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***

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oOo

Le « Diable », c’est l’ABSURDITÉ de


l’ennui, de la zizanie, de la déchéance et
de la mort, qui tend à rendre toutes
choses délétères et vaines.

Le « Diable » qu’est l’ Absurde offre en


permanence un pacte à la Beauté :

- Je peux te rendre fatale et irrésistible


aux yeux des gens ordinaires : c’est ainsi
que tu paraitras SUBLIME ;

- En échange tu resteras irréversiblement


marquée par mon empreinte : addictivité,
ambiguïté et perversité,
car c’est seulement ainsi que tu
déchaineras les passions.

Or que vaut une vie sans passion ?

oOo
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***

NB : Amateurs–trices de lecture accélérée, les passages illustratifs


imprimés en bleu vous sont particulièrement destinés.

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Prologue
Bien au-delà des valeurs ordinaires du "beau" et du "bon", le sentiment
de "sublime" est à la fois :

- la plus extraordinaire des expériences humaines ;


- et pourtant le phénomène le moins bien étudié qui soit !

Le présent livre veut contribuer à combler ce manque, car l’enjeu est


important : c’est en apprenant à s’émerveiller (avec l’aide du Diable !)
qu’on peut cesser de gaspiller sa vie à se plaindre sans cesse, pour
rechercher cet état d’âme rendant tout autre secondaire : la passion.
Après ce bref prologue, le lecteur trouvera d’abord un bon nombre d’exemples
significatifs et de descriptions pratiques du sublime (Première partie), puis une
synthèse réflexive la plus éclairante possible (Seconde partie).

Tout repose sur un double constat évident : 1) - l’Univers n’a rien produit de
plus prodigieux que l’Esprit. 2) - Sans échanges, l’Esprit dépérit.
C’est donc bien dans une interpénétration spirituelle avec autrui,
respectueusement intrusive (comme lorsqu’on « fait l’amour ») pour mieux le
conquérir, que je puis rechercher le vrai sublime, et non pas dans une stérile
fascination pour des prodiges indépendants de moi.

***

Contrairement à la reconnaissance de la simple "beauté " qui est universelle


selon Kant, la sensation de sublime est subjective.

Celui qui se sent parfaitement « bien dans sa peau », tel François d’ Assise en sa
jeunesse, a tendance à voir du sublime partout, même dans le moindre brin
d’herbe éclairé par le soleil !

À l’inverse, quelqu’un de mal luné, impatient ou stressé verra dans l’adagio du


concerto pour clarinette de Mozart un dérisoire artefact incapable de lui
communiquer la sérénité affichée par ce morceau (qui n’est d’ailleurs, après
tout, que l’œuvre d’un grossier petit bonhomme à même d’écrire : « Il y a
bientôt 22 ans que je chie par le même trou et il n’est même pas encore déchiré,
tous les jours je chie dedans et mords la crotte à belles dents » !)
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On connait l’anecdote de cette tribu de Papous qui, après l’écoute d’un
enregistrement de concert classique dirigé par l’un des plus grands maestros,
déclara au missionnaire n’avoir été subjuguée que par le tout début : lorsque les
membres de l’orchestre accordaient leurs instruments...

***

Subjective, donc aléatoire, l’expérience personnelle du sublime ne peut jamais


être garantie.
En revanche, les grands artistes ont su en dégager les conditions objectives
nécessaires, à défaut d’être suffisantes :

Il s’agit de la combinaison – en équilibre instable - de trois binômes


antagonistes poussés à l’extrême :

ATTIRANCE, mais INQUIÉTUDE

+
SURPRISE, mais COHÉRENCE

+
VÉHÉMENCE, mais RESPECT

Généralement, l’efficacité de cet alliage tient à une économie de moyens et à


une sobriété de style, gages d’élégance. Rien n’est plus fort qu’une expression
contenue : elle impressionne par la réserve de puissance qu’on sent en elle,
alors qu’au contraire un propos outrancier se déprécie de lui-même comme
contaminé par la fausseté de sa propre exagération.

Quand le cocktail est maîtrisé, il devient alors possible de toucher le sublime du


doigt, avec l’aide des Ronsard, Hugo, Bach, Mozart, Beethoven, Vinci,
Rembrandt, Praxitèle, Michel-Ange, Diaghilev, Noureev, et tous leurs émules.

