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Écritures, aventures - L’expérience Baudelairienne - Presses universitaires du Septentrion 05/12/2023 13:13

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Baudelairienne

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Septentrion
Écritures, aventures | Jean-Pierre Giusto

L’expérience
Baudelairienne
p. 249-289

Texte intégral

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Écritures, aventures - L’expérience Baudelairienne - Presses universitaires du Septentrion 05/12/2023 13:13

1 Dans les quatre premiers poèmes du recueil Les Fleurs du


mal, Baudelaire marque le but qu’il assigne à sa poésie et
fixe dans le célèbre sonnet « Correspondances » le type de
rêverie qui permet, au travers des sensations, de retrouver
un lieu de parole proche du lieu d’origine.
2 « Bénédiction » et « L’Albatros » établissent un constat : le
poète n’est pas de ce monde, comme les albatros « rois de
l’azur », il est « exilé sur le sol ». Le voici incompris,
ridiculisé, voire haï par ses semblables pour son étrangeté.
Le lieu d’origine du poète, tombé sur cette terre à la suite
d’un destin malheureux – le destin de l’homme, celui de la
chute –, est le ciel, l’air – cet air même inscrit dans le nom
du poète, le nom du père bien-aimé et trop tôt perdu –, et il
en porte les attributs : des « ailes de géants »1 Le nouveau
laurier d’Apollon qui ornera finalement son front est une
« couronne mystique » qui ne sera faite « […] que de pure
lumière / Puisée au foyer saint des rayons primitifs »
(Bénédiction p. 9). N’étant point d’ici, ayant affaire avec des
bijoux, des métaux, des perles dont les bijoux, perles ou
métaux d’ici-bas ne font que réfléchir l’éclat, il ne s’étonne
point de l’exécration dont il est l’objet : sa mère, vraie
sorcière de sabbat – Baudelaire ne lui pardonnera jamais de
l’avoir « abandonné » pour ce remariage odieux, cette mère
désormais sous l’odieux patronyme d’« Aupick »–, aurait
préféré mettre bas un « nœud de vipères » plutôt que
« cette dérision ». Car tel est bien le premier démon femelle
que Les Fleurs du mal mettent en scène : la mauvaise mère
dont le seul souhait est de détruire son enfant, la mère qui
sans le savoir, sans le vouloir, s’est accouplée à Dieu pour
donner ce fruit, puis pense s’être accouplée à Satan pour
« ce monstre rabougri », objet d’une haine définitive.
L’épouse, ensuite, second démon femelle pour le portique
du recueil : monstre d’égoïsme et de sadisme, prête à
détourner sur elle l’encens que le poète doit brûler, pour lui
arracher ensuite le cœur qu’elle jettera à sa « bête

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favorite ». Point d’amour donc pour le poète sur cette terre,


mais l’horreur au contraire pour seule réponse, à lui, qui
n’est qu’amour. Tel est le signe de son sacre, telle est
l’expérience qui lui fait découvrir son vrai lieu. Car si ce
vécu arrache le monde au poète, il n’empêche, il va. Mis au
ban du monde, sa relation avec le monde est d’une autre
qualité, il
[…] s’enivre de soleil,
Et dans tout ce qu’il voit et dans tout ce qu’il mange
Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil.
Il joue avec le vent, cause avec le nuage […].
(« Bénédiction » p. 7-8)

3 Qu’il lève les yeux au ciel : il y voit « un trône splendide », il


se sait fait pour « l’éternelle fête/Des Trônes, des Vertus,
des Dominations ». Remarquons l’aise que Baudelaire
inscrit dans ces vers : les retrouvailles avec l’ambroisie et le
nectar sont universelles et immédiates. Dans la foulée du
poète un passage simple du faux lieu au vrai lieu. Satan se
laisse lire aisément, se laisse facilement traverser, le monde
de la chute n’est qu’un écran léger : l’œil du poète le
traverse et tout de suite le voici habitant la terre du sacre,
de la pure lumière. Il ne reste point captif dans la grotte
platonicienne à ne voir que ce défilé d’ombres de la réalité
qu’est notre monde. Il traverse l’ombre et vit dans la
Réalité, d’un seul pas, d’un seul élan. Telle est sa nature. On
ne peut rêver réponse plus impériale au décret d’exclusion.
Splendide orgueil qui transforme le verdict négatif en pure
élection. Le dandy dans notre société est en poésie un
Prince ou un Ange. Et c’est cet ailleurs qui est le lieu de sa
poésie. « Elévation » en fixe le décor : « au dessus » et
« par-delà » il s’agit d’une immensité profonde, de nature
liquide puisqu’on y nage, puisque c’est à boire, et nappe de
feu en même temps. Retenons ce milieu de lumière liquide,
nous le retrouverons ailleurs. Il fait l’univers gagné pour
celui qui « comprend sans effort / Le langage des fleurs et

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des choses muettes ». Ce qui, dans l’expérience commune,


ne parle pas, a parlé : cette parole est à la source du poème
baudelairien. Nourri de cette parole, le poème est pour le
lecteur une « invitation au voyage ». Le sonnet
« Correspondances » vient donner la clef qui permet
d’ouvrir ce pauvre monde à l’immensité dans laquelle il
baigne.
4 Ce poème nous dit, en fait, deux choses : d’une part qu’il
existe une pratique des sensations susceptible de nous
arracher aux additions habituelles que proposent nos cinq
sens – non plus la somme qui nous donne le monde comme
nous l’utilisons, mais un jeu d’équivalences, un passage
d’un sens à l’autre et qui nous donne un monde où nous
perdre pour mieux nous retrouver – et d’autre part la
nature du monde dans lequel nous nous trouvons, nature
qui se découvre de cette pratique même. Georges Blin, dans
sa célèbre étude sur Baudelaire, avait bien distingué la
synesthésie du côté de l’horizontalité et de l’analogie, et la
correspondance à placer du côté de la verticalité, de la
valeur et de la transcendance. En ramenant les impressions
multiples à une sorte de continuité, d’indifférenciation, la
synesthésie ouvre l’esprit à accepter ce monde comme un
tout intelligible. Blin écrit : « La synesthésie c’est à peu près
l’intuition intellectuelle du sensible ». Cette intuition
d’intelligibilité permet ainsi à la correspondance de jouer,
elle qui rattache l’invisible au visible, qui aperçoit sans cesse
la dualité pour la réduire, mais en conservant toujours la
notion d’échelle, puisqu’on va d’un moins à un plus.
J’ajouterai que « Correspondances » nous parle
essentiellement de la synesthésie, synesthésie permettant
d’affirmer la correspondance mais sans que celle-ci soit
véritablement exploitée. Baudelaire, en effet, écrit :
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,

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Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

5 C’est dire que les parfums, les couleurs et les sons se


répondant (la synesthésie), se profile au loin une
ténébreuse et profonde unité : l’invisible supérieur au
visible et venant en quelque sorte le visiter (la
correspondance). La synesthésie conduit au seuil de la
correspondance, mais là s’arrête le texte. Nous sommes à
l’instant où au loin se joue la correspondance et où, au
présent, les sensations se répondent. Une unité prend
naissance qui vient creuser ce monde, la sensation
d’immensité gagne le poète – cette immensité qu’il
découvre encore en écoutant Wagner et que nous
retrouverons ailleurs –, et la ténèbre est immense, égale et
comme doublant la clarté. Nous sommes au seuil de la
révélation, du côté de « l’intuition intellectuelle du
sensible ». Ténèbre et clarté ne s’opposent plus : l’une et
l’autre prennent espace, et dans ce dynamisme un message
tendrait à passer selon lequel le voile de l’apparence
prendrait la valeur d’une ténèbre en équivalence avec la
clarté. S’annonce donc, mais ne fait que s’annoncer, la
porosité du visible à l’invisible. S’annonce l’immensité où
l’on nage dans « Elévation ». « Correspondances » dit
seulement la nature intelligible de notre monde. Ici s’arrête
la pratique nouvelle de la sensation et aussi la pratique de
l’écriture. Au-delà : les affirmations triomphantes de
« Bénédiction » ou d’« Elévation ».
6 Qu’est-ce donc que notre monde, tel que le poète peut le
saisir ?
7 Son caractère intelligible est signifié par sa définition : « La
Nature est un temple », temple à colonnes, temple grec. La
Nature est un espace architectural consacré, à la stricte
ordonnance. Elle est unité spirituelle que peut dire avec
aisance l’espace occidental le plus rationnel, lieu de
l’harmonie, du calcul, des mises en rapports exactes. La
pratique nouvelle de la sensation ne conduit pas à l’informe.

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Temple à colonnes pour rythmer l’espace et la lumière. « Là


tout n’est qu’ordre et beauté » écrit Baudelaire dans
« L’invitation au voyage ». La Nature et son nombre
trouveront ainsi une facile équivalence avec le poème et son
nombre. Or ce lieu d’ordre, lieu sacré, est aussi un lieu de
paroles : paroles « confuses » certes que « laissent parfois
sortir » les « vivants piliers », mais interprétables,
transmissibles, puisque aussi bien « ces forêts de
symboles » ont pour nous des « regards familiers ».
L’inconnu, le nouveau ne représentent donc pas un saut
dans la radicale étrangeté mais bien plutôt ce que l’on
pourra appeler des retrouvailles avec l’origine, si l’on ajoute
à « Correspondances », « La Vie antérieure » et
« L’invitation au voyage » : les « symboles familiers » et les
« confuses paroles » de « Correspondances » doivent, en
effet, être rapprochés de cette « douce langue natale »,
réentendue dans les chambres de l’amour, et de ce décor,
une nouvelle fois de temple, où peut se dire le climat d’une
vie jadis vécue, et qui semblerait bien être la vraie vie par
opposition à notre morne existence. Le monde et ses
symboles, les paroles que la Nature nous adresse sont en
relation avec un paradis perdu : perdu dans notre
représentation utilitaire du monde, mais encore inscrit dans
ce monde pourvu que nous modifiions notre système de
représentation. Paradis perdu à l’horizon de ce monde, à
l’horizon des synesthésies, mais dont le climat sensible est
déjà donné par ces synesthésies mêmes.
« Correspondances » s’achève ainsi sur un hymne au
parfum, un hymne à la sensation : l’intelligible est
indissociable du sensible, il est, peut-être, simplement le
nombre qui permet de moduler le sensible. Qu’on se le dise,
dans la sensation il est bruit de la transcendance, qui
pourrait bien n’être que ce bruit.
8 Telle est la vision dans laquelle s’inscrit la poésie de
Baudelaire, tel est, pourrait-on dire, le mythe : force est de

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constater immédiatement qu’on ne peut pas lire tous les


poèmes du recueil dans cette optique. Toute une part du
texte est fournie par l’angoisse, ses allégories et ses mises en
scène. En somme ce qui précède la synesthésie : les poèmes
du mal qui nous habite, que nous avons à déglutir, avant de
gagner les rives de l’apaisement.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd (« Chant
d’automne », P- 57).

9 Le rêve serait un corps dur opposant au mal un rempart


d’airain. Hélas tout est depuis toujours déjà subverti ! A
travers l’ Antiquité Baudelaire a évoqué un tel corps :
J’aime le souvenir de ces époques nues,
Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues.
Alors l’homme et la femme en leur agilité
Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,
Et, le ciel amoureux leur caressant l’échine,
Exerçaient la santé de leur noble machine. (Poème V, p. 11.)

10 La « noble machine » est désormais rompue, le corps de la


jeunesse semble bien n’avoir jamais existé. Le corps chez
Baudelaire n’est jamais qu’un corps pour la mort :
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes. (« Au
lecteur », p. 5).

11 Point de statue, de la seule chair. Inlassablement nous


sommes envahis par la mort, et notre corps est tout entier
occupé par le mal. Il faut encore citer le poème « Au
Lecteur » :
Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons […]

12 Tout un bestiaire : chacals, panthères, lices, singes,


scorpions, vautours, serpents, « monstres glapissants,
hurlants, grognants », pour la « ménagerie de nos vices »,
installée dans nos viscères.
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13 La tour est tombée. Plus aucune résistance à l’assaut.


