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Prologue
Bien au-delà des valeurs ordinaires du "beau" et du "bon", le sentiment
de "sublime" est à la fois :
Tout repose sur un double constat évident : 1) - l’Univers n’a rien produit de
plus prodigieux que l’Esprit. 2) - Sans échanges, l’Esprit dépérit.
C’est donc bien dans une interpénétration spirituelle avec autrui,
respectueusement intrusive (comme lorsqu’on « fait l’amour ») pour mieux le
conquérir, que je puis rechercher le vrai sublime, et non pas dans une stérile
fascination pour des prodiges indépendants de moi.
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Celui qui se sent parfaitement « bien dans sa peau », tel François d’ Assise en sa
jeunesse, a tendance à voir du sublime partout, même dans le moindre brin
d’herbe éclairé par le soleil !
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+
SURPRISE, mais COHÉRENCE
+
VÉHÉMENCE, mais RESPECT
Ainsi le spectacle donné par deux danseurs de ballet cernés dans l’ombre par la
lumière des projecteurs, réunit bien :
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1) La séduction de leur beauté,
2) mais avec la crainte diffuse des ténèbres d’où ils émergent, de leur
fragilité et des risques acrobatiques qu’ils vont prendre.
3) L’étonnement pour les figures virtuoses qu’ils seront capables de
produire,
4) malgré leur devoir de ne pas heurter pour autant la continuité
esthétique de l’œuvre.
5) La force fantastique à déployer par chacun,
6) tout en préservant néanmoins la suprême élégance de l’art
chorégraphique.
Tout est bien là dans ces deux courts extraits, en subtil équilibre et haute
intensité :
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- Surprise brutale du sang et de la mort / cohérence néanmoins de ces
drames avec l’inquiétude installée dès le départ ;
- Véhémence implacable du destin / respect de la victime par l’empathie de
l’auteur, la justesse du ton et la délicatesse du style conciliant l’émotion et
la concision.
La perception du sublime, on le voit, est ainsi bien plus riche qu’une simple
interpellation sensorielle brutale et univoque.
- et de la passion du merveilleux.
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PREMIÈRE PARTIE
Le "trou de ver" de
l’Admiration
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Il est possible de distinguer trois grands types de situations :
Le sublime héroïque :
Le sublime amoureux :
Le sublime artistique :
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I - Le sublime héroïque
- Si le héros n’agit qu’en faveur de gens qu’il aime, ou au moins qui lui sont
proches et envers qui il se sent des obligations, son geste ne restera
"que" magnifique, sans transcender les esprits ;
- En revanche si l’action du héros se révèle également bénéfique pour ses
adversaires, une autre dimension – révolutionnaire - est alors atteinte :
celle, précisément, du sublime !
En gros, ce qui peut mobiliser l’élan héroïque correspond à deux états d’esprit,
souvent imbriqués :
Le respect de soi-même ;
La compassion.
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Mais ces deux pulsions, même conjuguées, ne peuvent suffire à atteindre le
sublime :
Or aucun don de soi, aussi grandiose soit-il, n’aura jamais fait vraiment
évoluer l’âme de ceux qui en sont restés de simples spectateurs : quelques
instants de souvenir ému, puis chacun retourne à ses sempiternels réflexes
égotiques, communautaires ou sectaires.
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On sait d’ailleurs le peu de goût réel pour la gloire des grands hommes
authentiques. Ce qui en réalité guette les êtres d’exception, c’est une
immense déception pour le commun des mortels : La gloire d’un individu
reste exclusivement la sienne, malgré les tentatives des politiciens pour se
l’accaparer. Elle ne change pas l’absurdité du monde.
Mais même dans les cas - trop rares - de collaboration active aux actes d’un
héros, on demeure empêtré dans ce que j’appelle l’héroïsme « à sens
unique », si le combat collectif se borne à défendre les seuls membres de la
collectivité concernée, sans aucune considération pour les adversaires.
La seule question intéressante est de savoir, une fois réunies des conditions
de vie décentes pour soi-même et pour son prochain, ce qu’on va ensuite
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faire ensemble de nos esprits : c’est l’enjeu décisif soulevé par le Christ :
« L’homme ne vivra pas de pain seulement ».
Aider pour le plaisir d’aider n’est pas de l’amour, mais l’amour de l’amour !
L’intendance fonctionnera mais l’esprit tournera en rond, sauf si –
exceptionnellement - le "secouru" vient à son tour au secours du
"secouriste" en lui apportant lui aussi quelque chose de nouveau et de
fécond.
Hélas ici aussi on ne dépasse généralement pas le stade des effusions, avant
que chacun ne reprenne ses habitudes de pensée. D’où le spleen de
nombre d’altruistes "professionnels" quand finit par s’effriter leur
idéalisme, tant l’homme est décevant.
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En même temps, la condition des esclaves hébreux m’interpellait vivement, en
tant que fils de pasteur pétri depuis la naissance de l’importance de ce « peuple
de Dieu » créateur du monothéisme adopté ensuite par le christianisme, puis
l’Islam (Même si, clin d’ œil de l’Histoire, c’est l’égyptien Akhenaton qui en eut
le premier l’idée !)
Dans la confrontation de ces deux mondes opposés mais tous deux aussi
séduisants à mes yeux, je n’ai pu d’abord percevoir que brutalité, douleur,
destruction.
Certes, l’émotion est vive sur l’immense chantier des pyramides quand un
vieillard piétineur d’argile destinée aux briques est tué comme un chien par un
garde-chiourme dans la boue mêlée à son sang, ou devant la vieille femme
graisseuse de pierres de taille dont le vêtement est coincé sous des blocs en
mouvement, ce qui la condamne à périr écrasée : sa vie ne pèse pas assez lourd
pour justifier l’arrêt du travail en cours.
Dans le récit biblique, comme bien sûr dans le film, l’émotion du sauvetage du
bébé Moïse par la sœur du pharaon Séti est extrêmement poignante mais
n’atteint pas non plus le sublime car elle est malgré tout prévisible : une
femme riche sans descendance, un bambin adorable, l’évidence que tout doit
concourir au bien de l’enfant...
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Le même constat peut être fait dans d’autres films héroïques ou récits
dramatiques :
Mais cette scène n’atteint pas non plus le stade suprême du sublime : outre
qu’on pressentait forcément cet admirable geste (le héros ne pouvant
manifestement pas disparaître si tôt !), le ressentiment est ici encore trop
unilatéralement orienté : en l’occurrence vers ces odieux romains.
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La figure du Cid chevauchant – déjà mort - à la tête de ses troupes à l’assaut
des maures est fantastique. Mais l’héroïsme est à nouveau à sens unique :
triomphe d’une valeur, celle de la chrétienté triomphante, sans partage de
valeurs...
à commencer par le combat mené jusqu’à l’extrême limite de ses forces par
la fameuse chèvre de Monsieur Seguin : Malgré la morale ici encore trop
univoque du récit, on est vraiment tenté de lui reconnaître du sublime :
combien d’adultes endurcis, lisant à leur enfant ce conte merveilleusement
écrit, ne se sont-ils pas surpris à sentir leur propre regard s’humecter ?
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Mais toute situation qui porte à pleurer n’est pas pour autant sublime : il faut
encore, je le répète, qu’un échange essentiel, et bénéfique de part et d’autre
puisse s’instaurer entre des protagonistes d’abord ennemis : tant que les
implacables lois de la nature suivent leur cours normal, tant que les bêtes
féroces dévorent les espèces plus faibles, il n’y a pas place pour le sublime,
seulement pour du pathos. Des frissons, des larmes, mais pas de rédemption.
Pourtant, depuis la nuit des temps, l’humanité a toujours essayé d’établir une
relation avec le monde extraterrestre : mégalithes préhistoriques de
Stonehenge érigés en cercle pour l’observation du soleil levant à l’horizon le
jour du solstice d’été, pyramides de Gizeh alignées avec une très grande
précision sur les quatre points cardinaux, disposition spatiale de l’ « Édifice des
Autels » au pied de la pyramide Maya de la Lune... Mais aucun OVNI n’est
jamais venu, de son côté, s’intéresser à nous !
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toute sa théorie d’explication du Cosmos était vraie : dans tout l’Univers, et à
tous les milliards de décimales près !
1– 2 L’héroïsme partagé
Sur cette base vont pouvoir s’insérer les 6 éléments cumulatifs déjà définis
comme constitutifs du sublime :
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lui épargner la déchéance de l’esclavage : elle doit donc détourner ses yeux
peu à peu embués de larmes, mais ces larmes finissent malgré tout par
surpasser sa farouche volonté) / respect mutuel bouleversant, chacun
acceptant l’autre pour ce qu’il est, (et non tel qu’il voudrait qu’il soit !), dans
le courage et la pudeur.
Le sublime qui surgit ici est clairement lié à une interpénétration affective
entre deux ressortissants de mondes opposés (déjà esquissée dans l’épisode
initial de la découverte du berceau avec l’élan d’amour de la princesse
égyptienne pour un bébé pourtant recouvert d’une "répugnante" étoffe
hébreue),
En effet c’est bien une fusion des valeurs de deux mondes opposés qui s’opère
à travers ces deux personnages qui n’auraient jamais dû se retrouver. Le
ralliement de Moïse aux hébreux, déclenché par l’amour pour sa mère, n’est
pas une rétrogradation à sa condition première mais la promesse d’un
dépassement radical de celle-ci, rendu possible par son expérience de la
puissance et du pouvoir : l’alliance de la foi et de la clairvoyance (qui sera plus
tard l’apanage du grand Salomon).
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Pour permettre ce « miracle », il fallait un équilibre au plus haut
niveau spirituel :
Moïse est bien sûr un prince émérite, doué d’une sagesse exceptionnelle ;
Mais sa mère n’est pas non plus n’importe qui : elle appartient à la tribu
juive des lévites, chargés du culte hébraïque : mieux que quiconque, elle
était en mesure d’éclairer son fils sur l’importance de la foi face au pouvoir.
Finalement sur les 3 heures 40 du film, un seul autre moment aura lui aussi
atteint, fugitivement, ce stade suprême du sublime : lorsque le pharaon Séti,
sur son lit de mort, et contre toute attente, prononce le nom interdit : « Moïse,
Moïse, Moïse.... ». On retrouve ici, pour la dernière fois, un lien d’amour
fulgurant entre les deux univers, à l’adresse du principal témoin de la scène, le
redoutable Ramsès II.
Dans cet autre monument du cinéma héroïque que fut le Ben-Hur de William
Wyler, on ne trouve ici encore que 2 scènes authentiquement sublimes sur les
3 h 27 du film :
Sublime avait été déjà le cri du cœur d’un centenier à l’instant de la mort du
Christ, dont il était pourtant l’un des bourreaux : « Certainement, cet homme
était juste. » Ce fut la prémisse du chemin de Damas de l’apôtre Paul, le
présage qu’un jour même un empereur romain pourrait se convertir...
Mais, outre les deux cas déjà signalés de doute profond ayant permis ensuite à
Abraham et Job d’accéder au sublime, l’épisode de la veuve de Sarepta mérite
lui aussi à mes yeux ce qualificatif, car il fait advenir un échange extrême et
inattendu (quasi "oxymoral"), entre la générosité d’une veuve très pauvre et le
dénuement du plus "riche" des hommes qu’on puisse concevoir : le prophète
Élie, en rapport direct avec Dieu mais qui a quand même besoin d’elle !
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A fortiori quand Jésus lui-même dira :
« J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à
boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m'avez vêtu; j'étais
malade, et vous m'avez visité; j'étais en prison, et vous êtes venus vers moi.… »
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II - Le sublime amoureux
Je pourrais distribuer tous mes biens aux affamés et même livrer mon corps aux
flammes, si je n'ai pas d'amour, cela ne me sert à rien !