Ainsi le spectacle donné par deux danseurs de ballet cernés dans l’ombre par la
lumière des projecteurs, réunit bien :
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1) La séduction de leur beauté,
2) mais avec la crainte diffuse des ténèbres d’où ils émergent, de leur
fragilité et des risques acrobatiques qu’ils vont prendre.
3) L’étonnement pour les figures virtuoses qu’ils seront capables de
produire,
4) malgré leur devoir de ne pas heurter pour autant la continuité
esthétique de l’œuvre.
5) La force fantastique à déployer par chacun,
6) tout en préservant néanmoins la suprême élégance de l’art
chorégraphique.

Vu que la forme écrite se prête mal au rendu de l’expression plastique ou


musicale, et par souci de concision face à la profusion romanesque, on s’en
tiendra pour l’instant à deux brefs exemples de poésie :

Fin du "Dormeur du val" de Rimbaud :


Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Fin du "Pélican" d’Alfred de Musset :

De son aile pendante abritant sa couvée,


Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
En vain il a des mers fouillé la profondeur ;
L'océan était vide et la plage déserte ;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.

Tout est bien là dans ces deux courts extraits, en subtil équilibre et haute
intensité :

- Attirance pour le jeune homme souriant endormi dans l’herbe, ou pour le


bon pélican retrouvant sa progéniture / inquiétude instillée par les mots
"malade" et "mélancolique" ;

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- Surprise brutale du sang et de la mort / cohérence néanmoins de ces
drames avec l’inquiétude installée dès le départ ;
- Véhémence implacable du destin / respect de la victime par l’empathie de
l’auteur, la justesse du ton et la délicatesse du style conciliant l’émotion et
la concision.

La condition d’un échange spirituel - indispensable au sublime - est bien sûr


réalisée, entre l’inspiration du poète et la reconnaissance émue de son lecteur.
***

La perception du sublime, on le voit, est ainsi bien plus riche qu’une simple
interpellation sensorielle brutale et univoque.

 C’est d’abord une intelligence du cœur :

= Ne pas seulement se laisser envahir par la puissance impérieuse du


prélude et fugue en la mineur de Bach, ou écraser par la majesté du
décor de la cathédrale où le grand orgue retentit,
mais aussi fondre d’émotion pour le courage de la jeune organiste seule
aux prises - pour un si long moment - avec ce mastodonte musical, à la
vue de ses frêles petits pieds sautillant vaillamment sur l’austère
pédalier ! Là, les frissons et les larmes aux yeux peuvent vraiment venir.
Aucune grandeur n’est sublime si on ne sait y voir aussi de la
tendresse. Ni si on ne ressent d’abord sa propre fragilité, " la faille par
laquelle passera la lumière" comme l’exprime Éric-Emmanuel Schmitt.

 Mais c’est aussi une connivence schizophrène avec l’Absurde diabolique !


En effet, pour que l’aimable ou l’admirable devienne sublime, il faut –
paradoxalement – apprécier le Mal : l’esprit extasié doit rester en même
temps conscient que sa jouissance doit tout à ses propres démons et à
cette satisfaction que donne la souffrance des autres en n’oubliant
jamais la vanité de chaque vie, vouée au trépas,

pour bien sentir par là même le sublime de chaque instant arraché au


néant !

La fulgurance de ce mélange explosif ne saurait surprendre : l’absurde et


l’admirable sont les deux pôles antagoniques de l’âme, respectivement
porteurs :
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- de l’angoisse existentielle du néant ;

- et de la passion du merveilleux.

En référence à deux grands archétypes de la cosmologie :

I. Nous avons la faculté de percer les cloisons individuelles de nos


petits univers mentaux parallèles pour accéder à de sublimes
communions d’esprit, grâce au «Trou de ver» de l’ADMIRATION ;
II. À condition de savoir composer aussi avec le Diable pour profiter
de sa lucidité et de la vicieuse volupté des interdits, sans pour
autant se laisser aspirer complètement par son «Trou noir» géant
qu’est l’ABSURDE.

oOo

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*
* *

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PREMIÈRE PARTIE

Le "trou de ver" de
l’Admiration

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Il est possible de distinguer trois grands types de situations :

Le sublime héroïque :

Le sublime amoureux :

Le sublime artistique :

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I - Le sublime héroïque

On peut sans doute définir l’ « héroïsme » comme l’acceptation du sacrifice de


sa propre vie dans l’intérêt d’autrui.