L’intériorité baudelairienne n’est qu’un ensemble de
chambres de supplices. On saisit avec force cette rêverie de
Baudelaire sur l’intérieur du corps dans « A une Madone » :
Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,
Un autel souterrain au fond de ma détresse,
Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur,
Loin du désir mondain et du regard moqueur,
Une niche, d’azur et d’or tout émaillée,
Où tu te dresseras, Statue émerveillée. (« A une Madone »,
p. 58).

14 Cœur où l’on creuse une niche avec autel et statue. Le


sabbat du mal et de la mort ne prend pas air. C’est une
cérémonie en chambre. Pour dire l’homme enchanté par
Satan, Baudelaire crée un corps lieu : des cloisons le
morcellent en espaces contigus, poumons, cœur, cerveau.
L’âme pourra être aussi bien un tombeau habité par un
mauvais cénobite auquel on oppose le bon cloître (« Le
Mauvais Moine », p. 15). Dans chacune de ces cellules un
grouillement ignoble où triomphe l’animal baudelairien par
excellence : le ver. La poésie de Baudelaire lie ainsi très
étroitement le mal physique et le mal moral : dans l’un
comme dans l’autre cas c’est la chair qui est attaquée. Les
remords par lesquels nous payons notre pacte avec Satan
sont ainsi des vers tout aussi efficaces que ceux qui
travaillent les charognes. Pas un vice qui ne menace le corps
dans son intégrité. Notre corps engorgé par le mal va
pourrissant. L’affolement est complet car l’état de fait paraît
absolument sans issue. Le temps, senti alors comme
promesse d’arrachement à la scène d’horreur, ne coule plus.
Le physiologique n’accomplit plus ses fonctions naturelles
d’élimination. Le sang ne circule plus :
[…] comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon cœur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

Tel est le « spectacle vivant » de la « triste misère » (« Le


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15 Mauvais Moine »). Ce monde est celui du « vieux Chaos »


où règnent un « soleil de glace » et l’« immense nuit » (« De
Profundis Clamavi », p. 33).
16 Mais parvenir à dire ce mal, n’est-ce pas déjà un premier
succès ? Comment Baudelaire y parvient-il ?
17 Il le décrit avec précision dans la suite de quatre sonnets
réunis sous le titre « Un fantôme » (p. 38-40). Le premier,
« Les Ténèbres », nous introduit tout d’abord dans une de
ces chambres intérieures infernales : un caveau où règne la
ténèbre éternelle, où le poète « cuisinier aux appétits
funèbres » fait bouillir et mange son cœur, nouvelle variété
d’insecte à ranger dans le bestiaire déjà opulent des
monstres.
18 C’est sur ce noir que le poète écrit – ou, si nous suivons la
métaphore, que peint l’artiste. Or voici que soudain « brille,
et s’allonge, et s’étale/Un spectre […] ». La mise en scène
rappelle Ulysse évoquant les morts. Le sujet que l’on va
peindre s’échappe du caveau, être qui reste noir de son
origine ténébreuse et pourtant, en même temps, être de
lumière. Tel est l’instant de la naissance à l’écriture. Une
parole sort de la chambre, suscitée par la naissance d’un
ectoplasme. Ecrire est un acte de reconnaissance :
Quand il atteint sa totale grandeur,
Je reconnais ma belle visiteuse :
C’est Elle ! noire et pourtant lumineuse.

19 Les maléfices du sang figé sont mystérieusement rompus.


Une nouvelle circulation s’établit de l’intériorité au texte. La
nature hallucinatoire de l’opération est fortement marquée.
Ce ne sont pas des caractères noirs que Baudelaire trace sur
une page blanche, mais bien plutôt sur la page noire
s’émeut un texte aux signes lumineux, prend forme une
apparition que l’on ne tarde pas à reconnaître.
20 De l’hallucination à la fascination il n’y a qu’un pas, franchi
par le second texte de la série : « Le parfum. » Voici notre
Pythie qui se grise. Les mots de « charme » et de « magie »
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apparaissent. Le spectre prend chair, devient odorant : le


parfum décide l’envoûtement. Apparaît une Vénus à la
fourrure, ce qui ne nous intéresse pas ici, mais plutôt cet
avènement, cette érection du texte, tout liés à la sensation.
Il va d’analogie en analogie jusqu’à cette senteur qui monte,
qui comble, et enfin reconnue comme celle d’une fourrure
portée par un corps jeune. Hallucination, fascination : mais
aussi possession. Insensiblement le poète quitte le caveau
pour le texte. Insensiblement il plonge dans son texte, il s’y
immerge, comme le bon nageur d’« Elévation » dans les
nappes de lumière. L’image s’impose de « l’amant sur un
corps adoré ». Le parfum est l’occasion de nouvelles noces
du poète avec le fantôme de son désir. Ce qui nous intéresse
ici est le passage de l’hallucination à la pleine adhésion à
celle-ci. Le poème n’est pas simple transcription. Au fil des
mots un nouveau vécu prend naissance. S’est opéré le
passage plein de l’intériorité à l’extériorité que représentent
le texte et son exercice. Un nouveau lieu est gagné, spectre
de la chambre intérieure, mais gagnant progressivement
son autonomie, lieu qui propose son enchantement après
l’enchantement paralysant des caveaux intérieurs.
21 Jusqu’où l’aventure ? Sommes-nous dans l’illumination de
Rimbaud « Being Beauteous » où naît de même et se
développe un spectre, l’« Etre de Beauté », dont l’exaltation
conduit à l’éclatement jusqu’à la renaissance pour le poète à
un « nouveau corps amoureux » ? Non. Le troisième texte :
« Le Cadre », comme son titre l’indique, marque les limites
de l’expérience. Rarement texte aura dit avec autant
d’emportement sa complaisance à lui-même et l’amour de
ses bornes. Le cadre où vient se fixer l’apparition loin de
l’offusquer en exalte la beauté. Tout vient y prendre
exactement sa place. Il semblerait que rien ne puisse
excéder sa place. Il semblerait que rien ne puisse excéder
l’écriture elle-même. Le poème de Baudelaire dit tout ce
qu’il a à dire et le dit pleinement. Le voici plein, saturé. Pas

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de vide, pas de blanc où se creuserait un ailleurs. Œuvre


d’art il est isolé de la nature. La beauté y éclate,
parfaitement claire.
22 Mais par là même s’opère un retour du figement. Le
quatrième poème si déceptif le reconnaîtra, mais dès le
poème III l’évocation finale du singe en est un signe. Peu
importe qu’il ait encore ici une « grâce enfantine ». Le cadre
où apparaît un singe marque que le lieu borné où l’on a
accédé n’est peut-être bien que le miroir du lieu de départ,
nouveau lieu qui ne fait que singer l’autre. Tel pourrait bien
être le piège du cadre. Si la « bordure » dit l’achevé, le plein,
un premier mouvement de satisfaction, si la « bordure » ne
fait qu’un finalement avec l’esthétique, ce nombre
générateur de l’œuvre d’art, elle vient peut-être aussi
circonscrire l’aventure, réduire la tentative à un jeu de
mime où s’épuise la dynamique de sortie. Il n’empêche, le
poème III reste essentiellement celui de l’aise, de la
complaisance à soi :
Même on eût dit parfois qu’elle croyait
Que tout voulait l’aimer ; elle noyait
Sa nudité voluptueusement
Dans les baisers du satin et du linge […] p. 39-40

23 « Le portrait », poème IV, dit, en revanche, toute la


déception. Certes, tout est mis sur le compte du temps :
« […] le Temps, injurieux vieillard / […] Noir assassin de la
Vie et de l’Art ». Mais le constat s’impose, quoi qu’il en soit :
que reste-t-il de ce travail artistique, une fois l’œuvre
achevée :
Rien qu’un dessin fort pâle, aux trois crayons.

24 Tout au long du poème Baudelaire a développé l’analogie


entre la visite du spectre et la montée du souvenir – ce
souvenir qui inspire tant de pièces du recueil. Il affirme en
conclusion que lui seul subsiste finalement et que c’est là le
véritable triomphe de l’homme sur le temps. Ainsi l’art ne

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donne donc pas le salut, il est à deux faces comme le


marque encore le poème « Le Masque » : une aux « grâces
florentines » et l’autre « crispée atrocement ». Le mal
mystérieux qui ronge l’œuvre d’art est qu’elle aussi est dans
le temps :
Elle pleure, insensé, parce qu’elle a vécu !
Et parce qu’elle vit ! Mais ce qu’elle déplore
Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux,
C’est que demain, hélas ! il faudra vivre encore !
Demain, après-demain et toujours ! – comme nous !
(p. 24).

25 Le mal mystérieux est surtout de rester à hauteur d’homme


et de ne pas produire la métamorphose, ce dont sans doute
il faut incriminer le cadre. La célébration de la limite donne
à la poésie baudelairienne sa dimension humaine mais se
paie par ce que l’on pourrait peut-être appeler un blocage
du geste de l’écriture.
26 Retenons de la lecture de ces poèmes qu’il existe donc un
passage possible du lieu clos du sujet au lieu clos du poème
et qu’au sentiment de saturation succède celui de
frustration. Le poème où Baudelaire tente de déglutir le mal
installé dans son corps livrera donc une sorte de
théâtralisation de la clôture. Le cadre se peuple d’allégories
que l’on met en scène. Un miroir se propose pour la
chambre intérieure du supplice. Ce n’est pas dire que le jeu
soit simple, que le poème ne fasse que recevoir en dépôt le
contenu du viscère endiablé. Entre le texte et le sujet,
l’extériorité et l’intériorité, le jeu serait essentiellement celui
de l’entre-ensorcellement.
27 Telle est la première grande manière de Baudelaire que
nous allons analyser : sous l’égide du cadre, une mise en
scène d’allégories, sans que puisse se dessiner quelque
sortie de l’angoisse. L’image du peintre sous laquelle se
reconnaît alors le poète est significative, elle dit toute la
force à concrétiser qui existe dans cette écriture.

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28 En tant que genre, l’allégorie – que nous prenons dans le


sens étroit de personnification d’un sentiment ou d’une
idée – prête au tableau. On le sait, Baudelaire a ici un grand
maître : Delacroix ; que l’on songe, par exemple, à son
tableau sur les « trois glorieuses ». L’exercice peut être
simple : les poèmes VII et VIII du recueil, « La Muse
malade » et « La Muse vénale », en donnent de bons
exemples. La personnification de l’inspiration permet de
traduire en notations physiologiques le décor intérieur du
spleen. Cette force de concrétisation dit la puissance de
projection qui permet à Baudelaire, en disant son angoisse,
de la mettre par là même à distance :
Ma pauvre muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ?
Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,
Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teint
La folie et l’horreur, froides et taciturnes.

