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Explication linéaire du prologue 

Gargantua est le deuxième roman de Rabelais, il paraît en 1534. Rabelais, sous le


pseudonyme d’Alcofribas Nasier, y raconte les aventures d’un géant, Gargantua, de sa naissance à ses
exploits guerriers, en passant par son éducation et ses multiples apprentissages. D’une grande richesse
lexicale, l’écriture du roman est volontiers comique. D’ailleurs, le narrateur a indiqué, dans le dizain
liminaire, que « rire est le propre de l’homme », ce qui inciterait à prendre au second degré le contenu
du récit. Cependant, dans le prologue, le narrateur semble nous inviter à découvrir une réflexion
sérieuse derrière la légèreté apparente.
LECTURE
Dans les premières lignes du texte, le lecteur est interpellé vivement par le narrateur qui ne cesse de
l’étonner par les images qu’il lui propose, notamment la comparaison du philosophe Socrate à un
silène. Le narrateur nous explique ce que le comique peut receler de réflexion profonde, en
envisageant les deux faces d’une médaille : les comiques Silènes renferment des drogues « céleste[s] »
et l’apparence grossière de Socrate dissimule une sagesse extraordinaire.
Dans quelle mesure le développement de la comparaison de Socrate à un silène au début du prologue
permet-il à Rabelais de nous livrer les clés de lecture du roman ?

Dans les lignes 1 à 4, le narrateur propose une entrée en matière étonnante, faite de contrastes. Après
avoir exposé la double nature des silènes (l. 4 à 10), il s’intéresse à la double nature de Socrate (l. 10 à
la fin).

1) Une entrée en matière étonnante, tout en contrastes (l. 1 à 4)

♦ « Buveurs très illustres, et vous, vérolés très précieux » : L’adresse au lecteur est étonnante. Par
cette apostrophe, le narrateur semble construire une sorte de destinataire idéal, à la fois « buveur » et
« vérolé » (les deux termes sont unis par l’allitération en -V), autrement dit un destinataire bon vivant
qui aime boire et faire l’amour. Ces qualificatifs font des lecteurs des personnages grossiers un peu
ridicules (la vérole provoque des pustules). Néanmoins, les adjectifs qui les accompagnent sont très
mélioratifs « très illustres », « très précieux » : ainsi le narrateur fait l’éloge de ces destinataires dont
la nature est double, à la fois grossiers et positifs. Cette apostrophe est elle-même double,
ambivalente, les oxymores qu’elle contient la rendent à la fois comique et élogieuse.
- La parenthèse insiste sur l’importance de ces destinataires, le narrateur dit que «  nul autre » n’est le
destinataire de ses écrits. Si ces destinataires sont si importants, c’est qu’ils sont à l’image du roman
lui-même, doubles : ils sont à la fois grossiers et positifs, de la même façon que le roman est à la fois
comique et sérieux.
- Cette apostrophe initiale signale aussi un élément important de l’écriture de Rabelais : le plaisir des
mots. En témoigne l’allitération en -V : « buveurs », « vous », « vérolés ».
♦ La suite de la phrase évoque un texte philosophique antique : Le Banquet de Platon. Il s’agit d’une
référence savante, érudite, sérieuse, qui contraste avec la dimension comique de l’apostrophe. Le
titre de cette œuvre Le Banquet fait écho aux « buveurs » de l’apostrophe, mais aussi à la référence à
Bacchus (Dieu du vin et de l’ivresse) dans la suite du texte (ou encore aux « propos des bien ivres » du
chapitre 5).
- Cette référence au texte de Platon est elle aussi pleine de contrastes : le narrateur qualifie Socrate (le
philosophe des dialogues de Platon) de « prince des Philosophes » dans une métaphore très élogieuse,
en même temps qu’il fait référence à un passage du Banquet qui compare de façon comique et
grotesque Socrate à un « silène ».

2) La double nature des « silènes » (l. 4 à 10)

♦ Dans les lignes 4 à 10, le narrateur propose une description détaillée des « silènes », il propose une
petite histoire de ces objets en évoquant ce qu’ils étaient « jadis » et en les comparant avec d’autres
objets plus familiers du lecteur, dans une intention pédagogique : « comme nous en voyons à présent
dans les boutiques des apothicaires ».
♦ Le narrateur insiste sur l’opposition entre l’apparence de ces boîtes (les « figures comiques et
frivoles ») et leur contenu (les « drogues fines »). La conjonction de coordination « Mais » ligne 8

