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Le vin des chiffonniers »

Baudelaire publie une première fois son recueil intitulé Les Fleurs du Mal en 1857. Immédiatement, le livre fait
l’objet d’un procès pour atteinte à la moralité, et Baudelaire devra retirer certains poèmes jugés scandaleux car évoquant
très directement la débauche, l’érotisme et même les amours lesbiennes. En 1861, Baudelaire publie une deuxième
version, expurgée des pièces condamnées, mais augmentée d’un grand nombre de nouveaux poèmes. Le poème intitulé
« Le vin des chiffonniers » se situe dans la 3e section de 1861 ; c’est pourtant l’un des poèmes les plus anciennement
écrits par Baudelaire. Il se compose de quatrains d’alexandrins à rimes plates et met en scène un personnage du petit
peuple parisien, chargé de ramasser, à la nuit tombée, les déchets abandonnés dans les rues de la capitale. Le poème
décrit les effets que le vin déclenche sur cet homme au dur labeur. Le thème est, a priori, peu poétique. Mais le vin est un
thème de prédilection chez Baudelaire car il fait partie de ces substances qui permettent de démultiplier et d’explorer les
facultés de l’imagination. Ainsi, nous nous demanderons en quoi le vin, en métamorphosant le chiffonnier en
héros épique, révèle les pouvoirs alchimiques de la poésie