29 Ces yeux creux et ce teint fixent l’image de la muse du XIXe


siècle, vouée aux « chloroses » et autres « beautés
d’hôpital » (« L’Idéal »), la muse humble de Baudelaire
après l’évocation des « phares ». De même « La Muse
vénale » exhibe ses « deux pieds violets », ses « épaules
marbrées » et sa « bourse à sec » : lui reste à jouer l’enfant
de chœur ou le « saltimbanque à jeun ». La poésie de
Baudelaire campe loin du Parnasse antique. Ces
malheureux spectres sont à l’image de ce corps investi par
le mal.
30 Ces mises en scène d’allégories suivent cependant divers
dynamismes d’écriture et le résultat ne se réduit pas au seul
tableau mais à la naissance de fantasmagories. Le théâtre
de « Spleen » (LXXVIII, p. 74-75) mérite ainsi d’être visité.
Les allégories de l’Espérance, de l’Espoir et de l’Angoisse,
dans des poses plus ou moins convulsées, sont brossées sur
un décor où chaque donnée du réel a connu une
transposition. Le régime de la comparaison joue à plein, le
« comme » présente plusieurs variantes (la terre est

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changée en, la pluie imite), et de vers en vers un ensemble


cohérent se construit doublant petit à petit tout notre
monde. La première comparaison :
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle.
est un vrai coup de force dans nos habitudes de
représentation. D’un coup le monde bascule et devient boîte
à ténèbres, fermée sans échappée possible, en équivalence
avec le corps du mal. Nous nous sentons d’autant plus pris
au piège que le mot « ciel » n’a sans doute jamais appelé
dans notre langue le mot « couvercle » en association ;
comparaison d’autant plus saisissante que l’un de ses
termes se trouve placé à la rime.
31 Dès lors la machine fonctionne, imperturbable, pour faire
de notre monde tout entier une chambre à supplices. La
« terre est changée en un cachot humide » et l’allégorie
même de l’Espérance est happée par ce mouvement de
transmutation : elle devient « chauve-souris », volatile
nocturne malencontreusement tombé dans une boîte
infernale. La force de concrétisation qui anime l’écriture
multiplie les détails, et sur le vol de la chauve-souris et sur
le cachot :
[…] l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris.

32 Le jour pluvieux est l’occasion de faire monter sur les


tréteaux le corps du mal. L’angoisse est à la fête de
représentation.
33 Avec le troisième quatrain l’association entre le monde et le
cerveau, implicite jusqu’alors, devient explicite, sur le
passage extrêmement rapide d’une coordination :
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux.

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34 La dérive analogique met en synchronie le mouvement du


monde et celui du corps vers l’image commune du lieu de
réclusion : des deux côtés le même type de contenant offre
le même type de contenu. Boîte sur boîte pourrait-on dire et
chacune pleine jusqu’à saturation. Nous sommes au bout du
processus métamorphosant, au moment de la rencontre
entre l’extériorité et l’intériorité, la première entièrement
happée par la seconde : alors éclate la fantasmagorie. Les
chambres à supplices du corps se mettent toutes à rugir,
l’angoisse mise en scène devient frénétique :
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

35 Hurlement du corps enchanté que l’écriture elle-même a


provoqué, hurlement qui a à sa source la théâtralisation de
la clôture introduite dès le premier vers du poème par le
mot « couvercle ». Le spectacle n’est désormais plus qu’à
l’intérieur. Le monde, en somme, n’a été que l’occasion
pour le corps du mal de se trouver un miroir. Ce jeu de
renvoi démontre que toute sortie est impossible. Le
mouvement de l’écriture, centripète, ne fait qu’accumuler
les clôtures. Du moins le désespoir a-t-il pu lancer son
hurlement. Le poème s’achève sur un cérémonial. Toute la
fantasmagorie est dans ce cri. Le piège s’est refermé pour ne
laisser place qu’à un défilé de corbillards. Nul doute que le
corps de Baudelaire ne soit dans l’un d’entre eux : le voici
terre définitive de conquête pour l’Angoisse sous le linceul
de son drapeau noir. Le cri a agité les chambres de tortures.
Tout retombe ensuite dans la mort. Lent défilé après la
métamorphose si active qui a conduit à cette catastrophe.
Plus de « comme », mais le corps qui vit sa mort. Le miroir
qui fut offert conduit à ce nouveau type de dédoublement :
le « spectacle vivant » de la « triste misère ». N’est-ce pas ce
que souhaite le poète lorsqu’il invective le mauvais moine

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qu’il porte en lui ? Le travail de ses mains a livré à l’amour


de ses yeux ce corps maudit. En cela il y a eu exorcisme,
même si le poème ne s’arrache pas à la fantasmagorie.
L’artiste est comblé : il peut exposer sa toile. Tant pis si
demain il ne la jugera que comme un « dessin fort pâle, aux
trois crayons ». Tant pis si demain il retrouvera entier tout
son fardeau. Du moins aura-t-il su dire le fardeau humain.
36 Les ressources de la mise en scène ont permis de mener à
bout ce travail de radiographie. Il n’en va pas toujours ainsi
et l’on voit parfois le poète s’arracher in extremis au piège
où il allait s’enfermer, interrompre brusquement son
exercice d’écriture, éviter à son corps de visiter de nouveau
le cadavre.
37 « Chant d’Automne » (p. 56-57) nous propose un tel
scénario. Une nouvelle fois l’extériorité va être dévorée par
l’intériorité. Nous sommes à la fin de l’automne, l’hiver
approche, on rentre le bois. Le monde vient ainsi proposer
un sinistre miroir au poète travaillé par le spleen. Mais c’est
sur le mode de l’anticipation qu’il entreprend l’évocation de
son intériorité : une certaine distance existe en début de
texte, alors que précédemment le jeu d’échange jouait
implacablement pour faire de l’extériorité le spectre de
l’intériorité. Dans un futur proche s’annonce le temps du
figement :
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon cœur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

38 Le spectacle de l’intériorité est à l’horizon. Ce double


sombre conduit cependant à une activité de plus en plus
forte d’interprétation du réel : la bûche qui tombe évoque la
construction d’un échafaud et le poète vit une agression :
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

39 Le mal va investir le corps. Une accélération s’opère : tout à


l’heure la saison était image prémonitoire, l’invasion était

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dans l’avenir proche, tout d’un coup le poète subit cette


invasion au présent. Le mal est à l’extérieur et va investir le
corps ; et s’il triomphe si aisément c’est que l’image du mal
intériorisé est déjà apparue. Voici donc le texte livré à
l’affolement : la crainte du mal à venir fait le mal déjà là.
L’extériorité et l’intériorité s’hallucinent l’une l’autre.
L’image du cercueil où serait rangé le corps du poète tend à
surgir, mais Baudelaire refuse l’enchantement macabre, la
rencontre du délire et de la réalité. Ces cercueils que l’on
cloue sont « Pour qui ? – » Le tiret inscrit dans le texte
marque le recul. Baudelaire ne tombe pas dans le vertige
qui se tressait au fil de sa plume. Et l’on revient à
l’évocation de la saison, on sépare extériorité et intériorité :
la tour a résisté à l’assaut.
40 Dire le mal impose donc des précautions. Le texte pourrait
bien être facteur de délire. L’utilité du cadre pourrait bien
être de l’éviter. Ainsi arrive-t-on à naviguer au plus près du
gouffre, mais sans y tomber.
41 « Spleen » (LXXVI, p. 73) donne une description complète
de l’aventure. Un constat en premier vers, constat d’une
pléthore : un contenant saturé de contenu :
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

42 L’alexandrin coupé à l’hémistiche donne cependant ordre et


mesure : cette pléthore se compte en douze syllabes
réparties en deux groupes égaux : six + six. Le comparatif
joue en équilibre : même charge à chacun de ses pôles.
« Mille ans » donne ainsi la mesure exacte, l’exacte
équivalence de la masse des souvenirs. La pléthore
s’ordonne en image calme de ce qu’elle est. Non pas un cri,
plutôt l’acceptation de la charge. La métaphore du « gros
meuble » reprend à son compte cette sensation de poids. Le
système comparatif repris entre le « gros meuble » et le
« cerveau » met en relation « mille ans » et « gros
meuble », « j’ai » des souvenirs et « cerveau ». L’espace
temporel représenté par « mille ans » trouve ainsi image
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dans un contenant, le « gros meuble ». « Mille ans » a en


équivalence un encombrement d’objets. Le poème met donc
en boîte l’illimité. Simultanément il trouve expansion :
« mille ans » se commente, en effet, par trois alexandrins
où s’accumulent les objets. Accumulation réglée,
accumulation elle-même sur un système d’emboîtements :
le vers 3 qui donne le disparate se trouve entre deux vers
dont l’un est essentiellement consacré au contenant et
l’autre à l’évocation d’un seul contenu, cependant que le
vers 5 commente le premier hémistiche du vers 1 : « j’ai
plus de souvenirs » :
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
Rien ne se perd dans ce système en expansion.

43 Une première équivalence a été établie entre le « gros


meuble » et le « cerveau » : le corps trouve une figuration
qui n’est pas angoissante. Il n’empêche, l’apparition du mot
« cerveau », son renvoi au registre de la physiologie, jamais
euphorique chez Baudelaire, entraîne rapidement le thème
du souvenir dans des régions plus sombres. « Cerveau » à la
rime appelle « caveau » au vers 6 – traduction directement
macabre de la « pyramide », dont le gigantisme commentait
au point de départ le fouillis et les « mille ans ». Un jeu
comparatif associait il y a un instant le meuble et le cerveau,
le poème gagne en puissance de métamorphose puisque
désormais règne l’affirmation d’une identité sous laquelle se
reconnaît le poète :
C’est une pyramide, un immense caveau.

44 Toujours des contenants, mais le contenu n’est plus de


« billets doux » ou de « romances » : il commence à sentir
la charogne. Comme il fallait s’y attendre le texte dérape :
penché sur son intériorité, le poète est happé par

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l’innommable – cet innommable qu’il réussit pourtant à


nommer. Voici donc les morts, la fosse commune et les vers.
Aggravation du processus : le « je » revient en cet instant,
abandonné depuis le premiers vers. Comme dans
« Spleen » LXXVIII la chute est complète : Baudelaire
rejoint son cadavre, vit sa décomposition en train de se
faire :
– Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

45 Ce ne sont pas les remords qui appellent l’image du ver, le


ver est ici au premier plan et c’est lui qui fait songer aux
remords. Le souvenir des êtres chers qui ont disparu
pouvait faire naître une culpabilité rétrospective à leur
égard (ainsi dans « La servante au grand cœur... »), mais ce
n’est pas ce décor moral qui est en avant : en avant, le
cadavre. Voici Baudelaire de nouveau cloué au corps du mal
avec toute la force de l’identification établie par « je suis ».
Ce qui était conjuré en dernière limite dans « Chant
d’Automne » ici ne l’est pas. Une autre dynamique va jouer,
arracher cependant « Spleen » LXXVI à la catastrophe qui
se joue dans « Spleen » LXXVIII. Non point le suspens de
« Chant d’Automne » mais au contraire un enchaînement
rapide. Le jeu des identifications rebondit avec une vivacité
extrême : un nouveau « Je suis » aussi péremptoire que le
précédent intervient, engloutissant la scène du cadavre et
rétablissant le climat simplement nostalgique du « gros
meuble » :
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.

46 Toujours un contenant donc, mais un contenu au parfum


plus aimable. Remarquons cette notation d’œuvre d’art

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dans le « boudoir » : les Boucher, le XVIIIe siècle, avec en


arrière-plan l’image du bon père, amateur de ce que l’esprit
des Lumières a pu produire. L’art, le bon père qui viennent
exorciser ce corps jeté au cercueil. Et il s’agit bien, en effet,
d’un tour d’art qui vient rattraper un texte en voie de se
perdre pour le rétablir, par un système d’écho, dans sa
cohérence à lui-même, dans le cadre dont il ne doit pas
échapper.
47 Il semblerait que le poème puisse s’achever là. Bouclant une
boucle il expose un équilibre. Il se poursuit, cependant,
après un blanc de silence. Peut-être le tour d’art fut-il
ressenti justement avec trop de force comme tel : boucle
artificielle, boucle qui dans l’emportement a mis un terme
au tremblement, mais dont les ondes ne sont pas apaisées.
Ainsi le texte ne cesse-t-il pas de faire retour sur lui-même.
Il prend un nouveau départ. De même qu’avec « J’ai plus de
souvenirs que si j’avais mille ans » le poète marquait la
distance entre lui-même et son texte, son texte est là pour
recevoir sa confidence et rien d’autre, de même la seconde
plage de ce « Spleen » débute sur une réflexion :
Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité.

