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La culture et l'Etat en France

Introduction :
« Il faut rappeler l'idée tenant à ce qu'il y a de profond dans l'esprit français, que les sciences, les lettres
et les arts sont une chose d'Etat, une chose que chaque nation produit en corps, que la patrie est
chargée de provoquer, d'encourager et de récompenser » Ernest Renan en 1872 dans La réforme
intellectuelle et morale.
Tous les pays pratiquent le mécénat et d'ailleurs les gouvernants cherchent à montrer qu'ils ne sont pas
incultes (rex illitteratus est quasi asinus coronatus) mais l'existence d'une politique culturelle en France
est particulièrement notable.
Politique publique spécifique en France représentée par des institutions bien particulières : la culture est
une affaire d'Etat, une passion nationale (notamment la littérature).
Deux définitions de la culture :
– Définition classique/française de Cicéron dans les Tusculanes en 45 av. J.-C. : la cultura animi,
qui met en parallèle la culture du champ et la culture de l'esprit : aussi fertile soit-il, un champ ne
sera pas productif sans culture. C'est pareil pour l'esprit. Renan : « l'élévation de la nature
humaine en général ».
– Définition anglaise plus extensive : tout ce qui est commun à un groupe d'individus (choses de
l'esprit mais aussi mode de vie, cuisine, folklore...). Définition retenue par l'UNESCO.

La culture ne devrait-elle pas être l'affaire des seuls individus?


La politique culturelle conduite en France est-elle légitime?
Quelles limites faut-il lui assigner?
A quoi bon un ministère de la culture en pleine mondialisation?

I – La politique culturelle française, qui est le fruit d'une longue tradition


historique, remplit aujourd'hui des missions très diverses

A. La politique culturelle française est le fruit d'une longue tradition historique, largement revisitée au
XXe siècle

1. Les bases de « l'Etat culturel » français sont posées dès l'Ancien Régime

– Moyen-Âge : fondation de la Sorbonne sous saint Louis, bibliothèque royale sous Charles V
(manuscrits précieux installés dans son donjon du Louvre). Eglise perd peu à peu son
monopole culturel.
– Renaissance : vocation culturelle du pouvoir s'affirme. Avant, on percevait la France comme une
nation guerrière et croyante. Maintenant, et grâce à la protection exercée à l'égard des
humanistes, elle se veut mère des arts (« France, mère des arts, des armes et des loi » de Joachim
du Bellay). Guerres d'Italie éveillent à la culture antique.
– François Ier : règne de 1515 à 1547. Modèle de prince éclairé. Attire Léonard de Vinci,
Benvenuto Cellini, Andrea del Sarto... Châteaux de Chambord, de Villers-Cotterêts, de Saint-
Germain-en-Laye. Créé l'imprimerie royale en 1530. Créé le Collège des trois langues, futur
Collège de France. Il signe deux ordonnances essentielles : Montpellier en 1537 sur le dépôt
légal des livres et Villers-Cotterêts en 1539 qui impose l'emploi de la langue française dans les
actes officiels et procès.
Charles Quint, son grand rival, fait pareil avec les artistes.
– Successeurs de François Ier : reprennent sa politique de promotion des arts.
29 janvier 1635 : le cardinal de Richelieu accepte la fondation de l'Académie française
– Louis XIV (1638-1715) : dès le début de son règne, il se fait le mécène des poètes et des auteurs.
Il est passionné d'architecture, de danse et de musique.
2. La Révolution consacre le monopole de l'Etat sur l'action culturelle et éducative

La Révolution se montre dans un premier temps hostile au mécénat. « La République n'a pas besoin de
savant » dira le président du tribunal révolutionnaire. L'art est considéré comme le passe-temps des
privilégiés.
Ca ne dure pas : décret du 19 juillet 1793 qui introduit la propriété intellectuelle dans le droit français.
Sous le Consulat : création de l'Institut de France.
L'interdiction des corporations par la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 organise le monopole de l'Etat
sur les tâches de production du lien social et d'unification de la société et de la Nation. Donc rupture
avec le modèle anglo-saxon : la fiscalité lourde réduit drastiquement le mécénat privé.
Pierre Rosanvallon : l'Etat en France est un « instituteur du social ».
Au XIX et XXe siècles, l'action se concentre sur le mécénat et la protection du patrimoine. Création du
Secrétariat d'Etat aux beaux-arts sous la tutelle du ministère de l'Education. En 1914, le deux tiers des
musées existant en France ont été ouverts après 1870.
Jean-François Gravier dénonce en 1947 dans Paris et le désert français la concentration culturelle à Paris et
le désert culturel provincial.