PROCEDES ANALYSE
Axe 1, Strophe 1 et 2, un récit de rue ambigüe, entre réalisme et fantastique, louange et blâme
Enjambement sur 2 1ères strophes Regroupement des deux strophes se justifie par le sens et la syntaxe
Lexique correspondant à un cadre L’action se situe dans un quartier ancien d’une ville, le soir
urbain « vieux faubourg » Description réaliste
« réverbère »
« le vent bat » « bat peut être pris Au sens propre la flamme du réverbère à gaz vacille
au sens propre ou au sens figuré + Au sens figuré le vent personnifié se montre agressif et fait violence
verbe « tourmente » (ambiance fantastique)
Allitération en « v » « souvent » Mime du souffle du vent
« réverbère » « vent » « verre »
« vieux »
« Clarté rouge » peu de clarté L’adjectif « rouge » apporte peu de réalisme (même au gaz, la
donc lumière diffusée ne prend pas cette teinte), mais au contraire une
certaine étrangeté. L’imaginaire du lecteur mis en branle :
connotations cruelles (le sang), fantastiques,
Strophe 1
« labyrinthe fangeux » adjectif à Au sens propre, le quartier est un bourbier, il est sans doute sale, et
envisager au sens propre et au sa misère éclate dans cette apposition (sens réaliste).
sens figuré Au sens figuré, le quartier est le lieu de toutes les débauches
Métaphore du « labyrinthe » bas fond où on se perd mais aussi lieu dangereux qui, dans les
contes et les romans de chevalerie, est aussi le lieu d’une épreuve
initiatique à accomplir pour prouver sa valeur et obtenir une
récompense. Lieu
Un verbe à connotation péjorative L’endroit est répugnant : il était déjà « fangeux », « grouille » évoque
associé à l’humanité « grouille » un mouvement confus émanant d’une masse informe, comme des
insectes ou des serpents.
Métaphore des ferments orageux La population parait à 1ère vue déshumanisée par la métaphore des «
A double sens ferments », qui la ramène à des micro-organismes biologiques.
Mais ambigüité fermentation donne le vin, c’est donc aussi un
principe créateur
Présent à valeur itérative + Le poète raconte une expérience qui s’est renouvelée de nombreuses
« souvent » strophe 1 fois
Une suite de participes présents Un chiffonnier vu en mouvement (participe présent a une valeur
« hochant » « buttant » « se d’action en cours)
« cognant » Des verbes qui évoquent un équilibre instable à cause de l’ivresse ?
Rejet de « buttant » le doute subsiste encore
« Mouchards » registre familier Confirmation de l’hypothèse de l’ivresse qui pourrait perturber l’ordre
(espions, des indicateurs de la public
police) + métaphore « épanche (épanche sens « faire couler et confier en toute liberté ses
Strophe 2 tout son cœur » sentiments ») le chiffonnier boit / parle beaucoup
Mélange de lexique soutenu « épanche » et familier (modernité de
Baudelaire)
Chiffonnier caricaturé en ivrogne
MAIS Comparaison à un « poëte » MAIS aussi transformation ici de la boue en or par la mention du
+ « glorieux projet » poète, d’autant plus que celui qui « épanche son cœur » est le poète
Diérèse sur glo/ri/eux lyrique romantique
Le chiffonnier a de sublimes intentions
« mouchards » rabaissés au rang Renversement de situation, le chiffonnier aurait des sujets comme un
de « sujets » du chiffonnier roi , idée renforcée par l’adjectif « glorieux »
On a donc bien une caractérisation ambigüe du cadre entre réaliste et fantastique et dans le second quatrain le
poète oscille entre une représentation dévalorisante et une représentation élogieuse.
=> le poème met en application la volonté d’extraire la beauté du mal, de transformer la boue en or. Mais il n’est pas
encore évident de deviner si le poète va choisir la voie de l’éloge ou du blâme.
Axe 2, strophe 3 à 6 Le rêve épique d’un misérable chiffonnier
Le chiffonnier est idéalisé, héroïsé, on change d’univers, pour entrer dans celui des rois des héros
l’accumulation de verbes « prête » Cela fait du chiffonnier un personnage actif et dominant « terrasse »
« dicte » « terrasse » relève » Gradation de ces verbes qui évoquent le règne d’un souverain juste
et magnanime puisqu’il « relève les victimes »
Enjambement sur toute la strophe Accentuation de l’amplification héroïque
complément circonstanciel de lieu Donne une dimension quasi cosmique au chiffonnier
« sous le firmament » + La nuit parisienne, à peine éclairée par la « clarté rouge » d’un
« firmament » terme poétique pour réverbère, s’illumine maintenant à la manière d’une voûte céleste
désigner le ciel étoilé dans les récits épiques
Comparaison « comme un dais « dais » est une tenture fixée ou déployée au-dessus d’une estrade,
Strophe 3 suspendu » d’un trône, ce qui renforce la métaphore du monarque, mais il
désigne aussi l’étoffe que l’on tend au-dessus du saint sacrement,
donnant au chiffonnier une dimension sacrée.
« s’enivre des splendeurs de sa La parole du chiffonnier transfigure la réalité. Il se voit différemment
propre vertu » de ce qu’il est, doté de qualités supérieures : la virtus désigne, en
latin, les qualités masculines de force et de courage, qui caractérisent
les grands hommes et les héros
« s’enivre » qui appartient au champ lexical du vin est employé ici
pour décrire les effets de la parole. Le chiffonnier est ivre de paroles
plutôt que de vin
semble revenir à l’ambiance de départ : c’est une description des « gens » du peuple et de leurs
souffrances
passage du singulier, « un Le chiffonnier est montré comme l’incarnation du peuple, de la foule
chiffonnier », au pluriel de « ces des déshérités qu’on peut croiser dans les quartiers pauvres de Paris
gens »
L’adverbe « oui » en tête de vers qui sonne comme une adresse au lecteur, un rappel insistant
et de quatrain
l’accumulation des verbes à la voie suggère combien la vie des chiffonniers est une vie de soumission
passive ( participes passés le registre devient pathétique, nous sommes invités à plaindre ces
« harcelés » « moulus » exclus qui n’ont aucun répit, aucun repos face aux soucis matériels
« tourmentés » éreintés » et un (c’est ce que suggère le participe « harcelés »). L’accumulation de
participe présent « pliant » ces tournures passives indique bien qu’ils subissent une situation, ils
sont impuissants face au sort. Cela s’oppose aux combats héroïques
décrits plus haut.
Strophe 4 Hyperboles nous les montrent atteints dans leur intégrité physique.
Ils sont même privés de dignité puisqu’ils sont constamment courbés,
« pliant sous un tas de débris ». Ces débris sont ceux que les
+ Les hyperboles « moulus », chiffonniers ramassent dans les rues dans l’espoir de les revendre
«éreintés » après.
– l’apposition métaphorique Cette apposition complète le tableau misérable
« vomissement confus de l’énorme « vomissement » connotation très péjorative
Paris » occupés à ramasser les débris, les chiffonniers sont eux-mêmes
transformés en rejet, rebus, des plus infâmes puisqu’il s’agit d’un
« vomissement ». Paris est métaphorisé en un monstre, ce que
confirme l’adjectif « énorme ». On est tenté de croire que « ces gens »
se confondent avec ce qu’ils ramassent… ;
l’adjectif « confus »associé à Originalité / modernité de la langue baudelairienne, le contour des
« vomissement » chiffonniers devient flou, ils perdent leur humanité dans un marasme
désordonné indistinct
Les « gens » sont les sujets du verbe « Reviennent ». La strophe suivante est donc enchaînée à la précédente par un
enjambement,. Le chiffonnier se fond dans un ensemble de personnes avinées qui lui ressemblent mais la misère de la
strophe précédente semble, en partie, inversée
Strophe 5 notation olfactive à valeur Evocation de l’ivresse des chiffonniers
euphémistique : ils sont «
parfumés d’une odeur de futailles».
Le terme « compagnons » Le terme « compagnons » insiste sur la fraternité produite par le vin.
remplace l’évocation des
« chagrins de ménage strophe4