48 Je relèverai ici l’étrange adjectif qualifiant les journées :


« boiteuses ». Ne qualifie-t-il pas plus le texte lui-même que
Baudelaire est en train d’écrire que les journées ? Le texte
boite entre les différents appels qui se proposent à lui. Il est
autant de coups de sonde qu’il présente d’identifications. Il
cherche un lieu et une parole que jusqu’à présent lui
garantit le cadre, monnayé en différents contenants. Un
dernier contenant apparaît alors et fait suite avec la
« pyramide » pour enfermer le tout dans un décor d’Egypte
antique : le Sphinx. La distance est désormais bien prise
entre Baudelaire et son corps-cadavre : non seulement ce

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corps est interpellé à la deuxième personne, la première


rédigeant le texte en toute souveraineté, non seulement ce
« tu » exprime une réalité très générale, « matière
vivante », mais encore cette matière est arrachée à son
destin de putréfaction, cette matière devient granit où
s’épuiseront tous les assauts du temps. Triomphe de la tour,
à la fin de « Spleen » LXXVI. La citadelle a failli être
investie. La voici désormais souverainement érigée dans le
désert qui l’entoure :
Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux.

49 Un « je » qui parle, un « tu » mis sous les rets du granit. Le


corps n’a plus à souffler ses miasmes putrides. Désormais il
en sort un chant. La poésie même de Baudelaire qui,
nommant l’innommable, fait de son corps-cadavre une
œuvre d’art :
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.

50 Telle est l’image de concentration sous laquelle s’achève


notre poème, cette concentration tant recherchée par
Baudelaire :
51 De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est
là, écrit-il dans Mon cœur mis à nu (p. 676) ou, plus loin :
Etre un grand homme et un saint pour soi-même, voilà
l’unique chose importante (p. 695).

52 Idéal qui soutient le dandy dans son exhibitionnisme


exigeant. Cette concentration, cette chambre de granit, est
celle même de l’art : le cadre est du côté de cette chambre
arrachée à celle des tortures.
53 Nous avons vu jusqu’alors allégories et mise en scène pour
traiter du corps envahi par le mal et divers dynamismes
pouvant jouer dans cette écriture. Cette théâtralisation n’est

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pas réservée à ce seul domaine. Elle intervient encore dans


une peinture bien caractéristique de Baudelaire : celle de
l’amour. Le poème « L’Amour et le Crâne » (p. 119) qui
porte en sous-titre « vieux cul-de-lampe » est la grande
allégorie de cette nouvelle scène. On trouve de fermes
formules sur l’amour dans Mon cœur mis à nu :
Qu’est-ce que l’amour ?
Le besoin de sortir de soi.
L’homme est un animal adorateur.
Adorer, c’est se sacrifier et se prostituer.
Aussi tout amour est-il prostitution (p. 692).

54 Cette sortie de soi est particulièrement expressive dans


« L’Amour et le Crâne » puisqu’il s’agit d’un éclatement très
physiologique de la cervelle : la scène charmante sur
laquelle s’ouvre ce texte s’achève, en effet, dans l’horreur.
Résumons : le charmant petit dieu Amour est installé sur le
crâne de l’Humanité d’où il « souffle gaiement des bulles
rondes », il s’avère en final que ces bulles ne sont rien
d’autre que des morceaux de cervelle arrachés au crâne
supplicié. Dans l’amour donc le corps du mal se déporte
vers l’autre. Et c’est encore de chair pourrie qu’il s’agit. Tel
est le tableau d’après l’amour que brosse Baudelaire dans
une des pièces condamnées : « Les Métamorphoses du
Vampire » (p. 159). Car si l’amant est vampirisé, l’amante,
elle, se décompose :
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
Et que languissamment je me tournai vers elle
Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus
Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !
Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante,
Et quand je les rouvris à la clarté vivante,
A mes côtés, au lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang,
Tremblaient confusément des débris de squelette […].

55 Encore donc le vécu du cadavre, mais ici une sorte

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d’exercice actif de la décomposition. Le corps du mal en


éclatant dans l’amour dévoile le pourrissement aussi bien
en l’autre.
56 C’est que l’exercice de l’amour, sous les auspices du mal, est
un combat actif. On connaît la strophe célèbre dans « Le
Voyage » sur le couple humain :
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout.

57 Mon cœur mis à nu est rempli de formules frénétiques


contre la femme. Cela va de : De la nécessité de battre les
femmes à :
La femme est le contraire du Dandy.
Donc elle doit faire horreur.
La femme a faim et elle veut manger. Soif, et elle veut boire.
Elle est en rut et elle veut être foutue.
Le beau mérite !
La femme est naturelle, c’est à dire abominable.
Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est à dire le contraire du
Dandy (p. 177).

58 Plus gravement encore, si possible, cette femme est liée à


Satan. Elle est dans le monde l’équivalence d’un des
animaux du bestiaire intérieur. Liée à la harpie ou à la
Furie, elle se dresse sadique devant l’homme, qui peut
d’ailleurs épouser à son tour un rôle sadique face à elle.
C’est cette terrible froideur évoquée dans plusieurs pièces :
dans le poème XXXII (p. 34)
Si, quelque soir, d’un pleur obtenu sans effort
Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles !
Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles

ou le poème XXIV : « […] je chéris [...] / Jusqu’à cette


froideur par où tu m’es plus belle ». L’éclat froid de ces yeux
est à rapprocher du soleil de glace, du soleil polaire,

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caractéristique du paysage du spleen. Animal démoniaque


elle vient investir l’homme : elle entre en lui comme un
coup de couteau, elle est forte comme un troupeau de
démons :
Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon cœur plaintif es entrée ;
Toi qui, forte comme un troupeau
De démons, vins, folle et parée,
De mon esprit humilié
Faire ton lit et ton domaine […]
(« Le Vampire », p. 33).

59 L’investissement est total et, comble du malheur, il est aussi


accepté, il est même souhaité. Ce que proclame « Le
Possédé » : que la femme soit « soleil couvert d’un crêpe »
et liée à l’Ennui, ou poignard dans la fête de la folie,
Baudelaire s’écrie :
O mon cher Belzébuth, je t’adore !

60 Cette femme fournit la matière de trois allégories : le crime,


l’horreur et la folie, autant d’« engins » du vieil arsenal de
l’Amour (« Sonnet d’Automne », p. 65).
61 La grande mise en scène de cet amour sera donc tragique :
une fatalité lie les destins de l’homme et de la femme, une
lutte à mort souhaitée de part et d’autre. Le grand poème de
ce cycle est « Duellum » (p. 36) : du temps de la jeunesse
chacun des amants se rue au duel, et c’est l’occasion d’un
tableau encore dans la manière de Delacroix, on songe à la
fresque de Saint-Sulpice à Paris, le combat de Jacob contre
l’Ange :
Deux guerriers ont couru l’un sur l’autre ; leurs armes
Ont éclaboussé l’air de lueurs et de sang.
Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes
D’une jeunesse en proie à l’amour vagissant.

62 Plus tard, à la saison mûre, le fer est remplacé par les dents
et les ongles. Le poème s’achève dans le bestiaire

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diabolique : l’au-delà des amants est encore la dévoration


sans merci, au milieu « des chats-pards et des onces ».
63 Un théâtre donc de la cruauté appelant sans cesse les
images de la femme-couteau, de la femme-pierre, de la
femme-serpent, de la femme-singe, de la femme-idole. Un
œil lucide et qui juge brosse le tableau. Il faut citer ces
admirables vers de « L’Irrémédiable » :
Tête-à-tête sombre et limpide
Qu’un cœur devenu son miroir !
Puits de vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,
Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire uniques,
– La conscience dans le Mal ! (p. 80).

64 Les poèmes de cette série sont sans doute les plus acerbes
de Baudelaire. En effet, si le corps du mal est entièrement
subi, ce nouveau ravage est, lui, désiré. Le poète fait le
tableau de son déshonneur. De cette scène alors se dégage
la figure du Prince cruel, amer. Les rôles s’inversent : dans
« Bénédiction » l’amante se faisait adorer puis arrachait le
cœur du poète, dans « A une Madone », après l’adoration,
Baudelaire immole son idole. Ultime métamorphose : le
poète lui-même devient démon. Le sacrilège est
consommé : l’amante devient une idole mise en place de la
Vierge. Et c’est une messe noire infernale avec
reconstitution d’une statue de Marie aux sept douleurs,
victime d’un lanceur de poignards d’une fête foraine du
Diable. Le plus notable dans ce texte est la délectation de
Baudelaire fixant avec la plus grande précision tous les
détails de sa mise en scène cruelle. La rêverie est
extrêmement active, « Ex-voto dans le goût espagnol » est-
il écrit en sous-titre pour cette pièce, bel exemple de
saturation par le baroque. Le poème est le lieu clos de la
chambre de tortures, activement édifiée sous nos yeux.

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L’artisan infernal sculpte devant nous son monstre où se dit


toute la révolte du damné. Fête de l’allégorie : les Vers font
la Couronne de cette nouvelle Madone ; la Jalousie, le
Manteau « doublé de soupçon » ; le Désir, la Robe ; le
Respect, les Souliers ; le Serpent qui « mord les entrailles »
de l’artiste, le Marchepied ; ses Pensers, les Cierges. Reste à
faire des sept Péchés capitaux les sept Couteaux à plonger
dans le Cœur de cette maîtresse. Etrange texte où « rachat »
rime avec « crachat », où la phrase s’encombre de
subordonnées, chacune apportant une nouvelle précision :
Je te ferai de mon Respect de beaux Souliers
De satin, par tes pieds divins humiliés,
Qui, les emprisonnant dans une molle étreinte,
Comme un moule fidèle en garderont l’empreinte.

65 C’est suivre la main du sculpteur fouillant la pierre, c’est


plonger ardemment dans le maléfice. De l’art encore ?
Baudelaire parle de « façon barbare ». Si l’on parlait ici de
beauté, ce serait de la Beauté sortie du gouffre sombre, celle
qui porte en bijoux sur son « ventre orgueilleux » l’Horreur
et le Meurtre (« Hymne à la Beauté », p. 25).
66 Il y a d’ailleurs bien des rapports entre cette démone telle
qu’elle apparaît dans cette série de textes et la Beauté saluée
par Baudelaire dans deux célèbres poèmes.
67 Le premier : « Beauté » (p. 21), évoque une déesse qui
partage avec cette femme son caractère d’inaccessibilité et
sa froideur, le second s’interroge sur le message qu’elle
vient porter : du ciel ou de l’abîme ? Même mise en scène
pour l’amant de la Beauté et le couple infernal :
L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.

68 Cette liaison n’est pas fortuite : de même, en effet, que la


Beauté est élevante, de même qu’elle est source de
métamorphose pour toute la peine, de même la démone –
quand bien même elle fait visiter la mort et le gouffre de la

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déchéance – est aussi une porte pour l’ailleurs. C’est là le


grand renversement inscrit dans le texte de Baudelaire :
Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde !
Salutaire instrument, buveur du sang du monde,
Comment n’as-tu pas honte et comment n’as-tu pas
Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas ?
La grandeur de ce mal où tu te crois savante
Ne t’a donc jamais fait reculer d’épouvante,
Quand la nature, grande en ses desseins cachés,
De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,
– De toi, vil animal, – pour pétrir un génie ?
O fangeuse grandeur ! sublime ignominie !
(XXV, p. 27-28).

69 L’expérience du mal n’est pas fermée sur elle-même. Le lieu


de l’enchantement diabolique n’est pas clôture définitive.
Nous avons vu jusqu’à présent l’exercice d’écriture sous
l’égide du cadre, à l’intérieur duquel Baudelaire par ses
allégories et ses mises en scène ne faisait que théâtraliser la
clôture. Mais la répétition du même geste n’est pas
indéfinie. Il se produit brusquement semble-t-il une
conquête : la conquête d’un nouvel espace. Ce dont
témoigne encore « Tout entière ». Au démon qui l’interroge
sur ce qui fait le charme de la femme Baudelaire répond que
l’analyse est ici impuissante. Au dernier décours : une
« métamorphose mystique », connue aussi bien auprès de
Mme Sabatier, la femme-ange du recueil, que de la brune
démone dont la salive ouvre le cosmos au poète (« Le
Serpent qui danse », p. 29-30).
70 Sortir donc de la chambre. On lit dans Mon cœur mis à nu :
La musique donne l’idée de l’espace.
Tous les arts, plus ou moins ; puisqu’ils sont nombre et que
le nombre est une traduction de l’espace (p. 702).