3. Avec André Malraux, la politique culturelle se dote d'instruments puissants

Ministre sous De Gaulle de 1959 à 1969. Malraux : « La culture, c'est ce qui permet de fonder l'homme
lorsqu'il n'est plus fondé sur Dieu ». Projet très ambitieux.
Bilan de la politique de Malraux est impressionnant :
– les crédits à la culture doublent
– antennes créées en région
– 1962 : procédure de protection et de restauration des centres urbains anciens (ex : le Vieux
Lyon, le Marais)
– Fin des années 60 : procédure de « dation » qui autorise les artistes à payer leurs impôts en
oeuvres d'art
– Grosses commandes publiques à des artistes (Picasso, Miro, Chagall, Le Corbusier...)
– Rayonnement international : les oeuvres, même les plus fragiles, voyagent et circulent dans le
monde (la Joconde aux USA, la Vénus de Milo au Japon). Organisation d'expositions au Grand
Palais en collaboration avec des chefs d'Etat étrangers.

Entre 1969 et 1981 : stabilisation. Nouvelle augmentation des crédits accordés à la culture.
Construction du centre Georges-Pompidou, et c'est un énorme succès. Lancement du musée d'Orsay et
de la Cité des sciences à La Villette. Loi de 1977 qui déclare l'architecture d'utilité publique.

4. Les « mirobolantes années Jack Lang » (Maryvonne de Saint Pulgent) et l'avènement


du « tout culturel » (Marc Fumaroli)

1981 : arrivée de la gauche au pouvoir et de Jack Lang. Il dénonce l'impérialisme artistique et intellectuel
des USA et entend redonner une place de choix en matière culturelle à la France.
Le ministre obtient de confortables subsides. Le 1% culturel est atteint dès le milieu des années 1980.
Les biens artistiques sont exonérés de l'ISF.
Eté 1981 : prix unique du livre qui permet aux éditeurs de fixer eux-mêmes le prix des livres et permet
dans le même temps de maintenir la puissance toute relative du réseau des librairies.
On observe aussi une déconcentration sous Jack Lang puisque 50% des investissements dans la culture
sont désormais réalisées par les collectivités territoriales.
Modernisation des équipements culturels et pas seulement à Paris.
Surtout, le champ d'action du ministère s'élargit à d'autres formes d'art : la chanson, le jazz, la techno,
les arts de rue, la mode, le design, la création industrielle, avec de nouveaux centres de diffusion
(Festival de la BD d'Angoulême).
Création de manifestations, de fêtes, de commémorations telles que la Ruée vers l'Art, la Fureur de lire,
la Fête de la musique, le Printemps des poètes...

5. De multiples acteurs publics interviennent désormais dans le champ culturel

Quels acteurs ?
– L'éducation nationale : possède le muséum d'Histoire naturelle, le musée de l'Homme, des
musées de province, et la responsabilité de la culture dans ses établissements.
– Les affaires étrangères : action culturelle de la France à l'étranger
– Les services du commerce et de l'artisanat : métiers d'art
– La défense : gère 65 musées
– Les collectivités territoriales
– UE : article 128 du traité de Maastricht qui fait de la culture une politique communautaire et
peut assurer des financements

Donc grande complexité + transfert des responsabilités aux collectivités territoriales

B. La politique culturelle remplit aujourd'hui de multiples missions, qui sont autant de justifications à
son existence

1. Le soutien aux artistes et aux créateurs

Peu de penseurs qui étaient hostiles au soutien public à l'art. Un des seuls : Platon. Il reproche aux
poètes (et plus généralement aux artistes) de chercher à plaire plutôt qu'à instruire. Il distingue le
mythos, le discours élégant des poètes, au logos, la pensée rationnelle des philosophes. Les artistes
présentent une version particulièrement déformée de la réalité.
A la Révolution, l'utilité publique de l'art est remise en cause. C'est le cas de l'abbé Grégoire, dans la
lignée de Rousseau. Il considère que « les beaux-arts ont usurpé dans nos temps modernes une
considération supérieure à celle que leur assigne leur valeur réelle ».
S'oppose à lui Boissy d'Anglas (1756-1826) qui insiste sur le caractère nécessaire de la culture pour
adoucir les moeurs et rendre heureux. Elle est liée à l'émancipation des hommes.
L'art possède une triple utilité publique :
– éducative : il forme des citoyens plus libres et plus vertueux
– sociale : il console les malheureux et adoucit les violents
– économique : il contribue à l'excédent de la balance commerciale.
Dernier argument mis en lumière par Thomas Couture (1815-1879) dans Méthode et entretiens d'atelier
(1867). L'art fait vivre de nombreux secteurs économiques.