+ champ lexical de la guerre avec Mais il peut aussi évoquer une troupe de soldats, compagnons
les mots de « batailles », « d’armes Cette strophe revient donc au registre épique.
drapeaux », « bannières », « arcs
triomphaux » et, plus loin, «
clairons » et « tambours »
« reviennent » (possiblement de
combat) Ces soldats sont des vétérans le participe « blanchis » fait allusion à
la couleur de leurs cheveux,. Cette description donne donc de la
+ participe passé « blanchis »  noblesse aux chiffonniers : leur décrépitude est montrée comme le
« dans les batailles » et résultat de combats héroïques et non la conséquence d’une
comparaison « la moustache pend déchéance sociale.
comme les vieux drapeaux »
Strophe Enjambement entre le dernier vers
5/6 de la strophe 5 et le premier vers
Vers 20/21 de la strophe 6 qui se conclut par
un point d’exclamation
Exaltation collective des chiffonniers devenus des vainqueurs
+ vers 20 champ lexical des acclamés Les rues sinistres du vieux faubourg sont alors décorées de
hommages d’une foule à ses « bannières », de « fleurs » et d’« arcs triomphaux ».
soldats « bannières » « fleurs »
« arcs triomphants » qui « se
dressent devant eux »
Apposition « solennelle magie » Cela désigne positivement les pouvoirs du vin, l’ivresse est comprise
métaphore, comme le pouvoir de transformer la réalité environnante.
Les pouvoirs du vin sont ainsi très proches des pouvoirs de l’imagination, et il ne faut pas oublier
qu’au début du poème, le chiffonnier ivre a été comparé à un poète. Les deux ont en commun un pouvoir
de transfiguration du monde qui les entoure. Baudelaire voit dans le vin un équivalent, un substitut ou un
stimulant de l’imagination.
- Le mot « orgie » fait l’objet d’une Ici orgie « des clairons, du soleil, des cris et du tambour » cela signifie
syllepse (il porte un double sens) : un déploiement excessif de manifestations de joie en l’honneur de la
victoire (les clairons sont des instruments à vent proches de la
trompette).
Mais le sens premier de ce mot dans un texte est sous le signe du vin
: une orgie est une fête rituelle en l’honneur de Dionysos (=Bacchus),
dieu du vin. Ainsi, le passage quotidien des chiffonniers qui arpentent
les rues pour les nettoyer de leurs déchets se transforme en une
grande fête collective.
Adjectif « lumineuse » substantif le poème, qui avait commencé sous le signe de la nuit et de la faible
« soleil » clarté, se baigne progressivement de lumière. (apparition de l’or)
Suite
double interprétation du groupe L’orgie est « étourdissante » : l’adjectif peut se rattacher à champ
strophe 6
nominal « Orgie  étourdissante » lexical du vin, il renvoie à l’un de ses effets, le vertige, voire la perte
de connaissance. La sensation d’étourdissement peut aussi être liée
au bruit et à l’agitation de la fête. Enfin, au sens figuré, l’adjectif «
étourdissant » signifie prodigieux, sensationnel, stupéfiant.
une nouvelle fois un mot appartenant au champ lexical du vin est
exploité pour sa polysémie et ses sens figurés.
« Ils apportent la gloire au Il en va de même avec ce groupe adjectival
peuple ivre d’amour » L’ivresse est ici métaphorique, elle correspond à l’accueil délirant,
débordant d’affection et de gratitude, que le chiffonnier s’imagine
double interprétation du Groupe recevoir de la part du peuple.
adjectival « ivre d’amour »
les chiffonniers se voient comme ceux qui « apportent la gloire », des libérateurs. Ils ne sont plus les rebuts, ils sont les
sauveurs, ils ne ramassent plus les déchets, ils répandent la joie.
Axe 3, strophe 7 et 8 la leçon de l’apologue (Un apologue est un récit (ici visant à donner un leçon de morale)
Strophe 7 Une formule « c’est ainsi que » Baudelaire donne à une anecdote populaire une valeur générale,
+ Présent perd sa valeur itérative universelle.
et prend une valeur de vérité le chiffonnier n’est plus seulement le représentant de tous les pauvres
générale de Paris, mais de l’Humanité entière.
Une humanité qualifiée de adjectif synonyme de superficiel, attaché à des préoccupations
« frivole » légères et sans importance, comme le plaisir, les biens matériels ou
les honneurs. Le chiffonnier est l’incarnation de cette humanité qui
rêve de gloire, de célébrité et de richesse, et trouve tout cela de
manière illusoire dans le vin.
Le vin associé à un fleuve Changement de décor : le début du poème était marqué par la boue,
mythologique « Pactole » les ruelles sombres de Paris ; ici le Pactole, fleuve mythique et
fascinant, remplace le « labyrinthe fangeux ». Le vin devient un
fleuve, il prend des dimensions cosmiques et magiques