71 La synesthésie est la clef majeure de cette conquête de


l’espace : une « vaporisation » qui donnera au moi une
nouvelle forme de « centralisation ». Mais auparavant il
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convient d’approcher comment, dans le cadre même, avant


qu’il ne s’estompe, l’espace se glisse, comment est déjouée
la force de coagulation que déploie l’angoisse. Le traitement
de la nature ici nous intéresse ; celui du paysage.
72 La première remarque que l’on peut faire est l’exacte
adéquation que, de façon assez paradoxale chez ce
contempteur de la nature, Baudelaire établit entre l’homme
et le monde. « L’Homme et la Mer » (p. 19) en est un bon
exemple. C’est que le monde est saisi immédiatement dans
sa valeur symbolique – ce qui nous rapproche du sonnet
des « Correspondances ». Encore une fois il s’agit de
miroir : non plus le texte lui-même comme miroir de la
chambre intérieure, mais le monde pour dire exactement
l’intériorité de l’homme. Il y a là une réserve d’immensité,
une projection possible de l’homme, un nouveau théâtre
sans doute, mais pour écrire cet homme dans l’espace. Le
tissage de l’homme et de la mer est ainsi complet dans notre
poème : pas une des grandes caractéristiques de l’élément
qui ne rencontre un des grands traits de l’âme humaine :
infini de la lame / infini de l’âme
gouffre amer/ esprit
plainte/ rumeur du cœur humain
abîmes/ homme ténébreux et discret

73 L’homme peut se lire dans le décor symbolique du monde.


Par là même il y a dans la poésie de Baudelaire un rapport
entre le paysage et le passage à la parole. Le paysage vient
faire image et tient sa force de ce qu’il porte la parole. Dans
cette relation ce n’est pas l’intériorité qui viendrait, en
quelque sorte, se vider dans l’extériorité, ni l’extériorité qui
envahirait l’intériorité, mais se jouerait l’avènement d’une
rencontre adéquate.
74 Le plus souvent ce type de paysage se trouve dans cette
poésie à l’état de fragment : il vient s’inscrire comme image
symbolique renforçant ce pouvoir de concrétisation que
nous avons déjà vu à l’œuvre dans cette écriture. Tout

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s’anime sous la plume de Baudelaire, prend corps, volume,


s’organise en espace. On met avec raison en avant les sens
de l’ouïe et de l’olfactif chez ce poète, il ne faudrait pas pour
autant négliger la vue. Le poème peut n’être qu’une suite de
petits paysages portant signification. On peut ici citer
quelques vers de « L’Irrémédiable » (p. 79) :
Un damné descendant sans lampe,
Au bord d’un gouffre dont l’odeur
Trahit l’humide profondeur,
D’éternels escaliers sans rampe, […]
Un navire pris dans le pôle,
Comme en un piège de cristal,
Cherchant par quel détroit fatal
Il est tombé dans cette geôle ;
– Emblèmes nets, tableau parfait
D’une torture irrémédiable […]

75 Netteté, perfection de la représentation. Le poème X


« L’Ennemi » (p. 16) nous livre le vécu de ces mises en
forme. Une convention au départ : les âges de la vie
représentés par les saisons (jeunesse : été avec ses orages et
ses brillants soleils ; âge mûr : automne). Mais chacune de
ces saisons est ensuite évoquée par son paysage. Discret,
tout d’abord : en accord avec l’été, un j’ardin ravagé par
l’orage. Puis envahissant, immergeant même toute la
signification que Baudelaire inscrit dans le texte : il est
question de pelle, de râteaux, de terres inondées où l’eau
creuse des trous. De l’association conventionnelle entre
âges et saisons on est passé à un paysage qui se détaille, où
chaque détail, par sa force de concrétisation, finit par porter
à la fois le sens et la charge affective qui le nourrit :
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voilà que j’ai touché l’automne des idées,

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Et qu’il faut employer la pelle et les râteaux


Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux.

76 L’angoisse trouve ainsi pouvoir d’expression, ne reste pas


gelée sur elle-même mais devient créatrice. La relation est
nette entre ce fragment de paysage tel qu’il est traité et
l’allégorie : dans les deux cas l’animation est extrême.
« L’Ennemi » s’achève d’ailleurs sur une telle figure : « Le
Temps mange la vie » s’écrie Baudelaire et toute la force de
cette dévoration est rendue par le sang qui coule au dernier
vers de la pièce.
77 La dynamique du traitement de l’espace-paysage n’est
cependant pas une. Dans « Le Soleil » (p. 83) Baudelaire
marque avec quelle facilité le chemin de sa promenade
prend mots :
Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

78 Aucun « réalisme » cependant dans tout ceci, et la scène


évoquée dans le poème est significative. Mis en parallèle
avec cette promenade qui se fond en parcours de la plume,
nous trouvons, en effet, le soleil qui vient de ses rayons
métamorphoser le vieux faubourg. Inscrit dans le texte le
paysage lui aussi a été métamorphosé.
79 L’adéquation du monde à l’homme n’est pas constatée par
un regard que nous pourrions situer dans une extériorité
sereine. Il y a, en fait, totale réfraction entre le poète et le
monde. Le poème « Le Chat » (LI) décrit ainsi ce jeu de
renvoi où l’on ne sait plus finalement qui regarde qui. En un
premier temps il y a eu ingestion : le chat est « dans »
Baudelaire :
Dans ma cervelle se promène,
Ainsi qu’en son appartement,
Un beau chat […]
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80 Mais renversement : le poète, rencontrant en lui-même le


regard du chat, se voit regardé à son tour par l’animal et
tout risque de tourner rapidement, comme il fallait s’y
attendre, à l’hallucination :
Je vois avec étonnement
Le feu de ses prunelles pâles,
Clairs fanaux, vivantes opales,
Qui me contemplent fixement (p. 51).

81 Telle est la leçon la plus commune des « Tableaux


parisiens ». Voici Baudelaire dans les rues de la capitale ;
que voit-il : sept vieillards strictement identiques l’un à
l’autre coup sur coup qui le font battre en retraite
promptement jusqu’à chez lui dans la plus grande
épouvante ; un cygne dans les travaux du Carrousel qui le
projette en Epire aux côtés d’Andromaque. Le voici suivre
des petites vieilles « Eves octogénaires », ruminant ses
sombres méditations sur le Temps. S’arrête-t-il chez un
bouquiniste, son œil ne voit plus qu’une gravure
d’« Ecorchés » ou de « Squelettes » et il entre en dialogue
avec elle. Si bien qu’il n’est pas surprenant de trouver dans
cet ensemble un poème intitulé « Rêve parisien » où le
paysage est celui créé par l’esprit en sommeil. Est-il si
éloigné des visions qui ont frappé le poète en état de veille ?
La façon dont Baudelaire nous rend compte de ce rêve est
ici intéressante : il nous dit, en effet, le construire
activement :
J’avais banni de ces spectacles
Le végétal irrégulier,
Et peintre fier de mon génie,
Je savourais dans mon tableau […] (p. 101)

82 Nous en étions avertis par « Paysage », le premier des


« Tableaux parisiens » : Baudelaire ne prend pas tout ce qui
se présente à lui, mais seulement ce qui lui convient :
spectacles du printemps, de l’été, de l’automne, mais

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spectacles dont il est seul le maître l’hiver :


Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais (p. 82)

83 Encore faut-il distinguer ici deux comportements : le


paysage prend forme soit dans le cadre d’une rêverie active,
soit passive. La différence est d’importance : dans le
premier cas il y a, en effet, maîtrise de l’angoisse, dans le
second le risque est d’être envahi par l’angoisse. Bien que
s’affirmant architecte de son rêve dans « Rêve parisien », le
poète n’en est pas moins dans une position passive : il subit
le décor qu’il se sent créer. Le finale parle donc de terreur :
Et sur ces mouvantes merveilles
Planait (terrible nouveauté !
Tout pour l’œil, rien pour les oreilles !)
Un silence d’éternité (p. 103)

84 La rêverie active, en revanche, saura choisir, mettre en


scène et faire sonner le fragment avec la plus grande
vigueur, pour permettre à la signification d’éclater, pour
livrer un espace où disant son angoisse le poète en
triomphe.
85 Dans cette manière on peut donc parler de la poésie de
Baudelaire comme d’une poésie qui dit tout. Prenons ici le
poème « Le Mauvais Moine ». On connaît la propension de
Baudelaire à dire les chambres closes de l’intériorité par des
volumes clos offerts par le monde. « Cerveau », nous
l’avons-vu, appelle immédiatement « caveau ». Dans notre
poème l’âme est tombeau. Pour peindre la paresse
impuissante Baudelaire va habiller l’âme du mauvais
moine – et nous sommes dans un contexte religieux – en
paysage de cloître. On ne peut qu’être frappé par le
développement accordé au paysage symbolique : il y a là
une rêverie complète sur le cloître du Moyen Age avec ses
moines. Les correspondances avec l’âme descendent

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jusqu’aux détails : l’âme tombeau du poète est un cloître


odieux dont rien n’embellit les murs. On pense, bien sûr, à
la poésie baroque. L’évocation du lieu est ainsi le moule où
se coule tout le « paysage intérieur » : l’intériorité prend
forme, elle est entièrement parcourue, et par là même
entièrement dite. Un homme-paysage apparaît. On ne sait
plus si c’est l’image extérieure qui a sécrété l’image
intérieure ou l’inverse : on ne peut que constater cette force
d’expression tenant toute à l’extrême de la concrétisation.
Par là Baudelaire renoue avec une vieille tradition de la
poésie française : celle de la Renaissance. La modernité est
dans l’angoisse qui nourrit cette écriture : aussi bien l’image
symbolique n’est-elle point stable chez Baudelaire et peut
facilement basculer dans l’hallucination.
86 Quelle que soit l’efficace du rendu, Baudelaire dans ce
traitement du paysage ne fait que mettre en espace au sein
du cadre contraignant. Telle n’est pas la seule ressource de
sa rêverie active. Il s’agit alors de gagner véritablement un
autre espace, un espace en équivalence avec celui auquel il
naît en écoutant la musique de Wagner. Plus d’allégories,
plus de mises en scène, mais la synesthésie. Pour le coup le
poème devient une invitation au voyage. On échappe au
miroir, à l’affolement de ce « même » qui insistait tant. Le
corps lourd de chair accepte d’être plus discret. La matière
accepte l’évaporation.
87 Si la naissance à l’état de grâce se fait au fil des analogies
que tisse le poème (encore le « même », mais dans une
autre dynamique que précédemment), celles-ci se
produisent dans certains climats et l’on peut en distinguer
deux principaux.
88 Un climat d’apaisement tout d’abord qui coïncide avec le
grand moment baudelairien de la journée : le crépuscule.
Ainsi le décor de « Recueillement », poème apporté par
l’édition de 1868. La position est alors celle du
retranchement : le « loin » du monde et du bruit sonne à

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l’ouverture des tercets. Coupure avec la ville, mais aussi la


douleur reléguée en des zones plus discrètes :
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.

