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Lecture linéaire 9 « L’Huître » de Francis Ponge

L'huître

L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie,
brillamment blanchâtre. C'est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l'ouvrir : il faut alors la tenir au
creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à plusieurs fois. Les doigts
curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier. Les coups qu'on lui porte marquent son
enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos.

A l'intérieur l'on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de
nacre, les cieux d'en dessus s'affaissent1 sur les cieux d'en dessous, pour ne plus former qu'une mare, un
sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé 2 d'une dentelle noirâtre sur les
bords.

Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner.

Francis Ponge - Le parti pris des


choses (1942)

Introduction :

 Contexte :
Le poème « L’Huître » appartient au
recueil de Francis Ponge Le Parti
pris des choses publié en 1942. Dans ce recueil trente-deux choses sont décrites par le poète. Si la poésie de Ponge
apparaît comme novatrice c’est parce qu’il prend comme sujets de ses poèmes des « choses », autrement dit des objets
du quotidien qui ne sont que rarement sujets d’une œuvre poétique ou d’une œuvre d’art. Ponge a l’ambition de nous
faire poser un regard neuf sur les objets du quotidien. Il énonce sa méthode dans son recueil « Le meilleur parti à
prendre est donc de considérer toutes choses comme inconnues, et de se promener ou de s’étendre sous-bois ou sur
l’herbe, et de reprendre tout du début. ». On trouve dans ses paroles une justification du titre de son recueil : Ponge se
situe du côté des choses qu’il veut nous faire regarder autrement. Son recueil consiste donc à remettre en jeu son
rapport aux choses, à les voir comme s’il les voyait pour la première fois. Ainsi, nous propose-t-il cette nouvelle
vision des différents objets qu’il décrit. Or cette nouvelle vision est une « recréation » de l’objet qui devient dès lors
un objet poétique.

 Présentation/Caractérisation :
Comme pour tout son recueil, Ponge a choisi la forme du poème en prose pour décrire son « huître », sujet prosaïque.
Mais son poème est pour le moins très organisé. On distingue deux étapes : le poète observe d’abord l’extérieur de
l’huître puis l’intérieur. On remarque que la description est précise et loin d’être idéalisée : le poète montre l’objet
avec objectivité. Pourtant, cet objet va devenir objet poétique dans la mesure où le poète le recrée et en fait un
véritable monde.

Comment Ponge fait-il de cet objet banal et familier qu’est l’huître, un objet poétique ?

1
S’affaisser : plier, baisser sous le poids d’une pression.
2
Frangé : disposé au bord
I- L’extérieur de l’Huître
 La description de la coquille : du début à « clos. »
- « L'huître, de la grosseur d'un galet moyen, est d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie,
brillamment blanchâtre » = verbe d’état + présent de vérité générale
 Cette première phrase a l’allure d’une définition. Ponge décrit précisément l’objet. Ce poème a donc
une portée didactique.
- « de la grosseur d'un galet moyen » = analogie
 Volonté non d’embellir l’objet mais d’être le plus fidèle à ce qu’il est, à son essence. Ici il s’agit de
montrer sa taille.
- « d'une apparence plus rugueuse, d'une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. » = termes péjoratifs pour
caractériser la coquille de l’huître.
 Refus d’idéaliser l’objet. Ponge veut au contraire le décrire de manière réaliste.
- « C'est un monde opiniâtrement clos. » = phrase courte + présent de vérité générale
 A nouveau approche descriptive de l’objet.
 On note la présence de l’adverbe « opiniâtrement » qui semble moins descriptif et moins objectif
puisqu’il tend à accorder un caractère à cette huître. Le substantif (=nom) « monde » conduit également à
penser que Ponge fait de cette huître plus qu’un objet banal, ce que confirmera la suite du poème.

 L’ouverture de l’Huître : de « Pourtant » à « halos ».


- « Pourtant on peut l’ouvrir » = proposition brève + adverbe qui marque la rupture « Pourtant »
 Annonce le caractère violent de cette action d’ouvrir l’huître. Le sujet sous-entendu de cette action est
l’homme mais il n’est pas nommé, il est seulement présent à travers le pronom « on » et par la synecdoque « les
doigts ». C’est une manière de mettre non l’homme mais l’objet au centre du poème. De plus, dès que
l’homme apparaît c’est sous la forme d’un individu violent, comme le confirme la suite du texte.
- On remarque en effet une allitération en [k] : « creux », « couteau », « curieux », « coupent », « cassent »,
« coups », « marquent »
 Celle-ci mime la violence de l’acte
- « il faut alors la tenir au creux d'un torchon, se servir d'un couteau ébréché et peu franc, s'y reprendre à
plusieurs fois. » = série de verbes d’action à l’infinitif
 Le poète livre un mode d’emploi. Mais en même temps, il souligne, par l’accumulation des propositions
la multiplication des tâches à réaliser par l’homme pour ouvrir cette coquille. S’agirait-il d’une
mutilation ?
- « Les doigts curieux s'y coupent, s'y cassent les ongles : c'est un travail grossier.
 Action barbare de l’homme dont l’huître est la victime.
- « Les coups qu'on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d'une sorte de halos. » = deux groupes
prépositionnels qui divinisent l’huître. Le halos fait en effet penser à l’auréole.
 Ici déjà le poète transforme progressivement l’objet car il lui rend une dignité en même temps que
l’homme perd sa légitimité en tant que sujet du poème puisqu’il est celui qui fait le mal et parce qu’il est
évacué en tant que sujet du poème.

