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TEXTE DE LA LECTURE LINEAIRE N°1

L’abbé Prévost, Manon Lescault, « La rencontre », 1731.

1 J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt!
2 j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter
3 cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche
4 d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas
5 d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en
6 resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un homme d’un âge avancé, qui
7 paraissait lui servir de conducteur, s’empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me
8 parut si charmante que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille
9 avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me
10 trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide
11 et facile à déconcerter ; mais loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la
12 maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans
13 paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à Amiens et si elle y avait quelques
14 personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument, qu’elle y était envoyée par ses parents,
15 pour être religieuse. L’amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu’il était dans mon
16 cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière
17 qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi: c’était malgré
18 elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà
19 déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens.
20
Extrait de la première partie de Manon Lescaut - L’abbé Prévost

Les Lumières commencent avec la mort de Louis XVI. Annonciatrice d’un renouveau tant littéraire
que social, cette période connait donc une liberté d’esprit qui ne se soustrait pas à la liberté des mœurs.
Le libertinage devient dès lors un moyen de libérer le corps. De nombreux écrivains s’attèlent à
peindre les méandres de la passion et ses effets néfastes sur la morale des individus : Les liaisons
dangereuses, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Ce dernier roman écrit en 1731 à
Amsterdam dont le titre est contracté au nom du personnage éponyme féminin, Manon Lescaut, est le
septième tome des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. Ce roman
de L’Abbé Prévost, né en 1697 et mort en 1763, fait scandale dès sa publication. L'abbé Prévost,
mettant à profit son art du récit et de la mise en scène, dépeint un « exemple terrible de la force des
passions ». Le personnage de des Grieux, soumis à l'amour irrésistible pour Manon, est peu à peu
entraîné vers la déchéance. Cet extrait à analyser constitue une scène clé dans le roman, le coup de
foudre immédiat entre Des Grieux, un noble, et une roturière, Manon Lescaut. Récit rétrospectif par
excellence, le narrateur raconte non sans lucidité cette rencontre.

Notre analyse s’attardera sur cette rencontre qui nous permettra de voir comment celle-ci annonce les
tourments de la passion.

Cette lecture linéaire se subdivisera en trois mouvements allant de la présentation du cadre de la


rencontre, au coup de foudre qui s’ensuivit pour finir avec l’analyse de l’échange entre les deux
personnages.
Introduction
Contextualisation de l’extrait :
Constituant le septième et dernier tome des Mémoires et aventures d’un homme de qualité
qui s’est retiré du monde, L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut est un
roman écrit par l’Abbé Prévost en 1731. Renoncour, l’«homme de qualité » et narrateur du
récit-cadre, vient de céder la parole au narrateur du récit encadré, le chevalier Des Grieux,
qui, après s’être rapidement présenté, relate sa rencontre à Amiens avec une jeune fille,
Manon Lescaut, dont il tombe aussitôt fou amoureux. A travers ce récit rétrospectif et
subjectif de cette scène de rencontre qui constitue la première étape du parcours
romanesque du couple, le narrateur fait entendre l’importance de cet événement qui
bouleversa le cours de sa vie et en détermina l’issue.
Nous nous demanderons comment Des Grieux fait de sa rencontre avec Manon un
événement fondateur.
Lecture expressive
L’analyse linéaire se subdivise en trois mouvements allant du récit des circonstances de la
rencontre (l 1 à 5) à la naissance d’une passion amoureuse (l 5 à 12). Enfin, nous
terminerons notre analyse par les premières paroles échangées rapportées par le narrateur
(l 12 à 20).
Mouvement 1 : Les circonstances de la rencontre (l 1 - 5)
Enjeux du mvt : Un début de récit qui annonce un événement en apparence anodin, et qui pourtant
constitue le premier acte d’un destin funeste.
J'avais marqué le temps de mon départ • Le 1er mouvement s’ouvre avec l’expression
d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour du jugement rétrospectif que porte le narrateur
plus tôt ! j'aurais porté chez mon père toute sur ses actions passées. Il exprime le regret de
mon innocence. ne pas avoir quitté Amiens plus tôt, sans qu’on
sache encore pourquoi.

• Le caractère irréversible et imprévisible des
conséquences de cet événement est ici souligné.
Il s’agit d’un événement présenté comme
l’œuvre du destin, puisque DG en ignorait les
conséquences et n’avait donc aucune raison de
s’y soustraire. De plus, DG dramatise ce début de
récit pour susciter la curiosité du lecteur.

La veille même de celui que je devais quitter • DG cherche à produire un effet de réel en
cette ville, étant à me promener avec mon ami, apportant des détails (ancrage géographique et
qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le temporel) réalistes et en présentant la scène
coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à comme banale, anodine.
l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous →
n'avions pas d'autre motif que la curiosité. • Un événement inhabituel survient, qui attire
l’attention des personnages. DG se justifie : en
aucun cas il ne mesure à ce moment
l’importance que l’avenir va donner au moment
qui va suivre.

Mouvement 2 : La naissance d’une passion amoureuse (l 5 - 12)
Enjeux du mvt : Où DG est fasciné par ML et métamorphosé par l’amour qu’il lui porte.
Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent • L’attrait qu’exerce Manon sur DG est
aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui immédiatement perceptible par le récit qu’il fait
s'arrêta seule dans la cour, pendant qu'un de son entrée en scène. DG met l’accent sur la
homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir singularité de la jeune fille, à l’aide d’une série
de conducteur, s'empressait pour faire tirer son de contrastes : Contraste entre entre le
équipage des paniers mouvement qui environne la jeune fille et son
immobilité.

Contraste entre le groupe formé par les femmes,
et Manon qui s’en détache.

• DG met immédiatement l’accent sur la
jeunesse de ML, peut-être parce que le
narrateur est lui-même d’une extrême jeunesse
(effet miroir).

Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais • Le portrait de Manon, dont on ignore encore
jamais pensé à la différence des sexes, ni l’identité, est esquissé par le narrateur qui
regardé une fille avec un peu d'attention, moi, marque sa subjectivité.
dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et →
la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un • Le portrait est succinct, mai il faut toutefois
coup jusqu'au transport. noter l’étymologie « carmen » qui signifie «
chant magique » en latin et qui éclaire le
caractère envoûtant de cette vison.

• Ainsi, subjugué par Manon, c’est un véritable
coup de foudre que DG ressent pour cette
inconnue : sentiment instantané, qui le
dépossède de lui-même.

• Cette situation nouvelle est un
bouleversement pour DG qui le souligne par
l’opposition entre ce nouvel état et le portrait
qu’il fait de lui-même : un jeune homme jusque-
là innocent, candide, étranger aux effets de
l’amour.

J'avais le défaut d'être excessivement timide et • La dernière phrase montre que la raison a
facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté définitivement laissé place à la passion : DG ne
alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la montre aucune retenue, guidé par le désir.
maîtresse de mon cœur →
• Le narrateur, transformé, va jusqu’à poser un
jugement péjoratif sur l’homme qu’il était et
qu’il n’est plus.

• Cependant, cette audace n’est qu’un trompe
l’œil : DG est sous emprise de la jeune fille,
désormais soumis à sa volonté.

Mouvement 3 : Les premières paroles échangées (l 12 - 20)
Enjeux du mvt : Un dialogue rapporté par le narrateur qui scelle définitivement l’emprise de l’amour
sur DG et qui annonce une suite funeste.
Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle • L’ensemble du dialogue entre ML et DG est
reçut mes politesses sans paraître embarrassée. exclusivement rapporté par le narrateur, ce qui
permet de ne garder que la synthèse de leurs
échanges mais aussi de saisir la subjectivité du
narrateur à travers la transposition des paroles
prononcées.

• Fasciné par la vue de cette jeune fille, le
narrateur se rapproche de Manon en se
conformant aux conventions sociales
habituelles. Il relève ici la contradiction entre
l’innocence supposée de Manon et son attitude
qui l’est moins. Les deux personnages
s’opposent dans leur appréhension des relations
sociales.

Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens et si • La deuxième phrase rapporte les deux
elle y avait quelques personnes de connaissance. questions anodines formulées par le narrateur,
Elle me répondit ingénument qu'elle y était peut-être pour mieux cacher l’intérêt qu’il porte
envoyée par ses parents pour être religieuse. à la jeune fille.
L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un →
moment qu'il était dans mon cœur, que je • Le commentaire de DG de la réponse de ML
regardai ce dessein comme un coup mortel pour montre l’absence de malice que DG prête à la
mes désirs. jeune fille qu’il ne connaît pas, ce que semble
confirmer la réponse elle-même.

• DG apparaît ensuite bouleversé par la réponse
de M : dominé par la passion qui modifie sa
perception de la réalité, il est dévasté par ce
projet qu’il se doit absolument de combattre :
c’est une question de survie pour le jeune
homme. Ainsi s’enclenche la fatalité.

Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre • DG exprime son aveu d’amour avec une forme
mes sentiments, car elle était bien plus de naïveté qui se confronte au vécu de Manon
expérimentée que moi. C'était malgré elle qu'on que souligne le narrateur a posteriori.
l'envoyait au couvent, pour arrêter sans doute →
son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré • La dernière partie du mouvement laisse
et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs davantage entrevoir la personnalité de Manon.
et les miens. La première partie de la phrase présente Manon
soumise à la domination d’une autorité familiale,
qui lui impose la réclusion religieuse. C’est ainsi
que DG la perçoit sur le moment.

• La raison de cet enfermement est amenée
rétrospectivement par le narrateur dans la
seconde partie de la phrase, qui laisse entrevoir
le comportement libertin de Manon. Cette
mention relative à la déviance morale de Manon
apporte une tonalité tragique au texte. Le
narrateur n’en dit pas plus, laissant son
interlocuteur imaginer les « malheurs « qui
suivront.

Mouvement 1 : Les circonstances de la rencontre (l 1 - 5)


Enjeux : Un début de récit qui annonce un événement en apparence anodin, et qui pourtant
constitue le premier acte d’un destin funeste.
• « J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt !»
(l 1 - 2)
Le 1er mouvement s’ouvre avec l’expression du jugement que porte le narrateur sur ses actions
passées. Il exprime le regret de ne pas avoir quitté Amiens plus tôt, sans qu’on sache encore
pourquoi, avec l’interjection « hélas ! », ainsi que la phrase négative et exclamative « que ne le
marquais-je... ».
• « j'aurais porté chez mon père toute mon innocence. » (l 2) :
Avec l’emploi du conditionnel passé, DG présente cette rencontre comme l’œuvre du destin, dont il
ne pouvait connaître les conséquences. Il n’avait donc aucune raison de s’y soustraire. De plus, DG
dramatise ce début de récit pour susciter la curiosité du lecteur.
• « La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui
s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces
voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité. » (l 2 -5) :
DG cherche à produire un effet de réel en apportant des détails (ancrage géographique et temporel)
réalistes et en présentant la scène comme banale, anodine (« coche D’Arras », « l’hôtellerie où les
ces voitures descendent »). Un événement inhabituel survient, relaté au passé simple, qui attire
l’attention des personnages. DG se justifie avec la négation restrictive « nous n’avions pas d’autre
motif que la curiosité » : en aucun cas il ne mesure à ce moment l’importance que l’avenir va donner
au moment qui va suivre.

Mouvement 2 : La naissance d’une passion amoureuse (l 5 - 12)


Enjeux : Un mouvement dans lequel DG se montre fasciné par ML et métamorphosé par l’amour qu’il
lui porte.
• « Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui
s'arrêta seule dans la cour, pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de
conducteur, s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers. » (l 6) :
L’attrait qu’exerce Manon sur DG est immédiatement perceptible par le récit qu’il fait de son entrée
en scène. DG met l’accent sur la singularité de la jeune fille, à l’aide d’une série de contrastes :
contraste entre le mouvement qui environne la jeune fille et son immobilité (antithèse entre les
verbes de mouvement « sortit, se retirèrent » et « s ‘arrêta » pour Manon) / contraste entre le
groupe formé par les femmes, et Manon qui s’en détache (« quelques femmes » – « il en resta une,
seule »). DG met immédiatement l’accent sur la jeunesse de ML, peut-être parce que le narrateur est
lui-même d’une extrême jeunesse, ce qui crée un effet miroir.
• « Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé
une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je
me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport. » (l 8 - 11) :
Le portrait de Manon, dont on ignore encore l’identité, est esquissé par le narrateur qui marque sa
subjectivité, comme le montre le verbe de perception « elle me parut ». Le portrait est succinct, mais
il faut toutefois noter l’étymologie « carmen » qui signifie « chant magique » en latin et qui éclaire le
caractère envoûtant de cette vison. Ainsi, subjugué par Manon, c’est un véritable coup de foudre que
DG ressent pour cette inconnue : sentiment instantané, qui le dépossède de lui-même, comme le
montre la PS circonstancielle de conséquence « elle me parut si charmante que je me trouvai
enflammé tout d’une coup jusqu’au transport ». Cette situation nouvelle est un bouleversement pour
DG qui le souligne par l’opposition entre ce nouvel état et le portrait qu’il fait de lui-même : un jeune
homme jusque-là innocent, candide, étranger aux effets de l’amour.
• « J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors
par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon cœur. » (l 11 - 12) :
La dernière phrase montre que la raison a définitivement laissé place à la passion : DG ne montre
aucune retenue, guidé par le désir, comme le montre le verbe d’action « m’avançai », qui entre en
opposition avec le champ lexical de la retenue. Le narrateur, transformé, va jusqu’à poser un
jugement péjoratif sur l’homme qu’il était et qu’il n’est plus. Cependant, cette audace n’est qu’un
trompe l’œil : DG est sous emprise de la jeune fille, désormais soumis à sa volonté, comme en
témoigne la périphrase « maîtresse de mon cœur ».