2. La défense du patrimoine

Notion de patrimoine émerge lentement au XVIIIe siècle et apparaît vraiment à la Révolution. Il ne se


généralise dans un sens artistique que dans les années 1970.
Alexandre Lenoir (1761-1839) est un grand défenseur du patrimoine : nommé Conservateur des objets
d'art provenant des biens nationaux en 1791.
A la même époque, l'abbé Grégoire fait de la préservation du patrimoine une priorité, en créant le
néologisme « vandalisme » pour évoquer les destructions commises par certains révolutionnaires.
1830 : François Guizot crée le Service des monuments historiques qui inventorie les monuments et
oeuvre à leur préservation.
1905 : séparation de l'Eglise et de l'Etat, les édifices religieux passent sous l'égide de la puissance
publique.
Loi du 31 décembre 1913 : procédure de classement et d'inscription des monuments historiques,
complété par la loi du 2 mai 1930.
Bergson et la notion de patrimoine immatériel (danses, folklores, savoir-faire, gastronomie...)
Succès des Journées Européennes du patrimoine montre que les français sont très attachés à leur
héritage (instaurées en 1991 par le Conseil de l'Europe).

3. La défense du spectacle vivant

Loi de Baumol, aussi dite « loi de la fatalité des coûts » qui justifie l'intervention publique. Il montre en
effet qu'il n'y a pas de gain de productivité possible dans le spectacle vivant et que fatalement, sans aide,
le spectacle vivant est amené à disparaître. Ces analyses ne fonctionnent pas sur la production culturelle
qui peut être industrielle comme le cinéma et donc reproductible à l'infini.

4. La diffusion de l'influence nationale

La culture fait indéniablement partie du « soft power », c'est-à-dire que la culture véhicule des valeurs
propres à un Etat, comme la préservation de la langue.
Il est évident que la culture américaine est largement diffusée dans le monde grâce à la musique et aux
films américains. Dans Mainstream, Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Frédéric Martel s'attache
à montrer que la diffusion de la culture américaine s'appuie sur des techniques marketing qui anticipent
les attentes du spectateur. Les contenus se mondialisent et que les cultures de masse sont caractérisées
par une hybridation croissante.
Pour contrer cette influence, le système de financement cinématographique français impose une taxe de
10% sur le billet d'entrée de cinéma afin d'aider la production et la réalisation d'oeuvres
cinématographiques originales en France. C'est ce qui permet à la France de produire un grand nombre
d'oeuvres.
Subventions aux cinémas d'art et d'essai qui sont très nombreux en France : 1045 cinémas classés « art
et essai ».
Ce n'est pas véritablement du protectionnisme car les films des pays étrangers sont bien entendu
diffusés. Il s'agit simplement d'un système de subvention au cinéma national, parce que la culture et la
langue ne sont pas des marchandises comme les autres. Maryvonne de Saint-Pulgent dans Le
gouvernement de la culture, note le déclin économique et politique de la France et donc la mission culturelle
est un substitut de la puissance française.

5. L'apprentissage de l'amour de la culture

Jean-Jacques Rousseau a cette conception : la politique cultuelle est liée avec le projet démocratique
pour que ceux qui en soient le plus éloignés puissent y accéder.
Malraux en 1967 : « Il appartient à l'université de faire connaître Racine, mais il appartient seulement à
ceux qui jouent ses pièces de les faire aimer. Notre travail, c'est de faire aimer les génies de l'humanité et
notamment ceux de la France, ce n'est pas de les faire connaître. La connaissance est à l'université;
l'amour, peut-être, est à nous. »

II – Toutefois, le bilan très nuancé de la politique culturelle française et les critiques


récurrentes dont elle fait l'objet rendent nécessaire une profonde réforme

A. La politique de la culture en accusation

1. L'échec patent de la démocratisation culturelle

Flaubert écrivait déjà en 1852 « une chose qui prouve, selon moi, que l'art est complètement oublié,
c'est la quantité d'artistes qui pullulent. Plus il y a de chantres à une église, plus il est à présumer que les
paroissiens ne sont pas dévots ».

Olivier Donnat dans Les français face à la culture (1994) parle du « minimum culturel ».
Les enquêtes de l'INSEE sur les pratiques culturelles des français sont sans équivoque : la principale
pratique culturelle des français, c'est la télévision (3h16 par jour en moyenne).

C'est « la culture des écrans ». 50% des français ne sont jamais allés au théâtre de leur vie. L'opéra : ne
concerne que 2% des français, et ce sont des français âgés et économiquement favorisés.