L'amour est patient et bon, il n'est pas envieux, ne se vante pas et n'est pas
prétentieux ;
L'amour ne fait rien de honteux, n'est pas égoïste, ne s'irrite pas et n'éprouve
pas de rancune ;
Mais ce que dit l’apôtre Paul est excessif en dehors du champ strictement
PASSIONNEL : or, le cas de passion dévorante est peu fréquent, et fugace de
surcroît. Il n’occupe que peu de place dans la nébuleuse de cet "amour"
universel prôné par tous les bien-pensants, qui ne dépasse pas en général le
stade banal de l’affection pour les gentils, du souci naturel de ses proches, de la
gratitude (quand elle existe encore !), de la pitié, du devoir de solidarité, ou
même du simple respect civique d’autrui.
Ainsi que souligné dès le prologue de ce livre, il faut encore que cette réunion
s’opère :
à haute intensité,
et dans un équilibre suffisant.
Cette seconde condition peut sembler incongrue quand on parle de passion !
Mais ce qui est visé ici n’est bien sûr pas une modération des sentiments
réciproques, mais une équivalence dans la richesse et la profondeur de ce que
chacun peut offrir à l’autre.
2 - 1 L’intensité passionnelle
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Le petit cygne est bien, d’autre part, confronté à la véhémence des
vexations subies de la part des canetons, mais bénéficie du respect de sa
différence par la "mère" cane qui accepte quand même de l’élever.
Et il y a aussi l’échange affectif indispensable :
Le petit cygne a reçu l’affection maternelle de la cane, et celle-ci verra sa foi
en ce petit récompensée par sa suprême beauté, une fois adulte.
Mais la passion n’a à aucun moment sa place dans ce récit, ce qui explique
que sa puissance émotionnelle reste limitée : son propos, il est vrai, n’est
pas celui de l’amour fou, mais seulement celui de la bienveillance
affectueuse que méritent les êtres différents.
On est donc davantage ici dans le registre altruiste, celui du devoir moral
(distinct du bonheur), que dans celui de l’amour proprement dit (qui est
carrément le bonheur lui-même !)
En effet, si seul l’élan passionnel ouvre au sublime amoureux, c’est parce que
l’être aimé passionnément n’est plus alors un sujet de nécessité ou de devoirs,
mais devient une fin en soi qui délivre de toutes préoccupations, pour venir
magiquement combler les vides béants de l’existence dans un partage qui suffit
à tout transcender, temporairement au moins :
Les amoureux voient désormais la moindre chose avec les yeux émerveillés de
l’enfant découvrant à chaque instant le miracle de la vie. Et ce dans une
commutativité qui crée pour eux un espace commun, un peu comme on
obtient la surface du carré ou du rectangle en multipliant chaque côté par
l’autre...
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o Éphémère, car chaque être humain est en fait insaisissable :
C’est le principe d’hétéronomie, qui vaut bien sûr autant pour soi-même que
pour autrui. Tout évolue en ce monde, à tout instant et avec une part
insurmontable d’imprévisibilité :
C’est ce qui explique que malgré tous leurs efforts, deux personnes ne pourront
jamais se connaître entièrement.
Une relation de simple tendresse pourra peut-être réussir à perdurer, mais
comment assurer la stabilité d’un état aussi exceptionnel et fragile que la
passion qui repose sur des sables mouvants ?
C’est pour cela que la plupart des philosophes s’accordent sur ce constat que
malgré les apparences, l’homme reste essentiellement seul de sa naissance
jusqu’à sa mort.
Ceci dit, ce sont cette rareté et cette brièveté qui ont précisément
pour effet de rendre la passion amoureuse si précieuse !
Quand elle est là, son intensité est vraiment exceptionnelle : or, comme
souligné dès le départ de cet essai, le concept de sublime est parfaitement
indépendant de celui de durée.
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2 -1- 2 Les facteurs de la haute intensité
J’ai fini par comprendre que ma fascination avait été liée au mythe de
l’Écosse dans mon esprit : cette jeune femme altière, aux yeux bleus si fiers
mais parfois teintés de tristesse, avec un regard tantôt enjôleur tantôt
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lançant des éclairs, un sourire mélangé de tendresse et de défi, un air à la
fois proche et lointain, a hanté mon esprit parce qu’elle collait exactement
avec l’idée que je voulais me faire de cette région sauvage, mystérieuse et
enchantée de l’ouest calédonien, celle du loch Lomond jusqu’au loch Ness,
de ces îles fantomatiques souvent battues par les tempêtes aux châteaux
hantés et aux landes solitaires fréquentées par de rares moutons, ces bras
de mer engagés si loin dans les terres, ces montagnes brumeuses
plongeant dans l’océan, cette musique celtique envoutante, ces cercles de
pierre celtiques aux pouvoirs magiques, cette religion calviniste si chère à
mon cœur, ces divins single malts…
De son côté, elle aussi a dû construire à travers moi une image, celle de la
France chère au cœur des Écossais, celle du sud ensoleillé dont ils rêvent
tous (quand je l’ai connue, je faisais alors mes études à Aix en Provence).
Ce qui est sûr c’est que cette influence culturelle réciproque nous a
bel et bien permis d’accéder au sublime amoureux :
Dès l’issue de notre première rencontre, j’eus en effet - pour l’unique fois
de ma vie ! - cette sensation divine que la nature entière était complice de
notre bonheur, depuis les chauds rayons du soleil illuminant ma marche et
le doux bercement du clapotis des vagues, jusqu’à l’écho de ma joie dans le
chant des oiseaux et le langoureux bruissement des feuilles.
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o À mille kilomètres de distance, les amants ont eu une pensée commune
exactement au même instant ;
o Une diseuse de bonne aventure avait prédit à la tourterelle une
rencontre avec quelqu’un correspondant trait pour trait à son
tourtereau ;
o Après vérification, l’horoscope du journal avait clairement annoncé une
rencontre décisive pour le jour précis où le couple a fait connaissance...
o Le grand-père de l’un a été cantonné pendant la guerre dans la ville
même où l’autre habite aujourd’hui ...
o Ils tombent à nouveau l’un sur l’autre de façon purement fortuite !
Moi qui, en proie aux affres de mon récent divorce, n’avais envoyé ma
petite carte de vœux que par simple jeu à son adresse d’autrefois, sans
attendre sérieusement de réponse, avais soudain l’impression de vivre dans
un rêve :
Lesley ne m’avait donc pas oublié ! Elle m’écrivait avoir certes eu pour
premier réflexe de ne pas se manifester, tant ma démarche de relance
amoureuse semblait absurde et ridicule. Elle avait ensuite songé à répondre
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par ces seuls mots : « Ma vie n’a été qu’un tas de conneries. Comment a été
la tienne ? ».
Mais, après réflexion, elle avait été troublée par le fait que ma petite
missive lui soit parvenue, malgré ses multiples changements de domicile
depuis l’époque où elle vivait dans l’ile d’Arran. Ma carte, expédiée chez ses
parents décédés depuis plus de 10 ans, était tombée miraculeusement
entre les mains de quelqu’un qui avait réussi à la transmettre à sa sœur,
elle-même partie de l’île depuis longtemps et dont on savait seulement
qu’elle devait habiter la région de Glasgow !
Cette dernière, avec laquelle elle était pourtant brouillée, lui avait fait
suivre ma carte à son tour jusqu’à son domicile actuel à Lochgilphead, petit
port blotti au fond d’un fjord sur la côte ouest de l’Argyll.
De surcroit, elle s’était souvenue d’avoir elle aussi pensé à moi – pour la
première fois depuis au moins dix ans ! – et ce environ deux semaines avant
de recevoir mon petit mot, autrement dit au moment précis où je l’écrivais !
Mais le catalyseur suprême réside dans l’importance des obstacles que les
amants vont devoir surmonter pour pouvoir vivre leur amour :
Bien sûr, la relation doit malgré tout rester possible grâce à une forte
compatibilité psychique, mais plus le contexte est fragile et plus la passion
sera exacerbée. Le cocktail magique est donc :
L’une des passions célèbres les plus contrariées qui soient est sans doute
celle du Dr Jivago et de Lara Antipova dans le roman de Boris Pasternak
magnifiquement porté au cinéma par David Lean en 1965 :
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On y retrouve notamment les 6 composants du sublime dans la scène
finale où le héros, resté pétri d’amour après tant d’années sans nouvelles,
est confronté à une Lara fantasmée qu’il croit avoir reconnue dans la rue :
Certes il n’y a pas ici d’échange direct entre les deux amoureux, mais
comme on va le voir au chapitre III, la nature artistique de la scène, ouvre
une troisième dimension : c’est le lecteur/spectateur qui est substitué à
Lara comme destinataire du témoignage passionnel de Youri.
o La puissance de la passion amoureuse est telle qu’elle peut détruire, c’est bien
connu hélas.
Le plus fort est que, telle la réplique d’un séisme, la destruction provoquée par
un amour déjà sublime peut elle-même, à son tour, réenclencher le sublime !
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son poste éminent pour se laisser aller, suicidairement, à cette addiction
amoureuse qui l’entraîne à la dérive...
Ici, l’échange sublime - comme dans la scène finale de « Docteur Jivago » sus-
évoquée – se produit non pas directement entre les deux amants, mais
indirectement entre l’auteur et le lecteur du roman, car c’est ce dernier (et non
la belle Ariane, inconsciente du drame) qui apprend cette bouleversante issue.
Le test absolu d’une passion qui évolue bien, c’est lorsqu’on devient même
amoureux des DÉFAUTS qui nous dérangeaient le plus de prime abord !
Angélique, " marquise des Anges", finit bel et bien par s’éprendre de la balafre
et de la claudication de Geoffroy de Peyrac... Mieux encore, la Belle démasque
le prince charmant reclus derrière la repoussante apparence de la Bête.
Il n’existe d’ailleurs pas de moyen plus puissant pour débloquer les réticences
d’un être aimé que de « vider son sac » en lui disant une bonne fois ses quatre
vérités :
C’est par exemple au cinéma ce qu’il se passe dans la fameuse scène du film de
Rob Reiner en 1989 où Harry parvient enfin à convaincre Sally qu’il sont bien
faits l’un pour l’autre en osant quitter la posture de séducteur pour faire avec
véhémence à la belle la longue liste de tous les vilains défauts qu’il a su voir en
elle tout en l’aimant malgré tout !
Idem dans le film « N’oublie jamais » de 2004 avec Rachel Mc Adams et Ryan
Gosling où le héros déclenche, in fine, le tsunami amoureux de l’héroïne en
purgeant énergiquement l’ensemble des malentendus et des non-dits qui
entravaient leur passion.
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Plus généralement, ce qui témoigne de la solidité d’une passion c’est l’adoption
spontanée par les amants du TON JUSTE, mélange de fraîcheur innocente, de
lucidité et d’humour bienveillant.
Et ce qui va de pair avec ce ton juste, c’est l’aptitude à engager ensemble des
actions concrètes, au lieu de pures rêvasseries : on est réellement prêts à
emménager ensemble, à s’éloigner de la relation toxique des parents, à
assumer un enfant...
2 - 2 L’équilibre qualitatif
le sublime amoureux exige avant tout - et plus encore que tout autre
sublime - un échange entre les deux héros d’une qualité exceptionnelle : ici, à
un niveau tel que chacun soit convaincu de rencontrer bel et bien l’homme ou
la femme de sa vie, l’être qui lui permettra d’accomplir sa destinée affective.
Le danger sera que cet échange ne se révèle en fait illusoire (car unilatéral
malgré les apparences, ou trop déséquilibré). Or il faut au contraire que chacun
soit effectivement enrichi, serait-ce brièvement.
J’exclus donc du sublime le culte d’un fan pour son idole, de même que les
passions "raciniennes" à sens unique, pourtant fascinantes. Pardon Hermione !
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du moment que la relation n’est pas à sens unique et que chacun apporte
donc bien à l’autre quelque chose - même si c’est simplement cérébral - qui
soit de nature à magnifier son optimisme de vie et sa foi en l’existence.