Mouvement 3 : Les premières paroles échangées (l 12 - 20)


Enjeux : Un dialogue rapporté par le narrateur qui scelle définitivement l’emprise de l’amour sur DG
et qui annonce une suite funeste.
• « Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée.»
(l 13) :
L’ensemble du dialogue entre ML et DG est exclusivement rapporté par le narrateur, ce qui permet
de ne garder que l’essentiel de leurs échanges mais aussi de saisir la subjectivité du narrateur à
travers la transposition des paroles prononcées. Fasciné par la vue de cette jeune fille, le narrateur se
rapproche de Manon en se conformant aux conventions sociales habituelles. Il relève ici, avec une
proposition circonstancielle de concession, la contradiction entre l’innocence supposée de Manon et
son attitude qui l’est moins. Les deux personnages s’opposent dans leur appréhension des relations
sociales.
• « Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance.
Elle me répondit ingénument qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me
rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein
comme un coup mortel pour mes désirs. » (l 13 - 17) :
La deuxième phrase rapporte les deux questions anodines formulées par le narrateur, peut-être pour
mieux cacher l’intérêt qu’il porte à la jeune fille. Le commentaire de DG de la réponse de ML avec
l’adverbe « ingénument » montre l’absence de malice que DG prête à la jeune fille qu’il ne connaît
pas, ce que semble confirmer la réponse elle-même (CC but : « pour être religieuse »). DG apparaît
ensuite bouleversé par la réponse de M : dominé par la passion qui modifie sa perception de la
réalité (l’amour est ici placé en situation de sujet, et DG d’objet), il est dévasté par ce projet (« coup
mortel », lexique de la tragédie) qu’il se doit absolument de combattre (PSC de conséquence) : c’est
une question de survie pour le jeune homme. Ainsi s’enclenche la fatalité. • « Je lui parlai d'une
manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi. C'était
malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s'était
déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens. » (l 17 - 20) : La dernière
partie du mouvement laisse davantage entrevoir la personnalité de Manon. DG exprime son aveu
d’amour avec une forme de naïveté qui se confronte au vécu de Manon que souligne le narrateur («
plus expérimentée que moi »). Manon est enduite présentée comme soumise à la domination d’une
autorité familiale, qui lui impose la réclusion religieuse (« malgré elle » ). C’est en tout cas ainsi que
DG la perçoit sur le moment. La raison de cet enfermement est amenée rétrospectivement par le
narrateur dans la seconde partie de la phrase, qui laisse deviner le comportement libertin de Manon
(« son penchant au plaisir »). Cette mention relative à la déviance morale de Manon apporte une
tonalité tragique au texte qui laisse imaginer, sans les dévoiler, tous les « malheurs » qui suivront.

Conclusion :
Synthèse de l’analyse et ouverture
En commençant le récit de ses aventures par cette rencontre, Des Grieux en fait un événement
fondateur qui a profondément changé le cours de sa vie. L’irruption de Manon dans le cours d’une
existence bien réglée, le charme envoûtant de la jeune femme, son mystère, ont fait naître chez le
narrateur une passion qui, seule, commandera chacun de ses actes dans la suite du récit. Le
narrateur, par l’analyse rétrospective qu’il fait de cet événement, met au jour sa dimension
programmatique. En effet, en provoquant la rupture de Des Grieux avec sa vie de fils modèle, cette
rencontre l’entraînera vers une existence marginale, offrant au lecteur la promesse de nombre
d’aventures et de péripéties.

TEXTE DE LA LECTURE LINEAIRE N°7


Labé Prévost, Manon Lescault, « Les plaintes d’un amant », 1731.

1 « Ah! Manon, Manon, repris-je avec un soupir, il est bien tard de me donner des larmes, lorsque vous
2 avez causé ma mort. Vous affectez une tristesse que vous ne sauriez sentir. Le plus grand de vos maux
3 est sans doute ma présence, qui a toujours été importune à vos plaisirs. Ouvrez les yeux, voyez qui je
4 suis ; on ne verse pas des pleurs si tendres pour un malheureux qu’on a trahi et qu’on abandonne
5 cruellement. ». Elle baisait mes mains sans changer de posture. Inconstante Manon, repris-je encore,
6 fille ingrate et sans foi, où sont vos promesses et vos serments ? Amante mille fois volage et cruelle,
7 qu’as-tu fais de cet amour que tu me jurais encore aujourd’hui ? Juste Ciel, ajoutai-je, est-ce ainsi
8 qu’une infidèle se rit de vous, après vous avoir attesté si saintement ? C’est donc le parjure qui est
9 récompensé! Le désespoir et l’abandon sont pour la constance et la fidélité.
10 Ces paroles furent accompagnées d’une réflexion si amère, que j’en laissai échapper malgré moi
11 quelques larmes. Manon s’en aperçut au changement de ma voix. Elle rompit enfin le silence. Il faut
12 bien que je sois coupable, me dit-elle tristement, puisque j’ai pu vous causer tant de douleur et
13 d’émotion; mais que le Ciel me punisse si j’ai cru l’être, ou si j’ai eu la pensée de le devenir !
14 Ce discours me parut si dépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un vif
15 mouvement de colère. Horrible dissimulation! m’écriai-je. Je vois mieux que jamais que tu n’es qu’une
16 coquine et une perfide. C’est à présent que je connais ton misérable caractère. Adieu, lâche créature,
17 continuai-je en me levant; j’aime mieux mourir mille fois que d’avoir désormais le moindre commerce
18 avec toi. Que le Ciel me punisse moi-même si je t’honore jamais du moindre regard! Demeure avec ton
19 nouvel amant, aime-le, déteste-moi, renonce à l’honneur, au bon sens ; je m’en ris, tout m’est égal. » .
Lecture Linéaire 2
L’Abbé Prévost, Manon Lescaut, « La plainte d’un amant », deuxième partie, 1731.

L’histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut est le septième tome des Mémoires et
aventures d’un homme de qualité écrit par l’abbé Prévost. Dès sa parution en 1731, il connaît un grand
succès.
Cet extrait dont nous allons présenter l’étude linéaire est situé dans la seconde partie du roman-
mémoires Manon Lescaut de l’abbé Prévost dont la vie fait écho à celle de Des Grieux pour ses
débauches et aventures. Le passage suit l’évasion organisée par Des Grieux pour libérer Manon de la
prison de La Salpêtrière.
À la suite de cette évasion, le jeune M. G... M. … a pris contact avec Manon lui demandant d’être sa
maîtresse. Manon accepte et se rend chez lui. Pour éviter de laisser seul Des Grieux, elle lui envoie
une jeune femme pour lui tenir compagnie. Désespéré, Des Grieux décide de rejoindre Manon chez M.
G… M…
Il se précipite alors pour lui demander des explications, et la trouve en train de lire tranquillement.
Il accuse sa maîtresse de trahison ce qui provoque les larmes de la jeune femme. Dans cet extrait les
deux amants se font face : Des Grieux fait des reproches à Manon qu’il considère comme ingrate,
inconstante, infidèle et sans parole. Quant à Manon, elle ne comprend sincèrement pas l’attitude de
Des Grieux
Projet d’analyse
Nous verrons en quoi cette scène est révélatrice de l’opposition des deux personnages
Mouvements
Mouvement 1 : du début à « quelques larmes», les reproches de Des Grieux qui se sent trahi par
Manon
Mouvement 2 : de « Manon s’en aperçut… de le devenir », la réponse de Manon face aux accusations
Mouvement 3 : La colère de Des Grieux qui décide de quitter Manon et de l’oublier
Mouvement 1 début à « quelques larmes», les reproches de Des Grieux qui se sent trahi par
Manon
Le texte s’ouvre sur le modalisateur exclamatif « Ah !» et la répétition du nom «Manon, Manon» ligne
1 permettant ainsi à Des Grieux de pousser un cri de douleur et de désespoir. Des Grieux souffre par la
faute de la jeune femme, et il semble l’implorer à travers cette répétition. C’est a partir de la locution
verbale « il est bien tard » que débutent les reproches de Des Grieux. Ainsi l’adverbe d’intensité
« bien » l. 1. souligne l’impossibilité d’un pardon : les larmes de Manon ne servent a rien, Des Grieux
n’est pas prêt a pardonner. Avec l’expression hyperbolique « vous avez cause ma mort » à la ligne 2,
Des Grieux l’accuse d’être cruelle, d’être a l’origine de son agonie. Ainsi, il montre que perdre son
amour, c’est perdre sa propre vie. La répétition du pronom « vous » accentue l’accusation que porte
Des Grieux. On a l’impression qu’il la pointe comme pour la condamner. Un autre reproche qu’il fait
également à Manon, c’est d’être une femme hypocrite. On le voit à travers l’emploi du verbe
« affectez » l.2. qui fait de Manon une actrice qui dissimule ses intentions. Il ne croit pas en ses
larmes. Cette idée est renforcée par l’emploi du conditionnel présent à valeur de fait incertain :
« sauriez » l.2. Pour Des Grieux, Manon ne ressent rien pour lui.
L’autre reproche qui est fait à Manon est qu’elle aurait toujours considéré Des Grieux comme un
obstacle à ses plaisirs. L’hyperbole « le plus grand de vos maux » l.3. renforce ’accusation, plaçant
Des Grieux en victime et Manon en calculatrice. La redondance « ouvrez les yeux, voyez qui je suis »
l.4. appelle Manon à faire face à ses contradictions. Manon pleure alors qu’elle a trahi Des Grieux,
c’est un acte contradictoire que le jeune homme dévoile à travers la négation « on ne verse pas des
pleurs » l.5, couplée aux deux propositions subordonnées relatives « qu’on a trahi et qu’on abandonne
cruellement »l.4.5. Pour Des Grieux, cette trahison est incompatible avec des larmes.
A la ligne 5, Des Grieux renouvelle son accusation de cruauté avec l’adverbe « cruellement » qu’il
associe au verbe abandonne. Ainsi Manon apparait comme un être sans cœur. Le champ lexical de la
douleur avec « soupir » l. , « malheur » l. , suggère toute la souffrance qu’endure Des Grieux face à la
femme qu’il aime et qui l’a abandonné. La parole de Des Grieux est mise en pause par un
commentaire sur l’attitude de Manon durant ce discours : « elle baisait mes mains sans changer de
posture » l.5. La négation syntaxique « sans changer » l.5. n’indique aucune réaction de la part de
Manon, comme si les accusations de cruauté, de simulation ne la touchaient pas. C’est sans doute cette
raison, l’absence de réaction, qui pousse Des Grieux à insulter Manon avec l’adjectif péjoratif
« Inconstante » l.5, qui ajoute une nouvelle accusation, un nouveau reproche, son manque de sérieux.
D’autres qualificatifs péjoratifs viennent augmenter la liste : « ingrate » et « sans foi » ajoutant un
autre reproche : le manque de gratitude. La question rhétorique « où sont vos promesses et vos
serments ? » l.6. résonne aussi comme un reproche. La redondance « vos promesses, vos serments »
alourdit ce reproche en soulignant le manque de parole de Manon. Lignes 6-7 : L’hyperbole « mille
fois volage et cruelle » accentue la culpabilité de Manon. Des Grieux semble vouloir dire ses quatre
vérités à sa bien-aimée. Nous avons à nouveau une question rhétorique « qu’as-tu fait de cet amour
que tu me jurais encore aujourd’hui ? » l.7. qui reproche à Manon son inconstance, son infidélité. Dans
cette question, l’emploi du démonstratif « cet » suggère le mépris de Des Grieux qui semble rejeter
l’amour de Manon. A la même ligne, le complément circonstanciel « encore aujourd’hui » donne du
poids a l’accusation en montrant que ce serment d’amour est récent. Manon apparait comme une
girouette qui ne fait pas cas des sentiments des autres. L’interjection « Juste Ciel ! » suggère la rage de
Des Grieux, son indignation, déjà présente dans ses questions. Lui qui a abandonne une carrière
religieuse pour suivre Manon, il ne peut être que déçu. Des Grieux opte pour le champ lexical de la
religion, avec « infidèle », « saintement » l.8. suggérant cette fois-ci un manque de foi chez Manon.
Aux lignes 8.9, la phrase exclamative exprime ainsi son indignation face à une telle situation. « C’est
donc le parjure qui est récompensé ! ». La question rhétorique illustre à nouveau l’indignation de Des
Grieux, avec une antithèse « parjure » / « récompense » qui souligne l’injustice de la situation.
Le parallélisme de la dernière phrase de ce paragraphe souligne aussi cette injustice, avec des mots
antithétiques (opposés) qui choquent par leur proximité dans la phrase : « Le désespoir et l’abandon
sont pour la constance et la fidélité ». Le discours narrativise qui suit le discours direct de Des Grieux
résume le sentiment du jeune homme avec l’adjectif « amère » l.10 . Il ressent de l’amertume, de
l’aigreur : l’attitude de Manon l’a heurté, et il le fait ressentir.