89 Calme réclamé à cette vieille compagne. Le corps du mal


consent à ne plus être au premier plan : encore tout
endolori il ménage une pause. Un lieu, en somme, où les
agressions sont étouffées. La peine n’est pas abolie. Encore
et toujours là, à proximité, elle marque en corps
convalescent ce corps enfin promis à la sensation douce.
Rien n’est oublié du malheur. Non pas donc une traversée
de l’écran et l’avènement d’un ailleurs radical – comme cela
peut parfois se produire dans l’illumination rimbaldienne –,
mais un à-côté, entre deux crises. Il y a là une humilité de
Baudelaire : non pas la Joie, plutôt un petit bonheur. Dans
le lit où il vit sa géhenne le corps trouve une position où se
goûte enfin un peu de douceur. Le sommeil où s’achève
alors le plus souvent le texte, et dont nous aurons à
reparler, est aussi cette enclave de rémission que peut
connaître un malade pourtant incurable.
90 Il s’agit d’une victoire temporaire sur le Mal absolu : le
Temps. L’âme va être occupée par la visite des souvenirs, et
ce ne sera plus une expérience marquée par la culpabilité :
le remords laisse place au « Regret souriant » : le « gros
meuble » de « Spleen » LXXVI en quelque sorte. Si la fleur
est fanée – et c’est bien là l’ouvrage incontournable du
Temps – elle demeure cependant et ne connaît pas le
pourrissement qui finirait par l’abolir. Tel est le statut du
souvenir heureux chez Baudelaire : la chair est épuisée,
reste la chrysalide, mais une chrysalide immortelle – au
moins pour tout le temps que Baudelaire a à vivre, au moins
pour tout le temps où ses poèmes seront lus. Ce sont là « les
Défuntes Années » de notre poème qui se penchent sur les
balcons du ciel « en robes surannées ». Visite de
charmantes grand-mères : une durée qui donne à l’homme
une certaine présence dans le monde.
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91 Le vrai miracle est dans l’harmonie trouvée avec le monde.


Ce n’est pas seulement l’armistice avec le corps, c’est aussi
une grâce qui touche tout l’Univers. La boîte de malheur où
s’emboîte ce corps de malheur, elle aussi s’oublie et va être
gagnée par le sommeil. La correspondance est, en effet,
exacte entre l’image de nature qui se propose et l’image
intérieure : de même qu’imitant le soleil qui se couche sous
un pont, les Défuntes Années se penchaient sur les balcons
du ciel, de même, imitant ces vieilles dames, le soleil
penche sous une maçonnerie. Qui imite qui dans cette
douce courbure ? Et les couleurs du couchant sont celles-là
mêmes qui font les « robes surannées » : linceul certes mais
nimbé par la magie de l’Orient.
92 Le bonheur du corps est ainsi un bonheur du monde, d’où
le caractère profond de l’apaisement. Plus seulement une
convalescence, mais une sensation qui, dans son écho
d’universalité, prend valeur de vérité. Et voici le petit
bonheur qui peut rêver de Joie.
93 Le Temps peut bien avoir tout dévoré, restent « la forme et
l’essence divine » arrachées à la charogne : telle est la
source de l’apaisement.
94 Mais le Temps n’est pas le seul goulu de cette dramaturgie.
Le poète lui-même est tout aussi vorace. Un ogre se jette sur
le monde ici présent pour être mangé et pour être bu. Sans
cesse sonne dans le recueil l’appel à plonger. Plonger pour
retrouver ce que le monde avare ne veut pas donner :
l’entreprise de Baudelaire vise bien à forcer la nature. Il y a
toute une avidité dans le mouvement qui pousse Baudelaire
à prendre possession de ce monde. Ainsi dans « La
Chevelure » la femme est-elle « gourde » où humer le vin,
ou encore dans « Le Serpent qui danse » (p. 29-30) peut-on
lire :
Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l’eau de ta bouche remonte

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Au bord de tes dents,


Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur […]

95 Si la synesthésie permet d’aller harmonieusement d’un


objet à l’autre, il ne faut pas, pour autant, négliger cette
faim, cette soif, cette violence dans l’appropriation. Cet
esprit règne dans la section du recueil intitulé « Le Vin ».
« Le Vin de l’Assassin » :
L’horrible soif qui me déchire
Aurait besoin pour s’assouvir
D’autant de vin qu’en peut tenir
Son tombeau ; – ce n’est pas peu dire […] (p. 107)

« Le Vin du Solitaire » :
Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
Les baumes pénétrants que ta panse féconde
Garde au cœur altéré du poète pieux (p. 109)
ou encore « Le Vin des Amants » :
Aujourd’hui l’espace est splendide !
Sans mors, sans éperons, sans bride,
Partons à cheval sur le vin (id.).

96 Se gorger, mais l’acte d’ingestion conduit à une


métamorphose. Reprenons le final du poème « Le serpent
qui danse » :
Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D’étoiles mon cœur !

97 Ainsi boire toute la salive de l’amante pour connaître


finalement une communion cosmique : le cœur du poète
devient ciel étoilé.
98 Au bout de cette plongée dans le sensible : voler ou voguer.
Notons d’abord le verbe « nager » :
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,

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Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.


(« La Chevelure », p. 26.)

99 Voici un verbe où se dit un contact étroitement physique


avec le milieu d’immersion, quand bien même ce milieu est
l’essence du volatile : le parfum. Il est bien question ici
d’être saoul, d’une profonde joie du corps.
100 Il n’empêche, cette voracité conduit finalement à un
évidement de la matière et ce qui se découvre est une
immensité : un cœur à l’image du cosmos lui-même.
101 Alors cède le cadre. Le poème de Baudelaire désormais
s’écrit sous l’égide de la colonne. Il faut revenir ici au
temple de « Correspondances » et à ses « vivants piliers »,
ou encore au décor de « La Vie antérieure » : « vastes
portiques », « grands piliers, droits et majestueux ». La
boîte, le contenant, fermés jusqu’à l’irrespirable sur le
contenu, laisse place à cette architecture nouvelle qui
permet à l’espace d’envahir le poème. Non pas l’absence
totale de bornes, non pas l’illimité qui noierait le poème
dans ses marges. Plutôt un prisme : laisser entrer la lumière
pour lui donner forme, la faire jouer dans l’architecture
qu’est le poème lui-même. On peut dire que cette colonne
est, en fait, la métaphore du texte lui-même. Baudelaire,
nous l’avons cité, dit curieusement dans Mon cœur mis à
nu que le nombre et l’espace c’est la même chose : le
nombre est une « traduction » de l’espace. Il faut donc la
colonne qui rythme et mesure, l’art, pour traduire l’espace
découvert au sein de la sensation. L’homme a besoin de
colonnes pour saisir l’immensité.
102 Jetons un dernier regard sur « Correspondances » et le
processus qui s’y inscrit. Un temple donc dont les colonnes
laissent échapper de « confuses paroles ». Quelles sont-
elles ? Rien d’autre que les « échos » des « parfums », des
« couleurs » et des « sons » qui se répondent. D’un
« comme » à l’autre les analogies se tissent dans la plus
grande aisance. Comme l’a remarqué J.-P. Richard ce n’est

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pas pour creuser un vide dans le texte, mais bien plutôt


l’emplir d’une substance nouvelle : le monde sensible se
donne avec une surface unie. Un mouvement l’anime :
mouvement d’expansion. Si la colonne évite tout
débordement où se perdrait le texte, elle permet cependant
de capter une onde retentissant à l’infini. Tout ceci est en
relation avec la parole : il n’y a « transport » que parce qu’il
y a Sens à l’horizon. Un Sens qui fait un avec le mouvement
d’expansion.
103 Telle est la structure, abstraite : le nombre, l’unité sensible,
l’expansion avec au centre l’image du temple grec. Tous ces
mots vont trouver dans la pratique poétique des traductions
plus concrètes.
104 « La Chevelure » (p. 26-27) permet de lire toute la richesse
de cette expérience de la sensation. Il s’agit, dès l’ouverture
du texte, d’un parfum : si la « toison » qui moutonne donne
toute sa chair à la matière, simultanément le dégagement
de parfum livre la quintessence. Le sens du toucher est du
côté de l’ogre et celui de l’odorat du côté de la parole.
Immédiatement s’énonce l’extase. Comment dire l’extase ?
Rimbaud a bien connu ce problème qui s’écrie dans un
poème en vers de 1872 : « C’est trop beau ! Trop ! Gardons
notre silence » (« Plates bandes d’amarantes »). Baudelaire
dit, lui, l’extase en peuplant l’alcôve de souvenirs. Le verbe
peupler doit retenir notre attention. Même si nous sommes
portés par la quintessence, le texte ne tend pas au diaphane.
Le poème de l’extase est encore un poème du plein. De
même que dans « Un Fantôme » un spectre se dégageait de
la caverne obscure, un vol de souvenirs vient ici occuper
l’espace de « l’alcôve obscure ». Des souvenirs : ils s’élèvent
immédiatement en caressant et en respirant la chevelure.
La sensation porte en elle l’image et sur ce glissement prend
naissance le voyage. Un rare bonheur d’expression
transforme, en effet, la chevelure en mouchoir que l’on agite
pour saluer un départ :

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Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure


Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

105 Voyage sans quitter l’alcôve : ce que nous retrouverons dans


tous les poèmes de vaporisation. Chambre, toujours,
chambre pleine, comme un reflet de la chambre intérieure
des supplices, mais avec cette différence essentielle que les
cloisons ne sont pas étanches. Chambre en relation avec le
temple à colonnes : toujours un contenant mais qui laisse
jouer l’air. La prise d’espace est d’ailleurs immense dans la
seconde strophe : des profondeurs de cette riche matière
(elle sera appelée « mer d’ébène » tout à l’heure) se laissent
approcher « la langoureuse Asie et la brûlante Afrique »,
« Tout un monde ». Cette évocation est en place de
l’invisible à l’horizon de la synesthésie dans
« Correspondances ». Au plus profond du parfum gît ce
monde « lointain, absent », à la façon de ces sensations en
écho qui « de loin se confondent ». Un invisible qui trouve
ici son statut : un souvenir. Nous le verrons ce souvenir
n’est pas seulement biographique, il est aussi rappel du
paradis perdu. Monde « presque défunt », l’Asie et l’Afrique
évoquées sont de ces chrysalides, comme les « défuntes
Années » de « Recueillement ». Par le parfum la matière
s’évide, mais sa transmutation en mer prend le relais, si
bien qu’aucun vide ne se creuse dans le texte. Et il ne s’agit
même pas de voguer dans cette nouvelle matière mais de s’y
immerger pour une nage – par là, le milieu que découvre ici
Baudelaire double celui d’« Elévation » :
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

106 L’acte de préhension demeure vigoureux : la vapeur laisse le


corps dans la sensation. L’essentiel reste cet espace gagné,
et l’on voit ainsi le poète noter alors la musique, qui, on le
sait, est pour lui l’art par excellence qui donne l’espace.
Nous voici donc partis en mer dans un climat d’exotisme
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107 oriental. Le souvenir est, certes, biographique, souvenir du


voyage au-delà du cap de Bonne-Espérance (le paradis
perdu de Baudelaire est aux couleurs de l’océan Indien),
mais il ne se réduit pas à ce seul biographique. Le rêve
païen du beau corps antique plein de santé se mêle au
« nonchaloir » des îles. Paresse, santé, chaleur, telles sont
les caractéristiques premières du monde qui vient hanter le
poète extatique :
J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats.

108 Préhension, disions-nous, et pourtant ce « là-bas », ce


futur. Tel est bien le caractère de ces poèmes mêlant de
façon pleine la chair et l’évidement. Au futur succède ainsi
l’impératif, et un verbe marquant un contenu dans toute sa
présence :
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve […]

109 Etre enlevé, être enlevé mais pour nager dans la mer qui a
envahi la chambre. Aussi n’est-ce pas « Le Bateau ivre » qui
nous attend. La houle ne fait « démarrer » aucune
péninsule et ne jettera pas le nageur dans l’indéfini des
découvertes. Afrique, Asie, mer, houle conduisent à l’image
d’un port : le port qui transpose la chambre envahie par les
flots, le port, équivalence sensible du temple abstrait,
intellectuel. Voici bien et très directement un lieu clos
ouvert au grand large, métaphore exacte du poème de la
sensation heureuse. Le goulu s’y manifeste en toute
innoncence :
Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur.

