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Lecture linéaire : « Le Buffet », Arthur Rimbaud, Poésies, 1870

Introduction : Poète précoce et adolescent révolté, Arthur Rimbaud écrit ce sonnet alors qu’il a 16 ans. Ce
poème figure dans le « Cahier de Douai » qui rassemble 22 poèmes de jeunesse (qu’il n’a jamais rassemblés
dans un recueil spécifiques). Rimbaud l’a probablement écrit lors de son séjour à Douai chez les demoiselles
Gimbre, tantes de son professeur de lettres Georges Izambard. Le sujet, ici, est simple mais original : évoquer un
vieux buffet en chêne comme il en existait ds les intérieurs domestiques du XIXe siècle; mais pour Rimbaud,
c’est le début d’une rêverie poétique par le biais de laquelle nous est communiqué le pouvoir de son art de
poète.

Problématique : Comment Rimbaud, à travers la vision qu’il propose du « Buffet » comme espace de
mémoire, démontre-t-il les pouvoirs de la poésie (lisibilité des signes du quotidien, traduction des langages
des choses)?

Annonce du plan :mouvements du poème:


-1er quatrain: =>de « C’est » à « très vieux » : présentation du sujet de son poème. =>
de « à pris cet air... » à fin du quatrain : humanisation et invitation (« est ouvert », « engageants
») à explorer l’intérieur du buffet.
-2ème quatrain: l’intérieur du buffet sous le signe de l’accumulation.
-1er tercet : l’intérieur rêvé et recomposé par le poète.
-2ème tercet : invocation du poète au buffet.

Analyse
1er quatrain : Le début du poème opère un glissement du buffet, simple objet banal, au buffet, être animé et
familier.

v1: -Description technique : « C’est »: verbe d’état, formule descriptive. Suivi de 2 adjectifs qualificatifs
descriptifs encadrant le mot noyau « buffet » qui indiquent le volume et l’aspect non lisse (« sculpté »).
Précision également sur l’essence du bois (« Le chêne ») et sa couleur « sombre ». (Le chêne, c’est exact, en
vieillissant, se patine et prend une teinte plus foncée appelée vieux chêne.) Ceci est confirmé au début du vers 2
par l’adjectif au superlatif absolu « Très vieux ».

v2 : -À partir de là commence la personnification. Mise en valeur de « Très vieux par un contrerejet. Mise en
relief également par la coupe à la virgule. Or « vieux » est un adjectif qui s’applique indifféremment à un objet
ou à une personne. (Et même pour un meuble, on emploierait plutôt « ancien »...) Donc, par l’emploi de cet
adjectif qualificatif, la description va glisser vers une personnification du buffet. -Au bout du même vers 2, son
réemploi dans le GN « vieilles gens », après « air si bon » (où « air » désigne une physionomie, l’expression d’un
visage) confirme la personnification du buffet. Il est présenté comme une personne âgée que son grand âge a
rendue très bienveillante. NB: La vieillesse dans ce poème est vue sous l’angle très positif et doux de la
bonification des êtres. (On pense à Sylvie de Gérard de Nerval (scène du déguisement) ou aux Vieux, nouvelle +
tardive d’Alphonse Daudet).

-Le déterminant démonstratif « cet (air) » suggère que le poète est jeune mais que sa jeunesse ne l’empêche
pas d’être attentif aux êtres, en empathie avec l’humanité. (On pense aux « Petites vieilles » de Baudelaire ds «
Tableaux parisiens ».)

v3: -Le déterminant défini « Le buffet » fait passer rapidement à une familiarité et une intimité avec le poète qui
semble bien le connaître.

v3-4 : -« ...est ouvert » : accueillant, il invite le poète à entrer à la découverte de son contenu. -La métaphore
liquide (« verse »), renforcée (ou filée) par la comparaison (« Comme un flot... ») suggère la générosité du buffet
qui prodigue à profusion ses « parfums ». De +, « verse » : verbe d’action, renforce l’humanisation du meuble. -
La synesthésie (une sensation en convoque une autre) renforce cette idée de générosité du buffet : les «
parfums » (sensation olfactive) sont si riches et agréables qu’ils se « savourent » (sens du goût) comme du vin.
La 3eme occurrence de cet adjectif est donc là encore connotée de façon méliorative : le « vin vieux » est dense
et parfumé comme le contenu du buffet.