2. La réaction de Manon : l’incompréhension de Manon face aux accusations de Des Grieux


La prise de parole de Manon semble être causée par l’amertume de Des Grieux, comme le suggèrent
les deux phrases simples qui précédent la parole : « Manon s’en aperçut au changement de ma voix.
Elle rompit enfin le silence. ». l.11. En effet, même si aucun lien logique ne relie les phrases entre
elles, l’adverbe « enfin » donne l’impression que la prise de parole a été déterminée par le discours de
Des Grieux. Au début de sa parole, Manon semble s’accuser, reconnaitre ses torts. On le voit a travers
le recours aux adverbes d’intensité « bien » et « tant » (ligne 12) qui soulignent la culpabilité de la
jeune femme. Mais la tourne impersonnelle « il faut » (ligne 11) suggere une absence de prise de
conscience chez Manon : la jeune femme semble ne pas s’être rendue compte du mal qu’elle a fait. Il
en est de même du verbe « pu » (ligne 12) qui attenue le degré de culpabilité. Manon ne dit pas « j’ai
cause », mais « j’ai pu causer », comme si ce n’était pas de son fait.
Alors que Manon s’accuse dans la première partie du passage, la conjonction de coordination « mais »
vient remettre en cause cette accusation, lui donnant une excuse, celle de l’avoir fait souffrir sans
intention de le faire. Cette absence d’intention s’exprime a travers les propositions subordonnées de
condition « si j’ai cru l’être, ou si j’ai eu la pensée de le devenir »l.13. En invoquant le ciel, Manon
cherche a donner de l’appui a ses propos. Ainsi Manon suggère à Des Grieux qu’elle est innocente et
qu’il lui fait un procès d’intention.

3. La colère de Des Grieux qui décide de renoncer à Manon


Face à une Manon qui ne reconnait pas les faits, Des Grieux laisse échapper sa colère. La proposition
subordonnée circonstancielle de conséquence indique les raisons de cette colère : si dépourvu de sens
et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un vif mouvement de colère. » l.14. Ainsi comme le
suggère l’hyperbole « si dépourvu de sens », c’est le manque de cohérence dans les propos de Manon
qui provoque la colère de Des Grieux.
Cette colère se traduit par l’emploi d’une périphrase hyperbolique pour designer la parole de Manon.
En effet, « Horrible dissimulation » l.15. souligne la dimension mensongère des propos de Manon et
rappelle les reproches faits au début de l’extrait. Ligne 15 : Le comparatif « mieux que jamais » l.15
rend compte du sentiment violent qui habite Des Grieux. Il est dans la démesure, tout en prenant
conscience que les avertissements de son père et Tiberge sur Manon étaient fondes. Avec le verbe
« voir », Des Grieux indique à Manon qu’il n’est plus dupe. D’ailleurs les périphrases « coquine » et
« perfide » l.15.16. étaient celles utilisées par son père dans la première partie du roman pour désigner
Manon. La locution adverbiale « à présent » suggère une prise de conscience qui va aboutir à la
décision de partir. L’expression péjorative « misérable caractère » l.16. suggère le mépris de Des
Grieux, son dégoût, il rejette ainsi Manon de son cœur, elle qui a une personnalité méprisable.
Ainsi l’interjection « Adieu » fait savoir à Manon que tout est fini entre eux. La périphrase « lâche
créature » l.16. contribue à brosser un portrait péjoratif de Manon, qui apparait comme un monstre, qui
n’assume pas ses responsabilités, c’est en cela qu’elle est lâche. L’hyperbole « J’aime mieux mourir
mille fois » l.17. rend compte de la colère de Des Grieux qui enterre sa relation avec Manon. Il a
recours à une autre hyperbole, avec l’adjectif comparatif « le moindre » l.17 qui sert à qualifier
« commerce » (ligne 17) et « regard » (ligne 18). Cette hyperbole souligne le renoncement de Des
Grieux : si la première occurrence ne suffisait pas à faire comprendre a Manon la fin de leur relation,
la deuxième le confirme.
Comme pour signifier à Manon qu’elle n’a pas le monopole des serments, il a lui aussi recours à la
même formulation que la jeune femme, « que le Ciel me punisse ». Ce faisant, Des Grieux ajoute de la
solennité à ses propos, ce qui les rend plus crédibles. Des Grieux multiplie les impératifs, « Demeure »
(ligne 18), « aime », « déteste » et « renonce » (ligne 19) qui suggèrent à Manon de rompre avec lui,
puisque lui-même renonce à elle. Le parallélisme « aime-le, déteste-moi » l.19. souligne ce
renoncement, avec les deux verbes antithétiques. L’énumération « à l’honneur, au bon sens » souligne
tout ce que perd Manon en étant avec le jeune G. M. La jeune femme ne perdrait pas seulement Des
Grieux : elle perdrait aussi son honneur. Cette injonction sonne comme une main tendue pour que
Manon redevienne raisonnable. Mais la redondance « Je m’en ris, tout m’est égal » l.20 confirme la
résignation de Des Grieux qui a perdu goût à tout, et donc à Manon.

Les propos de Manon ne sont pas cohérents ce qui provoque la colère des Grieux « Ce discours me
parut si dépourvu de sens et de bonne foi, que je ne pus me défendre d’un vif mouvement de colère. »
Celle-ci se traduit à l’aide de deux procédés. Dans un premier temps, des insultes sous la forme de
trois périphrases pour désigner Manon, « une coquine et une perfide », « une lâche créature ». Cette
figure de style permet à Des Grieux de dresser un portrait moral de la libertine en exprimant sa vive
colère. De plus, nous avons des hyperboles qui reflètent la rage et l’état d’esprit de Des Grieux
« jamais », « déteste-moi » mis en avant par le parallélisme « aime-le, déteste-moi » pour traduire son
renoncement à Manon et lui faire comprendre son désir de la quitter. Sa détermination à quitter la
libertine se traduit également sous la forme d’une hyperbole « j’aime mieux mourir mille fois » ainsi
que par la répétition de l’adjectif comparatif « moindre » et l’allusion à « commerce » et « regard ».
Son renoncement est très clair. La parole de Des Grieux se libère, il ne se contrôle plus. Sa résignation
s’exprime jusqu’à la fin du texte à travers la redondance « je m’en ris, tout m’est égal ». Des Grieux
semble avoir perdu le goût de vivre comme le traduisent son renoncement et sa résignation.
Conclusion
Cet extrait nous propose une confrontation des deux amants, il est révélateur de l’opposition des deux
personnages, l’un se sent trahi, blessé et l’autre est toujours inconscient de la portée de ses actes. Ce
passage est représentatif du conflit raison et passion. On voit dans cette scène de crise, Des Grieux en
plein renoncement à sa passion.
Plus loin dans le texte, il lui pardonnera encore ses trahisons.
Lecture linéaire 3

L’abbé Prévost, Manon Lescaut, « La mort de Manon », 1731.

Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c’est-à-dire environ deux
lieues ; car cette amante incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt. Accablée enfin de
lassitude, elle me confessa qu’il lui était impossible d’avancer davantage. Il était déjà nuit; nous nous
assîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert. Son
premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même avant notre départ.
Je m’opposai en vain à ses volontés ; j’aurais achevé de l’accabler mortellement si je lui eusse refusé
la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger avant que de penser à sa propre conservation. Je
me soumis durant quelques moments à ses désirs ; je reçus ses soins en silence et avec honte. Mais
lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour ! Je me
dépouillai de tous mes habits pour lui faire trouver la terre moins dure en les étendant sous elle. Je la
fis consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer de moins
incommode. J’échauffais ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs. Je passai
la nuit entière à veiller près d’elle et à prier le ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. Ô
Dieu! que mes vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne
pas les exaucer !

Pardonnez si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais
d’exemple; toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma
mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie, et je
n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus, dès le point
du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes ; je les approchai de mon sein
pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit
d’une voix faible qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ce discours que pour un
langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais
ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle
continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N’exigez
point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je
la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait: c’est tout ce que j’ai
la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.

Lecture linéaire 3

L’abbé Prévost, Manon Lescaut, « La mort de Manon », 1731.

L’extrait à analyser est de Manon Lescaut, roman-mémoires de l’abbé Prévost, un ecclésiaste,


romancier dont la vie tumultueuse se retrouve dans le destin de Des Grieux, l’un des personnages
principaux de l’œuvre. Le roman narre les mésaventures de ce personnage qui quitte son milieu
social par amour. L’extrait qui nous concerne évoque la fin de cet amour avec la mort de la bien-
aimée. Des Grieux et Manon, exilés en Amérique, se retrouvent en fuite dans le désert. Épuisée par
les conditions climatiques, Manon s’affaiblit au fil de leur avancée. Ce texte relate ses derniers
instants.
Nous verrons alors comment la narration de Des Grieux sublime la fin de la femme qu’il aime. Pour
ce faire, nous analyserons d’abord dans les quinze premières lignes cette image d’une Manon qui
semble s’être assagie et qui connait la rédemption.

Puis, nous nous consacrerons dans les lignes 16 à la fin du texte, à la narration de la mort de la jeune
femme qui s’éteint avec douceur, dans l’apaisement.

1. La rédemption de Manon

Les deux personnages se retrouvent dans le désert dans une situation critique, surtout pour la fragile
Manon. Pourtant le complément circonstanciel de temps « aussi longtemps que » à ligne 1 montre la
force de caractère de l’héroïne en soulignant son courage, elle qui semble aller jusqu’au bout de ses
forces. Ce courage est indiqué par l’allégorie « le courage de Manon put la soutenir » L.1., qui
suggère la vaillance de la jeune femme qui ne ménage pas ses forces, malgré son épuisement. Des
Grieux poursuit l’éloge de sa bien-aimée avec une hyperbole, « cette amante incomparable ». L.2.,
qui valorise Manon, faisant d’elle un être exceptionnel. En effet, celle-ci ne renonce qu’à la fin, quand
elle sent ses forces l’abandonner, ce qui entrave son avancée dans le désert, comme le suggère
l’hyperbole « accablée enfin de lassitude » L.2.3. Ainsi l’adjectif « accablée » souligne le poids des
épreuves qu’a surmontées Manon; quant à l’adverbe « enfin », il suggère un point de non-retour :
Manon est à bout. Cette idée est aussi illustrée par l’antithèse « impossible » / « davantage » L.3. qui
souligne l’état d’extrême épuisement où se trouve Manon. Comme pour accentuer l’héroïsme de la
jeune femme qui a tenu bon jusque-là, Des Grieux donne des détails de leur environnement hostile à
travers la négation syntaxique « sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert »L.3.4.:
Plus qu’une héroïne courageuse qui surmonte des difficultés, Manon fait preuve d’abnégation. On le
voit avec l’adjectif numéral ordinal « premier » dans « son premier soin » L.5: le narrateur suggère le
zèle de Manon qui s’empresse de s’occuper de son amant, avant de prendre soin d’elle.

