves. Rabelais le reprend, en faisant de son personnage éponyme
un géant, une tradition populaire. Grandgousier, Gargamelle et leur fils sont
des géants, semblablement aux personnages de contes traditionnels.
Cependant, comme nous l’avons déjà mentionné, nous ignorons leurs pro-
portions. Nous les devinons à ce qu’ils boivent et mangent, aux quantités
de tissus nécessaires pour confectionner les vêtements de Gargantua....
Ces quantités, en revanche, sont souvent très précises, ce qui en accentue
l’aspect comique, puisque cette précision quasi scientifique va de pair avec
des objets ou des faits totalement invraisemblables. Gargamelle, comme
nous l’analyserons plus bas, dévore avant d’accoucher « seize muids, deux
baquets et six pots de tripes »49. Nous avons déjà cité quelques passages
évoquant le gigantisme de Gargantua dans le chapitre sur les personnages.
Pour allaiter l’enfant, l’on tire le lait de « dix-sept mille neuf cent treize
vaches » chaque jour (p. 93). « Pour sa robe, on leva neuf mille six cents
aunes mois deux tiers de velours bleu » (p. 101). Plus tard, Gargantua noie
en urinant « deux cent soixante mille quatre cent dix-huit » Parisiens, et
pour faire imaginer un nombre encore plus important, le narrateur ajoute
avec humour : « sans compter les femmes et les petits enfants » (p.154).
Une telle démesure, notamment dans les quantités de nourriture et de
vin absorbées, rend les personnages grotesques : des goinfres et des
ivrognes, obsédés par les plaisirs de la chair.

a) D
 eux exemples choisis de comique gigantal :
les boulets de canon et les pèlerins en salade
Les chapitres 37 et 38, dont nous nous avons déjà étudié certains aspects
dans le chapitre sur la satire, font partie de ceux que l’on pourrait considérer

49. cf. Gargantua, note 6, p. 74.

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comme anecdotiques ou digressifs puisqu’ils ont peu de place dans l’intri-
gue et, notamment, dans la menée de la guerre qui occupe les chapitres 25
à 52. De plus, Gargantua et Grandgousier apparaissent beaucoup moins
comme des géants. Ces passages, très divertissants, font revenir le lecteur
vers cet aspect gigantal du personnage principal, quelque peu délaissé.
Ces passages ont donc avant tout une dimension satirique et comique.
Le narrateur introduit en effet ainsi le chapitre 38 (p. 278) : « Le propos
requiert que racontons ce qu’advint à six pèlerins qui venoient de Sainct
Sebastien ».

b) Les boulets de canon


Dans le chapitre 36, Gargantua s’était à nouveau conduit comme un
géant : il avait arraché un arbre pour s’en servir de lance (p. 269), sa
jument (elle aussi, gigantesque) avait provoqué un déluge en urinant,
et il avait détruit le château du gué de Vède en le cognant de son arbre.
Nous sommes bien ici dans une atmosphère assez joyeuse, où Rabelais
s’amuse en faisant de cette guerre un divertissement. Le lecteur s’amuse
en même temps que le Géant qui, à l’aide de sa jument et d’un arbre qu’il
a « par(é) pour son plaisir » (p. 268) balaye sur son passage, hommes
et château. Quasiment invincible grâce à sa taille, il avait aussi reçu un
coup de canon qui est comparé à « une prune » ou « un grain de raisin »
(p.270). L’épisode ainsi introduit, le narrateur évoque alors un nombre
hyperbolique mais précis de coups de fauconneau et d’arquebuse, 9025
exactement, que Gargantua prend pour des « mousches bovines ».
Le chapitre 37 (p.272), comme son titre l’indique, développe cet épisode
des « boulets de canon » qui est à nouveau l’occasion d’un comique
gigantal mais surtout satirique : « Comment Gargantua soy peignant fai-
soit tomber ses ses cheveulx les boulletz d’artillerye ». Les dimensions
gigantesques du peigne dont il se sert alors pour se coiffer font sourire
le lecteur, le narrateur utilisant des comparaisons pour l’aider à se les
représenter : « qui estoit grand de cent cannes, appoincté de grandes
dents de Elephans toutes entières (de cent cannes et ses dents étaient de
grandes défenses d’éléphants, tout entières). Or, comme Grandgousier
prend les grappes de boulets pour des poux, Ponocrates en profite pour
développer une virulente satire du collège de Montaigu ou « collège de
pouillerie », le point de départ en étant la saleté, elle-même métaphore
du mal. Nous avons déjà évoqué Béda, le régent de ce collège, dans le
chapitre sur la satire des sorbonnards : pour mettre en valeur « l’énorme
cruaulté et vilennie » (p.274) de ce collège qui traite ses collégiens avec
« inhumanité », il les compare à des « forçats » emprisonnés par des
peuples considérés comme des barbares (les Maures et les Tartares) et
à des chiens, et il accentue l’hyperbole en les disant « mieux traités »
qu’eux. Ponocrates s’emporte à tel point qu’il est prêt à faire brûler le
principal et ses régents.
Nous voyons bien ici comment Rabelais mêle différents comiques, réjouis-
sant le lecteur tout en dénonçant ses ennemis. Le banquet qui, en effet,
succède à cette diatribe de Ponocrates, est, dans sa démesure, d’un

Séquence 4 – FR01 165

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comique plus léger : furent rôtis « seize bœufs, trois génisses, trente-
deux veaux, soixante-trois chevreaux de l’été, quatre-vingt-quinze mou-
tons, trois cents cochons de lait (...) plus quelques douzaines de ramiers,
d’oiseaux de rivière, de sarcelles, de butors, et courlis (...) » (p.277).
Cette énumération prend tout un paragraphe, étourdissant et amusant
d’autant plus le lecteur que la chute est inattendue : « sans poinct de
faulte y estoit de vivres en abondance » (il y avait quantité de vivres,
rien ne manquait).
Le chapitre suivant est, comme nous l’avons déjà mentionné, l’occasion
de la même alliance entre comique gigantal, grossier et satirique.

c) Les pèlerins en salade


Gargantua qui a faim est attiré par des salades gigantesques : « des plus
belles et grandes du pays - car elles estoient grandes comme pruniers ou
noyers » (p. 278). Le narrateur se plaît à faire le récit des mésaventures
des pèlerins : comment Gargantua les avale puis comment ils manquent
d’être noyés par le vin absorbé. Cette simple rasade est pour eux un « tor-
rent » et l’estomac, dans lequel ils sont précipités, « un gouffre ». Puis, on
les voit alors errer au milieu des dents du géant et se faire « dénicher »
à l’aide d’un cure-dents et attraper l’un après l’autre « par les jambes »,
« les épaules »... À ce comique de situation s’ajoutent quelques plai-
santeries scatologiques comme nous l’avons mentionné dans le chapitre
sur la satire, lorsque le bourdon de l’un d’entre eux perce « une bosse
chancreuze » (enflure chancreuse) placée à un endroit des plus intimes
et que des flots d’urine leur coupent la route.
Ce passage très vivant et imagé joue sur plusieurs comiques, ridiculisant
les pèlerins et faisant ressembler Gargantua à un ogre des contes de fées.
Ainsi, les soldats de Picrochole comme les pèlerins sont vus comme étant
minuscules, c’est-à-dire des « pas grand chose » et sont juste dignes d’être
écrasés, entravés ou balayés par des flots d’urine.
Rabelais était médecin, il s’amuse souvent des vicissitudes du corps : ici,
une dent gâtée, un chancre. Ces plaisanteries, d’un humour quelque peu
morbide, ressemblent à ce que l’on appelle encore aujourd’hui des « bla-
gues de carabin », les médecins éprouvant souvent le désir de démystifier
ce qui effraie l’homme, comme la mort ou la maladie. De plus, Rabelais,
qui est à la fois médecin, poète et philosophe, possède ce pouvoir de
s’étonner devant le monde. Le corps humain, avec ses humeurs, ses sécré-
tions... dérange et stupéfie. Lucien, dans son Histoire véritable, à laquelle
Rabelais se réfère souvent, montre le même étonnement. La sueur de ses
« lunaires », par exemple, est du lait. Ils en font du fromage...
Ce comique est inséparable d’un autre comique, que l’on pourrait appeler
« comique grossier » ou scatologique, lui-même inséparable des autres
comiques, comme le comique de mots, de situation et la satire.

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2. Le comique grossier et obscène

L’obscénité
Il ne faut pas oublier que ce qui étonne ou choque aujourd’hui surprenait
beaucoup moins à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. « La littérature
abondait en contes grivois, soties et poèmes satiriques (...) les mots crus
ne les effrayaient pas pour parler de choses naturelles ou des fonctions
corporelles, la pudeur verbale leur étant à peu près inconnue jusqu’aux
années 1560-1570 ; d’autant que le genre comique se doit, depuis l’An-
tiquité, de compter des passages obscènes ou licencieux comme dans La
Paix d’Aristophane »50. Nous savons que Rabelais s’est inspiré de légendes
et récits populaires, dont il a gardé le comique gigantal et grossier.

La grossièreté
Le comique grossier, voire obscène, est, au début du roman, lié aux mœurs
des géants, qu’ils soient adultes (Gargamelle et Grandgousier) ou enfants
(Gargantua). Ce dernier, une fois éduqué, ne se préoccupera plus, ou
très peu, de ce qu’on appelle le « bas corps ». Et il en est de même pour
Grandgousier qui symbolise, aux yeux de Rabelais, le bon roi, le roi phi-
losophe. Ses préoccupations sont, quand il est dans l’exercice de son
pouvoir, des plus élevées. Cependant ce roman polymorphe, emprun-
tant à différents genres, reste fidèle jusqu’à la fin à certaines traditions
populaires folkloriques, à un esprit que l’on pourrait qualifier de gaulois
et paillard. Prenons quelques exemples :

a) L’accouchement de Gargamelle
L’accouchement de Gargamelle et donc la naissance du héros sont traités
sur le mode du grotesque et du scatologique. L’accouchement est précédé
de l’étonnant récit des ripailles de Gargamelle que Grandgousier tente
de refreiner, mais en vain, bien que ses propos soient des plus clairs et
des plus crus :
« Celuy a grande envie de mascher merde qui d’icelle le sac mangeue » (On
a grande envie de manger de la merde, si on mange ce qui l’enveloppe).
« Non obstant ces remontrances, elle en mangea seze muiz, deux bussars
et six tupins. O belle matière fécale que doivoit boursouffler en elle ! » (En
dépit de ses remontrances, elle en mangea seize muids, deux baquets et
six pots. Oh ! la belle matière fécale qui devait boursoufler en elle !), p.74.
Cette scène de ripailles qui précède l’accouchement est joyeuse. À l’excès
de nourriture se joint une atmosphère conviviale, une euphorie universel-
lement partagée, comme le montre l’emploi du pronom indéfini « tous »
et de l’adjectif « céleste » pour qualifier ce moment : « tous allèrent (pelle
melle) à Saulsaie et là, sur l’herbe dure, dancerent au son des joyeux fla-
geolletz et doulces cornemuses tant baudement » (de si bon cœur) « que