La générosité se lit aussi à travers l’abondance des allitérations dans toute la strophe: [f ] (« Buffet », « flot »),
[v ] (« vieux », « vieilles », « vin vieux ») -v3: « est ouvert » : forme passive sans complément d’agent : le poète
est seul, en tête à tête avec le buffet. Comme si le buffet s’était ouvert de son propre chef. Nul autre que le
poète n’est présent pour cette expérience. La référence à l’ « ombre » (« verse dans son ombre ») laisse
entendre que le poète, seul avec le buffet, va s’attacher à scruter son contenu généreux et mystérieux, à percer
le secret de son « ombre ». Et le poète s’approche du buffet...

2ème quatrain : Comment le contenu du buffet porte témoignage de façon concrète et sensorielle des
générations qui se sont succédé.

v5 : le même présentatif qu’au v1 « c’est » ; mais cette fois, la description s’attache à l’intérieur.

v5-8 : Le buffet regorge d’étoffes accumulées pêle-mêle : insistance au v5 sur « Tout plein » par l’adverbe « tout
» et la virgule + accumulation (aux v 5 à 8) de 6 Compléments du nom (CdN) « fouillis » (v.5-8), 8 occurrences de
la préposition « de » , 5 fois en anaphore. +Tous les termes Compléments du nom (CdN) sont au pluriel. +
allitération en [ y ] ( « fouillis », « vieilles vieilleries ») + termes dérivés de même radical « vieilles vieilleries »
( polyptote*) *Le polyptote est une figure de style consistant à utiliser plusieurs mots de même radical)

v 6-7-8 : le contenu n’est fait que d’étoffes. Champ lexical : « linges », « chiffons », « dentelles », « fichus ». Pas
de précision quant aux types de vêtements contenus car le temps leur a ôté leurs formes et les a ramenés à la
matière première. Imprécision aussi quant aux usagers : « de femmes ou d’enfants ». On peut se demander :
pourquoi des étoffes exclusivement? Les tissus prennent, (bien davantage que de la vaisselle par exemple), les
marques du temps et gardent une trace plus intime de leurs possesseurs. Le blanc jaunit (« linges...jaunes »). Les
tissus enveloppent toutes les générations (« femmes », « enfants » v7, « grand-mère » v8) et s’imprègnent aussi
de leurs odeurs. C’est une mémoire très intime que délivrent ces étoffes.

Pourquoi uniquement des présences féminines ? Hypothèse : rêve de douceur d’une mère ou d’une grand-
mère? Le poète est encore très jeune...

v 6-7-8 : les sens sont sollicités ensemble : -l’odorat «odorants» -le toucher : différentes textures « chiffons,
dentelles », le toucher plus rêche des « dentelles flétries » -l’ouïe pour le crissement des étoffes (allitérations en
[f] (« fouillis », » femmes », « enfants », « flétries », « fichus », « griffons ») -La vue : à travers l’évocation des
couleurs (« jaunes » mais aussi des motifs peints sur les fichus (« où sont peints des griffons », v.8). On retire
l’impression de cette strophe que le buffet renferme en réalité tout un monde, très riche. L’évocation des «
griffons* peints » sur les châles des grands-mères accompagne un second glissement : ds le 1er tercet, on va
passer du réel à l’imaginaire qui se déploiera librement à partir de là...

*griffon : animal fabuleux à tête de lion et corps d’aigle. Il est répertorié depuis l’Antiquité, important ds
l‘héraldique au moyen-âge.

1er tercet : A partir du v9, dans les 2 tercets, on enregistre une différence de rapport poétique : le buffet
apparaît transfiguré par le regard du poète, comme support de sa rêverie.