De même l’antithèse « son »/ « ma » L.5. souligne l’oubli de soi dont fait preuve l’héroïne: Manon
place son amant avant elle. Ligne 7: Ce dévouement se retrouve aussi à travers l‘adverbe
hyperbolique «mortellement » qui souligne l‘intérêt que Manon porte au bien-être de Des Grieux :
elle préférerait mourir plutôt que de laisser son amant sans soin. C’est aussi ce à quoi contribue le
complément circonstanciel de temps « avant que de penser à sa propre conservation » L.7.8.: cette
précision suggère l‘oubli de soi, le sacrifice de la jeune femme. Face à tant de détermination et de
dévotion, Des Grieux ne peut que s’incliner, c’est ainsi qu’il faut comprendre l’hyperbole « je me
soumis » L.8. On voit d’ailleurs que cette attitude de Manon, si vertueuse, rend Des Grieux misérable,
indigne de tant de soins, comme le suggère le complément circonstanciel de manière « en silence et
avec honte» L.9.: le silence de Des Grieux s’explique par son sentiment de culpabilité.

Après le récit des actions de Manon, vient celui des actions du narrateur-personnage. La conjonction
de coordination « Mais » L.9. marque ce changement. Aux Lignes 9-10, la phrase exclamative suggère
un dévouement sans limite du jeune homme, qui s’explique par l’amour que le chevalier porte à la
jeune femme; elle indique l’ardeur avec laquelle il tente de la soigner.

Ce dévouement se retrouve aussi dans le recours à des hyperboles : « ardeur » (ligne 9), « tous mes
habits » (lignes 10), « tout ce que je pus imaginer » (ligne 12), « ardents » (ligne 12), « entière » (ligne
13), « vifs » (ligne 15). Des Grieux s’emploie à tout faire pour apaiser sa bien-aimée. Il veut rendre
hommage à son abnégation en étant aux petits soins avec elle. D’ailleurs l’anaphore du pronom
personnel « je » qui débute chacune des phrases de ces lignes accentue ce dévouement, montrant
que Des Grieux se donne tout à elle. Mais les soins de Des Grieux sont vains comme le suggèrent les
phrases exclamatives qui expriment le regret L.15.

On retrouve une prolepse, « par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne pas les exaucer »
L.14.15., qui anticipe la mort de Manon de façon euphémistique, soulignant le regret du jeune
homme. Ainsi avant d’évoquer la mort de Manon, Des Grieux lui rend hommage en montrant la
femme exceptionnelle qu’elle fut durant ses derniers instants, en la sublimant. Par cette description,
Manon connait une véritable rédemption et semble être expiée de tous ces pêchés passés.

2. Une mort douce

Puis vient le récit, à proprement parler, de la mort de Manon. Or ce récit n’en est pas vraiment un.
On pourrait penser que le narrateur cherche à éveiller l’intérêt du lecteur en ayant recours à des
propositions subordonnées relatives qui créent une attente: « qui me tue » (ligne 16), « qui n’eût
jamais d’exemple » (ligne 17). En effet, à travers ces propositions, rien n’est précisé, mais leur
caractère hyperbolique contribue à éveiller la curiosité du lecteur qui ne peut que vouloir connaître
la suite. De même on retrouve une hyperbole, « mon âme semble reculer d’horreur » (ligne 18), qui
favorise cet éveil d’intérêt: le narrateur cherche à susciter la curiosité morbide du lecteur comme
dans une tragédie. Mais à travers ces lignes, le narrateur rend compte de sa douleur. Ainsi la
proposition subordonnée relative « qui me tue » souligne l’extrême souffrance provoquée par la
mort de la jeune femme. De même le champ lexical du tragique avec « malheur » (ligne 16), « pleurer
» (ligne 17), « horreur » (ligne 18) accentue cette souffrance. On sent que Des Grieux est inconsolable
à travers le recours au présent d’habitude, avec « porte » (ligne 17), « semble » (ligne 18), «
entreprends » (ligne 18) qui suggère que cette souffrance l’habite encore, quelques mois après la
mort de Manon. Face à cette douleur, Des Grieux a des difficultés à raconter la mort de sa bien-
aimée. Ainsi sa parole est essentiellement constituée de mots mono ou bisyllabiques : un/ ré/cit/
qui/ me / tue/. Je/ vous/ ra/conte/ un/ ma/lheur/ qui/ n’eut/ ja/mais/ d’e/xemple/, etc. Ce faisant, il
indique sa difficulté à parler, il ne dit que le strict nécessaire. D’ailleurs, il n’emploie pas le terme «
mort », mais il a recours à l’euphémisme « ce malheur » L.16. comme pour conjurer le sort. S’il ne
raconte pas la mort de Manon, il poursuit son récit en indiquant ses derniers instants. Avec l’adverbe
« tranquillement » L.20. qui s’étale sur quatre syllabes, le narrateur installe une ambiance sereine,
rendant les derniers instants moins pénibles. Les sonorités contribuent aussi à créer cette ambiance
sereine.

En effet, les allitérations en [m] et en [s] instaurent une certaine douceur, propice au recueillement.
Nous en avons un exemple dans la phrase suivante: « Je croyais ma chère maitresse endormie, et je
n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. ». Avec le champ lexical
du sommeil, « endormie » (ligne 19), « sommeil » (ligne 20), le narrateur atténue l’aspect terrifiant
de la mort. Mais on la devine à travers l’adjectif « froides » L.22 qui qualifie les mains. En effet, on est
loin de la jeune femme passionné, fougueuse de jadis. L’adjectif rappelle le froid du cadavre,
renvoyant ainsi à la mort prochaine de Manon. Cette mort s’illustre aussi à travers la modalité de la
parole du personnage. Au lieu d’être rapportées au discours direct, le discours de la vie, les paroles
de Manon sont rapportées au discours indirect: « elle me dit, d’une voix faible, qu’elle se croyait à sa
dernière heure». Ce faisant, le narrateur indique la fin du personnage. Or cette fin n’est pas désignée
de façon brutale, l’euphémisme « dernière heure » L.24. atténue la mort prochaine. Cette fin, cette
mort, est dépeinte de façon douce, sans référence à des éléments disgracieux. Le narrateur propose
des images douces, non brutales : « soupirs », « silence », « serrement des mains » L.26. Cette
douceur est à nouveau suggérée par les allitérations en [m] et [s]: « Mais ses soupirs fréquents, son
silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les
miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait ». On retrouve le procédé de
l’euphémisme avec « la fin de ses malheurs approchait »L 27. À travers ce procédé s’illustre la
difficulté de Des Grieux à admettre la mort de sa bien-aimée. Une double négation «N’exigez point
de moi que […] ni que […] ». souligne le refus de Des Grieux de raconter car la douleur est trop forte.

Ce refus se retrouve aussi dans l’emploi de sommaire pour évoquer cette mort: « Je la perdis ; je
reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait », rien n’est donné dans le
détail, tout est résumé. La tournure « c’est tout » L.30. sonne comme une fin de non-recevoir, un
refus absolu de raconter. Pour Des Grieux, la mort de Manon est une douleur dont il ne peut guérir –
c’est ainsi qu’il faut comprendre le recours à l’hyperbole « fatal et déplorable événement »L.30. Bien
que le jeune homme n’emploie pas le terme « mort », ce qui pourrait en faire un euphémisme, au
lieu d’atténuer la notion, il l’accentue avec l’adjectif « fatal », marquant davantage les esprits. Ainsi la
mort de Manon est évoquée de façon douce, sans images brutales, comme pour rendre un dernier
hommage à l’amante.

En conclusion,

Cet extrait de Manon Lescaut propose un exemple de la mort d’un personnage marginal. Ici cette
mort est sublimée : après une vie tumultueuse, le personnage obtient une mort paisible qui rend
compte de son parcours de la déchéance à la rédemption. Etant pris en charge par l’amant du
personnage, le récit de cette mort est sous le signe de la retenue, de l’euphémisme : rien de brutal
n’est évoqué, tout est image, et l’héroïne est sublimée.

Toutefois, cette mort permet à Des Grieux de rentrer en France avec Tiberge et suivre le chemin de la
vertu qu’il avait abandonné au nom de la passion. Cette fin de l’histoire de des Grieux et de Manon
n’est pas sans conduire le lecteur à s’instruire et à réfléchir.

« Personnages en marge, plaisirs du romanesque »


Stendhal,
Lecture linéaire

Stendhal, Le Rouge et le Noir, première partie, chapitre 4, 1830.


Dans Le Rouge et le Noir, le lecteur suit le parcours de Julien Sorel, fils d’un menuisier : ayant eu
une instruction, à la différence de ses frères, il rêve de gloire, d’embrasser une carrière militaire ou
ecclésiastique, et ainsi sortir de son milieu social.
En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il
ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de
sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la
pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la
voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la
place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur
l’une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien
lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince,
peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui
était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.
Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son
livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré
son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre
transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ;
un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait
tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent
brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il tombait :
– Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ?
Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.
Julien, quoiqu’étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté
de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son
livre qu’il adorait

Ce texte est un extrait du roman réaliste Le Rouge et le Noir de Stendhal, de son vrai nom Henri
Beyle. Publié en 1830, ce roman, qui s’inspire d’un fait réel, narre l’ascension dans la France du XIXe
siècle d’un jeune homme ambitieux, mais sensible, Julien Sorel, fils de charpentier. L’extrait qui nous
intéresse est le moment où le lecteur fait la connaissance du jeune homme, à travers la présentation des
membres de sa famille dans leur milieu de travail. Le narrateur évoque dans cet extrait l’opposition
entre Julien et le reste de sa famille.
Mon projet de lecture consiste à voir comment est suggérée cette opposition.
Cette analyse de ce texte s’articulera sur deux mouvements : le premier s’attardera sur la découverte
de la famille Sorel dans son milieu de travail. Le seconde permettra de faire ressortir l’antagonisme
entre Julien et son père (de la ligne 8 à la fin).

Dans le premier mouvement, les lecteurs que nous sommes découvrons la famille Sorel à travers le
regard du père Sorel. Le narrateur adopte donc un point de vue interne, celui du père : on suit les
mouvements de Sorel qui est à la recherche de son fils, comme le suggèrent les verbes d’action :
“appela” (ligne 1), “vit” (ligne 2), “se dirigea” (5), “chercha” (ligne 5), “l’aperçut” (ligne 6).
On peut parler de théâtralisation dans cet extrait, puisque le narrateur met en scène l’apparition de
Julien, crée de l’attente chez le lecteur, en commençant par présenter le père et les frères de Julien.
C’est à l’aide de la métaphore « voix de stentor » (ligne 1) que le père est présenté : le lecteur
comprend que c’est un homme fort, puissant.
C’est cette même idée de force qui se dégage de la présentation des frères avec la métaphore qui les
désigne, “espèce de géants” (ligne 2). Cette force est aussi suggérée par le vocabulaire se rapportant à
leur activité : ils ont de “lourdes haches” (ligne 2), et produisent des “copeaux énormes” (lignes 4).
Les adjectifs « lourdes » et « énormes » suggèrent une force herculéenne qui manipule ces objets.
Mais, de cette présentation des frères se dégage surtout une certaine déshumanisation : ils ne sont pas
désignés par leur nom, ni leur nombre, mais par la périphrase générique “fils aînés” (ligne 2). De
même totalement absorbés par leur tâche physique, ils agissent à la manière d’automates. Ainsi, dans
l’une des phrases qui décrivent leurs gestes (lignes 3-4), ils ne sont pas sujets du verbe principal
“séparait”, c’est leur instrument qu’il l’est : “chaque coup de leur hache” (ligne 4).
Ce début d’extrait permet aussi d’observer la relation que le père Sorel entretient avec ses fils,
notamment Julien : il s’agit de l’absence de communication, relation illustrée par les adverbes de
négation qui encadrent les verbes de communication : “personne ne répondit” (ligne 1-2), “ils
n’entendirent pas la voix de leur père” (ligne 5).
C’est donc tardivement que Julien est mentionné. Lorsqu’il l’est, il est décrit en hauteur, “cinq ou six
pieds de haut” (ligne 6). La première apparition du personnage est ainsi marquée par la distance qui le
sépare de son père, distance physique, spatiale, qui devient symbolique : la hauteur symbolisant sa
marginalité, son décalage avec le reste de la famille. La deuxième phrase qui évoque Julien (lignes 7-
8), une phrase simple, est construite de telle manière que l’une des caractéristiques du personnage, son
amour de la lecture, est mise en valeur avec le rejet en fin de phrase : “Julien lisait”. Le verbe
àl’imparfait, dans sa valeur de non accompli et d’habitude, rend compte d’une coutume, d’une action
qui le place en complet décalage avec le lieu, les attentes de sa famille.
Ainsi cette présentation de la famille Sorel qui met en valeur le héros du roman, montre une opposition
entre lui et le reste de sa famille.
Cette opposition sera encore plus marquée dans les lignes suivantes, qui constituent le deuxième
mouvement, et qui évoquent l’antagonisme entre le père et le fils.
Cet antagonisme s’illustre d’abord dans la proposition indépendante qui évoque l’aversion du père
pour les livres : « Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel » (ligne 8) - le pronom indéfini « rien »
reprenant la proposition « Julien lisait ». Cette haine pour la lecture s’illustre à travers une hyperbole :
la présence de la négation accentuant le sens de l’adjectif « antipathique » mis au comparatif.
Père et fils sont donc opposés sur le plan des activités : l’un aime lire ; l’autre déteste cela. On retrouve
cette dichotomie dans les deux propositions juxtaposées qui clôturent le premier paragraphe, “mais
cette manie de lecture lui était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.” (ligne 10). Ainsi on pourrait
remplacer les deux points par la conjonction de coordination or qui exprime à la fois opposition et
addition (précision). Le recours àl’asyndète (absence de liaison) marque l’écart qui sépare le père de
son fils, ce garçon qui ne s’inscrit pas dans la logique de travail de la famille.
Cet antagonisme va s’accentuer dans les lignes suivantes, en se focalisant sur la relation violente entre
le père Sorel et Julien. Cette violence est suggérée par l’adjectif hyperbolique “terrible” (ligne 12) qui
qualifie la voix du père. Il apparaît comme un être peu enclin à la bienveillance. Et cela est confirmé
au moment où il entre en contact avec son fils. En effet, il le fait sous le mode de la violence. C’est
d’abord une violence physique exprimée par la répétition “un coup violent” (ligne 14), “un second
coup aussi violent” (ligne 15). Notons que le père n’est pas le sujet des verbes “fit voler” (ligne 14),
“fit perdre” (ligne 15), comme pour le déshumaniser, souligner son caractère inhumain. Le recours au
passé simple à valeur de premier plan accentue la violence de ces coups : les actions viennent briser la
tranquillité de Julien.