Mais force est de constater immédiatement la pertinence du fameux distinguo


fait dans les Évangiles :

- Si le héros n’agit qu’en faveur de gens qu’il aime, ou au moins qui lui sont
proches et envers qui il se sent des obligations, son geste ne restera
"que" magnifique, sans transcender les esprits ;
- En revanche si l’action du héros se révèle également bénéfique pour ses
adversaires, une autre dimension – révolutionnaire - est alors atteinte :
celle, précisément, du sublime !

Chrétiens ou pas, rendons à Jésus ce qui est à Jésus.

1 – 1 L’héroïsme à sens unique


1-1-1 Les ressorts de base
L’héroïsme est, fondamentalement, une vertu individuelle et arbitraire, car
seul l’individu est juge de ce qui mérite ou non l’engagement de sa propre
existence. Le kamikaze tenu de sacrifier sa vie pour sa cause n’est pas un héros.

L’héroïsme n’est pas forcément spectaculaire : au contraire, on constate


souvent que sa force est encore accrue par la discrétion ou l’anonymat de son
auteur au moment où il agit (Jean Valjean/"Monsieur Madeleine", Jean
Moulin/"Rex", Oskar Schindler, les « justes » sauveurs de juifs, ou plus tard les
trois ingénieurs "liquidateurs" de Tchernobyl qui, sans recherche de gloire
personnelle ont en toute connaissance de cause donné leur vie pour sauver
l’Europe entière d’une calamité écologique...)

En gros, ce qui peut mobiliser l’élan héroïque correspond à deux états d’esprit,
souvent imbriqués :

 Le respect de soi-même ;
 La compassion.

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Mais ces deux pulsions, même conjuguées, ne peuvent suffire à atteindre le
sublime :

o Le héros désintéressé, dans l’exaltante fierté d’accomplir les exigences de sa


conscience, peut certes se sacrifier pour des causes authentiquement
nobles :
- soit pour son pays ou la collectivité à laquelle il appartient (Hector de
Troie, le Cid, Bayard, Cambronne à Waterloo, les légionnaires de Camerone
au Mexique, Davy Crockett à Alamo, les soldats de Verdun, le colonel Von
Stauffenberg, Wang Zhiming à Tiananmen...),
- soit simplement pour ceux dont il se sent responsable (les profs de collège
tels Dagmar Dornelles, Liviu Librescu, Aaron Feis ou Riley Howell, qui en
Amérique ont fait bouclier de leur corps pour protéger leurs écoliers des
balles de tueurs fous, le gendarme français Arnaud Beltrame abattu après
s’être offert lui-même en otage, et tout récemment l’enseignant Dominique
Bernard qui donna sa vie dans un Lycée d’Arras pour protéger ses élèves
des coups de couteau d’un terroriste.)

Cet héroïsme pourra alors susciter l’émotion profonde, l’enthousiasme ou


la vénération, mais non pas une révolution des esprits : les fanatiques
resteront des fanatiques, les extrémistes des extrémistes et la population
sera comme toujours incapable de dépasser sa seule répulsion face à
l’horreur. Rien de nouveau sous le soleil !

Généralement, il n’y aura même pas d’implication personnelle effective de


la part de tous ceux qui se bornent à admirer l’action du héros.

Or aucun don de soi, aussi grandiose soit-il, n’aura jamais fait vraiment
évoluer l’âme de ceux qui en sont restés de simples spectateurs : quelques
instants de souvenir ému, puis chacun retourne à ses sempiternels réflexes
égotiques, communautaires ou sectaires.

Même la crucifixion au Golgotha n’aura pas évité les guerres de religion


entre chrétiens, les plus cruelles qu’ait connues la France : enfants
découpés, démembrés, brulés ou écorchés vifs, femmes enceintes
éventrées, empalements... tout ça au nom de Jésus, malgré son propre
sacrifice.