L’échange sublime peut n’avoir lieu que sur un plan purement esthétique, sans
que les deux protagonistes n’en tirent aucune conséquence sur leur existence
concrète en restant campés sur leurs valeurs personnelles et habitudes de vie.
Le sublime le plus facilement accessible est donc celui qui se borne au seul
partage des sentiments : la plupart des grandes romances naissent d’un refus
par les amants d’assumer les contraintes du quotidien, par le rejet de leurs
entraves religieuses, culturelles ou sociétales. C’est bien sûr beaucoup plus
facile quand on est jeune et qu’on n’a pas encore grand-chose à perdre.
Tel fut le cas de ma passion de jeunesse en Écosse évoquée plus haut (seul
moment de ma vie où j’aie avec absolue certitude éprouvé un sentiment de
sublime), car malgré notre impuissance à pérenniser notre relation, tous les
critères nécessaires avaient alors été néanmoins réunis :
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mais cohérence avec nos antécédents : tous deux protestants, tous deux
sportifs, dynamiques et audacieux (mais très égoïstes aussi !), tous deux
amoureux de la nature et attirés par l’art.
Certes la qualité sublime de l’échange affectif est plus difficile à maintenir dans
la longue durée. La littérature et du cinéma ont d’ailleurs tendance à pécher
par pessimisme, puisqu’il est évidemment plus facile d’attirer le public avec
des crises et des drames que par l’image d’un amour serein dans lequel : « ils
vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » ...
... comme si la passion était un trop grand privilège pour qu’on puisse mériter
de la garder durablement, surtout quand on l’a d’abord négligée.
Outre bien sûr le cas du « Docteur Jivago » déjà longuement évoqué, on pense
spontanément :
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- au livre « Le lys dans la vallée » de Balzac, quand Félix - qui vit pourtant
une nouvelle vie avec Lady Dudley - ne peut supporter la mort
d’Henriette, son seul véritable et éternel amour ;
- à « Orgueil et préjugés » de Jane Austen, où après de très longues
péripéties, l’on voit définitivement triompher l’amour d’Elisabeth et de
M. Darcy ;
- ou au film « Les parapluies de Cherbourg » de Jacques Demy, où
Geneviève (Catherine Deneuve) et Guy resteront jusqu’au bout épris,
nonobstant les nouvelles unions auxquelles ils ont dû se résoudre de part
et d’autre en raison des aléas de la vie ;
- Mais le cas le plus célèbre est sans doute désormais celui de la fin du film
« Titanic » (1997), montrant Rose, à 96 ans, toujours amoureuse de ce
Jack qui en 1912 se noya pour la sauver lors du naufrage du Titanic.
- cf. le film « Breathe » (2017) dans lequel l’amour de Robin survit au lourd
handicap dont est atteinte Diana ;
- ou le bouleversant « The Notebook » de Nick Cassavetes (2004) où la
passion parvient à surmonter l’amnésie de l’héroïne devenue âgée;
- et bien sûr « Amour » (2012) de Michael Haneke, avec Jean-Louis
Trintignant refusant de renvoyer à l’hôpital Emmanuelle Riva tant sa
présence lui reste indispensable malgré l’irréversible dégradation de son
état mental...
- Dans « Eternal Sunshine of the Spotless Mind » (2004), Michel Gondry
parvient même à imaginer de façon poignante la survie de la passion
malgré une tentative d’effacement médical de la mémoire !
- L’exemple le plus illustre reste bien sûr celui d’Abélard et Héloïse, dont la
passion survécut à la castration que le chanoine Fulbert, oncle de la
belle, fit tragiquement subir à son imprudent amant.
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2 -2- 2 Les obstacles à la qualité de l’échange
Pour qu’une personne puisse rendre quelqu’un transi d’amour, il faut qu’outre
des qualités physiques et intellectuelles avantageuses, elle ose de surcroît
exprimer sa singularité en assumant avec assurance (mais sans prétention !) ce
qui en elle est original :
Sans tomber dans la caricature du dicton selon lequel « Les hommes préfèrent
les garces », il est indéniable que la séduction exige une sûreté de soi et une
fierté de bon aloi : rien n’est plus catastrophique qu’un joli cœur qui doute sans
cesse de lui-même... En revanche, tout galant doit bien sûr savoir relativiser ses
mérites pour ne pas se rendre vite insupportable. Et surtout, il doit ramener le
plus possible la conversation vers la personne aimée : la seule chose dont
quelqu’un ne se lasse pas, c’est qu’on parle de lui-même.
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Toutes ces contraintes limitent singulièrement les chances de tomber sur
l’oiseau rare !
Car outre les qualités nécessaires pour pouvoir susciter l’amour fou, il faut
aussi - comme déjà évoqué - un contexte propice à la passion : des barrières à
renverser, des obstacles exceptionnels à surmonter, des risques à prendre, un
monde inconnu à découvrir.
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2 -2- 3 L’éclectisme qualitatif
Au-delà des rapports intimes, l’amour des deux protagonistes sera sublimé par
leur capacité à détecter aussi tout ce qui autour d’eux mérite leur
émerveillement, par la conscience que certaines personnes à leur contact sont
en fait indissociables de leur passion, et sont même souvent les déclencheurs
ou les catalyseurs de celle-ci :
Ainsi, pour revenir à l’exemple du Dr Jivago, la relation entre les deux héros est
notamment magnifiée :
Autre exemple tiré du film « La fièvre dans le sang » d’Elia Kazan : (dont le titre
anglais "Splendor in the grass" se réfère à un célèbre poème de Wordsworth),
dans lequel l’instant sublime ne vient pas directement des amants eux-mêmes,
mais du père de la jeune femme !
Dans cette histoire des années 1920, les deux jeunes amoureux Deanie et
Bud (Nathalie Wood et Warren Beatty), de milieux très différents, voient
leurs parents respectifs s’opposer violemment à leur union...
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De l’aveu même du robot conversationnel "Chat GPT" (!) : « Cette scène
est un moment émotionnellement intense du film ».
Il aurait d’abord fallu citer, bien sûr, Rodrigue face Chimène dans la pièce « Le
Cid » de Corneille, avec l’ « atteinte imprévue aussi bien que mortelle » qui les
frappe brutalement quand il se trouve contraint de venger l’honneur de son
père dans un duel avec le propre père de sa bien-aimée :
Leur sens du devoir filial, au lieu de détruire leur amour par le conflit qui les
oppose violemment, va au contraire l’attiser puissamment et leur révélant
l’intense séduction d’une admiration réciproque.
(Contrairement à Tristan et Iseut, qui ne durent leur passion qu’à l’artifice d’un
philtre magique...)
***
44
III - Le sublime artistique
Précisons d’entrée que l’art en cause n’est pas l’art d’ "assouvissement" défini
par Malraux comme simple moyen d’agrémenter notre soumission aux
impériosités de notre condition (la musique d’ambiance propice au
rapprochement des corps ou celle endiablée donnant accès aux transes, la
complaisance voyeuriste des mélodrames, les images ouvrant l’appétit gustatif
ou sexuel...).
l’art digne de ce nom est au contraire une révolte contre l’absurde volatilité et
répétitivité du plaisir sensoriel ou émotif, par la création d’objets de
réjouissance capables d’échapper à cette frustrante instabilité parce qu’ils
appartiennent à un autre ordre :
Cet autre ordre, c’est celui de l’amour de l’amour (l’amour pour lui-même !),
l’ « art pour l’art »,
45
Tel est bien, en effet, notre unique moyen de consoler et enrichir durablement
l’esprit en dépassant le blues qui suit inévitablement toute satisfaction d’un
désir ponctuel :
Le dicton « Omne animal triste post coïtum » vaut en effet pour toute
forme de plaisir, même si selon Galien de Pergame, ce syndrome
toucherait moins la femme (?), et pas du tout le coq (!)
Heureusement, la démarche artistique nécessaire pour accéder aux félicités
pérennes est ouverte spontanément à tous :
Chacun décèle à sa façon, dans l’analyse des signaux perçus, ce qui mérite ou
non selon lui son émerveillement. Un angoissé ne verra pas un paysage de la
même façon qu’un contemplatif, qu’un scientifique ou qu’un amoureux,
même si bien sûr il existe des beautés générales ressenties comme telles par
la quasi-totalité des gens (le beau universel de Kant), en raison des nombreuses
constantes de fonctionnement du cerveau humain.
46
3 – 1 Impliquer autrui
Qui n’a pas éprouvé un sentiment d’absurde ou d’ennui face à une œuvre
manifestement de qualité, mais déconnectée de tout lien avec son propre
vécu (ou du moins sans rapport avec des aspirations personnelles) ?
On se demande alors à quoi cela rime- t-il vraiment de multiplier toutes ces
mesures, encore et encore ?
Bien sûr la réceptivité varie selon les époques : la période contemporaine nous
a habitués aux vertus de la concision, tant notre temps est devenu rare et
précieux.
Mais le lien indispensable de l’art avec la "vraie" vie n’est pas forcément
contextuel : certaines œuvres (qualifiées généralement de « classiques »)
conservent leur force émotionnelle à travers les âges parce qu’elles parlent à
ces constantes de l’esprit humain déjà évoquées, alors que d’autres qui se
veulent proches de nous ne jouent en fait que sur des artifices ou des modes
passagères, et tombent rapidement à plat.
Ma joie fut donc à son comble lorsque ma mère finit par exaucer, bien qu’un
peu tard car j’avais déjà 12 ans, mon vœu le plus cher : commencer enfin des
cours de piano. J’eus droit à mon propre instrument, un modèle antédiluvien
aux touches dures et aux sonorités ingrates, acheté pour une bouchée de pain
à une vielle paroissienne. Mais pour le gosse que j’étais, quelle merveille !
Mes débuts furent fort encourageants : à cet âge, on n’a encore peur de rien.
Le trac ne vient pas encore tout perturber, on fait ce qu’on veut de ses doigts
tellement souples et agiles. Et la vivacité d’esprit aide à progresser très vite
dans la découverte des partitions.
Mais un tel ascétisme m’apparut bientôt artificiel, décalé de la "vraie" vie car
plus j’approfondissais le solfège plus j’avais l’impression de m’enfermer dans
une tour d’ivoire coupée des exigences - beaucoup plus importantes – du
quotidien, à commencer par le travail scolaire.
Après tout, la musique ça ne revenait guère qu’à brasser de l’air puisque les
sons s’envolent instantanément ! (Certes, on sait les enregistrer : à l’époque,
en les gravant dans le vinyle. Pour autant, un flot de notes - même en réécoute
indéfinie sur disque – ne reste, par nature, qu’une simple vibration sonore,
fugace et impalpable, autrement dit du vent !)
Non, les gens ne vivaient pas de notes de musique mais d’actions concrètes :
Comment pouvait-on bien faire du clavier son métier pour passer ridiculement
48
son existence à marteler des touches pendant que d’autres se grisent du vrai
pouvoir d’agir sur les choses et sur les gens ?
Dès à présent, pourquoi sacrifier tant de temps enfermé avec un piano quand
les jeunes de mon âge multipliaient les activités sportives et les rencontres en
toute liberté ? Surtout dans un pays ensoleillé comme cette Provence où
j’habitais, incitant en permanence à sortir au lieu de river son cul pendant des
heures face à un clavier.
Il est vrai que ni les difficultés, ni même ce triste sentiment de vanité de l’art
n’avaient réussi à effacer la magie de la musique de ma petite caboche.
Mais comment avancer en restant en proie à un tel dilemme ?