À la violence physique de la rencontre succède la violence verbale avec l’insulte “paresseux” (ligne
18), marquant l’animosité du père vis-à-vis du fils. On sent que cette animosité est liée à l’activité de
Julien, la lecture, les livres étant aussi qualifiés péjorativement de “maudits” (ligne 18). Cette violence
se retrouve aussi dans le recours à des phrases exclamatives et interrogatives, “Eh bien, paresseux ! tu
liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ?” (lignes 18-19) : leur
emploi suggère une émotion forte, négative, de la part du père qui reproche à son fils de préférer la
lecture au travail manuel. Cette négativité est aussi suggérée par les allitérations en [t] et [d]
employées dans ces mots : elles confèrent à la parole du père une certaine dureté.
Le père Sorel apparaît donc comme un père violent, sans pitié. Au contraire, Julien semble une
personne renfermée et sensible. Face à la violence de son père, il ne réagit pas, ne parle pas, comme
l’indique la phrase suivante : « Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se
rapprocha de son poste officiel, àcôté de la scie. » (lignes 20-21). Cette phrase ne contient aucun verbe
de parole, aucun verbe d’action suggérant une certaine révolte de la part du fils. Il semble résigné,
comme écrasé par le poids de son père. Julien ne laisse paraître que son émotion, comme il est indiqué
à la ligne 21 : « Il avait les larmes aux yeux ».
Stendhal propose ici un personnage maltraité, favorisant ainsi un rapprochement avec le lecteur qui ne
peut qu’avoir pitié de ce jeune homme. Le champ lexical de la souffrance composé des mots « larmes
», « douleur », « perte » (ligne 21) participe à ce rapprochement en suscitant la pitié chez le lecteur.
Ce même champ lexical contribue à souligner la douleur du jeune homme face à la détérioration de
son livre, suggérant ainsi sa sensibilité. Cette sensibilité se traduit d’ailleurs par le recours à une
comparaison opérée par la locution « moins… que » aux lignes 21-22 : « Il avait les larmes aux yeux,
moins àcause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu’il adorait. » Cette comparaison
souligne l’émotivité du jeune homme qui fait plus cas de son livre que de sa propre douleur.
Enfin, pour bien marquer la différence entre le père et le fils, on retrouve en fin d’extrait le verbe «
adorait » (ligne 22) qui s’oppose à l’adjectif « odieuse » de la ligne 10 : alors que verbe indique ce que
ressent Julien pour son ouvrage, l’adjectif qualifie l’image que le père a de la lecture. Ainsi père et fils
entretiennent un rapport diamétralement opposé avec les livres.
Pour conclure, c’est en théâtralisant l’entrée de son héros que Stendhal marque l’opposition entre le
jeune homme et le reste de sa famille. En commençant par insister sur la force, l’aspect physique du
père et des aînés Sorel, il permet de mettre en exergue la sensibilité de son personnage principal. De
même, en insistant sur la violence du père, le rendant antipathique, il rend son héros encore plus
sympathique. Le lecteur perçoit mieux sa marginalité : il est différent des siens.
Cet effet de théâtralisation se retrouve aussi dans la scène de rencontre entre le chevalier Des Grieux et
Manon, dans le roman Manon Lescaut : le narrateur-personnage, Des Grieux, évoque Manon en la
détachant du reste de l’équipage du coche d’Arras.

Flaubert, Madame Bovary, deuxième partie, chapitre 12


(1857)
Emma qui s’est installée à Yonville avec son mari Charles Bovary finit par avoir un amant, Rodolphe,
un châtelain volage. Au début de ce chapitre 12, Emma a proposé au jeune homme de s’enfuir.
L’extrait évoque ses rêves d’évasion, alors que son époux Charles la rejoint dans le lit.

Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d’être endormie ; et, tandis qu’il 1 s’assoupissait à ses côtés,
elle se réveillait en d’autres rêves.

Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d’où ils ne
reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d’une
montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires,
des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids
de cigogne. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de
fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches,
hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s’envolant
rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les
jets d’eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au
vent, le long de la falaise et des cabanes. C’est là qu’ils s’arrêteraient pour vivre ; ils habiteraient une
maison basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer. Ils se
promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme
leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu’ils contempleraient.
Cependant, sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ;

1
1 Charles Bovary, son mari
les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon, infini,
harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil.
Mais l’enfant2 se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne
s’endormait que le matin, quand l’aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin 3, sur la
place, ouvrait les auvents de la pharmacie.

Lecture linéaire 6
Flaubert, Madame Bovary, 1857.
Ce texte est un extrait du roman réaliste Madame Bovary de Gustave Flaubert, romancier du XIXe
siècle, connu pour ses brouillons qui témoignent d’une recherche de la phrase parfaite, qui sonne juste.
Publié en 1857, Madame Bovary est le premier roman de Flaubert. Inspiré d’un fait divers, ce roman
retrace la vie dissolue d’Emma Bovary, épouse d’un médecin de campagne, qui s’ennuie, tant sa vie
ne ressemble pas à celle qui est évoquée dans ses lectures. D’ailleurs tout au long de son récit, Flaubert
se moquera des élans romantiques de son héroïne qui voudrait vivre comme dans les romans qu’elle a
lus. On a un exemple de ses rêves dans le texte à analyser.
Cet extrait nous présente l’héroïne dans l’un de ces moments de rêverie. Il sera intéressant de voir quel
portrait de celle-ci s’en dégage.
Cette analyse linéaire me permettra d’analyser les trois mouvements que j’ai identifiés. Ainsi on voit
que les deux premières lignes nous proposent de découvrir la réalité d’Emma, fondée sur les faux-
semblants ; les lignes suivantes, jusqu’à la ligne 18, exposent la rêverie d’Emma, faite de fuite et
d’exotisme ; les trois dernières lignes consistent en un retour brutal à la réalité

Le premier mouvement porte sur la mise en place du cadre : la réalité d’Emma, dont la relation avec
son mari est fondée sur des faux-semblants.
Cette mise en place du cadre se fait à travers le recours à la focalisation zéro qui permet d’évoquer
simultanément les actes de l’héroïne et ceux de son mari : alors que l’une fait semblant de dormir,
l’autre, le mari, dort réellement. On est donc face à une relation basée sur les faux-semblants, les
apparences. Cela est suggéré par le choix des verbes : « dormait » (ligne 1), mis à la forme négative
s’oppose à l’adjectif « endormie », lui-même associé à locution verbale « faisait semblant », suggérant
un jeu sur les apparences.
De même dans les lignes 1 et 2, on retrouve un parallélisme qui souligne l’opposition entre le mari et
la femme : « il s’assoupissait à ses côtés, elle se réveillait en d’autres rêves ». Le parallélisme, fondé
sur un jeu d’oppositions, souligne l’aspect factice de cette relation : il s’assoupit, elle se réveille, il est
à ses côtés, elle est ailleurs, rien ne semble unir ce couple.
Après avoir mis en place le cadre, le narrateur va s’attacher à évoquer le rêve éveillé d’Emma, qui
envisage de s’enfuir avec son amant Rodolphe. C’est le contenu du deuxième mouvement qui expose
ce rêve en deux temps.
Ainsi dans les lignes 3 à 11, le narrateur nous dépeint un premier tableau, un rêve de fuite, synonyme
de Pour marquer le basculement dans le rêve d’Emma, le narrateur adopte un point de vue interne,
celui d’Emma : tout sera raconté à travers sa subjectivité, sa sensibilité.