50. Article de Guy Auroux, « Joyeuse obscénité et profusion du sens », dans Ellipses.

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c’estoit passetemps celeste les veoir ainsi soy rigouller ». Nous sommes
au chapitre 4, le ton est donné : le récit des aventures de Gargantua
débute dans un débordement excessif de joies partagées. Le lecteur peut
s’étonner du peu de gloire et de grandeur du récit de cet accouchement.
Si l’on considère que Rabelais parodie les romans d’apprentissage de
chevalerie, le décalage, ici, est immense, la naissance du héros se passant
dans d’étranges conditions puisque, pour justifier que Gargantua naisse
par l’oreille, le narrateur invoque une cause des plus triviales ! Le narrateur
introduit ce récit en s’adressant ainsi au lecteur : « L’occasion et maniere
comment Gargamelle enfanta fut telle, et si ne le croyez, le fondement vous
escappe. ». Le « fondement » (qui signifie ici « anus ») sert de lien avec
le paragraphe suivant : « le fondement luy escappoit » (p.72). En effet, au
moment de l’accouchement, les sages-femmes constatent que ce n’est
pas l’enfant qui lui « échappe » mais « le fondement » (p.87). Ainsi, tout
se passe au niveau du « bas corps » : l’on peut difficilement trouver plus
trivial puisque l’on passe, dans la même démesure, des tripes absorbées
en trop grande quantité (c’est-à-dire des intestins ou boyaux animaux) aux
intestins de Gargamelle rendus malades. Les sages-femmes « la tastant
par le bas, trouvèrent quelques pellauderies (membranes) assez de maul-
vais goust et pensoient que ce feust l’enfant ; mais c’estoit le fondement
qui luy escappoit, à la mollification (au relâchement) du droict intestine,
lequel vous appelez le boyau cullier (celui que vous appelez le boyau du
cul), par trop avoir mangé des tripes... ».

b) Le récit de l’enfance de Gargantua


Le récit de l’enfance de Gargantua suit la même veine et le comique y est
le même : gigantal et scatologique : le chapitre 8 est la longue description
de chacun de ses vêtements, dont les proportions sont évidemment gigan-
tesques, et le chapitre 11, de ses activités : « il ne crioit que bien peu ;
mais il se conchioit à toutes heures, car il estoit merveilleusement phleg-
maticque des fesses... » (p. 94). Gargantua, enfant, se conduit comme
un animal : citons par exemple cette phrase qui évoque, sous forme de
quatre propositions indépendantes juxtaposées, construites de la même
façon, la conduite dégoûtante de l’enfant. Il s’agit, successivement, des
différentes sécrétions du corps, que Gargantua laisse s’écouler partout,
comme le ferait un animal : « il pissoit sur ses souliers, il chyoit en sa
chemise, il se mouschoyt à ses manches, il mourvoit dans sa soupe » (p.
121). Toute la suite du chapitre est écrite sur ce modèle syntaxique. C’est
une longue énumération des faits et gestes de l’enfant qui s’achève par
sa conduite paillarde auprès des gouvernantes.

c) L
 ’invention du torche-cul : humour scatologique
et prouesses lexicales du petit Gargantua
Ce chapitre est important et étonnant pour plusieurs raisons. Il constitue,
comme nous l’avons déjà évoqué dans le chapitre 3 sur les personnages,
« un tournant dans le récit de l’enfance de Gargantua » et, dans le cha-
pitre 4A sur l’éducation, une étape de son apprentissage. Grandgousier,

168 Séquence 4 – FR01

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qui n’a pas vu son fils depuis longtemps, admire le « merveilleux enten-
dement de son filz » et décide qu’il est temps de lui donner une bonne
éducation (p.141). Or, c’est l’invention du torche-cul idéal qui provoque
cette admiration et cette décision. Au cours d’une conversation entre le
père et le fils, ce dernier lui fait part de ses découvertes. S’engage alors un
étrange dialogue, qui étonne à la fois par son obscénité et son immense
richesse lexicale. Ce chapitre est donc extrêmement intéressant puisque
la virtuosité verbale de Gargantua s’exerce sur un sujet scatologique, pro-
voquant chez le lecteur un rire ambigu : il retrouve l’humour grossier des
premiers chapitres mais éprouve aussi un plaisir intellectuel. Certes, la
scatologie est partout, l’expression elle-même de « torche-cul » est double-
ment obscène en alliant deux termes grossiers, un verbe et un substantif
complément d’objet de ce verbe. Mais le comique, ici, est aussi d’un autre
ordre : il est dû à une invention verbale et à une rhétorique exceptionnelles.
Ce chapitre, de plus, joue sur différents modes de narration : le narrateur
introduit d’abord le sujet, puis le père et le fils dialoguent ; l’on passe
ensuite de la prose à la poésie.
L’humour est dû à un premier paradoxe : pour vanter sa trouvaille, Gargantua
utilise un langage hyperbolique, presque lyrique, avec un rythme ternaire
grandiloquent : l’expression « un moyen de me torcher le cul » est suivie
de deux points, puis des superlatifs suivants : « le plus seigneurial, le plus
excellent, le plus expédient (efficace) que jamais feut veu » (p.132). Ce pre-
mier signe d’enthousiasme va être suivi d’un discours des plus enflammés
dans lequel Gargantua manie avec maîtrise un grand nombre de figures de
rhétorique. L’une des premières est l’anaphore par laquelle il souligne ici
ses différentes tentatives pour trouver le meilleur torche-cul, en commen-
çant ses phrases par l’expression : « une autre fois ».
Le comique le plus évident est d’abord un comique à la fois grossier
et répétitif, que l’on pourrait appeler de « répétition verbale » tant les
occurrences du verbe « torcher » à la voix pronominale et de l’expression
« torche-cul » sont nombreuses. L’on peut ajouter à cela le néologisme créé
par Grandgousier lorsqu’il dit à son fils : « Or pousuiz ce propos torche-
culatif » (p.138). Ces mots reviennent comme un refrain : le verbe « se
torcher » revient 16 fois, avec des variations (ou polyptotes) : il est le plus
souvent conjugué au passé simple « je me torchay », mais il apparaît aussi
au présent, et à d’autres modes comme le participe, le gérondif ou l’infi-
nitif... L’expression « torche-cul », quant à elle, est répétée 3 fois. À cette
répétition des mêmes termes s’ajoute un jeu tout aussi comique sur la
synonymie de mots appartenant au même champ lexical et évoquant soit
l’action de « déféquer », soit « la matière fécale », soit « l’anus ». Pour ce
dernier, on trouve une grande richesse d’expressions : des euphémismes
comme « fondement », « derrière » (p.132), des mots plus savants comme
« périnée » (p.134), des expressions nettement plus vulgaires comme
« boyau cullier » (trou du cul) (p.132) , « hord cul » (cul sale) (p.134), « trou
de merde » (p.136)... L’on pourrait encore ajouter toutes les expressions
qui se trouvent dans le poème composé d’une suite de vers de deux pieds :
Chiard/ Foirart/Pétard…

Séquence 4 – FR01 169

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L’audace du petit Gargantua est là encore sans limites puisqu’il associe
un genre noble qu’est la poésie au domaine le plus scatologique. Si l’on
exclut ce domaine qui est loin d’être poétique, l‘on peut constater qu’il se
conduit en poète pour plusieurs raisons : la plus évidente est son choix
du vers et sa référence explicite à Marot ; de plus, il joue avec les mots,
leurs assonances et leurs allitérations et détourne la finalité d’objets à
usage quotidien pour les transformer en « torche-culs », « par longue et
curieuse expérience » (p.132). Ce détournement d’usage est poétique au
sens étymologique du terme puisque la poésie (du grec poïein : créer) est
une redécouverte et une recréation du monde par le langage. Le lecteur
découvre alors avec plaisir, sous un autre jour, des objets qu’il connaît et
qu’il tenait enfermés dans un seul usage. Il s’agit d’un plaisir intellectuel
mêlé au plaisir de la transgression. Cette transgression amusante montre
aussi la verve langagière du jeune Gargantua, la richesse de son vocabu-
laire dans tous les domaines : les tissus, les vêtements, les plantes, les
animaux, l’anatomie, la mythologie. Le petit Gargantua semble se laisser
griser par les mots et, dans des énumérations extrêmement longues, il
accumule tous les moyens expérimentés, tout l’univers qu’il a découvert et
qu’il ressuscite et recrée par les mots : l’on trouve par exemple 17 plantes
aromatiques ou médicinales, 12 mots appartenant au monde animal...
Toutefois, Gargantua ne se contente pas de ce détournement séman-
tique ; comme un poète, en passant de la prose aux vers, il joue aussi
avec les sons et les rythmes : avec les allitérations (« tous/ tes trous » ;
« Chiart/chappart) » ; les assonances (sus nous/sy tous) et les rimes.
La prosopopée qui fait parler les latrines est un excellent exemple de
procédé poétique. En alignant ces adjectifs qu’il fait rimer ensemble, il
parvient à créer un rythme incantatoire et à énoncer une phrase qui a
du sens : « chiart, foirart et pétard » riment ensemble (p.136), puis leur
répondent « ton lard/ chappart/ s’espart/ ; ceux-ci sont entrecoupés de
rimes en « ous » qui, elles aussi, se répondent : à « brenous » répondent
« sur nous/ hordous, merdous/, esgous »... traduit par « répugnant,
emmerdant, dégouttant ».
Gargantua se parodie lui-même, reprenant les thèmes du texte en prose
et les transformant en une suite de mots, des vers de deux syllabes,
qu’il associe, comme on vient de le voir par le sens et les sons, puis
en créant un rondeau. Il se pourrait que Rabelais imite aussi un autre
rondeau, que celui auquel il se réfère explicitement (la célèbre « Petite
épître au roy » de 1532). Dans un autre rondeau, et celui-ci amoureux
(le rondeau VIII), l’on retrouve, de la même façon, un gérondif comme
refrain : « en languissant ». Ici, il est écrit « cette fille que j’attendais/
en chiant ». Puis Gargantua développe les allusions sexuelles dans la
strophe suivante en étant on ne peut plus vulgaire, misogyne et pervers
à l’égard des femmes. Rabelais se moque-t-il ainsi de Marot en le paro-
diant, et en le parodiant de cette manière ? On pourrait davantage voir
là un clin d’œil entre amis. Marot et Rabelais étaient amis en effet, tous
deux humanistes et protégés par François Ier, tous deux aimant jouer
avec virtuosité avec les mots.