J’essayais bien de m’ouvrir à d’autres formes d’art pour tenter d’y trouver de
nouveaux motifs d’enthousiasme, mais la peinture et la sculpture me laissaient
de marbre (c’est le cas de le dire), et la littérature m’ennuyait le plus souvent,
sauf quand je me délectais à lire et relire l’énorme ouvrage sur Napoléon offert
pour mes 11 ans et que je ne me lassais jamais de compulser :
49
Comment imaginer l’Empereur, mon héros absolu, consacrant dérisoirement
sa destinée à la musique ? Même si, avec le recul, cela eût-il eu l’avantage
d’éviter bien des morts : Beethoven, mon autre idole, n’avait jamais tué
personne, lui ! (tout au plus peut-être, une petite responsabilité dans la
tentative de suicide son neveu Karl ?). À coup sûr en tout cas, Hitler aurait
mieux fait de rester artiste-peintre...
En fait de musique, mon frère cadet ne jurait que par les Beatles, dont les 45
tours commençaient à déferler, mais je ne comprenais pas du tout la raison
d’un pareil engouement : Quand j’ aperçus sur une pochette les quatre garçons
assis côte à côte, regards allumés et visages grimaçants à moitié bouffés par
leurs cheveux, j’eus l’impression de voir quatre bonobos excités tout juste bons
à produire une "musique de nègres" comme disaient alors les gens plus âgés à
propos du blues, du Jazz et du rock.
J’allais heureusement bientôt comprendre que l’art peut dépasser les préjugés
et la présomption de respect qu’on est supposé lui reconnaître d’office sans
nécessairement éprouver quoi que ce soit :
Le déclic vint de ce jour de décembre où mon père, pasteur comme déjà dit,
m’informa que l’organiste de la paroisse venait de se coincer violemment un
doigt en fermant ses volets et qu’il ne pourrait donc pas assurer l’office de la
veillée de Noël : personne d’autre n’étant disponible alors qu’il ne restait que 5
jours, je me retrouvai mobilisé "manu militari" malgré mes tout juste 17 ans et
ma totale inexpérience.
50
Les congés scolaires de fin d’année venant de débuter, il ne me restait plus
qu’à me jeter à corps perdu dans la préparation des cantiques que papa avait
sélectionnés pour cette soirée si importante.
J’eus beau répéter chaque psaume à n’en plus finir, il s’avéra impossible
d’éviter des fausses notes et jour après jour, l’anxiété finit par me gagner avec
l’approche inexorable de l’échéance. Je tentai de me rassurer en me disant que
beaucoup de participants à l’office chanteraient eux-mêmes faux, et que de
toute façon mes erreurs seraient sans doute masquées dans le flot : hélas rien
ne calmait vraiment mon appréhension ni ma fébrilité.
J’eus l’impression de vivre dans un rêve quand, au signal de tête envoyé par
papa debout dans sa chaire, mes doigts se lancèrent dans le petit prélude
introductif que j’avais choisi moi-même, parmi les plus faciles possible. Bon, ça
ne rendait pas trop mal...
La véritable épreuve du feu vint avec le premier cantique, une fois plaqué
l’accord d’attaque donnant le ton. Principal problème : le tempo, vu la
tendance de l’assemblée à chanter plus lentement que le jeu spontané d’un
instrumentiste en solo. Pour le reste, j’avais vu juste sur l’effet de "mélasse"
51
produit par la fusion de l’harmonium dans le chœur - flou et hésitant -
montant des travées. De plus, ô miracle, mes fausses notes se révélaient
beaucoup moins nombreuses que redouté !
Je n’aurais jamais cru ressentir du sublime dans une telle soirée, mais c’est
pourtant le sentiment qui m’envahit à la fin de l’office, dans le frisson
remontant subitement de mes reins à l’exécution du choral « Adeste fideles » :
Entendre toutes ces voix, soudain bien mieux affutées, s’unir à mon jeu dans
cette superbe harmonie enfin trouvée fut une révélation : l’art pouvait quitter
les limbes et les tours d’ivoire pour être activement partagé.
***
Désormais, promener ses doigts sur un clavier n’était donc plus forcément un
vain exercice "masturbatoire" : des gens pouvaient compter sur ça pour
éprouver leur propre spiritualité, ainsi que j’eus bientôt l’honneur de le vérifier
en me voyant officiellement désigner par la paroisse comme organiste-adjoint,
en alternance avec le vieux titulaire (bien remis de sa blessure au pouce !).
En fait, c’est toute ma vision de l’art qui désormais s’ouvrait au monde réel :
l’art n’était plus un diktat sacré venant s’imposer d’en-haut, mais un outil
magique de communication avec autrui aidant à faire tomber les barrières : des
rapprochements poignants m’apparaissent maintenant évidents entre tel ou
tel passage d’un morceau et des sentiments humains très concrets, comme
autant d’ardents témoignages de vie.
52
Un air de musique - pourtant naïf, simpliste, braillard ou tape-à-l’œil en
apparence - pouvait carrément devenir, et pour toujours, indissociable d’une
situation vécue.
Oser même le trivial, se jeter à l’eau, dépasser les inhibitions dues aux préjugés
d’une éducation trop sage, mais avec classe, pour révéler ce qui se cache de
beau dans le banal au lieu de tomber dans la provocation gratuite et le
« putassier » racoleur :
Cette voix perçante me fit sortir de mes préjugés : ce que j’avais pris pour du
tintamarre yé-yé, de l’art d’ "assouvissement" selon le mot de Malraux, tout
juste bon à faire" guincher", parvenait tout à coup à m’émouvoir, et ce plus
puissamment que jamais !
54
***
avec cette impression amère que tout avait déjà été fait et que je n’avais
rien à apporter moi-même d’intéressant.
Pourtant mon frère cadet parvenait, lui, à créer des airs convaincants et bien
rythmés dans l’esprit des Beatles, qu’il chantait en doubles voix avec un
camarade branché "pop" comme lui. J’en étais jaloux, me disant que ça tenait
sans doute à sa maîtrise de la guitare car cet instrument était manifestement
propice à la composition de chansons. Sur mon vieux piano, rien n’était jamais
vraiment venu...
55
timidité de ma voix, suffisaient à briser la glace et ouvrir des relations à autrui
beaucoup plus sincères et profondes que celles connues jusqu’alors !
Je l’avais déjà rencontré avant la fac car il était alors l’ami d’un de mes cousins
marseillais et il s’intéressait aux cantiques protestants que j’interprétais sur le
grand harmonium du temple.
Très peu de temps après nos retrouvailles aixoises, il partit vivre à Paris, suivant
ainsi les traces de sa sœur qui y avait déjà entamé une carrière de chanteuse.
Un mois plus tard, il m’invitait chez lui au Quartier latin, pour quelques jours.
Mais, lorsque lui et ses amies me demandèrent si je n’avais pas autre chose à
leur montrer, je leur sortis une mièvrerie tellement ridicule qu’ils ne purent
s’empêcher de rire aux éclats !
Heureusement, je remontai de plus belle sur mon petit nuage quand, à la fin du
récital qu’il donnait le soir même dans un cabaret de la rive gauche, Yves me fit
56
la surprise de terminer en interprétant ma chanson « You’re away » devant un
auditoire très réceptif, au sein duquel se trouvait Christian Wander en
personne, membre éminent du groupe Magma ! Lorsqu’il m’eut présenté à
tous comme étant le compositeur, quelqu’un assis derrière moi me demanda si
mon œuvre était bien protégée, car plusieurs auditeurs venaient d’en noter les
accords par écrit.
Puis-je ici parler pour autant de sublime ? Mon petit morceau, trop tendre et
pudique, n’avait sans doute pas la véhémence émotionnelle qui qualifie un tel
état : Je dirai donc que j’étais simplement parvenu dans l’antichambre du
sublime...
57
le fameux épisode final du film « L’homme qui en savait trop » d’Alfred
Hitchcock :
La voix d’un enfant retenu en otage dans une cachette de l’immense bâtisse du
Royal Albert Hall, qui dans le fol espoir d’être reconnu par ses parents présents
au concert, se met à chanter pathétiquement la comptine « Whaterver will be,
will be » (« Qui sera, sera »),
Parfois, ce n’est pas l’art qui infléchit les évènements, mais ce sont au contraire
les évènements - y compris politiques - qui déclenchent le sublime dans l’art :
58
En réaction à l’absurdité de la guerre, Ravel fait triompher la vie avec son
« Concerto pour la main gauche » destiné à son ami pianiste autrichien Paul
Wittgenstein qui avait perdu son bras droit sur le front russe...
Plus sereinement, quand Paul McCartney exprima son amour pour l’Écosse, sa
patrie d’adoption des années 70/80, en composant « Mull of Kintyre », ce
chant devint vite le second hymne de ce pays après « Flowers of Scotland » :
Ce qui aura permis l’irruption du sublime dans cet air d’abord gentillet, c’est
bien sa dimension "politique" : tout à coup l’illustrissime auteur se soumet
humblement au folklore écossais - cher aux indépendantistes - en osant confier
son chant aux cornemuses dans un saut à la quarte où il transpose
miraculeusement son univers pop-rock habituel.
Cette audace lui vaudra jusqu’au respect de plusieurs chanteurs punks tels que
les « Sex Pistols », dont le style sauvage et brutal alors à la mode était
diamétralement opposé à un tel morceau !
Mais en politique, c’est souvent l’art qui précède : certains hymnes nationaux
touchent au sublime par leur aptitude à soulever – perpétuellement -
l’enthousiasme des foules, et pourtant, à l’exception de Rouget de l’Isle pour
« La Marseillaise », aucun de ces grands airs n’a été créé à des fins
patriotiques :
« God save the king » fut composé en France par Jean-Baptiste Lully pour
célébrer la guérison de Louis XIV d’une fistule anale !
59
3–2–2 L’interférence de l’art avec l’environnement
La littérature est remplie de métaphores par lesquelles des objets perdent ainsi
leur banalité pour se charger d’émotion et de connections diverses les rendant
complices des pensées de l’auteur. Ainsi, vus par Valery depuis son cimetière
marin, les focs des voiliers ondulant sur la mer sont des oiseaux picorant sur ce
« toit tranquille »...
60
Mais ce sont bien sûr les arts plastiques - peinture, statuaire, photo ou cinéma -
qui constituent le mode privilégié d’expression des émotions projetées par
notre esprit sur la nature, par ce pouvoir de démiurge qu’a l’artiste de
cristalliser pour l’éternité dans son œuvre ce que lui seul était jusqu’alors
capable de voir de "signifiant", derrière la profusion des formes.
Ce qui est offert en échange par la nature elle-même est moins évident :
Elle est en effet présumée dénuée de toute conscience autre que mécanique.
Pourtant, pour que l’artiste puisse enclencher son geste créateur, il ne suffit
pas que seul de son côté il ait l’esprit rempli d’idées : il faut encore que lui
parvienne un message propre à l’objet-même qui lui fait face, et que ce
message interpelle son esprit :
Quelle que soit l’intensité des états d’âme du poète, ils resteront strictement
stériles si un signal de la nature ne vient pas les féconder. Or ce signal salvateur
capable de transformer l’état de "manque" de l’artiste en créativité, ne sera
lui-même le fruit que d’un pur HASARD, dans une miraculeuse synchronicité
avec les besoins propres de cet artiste en cet instant, sans répondre à aucun
besoin matériel ni nécessité logique.
61
Évidemment, l’objet qui se dévoile doit parler à l’esprit, et pas seulement au
corps. Sinon, c’est un vulgaire indicateur de besoins physiologiques, sans
rapport avec l’art (Quand le poète a trop soif, l’eau d’une belle fontaine n’est
plus une "onde" pure mais un simple liquide désaltérant !)