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On sait d’ailleurs le peu de goût réel pour la gloire des grands hommes
authentiques. Ce qui en réalité guette les êtres d’exception, c’est une
immense déception pour le commun des mortels : La gloire d’un individu
reste exclusivement la sienne, malgré les tentatives des politiciens pour se
l’accaparer. Elle ne change pas l’absurdité du monde.

« Je ne crois qu’aux témoins qui sont prêts à se faire égorger » disait


Pascal. Tant que les admirateurs ne sont pas disposés eux-mêmes à
payer de leur personne, la hiérarchie des valeurs ne peut que rester
enfermée dans un conformisme frustrant.

Mais même dans les cas - trop rares - de collaboration active aux actes d’un
héros, on demeure empêtré dans ce que j’appelle l’héroïsme « à sens
unique », si le combat collectif se borne à défendre les seuls membres de la
collectivité concernée, sans aucune considération pour les adversaires.

o Quand le héros ne cherche pas prioritairement à lutter contre les ennemis


des valeurs auxquelles il est attaché, mais répond avant tout à une pulsion
affective, il déclenche certes, ici encore, la gratitude des bénéficiaires de son
action, mais à nouveau seulement de ceux-ci :
Les responsables des souffrances qu’il a voulu apaiser ne sont, quant à eux,
nullement impactés. Et tous ceux des malheureux qu’il n’a pas pu assister
risquent de se sentir injustement exclus et donc de lui en vouloir...

Pire : le héros reste bridé par cette médiocrité même de la condition


humaine qu’il croyait avoir dépassée : une fois ses besoins vitaux satisfaits,
un nécessiteux redevient un être banal (autrement dit rien de très
enthousiasmant, hélas !)

Car l’altruiste n’échappe pas à notre triste condition à tous : celle de


Sisyphe. On peut toujours trouver plus malheureux que soi à secourir, mais
la joie de secourir s’estompe dès que le bénéficiaire est rassasié... Atténuer
la douleur des autres est bien sûr rassurant et satisfaisant, mais la sagesse
populaire le dit bien : « Donne à manger à un vilain, il te chie dans la
main ! » L’égoïsme est vital pour tout être vivant, y compris miséreux.

La seule question intéressante est de savoir, une fois réunies des conditions
de vie décentes pour soi-même et pour son prochain, ce qu’on va ensuite

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faire ensemble de nos esprits : c’est l’enjeu décisif soulevé par le Christ :
« L’homme ne vivra pas de pain seulement ».

Aider pour le plaisir d’aider n’est pas de l’amour, mais l’amour de l’amour !
L’intendance fonctionnera mais l’esprit tournera en rond, sauf si –
exceptionnellement - le "secouru" vient à son tour au secours du
"secouriste" en lui apportant lui aussi quelque chose de nouveau et de
fécond.

Hélas ici aussi on ne dépasse généralement pas le stade des effusions, avant
que chacun ne reprenne ses habitudes de pensée. D’où le spleen de
nombre d’altruistes "professionnels" quand finit par s’effriter leur
idéalisme, tant l’homme est décevant.

En fait, au-delà du devoir d’assistance, il faut bien comprendre


l’impossibilité de faire le bonheur des autres à leur place : nul n’est plus
orgueilleux qu’un philanthrope qui se lance dans la recherche du salut
d’autrui sans savoir très bien s’il est déjà capable d’assumer le sien propre
et celui de ses proches ! Ce n’est trop souvent que de la "fuite en avant"...

En vérité, satisfaire des nécessités ne peut suffire à étancher


l’essentiel : notre vital besoin d’être surpris et d’apprendre.

1-1-2 La nécessité d’un partage spirituel

La glorieuse fierté du dépassement de soi, comme l’envie compassionnelle de


s’oublier au contraire pour autrui, sont enfermées l’une et l’autre - on l’a vu -
dans leur unilatéralité.

Pour illustrer le problème, je prendrai pour principal exemple le rôle important


que joua, dans la formation de ma propre personnalité, le film héroïque entre
tous : « Les dix commandements » de Cecil B. de Mille (vu au moins 10 fois, à
diverses étapes de ma vie !):

Passionné d’histoire, la civilisation égyptienne m’a toujours fasciné, comme


tant de gens. La reconstitution qui en est faite dans le film ne pouvait que
m’émerveiller, surtout avec les moyens de l’époque et à travers mon premier
regard d’enfant.