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Document : Marot, Rondeau VIII
De la jeune Dame, qui a vieil Mary
En languissant, et en griefve tristesse
Vit mon las cueur, jadis plein de liesse,
Puis que l’on m’a donné Mary vieillard.
Helas pourquoy ? riens ne sçait du vieil art
Qu’aprend Venus l’amoureuse Deesse.
Par ung desir de monstrer ma prouesse
Souvent l’assaulx : mais il demande, où est ce ?
Ou dort (peult estre) et mon cueur veille à part
En languissant.
Puis quand je veulx luy jouer de finesse,
Honte me dict, cesse ma fille, cesse,
Garde t’en bien, à honneur prends esgard :
Lors je responds, honte, allez à l’escart,
Je ne veulx pas perdre ma jeunesse
En languissant.
Ces propos enthousiastes peuvent en effet paraître gratuits et ils le sont
en grande partie, le jeune géant s’abandonne de manière festive au plaisir
des mots et de plaisanteries scatologiques. Mais cet épisode, en dehors
de sa fonction comique, révèle la créativité de Gargantua dans le domaine
des mots. De plus, si dans Gargantua, faire rire le lecteur, partager avec lui
la joie de vivre sont des principes, le rire est souvent double : il s’agit de
rire pour rire mais aussi de « rire de », par la satire. Ainsi, dans ce passage,
se glissent quelques propos parodiques ou satiriques.
C’est le cas lorsque l’enfant dit à son père (p.138) : « il n’est poinct besoin
torcher cul, sinon qu’il y ayt ordure, Ordure n’y peut estre si on n’a pas chié,
chier doncques nous fault davant que le cul torcher », il imite les formules
syllogistiques des scolastiques. Simplement, il n’en respecte pas tout à
fait l’ordre qui est, rappelons-le, sur le modèle de cette fameuse phrase :
« Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate
est mortel »
ou : « A est B, C est A Donc C est B ».
Ici : Il n’est pas besoin de se torcher le cul (A) s’il n’y a pas de saleté (B).
De saletés (B) il ne peut y en avoir si l’on n’a pas chié (C). Il nous faut donc
chier (C) avant que de nous torcher le cul (A) ».
À cette parodie s’ajoute, en guise de conclusion, une allusion burlesque
(p.140) à Duns Scot (1266-1308), Maître Jean d’Écosse moine et philo-
sophe écossais, comme s’il était une référence doctrinale en la matière
et une valeur sûre…
On trouve aussi la parodie irrévérencieuse de la fin d’une lecture litur-
gique51 : « je y estois (...) et bien toust en saurez le tu autem » (j’y arrivais
(...) vous en saurez bientôt le fin mot).
Comme nous venons de le voir, la satire et la parodie sont constantes.

51. cf. Gargantua, note 14 p.134.

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3. La caricature et la parodie

a) La caricature
Rabelais, lorsqu’il désire se moquer d’un personnage ou d’une institution
et de ses membres comme la Sorbonne et ses professeurs, transforme
les personnages en archétypes, en êtres grotesques aux défauts démesu-
rément accentués. Il commence le plus souvent par leur donner un nom
qui annonce la caricature dont ils vont être les victimes. Les cas les plus
frappants sont les personnages autour de Picrochole.

b) La parodie
Ce mot vient du grec « para » : à côté, et « odê » : le chant. La parodie consiste
à imiter, mais en se moquant, le plus fréquemment au moyen de la caricature.
L’intérêt est que le lecteur ou le spectateur soit capable de reconnaître l’œuvre
ou le personnage parodié. La parodie s’adresse donc le plus souvent à un public
cultivé, voire, dans le cas de Rabelais, érudit. Il faut bien connaître l’épopée,
par exemple, pour en voir une parodie dans les attitudes de Frère Jean et les
récits de combats. On peut très bien aussi parodier une œuvre qu’on admire en
dénonçant les défauts, les faiblesses, les tics... Comme le montre l’étymologie,
la parodie est « à côté », elle repose sur un principe de décalage.
Tout le roman est une parodie des romans de chevalerie dont il reprend,
en les parodiant, le schéma et la progression, comme nous l’avons mon-
tré en étudiant sa structure. Et cela, dans l’intention de prôner l’éthique
humaniste qui doit remplacer l’éthique médiévale.
L’une des parodies les plus importantes est celle de l’épopée* dans la des-
cription des combats entre les gens de Gargantua et ceux de Picrochole. Dans
le chapitre sur le personnage de Frère Jean, nous avons montré que Rabelais
parodiait l’épopée homérique ou médiévale. Frère Jean est en effet présenté
comme un héros épique ou un chevalier combattant les Sarrasins. Le narrateur
lui-même, à la fin, fait référence à l’ermite Maugis (et à la geste des Quatre Fils
Aymon) auquel il compare Frère Jean : « Jamais Maugis hermite ne se porta sy
vaillamment à tout son bourdon (avec son bourdon) contre les Sarrasins (...)
comme feist le moine à l’encontre des ennemys avec le baston de la croix »
(p. 230). Le lecteur est ainsi bien informé. De la même façon, les soldats de
Picrochole sont comparés à des porcs, comme l’étaient les Sarrasins dans
La Chanson de Roland : « ils ont des soies tout comme des porcs » (v. 3224).
Dans l’épopée, les combats sont décrits avec une extrême violence et les
détails des blessures ne sont pas épargnés au lecteur :
« Il brise son bouclier, déchire sa cuirasse,
Il lui ouvre la poitrine, lui rompt les os
Et lui fend en deux toute l’échine
De son épieu il lui arrache l’âme ;
Il enfonce le fer et fait chanceler son corps ;
De la longueur de sa lance il l’abat mort de son cheval ;
En deux moitiés il lui a brisé le cou. »
(vers 1199 sq.)

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Le comique, ici, est dû au décalage entre le texte d’origine et le nouveau
texte, et entre les combats épiques et le combat que mène Frère Jean.
Rabelais utilise plusieurs moyens pour rendre sa parodie divertissante. Le
narrateur exagère la cruauté de la description en proposant des énuméra-
tions bien plus longues, en rajoutant une foule de détails anatomiques,
les connaissances médicales de Rabelais lui permettant de telles hyper-
boles : « Aux uns, il écrabouillait la cervelle, à d’autres, il brisait bras et
jambes, à d’autres, il démettait les vertèbres du cou, à d’autres, il dislo-
quait les reins, effondrait le nez, pochait les yeux, fendait les mâchoires,
enfonçait les dents dans la gueule, défonçait les omoplates, meurtrissait
les jambes, déboitait les fémurs, débezillait les fauciles (...) si un autre
cherchait son salut en fuyant, il lui faisait voler la tête en morceaux en
le frappant à la suture occipitopariétale » (p. 227). De plus, le narrateur
glisse quelques grossièretés qui rendent la scène des plus burlesques :
« Si un autre grimpait à un arbre (...) avec son bâton, il l’empalait par le
fondement », « À d’autres il perçait le boyau du cul entre les couilles ».
Or, les épopées sont en vers, composées ou écrites dans une langue très
soutenue et très poétique. Le décalage réside dans la composition des
armées : celle de Frère Jean n’est pas composée de vaillants guerriers
mais de moinillons craintifs.
Cette parodie, extrêmement comique, n’est sans doute pas un simple
divertissement. Dans La Chanson de Roland, les ennemis sont des païens.
Ici, ce sont des chrétiens mais de mauvais chrétiens, des êtres supersti-
tieux dirigés par un tyran mégalomane. Au-delà du rire provoqué par la
parodie, se dessine un projet plus ambitieux et plus profond : « le déca-
lage parodique permet à la fois de créer les cadres de la prouesse cheva-
leresque et d’en modifier la cible habituelle : le héros est bien un preux,
mais il n’est plus le champion du christianisme, il est celui de l’humanisme
évangélique », écrit Gérard Milhe Poutingon52.
Dans tous les passages que nous avons étudiés, qu’ils soient comiques
ou sérieux, l’un des traits stylistiques qui revient le plus souvent et qui
est propre à Rabelais, est l’emphase, et notamment l’emphase par l’ac-
cumulation. Ce sont des énumérations interminables qui envahissent le
texte, étourdissent le lecteur, le font rire ou l’étonnent.

4. C
 omique emphatique et érudition :
l’accumulation et la richesse lexicale
a) Une esthétique de la « copia »
Cette esthétique de la « copia » (mot latin signifiant « abondance ») appa-
raît déjà dans le Prologue, dès la première page. La description des pein-
tures ornant les Silènes est une longue énumération : « harpies, satyres,
oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs attelés
et autres semblables figures imaginaires, arbitrairement inventées pour

52. Gérard Milhe Poutingon, Gargantua, édition Bordas, p. 88.

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inciter les gens à rire, à l’instar de Silène, maître du bon Bacchus ». Les
phrases qui suivent sont, elles aussi, assez longues : de l’extérieur de la
boîte, l’on passe à l’intérieur : « Mais à l’intérieur, on conservait les fines
drogues comme le baume, l’ambre gris, l’amome, le musc, la civette, les
pierreries et autres produits de grande valeur ». L’on peut constater que
ces listes se terminent de la même façon : « et autres... », laissant le lecteur
imaginer un inventaire encore plus long, quasiment interminable. Tout le
roman est composé ainsi. Au chapitre 1, le narrateur évoque la généalogie
de Gargantua dans une très longue phrase qui s’achève par une liste de
peuples disposée en colonnes :
« des Assyriens aux Mèdes,
des Mèdes aux Perses,
des Perses aux Macédoniens… »
L’on retrouve de tels catalogues, encore plus longs, dans le récit de l’enfance
de Gargantua : ainsi 217 jeux défilent, disposés en colonnes, eux aussi (au
chap.22) ; et au chapitre 11, comme nous l’avons déjà évoqué, l’énuméra-
tion de ses occupations occupe deux pages, sous la forme d’une succes-
sion de propositions indépendantes juxtaposées (p.121 et sq). L’adverbe
introducteur « toujours », le parallélisme syntaxique et le fait que les verbes
soient tous conjugués à l’imparfait d’habitude amplifient l’effet de répétition
dû à l’accumulation : « Toujours il se vautrait dans la fange, se mâchurait le
nez, se barbouillait la figure, éculait ses souliers... ».
La même logorrhée atteint les dialogues : soit ils semblent sans fin, tant
les répliques qui se succèdent sont nombreuses comme dans Les propos
des bienyvres au chap. 5, où les locuteurs, de plus, n’apparaissent pas ;
soit les personnages parlent beaucoup : c’est le cas des compagnons de
Picrochole au chap. 33, qui lui font parcourir en rêve le monde entier pour
le flatter et le pousser à chercher à le conquérir ; c’est le cas encore de
Frère Jean qui est intarissable lorsqu’il commence à parler (p. 287 et sq.).
Ces accumulations n’ont pas toutes la même fonction. Leur démesure
peut amuser, et notamment la disproportion entre leur longueur et le
sujet abordé. Ainsi la liste des habitudes de Gargantua, au chapitre 11,
montre sa fantaisie, son énergie, son manque d’éducation. Celle de ses
jeux dénonce l’influence de ses mauvais maîtres. La logorrhée des compa-
gnons de Picrochole les ridiculise et souligne la sottise du roi et son hubris.
Elles révèlent aussi la culture encyclopédique de Rabelais qui semble
tout connaître dans tous les domaines. Tout un univers extrêmement
riche se déploie sous les yeux du lecteur dans ces longues énumérations.
N’oublions pas que Rabelais a reçu une formation très complète et diversi-
fiée. Son père était lui-même avocat et fort cultivé. Comme Grandgousier,
il désirait que son fils reçoive la meilleure éducation. Rabelais a fréquenté
différents monastères et l’université, il a fait des études de médecine, il
était en contact avec différents milieux sociaux, aussi bien les paysans de
sa Touraine natale que la cour du roi. Il sait aussi énumérer les plantes,
les animaux... Le roman comporte aussi d’innombrables énumérations de
tissus, de pierres précieuses. D’une érudition exceptionnelle, il connais-