Il faut en outre exclure les signaux de la nature qui sont interprétés non pas
pour leur valeur affective, mais à d’autres fins :
pour atteindre une communion avec certains des éléments qui nous entourent,
dans laquelle l’humain respecte infiniment la nature mais ose enrichir encore
son spectacle selon sa propre humeur, par une recomposition des éléments
62
reçus permettant parfois de transcender le beau en sublime : des fleurs
simplement jolies peuvent être magnifiées dans un bouquet, des iris être
sublimés par Van Gogh ...
b) – L’impact de l’architecture
Je fus animé, dès mes jeunes années, du désir de partir en guerre contre la
mocheté de l’urbanisme moderne que nous subissons depuis trop longtemps :
À vouloir avant tout loger les masses en s’assurant que chaque lapin aura bien
son clapier, on a renoncé au sublime des palais et des cathédrales. Résultat : la
grande déprime du peuple des banlieues…
Je dus hélas abandonner cette idée, car plus j’avançais au lycée, plus je
constatais mon manque d’appétence pour les mathématiques.
Il n’en reste pas moins qu’un maître d’œuvre est, plus que tout autre artiste, en
mesure de dialoguer avec l’environnement :
63
À sa façon, la tour Eiffel est sublime en ce qu’elle parvient à concilier le
gigantisme avec l’élégance qui est l’image propre de Paris. Le Taj-Mahal est
sans doute encore plus raffiné, mais non sublime à mes yeux car il ne concilie
rien : il n’a fait qu’illustrer - de la façon certes la plus radieuse possible –
l’amour fou d’un maharadjah pour sa rani.
Le conflit puissant qui sublime l’œuvre peut en effet ne pas résider uniquement
en celle-ci mais résulter de sa conjonction à un contexte antagonique Ainsi la
cathédrale de Reims cruellement défigurée par les bombes allemandes
pendant la première guerre mondiale, mais persévérant héroïquement à
tutoyer le ciel. Ou bien sûr le tableau « Guernica » de Picasso, qui n’aurait pas
la même force sans sa connotation historique à la guerre civile espagnole.
Nombreux sont les scientifiques qui comme Paul Dirac (l’un des plus grands
physiciens après Einstein, découvreur de l’antimatière), privilégient l’élégance
des équations à leur utilité, dans une quête platonicienne du beau se voulant
en harmonie avec la vérité :
« Le chercheur, dans son effort pour exprimer les lois fondamentales de la
Nature en langage mathématique, devrait en priorité tenter d'obtenir la
beauté mathématique. Il arrive souvent que les exigences requises pour la
simplicité et la beauté soient les mêmes, mais quand elles sont en désaccord,
c'est la dernière qui doit être prioritaire. (…) Il est plus important d’avoir de
belles équations que de leur demander d’être en accord avec l’expérience. (…)
Il semble que si l’on travaille pour accéder à cette beauté, on soit sur une
ligne de progrès assuré. »
Pour Bertrand Russel, autre figure scientifique incontournable, la beauté
mathématique est :
64
« ... froide et austère, comme celle d'une sculpture sans référence à quelque
partie de notre nature fragile, sans les magnifiques illusions de la peinture ou
de la musique, et pourtant pure et sublime, capable d'une stricte perfection
que seuls les plus grands arts peuvent montrer. »
« Les mathématiques ne possèdent pas seulement la vérité, mais la beauté
suprême — la beauté froide et austère de la sculpture. »
Or cet art suprême du scientifique est apte à réunir, mieux que tout
autre, mes 6 critères du sublime :
Outre l’attirance exercée par sa perfection, une absolue cohérence interne lui
est acquise par définition, de même qu’un scrupuleux respect de la nature
puisqu’il en décrit fidèlement les lois.
Les pouvoirs de la science sont bien sûr d’une véhémence sans égale : bombe
atomique, exploration spatiale, technologies, bactériologie, eugénisme...
La science offre également les surprises les plus ahurissantes qui soient :
que vient donc faire le nombre π, qui se définit exclusivement par rapport
au diamètre du cercle, dans la fonction exponentielle complexe d’Euler,
dans les convergences de suites de séries mathématiques, dans la fonction
Zéta de Riemann, les lois statistiques de Cauchy et de Gauss, les suites
logistiques ou le calcul du sinus intégral en trigonométrie ?
Idem pour le nombre "ϕ", ce fameux nombre d’or dont la suite des
décimales -comme pour π- est illimitée : sans que ceci ne réponde à la
moindre logique, il intervient dans des domaines mathématiques ou
physiques d’essences radicalement différentes :
en géométrie (pour certaines propriétés du rectangle : plans du Parthénon,
pyramide de Khéops…) ;
celle d’Euler (eiπ +1 = 0) pour les calculs infinitésimaux, qui est considérée
comme la plus belle de tous les temps car elle réunit à elle seule les 5
constantes dont dépend tout calcul (avec : la base logarithmique "e" pour
l’analyse, l’unité imaginaire "i" pour l’algèbre, l’unité numérique "1" pour
l’arithmétique, et enfin le "0" qui porte toutes les mathématiques !) ;
67
caractère quasi inépuisable des ajustements et des nuances possibles, au gré
de ses propres humeurs elles aussi changeantes.
Dans ma prime jeunesse quand je n’avais pas encore découvert l’impact de l’art
sur la « vraie » vie, les difficultés techniques m’étaient odieusement absurdes :
autant d’obstacles exaspérants entravant mon besoin d’expression sonore.
Tout a changé lorsque j’ai enfin considéré les exigences d’exécution les plus
ardues comme de véritables défis passionnels ! Car ces difficultés sont en
quelque sorte les "zones érogènes" du contact avec l’auditeur (à commencer
par mes propres oreilles), les points d’ancrage permettant de saisir les
moindres nuances, jamais secondaires, donnant à l’œuvre sa portée véritable.
Il est à chaque fois extraordinaire de découvrir à quel point un petit rien peut
transfigurer un passage: plus encore que le Diable, le Dieu de la musique est
vraiment dans les détails !
Apprendre peu à peu à les capter m’ouvre des dimensions restées mal perçues
du message musical que son génial créateur veut – par sa partition encore bien
vivante aujourd’hui - me faire ainsi toucher du doigt et si possible transmettre à
mon tour ! Je n’exagère donc pas quand je dis à mon épouse : « Tout à l’heure,
j’ai rendez-vous avec Bach, puis Schuman ».
Quand j’ai dit plus haut que l’impact de l’art était inversement proportionnel
aux moyens déployés, je visais :
o quant au déploiement, celui d’éléments superflus : l’ajout d’ornements
"exogènes" dénaturant la pureté initiale du propos ou alourdissant
inutilement celui-ci, et non tous les ingrédients au contraire indispensables
pour rendre compte pleinement d’un morceau un tant soit peu subtil ;
o et quant à l’impact, un retentissement non pas d’ordre esthétique mais
simplement sociologique (En disant qu’ « Une bonne chanson est celle que
68
tout le monde peut siffler dans la rue », John Lennon n’en faisait pas un
critère de beauté en soi, mais rappelait seulement la grande difficulté de
savoir toucher le plus grand nombre).
Ceux qui ne croient qu’au "coup de foudre" en art sont des béotiens
paresseux : l’apprentissage artistique est absolument indispensable pour
pouvoir s’épanouir esthétiquement : même Serge Gainsbourg, sous des airs
iconoclastes, reconnaissait que le critère de l’art musical véritable par rapport
à l’ "art mineur" de la chanson, c’est d’exiger une initiation.
C’est en sentant sa fin venir à seulement 38 ans que Mozart, déjà sublime
dans l’expression flamboyante de la joie, éclaire la tragédie qui l’accable
d’un nouveau sublime incandescent dans son Requiem, si élevé qu’il ferait
presque désirer la mort !
69
Comme disait mon très cher professeur de français en classe de première,
toute l’histoire de la littérature – et par extension, de l’art tout entier -
s’explique par un jeu de réactions successives entre auteurs, d’un style
contre un autre, d’une nouvelle tendance cherchant à supplanter la mode
en place : Anciens et modernes, roman classique et nouveau roman...
On connait l’analyse faite par Schoenberg de l’infime noyau musical de base qui
suffit à impulser toute la suite d’un morceau. La musique se construit
entièrement et spontanément à partir de ses propres cellules-souches, qui
contiennent en germe toutes les extensions compatibles avec le thème-clé :
superposition de voix (avec ou sans canon), modulations, changements de
tempo, rythmique, combinaison de timbres, harmonie, contrepoint,
dodécaphonie...
70
Or la conscience du sublime est un état rare, car elle exige qu’un choc
profond puisse être ressenti par le destinataire de l’œuvre, alors que le
"temps de cerveau disponible" de celui-ci est déjà accaparé par bien
d’autres préoccupations ! Sa réceptivité est forcément ténue, volatile et
changeante.
o Pour que le propre état d’esprit de celui qui écoute soit – ici et maintenant -
en phase exacte avec l’intention du créateur, il faut un concours de
circonstances : la plupart du temps, le compositeur propose, mais l’auditeur
dispose !
L’exubérance du violon était comme une provocation, du sel sur mes plaies.
Depuis lors, il m’est devenu impossible d’entendre cette pièce,
71
théoriquement si allègre, sans ce sentiment de douleur lancinante qui,
précisément, me l’a rendue sublime malgré elle !
C’est toute l’opposition entre Mozart, qu’on peut, malgré tout son génie,
écouter en arrière fond sans y monopoliser sa pensée, ou prendre en cours
de route, ou réentendre en boucle, et Beethoven dont le discours exige la
concentration continue de l’audition pour sa compréhensibilité.
Il prend alors le risque d’un rejet pur et simple, mais c’est moindre mal car
rien n’est pire pour un artiste que l’indifférence.
72
Si ce pouvoir "dialectique" – tellement plus facile pour un dramaturge ou un
romancier - est permis au compositeur, c’est parce que la propriété
combinatoire de la musique ne se limite pas à de simples variations et
adjonctions autour d’un même thème fondateur centripète et omnipotent :
73
L’attirance est à son comble : l’angélisme du premier thème est
superbement mis en relief par ce contrepoint ultime, dont la force de
fascination suscite en même temps l’inquiétude.
Cet instant magique final est tellement bref qu’on en est frustré, mais la
brièveté même est en soi un ingrédient à part entière du sublime, et
contrairement aux mélomanes d’antan condamnés à une seule écoute dans
leur fauteuil à l’Opéra, nous avons le privilège de pouvoir le réécouter ad
libitum.
le tout pour aboutir non pas au chaos, mais à un nouveau stade de sérénité
désormais paradisiaque !
Parfois, le conflit musical se déroule dans une alternance des deux procédés :
les oppositions sont tantôt présentées en séquences séparées, tantôt en
superposition :
L’Étude Op.25 n°1 de Chopin débute brièvement par une mélodie tendre et
prenante, immédiatement submergée par un incroyable déferlement de
notes au sein duquel le thème initial parvient pourtant à surnager : Est
ainsi sublimement illustrée l’extrême violence contenue dans la
prétendue douceur du sentiment amoureux.
L’auditeur n’a rien ici à interpréter selon sa propre subjectivité : il est "pris à
la gorge" et ne peut que partager tel quel l’état d’âme du compositeur.
Le sublime tient donc ici dans cette osmose incroyable entre haute
spiritualité, impériosité de la force divine, et liesse des pèlerins.
75
f) - Le syncrétisme de l’art en général
J’ai pris les exemples qui précèdent dans le domaine musical, mais toutes les
formes d’art sont susceptibles de conditionner par avance la parfaite
réceptivité du public au choc suprême programmé grâce au traitement
dialectique des antagonismes :
oOo
76
SECONDE PARTIE
Le "trou noir" de
l’Absurde
77
Quand l’absurde génère l’admirable...
(Illustration de chaos déterministe à partir d’un système dynamique aléatoire)
78
I - Ce qui nous échappe
Le seul sublime à notre portée, c’est celui qui peut être construit directement
par notre pensée et que nous pouvons faire vivre en le partageant avec autrui.
(On sait depuis Descartes que c’est bien la pensée qui détermine notre être).
Ce qui est sûr en tout cas, c’est que nul individu – serait-il la pire des têtes
brûlées - n’échappe à la conscience de son inéluctable déchéance et de sa
79
mort, entretenue par l’angoisse existentielle, ni à l’insatisfaction des artifices
voulant masquer ce vide absolu.
