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Explication linéaire du TEXTE 6

Introduction
Juste la fin du monde est une pièce de théâtre écrite par Jean-Luc Lagarce en 1990. Dans cette
pièce, Louis décide de retourner voir sa famille pour lui annoncer sa mort prochaine. La pièce met en
scène les retrouvailles de Louis et de sa famille. Elle s’ouvre par un prologue, c’est Louis qui le prend
en charge dans un monologue. LECTURE.
Ce prologue expose au spectateur (ou au lecteur) les éléments nécessaires à la compréhension de
l’intrigue (comme toute scène d’exposition traditionnelle) : Louis a décidé de revenir dans sa famille
pour annoncer sa mort, il se présente ainsi comme un homme en sursis et livre une réflexion sur la
volonté humaine confrontée à la fatalité de la mort. Toutefois, ce prologue s’éloigne d’une exposition
traditionnelle car il comporte des éléments surprenants et soulève de nombreuses interrogations. En
effet, il n’est composé que d’une unique phrase, et la disposition des mots sur la page (les retours à la
ligne) fait penser à un poème ; de plus les repères de l’énonciation sont brouillés et le public peut se
demander d’où provient cette parole et à qui elle veut s’adresser.
Dans quelle mesure ce prologue peut-il dérouter (= destabiliser) le lecteur et/ou le spectateur ?
ANNONCE DES MOUVEMENTS.

♦ 1er mouvement : Une énonciation surprenante (Lignes 1 à 5)


Les premières lignes du texte construisent une énonciation surprenante. En effet, elles multiplient les
indications temporelles et brouillent les repères du lecteur ou du spectateur.

Plus tard, l’année d’après


● Le prologue s’ouvre sur un complément circonstanciel de temps « Plus tard, l’année d’après » qui
donne l’impression que Louis a déjà commencé à raconter des choses avant que la pièce ne
commence, des choses qui ne sont pas dites et que le public va devoir reconstruire. « L’année
d’après », mais après quoi ?
● L’attention du lecteur/ spectateur est attirée par l’anaphore (répétition d’un mot ou d’un groupe de
mot au début d’une phrase, d’une proposition ou d’un vers) de « l’année d’après », répété deux fois
dans les quatre premières lignes du prologue, il reviendra scander le texte à plusieurs reprises. Quel
verbe ce complément circonstanciel vient-il modifier ? Que fait Louis « l’année d’après » ?
- On est tenté de comprendre « l’année d’après / - j’allais mourir à mon tour - ». L’année
d’après renverrait à la mort prochaine. Mais les tirets (qui fonctionnent comme des parenthèses)
semblent invalider cette première hypothèse.
- La phrase est très longue et ajoute à la confusion : si on lit la suite de la phrase jusqu’à la ligne
18, on peut également comprendre : « l’année d’après […] je décidai de retourner les voir […] pour
annoncer […] ma mort prochaine et irrémédiable ». « L’année d’après » renverrait alors au moment où
Louis a décidé de retourner voir sa famille.

– j’allais mourir à mon tour –


● « à mon tour » pose problème : comment le comprendre ? Plusieurs interprétations sont possibles
sans que le texte ne permette de trancher :
- La liste des personnages ne fait pas mention du père, on pourrait donc penser que le père est
déjà mort et que Louis va mourir à son tour. « L’année d’après » renverrait donc à l’année d’après la
mort du père. C’est une 1ère hypothèse.
- On apprend en lisant la dernière pièce de Lagarce Le Pays lointain (réécriture augmentée de
Juste la fin du monde, parue en 1995) que Louis a un amant et qu’il est mort. D’ailleurs « l’année
d’après » renvoie à l’année qui a suivi la mort de l’amant de Louis. Louis décide de retrouver les siens
l’année d’après la mort de son amant. On le comprend à la faveur d’un dialogue entre Louis et son
amant déjà mort dans la scène d’ouverture du Pays lointain.

LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après.


L’AMANT‚ MORT DÉJÀ. – Une année après que je
meurs‚ que je suis mort ?

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LOUIS. – Exactement ça.
L’année d’après‚
j’étais resté‚ là‚ seul‚ abandonné‚ toutes ces sortes de
choses‚
plus tard‚ l’année d’après‚
– j’allais mourir à mon tour –
(j’ai près de quarante ans maintenant et c’est à cet âge
que je mourrai)
l’année d’après‚ je décidai de revenir ici. Faire le chemin
à l’inverse.
Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain, Scène d’ouverture, Les Solitaires intempestifs,1995.

