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OE 4 

: Prévost, Manon Lescaut (1731) / Personnages en marge, plaisirs du romanesque


EL 15 – La rencontre à Amiens, de « J’avais marqué le temps » à « ses malheurs et les miens »,
p. 29-30 dans l’édition Carrés Classiques

Introduction : L’abbé Prévost est un romancier du siècle des Lumières dont la vie fut mouvementée, partagée entre une
carrière ecclésiastique et un parcours d’aventurier marqué par des passions amoureuses. Auteur de plusieurs longs
romans, il est surtout connu aujourd’hui pour son Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (titre qui sera
plus tard abrégé en Manon Lescaut) insérée en 1731 dans le 7ème tome des Mémoires d’un homme de qualité. Le
marquis de Renoncour, narrateur fictif de ce roman à la première personne, transcrit l’histoire d’amour fatal que lui
aurait racontée Des Grieux, un jeune aristocrate amoureux malheureux de Manon, une jeune fille du peuple à la fois
ingénue et immorale.
L’extrait proposé relate le coup de foudre que Des Grieux a éprouvé pour Manon dès leur première rencontre à
Amiens : le jeune étudiant âgé de 17 ans, promis à un brillant avenir d’ecclésiastique, s’apprêtait à revenir en vacances
chez son père, quand cette rencontre de hasard va bouleverser le cours de sa vie.
PROBLEMATIQUE : Comment ce récit rétrospectif d’une première rencontre amoureuse annonce-t-il la suite du
roman ?
COMPOSITION DE l’EXTRAIT en deux étapes :
-Du début à « maîtresse de mon cœur » : les circonstances de la rencontre et le coup de foudre de Des Grieux
- De « Quoiqu’elle fût encore… » à « ses malheurs et les miens » : le dialogue au style indirect entre les deux jeunes gens
qui va déterminer leur destin.

1er mouvement : circonstances d’une rencontre fatidique et coup de foudre.

J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas  ! que ne le marquai-je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute
mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge,
nous vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n’avions pas d’autre
motif que la curiosité.

- Le pronom personnel sujet « je » désigne le chevalier des Grieux, qui raconte son « histoire » au marquis de
Renoncour, un « homme de qualité » (p. 17), c’est-à-dire un aristocrate, et à son élève « le marquis de… » (p 26, l
148). Les faits dont il est question dans cette page remontent à 4 ans auparavant. Des Grieux est à la fois le héros
et le narrateur de l’histoire qu’il raconte en en connaissant la fin tragique, ce qui influence sa manière de relater les
faits et de les interpréter avec un regard rétrospectif. Ce décalage entre le temps de l’histoire racontée et le temps
du récit se manifeste dans l’emploi des modes et temps verbaux : le récit des événements passés (= du temps des
17 ans de DG) est fait à l’imparfait (« devais », « avions »), au plus-que-parfait (« j’avais marqué ») ou au passé
simple (« nous vîmes ») tandis que le discours du narrateur (= jugement ou commentaire émis par DG à 21 ans ) est
formulé au conditionnel passé, à valeur d’irréel du passé (« j’aurais porté »).
- La déploration (« que ne le marquai-je un jour plus tôt  ! ») et l’interjection « Hélas ! » inscrivent le récit de la
rencontre dans un registre tragique, comme si le chevalier regrettait cette rencontre fatidique qu’il place d’abord
sous le signe du hasard du calendrier (il aurait suffi d’un jour pour que cette rencontre fatale n’ait pas lieu) et le
hasard du « motif » de la promenade dans Amiens : DG tient à indiquer que Tiberge et lui n’avaient « pas d’autre
motif que la curiosité », c’est-à-dire que les deux garçons n’étaient pas en recherche d’une rencontre amoureuse…
- DG insiste ainsi sur le caractère fortuit de la rencontre qui a lieu dans des circonstances banales et dans un cadre
urbain ordinaire, une « hôtellerie », lieu d’arrivée d’un « coche », c’est-à-dire d’une calèche servant au transport
des voyageurs. L’espace public de la rue est bien différent des lieux plus prestigieux (ex. : bal aristocratique) où, à
cette époque, un jeune noble était amené à rencontrer sa future épouse dans le cadre de mariages arrangés,
mariages d’intérêt.
- L’expression au conditionnel passé « j’aurais porté chez mon père toute mon innocence » exprime le regret d’une
faute, un sentiment de culpabilité : DG présente sa rencontre avec Manon comme la perte de son « innocence » en
jouant sur le double sens moral et sexuel du mot. Il ignorait jusqu’alors la sexualité et était un modèle de vertu (cf
p. 27 « je menais une vie si sage et si réglée que mes maîtres me proposaient pour l’exemple du collège  »). On voit
ici comme il fait de Manon la cause et la responsable de ses égarements.
- Les deux personnages secondaires mentionnés au début de ce récit auront une importance dans le cours du
roman : le père avec qui DG entrera en conflit à cause de sa passion pour Manon ; et Tiberge, l’ami indéfectible et
incorruptible.
Il en sortit quelques femmes qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant qu’un
homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait de faire tirer son équipage des paniers.
- L’entrée en scène de Manon est présentée comme une apparition fascinante. De même que Renoncour, au début
du roman, avait immédiatement distingué Manon parmi ses compagnes d’infortune, le regard de DG isole la jeune
fille du groupe des passagers du coche, et ne voit plus qu’elle. Cette scène dite « de première vue » s’apparente à
un tableau au milieu duquel Manon se détache avec netteté. La présence de l’homme âgé, son chaperon, fait
ressortir l’extrême jeunesse de l’inconnue, soulignée par l’adverbe d’intensité « fort » devant le qualificatif
« jeune ».
Elle me parut si charmante, que moi, qui n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attentio n,
moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport. J’avais le
défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais, loin d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la
maîtresse de mon cœur.
-Les deux phrases suivantes décrivent le coup de foudre de Des Grieux qui tombe immédiatement sous le  charme de
Manon ( « si charmante »). Ce charme agit comme un ensorcellement qui produit le « transport » du jeune homme :
l’émotion est si violente, que le héros est arraché à sa condition ordinaire, il n’est plus lui-même. Le participe passé
« enflammé », accompagné de la locution adverbiale temporelle « tout à coup », traduisent la force brutale du coup de
foudre et surtout du désir (« enflammé »), qui vont métamorphoser DG et faire basculer sa vie.
-Le narrateur analyse a posteriori les effets aussi surprenants qu’inattendus de cette passion soudaine. Tous les traits
qui définissaient DG sont pris en défaut : son indifférence aux femmes (soulignée par une litote ironique «  moi qui
n’avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille … »), sa « sagesse », sa « timidité » s’évanouissent en
un instant, laissant place à un nouveau des Grieux, comme dans les contes merveilleux où d’un coup de baguette
magique le crapaud est transformé en prince charmant.
- Le narrateur semble prendre plaisir à revivre ce moment euphorique de la rencontre, où, transformé par l’amour, il
s’« avan[ce] vers la maîtresse de [s]on cœur ». La formule rappelle les romans de chevalerie et d’amour courtois du
Moyen Age autant que les tragédies classiques du XVIIème. La périphrase traditionnelle « maîtresse de mon cœur »
pour désigner la femme aimée confirme le coup de foudre et idéalise la jeune femme ; elle suggère aussi que DG
abandonne sa liberté (« maîtresse de mon coeur ») en se mettant tout entier au service de la jeune fille. Enfin, cette
périphrase constitue une sorte de prolepse en ce qu’elle annonce la suite du roman, à savoir la toute-puissance de
Manon sur DG. (cf « Elle me tenait lieu de gloire, de bonheur et de fortune » (p. 117, l. 2732). Néanmoins, on
remarquera que c’est DG qui fait le premier pas (« je m’avançai vers ») et qui adresse la parole à Manon, initiant donc la
relation.