A contrario, chacun sent bien, en son for intérieur, que seule l’existence d’un
sublime authentique est susceptible de compenser l’absurdité du monde.
***
Cette approche, on l’a vu, est insuffisante, car elle tend à confondre le
sublime avec le merveilleux, l’extraordinaire, le fantastique, l’inouï....
Or il n’est pas nécessaire d’aller chercher bien loin puisque tout se construit
entièrement dans nos têtes ! Encore une fois, le sublime n’est pas une
révélation tombée du ciel qui s’imposerait toute-faite à l’esprit.
- Le sujet, qui doit valider l’objet qui l’attire comme étant bien digne de son
admiration ;
80
- Et cet objet lui-même, qui en retour enrichit l’expérience esthétique du
sujet lorsque ce qu’il lui révèle diffère bel et bien de ses données déjà
acquises.
Si, selon Einstein, le hasard est « Dieu qui se promène incognito », alors le
sentiment de sublime ne pourrait-il pas être lui-même un clin d’œil que nous
adresserait parfois le Tout-puissant, sans doute pour nous donner courage et
alimenter notre foi en lui ?
Hélas, ce postulat d’intervention d’un être suprême ne nous fait guère avancer
puisqu’il dépasse notre raison, nous réduisant à n’être que les spectateurs de
prodiges nés en dehors de nous. L’hypothèse d’un divin démiurge est d’ailleurs
contestée par celle d’une pure action du hasard dans l’émergence des
81
"merveilles" du monde, parfaitement plausible au vu des expériences de chaos
déterministe et d’auto-organisation, faites à partir d’automates cellulaires.
Or, l’idée d’une construction de la vision du sublime par le seul esprit humain
parait à la fois (1) compatible avec ces avancées scientifiques, et (2) féconde :
N’est-ce pas absolument capital dans un monde qui tout entier, comme l’a dit
Shakespeare, n’est rien d’autre en fait qu’un immense théâtre ?
Aucune vérité GÉNÉRALE ne peut donc être en soi une FINALITÉ puisque
précisément (hors le monde quantique) , les règles universelles n’ont jamais
82
d’autre aboutissement que celui d’ÊTRES SINGULIERS, qui seuls réellement
existent :
Le cerveau humain ne peut approcher ces lois abstraites de l’univers que par
des biais subjectifs :
Les équations ont bien sûr un sens, mais elles n’ont aucune finalité hors de
celle que veut bien leur donner notre cerveau imparfait et périssable, qui
seul peut les définir, puis les admirer, puis les utiliser dans ses propres et
uniques desseins.
83
Tout comme les principes régissant la matière, ceux qui expliquent les
comportements humains ne peuvent donc jamais constituer de finalité morale
en eux-mêmes, n’en déplaise à Kant :
Une finalité est la visée d’un aboutissement tangible, l’accès au centre visible
d’une cible. Au contraire, une vérité abstraite n’est visible nulle part !
L’essence des choses étant toujours floutée par les approximations du monde
réel, elle ne peut jamais constituer la cible d’une fin en soi, mais guider
seulement vers une fin subjective, façonnée par le "pour soi " de l’individu
concerné, dont les buts sont forcément égotiques, puisqu’ils sont la résultante
de ses propres pulsions. (Même l’altruisme passe d’abord par ma motivation
propre – discrétionnaire et fragile – d’aider ou non autrui).
Bien sûr, les composants de base d’une personnalité sont communs à tous,
mais c’est leur combinaison, variable à l’infini, qui donne à chaque être son
caractère unique irréductible à tout autre.
***
Plus largement, le fait que le seul juge dans l’univers (= l’être humain) soit
toujours un individu singulier, foncièrement subjectif et faillible, n’a pas
seulement pour conséquence l’absence de toute finalité préétablie :
En fait, rien ne peut carrément EXISTER pour un être vivant en dehors de son
propre champ de conscience, ce qui donne par là-même l’unique définition
possible du NÉANT :
oOo
84
II - Les forces en présence
2-1 L’absurde et l’admirable
Car la singularité n’est pas une illusion : ce phénomène est au contraire, j’y
insiste, une caractéristique fondamentale - véritable "marque de fabrique" - de
tout notre monde macroscopique, ainsi qu’en témoigne au premier chef le
code génétique, jamais identique quel que soit le nombre d’êtres vivants.
Même des jumeaux ou des clones ne vivront jamais exactement la même vie.
Tant pis s’il peut en résulter une démarche égocentrique, voire narcissique : il
est légitime que je m’aime tellement moi-même, puisque je suis la seule
personne avec laquelle je peux tout me permettre !
Une romancière a pu récemment intituler à juste titre son livre : « J’ai enfin
trouvé l’amour de ma vie : c’est moi ! »
85
- déficience de la conscience (entendue comme perception par le sujet
pensant de sa propre singularité, en tant qu’être distinct du reste du
monde) :
- et développement de celle-ci.
***
86
notre être », bien plus profondément que le simple "désir" de vie mis en avant
par Spinoza avec son " conatus" et repris par Schopenhauer dans sa définition
de la volonté.
***
L’admirable dépasse le rationnel car il l’inclut dans son propre champ (le savant
est amoureux de ses équations), alors que la raison sans désir n’est pas viable :
Rien en effet ne permet d’étayer en quoi que ce soit la "possibilité" future pour
un système algorithmique de refuser ce que l’algorithme lui dicte et s’abstraire
du « big data » dont il est exclusivement alimenté, contrairement à l’humain,
que sa révolte contre sa propre imperfection rend téméraire, masochiste,
suicidaire, surréaliste, prêt à n’importe quoi y compris à vouloir « expliquer le
réel par l’impossible ! » selon le mot fameux d’Alexandre Koyré.
Or comme a dit Gaston Bachelard, c’est bien en pensant « contre son propre
cerveau » que le génie humain a pu dépasser les évidences logiques induites de
la combinaison et de l’extrapolation des seules données observables ou des
lois déjà avérées, pour trouver le principe de la chute des corps dans le vide (à
87
une époque où on ne savait pas faire le vide !), la gravitation, le mouvement
inertiel, les quanta, les relativités restreinte et générale, l’antimatière, le
neutrino, ou plus récemment le boson de Higgs (d’abord imaginé en pure
théorie, 50 ans avant sa constatation effective au CERN de Genève).
***
Et puisque les deux perceptions sont d’ordre subjectif, il n’existe pas "a priori "
de donnée transcendantale de d’absurde ni de l’admirable, pour reprendre la
terminologie Kantienne :
Les « espaces infinis » de Pascal ne sont pas effrayants par leur silence, mais
par l’interprétation de ce silence qu’invente à sa façon chaque conscience
particulière : aucun apaisement de cet effroi ne saurait être apporté par
88
l’astrophysique, où n’y a aucune place pour le ressenti mais uniquement pour
la résultance logique de processus strictement mécaniques (nucléation,
expansion de l’univers...), rendus progressivement intelligibles par le
développement des connaissances.
***
o D’abord parce que l’esprit ne maîtrise pas lui-même ces processus, en étant
confronté à la fois :
- à l’indéterminabilité du comportement des particules quantiques
composant la totalité du Cosmos et conditionnant l’ensemble des avancées
technologiques actuelles, d’où la préoccupation récente de voir surgir des
89
évènements non maîtrisés dans les implications électroniques de
l’intelligence artificielle !
- ainsi qu’à l’entropie, condamnant tout objet macroscopique à une
inéluctable déstructuration ;
o Et en tout état de cause, parce que, quel que soit le degré de sophistication
du binôme matière/énergie et des prolongements prodigieux que peut en
faire le génie humain, ces processus ne portent en eux-mêmes aucun
message spirituel ! Un cerveau seulement objectif ne saurait donc en tirer la
moindre idée du sens à donner à son existence.
Gare à la gueule de bois pour ceux qui se laissent enivrer par la liesse
collective...
Seule l’écoute de ses émotions intimes peut éclairer le sujet sur les choix de vie
les mieux à même de satisfaire et enrichir ses sentiments par des
prolongements rationnels ou artistiques.
90
En quelque sorte, par analogie avec les concepts de la physique relativiste
d’Einstein, il s’agit pour l’individu de construire ainsi, au plan psychique, son
propre "référentiel", son "temps propre", sa "ligne d’univers" personnelle,
sans lesquels son bonheur n’est pas repérable mais livré aux seuls cruels
caprices du hasard.
***
Suivre son intuition est bien sûr facile et évident dans des contextes privilégiés
où la vérité des êtres et des choses se révèle sans trop de flou. Mais ce n’est
pas le cas général, où domine l’ambiguïté foncière de chaque situation alors
que tout se succède bien trop vite.
Qu’on le veuille ou non, il faut donc souvent prendre parti hors de toute
évidence sans avoir eu le temps de disséquer les arguments rationnels en
cause. Autrement dit, on n’a souvent d’autre choix que de suivre des préjugés
dictés par ses émotions !
afin d’enrichir toujours plus son esprit de ces différences qui situent – en creux
– sa personnalité unique et orientent son destin spécifique.
91
C’est toute la différence avec l’I.A. dont la raison d’être se limite au contraire à
ses seules qualités génériques, intéressant la collectivité de ses utilisateurs :
Comme il a été observé (cf. Etienne Klein : « Le geste galiléen par temps de big
data », Cours méthodique et populaire de philosophie - Conférence du 14
février 2018), les moyens faramineux d’exploitation des données informatisées
dont on dispose aujourd’hui n’ont généré aucune loi scientifique, mais
seulement des applications de théories déjà conçues :
Sans le doux vertige de pures spéculations déconnectées des lois déjà établies
et de toute réalité observable, développées pour le simple plaisir de l’esprit :
92
2-3 La force de l’absurde
Il s’agit d’abord de son omniprésence, tant spatiale que temporelle, car rien
- pas même ce qui apparait comme merveilleux – ne résulte d’un plan
préconçu (aléa quantique, aléa de l’évolution darwinienne) ni n’échappe à la
dégradation puis à la destruction (la fameuse entropie des physiciens).
93
b) tandis que les lois de l’évolution darwinienne auront reposé elles-
mêmes entièrement sur le pur aléa d’anomalies génétiques successives
sur 3,8 milliards d’années (= unique source des recombinaisons ayant
permis à la vie de s’adapter et s’épanouir).
L’absurde s’affirme encore par le fait qu’aucune logique, quelle qu’en soit la
rigueur scientifique, n’est jamais définitive :
Depuis Gödel, on sait qu’un système logique ne pourra jamais être
complet, ni permettre de prouver qu’aucune incohérence n’existe en son
sein.
94
Le non-sens est en permanence encouragé par la veulerie enracinée dans
l’être humain : l’aversion instinctive au risque et à l’effort conduit à la
résignation, à la paresse d’esprit, à la facilité de tout confondre au lieu
d’affronter l’originalité des choses pour affiner ses pensées.
Et comme l’a souligné Deleuze, si l’on considère que la nature même des
êtres et des choses est constituée par leurs différences, la généralisation
inhérente aux concepts, parée du prestige intellectuel de l’abstraction, n’est
finalement qu’une régression de l’esprit lui faisant carrément perdre la
RÉALITÉ !
95
identifiable qu’on puisse éradiquer. Elle revient en force, comme un herpès,
quand on s’y attend le moins !
Elle n’épargne absolument personne, pas même les « sauvageons » révoltés
des banlieues dont la haine a très exactement cette nature existentielle de
l’angoisse : elle nait de l’aberration de leur vie toute entière exposée au
mépris du reste de la population, engluée dans la toile du "Darknet" et sans
perspectives de progrès personnel.
Leurs tentatives de fuite (drogues, violences gratuites, abus sexuels
embrigadement religieux, extrémisme politique ou autres simulacres
d’existence) sont bien sûr incapables de les libérer du non-sens, même
quand l’artifice choisi pour oublier l’absurde est un mortier d’artifice !