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sait le latin, le grec et l’hébreu, il cite des écrivains, des philosophes des
poètes anciens et modernes. (cf. chap. 10 par exemple). Il ne se contente
pas de les citer, il connaît manifestement le contenu de leurs œuvres.
Il semble jongler en quelque sorte avec une érudition dont il s’amuse
lui-même et amuse en même temps le lecteur. Ainsi, au chapitre 10, le
narrateur nomme les écrivains et les philosophes anciens les plus grands
et les plus reconnus, en commençant par Aristote, pour appuyer sa thèse
sur la symbolique des couleurs des vêtements choisis pour son fils. Le
décalage entre une telle érudition et la légèreté des propos est divertissant
(voir la declamatio dans la Symbolique des couleurs).
Ainsi, cette variété de procédés comiques, de registres de langue et de ton,
cette gigantesque érudition, et cette stylistique particulière, marquée par
l’abondance, donnent au roman une richesse, un mouvement et une vita-
lité extraordinaires. Rabelais ose se moquer de tout et de tous. Gargantua
parle de tout et à tous, ou, plus exactement, chacun peut s’y retrouver. Un
paysan de Touraine à qui on lirait à haute voix certains dialogues y recon-
naîtrait sa façon de parler, un ecclésiastique y reconnaîtrait des passages
des Saintes Écritures... Mais seul un public aussi cultivé, libre, curieux et
ouvert d’esprit que lui, peut en saisir toute la saveur.
Cette verve langagière se retrouve aussi dans une richesse et une invention
lexicale uniques.

b) Une langue nouvelle et extrêmement riche


La langue de Rabelais est extraordinairement inventive et riche. La richesse
de son vocabulaire est le reflet de cette érudition que nous venons d’évo-
quer. La période de la Renaissance est, comme son nom l’indique, une
période de renaissance de la langue française, désormais imposée par
François Ier par l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539. Jusqu’à ce jour,
le royaume de France était marqué par une grande diversité dialectale et le
latin restait la langue officielle, juridique et scientifique. Les humanistes
participent à cette renaissance du français, qu’ils enrichissent de racines
grecques et latines. Du Bellay, par exemple, la défend dans son célèbre
Défense et illustration de la langue française paru en 1549.

c) Invention lexicale et néologismes


On trouve dans Gargantua « près de huit cents premières attestations
de mots ou de sens ». C’est dans ce roman qu’apparaissent pour la pre-
mière fois les mots corne d’abondance, haltères, imposteur, le sens de
« sinistre » pour funeste (...) les premières attestations de latinismes
comme arboriser, élaboré, excrément, et hellénisme : homonymie... »
(Étude de Gargantua, édition Bordas). On y trouve des mots d’origine
grecque, latine, hébraïque. C’est Rabelais qui a inventé, par exemple, les
mots « automate » (p. 210) et « hippodrome » (p. 140). il en donne lui
même la définition : « L’hippodrome (qui estoit le lieu où l’on pourmenoit
et voultigeoit les chevaulx) » et « petitz engins automate, c’est à dire soy
mouvens eulx mesmes ». Ces mots sont entrés dans la langue française
grâce à Rabelais.

Séquence 4 – FR01 175

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d) Polyptotes
D’autres néologismes ne sont là que pour amuser le lecteur, comme les pro-
pos torche-culatifs. Nous avons déjà évoqué cet usage comique de la polyp-
tote dans le chapitre sur l’éducation et nous avons déjà cité ces phrases où
Rabelais la manie avec virtuosité, aussi bien en « bas latin » qu’en français.
Rappelons les paroles de Janotus : « omnis clocha clochabilis, in cloche-
rio clochando, clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochâtes »
(p.164) et cette phrase du narrateur : « Depuis que le monde moinant moine
de moinerie ». Ainsi, en partant du mot « clocha », il fabrique un adjectif et
un adverbe (« clochabilis » et « clochabiliter »), un adjectif verbal à l’ablatif
« clochando », un participe présent « clochans »... et parvient à énoncer une
phrase totalement absurde, irrésistiblement drôle. Il obtient le même effet
en fabriquant le verbe « moiner » et le mot « moinerie » pour construire sa
conclusion du portrait de Frère Jean (p. 223).

e) L’onomastique
Les noms des personnages du roman sont souvent très comiques ou très
révélateurs de leur tempérament.
Ainsi, lorsque Grandgousier nomme son fils « Gargantua » (« Que grand tu
as »), il souligne aussitôt le lien père / fils. Certes, Gargantua est son fils,
un géant, comme lui, à la soif et à l’appétit manifestement démesurés.
En lui donnant un nom dont le sens est proche du sien, il le reconnaît en
quelque sorte comme étant bien son fils. Cette première filiation par le
nom va se manifester autrement par la suite. Gargantua deviendra un sage
roi philosophe, comme son père.
Dès que Picrochole apparaît, les racines grecques de son nom le dési-
gnent comme étant « le coléreux » (bile amère) dont le lecteur va peu à peu
découvrir les vices. Ses compagnons ne valent pas mieux que lui. Comment
prendre au sérieux des personnages nommés Merdaille, Spadassin,
Menuail ? De même, lorsque le lecteur apprend que c’est le dénommé
Janotus de Bragmardo qui va prendre la parole, il sait qu’il va assister à une
farce. La première apparition de Frère Jean des Entomeures est celle d’un
moine massacrant ses ennemis, restant ainsi fidèle à son nom qui signifie
« hachis ». Quant au pèlerin Lasdaller, on le devine « fatigué d’avancer »,
ce qui peut paraître handicapant pour un pèlerin. L’on pourrait citer ainsi
un nombre immense de personnages. Leurs noms sont savoureux, par
leur mélange d’inventivité et d’humour. La plupart demande une certaine
culture : il faut souvent connaître les langues à partir desquelles les noms
ont été créés. Beaucoup d’entre eux sont d’origine grecque : Picrochole,
Eudémon, Ponocrates, Gymnaste... Ne rit du nom de Thubal Holopherne
que quelqu’un qui connaît l’hébreu ou la Bible.

f) Utilisation de langues étrangères et de dialectes


Les citations latines sont constantes. Rappelons que le latin est encore
la langue officielle de la Sorbonne et de l’Église qui veulent la garder.
Des personnes cultivées, comme Rabelais, parlaient latin couramment.

176 Séquence 4 – FR01

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Rabelais s’en sert souvent pour accentuer le comique d’un passage.
La harangue de Janotus, par exemple, abonde en citations latines. On
se souvient aussi des « répons » bégayés par les moines de Seuilly (p.
222). Dans « Les propos des bienyvres », on en trouve un certain nombre :
« Respice personam : pone pro duos. Bus non est in usu ». Le traducteur
a essayé, non pas de traduire littéralement, mais d’en restituer l’aspect
humoristique : « Regarde à qui tu verses, mets-en non pas rasibus, mais
rasibois, car je n’aime pas conjuguer boire au passé » (cf. note 40, p.
80). Deux autres convives dialoguent moitié en latin, moitié en français :
« Et je tamquam sponsus » (et moi comme un époux). Ce à quoi l’autre
répond : « Et moy sicut terra sine aqua » (et moi comme une terre sans
eau). Dans les deux cas il s’agit de textes religieux (cf. note 35 p.78) et
d’un jeu de paronymie avec ce qui précède : le mot « sponsus » ressem-
blant à « esponge » (éponge) : « je ne boy en plus qu’une esponge » (je
ne bois guère plus qu’une éponge. Un autre convive se sert d’un principe
de physique scolastique pour parler de son besoin de boire : « natura
abhorret vacuum » (la nature déteste le vide).
On note aussi des mots ou des passages plus longs écrits dans différents
dialectes régionaux, comme ceux de la Touraine où Rabelais vivait et place
son intrigue. Dans le Prologue, par exemple, à la fin (p. 52) la phrase « que
le maulubec vous trousque » (que le chancre vous fasse clopiner) est en
gascon. Cet usage de transcrire des dialectes ou patois dans un texte en
français, se nomme la « parlure ». De tels choix surprenaient et amusaient
les lecteurs de l’époque.
Ce comique verbal d’une inventivité extraordinaire, Rabelais le met aussi
en quelque sorte au service du vin. Ce dernier est aussi omniprésent que
le comique, et lui est lié. L’ivresse rend souvent joyeux. Dans la fiction,
elle provoque aussi le rire. De plus, dans l’œuvre de Rabelais, l’évocation
du vin est presque aussi plaisante que sa dégustation.

5. Démesure et ivresse

Conseils de méthodologie
De même que le comique, le vin est sans cesse évoqué dans ce roman.
Lisez attentivement les premières parties sur le vin dans la culture grecque
et chrétienne. Retrouve-t-on ces symboliques dans Gargantua ?

Fiche autocorrective
Questions
E Quels sont la place et le rôle du vin dans le Prologue ?
E Quel est le comportement de Gargantua vis-à-vis du vin ?

Séquence 4 – FR01 177

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E Son attitude change-t-elle au cours du temps ?
E  uelle est la place du banquet dans le roman ? Que représente-t-il
Q
symboliquement ?
E F rère Jean est « un bon buveur ». Pourquoi ce trait de caractère est-il
important ?
E L isez attentivement le chapitre 5 (Propos des bien ivres). Quelle est
la teneur de ces propos ? - Relevez des propos qui révèlent différents
aspects bénéfiques du vin et de l’ivresse.

Mise au point

a) L
 e vin dans la tradition grecque antique,
juive et chrétienne
Rappelons en quelques mots la place du vin dans ces traditions.
Le vin y est à plusieurs titres une boisson, source de joie et sacrée ou liée
au sacré. En dehors du culte de Dionysos, dont nous allons parler, le vin
est toujours lié en Grèce aux dieux : les dieux boivent un nectar spécial qui
rend immortel. À la différence des hommes, ils ne boivent et ne mangent
lors de banquets que pour le plaisir. Le repas fait aussi partie des rites
d’hospitalité. Accueillir un hôte ou un étranger, c’est l’inviter à sa table,
lui offrir nourriture et vin. Lors des sacrifices, les hommes versent aux
dieux des libations de vin.
La place de Bacchus dans le Prologue est révélatrice d’un hommage au
dieu de la catharsis. Dans le panthéon des dieux grecs, Dionysos (ou
Bacchus en latin), le dieu du vin, a une place tout à fait à part. C’est un
dieu d’origine étrangère, né dans des circonstances particulières. Sa mère
Sémélé est la fille de Cadmos, roi fondateur de Thèbes, et d’Harmonie.
Celle-ci ayant été foudroyée par la vue de Zeus, alors qu’elle était enceinte
de lui, Dionysos a terminé sa gestation dans la cuisse de Zeus, d’où il est
né. C’est lui qui, plus tard, découvrit la vigne et son usage. Une partie de
sa vie est liée à l’errance et à la folie à cause d’Héra qui le poursuivait de
sa jalousie. Il a institué à Thèbes, sa ville d’origine, des cultes mystérieux :
il entraînait les femmes avec lui (on les appelait les Bacchantes) ; prises
d’un délire mystique, elles perdaient tout contrôle et le suivaient dans les
montagnes. Les Grecs le vénéraient à l’occasion de très grandes fêtes, les
Dionysies, pendant lesquelles se déroulaient des représentations théâ-
trales en son honneur. Dionysos est donc, pour des raisons particulières
que nous allons évoquer, lié au théâtre. Lors des Dionysies, les citoyens
des grandes cités comme Athènes s’enivraient, le vin ayant à leurs yeux
le pouvoir de les libérer quelque temps du carcan de la vie sociale faite
de règles et de contraintes. Ils estimaient que le théâtre, et notamment
la tragédie, possédait ce même pouvoir libérateur, appelé « catharsis »
(mot grec signifiant « purification »). La représentation de la violence dans
une tragédie permet en effet au spectateur de se libérer de sa propre