2ème mouvement : le dialogue décisif, rapporté au style indirect, entre les deux protagonistes

Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l’amenait à
Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu’elle y était envoyée par ses parents
pour être religieuse.

- L’abbé Prévost fait le choix de restituer le dialogue entre les deux jeunes gens non pas au discours direct mais en
recourant d’abord à un discours narrativisé1 : « elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée ».
- La proposition subordonnée circonstancielle de concession (« Quoiqu’elle fût encore moins âgée que moi ») oriente
la curiosité du lecteur (et de Renoncour et son jeune élève) sur un fait singulier qui sera confirmé dans la suite du
texte et du roman : malgré sa jeunesse, Manon semble à l’aise en toutes circonstances, comme si elle disposait
déjà d’une solide expérience en matière de sociabilité et de séduction. Son absence « d’embarras » tranche avec la
timidité et la réserve qu’on recommandait alors aux jeunes filles d’adopter en présence des hommes (voir le
personnage de Cécile de Volanges au début du roman de Laclos, Les Liaisons dangereuses) .
- Dans la phrase suivante qui rapporte au style indirect la réponse de Manon, l’adverbe «  ingénument » introduit
une caractéristique essentielle du personnage : l’ambivalence entre une apparente ingénuité (= naïveté, candeur)
et une troublante précocité est inhérente à cette jeune fille qui sera tout au long du roman présentée à la fois
comme une femme fatale et une femme-enfant. Cette ambivalence contribue d’ailleurs au charme irrésistible
qu’elle exerce sur tous les hommes qui la croisent – à l’exception de Tiberge et du père de DG !
- La réponse de Manon apporte une information dont il ne sera plus jamais question dans le roman. La décision
parentale de faire entrer de force une jeune fille au couvent était un abus courant au XVIII è siècle, comme en
témoigne le roman de Diderot La Religieuse. Néanmoins, comme on n’entendra plus jamais parler des parents de
Manon dans la suite du récit, on peut se demander si la jeune fille dit la vérité ou ment à ce sujet.

- L’amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup
mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments , car elle était bien plus expérimentée
que moi. C’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré,
et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens.