***
La force de l’angoisse tient à sa double propriété : elle est à la fois diffuse et
progressive, agissant comme un cercle vicieux qui se propage et s’accentue
sans cesse :
o Diffuse, puisque tout ce que nous côtoyons au quotidien nous y renvoie
impitoyablement :
Plus on réfléchit à la folle précarité de l’existence, à l’exposition
permanente aux agressions, à l’injustice constante à laquelle nous
condamnent le hasard et la surpopulation, à la dégradation de
l’environnement, à notre propre lassitude récurrente...
... et plus on se fait à l’idée de n’avoir finalement « pas grand-chose à
perdre » dans un monde qui de toute façon nous condamne à mort.
De surcroît cette mort inéluctable survient toujours :
- soit trop tôt, quand – malgré tout - on avait encore l’énergie l’appétit
de vivre ;
- soit trop tard, après avoir dû endurer l’abomination de la dégradation
physique et mentale.
o Progressive, car l’angoisse est systématiquement intensifiée par la
souffrance, tantôt physique tantôt psychique, qui elle-même ne fait
globalement que croître avec l’âge, à force d’accumuler les épreuves et
de se rapprocher de l’échéance fatale...
96
***
En conclusion, l’angoisse est donc bien de nature existentielle ("existentiale"
préférait dire Heidegger), autrement dit ontologique, congénitale à l’esprit
comme l’est - dans les trois grandes religions monothéistes - le péché originel
de la Bible :
Dans tous les cas, c’est l’EGO qui tourne en rond en se croyant libéré de sa
prison solipsiste et de son indécrottable vanité.
Il s’agit donc d’un élan d’essence esthétique, d’un lâcher-prise vers des valeurs
libératrices aussi bien du DEVOIR moral que du BESOIN physiologique : c’est
toute la différence entre le spectacle d’excitation sexuelle procuré par l’image
d’un nu érotique (promesse d’un énième enfermement dans la "prison"
masturbatoire), et l’élévation d’esprit face à un tableau de maître.
98
Le sentiment d’admiration est lié à la puissance de séduction qu’exerce
spontanément la positivité des choses, plus fort que le simple attrait de la
déresponsabilisation permise par leur absurdité :
C’est l’aptitude spinozienne à percevoir des valeurs comme édifiantes, en
tant que capables d’enrichir notre être et non pas seulement nos avoirs, par
captation de nouveaux motifs de contentement, d’épanouissement et de
diversification de nos goûts.
Mais comme l’a également relevé Kant, le "beau", lorsqu’il atteint le stade
du sublime, excède le simple agrément esthétique par une ouverture sur
l’INFINI, ce qui permet à l’admiration d’atteindre un niveau métaphysique
comparable à celui de l’absurde (lui-même lié à l’autre absolu qu’est le
NÉANT).
99
Aucune simultanéité n’existe donc nulle part, il n’y a que des synchronismes
approximatifs (serait-ce avec des marges de quelques nanosecondes).
100
Comme l’angoisse, la passion a elle aussi son propre aiguillon : c’est ici
l’imagination, dont personne n’est totalement dépourvu et qui booste la
pensée (comme a dit Bachelard : « Il faut que l’imagination prenne TROP
pour que la pensée ait ASSEZ »
o Propriété commune :
101
thermodynamique, en déconstruisant tout pour tout ramener à
l’élémentaire.
Cf. l’angoisse de Démocrite : « l’atome dissout le sens du monde ! »
- De son côté, la passion s’apparente au phénomène quantique du condensat
(concentration et orientation des atomes dans une direction homogène,
permettant par exemple la formation du laser) :
***
102
III - La coexistence de l’absurde et de
l’admirable
Handicaps communs
- Passion et angoisse sont purement arbitraires (elles n’ont besoin pour
prospérer ni de motifs rationnels, ni de justifications utilitaires !) ;
- Elles sont soumises l’une comme l’autre à des biais cognitifs, c’est-à-dire
des préjugés qui déforment aussi bien la saisie des données entrant dans
le cerveau que les conclusions que celui-ci prétend en tirer ;
- Elles sont pareillement "addictives" à l’aléatoire : tant chez l’angoissé que
chez la passionné, le hasard est souvent vu comme prémonitoire et les
synchronicités comme porteuses de sens !
- Elles sont insondables (ni la mort ni l’éternité ne sont des concepts
effectivement perceptibles).
- Elles sont volatiles, même si récurrentes, et momentanément prégnantes ;
- Génératrices d’un sentiment d’impuissance face à l’idée d’absolu qui les
hante, obligeant à se rabattre vers des dérivatifs sans fin :
De même que l’objet de l’angoisse n’est pas la mort mais la peur de la
mort, l’objet de la passion n’est pas la vie éternelle mais un rêve terrestre.
- Enfermées dans leurs propre spectre : leurs "ondes" respectives, de nature
différente (comme, en science physique, celles de la lumière et du son),
n’ont pas le pouvoir d’interférer entre elles, même si leur comportement
est analogue.
En effet, si angoisse et passion peuvent bien sûr s’éprouver successivement,
elles ne se mélangent pas :
Celui qui ressent sa passion comme absurde cesse aussitôt d’être
passionné ! Et l’émerveillement exclut instantanément toute angoisse.
103
Elles ne peuvent donc s’influencer qu’a posteriori, à travers l’expérience
qu’en tire le sujet qui les a vécues l’une après l’autre, mais non pas interagir
en se neutralisant ou s’additionnant comme le feraient directement des
ondes de même nature.
Propriétés communes :
104
- Angoisse comme passion suscitent le besoin de témoins et d’échanges :
C’est l’intersubjectivité, concept initié par Kant puis développé par Husserl,
Merleau-Ponty, Levinas et récemment Golse,
qui est décrite par ce dernier comme « la reconnaissance que soi et l'autre
sont des personnes distinctes ayant chacune des intentions, des désirs
différents ».
Cette conscience de l’altérité est la principale soupape de sécurité quand la
tension provoquée par la passion ou l’angoisse devient trop forte. En effet :
o Je ne puis relativiser mes angoisses qu’en vérifiant ce qu’en pense
vraiment un esprit indépendant du mien ;
o Et inversement, le summum de la passion ne peut être éprouvé que dans
un partage avec autrui : « On n’allume pas une lampe pour la mettre sous
le boisseau » (Matthieu 5, verset 14).
L’exemple-type est le désir irrésistible de raconter ses rêves, aussi bien
angoissants que merveilleux, car personne ne rêve de la même façon et
l’opinion d’un tiers est donc seule susceptible d’éclairer un songe sous un
autre jour, pour débloquer ma psyché...
- Chacune fait feu de tout bois pour s’alimenter sans cesse en lançant des
"grappins" sur chaque chose qui passe à sa proximité :
Aux yeux du passionné, tout contribue à son bonheur !
(L’Évangile s’en est inspiré dans Romains 8.28 : « Toutes choses concourent
au bien de ceux qui aiment Dieu »).
Symétriquement, l’angoissé a une imagination débordante pour fantasmer
le mal.
Importance de l’humour :
En effet :
Ceci dit, l’humour est fait de nuances : plus il est fin, plus il porte en fait vers
l’admiration plutôt que la dérision. Plus il est lourd et plus il tend vers l’absurde
pour l’absurde.
En tout état de cause, même lorsque cet exercice délicat qu’est l’humour est
réussi, il laisse toujours l’arrière-goût amer d’avoir simplement marqué un
point contre le non-sens sans vraiment l’éliminer, donc en restant à tout
moment à sa merci tant il est protéiforme. Comme un combat de judo contre le
non-sens, à recommencer avec d’autres quand on a réussi à plaquer un
premier adversaire...
Caractéristiques de l’humour :
107
- Il est modeste car, selon Kierkegaard, lié à la conscience que l’infini nous
dépasse, d’où son humilité (contrairement à l’ironie).
- C’est un art difficile car fait d’équilibre ! « Ce qui est excessif ne compte
pas ! », selon la formule de Talleyrand.
Il échappe donc aux trop grands idéalistes comme aux trop grands
angoissés.
- Il permet de prendre du recul face à ce qui inquiète (cf. cette réponse d’un
acheteur israélite à son vendeur craignant d’être lésé par lui parce qu’il
appartient à la "grande famille" juive : « Rassurez-vous, vous nous
reprendrez tout à la prochaine guerre ! »),
ou même de FUIR, en coupant court par une pirouette à une situation trop
pesante. (cf. le « Mais parfaitement, Monsieur le premier ministre !» envoyé
par Mitterrand à Chirac pour couper court à la prétention de ce dernier
d’apparaître comme l’égal du Président lors de ce débat électoral).
- Il est une force de résistance ou de résilience, en rabaissant l’ennemi
(L’humour a toujours le dernier mot : cf. le film « Ridicule »).
- Il atténue la souffrance mentale en dédramatisant, d’où sa force de
séduction (notamment auprès des femmes !)
- On ne s’en lasse jamais s’il est pertinent (et impertinent !)
- Il peut s’appliquer absolument à tout, et plus il concerne des sujets
tragiques, plus il peut devenir puissant ! (humour noir)
- Il existe une connivence humour / amour : dans les deux, il faut s’intéresser
sincèrement à ce qui caractérise autrui !
D’où son aspect « sociologique » : Humour juif, humour anglais, blagues
belges, blagues sur les relations homme/femme, sur l’armée...
- L’humour permet de s’ "approprier", "domestiquer", "apprivoiser" les
événements : on les relativise, on les humanise, on les jauge, on les
personnalise.
- L’humour élève l’esprit en créant des relations et raccourcis inattendus, ce
qui - à nouveau - est la marque de l’intelligence (= l’aptitude à faire des
relations). En outre, il fait souvent appel à la culture.
108
3-3 Le "masochisme" (ou "Sisyphe heureux !")
Le divertissement
Paradoxalement, je le classe bel et bien comme « masochiste » car toute
activité ludique est fondée sur une mise à l’épreuve : « se faire peur » ou au
moins se remettre en question le temps d’un jeu, d’une lecture ou d’un
spectacle, en sachant que cet inconfort psychique qu’on s’inflige n’est
qu’artificiel et temporaire.
Comme souligné par Pascal, c’est le moyen le plus évident et le plus facile de
vivre dans un monde absurde en oubliant sa condition réelle pour se plonger
dans le simulacre et la fiction.
Plus les règles sont subtiles, plus l’addiction est sournoise : car il y a quand
même une différence substantielle entre le simple délassement des jeux à
dominante aléatoire (dont le prototype est le Loto), et les activités ludiques
dans lesquelles on a une certaine maîtrise du hasard,
- soit par un certain choix dans le dosage du recours à celui-ci (bluff du Poker,
impasses du Bridge...),
- soit par une plus grande clairvoyance que celle de l’adversaire (ce qui est
bien sûr le cas aux Échecs, où le hasard subsiste mais est réduit au strict
minimum : le tirage au sort de la couleur de départ !)
Mais tout jeu, quel qu’il soit, n’en reste pas moins qu’un simulacre de
dépassement de l’absurde en s’imaginant qu’on en devient maître l’espace
d’un moment.
109
Le parallèle est le même qu’entre un spectacle ou une activité de pur
assouvissement sensoriel, et une œuvre procurant un ravissement artistique,
Le mysticisme
Le "masochisme" consiste ici à minimiser -ou carrément faire abdiquer- sa
raison pour se soumettre à des principes transcendantaux jamais démontrés.
La "subjectivité assumée"
J’appelle ainsi la démarche « Deleuzienne » consistant pour l’individu à refuser
l’absurdité de son nivellement dans la masse conformiste des gens, par le
courage de cultiver ce qui en lui est original :
Il faut beaucoup payer de sa personne et prendre sans cesse des risques pour
faire vivre sa singularité dans un monde dominé par la démagogie égalitariste
dont se gavent les inféconds et les paresseux, qui multiplie les entraves contre
toute action non formatée.