Or avec la référence aux « quatre chevaux » (ligne 3), référence qui fait penser aux carrosses des
contes de fées, souvent tirés par plusieurs chevaux, le narrateur suggère que ce rêve éveillé d’Emma
est influencé par ses lectures.
C’est un rêve d’évasion, comme le suggère l’expression « Au galop » (ligne 3), qui illustre une
volonté de bouger, de s’en aller, de fuir ce quotidien pesant. On retrouve d’ailleurs dans les premières
lignes de ce rêve le champ lexical du mouvement avec « emportée » (ligne 3), « allaient » (ligne 4),
“marchait” (ligne 7) qui renforce cette idée de fuite, de départ.
La répétition “ils allaient” (ligne 4) accentue cette idée de mouvement, suggérée aussi par le rythme de
la phrase, un rythme saccadé qui semble imiter le mouvement du galop.
2
2 Berthe, la fille d’Emma et Charles Bovary
3
3 Employé de la pharmacie.
Bien que ce soit son rêve, elle y inclut son amant, comme le suggère le passage du “elle” (L. 3) au
“ils” (L. 4). Il s’agit donc d’un rêve d’amour, comme le suggère d’ailleurs l’apposition “les bras
enlacés” (L. 4). Mais à aucun moment le nom de l’amant n’est mentionné, comme si ce qui comptait
ce n’était pas sa présence, mais tout le reste, l’évasion. D’ailleurs le groupe infinitif “sans parler”
(ligne 4) montre que c’est une union sans communication qui annonce déjà un échec.
La suite du rêve semble être un pêle-mêle d’éléments hétéroclites issus de différents récits de l’époque
de l’auteur tels que le roman historique Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, avec la référence aux
“cathédrales de marbre blanc” (L. 6) ; la nouvelle Carmen de Prospère Mérimée avec les « bouquets
de fleurs » (L. 8) et les « femmes habillées en corset rouge » (L. 9) qui rappellent la première
rencontre entre Carmen et Don José ; le roman de vengeance d’Alexandre Dumas, Le Comte de
Monte-Cristo, avec l’allusion aux « fruits, disposés en pyramide au pied de statues pâles » (L. 10) qui
rappelle le moment où Franz d’Epinay découvre la caverne de Simbad le Marin.
On sent bien qu’il s’agit d’un rêve par l’abolition des limites spatiales illustrée par l’accumulation des
lignes 5 et 6 : « des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de
marbre blanc ». On a l’impression tous les lieux sont enchevêtrés : des forêts côtoient un port, par
exemple.
Cette abolition des limites spatiales est aussi suggérée par l’énumération des lignes 9 à 11, qui donne
l’impression que tous les éléments se côtoient, « cloches », « mulets », « fruits, disposés en pyramide
», « statues », ce qui ne pourrait pas être possible dans la réalité.
Ce début du rêve d’Emma témoigne donc d’une influence des lectures romantiques, avec la
prédominance du mouvement et de l’exotisme, notamment espagnol, exotisme qui s’oppose au
quotidien normand.
Le second tableau de ce rêve nous entraîne vers un nouveau cliché romantique, le bord de mer, avec
tous les éléments pour créer la couleur locale, chère aux auteurs romantiques : « filets bruns » (L. 11-
12), « falaise » (L. 12), « cabanes » (L. 13).
Dans ces lignes, on retrouve aussi l’abolition de l’espace avec la référence aux « gondoles » (L. 14)
qui rappellent l’Italie, côtoyant le « hamac » (L. 14) qui rappelle plutôt les îles. On a à nouveau l’idée
d’un pêle-mêle d’images à la manière des rêves.
Malgré la présence du verbe « s’arrêteraient » à la ligne 12 qui indique un arrêt dans la fuite, on
retrouve toujours l’idée de mouvement, même dans cette situation sédentaire : les verbes « se
promèneraient » et « se balanceraient » (ligne 14) en témoignent. Ce mouvement est aussi suggéré par
le parallélisme des deux propositions, qui crée un effet de balancement : « ils se promèneraient en
gondole, ils se balanceraient en hamac ».
Le rêve semble donc idyllique, avec des comparaisons qui suggèrent les idées chères aux romantiques:
d’abord celle de liberté avec « large comme leurs vêtements de soie » (L. 15) puis celle de
contemplation avec « comme les nuits douces qu’ils contempleraient » (L. 15-16).
Mais on sent tout de même un changement par rapport au début. Ainsi les verbes ne sont plus à
l’imparfait comme dans le premier tableau, ils sont au conditionnel présent : « s’arrêteraient » (L. 12),
«habiteraient » (L. 13), « se promèneraient », « se balanceraient », « serait » (L. 14), « contempleraient
» (L.16). On est face à un conditionnel à valeur de souhait, par opposition à un futur qui marque une
certitude.
On a déjà l’idée d’un échec quant à la réalisation du rêve. Ce rêve n’en restera qu’un. Dans le même
temps, on trouve une accumulation d’éléments qui font référence à un affaissement : «une maison
basse, à toit plat, ombragée d’un palmier, au fond d’un golfe, au bord de la mer » (L. 13). Ainsi les
hauteurs du premier tableau, suggérées par les mots « montagne », « dôme » (L. 5) ont fait place au
niveau zéro de la « mer » ; les hautes constructions comme les « cathédrales » (L. 6) disparaissent, à la
place on retrouve une « maison basse ». Ce changement suggère à nouveau un échec de ce rêve qui
semble s’écrouler.
D’ailleurs avec l’adverbe d’opposition “Cependant” (L. 16), l’auteur suggère que ce rêve n’est
qu’échec, en ce sens qu’il n’exauce pas le voeu d’Emma de vivre des moments magiques comme ce
fut le cas au bal où ils furent invités son mari et elle. Dans ce rêve, l’extraordinaire rêvé laisse place à
la monotonie, comme le suggère le pronom négatif « rien » (L. 16).
Par ailleurs, pour montrer que ce rêve n’est pas si parfait, Flaubert fait alterner des éléments
mélioratifs avec des références péjoratives : “L’immensité” s’oppose à “rien” (L. 16) ; les jours sont
“magnifiques” (L.18), mais monotones comme l’indique la comparaison “comme des flots” (L. 17) ;
quant à l’horizon, il est “harmonieux”, mais “bleuâtre” (L. 18), ce qui le rend fade.
Ainsi, petit à petit, les couleurs chatoyantes du début du rêve (le jaune des citronniers, le rouge des
corsets) s’estompent pour laisser place à un bleu délavé, comme pour signifier que le rêve s’achève.
On comprend alors que ce rêve n’est qu’une illusion totale, qu’il ne se réalisera sans doute jamais.
Pour nous faire comprendre les raisons de cet échec, Flaubert enchaine directement avec une réalité
brutale. C’est la teneur du dernier mouvement du texte.
Ce retour brutal à la réalité se fait avec la conjonction de coordination “mais” (L. 18) qui marque une
opposition, une rupture, et le retour au point de vue omniscient. Ce retour à la réalité se traduit par la
référence aux deux êtres qui sont censés définir le statut d’Emma dans la société : son “enfant” (L. 18)
qui rappellent son statut de mère et son mari, désigné par le nom de famille “Bovary” (L. 19) pour
rappeler son statut d’épouse. Remarquons que la fille d’Emma est désignée par un terme générique,
comme pour marquer la distance entre la mère et la fille.
Pour bien souligner ce retour brutal à la réalité, l’auteur a recours à des sonorités qui accentuent
l’aspect désagréable de ce réel. Ainsi l’allitération en [s] dans « se mettait à tousser dans son berceau »
et celle en [R] dans « Bovary ronflait plus fort », imitant le sifflement et le ronflement, cassent la
douceur véhiculée par les images du rêve. Ce sont des bruits qui renvoient au corps, à ce qui est
matériel, par opposition à l’immatériel du rêve.
Le verbe « blanchissait » (L. 20) finit par achever le rêve : les couleurs vives du voyage onirique
disparaissent pour laisser place au blanc.
Cette impression d’achèvement se confirme avec la proposition “et Emma ne s’endormait que le
matin” : on retrouve le même verbe qu’au début, s’endormir, mais cette fois-ci sans faux semblant. La
boucle est bouclée : le rêve est achevé, Emma peut s’endormir. L’auteur montre ainsi l’idée d’une
femme coupée de la réalité : elle fait l’inverse de ce qu’on devrait faire. Or dans une société où règnent
les conventions, cela peut être fatal.
Aussi la référence à la pharmacie à la fin de ce passage ne semble-t-elle pas une coïncidence, comme
anticipant la fin du roman où Emma, acculée par les dettes, finit par se suicider en volant de l’arsenic à
la pharmacie. Cette référence sonne comme un glas : à force de trop rêver, on finit par se brûler les
ailes, par en mourir.

Pour conclure, à travers l’évocation d’un rêve et du rapport que l’héroïne entretient avec la réalité, ce
passage nous propose le portrait d’une jeune femme qui idéalise la vie, influencée par ses lectures
romanesques. Face au quotidien terre à terre, face aux rôles que la société lui impose, Emma Bovary
rêve d’un monde féérique, romantique. Elle déchantera rapidement : dans les pages qui suivent ces
lignes, Rodolphe, son amant, lassé de sa relation, rompra avec elle. Ses rêves d’évasion, de vie
romantique tomberont à l’eau. Cet extrait illustre d’ailleurs ce qu’est le bovarysme, cette complexion
psychologique d’une personne qui se voit différente de ce qu’elle est en réalité, et qui se condamne,
pour des illusions et des idées préétablies, à être toujours déçue par la banalité de l’existence. En
d’autres termes, pour reprendre Flaubert lui-même, c’est « la rencontre des idéaux romantiques face à
la petitesse des choses de la réalité ».

Lecture linéaire 6

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout


de la nuit, 1932, de "Moi d’abord la
campagne…" à "… c’était arrivé."

Après s’être enrôlé sur un coup de tête, le héros, Ferdinand Bardamu, se retrouve sur le front et découvre
l’horreur des combats qui font rage.
1. Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu la
sentir, je l’ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n’en finissent pas,
ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part.
Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c’est à pas y tenir. Le vent s’était
5. levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de
feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats
inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts,
on s’en trouvait comme habillés. Je n’osais plus remuer.
Le colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire
10 qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps qu’il
. devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et
puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face. Qui savait combien ? Un,
deux, plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint panique.
Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer
indéfiniment... Pourquoi s’arrêteraient-ils ? Jamais je n’avais senti plus
15 implacable la sentence des hommes et des choses. Serais-je donc le seul
. lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions
de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques,
sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs,
comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les
sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y
20 tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus
. enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent,
mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions
jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade
apocalyptique.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment
25 aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui
. aurait pu prévoir avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la
sale âme héroïque et fainéante des hommes ?
À présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en
commun, vers le feu... Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.

30
.

Louis-Ferdinand Destouches, romancier sous le pseudonyme de Céline,


s’est d’abord inscrit dans la "normalité" de son époque : il devance l’appel
et s’engage dès 1913, est blessé à la guerre et décoré. Puis il devient
médecin. Mais, peu à peu, il adopte les thèses de la propagande nazie,
notamment son antisémitisme violent, et, pendant la seconde guerre
mondiale, il collabore aux journaux nazis et soutient ouvertement
l’Occupation allemande, ce qui lui vaut, à la Libération, l’exil puis une
condamnation par contumace avant d’obtenir obtient son amnistie en 1951.
Il se retrouve ainsi lui-même marginalisé.
Voyage au bout de la nuit, roman publié en 1932, obtient le Prix Renaudot,
mais suscite de vives réactions critiques en raison à la fois de la
personnalité de son héros, Ferdinand Bardamu, et du style de Céline,
double preuve de la marginalité de ce romancier. En quoi le récit du
héros fait-il de lui un personnage en marge ?

1ère partie : La description du décor (des lignes 1


à 8)
Un paysage sinistre
Le pronom lancé en tête de l’extrait signale la dimension autobiographique,
fictive même si le personnage peut être rapproché du romancier par son
prénom, ce qui permet de créer un effet de réel. Le personnage-narrateur
se pose, en effet, comme témoin, tout en affichant sa subjectivité, dans
un langage qui reproduit l’oralité avec l’antéposition du complément d’objet
direct et l’irrespect de la syntaxe, due à l’absence du pronom « il » sujet, à
la négation incomplète et au lexique familier : « Moi d’abord la campagne,
faut que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu la sentir, je l’ai toujours
trouvée triste ». Il impose ainsi sa vision au lecteur.
La description met en valeur l’aspect sinistre de cette région des
Flandres où se déroule alors la guerre, d’abord avec la mention des «
bourbiers », souvent évoqués dans la représentation des tranchées de la
1ère guerre mondiale, puis avec l’accumulation des négations : « ses
bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et
ses chemins qui ne vont nulle part. » À cela s’ajoute l’atmosphère dans
laquelle baigne ce paysage, avec l’adjectif mis en valeur par l’apposition : «
Le vent s’était levé, brutal, de chaque côté des talus ». Cette description
plonge ainsi le lecteur dans un lieu en dehors de toute civilisation,
déserté par toute vie humaine.
Soldats français dans les tranchées en Flandres en 1917

Le jugement du personnage-narrateur
La description établit un parallélisme entre ce décor et les réalités de la
guerre, en introduisant le jugement du narrateur, un violent rejet lancé sur
un ton familier : « Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c’est à pas y
tenir. » Ainsi l’image des arbres agités par le « vent » imite les tirs des
armes, reproduit aussi par la multiplication des monosyllabes : « les
peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui
venaient de là-bas sur nous. » La nature semble ainsi contribuer à l’œuvre
accomplie par la guerre et le dégoût de la « campagne » se confond
avec celui de la guerre qui fait peser ses menaces sur les soldats. La
comparaison souligne le risque incessant, car même les vivants
ressemblent à des morts : « Ces soldats inconnus nous rataient sans
cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme
habillés ». Mais c’est déjà l’absurdité que traduit l’antithèse, car les
hommes se tirent dessus, mais cela semble n’avoir aucun sens, et la
mort relève alors du hasard. Le seul sentiment possible est donc la peur,
qui paralyse le narrateur : « Je n’osais plus remuer. »
2ème partie : La déshumanisation (des lignes 9 à
17)