110 Car la mer de Baudelaire n’est pas notre mer mais création
d’une nouvelle matière mêlant, ici, parfum, son et couleur.
La liquidité n’est que la synthèse accordant au poète la
possibilité de boire sa nouvelle substance. Liquidité qui boit
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le ciel ou qui est absorbée, on ne sait trop, par lui. La rêverie


de Baudelaire est ici identique à celle de Rimbaud qui
conduit la mer à l’ouranisation. La mer n’est plus que jeux
de lumière, n’est plus qu’éclat, et le ciel s’ouvre à la
navigation, de la même façon le bateau ivre navigue aussi
bien dans la mer que dans le ciel :
Un port […]
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

111 Le voyage en chambre conduit au port où se goûte la


rencontre du ciel et de la mer, substance sensible à laquelle
Baudelaire joint une valeur mystique : la « gloire »
convoquée dans le texte nous met au pied du maître-autel.
112 Il manque un dernier trait pour fixer l’heureux milieu créé
par cette rêverie active : le bercement, préfiguré auparavant
par la houle. Le voici, dans la strophe qui suit :
Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

113 Paresse et bercement, il n’y a pas chute dans le sommeil,


comme ce sera le cas dans « L’Invitation au Voyage » : nous
ne faisons qu’en approcher. Le mouvement d’expansion qui
donne à vivre un nouvel espace au rêveur se stabilise dans
ce bercement. La sensation d’espace se perd en quelque
sorte dans celle du bercement. L’adjectif « infinis » reprend
à son compte la valeur d’immensité, mais fixe l’indéfini
dans l’éternel du roulis. Baudelaire a gagné une bulle
arrachée au temps, Baudelaire est dans la chrysalide du
souvenir. Cette finitude est d’ailleurs marquée au niveau
même de l’espace :
Cheveux bleus […]

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Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond

écrit Baudelaire. Si le couvercle est devenu translucide, son


bord cerne clairement l’horizon. Temple, alcôve, port, ciel
rond : la rêverie heureuse demeure une rêverie d’intimité.
Le monde est fait pour se replier en nid : ce que semblent
aménager les cheveux dans notre poème, ainsi les « bords
duvetés » des « mèches tordues ». La chevelure, tout
d’abord mouchoir de l’adieu, devient « pavillon » pour un
navire dont le voyage s’incurve en ronde.
114 Le dernier geste du poète couronne dignement le poème :
Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir.

115 Voici les pierres précieuses sorties du gouffre où elles


gisaient dans « Le Guignon » :
– Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des ondes (p. 17)
les voici pour orner la chevelure qui a fait du souvenir une
matière où s’immerger, où se bercer, dans un espace rond
plein de lumière et de chaleur. L’image de l’oasis commente
la bulle que nous évoquions il y a un instant : oasis de
bonheur au milieu du mal ; oasis où l’on est d’autant plus
heureux qu’elle a été gagnée dans cet univers de mal, mais
où aussi se dit la fragilité. Le ciel rond repliait l’espace, la
« gourde » finale verse en un étroit récipient tout le noir
océan inscrit dans le texte quelques vers plus haut.
116 Retenons le monde que livre la synesthésie : nous sommes
passés du temple au port, de l’expansion des « choses
infinies » au bercement. L’invisible au loin dans
« Correspondances » est devenu le sensible dont on se
gorge dans l’ici et le maintenant du poème. La vaporisation
fait bon ménage avec une chair livrée à satiété. La
transcendance se replie dans l’immanence.
117 Restent les « confuses paroles » : demeurent-elles dans

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l’œuvre toujours aussi imprécises ? Ne connaissent-elles


pas, elles aussi, une traduction sensible comme le temple ou
l’expansion des choses infinies ?
118 « L’Invitation au Voyage » (p. 53-54) apporte une réponse.
Le poème, peut-être le plus célèbre de Baudelaire, est un
poème d’amour. Non plus le « duellum » avec la sorcière,
mais miraculeusement un texte où se chante un
« ensemble », si rare dans cette œuvre. Certes le nous
demeure à l’horizon, il reste dans un « là-bas », celui-là
même où les échos de « Correspondances » se
« confondent ». Mais le poème se propose pour en donner
la plus intime approche. Le distique du refrain traduit
nettement, en effet, ce « là-bas » en « là », un lieu qui se
laisse exactement définir et qui ne fait qu’un avec celui du
poème :
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

119 « Ordre » du poème temple, instruit par la colonne.


« Beauté », fruit de cet ordre, du « nombre ». Il suffit de
relever quelques traits de la métrique du poème et nous
aurons le meilleur commentaire de cette proposition. Les
trois strophes de douze vers (le chiffre 3 de la composition
sereine, et le nombre pair de vers pour l’équilibre) sont
organisées en tercets groupant deux pentasyllabes et un
heptasyllabe (l’impair de la rêverie, comme le soulignera,
plus tard, Verlaine). L’organisation des phrases permet de
faire chanter l’impair dans l’équilibre du pair : ainsi,
première strophe, deux tercets, puis un sizain ; deuxième
strophe, une seule phrase articulée sur deux verbes au
conditionnel et s’organisent ainsi un premier tercet :
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;

un second, groupe du premier sujet repris ensuite par

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l’indéfini « Tout » :
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
un troisième, groupe de trois sujets identiquement repris
dans l’indéfini :
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,

un quatrième, enfin, avec le second verbe au conditionnel.


La troisième strophe reprend enfin l’organisation de la
première – juste retour du rythme sur lui-même pour
conclure dans une atmosphère d’absolu – deux tercets et un
sizain.
120 La métrique assure l’« ordre », source de « beauté ». Le jeu
du pair et de l’impair distille le « calme » : la rêverie douce
se plie à la cadence, est, en partie, le fruit de cette cadence.
Elle n’échappe point à la forme avec laquelle elle ne fait
qu’un. En disant le poème nous faisons surgir le temple. Le
plaisir est directement sensible. Il tient encore au jeu des
sonorités et, sans faire d’analyse phonologique précise, on
peut simplement relever comme traits distinctifs la
musique des l, des s, des voyelles nasalisées et des
diphtongues. Ainsi le lecteur connaît-il la volupté. Le poète
nous offre un travail précis de vaporisation : pas seulement
la chose, mais surtout ce que l’on pourrait appeler, jouant
aussi avec les synesthésies, le « fumet » de la chose. Et cette
chose, nous l’avons nommée en abordant le texte : cette
chose est l’« ensemble ». Le voyage où nous invite le poème
est celui qui conduit au « nous » d’une intimité tendre.
121 Qui est ce « nous » ?
122 Le couple d’un homme et d’une femme, mais sans que la
sexualité renvoie, en quelque sorte, à son étymologie (seco :
couper, amputer). La femme est, en effet, l’enfant, la sœur,

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et l’ensemble trouve en équivalence un lieu, ce là-bas où se


métamorphose justement la femme. Si les mots d’enfant et
de sœur qu’emploie ici Baudelaire signifient l’amour tendre,
remarquons qu’ils majorent aussi l’intimité de cet amour.
Les amants sont devenus consanguins et l’appartenance
pleine de l’un à l’autre est encore soulignée par l’emploi du
possessif à l’initial. Une sexualité qui n’est donc plus lutte,
conquête, prise de possession, puis chute dans la tristesse
du retour à soi, mais bien plutôt une circulation de l’un à
l’autre, évidente, posée là, déjà là peut-on même dire de
toujours, puisque tel est le statut de l’enfant ou de la sœur :
jamais il n’y eut d’autre identité. Cette nouvelle sexualité
fait l’état de grâce : l’ensemble, la douceur. Désormais il n’y
a plus rien d’autre à vivre que l’amour. Un état d’amour
auquel la mort seule peut mettre fin. Etat qui naturellement
trouve sa traduction dans la matière de rêve de Baudelaire,
la liquidité traversée de ciel, l’entrecroisement des eaux et
des soleils.
123 Une circulation pour un état qui se traduit en paysage : en
somme un triomphe sur le temps. Le temps oublié – la mort
dans ce poème est sereinement acceptée, « mourir » rime
avec « à loisir », mourir ne détruit pas l’ensemble, c’est
partir à deux pour poursuivre éternellement le loisir – reste
un lieu, mais l’espace ouvert par les « soleils mouillés » et
les « ciels brouillés » ne détruit pas l’intimité. Toute la
seconde strophe évoque, en effet, une chambre : une
chambre gagnée où jouent les transparences, une chambres
aux éclats tamisés comme les soleils « mouillés ». Ce lieu
est un milieu, comme d’ailleurs l’espace conquis par-delà la
chambre des tortures.
124 Voici le gros meuble à tiroirs de « Spleen » LXXVI, les
« meubles luisants/Polis par les ans », meubles qui à force
d’usage sont devenus pleinement humains, meubles qui
raniment l’activité du souvenir : le monde extérieur se
conjoint immédiatement à l’intériorité, il est très

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exactement un cocon pour que se perpétue un loisir à la


rêverie créatrice. Cocon odorant. Si les fleurs « les plus
rares » sont convoquées ce n’est pas seulement pour
marquer de luxe le beau élu par le dandy, mais pour bien
souligner l’écart qui existe entre ce lieu et le monde
quotidien – ce qui signifie en fait le choix du dandysme, le
choix de la distinction. La notation du luxe allie étroitement
deux significations : l’écart d’une part, mais par la
splendeur, l’éclat lumineux, la « gloire » du poème « La
Chevelure » représentée ici par :
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale.

125 Dans le jeu des transparences fastueuses, parmi les parfums


qui font perdre les repères du connu, sonne alors le thème
de l’exotisme, du paradis perdu. Où nous conduit le voyage
finalement ? à l’origine : toute la strophe conduit à la
synthèse :
Tout y parlerait
A l’âme en secret
Sa douce langue natale.

126 Le mouvement de la poésie de Baudelaire est celui-là même


inscrit dans le poème « Neiges » de Saint-John Perse :
... Et du côté des eaux premières me retournant avec le jour,
comme le voyageur, à la néoménie, dont la conduite est
incertaine et la démarche est aberrante, voici que j’ai
dessein d’errer parmi les plus vieilles couches du langage,
parmi les plus hautes tranches phonétiques : jusqu’à des
langues très lointaines, jusqu’à des langues très entières et
très parcimonieuses, comme ces langues dravidiennes qui
n’eurent pas de mots distincts pour « hier » et pour
« demain ». Venez et nous suivez, qui n’avons mots à dire :
nous remontons ce pur délice sans graphie où court
l’antique phrase humaine ; nous nous mouvons parmi de
claires élisions, des résidus d’anciens préfixes ayant perdu

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leur initiale, et devançant les beaux travaux de linguistique,


nous nous frayons nos voies nouvelles jusqu’à ces locutions
inouïes, où l’aspiration recule au-delà des voyelles et la
modulation du souffle se propage, au gré de telles labiales
mi-sonores, en quête de pures finales vocaliques.
(Pléiade, p. 162-163.)

127 Cette errance immense vers le point de l’origine est pure


indication ; deux versets plus bas le poème s’achève :
Désormais cette page où plus rien ne s’inscrit.

128 Telle est donc la traduction sensible des « confuses


paroles » de « Correspondances » : la langue natale. Voici
qui permet de faire notre propre synthèse sur ce poème.
« L’Invitation au Voyage » : poème de l’ensemble, poème
d’une circulation heureuse entre les deux partenaires d’un
couple, poème d’un état d’amour entre deux êtres
consanguins, poème du cocon où s’éternise une rêverie
douce, où se mûrit un milieu d’eau marqué de ciel, et là
s’écoute la langue natale. « L’Invitation au Voyage » est
invitation au retour à la mère., Qu’y a-t-il à gagner, sur le
plan du langage, à ce retour ? Peu de chose, c’est à craindre.
Saint-John Perse expose immédiatement sa page blanche.
Le poème de Baudelaire court vers l’endormissement.
L’image du port se superpose à celle de la chambre, et le
désir est enfin pleinement satisfait :
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.