1
« elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée  » : le narrateur résume les propos, sans en restituer la forme exacte : c’est ce
qu’on appelle un discours narrativisé. (Le discours indirect pourrait être « Elle me dit que j’étais bien aimable de m’intéresser à son
sort. » => Et le discours direct = « Vous êtes bien aimable de vous intéresser à mon sort », dit-elle.)
- L’amour métamorphose DG et lui apporte de nouvelles lumières, une intelligence du cœur et des sentiments que
souligne le participe passé « l’amour me rendait déjà si éclairé ». Cependant, on peut aussi entendre dans cette
phrase une discrète ironie du romancier, une sorte d’antiphrase puisque dans « L’Avis de l’Auteur », DG est
présenté comme « un jeune aveugle qui refuse d’être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières
infortunes ». On dit habituellement que l’amour rend aveugle, plutôt qu’éclairé !
- Ces phrases montrent en tout cas qu’en si peu de temps DG s’est déjà imaginé un avenir avec Manon puisqu’il
reçoit l’annonce du couvent comme un « coup mortel pour [ses] désirs ». Cette hyperbole participe du registre
tragique qui hisse le récit romanesque au niveau de la tragédie, genre prestigieux à cette époque.
- Manon « comprend » d’emblée les effets qu’elle produit sur le chevalier. On peut alors se demander si
« l’ingénuité » de la jeune fille n’est pas délibérée, si elle n’a pas pour visée de séduire le chevalier qui lui offre
l’occasion inespérée d’échapper à l’enfermement dans un couvent. Le narrateur rétrospectif met cette
compréhension immédiate sur le compte de l’«expérience  » en matière d’échanges amoureux qu’a déjà Manon
(« bien plus expérimentée » que DG).
- C’est aussi le narrateur rétrospectif – DG à l’âge de 21 ans- qui interprète la décision des parents de Manon comme
un moyen « d’arrêter sans doute son penchant au plaisir ». L’adverbe modalisateur « sans doute » souligne la
dimension subjective de cette hypothèse que Manon n’a bien sûr pas formulée elle-même. Elle a néanmoins
exprimé clairement son désaccord avec cette décision qu’elle subit comme une contrainte (la proposition « c’était
malgré elle qu’on l’envoyait au couvent » s’apparente à du discours indirect libre)
- Enfin, cette phrase s’achève par une nouvelle prolepse, c’est-à-dire une annonce de la suite du roman : la
proposition relative «  qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens  » laisse en effet attendre des
rebondissements (avec les déterminants et les pronoms pluriels « tous ses » « et les miens ») et une histoire
tragique et pathétique ponctuée de « malheurs ». Ainsi, la prolepse, procédé fréquemment utilisé dans ce roman,
est un excellent moyen pour le narrateur-personnage et le romancier d’attiser l’intérêt du marquis de Renoncour
et du lecteur.
- Or, ces malheurs à venir sont imputés au « penchant au plaisir » de Manon : le mot « plaisir » désigne à la fois le
goût des plaisirs mondains, des divertissements dont la jeune fille est avide, et le plaisir sensuel, érotique. Si, pour
nous aujourd’hui, ce mot de « plaisir » semble former une antithèse avec le terme « malheurs », ce n’était pas tout
à fait le cas au XVIIIè où la morale religieuse condamnait le plaisir comme un péché. C’est pourquoi Manon qui est
prête à tout pour satisfaire son goût des plaisirs sera vue comme immorale.

EN CONCLUSION :
- Cette page s’inscrit bien dans le topos littéraire des scènes de première rencontre amoureuse (qu on appelle
aussi « scène de première vue ») et en présente les caractéristiques majeures : rencontre de hasard, apparition
de la femme aimée comme dans un tableau, fascination immédiate et coup de foudre, trouble extrême,
sensation d’être arraché au cours ordinaire des choses, sentiment de fatalité qui transforme le hasard en
destin.
- D’autre part, cette page oscille entre deux sentiments contraires chez DG  : l’euphorie du coup de foudre et le
regret des malheurs qui ont suivi.
- Enfin, cet épisode fondateur montre combien le récit de DG est à la fois partiel et partial puisque, tout étant
raconté du point de vue interne et rétrospectif de DG, Manon apparaît comme un personnage énigmatique
dont on ne sait que ce qu’en dit et pense son amant. Cette opacité du personnage a largement contribué à la
formation du mythe de « Manon Lescaut ».

OUVERTURE : on peut rapprocher cette scène de première rencontre de celle qui relate les retrouvailles de DG et de
Manon à Saint-Sulpice : même trouble extrême, même décision radicale de rompre avec le cadre social et même choix
de la fuite. OU : comparer cette scène de première rencontre amoureuse à une autre scène célèbre du même topos,
dans un roman ( ex. : La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette ; L’Education sentimentale de Flaubert  (extrait lu en
classe); Aurélien, d’Aragon ), une pièce de théâtre (Shakespeare, Roméo et Juliette ; Molière, L’Ecole des femmes ou
Dom Juan ; Racine (Britannicus) ou un film.

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