En 1915, le général Joffre passe en revue les troupes


en Champagne

L'absurdité de l'héroïsme
Dans cette situation, où la mort peut arriver à tout moment, ne pas la
redouter est absurde, et, pire encore, est exclu de l’humanité celui qui la
brave. Cela explique les violentes exclamations qui dénoncent le
commandement en l’animalisant avec mépris : « Le colonel, c’était donc
un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas
son trépas ! »
La critique s’élargit ensuite, car l’absurdité de l’héroïsme devient
générale : « il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée,
des braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face » Cette
réflexion, avec l’oralité qui met en évidence l’héroïsme par la reprise de «
des comme lui » par « des braves » entre virgules, s’oppose à sa vision
critique, soutenue par la périphrase péjorative : « Avec des êtres
semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... »
Les deux brèves questions amplifient encore l’absurdité par le nombre cité :
« Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? »
En marge de l'héroïsme
L’observation de l’énonciation permet de situer le narrateur en marge de
ces combattants héroïques. S’il emploie la première personne du pluriel,
en parlant de « notre armée », langage attendu du patriote, le pronom « ils
» dans sa question, « Pourquoi s’arrêteraient-ils ? », montre qu’il refuse de
s’identifier à eux. D’où la prédominance du « je ». Dans un premier temps,
le personnage se différencie par son aptitude à la réflexion, prise de
recul pour justifier son refus d’accepter les implications de la guerre : « j’en
étais assuré », « Je conçus », « pensais-je » Son constat, accentué par
l’antéposition de la négation et par l’adverbe d’intensité, traduit ainsi
son refus de perdre le libre-arbitre qui caractérise l’homme pour
accepter une obéissance passive : « Jamais je n’avais senti plus
implacable la sentence des hommes et des choses. »
Le seul sentiment naturel pour rester humain ne peut donc être que la
peur, exprimée sans la moindre culpabilité, d’abord dans un lexique familier
qui la rend normale, puis amplifiée, « Dès lors, ma frousse devint panique.
» C’est ce qui conduit logiquement le personnage à envisager de
renoncer au modèle héroïque, se plaçant ainsi en marge du
patriotisme, mais les modalités expressives, interrogation puis
exclamation, prolongées par les points de suspension, insistent sur la
difficulté d’un tel choix : « Serais-je donc le seul lâche sur la terre ?
pensais-je. Et avec quel effroi !... »
3ème partie : Une vision cauchemardesque (des
lignes 17 à 26)
Un douloureux constat
La seconde partie du paragraphe est encadrée par deux jugements du
narrateur qui donnent le ton à sa description.
La première, une phrase interrogative non verbale, révèle son
désarroi. Le participe, lancé en tête, qui souligne sa solitude, s’oppose au
chiffre qui accompagne la vision de l’armée : « Perdu parmi deux millions
de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? » Il se sent
minuscule, emporté dans une véritable folie que mettent en valeur
l’oxymore dénonciatrice, « fous héroïques », et la polysyndète insistante qui
dépeint ces soldats.
Ce constat le ramène à une douloureuse lucidité sur lui-même,
exclamation familièrement chargée d’ironie, mais il s’associe ici à tous ses
compagnons, eux aussi victimes : « Nous étions jolis ! » D’où la conclusion
où il admet, avec amertume, son erreur, avec une hyperbole qui
accentue l’horreur de la guerre : « Décidément, je le concevais, je m’étais
embarqué dans une croisade apocalyptique. »
Une image de folie
Cela conduit tout naturellement le narrateur à développer cette vision
d’apocalypse, illustrée par le rythme même de cette longue énumération,
sans verbe conjugué et exclamative. Plusieurs procédés se combinent pour
donner l’impression d’une confusion générale :
 l’antithèse en ouverture : « Avec casques, sans casques » ;
 l’accumulation des modes de déplacements variés, « sans chevaux,
sur motos », « en autos », « volants », qui se termine par « à genoux »,
renforçant ainsi à la fois l’acharnement et l’image de victimes implorantes ;
 les homéotéleutes, jeux sonores sur les finales des mots : « tirailleurs,
comploteurs » où un terme militaire est associé à une désignation
péjorative, puis « hurlants », « sifflants », « caracolant », « pétaradant ».
Ici s’observe un glissement des participes présents pris comme adjectifs
pour qualifier ces bruits, d’où l’accord au pluriel, à des participes
fonctionnant comme des verbes, donc sans accord, qui traduisent, eux,
des actions. Ces participes marquent aussi le contraste entre ces attitudes
de guerriers héroïques, manifestant ouvertement leur présence, et même
leur force, et les attitudes de fuite, de refus du combat : « creusant, se
défilant », pour échapper à la mort.
 Une première comparaison à la cellule dans laquelle on gardait les fous
dangereux élargit cette vision d’horreur : « enfermés sur la terre, comme
dans un cabanon ». Une seconde comparaison à des « chiens » est
encore plus péjorative : « plus enragés que les chiens, […] cent, mille fois
plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ». Elle est, en effet,
renforcée par l’hyperbole, en gradation par les chiffres et les comparatifs,
et surtout par la remarque glissée entre parenthèse : « adorant leur rage
(ce que les chiens ne font pas) ». Le verbe « adorer » est également le
signe de la condamnation de ceux que leur pouvoir de donner la mort
transforme en des dieux, idolâtres donc de leur propre puissance.
L’image d’une apocalypse est confirmée par la reprise du verbe à
l’infinitif, « détruire », qui marque l’objectif ultime, avec un triple complément
en gradation, « Allemagne, France et Continents », prolongé par l’infinitif en
écho qui oppose cette mort générale à la vie : « tout ce qui respire ».
4ème partie : Une réflexion en conclusion (de la
ligne 27 à la fin)
Une terrible initiation
Toute la noblesse de la guerre est donc effacée par cette peinture
empreinte de la colère du narrateur, qui, par un recul temporel, avoue la
naïveté de son engagement patriotique à travers ses questions : «
Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place
Clichy ? », « Qui aurait pu prévoir avant d’entrer vraiment dans la guerre
[…] ? » Cette croyance aveugle, due à toute une propagande, s’oppose à la
réalité, amplifiée par le rythme, tandis que l’aposiopèse suggère un
prolongement qui ne peut être que la mort : « À présent, j’étais pris dans
cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu... »
Ce regret est justifié par une métaphore, à laquelle le pronom indéfini « on
» donne la forme d’un proverbe : « On est puceau de l’Horreur comme on
l’est de la volupté. » Cette comparaison traduit un douloureux réveil, une
perte de virginité, tandis que la majuscule transforme la guerre en une
monstrueuse allégorie de la prostitution.
Une vision de l'homme
Mais ce jugement accuse directement l’humanité, portant en elle ces
forces de mort : la guerre illustre, en fait, « tout ce que contenait la sale
âme héroïque et fainéante des hommes ». Les adjectifs associent la valeur
– rejetée par le narrateur – de l’héroïsme, à des adjectifs qui la
démythifient, « sale », et surtout « fainéante », car l’homme préfère céder
au pouvoir que de lui résister, que d’accomplir ce qui serait le véritable
effort, choisir de vivre. Comment résister d’ailleurs quand cette pulsion de
mort n’est que la remontée à la surface de ce qui est présent au plus
profond de l’inconscient humain : « Ça venait des profondeurs et c’était
arrivé. » ?

Otto Dix, La Guerre, 1929-1932. Triptyque à prédelle. Galerie Neue Meister, Dresde
CONCLUSION
Cet extrait représente donc la guerre comme l’aboutissement d’une
nouvelle forme d’initiation, inversée, puisqu’il ne s’agit plus, pour le
personnage, d’une épiphanie lui permettant de devenir héros, mais d’une
expérience horrible le conduisant à s’affirmer anti-héros, en se mettant en
marge des valeurs de son temps, le patriotisme, l’héroïsme. La
première guerre mondiale a installé un doute sur la capacité de l’homme à
maîtriser le monde et à réaliser de réels progrès sur lui-même. Il est donc
tout naturel que la littérature reflète ces doutes, et que le romancier place
devant les yeux de son lecteur un anti-héros pour remplacer le modèle
héroïque, démythifié. Le dégoût de la guerre semble avoir entraîné un
dégoût de l’homme pour lui-même. Plus rien n’a de valeur, plus rien n’a de
sens, sauf le désir de rester en vie à tout pris, d’où la lâcheté que le
personnage découvre en lui.
Cette destruction du héros s’accompagne d’une destruction du
langage qui donne toute sa force à la dénonciation de Céline. Il
choisit l'oralité, un parler direct et vrai, qui reproduit les réflexions qui
auraient pu être celles de n’importe quel soldat participant à cette guerre,
mais en même temps, un élan polémique par l’élaboration des images et
du rythme. C’est cette force que le critique littéraire, Gaétan Picon
reconnaît à ce roman de Céline, « l'un des cris les plus insoutenables que
l'homme ait jamais poussé ».

LA FOCALISATION – ou LE POINT DE VUE DANS UN RÉCIT


LES RÉCITS ÉCRITS À LA 1ère PERSONNE

J’OBSERVE…
 La présence du pronom JE
 Les temps du récit : imparfait,
passé simple.
 Les indices temporels : le retour
dans le passé.
 Le présent : le moment où se fait
le récit.

J’ANALYSE :
Ce récit est une autobiographie. Le
narrateur adulte raconte, avec plaisir,
un souvenir d’enfance.
J’OBSERVE…
 La présence du pronom JE
 Les temps du récit : l’imparfait,
pour la description.
 Un indice temporel : le narrateur
connaît le chat, et connaît son
voisin.

J’ANALYSE :
Ce récit n’est pas une
autobiographie. Le narrateur adulte
raconte ce qu’il observe, ce qu’il
sait…

L’autobiographie
L’autobiographie est un genre narratif, qui devient à la mode avec la montée de
l’individualisme, dès l’époque romantique. Aujourd’hui, bien des gens publient leur
autobiographie, parfois écrite par d’autres, alors nommés des « nègres » ou « porte-plume ».
Elle fait découvrir, le plus souvent de façon chronologique, le passé de l’auteur qui est à la
fois le narrateur et le personnage. Le récit passe donc du temps des événements
d’autrefois, racontés (souvent, imparfait et passé simple), au temps de l’écriture : le présent
de l’énonciation.
Cette confusion entre l’auteur, le narrateur et le personnage permet de nombreux effets
narratifs, autour de la notion de vérité : l’auteur, souvent âgé, aura un point de vue différent
de celui qu’il avait enfant, par exemple. Même si l’autobiographie repose sur un « pacte » de
vérité entre l’auteur et le lecteur, la distance temporelle fera donc forcément varier la
vision des faits : le narrateur peut, par exemple, faire preuve d’humour, exprimer des
regrets, de la nostalgie, de la révolte… L’autobiographie est souvent considérée :
 pour l’auteur, comme une forme de libération de ce qu’il porte en lui, une forme
de thérapie, de revanche sur sa vie réelle, voire de catharsis ;
 pour le lecteur qui l’apprécie, comme une recherche d’identification, de modèle
ou de contre-modèle.
N.B. Dans l’autobiographie fictive, l’auteur imitera les procédés de l’autobiographie, en
recourant au « je » et à la distance temporelle. Mais le lecteur, ne doit pas oublier qu’il s’agit
d’une fiction !

LE RÉCIT À LA 3ème PERSONNE : LES DIFFÉRENTES FOCALISATIONS


J’OBSERVE…
 La 3ème personne : le sujet est « le
chat » = il
 Le temps du récit propre à la
description : l’imparfait
 La description : elle ne montre que
ce qui est vu de l’extérieur.

J’ANALYSE :
Le narrateur ne raconte que ce qu’il
voit. Il ignore tout de la situation. Cela
renforce son objectivité.

J’OBSERVE…
 La 3ème personne : « le chat » =
« il »
 Le temps du récit propre à la
description : l’imparfait
 Le narrateur sait tout : que le
maître est « parti le matin », et
même ce dont rêve le chat.

J’ANALYSE :
Ce narrateur est comme une sorte
d’être divin, qui sait tout ce qui se
passe. Il est partout, même dans la tête
du chat.
J’OBSERVE…
 La 3ème personne : « il »
 Le temps du récit propre à la
description : l’imparfait, l’hypothèse
au futur dans le passé.
 Le narrateur prend la place du
chat : il exprime son rêve, son
espoir, ce qu’il imagine…

J’ANALYSE :
Ce narrateur est aussi le personnage,
qui parle de lui à la 3ème personne. Il
nous fait entrer en lui, nous voyons par
ses yeux, nous entrons dans sa
conscience.

Dans tout récit, le lecteur doit observer, analyser et interpréter le rôle du


narrateur.
Dans les récits à la 3ème personne, la focalisation (ou point de vue) est l’angle sous lequel
la situation, le cadre et les personnages sont vus et entendus, comme si l’auteur plaçait
une caméra pour tourner la scène : selon la place choisie pour la caméra, l’effet produit sur
le lecteur varie. Le lecteur devra observera la focalisation : la définir, en appuyant
son analyse sur des exemples précis, puis l’interpréter = Pourquoi l’auteur a-t-il
fait ce choix ? Qu’apporte-t-il de plus à son récit ? Quel effet cherche-t-il à produire
sur le lecteur ?
1°. La focalisation externe
Tout est vu par un observateur extérieur, ignorant tout des personnages ou de la
situation. Le narrateur ne peut alors raconter que ce qu’il voit, et les discours entendus : à
partir d’une phrase, d’un geste, d’une mimique, d’un regard, du ton de la voix, il fait des
hypothèses, interprète, et peut alors commenter la situation.
 Le récit paraît alors très objectif, et même un peu mystérieux, pouvant créer un
horizon d’attente, notamment dans un incipit. Le lecteur attend d’en savoir plus, car il se
sent « inférieur » aux personnages.
Mais le récit reste aussi très neutre, donc implique moins le lecteur aux côtés des
personnages.