178 Séquence 4 – FR01

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violence, enfermée en lui. Comme l’ivresse, le théâtre est donc libérateur,
purificateur (cathartique), et le dieu du vin est considéré par les anciens
comme l’incarnation de cette catharsis.
Il est tout à fait possible qu’aux yeux de Rabelais, le vin ait cette même
fonction libératrice, au même titre que le rire dont il fait l’éloge constant.
Le vin a aussi une immense place dans les religions juive et chrétienne,
comme en témoignent les textes.
Les références au vin dans la Bible et les Évangiles sont très nombreuses.
Il est dit dans le Psaume 104, 15 que « le vin réjouit le cœur de l’homme ».
Non seulement le vin est source de joie mais il est souvent aussi lié au
sacré et sert d’alliance entre les hommes et Dieu, lors des sacrifices. Citons
quelques exemples : dans l’Ancien Testament, le personnage de Noé,
avec lequel Dieu fait alliance en vue d’une alliance avec l’humanité toute
entière, découvre la vigne et le vin. Le vin est donc au cœur de l’alliance
entre Dieu et l’humanité, et promesse de joie éternelle. Dans les Évangiles,
Jésus se sert souvent, dans ses paraboles, de l’image du vin, comme dans
la célèbre parabole sur la vigne et ses sarments dans l’Évangile de St Jean
(15, 1-8) : « Je suis la vraie vigne et mon père est le vigneron ». Son premier
miracle a lieu pendant les Noces de Cana, où, parce que le vin manquait,
il transforma l’eau en vin. Celui-ci est en effet à la fois signe d’abondance,
de vie, de générosité, de fête et de lien entre les hommes. Mais surtout, le
vin est transformé en sang du Christ pendant l’eucharistie. La symbolique
du sang et celle du sang de Dieu, fait du vin un symbole de vie, de joie
éternelle et d’accomplissement, qui triomphe sur la mort et le Mal. Par le
vin devenu sang, Dieu s’assimile à l’homme tout entier. Jésus, au moment
où il institue l’eucharistie lors de la Pâques, avant son arrestation, déclare
« je ne boirai plus du fruit de la vigne jusqu’à ce que vienne le règne de
Dieu » (St Luc 22, 18). Symboliquement, cette parole du Christ semble
signifier, entre autres, qu’il y aura du vin dans le règne de Dieu.
Le vin a, comme nous venons de le voir, une place et un rôle très impor-
tants, et une symbolique très riche dans les traditions grecque antique,
juive et chrétienne qui sont celles auxquelles Rabelais se réfère constam-
ment, de façon implicite ou explicite. Or, le vin a la même place primordiale
dans son œuvre. De plus, en faisant du vin l’un des sujets récurrents de
son Prologue, Rabelais annonce déjà la place qu’il va occuper dans le
roman.

b) Le vin dans Le Prologue du Gargantua


Nous avons déjà étudié le Prologue et souligné la place très importante
qu’y occupe le vin. Si l’on excepte le dizain liminaire, l’on peut dire que
les premiers mots du roman sont « beuveurs tresillustres ». Les lecteurs de
Rabelais sont donc avant tout des buveurs, des compagnons de beuverie
(ceux des propos des bien ivres) auxquels il va continuer à s’adresser
jusqu’à la fin du Prologue et du roman. Le Prologue est ensuite construit
sur une référence au Banquet de Platon, aux silènes, à Silène, maître du
« bon Bacchus » et à Socrate, décrit comme « tousjours riant, tousjours

Séquence 4 – FR01 179

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beuvant d’autant à un chascun, tousjours se guabelant, tousjours dissi-
mulant son divin scavoir » (« toujours riant, toujours prêt à trinquer avec
chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir »). À
cela s’ajoute l’évocation du buveur aux prises avec une bouteille à débou-
cher : « crochetâtes vous oncques bouteille ? » (p. 48). La référence au vin
et à l’ivresse, inséparable de la joie, du bon compagnonnage, du savoir et
de la philosophie, est donc constante. Le Prologue se termine par un éloge
du vin qualifié par les adjectifs « friant, riant, priant, céleste et délicieux »
(comparé à l’huile). À cela s’ajoutent l’allusion aux Pantagruélistes de la
fin du prologue et l’invitation à boire à la santé de l’auteur (p. 52). Comme
nous l’avons mentionné, le mélange de tons, de registres, de niveaux de
langue et de références, qui est frappant et déroutant dans le Prologue,
est omniprésent dans le roman. Le chapitre 5 est dans le même style.
Le roman débute très joyeusement, comme nous l’avons montré dans
l’analyse du Prologue et du comique, à la fois grossier et convivial dès
les premiers chapitres. Le vin est pour une grande part « responsable »
de cette atmosphère très joyeuse, voire débridée, de ce début de roman.
Quant au petit Gargantua, il aime déjà boire alors qu’il n’a pas encore
deux ans. Le vin et l’idée même d’en boire l’apaisent et le réjouissent.

c) Gargantua enfant, un bon buveur


Les premiers mots de Gargantua : « À boire » répétés trois fois, montrent
qu’il est déjà obsédé par la boisson, même si, pour l’instant, il s’agit de
lait. C’est pour cette raison que son père lui donne ce nom, signifiant :
« quel grand tu as ». Rappelons que lorsque Grandgousier entendit son fils
crier ainsi, il était lui-même en train de festoyer avec des amis : « beuvant
et se rigollant avecques les aultres » (p. 92). L’enfant est manifestement
précoce dans tous les domaines et, très tôt, alors qu’il n’a qu’un an et dix
mois, ses gouvernantes lui donnent à boire du vin, joliment désigné par
la périphrase : « purée Septembrale » (p. 94). Il est intéressant de remar-
quer que cette boisson a un effet très bénéfique sur l’enfant puisqu’on
lui en donne lorsqu’il est « dépité, courroucé, contrarié ou chagrin, s’il
trépignait, s’il pleurait, s’il criait ». L’effet est immédiat, telle une potion
magique, comme le montrent l’adverbe « soudain » et la construction
de la phrase avec l’emploi du gérondif : « en lui apportant à boire on
le rassérénait et, aussitôt (« soubdain » dans le texte original), il restait
tranquille et joyeux ». Le vin est déjà pour lui source de joie et d’apaise-
ment. Le seul son des flacons le réjouit, plus encore, l’expression est ici
hyperbolique : « il entrait en extase, comme s’il eût goûté les joies du
paradis ». La phrase suivante développe cette joie ressentie par l’enfant
en entendant cette étrange musique, la sensation auditive promettant
d’autres sensations, celles-ci, gustatives. Nous avons déjà commenté le
passage racontant sa petite enfance essentiellement occupée à boire,
manger et dormir (p. 121). Il est donc clair qu’à partir de ce moment-là,
l’enfant boit du vin. Cela apparaît en effet lors de l’épisode de l’inven-
tion du torche-cul. Lorsque Grandgousier retrouve avec joie son fils, ils
partagent un repas bien arrosé : « il but à qui mieux mieux avec lui et

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ses gouvernantes » (p. 133). Pourtant, Gargantua n’a que cinq ans. Puis
il lui promet en récompense de ses prouesses verbales une abondance
de « vin breton » (p. 139) et lui lance, en guise de plaisanterie, qu’il le
fera docteur en « gai savoir ». Certes, il s’agit d’une plaisanterie, mais les
deux promesses sont liées en quelque sorte et les deux plaisirs aussi.
Gargantua va être éduqué et grandir en sagesse. Il va acquérir un savoir
conforme à son appétit de géant, lui qui est autant avide de vin que de
mots et de connaissances.
Plus tard, il boit et fait bonne chère dès qu’il en a l’occasion, comme le
sous-entend le narrateur au chap. 16 (p. 152) : « Au lendeman, apres
boyre comme entendez » (comme vous vous en doutez). L’on retrouve là,
dans cette sorte de « clin d’œil » complice avec le lecteur, cette identité
de « bon buveur » qu’il a revêtue en acceptant de lire ce roman, signant là
une sorte de pacte de lecture. À ce moment du récit, Gargantua fait route
pour Paris avec ses compagnons. Le voyage se passe d’autant plus dans
la bonne humeur qu’ils font bonne chère : « en tel équipage, ils suivirent
joyeusement leur itinéraire, faisant toujours bonne chère ». L’association
entre l’expression « faire bonne chère » et l’adverbe « joyeusement » est
ici évidente. Arrivée à Paris, la petite troupe reprend des forces en faisant
à nouveau « bonne chère ». Les premières informations, que Gargantua
et ses amis demandent, montrent qu’ils mettent sur le même plan deux
sources de plaisir, apparemment très différentes : « s’enquérant des gens
de science qui se trouvaient alors dans la ville et du vin qu’on y buvait »
(p.153). Cette association paradoxale est, certes amusante, mais aussi
très intéressante. Elle rejoint la plaisanterie de son père au chapitre 13.
L’on y retrouve cette recherche de l’équilibre entre le corps et l’esprit, chère
à Rabelais. L’appétit de Gargantua pour les sciences et le vin est le même.
Et l’on peut voir aussi dans le second, une métaphore du premier.
D’autres nombreux passages montent l’intérêt que Gargantua porte au
vin : page 197, le narrateur raconte l’éducation que reçoit Gargantua ; on
lui fait la lecture « jusqu’à ce qu’il eût pris son vin ». Plus tard, lui et ses
maîtres font « grande chère » (p. 207). Les six pèlerins manquent d’être
noyés par l’immense rasade de vin que Gargantua vient d’introduire dans
sa gorge (p. 281). On se souvient que, pour montrer à quel point Gargantua
est inquiet du sort de Frère Jean, le narrateur mentionne qu’il « ne voulait
ni boire ni manger » (p.317).
Cependant, l’on peut constater que lorsque le narrateur veut montrer que
Gargantua a été mal éduqué, il décrit son comportement vis-à-vis de la
nourriture et de la boisson. Celui-ci révèle en effet à quel point l’adoles-
cent manque de discipline dans tous les domaines. Il doit apprendre la
mesure en toutes choses.

d) Vers une nouvelle discipline de vie et du vin


À partir du chapitre 31, le narrateur décrit la mauvaise éducation que reçoit
Gargantua de la part des sophistes. Or il montre aussi à quel point son
attitude vis-à-vis du vin est en harmonie avec toutes ses autres attitudes,