+ « roule de l’or » en place des Cet or peut correspond à des richesses matérielles imaginaires
déchets ramassés par les
chiffonniers

+ adjectif « éblouissant » Mais cet or peut avoir des connotations plus symboliques que la
simple richesse matérielle. Avec l’adjectif « éblouissant », la lumière
continue à se propager dans le texte et à chasser l’obscurité initiale.
Le vin s’apparente alors à un liquide précieux aux vertus alchimiques,
capable de métamorphoser la matière immonde en matière
précieuse, les quartiers pauvres en paysages enchanteurs, la misère
en richesse, la réalité précaire en existence triomphante.
Personnification du vin « il chante Le vin est sujet de verbe « chanter », ce qui invite à un nouveau
ses exploits » rapprochement entre les effets du vin et ceux de la parole poétique,
capable d’enchanter la vie, de l’illuminer, d’agir sur l’imagination pour
faire disparaître la laideur de ce monde.
Poursuite du champ lexical de la Evocation du pouvoir suprême du vin. L’alchimie qu’il propose est
royauté « règne » « roi » puissante
Strophe 8 Changement de tonalité
Un enjambement sur toute la Pour l’invention d’une fable qui explique l’origine du vin
strophe
« Le Vin » est personnifié ; Le vin devient un personnage de cette fable
majuscule + il bénéficie d’un père
illustre en tant que « fils du soleil »
Double interprétation de « Ces désignent les chiffonniers dont le poème a évoqué les souffrances, et
vieux maudits » à travers lui tous les laissés-pour-compte, tous les misérables qu’on
préfère ne pas voir. Mais l’adjectif « maudit » qualifie aussi les poètes
incompris, rejetés de la société, condamnés à une vie de misère et
d’exclusion parce que leur art n’est pas reconnu. On constate donc,
une nouvelle fois, un rapprochement possible entre le chiffonnier et le
poète : les deux endurent l’exclusion, la misère, et se réfugient dans
des rêves imaginaires.
Dieu associé à un terme péjoratif Dieu se sent coupable d’avoir infligé tant de souffrances à l’humanité.
« remord » et à un temps avec une Il est donc désigné comme responsable de la misère du monde, et on
valeur d’antériorité ; le plus que commence donc à comprendre la valeur blasphématoire de ce
parfait « avait fait » poème qui accuse Dieu (un blasphème est une parole de blasphème
envers Dieu ou la religion).

« L’Homme » déifié par la Le blasphème se poursuit lorsque l’Homme, anobli par la majuscule,
majuscule devient créateur (démiurge) au même titre que Dieu : Dieu […] avait
fait le sommeil, / L’Homme ajouta le Vin. » La création de l’Homme
surpasse celle de Dieu.
Baudelaire joue avec la symbolique sacrée du vin dans la religion chrétienne et il la détourne. Le vin n’est
plus le sang du Christ, symbole du sacrifice de Dieu pour sauver l’humanité. Le vin devient lui-même le fils
d’une divinité païenne et il est le symbole de l’insuffisance de Dieu incapable de sauver les hommes de
leurs souffrances. Face aux misères qui les accablent, le vin apporte une réponse consolatoire que la
religion n’est pas en mesure d’offrir.

Ce poème fonctionne donc d’abord comme « un tableau parisien » : il nous livre une scène de rue révélatrice des
dures conditions de vie du chiffonnier. Mais ce chiffonnier fait ensuite l’objet d’une métamorphose poétique qui l’élève au
rang de héros triomphant et révèle les pouvoirs alchimiques du vin et de l’ivresse. Le vin prend alors une dimension
symbolique : il représente le pouvoir de la poésie capable de transfigurer le monde, de délivrer les hommes de leurs
souffrances et de remédier aux insuffisances du Créateur ; le vin participe du principe de l’alchimie poétique capable de
changer la boue en or.
« Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, / Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » dit Baudelaire dans les
derniers vers de son projet inachevé d’un épilogue de l’édition de 1861,
On retrouve également cette transformation de la boue en or, de l’immonde en objet poétique, dans son poème « Une
charogne »

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