II- L’intérieur de l’Huître.

 Un microcosme (=image réduite du monde) : de « A l’intérieur » à « sur les bords ».


- « A l'intérieur l'on trouve tout un monde » = fait écho à « c’est un monde » = insistance
 L’huître est vue comme un monde par le poète, un microcosme c’est-à-dire un monde en miniature.
Elle en a les caractéristiques :
- « à boire et à manger » = expression qui résume les conditions nécessaires à la vie. Ce monde offre de quoi
survivre
- « mare » = Mer + « qui flue et reflue » = évoque le mouvement des vagues
- « cieux » « firmament » = ciel
 Huître = microcosme
- « les cieux d'en dessus s'affaissent sur les cieux d'en dessous » = vocabulaire biblique
 Ponge ici utilise des termes de la genèse qui relate la création du monde
 Ce monde s’appréhende par les sensations : « à boire et à manger » « à l’odeur et à la vue »
 Ces sensations peuvent être agréables comme désagréables :
- « sous un firmament (à proprement parler) de nacre » ; « dentelle » = termes soutenus qui renvoient à des
éléments agréables à voir.
- « un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les
bords » = emploi d’adjectifs dont le suffixe est péjoratif « verdâtre » « noirâtre » + visqueux = péjoratif,
inspire le dégoût.
 Ambivalence de ce monde qui mélange le beau et le laid à l’image du monde.

 L’huître : une véritable perle pour le poète et le lecteur : de « Parfois » à la fin du poème.
- « Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner. »
 Brièveté de la phrase qui est à mettre en relation avec la rareté de la perle (cf « très rare »). A l’intérieur
de l’huître se trouve une perle, c’est-à-dire un élément beau qu’on ne peut apercevoir que si on prend le
temps d’observer cet objet.
 On peut donc relire l’ensemble du poème à la lumière de cette découverte : la difficulté à ouvrir
l’huître est la métaphore du travail du poète qui doit s’astreindre à un travail rigoureux pour parvenir à la
création poétique, pour faire surgir le Beau de l’objet banal.
- « une formule » ; « leur gosier » = renvoie à la parole et donc à l’écriture
- « perle » ; « nacre » ; « s’orner » = renvoie à la Beauté
 Le poème se révèle une mise en abyme de la création poétique, de l’acte d’écriture.

Conclusion :

 Bilan : Ponge s’attache à montrer le prosaïsme de l’objet qu’il décrit : une huître. Mais par un travail
d’observation rigoureux et un travail sur le langage, il montre qu’on peut trouver le Beau chez cet objet
familier, tout comme on peut parvenir à créer à partir des objets du quotidien. Ponge se révèle lui aussi un
alchimiste : il transforme la banalité en beauté.
 Ouverture : Ponge décrit d’autres objets du quotidien dans son recueil tels que « Le Pain » ou encore « Le
cageot », des objets on ne peut plus familiers.
Il paraît par ailleurs intéressant de signaler que si l’huître est un véritable microcosme, il voit l’ensemble de
son recueil comme une cosmogonie (= un univers).

Le travail sur le langage dans le poème :


- Ponge travaille les mots, est attentif à leurs significations. En effet, pour recréer les objets, il faut un langage
qui retrouve sa polysémie.
Il mélange les niveaux de langue :
- « à boire et à manger » = expression familière ; « un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l'odeur
et à la vue, frangé d'une dentelle noirâtre sur les bords » = emploi d’adjectifs dont le suffixe est péjoratif
« verdâtre » « noirâtre » + visqueux = péjoratif, inspire le dégoût.
- « firmament », « nacre », « frangé », « dentelle » = termes valorisants et appartenant à un registre de langue
soutenu.
- « un firmament (à proprement parler) » = jeu sur les multiples sens des mots, ici il s’agit d’un jeu sur le sens
propre et le sens figuré du terme ; sens propre : ce qui est solide, sens figuré : ciel

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