● Brouillage des repères temporels : Louis, dans ce début, situe l’histoire « j’ai près de 34 ans
maintenant » avec un présent d’énonciation. Il annonce également ce qui va se passer mais, pour cela,
il utilise le passé (imparfait « j’allais » et passé simple « je décidai »), comme si cette histoire s’était
déjà passée. La mort est elle-même évoquée au passé : « j’allais mourir » et au futur « je mourrai ».
Ainsi les repères temporels sont flous. Cela est très troublant : d’où parle cette voix ? Est-ce que c’est
Louis qui a presque 34 ans et qui sait qu’il va mourir bientôt ? Est-ce que c’est Louis qui est déjà
mort ? Est-ce qu’il s’agit d’une voix d’outre-tombe ? C’est très étrange. L’épilogue de la pièce
confirmera plutôt la 2e hypothèse (« je meurs quelques mois plus tard », dira Louis dans l’épilogue).

● Une interprétation possible concernant ce méli-mélo temporel mis en place par l’auteur  : ce qui va
suivre (le retour de Louis dans sa famille) n’est peut-être pas la suite chronologique du prologue mais
le souvenir de Louis. Cela pourrait également être la représentation mentale et imaginaire que Louis,
s’est faite « durant près d’une année entière » des retrouvailles avec sa famille. Là se trouveraient
l’explication de cette mystérieuse didascalie initiale, et de l’emploi du passé pour évoquer des
évènements censés être à venir (la mort, le retour parmi les siens).

♦ 2e mouvement : La décision de Louis et les difficultés qu’elle soulève (l. 6 de « de nombreux
mois déjà » à « mort prochaine et irrémédiable » l. 27)
Dans le 2e mouvement du texte, Louis annonce sa décision de retourner dans sa famille pour annoncer
sa mort. Il présente ainsi au spectateur les enjeux dramatiques de la pièce qui va suivre. Ce deuxième
mouvement permet également de saisir la poésie de l’écriture de Lagarce.

● Notons le style singulier de l’écriture de Lagarce que l’on retrouvera dans la suite de la pièce. La
phrase est très longue (le prologue n’est d’ailleurs constitué que d’une seule phrase), on a l’impression
que la phrase traduit tous les mouvements de la pensée de Louis. On pourrait réduire cette longue
phrase à « je décidai de retourner les voir pour annoncer ma mort prochaine et irrémédiable ». Mais
cette très longue phrase est entrecoupée par des répétitions, des retours de la pensée sur elle-même qui
tente de préciser, de corriger, d’avancer. Ces répétitions caractérisent le style de Lagarce qui peut faire
penser à un poème. Notons par exemple l’anaphore de « de nombreux mois » ou de « l’année
d’après » qui confèrent au texte une musicalité poétique. Ces répétitions évoquent peut-être aussi le
ressassement de la pensée de Louis et ses obsessions. (Une obsession est ce qui ne cesse de faire retour
dans la pensée).
On peut également noter la répétition des verbes « annoncer » et « dire » : « pour annoncer, /dire, /
seulement dire » (l. 23, 28 à 30) insistent sur l’importance de la parole dans ce théâtre et annoncent le
nœud de l’intrigue de Juste la fin du monde : un personnage doit dire quelque chose, mais sa parole
sera noyée par d’autres paroles, elle sera empêchée. D’ailleurs Louis n’explique pas pourquoi sa mort
est proche et irrémédiable, ce prologue maintient de l’inexpliqué, ce qui peut dérouter le spectateur. En
tout cas, la maladie supposée de Louis ne semble pas être l’enjeu de la pièce, l’enjeu de la pièce
semble plutôt être l’annonce de la mort prochaine.

● Arrêtons-nous sur l’épanorthose « pour annoncer, / dire, / seulement dire » (lignes 24 à 26). Le
verbe « annoncer » a quelque chose de solennel. Louis lui préfère le verbe « dire », plus simple.
L’expression « seulement dire » lui paraît plus juste. On retrouve le même procédé que dans le titre

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Juste la fin du monde : un adverbe (ici l’adverbe « seulement ») atténue ou met à distance le
tragique de sa propre mort qu’il compte « seulement dire », et non « annoncer ».

● Les retours fréquents à la ligne donnent également l’impression de lire un poème en prose. On peut
noter l’alternance de segments (ou de vers) courts et de propositions plus longues qui donnent un
souffle plus ample. Cette alternance insuffle un rythme poétique au texte. Elle évoque également les
mouvements de la pensée de Louis qui nous donne accès, à l’intérieur de ce monologue, à sa vie
intérieure : on a l’impression d’assister à sa pensée en train de s’élaborer.

● Louis annonce vouloir retrouver les siens pour annoncer sa mort prochaine et il évoque une
angoisse de la mort : « la peur », « sans espoir jamais de survivre ». La mort est d’ailleurs
personnifiée, c’est « l’ennemi » qui risquerait de détruire Louis s’il sortait de son immobilisme. En
effet, Louis semble figé dans l’angoisse de la mort, comme l’indique le champ lexical de l’immobilité
qui parcourt le texte : « de nombreux mois que j’attendais » (répété deux fois), « ne rien faire »,
« bouger […]/ à peine », « sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent ». Louis
apparaît comme un homme qui doit se faire tout petit face à une force qui le dépasse, la mort.