La lecture est en déclin : seulement 63% des français achètent au moins un livre par an, alors même que
l'usage de la bibliothèque se généralise.
Quelque 10% des français seraient illettrés. 27% des français ne lisent pas un livre par an.
Le nombre de grands lecteurs régresse, y compris dans le monde enseignant.

Comment expliquer cette évolution ?


– crise économique et baisse du pouvoir d'achat
– ouverture sociologique de l'université : mais cela dit, les héritiers lisent de moins en moins aussi.
– Concurrence d'internet
La cause essentielle, en fait, c'est le déclin de légitimité du livre. 32% seulement des français lisent les
journaux (quotidiens nationaux et régionaux).

2. Des avant-gardes en faillite?

On peut se demander si les subventions sont bien attribuées : exemple du désastre du leg Caillebotte.
L'Etat est accusé de gaspiller l'argent du contribuable, parce que le soutien public est accaparé par une
certaine clientèle.

Problème de l'art contemporain : peine à se renouveler. Les artistes se situent dans la veine de Marcel
Duchamp dont les travaux prenaient sens à l'époque mais qui aujourd'hui semble obsolète : plus rien ne
choque. Il y a une volonté chez ces artistes de magnifier le banal ou de provoquer le scandale (Piss Christ
d'Andres Serrano en 1987 : un Christ baignant dans le sang et l'urine).
Cornélius Castoriadis : « la cote de la vulgarité monte tous les jours ».
Où est l'inspiration?

Autre courant de l'art contemporain : reproduction en série d'oeuvres conceptuelles. Jeff Koons (né en
1955), Damian Hirst (né en 1965). Jeff Koons : Ballon Dogs. Damian Hirst prend 89 millions d'euros
avec The Golden Calf.
Critique : ce sont davantage des entrepreneurs que des artistes. On leur reproche de ne pas faire le
travail manuel d'artiste eux-mêmes et on les soupçonne même d'escroquerie (système pyramidal de
Ponzi : le dernier qui a le requin en formol risque de tout perdre si personne ne le lui rachète).
Problème : les pouvoirs publics ne sont pas toujours étrangers à ces dérives.
Jean Clair – L'Hiver de la culture (2011) : Jean Clair dénonce la tyrannie de l'évènementiel et du vivant
dans l'art, responsable de créer une multitude d'expositions qui ne servent à rien ou de ne faire des
expositions que pour la spéculation : c'est le cas des expos Jeff Koons et Murakami à Versailles, qui ont
permis aux galeries de vendre les oeuvres encore plus cher.

3. Une contestation intellectuelle croissante

La critique libérale de l'intervention de l'Etat dans la culture n'est pas nouvelle :


– Benjamin Constant
– Ionesco et son ministère des « fournitures ».
La critique, c'est que la culture est de l'ordre individuel et non collectif.

L'art officiel n'est jamais vraiment bon (IIIè République ou réalisme socialiste) et surtout, il rappelle le
souvenir de l'art officiel sous les régimes totalitaires (Dopolavoro sous Mussolini, exposition d'art
dégénéré par les Nazis, règne de la terreur à l'égard de Chostakovitch et Prokofiev par Staline...).
Autre critique : un nivellement par le bas, contre la conception malrucienne par les ministres qui l'ont
suivi, en étendant la culture à tout, et du coup en faisant de la culture une culture de masse déterminé
par les médias.
Alain Finkielkraut dans La défaite de la pensée : il dénonce le relativisme culturel.
Marc Fumaroli – L'Etat culturel, essai sur une religion moderne (1991) : défend une conception malrucienne
de la culture, contre la culture de masse, culture audiovisuelle, contre le « tout culturel ». La culture est
une affaire individuelle dans laquelle les pouvoirs publics n'ont pas leur place.
Philippe Murray – Après l'Histoire (1989) et Exorcismes spirituels (2002) : dénonce la réduction de la
culture à la fête (exemple de la Fête de la musique). Néologisme : art contemforain.

Le problème, c'est que la politique culturelle cherche à produire du lien social (exemple des expos de
graffitis).

4. Un coût élevé pour la collectivité, même s'il semble aujourd'hui stabilisé

Problème 1 : construction effrénée de toujours de nouveaux équipements, qui parfois ne servent à rien
mais sont très coûteux (ex : BNF ou Opéra Bastille). Depuis peu : on freine la construction.
Problème 2 : la « prolifération culturelle » (Maryvonne de Saint-Pulgent dans Le gouvernement de la
culture) : bulle culturelle qui serait déconnectée des besoins de la population. Exemple : Paris offre 6000
soirées de musique classique en 1997 donc deux fois plus que 10 ans avant mais taux de remplissage =
60%. Il y a beaucoup d'évènements mais parfois pas de public.

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