129 Un sommeil qui n’est donc pas l’abrutissement souhaité


dans le projet de préface, mais une volupté calme, le monde
trouvant enfin ordre et beauté dans la splendeur d’une
lumière d’or, chaude. Il faut insister sur cette dernière

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qualité sensible de la matière de rêve, matière de repos, où


conduit finalement le vœu de Baudelaire : une eau de
lumière chaude battue par un bercement continu. Le milieu
gagné où enfin s’endormir dans l’oubli de toute la peine, le
milieu livré par les synesthésies, celui de la vaporisation de
la matière, l’horizon apparu dans « Correspondances », le
là-bas, est le milieu amniotique. Le poème a tissé le cocon
d’or. Il n’y aura pas cependant de papillon qui s’en
échappera. Le cocon retrouvé, il s’agit bien d’y rester. Le
poème est là, il se suffit à lui-même, il dit tout. Ce qui
l’excéderait serait simplement ce sommeil à goûter
indéfiniment. Le poème de la rêverie heureuse se prononce
au sein de cette immersion : le milieu amniotique est son
support, remplit ses marges.
130 « La Vie antérieure » (p. 17-18) se propose d’explorer le
monde du paradis perdu dont « La Chevelure » et
« L’Invitation au Voyage » nous ont permis d’approcher la
nature. Si le second quatrain du sonnet ne fait que
reprendre le paysage que nous connaissons bien :
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux
mer et soleil couchant étroitement mêlés dans le
bercement, l’eau de la lumière chaude, le premier établit la
métamorphose de la colonne en grotte fixant ainsi
clairement le retour à l’origine comme retour à la mère,
métamorphose brutale que rien ne prépare. Le lecteur
emporté par les sonorités de l’alexandrin pourrait presque
ne pas y prendre garde :
J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

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131 Etrange architecture en vérité, métamorphose qui dépasse


toute possibilité de représentation : des piliers rendent des
portiques semblables à des grottes ! La substitution de la
grotte à la colonne est pleine de conséquence : elle nous fait
passer, si l’on suit l’analyse de G. Durand2, d’un grand
registre de l’imaginaire à l’autre : du régime diurne au
régime nocturne. Du côté de la colonne le schème de la
verticalité, du redressement héroïque, du glaive : il s’agit de
s’arracher à la mère, de séparer l’ombre de la lumière. Du
côté de la grotte la matrice universelle, à rapprocher de
l’œuf ou de la chrysalide, lieu de maturation et d’intimité.
Ainsi donc la colonne baudelairienne qui brise le cadre et
rend la chambre poreuse, cette colonne qui ouvre l’espace
pour l’emplir d’eau de lumière, finit par ne plus faire le
temple, mais la grotte. Etrange monument que celui
construit par Baudelaire : ville d’Ys incessamment
immergée. Aussi le grand moment de la journée n’est-il pas
dans cette poésie l’aurore du Prince héroïque, mais le
moment où le soleil va plonger dans la mer, retrouver un
milieu où se purifier, où se régénérer. Cadre, colonne,
grotte : l’aventure de l’écriture baudelairienne se laisse lire
à travers ces trois figures. De toute façon, pas de sortie : un
jeu de miroir affolant ou l’immersion. Le régime héroïque
n’est pas le régime baudelairien : de même que nous avons
vu la transcendance se replier dans l’immanence, de même
le régime diurne se recourbe en régime nocturne ; du moins
n’est-ce pas, sous l’égide de la colonne et de la grotte, la
ténèbre, mais la revalorisation de celle-ci en nuit. Non plus
le cauchemar, mais le sommeil heureux. Toute angoisse
aurait-elle disparu ? « La Vie antérieure » s’achève sur une
confidence troublante :
C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,

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Et dont l’unique soin était d’approfondir


Le secret douloureux qui me faisait languir.

132 Un secret demeure donc, qui fait languir. Le retour à la


grotte ne s’accompagne pas d’un oubli que verserait le désir
enfin satisfait. Encore une voix, encore un appel. Nous
entendons encore « Le Guignon » :
Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes […]

133 Le péché originel est d’être sorti de la grotte. Si l’on parvient


à y revenir, ce n’est pas cependant avec l’innocence des
origines. Que pourrait-il donc encore manquer ? Le
véritable joyau n’est-il donc pas retrouvé ? Il y aurait encore
à creuser, encore à approfondir. On sait quel serait le bien
suprême. Baudelaire nous l’a dit dans « Bénédiction » et
« Elévation ». Mais nous avons vu cette ouverture mystique
se refermer tout entière dans une matière sensible. Y aurait-
il un nouveau déchirement ? Le secret qui fait languir, est-
ce le sentiment d’une mission inachevée ? Le sommeil va-t-
il s’enflammer en cauchemar ?
134 La dernière section du recueil Les FLeurs du mal porte
pour titre « La Mort ». L’ultime poème s’achève sur une
invocation au « vieux capitaine ».
135 Pas de triomphe, finalement, sur l’ennemi, mot qui retentit
au préambule de l’œuvre, mot sur lequel elle s’achève. Sans
doute est-ce là le mal secret qui continue à faire languir,
une fois même la grotte retrouvée. L’endormissement dans
la volupté calme, dans l’ordre qui est beauté, ne parvient
pas à satisfaire le désir. En conclusion du recueil, un
nouveau souhait, une véritable supplique :
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
(Baudelaire souligne).

136 Trouver du nouveau ! Le constat de Baudelaire en finale est

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implacablement lucide. Il est nettement marqué que


l’aventure n’a conduit à aucune sortie. Pas de neuf : le
même jusqu’à l’hallucination, ou la marche régressive, le
souvenir... jusqu’à la grotte. Chasse terminée, le voleur de
feu rentre bredouille.
137 Comment comprendre cette réussite humaine qui se
proclame échec quant à la découverte du nouveau ?
138 On connaît la phrase fameuse de Rimbaud dans la lettre à
Demeny, dite « lettre du Voyant » :
Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre
chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire
est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore
a-t-il vécu dans un milieu trop artiste : et la forme si vantée
en lui est mesquine : les inventions d’inconnu réclament
des formes nouvelles3.

139 Tel est bien, à notre sens, ce qui condamne la poésie de


Baudelaire à la nostalgie. Forme « mesquine », écrit
Rimbaud avec brutalité. Forme globalement traditionnelle,
dirons-nous. Forme encore sous le régime de l’économie.
Sartre écrit que Baudelaire n’a pas su casser la « tire-lire ».
Mais ceci vaut non seulement pour la création de ses
valeurs, mais aussi pour la forme. Baudelaire, en un mot,
fait encore pleine confiance à la rhétorique. Ce n’est point là
contester ce qui fit sa modernité en son temps, modernité à
laquelle s’attache, par exemple, un critique comme Walter
Benjamin4. On peut expliquer l’introduction de l’allégorie
dans cette œuvre comme répondant « de façon infiniment
plus significative, à cette crise de l’art à laquelle vers 1852 la
théorie de l’art pour l’art était destinée à faire face. Cette
crise de l’art avait ses raisons à la fois dans la situation
technique et dans la situation politique ». Il n’empêche,
cette modernité fait bon ménage avec l’alexandrin et le
sonnet, même avec le style périodique. Mutatis mutandis,
on pourrait rapprocher la modernité de Baudelaire du
traitement du gothique réalisé dans l’église Saint-Eustache

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à Paris. Aucun des canons de l’art gothique n’est oublié


dans cette église de la Renaissance, mais on y respire un air
complètement nouveau. Non pas cependant « du
nouveau ! » radical arraché à l’« Inconnu ». Le temple,
l’ordre, le nombre font toute l’architecture du poème : la
sensation nouvelle se glisse dans ce moule connu dont les
pouvoirs d’évocation sont bien reconnus. La référence aux
arts plastiques : peinture, sculpture, a pu aussi jouer son
rôle pour fixer des repères et par là donner cadre à
l’aventure.
140 Baudelaire a su remonter le fil des mots jusqu’à entendre la
langue natale. Elle est la traduction sensible du monde
mystique vers lequel tendrait le beau. Mais l’origine
finalement ennuie, mieux vaudrait le nouveau. C’est encore
d’une plongée qu’il s’agit. Une plongée que son écriture
aurait manquée. Peut-être est-ce dans ce cri d’échec final
que s’exprime le plus fortement la modernité de
Baudelaire : un appel à une sorte de saut qu’il n’a pas tenté.
On pourrait envisager Rimbaud comme le poète qui
justement se lancera dans l’aventure qu’indique Baudelaire.
Baudelaire n’a pas pu être le poète de la rupture. Il reste
celui de la clôture, aussi fort que puisse s’exprimer son désir
d’un ailleurs. Sous l’égide du cadre, son poème ne peut
livrer que le miroir de son mal. L’écriture est un
ensorcellement qui loin d’offrir une sortie joue sans cesse le
jeu du même. Que le cadre s’estompe, surgit la colonne.
L’immense gagne le poème. Mais on ne lâche pas pour
autant la pirogue libre dans ce nouvel espace. Il se referme
en chambre, poreuse certes à la houle, au bercement, à la
lumière chaude, mais chambre, ou port, qui reconnaît enfin
dans la grotte sa figure la plus profonde. Dormir en ce port,
dormir en cette grotte. Mais dans ce sommeil persiste un
rêve. L’aventure est par-delà le cadre, par-delà la chambre,
par-delà le port, par-delà la grotte. Et comment pour un
poète cette aventure pourrait-elle être autre chose que

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l’aventure des mots ? Baudelaire n’a pas pu donner


l’initiative au mot. Il reste prisonnier d’un certain cocon que
lui offre tel maniement du langage. C’est pourquoi sa poésie
est avant tout celle de la nostalgie. Cri devant la limite.
Ainsi vibre cette poésie à hauteur d’homme, tel est son
accent qui traduit dans toute sa pureté l’intimité du désir
humain.

Notes
1. « L’Albatros », p. 9. (Toutes nos citations renvoient à l’édition de la
Pléïade établie par Claude Pichois Tome I).
2. Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris PUF, 1960.
3. Rimbaud : Poésies, Une saison en Enfer, Illuminations, éd. L.
FORESTIER, Poésie/Gallimard, 1973, p. 205.
4. Walter BENJAMIN : Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée
du capitalisme. Paris, Petite bibliothèque Payot, 1982, p. 214.

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sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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reconnaissance optique de caractères.

Référence électronique du chapitre


GIUSTO, Jean-Pierre. L’expérience Baudelairienne In : Écritures,
aventures : Baudelaire, Char, Jacottet, Laforgue, Lautréamont,
Michaux, Rimbaud, Saint-John Perse, Segalen, Verlaine [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1998 (généré
le 05 décembre 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/septentrion/85916>. ISBN :
9782757426517. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.septentrion.85916.

Référence électronique du livre


GIUSTO, Jean-Pierre. Écritures, aventures : Baudelaire, Char,
Jacottet, Laforgue, Lautréamont, Michaux, Rimbaud, Saint-John
Perse, Segalen, Verlaine. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve
d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1998 (généré le 05

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Écritures, aventures - L’expérience Baudelairienne - Presses universitaires du Septentrion 05/12/2023 13:13

décembre 2023). Disponible sur Internet :


<http://books.openedition.org/septentrion/85796>. ISBN :
9782757426517. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.septentrion.85796.
Compatible avec Zotero

Écritures, aventures
Baudelaire, Char, Jacottet, Laforgue,
Lautréamont, Michaux, Rimbaud, Saint-John
Perse, Segalen, Verlaine
Jean-Pierre Giusto

Ce livre est cité par


Henschen, Hans-Horst. (2020) Kindlers Literatur Lexikon
(KLL). DOI: 10.1007/978-3-476-05728-0_17753-1
Kemp, Friedhelm. (2020) Kindlers Literatur Lexikon (KLL).
DOI: 10.1007/978-3-476-05728-0_13179-1

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