Séquence 4 – FR01 181

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manifestement si aberrantes et bestiales : soit il boit « un horrifique trait de
vin blanc pour se soulager les rognons », soit, « en matière de boisson, il
ne connaissait ni fin ni règles, car il disait que les limites et les bornes du
boire apparaissaient quand le liège des pantoufles du buveur s’enflait d’un
demi-pied de hauteur » (p.177). Après avoir joué (c’est-à-dire après que
le narrateur a énuméré tous ses jeux), Gargantua boit environ quatre litres
de vin. C’est alors que Ponocrates critique son attitude en lui disant que
c’est « un mauvais régime que de boire de la sorte après dormir » (p.191).
Le narrateur, adoptant le point de vue de Ponocrates, qualifie sa « maniere
de vivre » de « vitieuse » (p.192). Lorsque Ponocrates le rééduque, il réé-
duque aussi sa façon de boire. Gargantua continue à s’instruire lors des
repas et discipline sa manière de boire. Ponocrates cherche manifestement
à ce que cela se déroule de la façon la plus ludique et agréable possible :
« en devisant ensemble joyeusement » (p.197). Ce qui est servi à table fait
partie de la conversation : le vin est cité à côté des aliments essentiels, tels
le pain, l’eau et le sel... et Gargantua découvre les auteurs qui en parlent,
comme Pline, Aristote... Le vin est donc lié à la fois à un mode de vie et à un
savoir transmis par les auteurs anciens les plus prestigieux. En fait, il n’est
jamais question ni de cesser de boire ni de cesser de faire bonne chère (p.
207), mais d’acquérir de la discipline, de la mesure : Gargantua n’engloutit
plus ses repas comme un animal affamé mais « ne mange que pour apaiser
les besoins de son estomac », le dîner est « sobre et frugal » mais reste
« abondant et copieux, car il prenait tout ce qui lui était nécessaire... ». Le
repas de « grande chère » fait partie du repos et du plaisir nécessaires,
comme on le voit quand Ponocrates emmène Gargantua se promener à la
campagne près de Paris : « Là, ils passaient toute la journée à faire la plus
grande chère qu’ils pouvaient imaginer, plaisantant, s’amusant, buvant à qui
mieux mieux, jouant, chantant, dansant.. » (p. 211). Le verbe « boire » est
inséparable des autres activités apportant de la joie au cœur de l’homme,
comme le soulignent bien la syntaxe énumérative de la phrase et la place du
participe « buvant ». Celui-ci est inséré parmi les autres participes et mis ainsi
sur le même plan que les plaisirs des mots (plaisanter), le divertissement
pur (le jeu) ou artistique (le chant et la danse). À cette occasion, Gargantua
s’instruit en même temps qu’il fait tout cela : de plus « ils séparaient l’eau
du vin coupé » comme l’enseignent Caton et Pline… (p. 211)
Le Prologue, le goût du personnage éponyme pour le vin et la place qu’il a
prise dans sa vie font déjà du vin l’un des fils conducteurs du récit. C’est
d’autant plus le cas que tout le monde boit dans ce roman.

e) Le pantagruélisme et l’art du banquet


L’allusion du Prologue au Banquet de Platon est symbolique à plus d’un
titre. Que se passait-il durant ces banquets ? Les Grecs aimaient organiser
des banquets où l’on ne se contentait pas de manger et de boire mais
où l’on discutait, jouait, se divertissait en regardant des danseuses, des
acrobates, écoutait des joueuses de flûtes... L’on retrouve ce type de ban-
quets dans le Gargantua où, dès qu’ils en ont l’occasion, les personnages
se réunissent joyeusement autour d’une table, partageant les plaisirs mêlés

182 Séquence 4 – FR01

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de se retrouver, de boire, de manger et de deviser gaiement (p. 283, 285
299). Grandgousier accueille Gargantua et ses compagnons après la prise
du gué de Vède en disant : « je veux vous faire fête ». Le narrateur décrit alors
les préparatifs d’un repas extraordinaire (p. 277) et conclut ironiquement :
« Janot, Miquel et Verrenet pourvurent fort bien à la boisson ». Après la
guerre, Grandgousier manifeste à nouveau sa joie en organisant « le festin
le plus magnifique, le plus copieux et le plus délicieux.. » (p. 349). L’art de
la convivialité est dans ce roman un véritable art de vivre. Et comme nous
allons le voir plus bas, les personnages ne se contentent pas de plaisirs
gustatifs, le plaisir d’en parler s’y ajoute et semble provoquer la même jouis-
sance. Jouissance accrue par l’adjonction des plaisirs corporel et psychique.

f) Le vin, un principe universel dans le roman


Le plaisir de boire et de festoyer est commun à tous les personnages,
même les plus antipathiques comme Picrochole. Ce dernier, en effet, au
cours du fameux dialogue avec ses capitaines flattant sa mégalomanie,
est bercé par ses rêves de conquête et manifeste assez peu d’inquié-
tude. Elle surgit cependant de manière très comique à propos du vin. Il
se voit déjà conquérant le monde et dit : « Que boirons-nous dans ces
déserts ? L’empereur Julien et toute son armée y moururent de soif, à ce
qu’on raconte » (p. 255). Ses soldats aiment eux aussi le vin, car lorsque
Gymnaste boit devant eux, il leur fait envie (p. 263). Il offre d’ailleurs à
boire à Tripet (p. 263).
Nous pouvons aussi remarquer que le vin a sa place dans certains
moments clé du récit :
– La guerre est déclenchée pendant les vendanges (chap. 25, p. 213) qui
sont décrites comme étant un moment des plus paisibles et agréables. Les
gens de Lerné, par leur sauvagerie, brisent cette paix que les gens de
Gargantua retrouvent lorsque ceux-ci sont partis en « se régalant » (p. 217).
C’est à cette occasion que le narrateur vante les vertus thérapeutiques du
raisin. La violence des gens de Picrochole va, à partir de ce moment-là, se
manifester souvent. Il est dit à plusieurs reprises que, parmi leurs nombreux
méfaits, ils saccagent les vignes :
« ils vendangeaient les vignes,
empor taient les ceps »
(p. 221). Et c’est en s’attaquant aux
vignes de l’abbaye de Seuilly qu’ils
rencontrent Frère Jean et que celui-ci
entre dans le roman. L’on constate
aussi que lorsque le narrateur
évoque l’harmonie qui règne au
sein des Thélémites, le premier
exemple qu’il cite est associé au
vin : « Si l’un ou l’une d’entre eux
disait : « buvons », tous buvaient »
(chap. 57, p. 377).
Vignes de l’abbaye de Seuilly. Photographie : M. Cournarie.

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Frère Jean représente sans doute le bon compagnon idéal et bon buveur.
Lorsque Gargantua (p. 293) le décrit comme étant « franc, joyeux, géné-
reux, bon compagnon » l’on retrouve la définition du pantagruéliste du
Prologue: « bon vivant et joyeux compagnon ».

g) Frère Jean, le bon compagnon idéal et bon buveur


Nous avons rappelé le fait que Frère Jean apparaît pour la première fois
pour sauver ses vignes. Sa première préoccupation, en effet, est la sau-
vegarde des vignes (« Ventre saint Jacques, que boirons-nous pendant
ce temps-là, nous autres pauvres diables ? ») et sa grande appétence
pour le vin est aussitôt évoquée. Le prieur le traite d’ « ivrogne » (p. 225)
et Frère Jean ose un calembour lorsque le prieur s’offusque de ce qu’il
trouble « le service divin ». Il rétorque qu’il s’agit du « service du vin » !
Quelque temps auparavant, il a déjà utilisé ce procédé humoristique
en disant : « Seigneur Dieu, donnez-nous notre vin quotidien, » au lieu
de « pain quotidien » (p. 223). Lorsque Frère Jean affirme que « jamais
un homme noble ne hait le bon vin » (p. 225), il rappelle le prologue
d’Alcofribas. À sa deuxième apparition (au chap. 39), c’est encore de
vin qu’il s’agit : « laissez-le (son froc) moi, car pardieu ! je n’en bois que
mieux ». Les homéotéleutes en « ieu » mettent en valeur à la fois le plaisir
dont il parle et le lien entre religion et vin, même s’il s’agit d’un juron
(p. 285). Quelques lignes plus loin, il se préoccupe de la nourriture :
« En plus je n’aurai aucun appétit » (p. 285). Le thème de la boisson lié
à la religion réapparaît à la page suivante : « Allez ! Page, à la boisson !
Crac ! Crac ! Crac ! Que Dieu est bon de nous donner ce bon piot ! »
(p. 287). Inséparable du personnage, cet amour du vin et de la nourriture
est récurrent dans le roman, dès que le personnage entre en scène : « or
czà, à boyre ! à boyre, czà ! » (« Mais, par ici, à boire ! À boire par ici ! »).
« Apporte le dessert. Ce sont des châtaignes du bois d’Etroc : avec un
bon vin nouveau, nous voilà juges de pets. Chez vous, le moût nouveau
n’est pas encore arrivé. Pardieu ! Je bois à tous abreuvoirs, comme un
cheval de juge promoteur » (p. 293). A ces plaisirs du corps, s’ajoute
manifestement celui d’en parler en jouant avec les mots, comme nous
pouvons le voir avec le chiasme : « or czà, à boyre ! à boyre, czà » et les
jeux de mots qui lui succèdent. De tels passages sont fréquents. Nous en
retrouvons p. 295,297-299. Les derniers mots du moine, qui sont aussi
les derniers mots du roman, évoquent repas et bonne chère : « puis on
banquette volontiers, mais ceux qui ont gagné le font de meilleur cœur
que les autres. Et grand’chère ! » (p. 387).
Chez Rabelais, il est clair que le plaisir des sens est inséparable du plaisir
des mots ; cette adjonction des deux plaisirs contribue à la joie de vivre
des personnages : à ce titre, le chapitre sur les « propos des bienyvres »
est significatif : il s’agit bien de boire et aussi d’en parler.

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h) Les propos des bien ivres, une digression qui a sa place
Le chapitre 5 intitulé « Les propos des bienyvres » est surprenant pour
plusieurs raisons :
– il fait partie des digressions du roman, qui sont toutes déroutantes
pour le lecteur ;
– de plus, ce chapitre est lui-même en apparence décousu et son sens,
sa raison d’être sont difficiles à décrypter ;
– il interrompt un moment très important du récit : la mise au monde du
héros éponyme.
Il est vrai qu’il s’agit de la deuxième digression depuis le début du
roman53. Apparemment sans lien, ces deux digressions en possèdent
pourtant un : comme nous l’avons déjà fait remarquer, dans l’étude de
ces énigmes, le verbe « antidoter » est utilisé à propos du vin qui serait
donc le meilleur des remèdes.
Nous avons déjà étudié les circonstances de l’accouchement de
Gargamelle. Celle-ci, en effet, se gave de tripes lors d’un dîner joyeux,
lui-même suivi d’une soirée très festive que nous avons déjà évoquée.
Les propos des bien ivres sont donc les propos tenus lors de cette soi-
rée, comme l’indique l’incipit du chapitre 5 : « Puis, il leur vint l’idée de
faire quatre heures en ce bon endroit, et flacons de circuler, jambons de
trotter, gobelets de voler, brocs de tinter ! ». Le ton et l’atmosphère ainsi
introduits, les propos sont présentés « tels quels » en quelque sorte. Ce
n’est pas un dialogue mais une suite de propos anonymes, de longueur
très variable (parfois, juste un mot, d’autres fois des phrases très courtes
ou plus longues et plus construites), séparés par des tirets.

Quelle est la teneur de ces propos ?


Malgré l’aspect décousu de cet échange, il s’agit bien d’un échange au
sens où les propos tenus sont tous sur le même thème : il est question
de boire et d’en parler.