110
Cette approche courageuse et pragmatique (proche du "Sisyphe heureux" de
Camus), passe notamment par les réflexions suivantes :
111
On croit qu’il faut que le contexte soit propice pour pouvoir être heureux, alors
que c’est au contraire si je suis heureux que le contexte paraîtra alors propice !!
112
Je me suis amusé à synthétiser l’interaction de la liberté et de
ses entraves dans le graphe de la page suivante :
113
Désir Plaisir
Entraves Liberté
Frustrations Jouissance
Fantasmes Réalisme
Idées artistiques
Combativité Inconstance
Inventivité Lassitude
Philosophie Rédemption
114
Exemples de sublime illustrant ce tableau :
-1-
-2-
Vieilli avant l’âge, usé par les excès, ayant fait le tour de tout, une
ultime liberté de dépassement lui est donnée par la commande du
requiem, extraordinaire œuvre rédemptrice par sa spiritualité jamais
encore atteinte par le compositeur : c’est la phase F.
115
***
116
IV - Le totalitarisme
- Elle est exclusive par nature : les défauts de l’être aimé sont non seulement
acceptés, mais intégrés à part entière par la passion dans son champ !
117
- Elle a un effet attracteur : le passionné vit tout au diapason de sa passion,
qui optimise l’ensemble du contexte (fait tout voir en beau et en bien).
« L’égoïsme est la liane après laquelle les hommes se sont hissés hors des
marais croupissants pour sortir de la jungle. Cette liane est sans dimension.
Elle pousse jusqu’au ciel, permettant d’atteindre Dieu et les anges. » (Blaise
Cendrars, "Hors la loi").
- Elle crée du sens là où il n’y en avait aucun : tel lieu ou objet banal devient
impérissable dans mon esprit parce qu’il a participé à un évènement
passionnel (émotion amoureuse, héroïque, intellectuelle ou artistique).
Bien avant le constat de Mihai Eminescu, déjà cité, selon lequel « La passion
élève, les passions abaissent », Fénelon l’avait déjà noté :
- L’exclusivisme, auquel pousse la passion dans son rejet de tout ce qui lui
semble s’opposer à elle, conduit souvent à un isolement psychique, n’en
118
déplaise à Deleuze et sa "Schizanalyse" (consistant au contraire à
encourager le névrosé dans ses différences au lieu de chercher à banaliser
ses phobies !)
119
en s’efforçant à nouveau d’aimer et à risquer le tout pour le tout : c’est
sûrement la meilleure façon de liquider l’angoisse !
Pour aboutir à une victoire totale, ne laissant plus aucune place à la faculté
d’admiration, l’absurde peut s’imposer progressivement en trois étapes :
La résignation
Cet état de lassitude et de dégoût n’est pas encore irréversible car si on
n’éprouve plus du tout d’émerveillement et qu’on ne croit plus vraiment en
quoi que ce soit, on se laisse quand même aller à rêver et on peut encore
trouver du plaisir à fantasmer.
120
Cf. Jean-Jacques Rousseau dans les « Rêveries du promeneur solitaire » :
Tel vieillard, qui sait n’avoir plus hélas d’avenir digne de ce nom, se console
néanmoins en se repassant le film de sa vie...
L’immoralisme
On franchit une étape car peu à peu, l’individu ne s’intéresse et ne respecte
plus rien d’autre que sa propre liberté (ou plutôt : l’illusion de celle-ci !), qui
refuse désormais de s’arrêter « là où commence celle des autres » !
Graduellement, on peut identifier trois niveaux :
121
massacre des Tutsis, Milosevic et l’épuration ethnique des Balkans,
l’élimination des Ouïgours chinois et des Rohingyas birmans...)
Le nihilisme
« Ces haines vigoureuses que doit donner le vice aux âmes vertueuses »
proclamait l’Alceste de Molière...
122
désormais que son mécontentement (« La hargne, la rogne et la grogne »,
disait déjà Charles de Gaulle).
o Mais c’est avec le désir de mort qu’on atteint le stade ultime de la "ruine de
l’âme" car on ne recherche plus aucune satisfaction, aussi abjecte soit-elle :
Alors que l’angoisse absurdiste, on vient de le voir, est capable - à haute dose -
d’éliminer complètement toute passion admirative,
123
L’absurde prend comme un malin plaisir à marquer sa dominance lors du décès
des plus grands "sages" parmi les hommes : Albert Camus, analyste sublime de
l’absurde, est mort de la façon la plus idiote qui soit (dans un accident
d’automobile). Nombre de grands philosophes sont morts fous (Nietzche),
persécutés (Socrate), ou suicidaires (Empédocle, Sénèque, Spinoza, Deleuze... )
De même, de très nombreux génies des Arts ont fini dans des conditions
pitoyables : Mozart, Gérard de Nerval, Schumann, Rimbaud, Verlaine, Van
Gogh, Tchaïkovski... En grande majorité, les artistes les plus admirables auront
eu des comportements irresponsables (alcoolisme, tabagisme, drogues,
dépravation, prodigalité, violence, inconscience du mal causé à autrui à
commencer par les proches), voire abjects (Céline l’antisémite, Alfred de Vigny
indicateur de police... )
Dans cette ultime configuration, déjà perçue par Pascal dans ses « Pensées »
(« Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini,
un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout »), il n’y a ni défaite ni
124
victoire, mais selon moi la réponse finale à la quête faisant l’objet de ce livre :
parvenir à expliquer à quoi tient la force du sublime !
= Dans notre conscience (qui seule importe pour nous, puisqu’elle seule
confère à toutes choses leur réalité tangible), il se crée un univers nouveau qui
n’est ni l’absurde ni l’admirable, mais une OSMOSE des deux, telle une
réaction chimique entre deux substances normalement incompatibles sauf
dans leur mélange critique :
- Et si l’un des deux éléments est prédominant, aucune fusion ne pourra non
plus se produire puisque :
o la passion ne peut vivre quand l’absurde triomphe (cf. Franz Kafka,
Aldous Huxley ou Georges Orwell. Même Sartre et Camus limitent leur
ambition à la conscience lucide du non-sens irrémédiable de notre
condition),
o alors qu’au contraire, une vive passion chasse - pendant le même temps -
le sentiment d’absurde.
Comme exposé dès l’avant-propos, c’est bien cette osmose qui distingue
radicalement le sublime du merveilleux, du grandiose, du spectaculaire ou du
prodigieux, sentiments de pure admiration ne comportant pas, en eux-mêmes,
de dimension conflictuelle, mais uniquement le plaisir brut – certes
fondamental – de percevoir ce qui enrichit ou intensifie la vie.
125
C’est ici que nous retrouvons le rôle décisif du « Diable » dans la
construction de notre félicité :
Et force est de constater que la trop grande beauté d’une femme est souvent la
source de ses pires malheurs : Depuis Méduse violée par Poséidon, ou
Esméralda harcelée par Claude Frollo, Archidiacre de Notre-Dame de Paris,
jusqu’à la Carmen de Bizet et toutes ces actrices de Hollywood violées par
Harvey Weinstein...
Il n’est point d’autre moyen pour entretenir la flamme au sein d’un couple que
de pimenter la passion par un minimum de dévoiement : j’ai déjà évoqué
126
l’exemple du mari devenu indifférent au corps de sa femme mais qui y retrouve
soudain un violent attrait en sachant qu’elle le trompe.
***
Ceci dit, dans cet état nouveau qu’est la FUSION de l’absurde et de
l’admirable, il n’est plus indispensable de « passer à l’acte », avec toutes les
désagréments et les souffrances que cela induit :
o D’une part, l’osmose réalisée par cette fusion permet de vivre de façon
simplement virtuelle - mais tout aussi puissante ! - la passion des extrêmes,
par la seule force de la pensée. On le sait bien : aucune pulsion ne sera
jamais aussi virulente que celle qui hante notre imagination.
Un tel sublime imaginatif est bien sûr par excellence l’apanage de l’Art : Les
tableaux des grands Maîtres illustrent mieux que nous ne pourrions le
concevoir nous-mêmes les obsessions tellement équivoques de nos esprits, en
illustrant idéalement à la fois :
127
- et la part du "Diable", tout aussi capitale : zones d’ombre et de dévastation,
pleurs, effrois, visages maléfiques, cris de folie, Faunes et Satyres
concupiscents, blessures sanglantes, corps agonisants...)
128
Psychiquement, le premier de tous les « sous-jacents » est bien sûr l’idée du
NÉANT. Certes celui-ci n’existe pas scientifiquement : les physiciens ne
connaissent que le vide, qui n’est pas le néant car il occupe un volume
d’espace et il est en réalité rempli de particules virtuelles prêtes à s’activer
sous l’action des photons.
Mais le néant peut néanmoins être défini subjectivement (cf. page 84),
comme « ce qui échappe totalement à notre conscience ». Il n’y a
concrètement aucune différence pour moi entre ce qui ce qui n’a aucune
réalité et ce qui, simplement, me restera éternellement inconnu.
À mon échelle (la seule sui vaut, en fait), quand quelque chose survient dans
le champ de ma conscience, tout se passe comme si c’était bel et bien mon
regard qui la créait, tel un sublime démiurge !
On a tendance à oublier en effet à quel point toute vie repose, ici encore,
sur de l’"absurde", puisque la cause décisive du vivant reste inexplicable
scientifiquement : c’est donc est un miracle absolu, sans cesse renouvelé,
qui malgré sa fragilité est irréversible dans la chaîne de causes et effets qui
construit en permanence le monde.
Toute existence vécue laisse une trace indélébile, comme l’a si bien souligné
Jankélévitch, et savoir la retrouver grâce à l’outil prodigieux de la mémoire
ouvre au plus grand de tous les sublimes : la "résurrection" de ceux qui ne
sont plus...
Vu sous cet angle, le pire en apparence de tous les êtres humains reste
pourtant une merveille absolue, puisque doté d’une conscience de lui-
même au sein du Cosmos qui suffit, à elle seule, à l’élever au-dessus du
Cosmos en lui permettant de juger celui-ci, donc en lui conférant quasiment
la position d’un Dieu ! Le miracle anthropique supplante la perdition
entropique...
131
***
C’est la cas de la Belle qui réussit à admirer la Bête sans celle-ci ait eu encore
besoin de se transformer en prince charmant, ou du « Marquis de Carabas »
faisant confiance à ce chat qui constitue son unique et ridicule héritage.
oOo
132
Épilogue
La passion de la passion
(ou l’ allégresse récurrente du sublime éphémère)
Tout moment futur de notre vie restera donc imprégné du sublime qu’on a
vécu, dont l’ultime – mais non moindre – caractéristique est précisément d’être
inaltérable dans sa représentation mentale.
Ce qui est certain, c’est que le sublime change déjà bel et bien l’ordre des
choses :
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o et le MULTIPLE, puisque - contrairement à la dissolution de l’individu dans
la globalité bouddhique du monde - il respecte la singularité de chaque être
dans l’Univers : l’unité que le sublime reconstitue n’est pas le grand TOUT
de Plotin ou de Hegel, mais c’est celle qui est propre et définit chaque
entité, en préservant la précieuse et infinie diversité ontologique du monde.
***
FIN
134
Sommaire
Pages :
5 Prologue
27 II – Le sublime amoureux
28 2 – 1 L’intensité passionnelle
37 2 – 2 L’équilibre qualitatif
47 3 – 1 Impliquer autrui
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Pages :
63 b) L’impact de l’architecture
2 – 1 L’absurde et l’admirable
89 2 – 2 La boussole émotionnelle
106 3 – 2 L’humour
- Le divertissement
- Le mysticisme
- La « subjectivité assumée »
136
117 IV – Le totalitarisme
4 – 1 Les atteintes
- La résignation
- L’immoralisme
- Le nihilisme
oOo
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