● « De nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire, à tricher » Le verbe « tricher » peut
renvoyer au fait de mentir aux autres (en prétendant qu’on va s’en sortir) ou à soi-même (en tâchant de
s’en persuader) : on perçoit alors le tragique de la situation de Louis, qui tente comme il peut de lutter
contre son destin funeste.

● Ainsi, Louis est figé « depuis de nombreux mois » dans l’angoisse de la mort, et malgré sa peur, il
décide de se mettre en mouvement : « retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces
et faire le voyage ». Cette énumération traduit le besoin, à l’approche de la mort, d’un retour aux
sources. Le champ lexical du mouvement s’oppose au champ lexical de l’immobilité déjà relevé. Cette
mise en mouvement correspond à cette volonté de sortir de la peur qui paralyse, de prendre son destin
en main, et de ne plus tricher. C’est bien à ce « voyage » « sur [s]es traces » que Louis nous convie
dans cette pièce.

● Louis évoque les membres de sa famille au moyen du pronom « les » et « eux » (lignes 22). Cela
révèle le rapport compliqué et contradictoire qu’il entretient avec les membres de sa famille : d’un
côté, il « [prend l]e risque » de retourner les voir « malgré tout » (et ce « malgré tout » est répété deux
fois pour montrer à quel point cette démarche coûte au personnage) ; de l’autre, il parle d’eux sans
même les nommer, sans affection ; comme si c’était difficile pour lui de parler de sa famille.

● Les énumérations de compléments circonstanciels de manière « lentement‚ avec soin‚ avec soin et
précision » et « lentement‚ calmement‚ d’une manière posée » montrent que Louis a planifié
mentalement la façon donc les choses vont se passer. La spontanéité n’est pas de mise. Et Louis
d’ajouter : « – et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours
été un homme posé ?‚ » : Par cette question rhétorique, Louis, qui semble penser à voix haute, nous
fait part d’une réflexion sur son identité : les autres le perçoivent comme un homme posé, et c’est donc
ainsi qu’il va agir, comme s’il lui fallait être conforme à l’image qu’on a de lui, à l’étiquette qu’on lui
a attribuée. [NB : Cette question de l’identité, de l’étiquette qu’on nous attribue reviendra dans la
pièce. On retrouvera chez Antoine et Suzanne cette pression exercée par ce qu’on attend d’eux, qui les
contraint à agir malgré eux, en dépit de ce qu’ils voudraient être (Suzanne qu’on a étiquetée comme
médiocre, et Antoine, comme une brute…)]

♦ 3e mouvement : Volonté de Louis de rester maître de son destin

● Louis apparaît comme un « messager » (l. 28), et la mention du messager rappelle la tragédie
grecque où ce type de personnage (le messager porteur d’une funeste nouvelle) est fréquent dans le
dénouement. D’ailleurs, le thème de la « mort prochaine et irrémédiable » a une connotation tragique.

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● Pourtant, dans ce dernier mouvement, Louis manifeste sa volonté d’être son « propre maître » ; il
cherche ainsi à contrer le caractère tragique de la fatalité en essayant de maîtriser son destin. Annoncer
sa mort serait ainsi un moyen pour Louis d’avoir une prise sur son destin. Cependant il a conscience
qu’il s’agit d’une illusion, comme en témoigne le lexique « paraître », « donner l’illusion ».

● L’énumération « aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne
connais pas (trop tard et tant pis) » est assez troublante. On peut avoir l’impression que Louis évoque
sa famille. On peut également penser qu’il s’adresse directement au public. Une forme d’indécision
demeure quant à l’adresse de ce texte, qui peut paraître comme un début assez déroutant car il rompt
avec l’illusion théâtrale, il brise le 4e mur (le spectateur ne peut pas oublier qu’il est au théâtre).

Conclusion

Ainsi, ce prologue revêt une fonction d’exposition mais il peut dérouter le lecteur ou le


spectateur parce qu’il maintient de l’inexpliqué, de l’indécision, du flottement. D’où parle Louis ? À
qui s’adresse-t-il ? Pourquoi sa mort est-elle proche alors qu’il est encore un homme jeune ? Autant de
questions que le prologue, dont la prose poétique épouse les mouvements de la pensée de Louis, ne
résout pas. Nous savons seulement que Louis qui sait sa mort prochaine éprouve le besoin de revenir
voir les siens pour le leur annoncer. L’enjeu de la pièce semble alors se loger dans cette parole de
Louis que les paroles des autres personnages vont bientôt contrarier.
[NB : Notons l’homophonie Louis/ l’ouïe : Louis sera celui qui écoute plus que celui qui s’exprime].

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