Une digression comique


L’ivresse est toujours source de comique dans ce roman. Elle l’est sou-
vent encore au théâtre ou au cinéma. Le personnage de Janotus, qui fait
partie des personnages les plus drôles, en est un des exemples les plus
probants (p. 159-160). Le chapitre 5, par le seul fait que ces propos sont
tenus par des hommes ivres qui ne songent qu’à continuer à boire et dont
le vin est le seul sujet de conversation, fait rire le lecteur. À cela s’ajoute
un langage familier et parfois grossier, comme à la page 79, lorsque les
propos portent sur la différence entre bouteille et flacon, et que l’un des
locuteurs joue sur la paronomase « chié/chanté ». Certaines plaisanteries
sont encore plus grossières.
Le comique contribue à créer une unité thématique. Tout le chapitre obéit
au principe de désacralisation que l’on retrouve dans le roman. Ainsi,

53. Celle du chapitre 2 a été étudiée précédemment.

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comme dans le prologue, tout se mêle : différents registres de langue,
des allusions grossières et des références savantes...

Le vin, une boisson sacrée


À plusieurs reprises dans le texte, certains buveurs font allusion au vin,
le mêlant de façon humoristique à des activités religieuses comme la
lecture du bréviaire (haut de la page 76-77). Plus loin, un autre fait un
jeu de mots sur « entonner » « entonnoir », or, il s’agit d’entonner un
« motet » (cantique), comme si le vin permettait de mieux louer Dieu. La
désacralisation va jusqu’au blasphème le plus grave, lorsque l’un des
buveurs plaisante sur les dernières paroles du Christ mourant : « J’ai la
parole de Dieu en bouche » (p. 83).

Le vin, trait d’union entre les cœurs


Cet échange est aussi très amical et paisible. Les propos défilent
sans heurt dans un commun accord. Certains propos se répon-
dent, d’autres non. Certaines expressions affectueuses reviennent :
le sommelier est, évidemment, aussi aimé que le vin qu’il sert ; il est
appelé « mon amy » à maintes reprises (p. 74, l.2, p. 84). Certains
buveurs s’interpellent avec affection : « Mon compaignon, Couraige ! »
(p. 82, avant-dernière ligne). N’oublions pas que la guerre va non seu-
lement occuper toute la moitié du roman mais avec violence. Le vin
unit les cœurs dans une même ivresse et un même plaisir partagé.
Certains buveurs insistent sur le plaisir sensuel du vin en le comparant
à du velours. Le banquet est toujours un moment de paix, une trêve.

Boire, c’est ne pas mourir


Dans certains propos, l’idée d’éternité revient à plusieurs reprises. Certes
il peut s’agir, quand on est ivre et qu’on aime le vin, de rêver à une ivresse
éternelle. Le buveur invétéré rêve d’être toujours ivre, de ne jamais cesser
de boire et d’éprouver toujours ce plaisir. Derrière cette première idée se
cache aussi le désir de tout oublier, plaisir bien connu qui accompagne
celui du vin et d’autres paradis artificiels, le vin permettant, comme
d’autres drogues, d’oublier tout ce qui tourmente les hommes. Le vin
permet ainsi d’oublier la mort, donne l’impression d’être immortel : « Je
boy, et tout de peur de mourir » (je bois, tout ça de peur de mourir)
(p. 76-77). Un court dialogue s’instaure alors. À cela, d’autres répondent :
« Beuvez tousjours, vous ne mourrez jamais » p. 76-77 (bas de page) – « Si
je ne boy, je suis à sec. Me voilà mort. Mon ame s’en fuyra en quelque
grenoillere (mare aux grenouilles) ». Le vin donne l’impression d’être un
autre, de s’alléger : « Somelliers, o créateurs de nouvelles formes, rendez
moy de non beuvant beuvant ! » (de non-buvant rendez-moi buvant)54.

Le vin qui délie les langues


Le vin délie les langues, il brise les barrières entre les hommes et les inter-
dits sociaux. Ainsi, l’un des buveurs cite un vers d’Horace : « une coupe
féconde a toujours aux mortels donné grande faconde » p 76-77. Le jeu sur

54. Cf. Gargantua, note 20 p 76.

186 Séquence 4 – FR01

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la paronomase féconde/ faconde est du traducteur mais il rend bien l’idée
de cette aisance verbale soudaine que le vin peut donner. Le chapitre lui-
même est une illustration de cette idée, l’auteur se plaisant une nouvelle
fois à cet échange de « bons mots » sur le vin. Le lecteur est étourdi par
cette logorrhée : les mots coulent aussi abondamment que le vin !
L’appétit gigantal de Gargantua pour les connaissances intellectuelles
croît à mesure que décroît sa consommation de vin. Il ne cesse toutefois
jamais de boire mais il y met de la mesure. Il va garder du vin l’aspect
savoureux et convivial. En effet, Gargantua n’est pas le personnage le
plus assoiffé à la fin du roman quand on le compare à son ami Frère Jean.
Mais le vin reste omniprésent, signe d’un immense amour de la vie et des
jouissances terrestres. Il contribue à enrichir certains aspects essentiels
du roman : le rire, le langage, la convivialité. Ce thème du vin se retrouve
dans les romans suivants, les Tiers, Quart et Cinquième Livres, dont l’apo-
gée est la découverte de la Dive Bouteille.

Conclusion
L’abondance des thèmes soulevés par Rabelais illustre à la vérité la
démesure de l’auteur. On peut dire que Rabelais fait lui-même figure de
géant, le gigantisme de ses personnages révélant celui de leur créateur.
Choisir des géants l’autorise à aborder tous les sujets sous toutes les
formes littéraires possibles. Le Gargantua emprunte au merveilleux des
contes, s’inscrivant ainsi dans une tradition populaire. Le programme
utopique de l’éducation de Gargantua et la perfection aussi utopique de
l’abbaye de Thélème appartiennent à la fois au merveilleux des contes et
au rêve humaniste. L’immensité et l’universalité de la culture de Gargantua
et des Thélémites sont le miroir des connaissances exceptionnelles de
l’auteur qui, de plus, enrichit le genre romanesque encore balbutiant en
France, d’autres genres littéraires. Si le Gargantua est un roman, il est
aussi une farce, un fabliau et un essai philosophique, sans oublier la
poésie qui apparaît dans certains chapitres. De plus, le récit des aventures
de Gargantua est enchâssé entre deux énigmes dont le mystère s’inscrit
aussi bien dans le texte des Écritures que dans les sciences occultes. La
diversité des genres littéraires est nécessaire pour traiter la multiplicité
des sujets qui reflètent la vision critique que Rabelais a du monde et
des hommes. La guerre, en occupant la moitié de ce roman satirique,
fait de cette œuvre un magnifique plaidoyer pour la paix, l’union entre
les hommes et la convivialité. Ce roman, à l’image du Banquet de Platon
évoqué dès le Prologue, est lui-même un festin auquel sont invités les
lecteurs. Ils participent à cette réflexion conviviale et joyeuse avec les
personnages, goûtant le plaisir des mots, de l’amitié et du vin.

Séquence 4 – FR01 187

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A nnexe 1 : La rhétorique
C’est de l’Antiquité grecque puis romaine que nous vient cet art du dis-
cours. Encore maintenant, nos orateurs, « plus ou moins consciem-
ment »55, prennent les Anciens pour modèles. À Athènes puis à Rome,
l’éloquence est non seulement un art mais une nécessité dans la vie
sociale et politique. Les Grecs, qui étudiaient l’éloquence afin d’en maî-
triser la technique, ont transmis leur art aux Romains qui, à leur tour, nous
l’ont transmis. « Dans l’Antiquité, l’éloquence est l’occasion première de
la réflexion théorique sur ce que peut le langage, à partir de la simple
constatation que les mots peuvent agir sur les décisions et les sentiments
humains. C’est admettre qu’ (...) il existe un art de la parole qui, tout en
usant du langage dans sa forme la plus naturelle (...), permet à une per-
sonne de persuader ou d’émouvoir une centaine d’auditeurs (...). Avec la
pratique du discours, commence ce que nous appelons communément
la civilisation occidentale, rationaliste, soucieuse des droits de l’individu,
prompte à s’interroger sur la légitimité des décisions humaines. Aussi
bien, il n’est pas étonnant que le discours, œuvre précaire de nature acci-
dentelle, produite par les circonstances - la voix d’un homme à un moment
- ait rapidement acquis toutes les caractéristiques d’un objet littéraire :
le soin de la composition, la rédaction, la publication et aussi la recon-
naissance d’une beauté qui transcende le bref moment du discours pro-
noncé, (...) il faut bien comprendre que dans le contexte très élitiste de
l’éducation romaine, l’apprentissage scolaire ne se bornait pas aux objec-
tifs simplistes de « savoir lire, écrire, compter » ; l’éducation, à Rome,
progresse dans la mesure où elle se donne de plus en plus pour but de
former un orator, car c’est par l’exercice de « la parole publique » que le
citoyen de la classe dirigeante peut assumer sa fonction sociale et poli-
tique. »56

Composition des discours antiques


D’après les grands orateurs grecs comme Lysias, Eschine ou Démosthène,
on peut classer les discours selon les buts recherchés par l’orateur :
convaincre une assemblée (éloquence politique), un tribunal (éloquence
judiciaire), séduire un auditoire (éloquence d’apparat).
Cicéron distingue quatre parties du discours.
Plan du discours selon Cicéron
1.Introduction par un exorde (exordium) pour capter l’attention des juges
ou auditeurs (captatio benevolentiae).
55. Les genres littéraires à Rome de R. Martin et de J. Gaillard, tome II, éditions Scodel (1981), p170 et sq.
56. Id.

188 Séquence 4 – FR01

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L’exorde introduit aussi le discours en annonçant son contenu (partitio,
annonce du plan)

2. Exposition des faits (narratio)


La narratio doit être fonctionnelle : elle doit informer l’auditeur mais ne
« doit contenir que ce qui servira ensuite à l’orateur pour développer ses
preuves »57 dans la partie suivante.

3. Argumentation (confirmatio)
Dans la confirmatio, on doit dans un premier temps définir le point à débattre
(propositio) et développer les raisons probantes (argumentatio). « On peut
avoir besoin pour cela de réfuter la thèse précédemment avancée par l’ad-
versaire (refutatio), d’élever le débat en l’amplifiant (amplificatio) ou en lui
associant des considérations qui ne le concernent pas directement mais
contribuent à l’éclairer (digressio).
La péroraison ou conclusion (peroratio) est le couronnement du discours, on
doit y retrouver le résumé des arguments (enumeratio, rerum repetitio) mais
aussi un ultime élan persuasif qui s’appuie généralement sur l’émotion.