v9: » v9: passage du réel à l’irréel : le passage du présent de l’indicatif ( les 2 « c’est » des 2 premiers quatrains à
valeur descriptive ) au conditionnel présent « on trouverait. Ce décrochement vers un autre monde est souligné
par le tiret au début du v9. Le conditionnel, mode de l’irréel, indique qu’à partir du vers 9, le poète laisse libre
cours à son imagination comme le suggérait l’emploi du mot « griffons » v.8. (Une analyse comparable va se
retrouver pour le 2ème tercet : emploi du conditionnel présent « voudrais » et du tiret.) Dès lors, le buffet
change de statut : de fourre-tout, il devient une sorte de témoin de l’ancrage du temps dans les mémoires des
hommes. Dans cette strophe, en effet, Rimbaud va plus loin, il s’enfonce plus profondément dans le passé . Il
pénètre dans les mémoires. Ce ne sont plus des étoffes anciennes qu’il énumère ici mais des objets rattachés à
des souvenirs humains. Tous les objets du 1er tercet sont en lien direct avec des histoires individuelles :
amours, amitié, affection familiale, bonheurs, deuils inter-générationnels etc.
v 9-10-11: Changement ds l’emploi des déterminants articles : passage des articles indéfinis « des » du 2ème
quatrain aux articles définis « les » : le poète ne parle plus de ce qu’il voit mais de ce qu’il imagine que le buffet
pourrait contenir. Il le sait déjà. v11: prop subordonnée relative, (en contre-rejet par rapport au v 10) , a pour
antécédent le GN « les fleurs sèches ». Par leur mélange avec les « parfums de fruits » opéré par l’imaginaire du
poète, les « fleurs » sèches retrouvent leur fraîcheur. Le buffet apparaît donc comme un réceptacle de
souvenirs humains anonymes. Mais il ne peut cependant pas les libérer tout seul. Le poète, lui, est capable
d’opérer cette « alchimie », des restituer aux traces sèches des souvenirs leur fraîcheur passée. Comment? En
écoutant le Buffet...

2ème tercet : Le 2ème tercet nous parle du rôle du poète. Le poète est celui qui est capable de voir audelà de
la banalité des objets quotidiens et qui s’en fait le porte-parole : il est à l’écoute des objets, et sait traduire
leurs secrets.

v12 : -invocation respectueuse (vocatif « Ô »). L’adjectif « vieux », épithète de « temps » dans « Ô buffet du
vieux temps » prend une connotation de respectabilité qui vient s’ajouter à celle de sympathie déjà rencontrée
(« cet air si bon des vieilles gens » v 2). -Le tiret : signe que le poète s’adresse directement au Buffet. Proximité
renforcée par le tutoiement; tous deux sont sur le même plan.

+ le Buffet est détenteur du savoir que l’on tire du temps (« tu sais »). Un savoir immémorial suggéré par
l’emploi du présent « tu sais » (proche du présent de vérité générale) à valeur d’éternité. Hyperbole « bien des
histoires » : une mémoire extrêmement riche. Les objets énumérés en désordre dans les 2 strophes précédentes
cèdent donc la place à des continuités chronologiques, à des épisodes fluides et non plus décousus, à des
histoires vécues que le Buffet, selon le poète connaît sous leur forme narrative. On pense à l’invocation à la
Muse à qui l’aède demande l’inspiration dans les poèmes épiques comme l’Odyssée ou l’Iliade.

v13: -le conditionnel présent « tu voudrais » confirme le statut d’irréalité de la fin du poème. L’obstination
(verbe de volonté « voudrais » ) du Buffet à vouloir raconter ses histoires est marquée par le polyptote « conter
tes contes ». -Peut-être un peu d’humour : radotage des « vieilles gens » suggère ds la reprise du radical «
conter tes contes »? -« Tu bruis » : réponse du Buffet au poète pour un dialogue fictif final.

v14 Présent d’habitude: -Solennité du rythme du dernier vers (chute) du sonnet. Renforcée par l’adverbe «
lentement » et l’adjectif « grandes » pour une magnification (agrandissement, élargissement fantastique du
meuble). -« s’ouvrent »: verbe pronominal : les portes s’ouvrent toutes seules. Ceci nous lance vers une tonalité
fantastique. -« portes noires » : la disparition et le mystère de ces vies vécues. Seul le dialogue du poète et du
Buffet pourra permettre un jour de les ramener au jour.

En conclusion, ce poème répond positivement à la question de Lamartine « Objets inanimés, avez-vous donc
une âme? ». Mais surtout il lui répond poétiquement : par l’alchimie de sa parole poétique (images, lexiques,
personnification, sons), le jeune poète parvient à communiquer une âme à un modeste objet du quotidien, voire
même il établit une communication avec lui car le poète seul est en mesure d’entendre les histoires du passé
que raconte le Buffet. Ouverture : à chercher chez Baudelaire... F. Ponge...

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