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souligne cette opposition. Le narrateur ne décrit pas de la même façon l’extérieur et l’intérieur de la
boîte :
- La description de l’extérieur est beaucoup plus fantaisiste avec une énumération comique
d’éléments imaginaires (créatures hybrides mi-humaines mi-animales) représentés pour susciter le rire.
Notons la fantaisie de cette énumération alliant des animaux réels (boucs, lièvres, canes…) et des
animaux mythologiques (satyres, harpies) mais même les animaux réels deviennent des créatures
fantastiques à cause de leurs attributs : les boucs sont volants, les lièvres ont des cornes… En outre, le
narrateur joue avec le sens des expressions en les transformant : l’âne bâté devient une cane bâtée. Au
sens figuré, les expressions « oison bridé » et « âne bâté » désignent des personnes stupides, ce qui
accentue le grotesque de l’énumération.
- En revanche, l’intérieur est décrit de manière beaucoup plus sobre : l’énumération convoque des
éléments réels, des substances médicinales (d’ailleurs Rabelais a été médecin) : citez les lignes 9 et 10.
Le narrateur semble ainsi accorder le ton qu’il emploie à l’objet décrit : pour parler du contenu
précieux des boîtes, il emploie un ton plus sobre mais pour décrire leur aspect comique, il emploie un
ton plus fantaisiste.
♦ La nature double de ces boîtes n’est pas sans rappeler celle du lecteur idéal, à la fois grossier et
positif. D’ailleurs le même adjectif est employé pour désigner les lecteurs « vérolés très précieux » et
le contenu des silènes « choses précieuses ». Tout concorde : le narrateur adresse un texte double (à la
fois comique et sérieux) à un lecteur double (grossier et positif) à travers une image également double
(les silènes ont un aspect comique mais recèlent des choses précieuses). D’ailleurs le silène n’est pas
seulement une boîte, Silène est aussi dans la mythologie un satyre, père adoptif de Bacchus, le dieu du
vin et de l’ivresse qui n’est pas sans rappeler les « buveurs très illustres » auxquels le texte est adressé.

3) La double nature de Socrate (l. 10 à la fin)

♦ Dans le dernier mouvement du texte, le narrateur explicite la comparaison de Socrate aux silènes. La
description du philosophe dans une longue énumération insiste sur son aspect étrange et ridicule. En
témoignent :
- l’adresse directe au lecteur qui en voyant Socrate n’en aurait « pas donné une pelure d’oignon ».
L’expression triviale produit un effet comique
- l’hyperbole et le chiasme « tellement il était laid de corps et de maintien risible » qui soulignent la
laideur du personnage
- les qualificatifs et les comparaisons physiques dépréciatifs : « le nez pointu, le regard d’un taureau, le
visage d'un fou »
- le parallèle entre la simplicité de ses mœurs et la rusticité de ses vêtements
- le jeu sur le sens propre et le sens figuré du mot « fortune » (richesse/ chance) qui signale que le
personnage est pauvre et malheureux en amour
- son inadaptation au monde (« inapte à tous les offices de l’État »)
=> Tous ces éléments dessinent un portrait comique, grotesque du philosophe. D’ailleurs, dans la
description du personnage, le champ lexical du rire est omniprésent : « risible », « riant »,
« plaisantant ».
♦ Ce champ lexical du rire laisse deviner que Socrate n’est pas qu’un personnage ridicule. En effet,
lui-même rit (« toujours riant, toujours buvant à la santé d’un chacun, toujours plaisantant »). Cette
propension au rire, à la dérision autant qu’à l’autodérision, en fait un personnage plus plaisant que
ridicule. En effet, le savant idéal pour Rabelais est toujours un homme qui rit car le rire est permet
d’éviter la pédanterie. (Ne pas se prendre au sérieux devient le meilleur moyen d’être sérieux).
L’expression « toujours buvant à la santé d’un chacun » est encore un indice du caractère positif du
personnage, n’oublions pas que le narrateur s’adresse aux « buveurs très illustres ».
♦ La grotesque apparence de Socrate dissimule en réalité un « divin savoir » : la position de ce groupe
nominal, à la fin de la phrase et de l’énumération, le met en valeur ; l’expression « divin savoir »
s’oppose au « visage d’un fou ». Non seulement, Socrate possède une sagesse divine mais il est aussi
doté de qualités morales exceptionnelles qui le placent bien au-dessus du reste des hommes. En
témoignent les hyperboles qui décrivent toutes ces qualités : « un entendement plus qu’humain, une
force d'âme merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans pareille, un contentement assuré,
une assurance parfaite, un mépris incroyable ». Toutes ces qualités sont rassemblées dans l’expression
non moins élogieuse « drogue céleste et inappréciable » qui file la métaphore des silènes. Notons les
nombreuses négations lexicales : « sans pareille », « invincible », « incroyable » qui montrent à quel
point ces qualités sont inégalables, et concourent à construire un éloge de Socrate.
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♦ Cet éloge de Socrate montre que le personnage est aussi « divin » que son savoir, comme le prouve
le champ lexical du divin : « divin », « céleste », « plus qu’humain », « merveilleux ».
♦ Enfin, Socrate méprise toutes les vaines activités, l’agitation, l’inquiétude dans lesquelles les autres
hommes se jettent à corps perdu, ce qui confère au philosophe une supériorité exceptionnelle.
Finalement, le fait qu’il soit « inapte à tous les offices de l’État » devient une marque d’exception.

 Ainsi, comme les silènes, ces « petites boîtes » fantaisistes qui renferment des drogues
précieuses, Socrate a une apparence modeste et grotesque qui dissimule une intériorité
profonde et précieuse. Par cette image, le texte insiste sur la distinction entre l’être et le
paraître. Elle peut aussi renvoyer au récit lui-même : son apparence comique dissimule un
« plus haut sens », et recèle quelque chose de comparable à la « drogue » des « apothicaires ».
Le narrateur développera dans la suite du prologue cette métaphore. Ainsi ce début, par
l’explicitation de la comparaison de Socrate aux silènes, parle du fonctionnement du texte lui-
même et semble fournir au lecteur une clé de lecture importante de l’œuvre.
Cependant, l’instabilité du sens est constante dans le roman, si bien que l’on peut se demander
si l’on doit vraiment prendre cette invitation à chercher un « plus haut sens » au pied de la lettre…

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