2°. La focalisation zéro – ou point de vue omniscient


À la façon d’un être divin, le narrateur voit tout, entend tout, sait tout simultanément
sur tous les personnages, leur passé et leur avenir. Il peut être partout à la fois, entrer
dans plusieurs consciences.
L’intérêt de cette focalisation est :
 la « polyphonie », c’est-à-dire le fait de savoir ce que ressentent et pensent plusieurs
personnages, en pouvant donc mieux comprendre leurs interactions, leurs relations ;
 une plus grande facilité pour le lecteur, qui dispose de tous les éléments pour
comprendre la psychologie de tous les personnages.
 Ce choix crée une illusion réaliste : le récit, grâce aux nombreux détails fournis,
prétend imiter la réalité. Mais il convient de ne pas oublier que c’est l’auteur qui
choisit, qui trie, qui organise, même s’il n’apparaît pas directement.

3°. La focalisation interne


Tout est décrit par un narrateur qui est aussi personnage de l’action : à travers ses
sensations (ce qu’il voit, entend, sent…) nous découvrons la situation et les autres
personnages.
De ce fait, le récit devient totalement subjectif : nous sommes obligés de partager la
vision, les sentiments et les jugements de ce personnage. Cette focalisation permet
aussi le recours au monologue intérieur, soit par insertion du discours direct, soit par
recours aux discours indirect ou indirect libre.
 Ce choix facilite l’identification du lecteur avec ce personnage, mais il est difficile de
maintenir ce point de vue tout au long d’un récit, car il est trop réduit : on ne verrait les autres
personnages que d’un seul point de vue.

Les discours rapportés


Analysons et interprétons...

Le discours rapporté direct


Ici, il est inséréré dans un récit, celui de l'invitation de Jeanne par Michel reconnaissable par les guillemets qui l'encadrent, et
par les tirets qui signalent le changement de locuteur. Mais ces signes de ponctuation sont parfois omis par les
romanciers. D'autres indices permettent alors de le reconnaître :
 les temps des verbes : le présent de l'énonciation ("je fête", "je t'invite") sert de base, le passé composé comme "J'ai prévu" pour une action
antérieure, et le futur ("J'apporterai") pour une action ultérieure.
 les marques de la personne : le discours est exprimé à la 1ère et 2ème personne, "je fête mon anniversaire", "je t'invite", "une danse avec
toi"...
 des modalités expressives, exclamation ("Oh !", "Super !"), interrogation ("A quelle heure faut-il venir ?"), impératif : "Viens". Cela explique
aussi la présence de points de suspension et de phrases non verbales ("Parfait", "A demain donc") et de mots propres à l'oralité :
"Bonjour", "D'accord".
 des indices spatio-temporels liés au moment de l'énonciation, comme "demain".

Le discours rapporté indirect


Ici, il est inséréré dans un discours, le mail de Jeanne à Marie, ce qui justifie l'emploi du "je" par Jeanne Elle lui rapporte sa
conversation avec Michel. Ce discours indirect est introduit par des verbes de parole, suivis d'une subordonnée : "il m'a dit
qu'... ", "j'ai répondu que... ", "m'a expliqué que... ", "m'a déclaré... qu'", "je lui ai dit que... et ai demandé...", "Il m'a répondu..."
Cela entraîne des modifications :
 Le texte est rédigé à la 3ème personne : "il fêtait son anniversaire", "il m'invitait"...
 Les temps des verbes suivent la règle de la concordance quand les verbes introducteurs sont au passé : le présent devient l'imparfait
("fêtait", "invitait", "tentait", "acceptai", "fallait"...), le passé se change en plus-que-parfait ("il avait prévu") et le futur prend la marque du passé :
"apporterais".
 Toutes les formes expressives disparaissent. L'impératif devient un infinitif ("il m'a répondu de venir") et les marques d'oralité sont
racontées : "Tu imagines mon cri de joie" remplace "Oh !"
 Les indices spatio-temporels sont modifiés : "le lendemain".

Le discours rapporté indirect libre


Il est inséréré dans un récit, au cours duquel un personnage exprime intérieurement un discours. Un indice signale
souvent la présence de ce qui se présente comme un monologue intérieur. Ici, Jeanne est "absorbée par ses pensées", et se
remémore l'échange téléphonique avec MIchel. Le discours est dit "indirect libre" car
 Il emprunte au discours indirect les temps des verbes, les marques de la 3ème personne ( "il fêtait son anniversaire", "il l'invitait", "il avait
prévu", "elle apporterait") et les indices spatio-temporels.
 MAIS il reste "libre" : il n'a pas besoin de verbes de parole introducteurs, et il conserve les marques de l'expressivité, telles "Oh ! Bien sûr,
c'était super !" ou "A quelle heure fallait-il venir ? A huit heures... "
Ce discours se mêle au récit. Il est parfois difficile de distinguer ce qui relève du récit lui-même, tel un commentaire sur la
situation, ou du discours : "Elle avait accepté" correspond bien à ce qui a été dit par Jeanne, tandis que, dans la phrase
suivante, elle exprime ses "doutes", non formulés au téléphone, et se pose une question, bien actuelle.

Le discours narrativisé
Directement inséré dans le récit, il permet de savoir que des paroles ont été prononcées, mais sans que nous sachions
exactement lesquelles. Ici, on sait que le vendeur avait conseillé une veste "en tweed bleu", sans que l'on entende
précisément ce conseil, puis qu'il fait des "compliments enthousiastes" à monsieur Martin, et vante sa marchandise, mais nous
n'avons pas les mots exacts de leur dialogue.
Ces quatre formes de discours rapporté ont des rôles différents :
- Le discours narrativisé est employé quand il est important de savoir qu'un échange de paroles a eu lieu, mais que ces
paroles elles-mêmes sont trop banales pour mériter d'être rapportées avec exactitude. Ici, il montre que le vendeur a fait
correctement son métier, il a essayé de vendre une veste, sans doute plus coûteuse, mais, quand il a vu que le client en
choisissait une autre, il a préféré se ranger à son goût, et le convaincre de l'acheter. C'est là le seul intérêt de cette
conversation.
- Le discours rapporté direct donne vie au récit, et en renforce la vérité. Il contribue à nous faire mieux percevoir les
sentiments des personnages, notamment, ici la joie de Marie à l'annonce de cette invitation, et, surtout, quand Michel lui
annonce "Je retiens une danse avec toi". Ses exclamations, son acceptation rapide nous permettent de supposer qu'elle
aimerait avoir une relation plus intime avec Michel.
- Le discours rapporté indirect est très lourd, en raison des verbes de parole qui l'introduisent. Il montre donc l'importance,
non pas tant des paroles elles-mêmes que du fait de les répéter : ici Jeanne tient à informer précisément son amie Marie, à
laquelle elle va demander ensuite conseil. Mais ce sont surtout les verbes introducteurs qui méritent de retenir l'attention. Ici,
ils sont très neutres, "dire", "demander", "répondre", sauf le verbe "déclarer", plus solennel : il prouve que, pour Jeanne, cette
idée de retenir une danse représente une sorte de déclaration d'amour.
- Le discours indirect libre est le plus complexe, mais aussi le plus intéressant des discours rapportés. Le lecteur ne sait
plus si c'est un narrateur omniscient qui raconte, ou si c'est le personnage, en focalisation interne. Le texte acquiert ainsi une
profondeur psychologique plus réaliste, nous permettant de plonger dans la conscience du personnage, qui gagne en
épaisseur. Cela entraîne des réactions de sympathie (ou d'antipathie), comme ici où nous partageons les doutes de cette
jeune fille. Elle repense aux paroles prononcées, celles du jeune homme mais aussi les siennes, en pèse la signification... C'est
une façon habile de nous amener à nous identifier à elle, en nous faisant comprendre qu'elle est amoureuse, sans
qu'intervienne un narrateur pour nous le préciser.

EXERCICE
Identifiez la focalisation de chacun de ces 3 extraits, en justifiant votre choix.

Moderato cantabile, dit l'enfant.


La dame ponctua cette réponse d'un coup de crayon sur le clavier. L'enfant resta immobile, la tête
tournée vers sa partition.
- Et qu'est-ce que ça veut dire, moderato cantabile ?
- Je ne sais pas.
Une femme, assise à trois mètres de là, soupira.
Tu es sûr de ne pas savoir ce que ça veut dire, moderato cantabile ? reprit la dame.
L'enfant ne répondit pas. La dame poussa un cri d'impuissance étouffé, tout en frappant de nouveau
le clavier de son crayon. Pas un cil de l'enfant ne bougea. M. Duras, Moderato cantabile, 1958

En un moment, elle avait brisé des liens qui n'étaient forts que pour son amant. La duchesse avait lu
sur le front d'Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé que l'instant était venu de
faire sentir à ce soldat impérial que les duchesses pouvaient bien se prêter à l'amour, mais ne s'y
donnaient pas, et que leur conquête était plus difficile à faire que ne l'avait été celle de l'Europe.
Balzac, La Duchesse de Langeais, 1834

Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une
façon singulière. Le fond des sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces
sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en
passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri
sec auprès de lui : c'étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu'il les
regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout
sanglant qui se débattait sur la terre labourée […]. Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839
Correction
Moderato cantabile, dit l'enfant.
La dame ponctua cette réponse d'un coup de crayon sur le clavier. L'enfant resta immobile, la tête
tournée vers sa partition.
- Et qu'est-ce que ça veut dire, moderato cantabile ?
- Je ne sais pas.
Une femme, assise à trois mètres de là, soupira.
Tu es sûr de ne pas savoir ce que ça veut dire, moderato cantabile ? reprit la dame.
L'enfant ne répondit pas. La dame poussa un cri d'impuissance étouffé, tout en frappant de nouveau
le clavier de son crayon. Pas un cil de l'enfant ne bougea. M. Duras, Moderato cantabile, 1958
1/ Indices de la focalisation externe : anonymat des personnages – le récit ne
rapporte que les paroles, que ce qui peut être entendu ou vu.
2/ Interprétation : impression de vérité, d’objectivité car le narrateur disparaît
totalement. MAIS
- difficulté pour le lecteur, qui doit interpréter seul par ex. énervement du professeur,
désespéré devant le silence de son élève, et lassitude de la mère face au refus de l’enfant
qui doit détester le piano.
- froideur du récit, car les personnages restent éloignés du lecteur : il est plus difficile
de partager leurs sentiments, d’éprouver sympathie ou antipathie.

En un moment, elle avait brisé des liens qui n'étaient forts que pour son amant. La duchesse avait lu
sur le front d'Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé que l'instant était venu de
faire sentir à ce soldat impérial que les duchesses pouvaient bien se prêter à l'amour, mais ne s'y
donnaient pas, et que leur conquête était plus difficile à faire que ne l'avait été celle de l'Europe.
Balzac, La Duchesse de Langeais, 1834

1/ Indices de la focalisation omnisciente : les personnages sont nommés et définis par


leur statut social – des indices temporels précis ponctuent le récit, soit au moment où s
déroule la scène, soit par référence à un fait historique – le lecteur entre dans la réflexion
de l’héroïne et partage les raisons de ses réactions.
2/ Interprétation : le lecteur peut facilement comprendre la psychologie des personnages,
ici la méfiance de l’héroïne et son orgueil. Mais le narrateur guide alors le jugement de son
lecteur : il l’invite à approuver la réaction et la dignité de la duchesse, et à blâmer le
comportement Armand.

Quelques instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre labourée qui était remuée d'une
façon singulière. Le fond des sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la crête de ces
sillons, volait en petits fragments noirs lancés à trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en
passant cet effet singulier ; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du maréchal. Il entendit un cri
sec auprès de lui : c'étaient deux hussards qui tombaient atteints par des boulets ; et, lorsqu'il les
regarda, ils étaient déjà à vingt pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible, ce fut un cheval tout
sanglant qui se débattait sur la terre labourée […]. Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839

1/ Indices de la focalisation interne : la scène est vue par le héros, Fabrice : verbes de
perception + « sa pensée se remit à songer » – des indices spatiaux qui tous sont reliés à
la position de Fabrice – c’est le héros qui interprète ce qu’il voit : adjectifs qui évaluent.
2/ Interprétation : le lecteur partage la situation vécue par le héros, puisqu’il voit tout à
travers ses sensations, donc il partage aussi son jugement, sa subjectivité. Mais il ne
s’agit alors que d’une vérité partielle, et le lecteur peut alors s’interroger sur le
personnage : comment peut-il penser à « la gloire du maréchal » quand il voit des
« hussards qui tombaient » et ce « cheval tout sanglant » ?

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