57. Id. p. 181

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A nnexe 2 : Érasme
Biographie d’Érasme, qui est l’au-
teur auquel Rabelais se réfère sans
doute le plus souvent et qui est
pour lui un modèle de pensée.
Érasme (Rotterdam 1467- Bâle
1536)
On peut considérer Érasme comme
le premier grand intellectuel euro-
péen ; c’est bien en hommage à
cette particularité que l’initiative
des échanges universitaires euro-
péens a été surnommée Erasmus.
Il est né aux Pays-Bas dans une
famille modeste. Ses deux parents
étant morts, il est destiné à la prê-
trise. Au couvent, il se passionne
pour les auteurs grecs et latins et
son immense culture le fait remar-
quer parmi les moines. L’évêque
de Cambrai le prend comme secré-
taire et c’est à cette époque qu’il
écrit Les antibarbares, hommage
à l’humanisme. L’évêque l’envoie
Portrait d’Érasme, par Quentin Metsys, 1517, faire ses études de théologie à
Galleria d’Arte Antica, Rome, Italie. Paris, au collège de Montaigu, où la
© Archives Alinari, Florence, Dist. RMN/Fratelli Alinari. discipline est si sévère qu’il en sort
malade et dégoûté de la scolas-
tique (théologie, au Moyen Âge) que l’on enseigne encore à la Sorbonne.
Il part ensuite pour l’Angleterre où il est déjà fêté comme un grand huma-
niste. De retour en France, il publie ses Adages, qui ont un succès consi-
dérable dans toute l’Europe et seront très souvent réédités, même de
son vivant. Il retourne en Angleterre, il prépare un doctorat de théologie à
Cambridge et il fait la rencontre de Thomas More. Il part ensuite pour l’Italie
et, en passant par la France, il traduit Lucien (du grec au latin), l’écrivain
grec dont Rabelais va beaucoup s’inspirer, surtout dans le Tiers Livre. Il
traduit Euripide (également en latin), il traduit le Nouveau Testament de
grec en latin et il est reçu Docteur en Théologie à Turin. À Rome, il apprend
l’hébreu et l’araméen pour pouvoir lire l’Ancien Testament dans sa lan-
gue originelle. Puis il repart pour l’Angleterre et y achève la rédaction de
l’Éloge de la folie (1509) qu’il dédicace à Thomas More, devenu son ami.

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Il refuse l’invitation de François Ier à venir à la Cour de France, préférant
son indépendance à toute facilité matérielle. Cependant, la réforme de
Luther prend de plus en plus d’importance en Allemagne et en Europe et
Luther demande à Érasme de soutenir son mouvement. Celui-ci refuse
parce qu’il veut rester catholique tout en disant qu’il y a des réformes à
apporter dans l’Église. Il est profondément pacifiste et commence par
rester neutre dans les conflits de religion. Mais ses relations avec Luther
s’enveniment et il publie des ouvrages contre lui. Il occupe les dernières
années de sa vie à correspondre avec les savants européens et meurt à
Bâle en juillet 1536. Voici quelques citations de l’Éloge de la folie, qui
ont dû plaire à Rabelais :
C’est bien la pire folie que de vouloir être sage dans un monde de fous.
Rien n’est plus sot que de traiter avec sérieux de choses frivoles ; mais rien
n’est plus spirituel que de faire servir les frivolités à des choses sérieuses.
Ce qui distingue le fou du sage, c’est que le premier est guidé par les
passions, le second par la raison.
On a raison de se louer soi-même quand on ne trouve personne pour le
faire.
On peut faire un rapprochement entre Rabelais et Érasme. Les deux
auteurs sont des humanistes, d’une immense érudition et d’une grande
indépendance d’esprit, attirés par la Réforme sans toutefois y adhérer.
Rabelais a subi l’influence de son aîné, qu’il cite abondamment dans
Gargantua, à commencer par la comparaison de Socrate avec les boîtes
de Silènes, qu’il a empruntée à ses Adages. De l’Éloge de la Folie, on
peut citer l’épisode de « la vieille, qui n’ayant plus dents en gueule, disait
encore : « douce lumière ! » p. 115 et des Adages : « d’Afrique, il nous vient
toujours quelque chose de nouveau » p. 151. Il en existe bien d’autres
dans Gargantua ; lisez soigneusement les notes de bas de pages !

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L exique
Le burlesque Adjectif : de « burlesco », venu de l’italien « burla » qui signifie « plaisan-
terie » ; ce mot signifie aussi « moquerie » en espagnol.
Historiquement le burlesque est une forme de comique parodique, bouf-
fon, en vogue au milieu du XVIIe siècle.
Il grossit et ridiculise les modèles de la littérature épique ou du style
précieux en jouant sur le décalage des tons, en parodiant ou en outrant
les codes du langage soutenu, qu’il mêle à des réalités primaires (cf. Le
Virgile travesti ou Le Roman comique de Scarron).
En général, on qualifie de burlesque toute situation (réelle ou fictive) dont
le comique se fonde sur le ridicule, l’extravagance, la bouffonnerie : un
épisode burlesque, une farce burlesque, une séquence burlesque (Laurel
et Hardy par exemple).
Dans ce sens, le mot est proche de grotesque, loufoque, clownesque.
L’Ecclésiaste ou Qohelet est un livre de l’Ancien Testament où l’on trouve cette phrase :
« Vanité des vanités, tout est vanité ».
L’épopée L’épopée est un long récit en vers mettant en scène, de façon grandiose
des héros légendaires ou historiques qui accomplissent des actions
héroïques ou exceptionnelles. Ceux-ci sont des modèles et des réfé-
rences culturelles, rassemblant autour d’eux tout un peuple. Le poète y
fait intervenir le merveilleux. Le style épique est souvent hyperbolique :
tout est agrandi dans l’épopée : les actes, les héros, les émotions. Les
plus connues en Occident sont L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, L’Énéide
de Virgile et La Chanson de Roland.
Le grotesque Se dit de ce qui est risible, énorme, extravagant. Un personnage grotesque
ou ridicule, une scène, une opinion.
Caricatural, burlesque, ridicule.
En art et littérature : le grotesque se caractérise par le goût du bizarre,
du bouffon, de l’énorme, qui pousse le comique jusqu’au fantastique.
Chez Hugo, le grotesque s’oppose au sublime : Quasimodo allie les deux
caractères.

La parodie voir chapitre 5 sur le comique.


La satire est à l’origine un poème ou un texte dans lequel un écrivain ou un ora-
teur tourne en ridicule ses contemporains, soit de façon générale (satire
des mœurs), soit en s’attaquant à des personnes privées. Dans l’Anti-
quité, modèles et références des humanistes, de grands poètes comme
Horace, Juvénal ou Lucien de Samosate ont écrit des ouvrages satiriques.

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La satire peut être virulente, comme elle peut être parodique et comique,
par exemple, Les Satires de Boileau. Nous avons déjà consacré tout un
chapitre à la satire qui est omniprésente dans Gargantua. Dans les pas-
sages comiques que nous avons étudiés, nous avons relevé de nombreux
passages parodiques ou satiriques : nous avons vu que la comparaison des
boulets de canons reçus par Gargantua est l’occasion de proposer une satire
violente du collège de Montaigu ou « collège de pouillerie ». De même, les
pèlerins mangés en salade sont l’occasion d’une satire de la superstition.
C’est aussi le cas pour le passage longuement commenté de l’invention du
torche-cul, où parodie et satire apparaissent à plusieurs reprises. La satire
se sert souvent d’un procédé comique qui est la caricature.
La scolastique La scolastique Le mot « scolastique » vient du grec « scholê » qui signifie
« école ».
La scolastique est une école de pensée fondée au XIIe siècle, dont l’un des
grands maîtres est Saint Thomas d’Aquin (XIIIe), qui avait lui-même pour
maître le grand philosophe grec du IVe siècle av. J.-C., Aristote. Elle met
la raison et le raisonnement logique (fondé sur le modèle du syllogisme)
au service de la foi. La philosophie est en effet servante de la théologie.
Après Saint Thomas la scolastique s’est enfermée dans un discours dogma-
tique et sophistiqué qui lui a valu la critique virulente de La Renaissance.
Ce terme est devenu péjoratif. Il représente un enseignement passéiste,
sclérosé et éloigné de la réalité, trop dogmatique et fermé pour développer
l’intelligence et la réflexion.
La superstition La superstition est une déviation du sentiment religieux fondée sur la
crainte et l’ignorance, et qui prête un caractère sacré à certains objets et
à certaines pratiques ou obligations...
Les syllogismes Le syllogisme, selon Aristote, est un raisonnement en trois proposi-
tions dont la dernière, nommée conclusion, se tire des deux précédentes.
Ex : Tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate
est mortel. (A est B, or C est A, donc, C est B).
Les humanistes ne s’opposent pas au syllogisme en soi. Ils reprochent à
la scolastique tardive d’utiliser le syllogisme de façon abusive ; ils le font
aussi au nom du principe que la logique est un instrument d’usage simple.
Les vérités de bon sens, ou empiriques, n’ont pas besoin de ce type d’argu-
mentation. Ainsi, quand Janotus tente de se servir de syllogismes au sujet
des cloches de Notre-Dame, il est ridicule. Screech fait dans son étude sur
Gargantua, allusion aux parva logicalia (p. 204), que Janotus ne parvient pas
à utiliser correctement : il les décrit comme étant « un labyrinthe scolastique
de difficultés inutiles » et cite Vivès qui, en 1531 « essaya de (leur) donner
le coup de grâce dans son traité sur l’éducation : De tradendis disciplinis ».
Les « Vanités » en peinture sont des tableaux qui, au moyen d’objets symboliques (crânes,
sabliers, fleurs fanées...), rappellent à l’homme que la mort l’attend au
bout du chemin.

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B ibliographie -
Webographie
Rabelais E Magazine littéraire, n° 511, septembre 2011 (avec un dossier
« Rabelais » de 30 pages)
E L e Roman de Rabelais, Michel Ragon (au Livre de poche)
« Le grand mérite de Michel Ragon est de pointer très exactement tout
ce qui a fait, dans le phénomène Rabelais, bondir ses contemporains et
ferait bondir les nôtres s’ils se donnaient la peine de prendre la mesure
exacte d’un génie. » Jérôme Leroy
E François Rabelais, « Bâtir des pierres vives » : http://classes.bnf.fr/
dossitsm/b-rabela.htm (œuvres principales, citations, iconographies)

Gargantua E Gargantua, Éditions Pocket, Traduction, préface et commentaires de


Marie-Madeleine Fragonard (1992 et 1998)

Études sur E Pantagruel, Gargantua, étude de Michel Viegnes et Gérard Milhe


Gargantua Poutingon, Collection « Profil d’une œuvre », Éditions Hatier 2002
E  argantua, étude de Gérard Milhe Poutingon, Collection « L’œuvre au
G
clair », Éditions Bordas 2004
E  nalyses et réflexions sur Gargantua, ouvrage collectif dans la revue
A
Ellipses 2003
EL’École des Lettres (décembre 1986) : Rabelais (ouvrage collectif)
Rabelais de Michael Screech, Collection Tel, Éditions Gallimard 1992
E lain Trouvé : « Parole mesurée et démesure de la parole dans
A
Gargantua ».
Conférence prononcée au Lycée Chateaubriand de Rennes
www.lycee-chateaubriand.fr/cru-atala/.../trouve_rabelais.ht.
E Lesfanfreluches antidotées ou la philosophie hermétique de François
Rabelais de François Foulatier, introduction préparée pour une conférence
http://alinalia.free.fr/EFoul3.htm

Autres sites E Le Portail de la Renaissance française : http://www.renaissance-france.org et


intéressants plus particulièrement Rabelais et la Renaissance (Net d’or Art et culture 2001)
E Musée Rabelais : http://www.musee-rabelais.fr
Vous y trouverez au format PDF la plaquette de la maison de Rabelais,
« La maison de la Devinière » devenue musée (cliquez sur « En savoir
plus » puis sur l’onglet « Fiche PDF » pour la télécharger). n

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