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En même temps, la condition des esclaves hébreux m’interpellait vivement, en
tant que fils de pasteur pétri depuis la naissance de l’importance de ce « peuple
de Dieu » créateur du monothéisme adopté ensuite par le christianisme, puis
l’Islam (Même si, clin d’ œil de l’Histoire, c’est l’égyptien Akhenaton qui en eut
le premier l’idée !)

Dans la confrontation de ces deux mondes opposés mais tous deux aussi
séduisants à mes yeux, je n’ai pu d’abord percevoir que brutalité, douleur,
destruction.

Face à ce déchirement et malgré ma profonde admiration du spectacle offert,


ni la magnificence des palais, statues et monuments, ni l’ardeur bouleversante
de la foi hébraïque ne parvenaient à éveiller un sentiment de sublime : chacun
des deux mondes parallèles restait prisonnier de sa logique propre.

Certes, l’émotion est vive sur l’immense chantier des pyramides quand un
vieillard piétineur d’argile destinée aux briques est tué comme un chien par un
garde-chiourme dans la boue mêlée à son sang, ou devant la vieille femme
graisseuse de pierres de taille dont le vêtement est coincé sous des blocs en
mouvement, ce qui la condamne à périr écrasée : sa vie ne pèse pas assez lourd
pour justifier l’arrêt du travail en cours.

Mais il n’y a pas de sensation de sublime car à ce stade, le tragique immédiat


l’emporte trop sur le vague espoir d’un libérateur, colporté par la rumeur au
sein du peuple israélite. Comme précisé dès le départ, pour atteindre le
sublime un ÉQUILIBRE entre les antagonismes est nécessaire :

- équilibre instable, certes, vu l’intensité des forces en présence,

- mais équilibre quand même.

J’ai déjà souligné aussi la nécessité d’une SURPRISE :

Dans le récit biblique, comme bien sûr dans le film, l’émotion du sauvetage du
bébé Moïse par la sœur du pharaon Séti est extrêmement poignante mais
n’atteint pas non plus le sublime car elle est malgré tout prévisible : une
femme riche sans descendance, un bambin adorable, l’évidence que tout doit
concourir au bien de l’enfant...

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Le même constat peut être fait dans d’autres films héroïques ou récits
dramatiques :

Les évènements tantôt tragiques, tantôt glorieux de la vie de Ben-Hur sont


souvent poignants, mais trop conditionnés par l’inévitable réaction à l’abjection
du personnage de Messala, et relativisés presque au rang de péripéties en
comparaison du destin parallèle du Christ, quand bien même ce dernier n’est
qu’esquissé en filigrane.

Dans le fameux jugement de Salomon, la renonciation à son bébé par la vraie


mère au profit de l’autre femme pour éviter l’infanticide est pathétique mais
non sublime, car on admet d’avance que l’instinct maternel puisse surpasser
toute autre considération. Le sublime exige non seulement un imprévu
(l’étrange verdict du Roi de faire couper en deux l’enfant !) mais aussi une
réaction inattendue face à cet imprévu.

L’extrême disproportion des forces entre le petit berger David et le colosse


Goliath parvient certes à créer de l’ébahissement et de la crainte, puis une
immense admiration : mais point de sublime malgré tant de courage, car la
victoire sur le géant n’aura servi qu’à la seule gloire du surprenant vainqueur
et aux intérêts de son seul peuple :

Ici, c’est mon critère de la RÉCIPROCITÉ, indispensable au sublime, fait défaut :


aucun enrichissement spirituel pour le vaincu lui-même, fût-ce au moins un
instant avant sa mort (car pour atteindre le sublime, l’échange entre les deux
protagonistes ne requiert aucune durée particulière : seules importent sa
qualité et son intensité).

Dans Spartacus, le refus du gladiateur rétiaire – au prix de sa propre vie - de


tuer le héros malgré le pouce baissé du Consul maître des jeux est
bouleversant, d’autant plus qu’il va être l’étincelle de toute la révolte des
esclaves. De plus, s’agissant d’un "black" qui se sacrifie pour un blanc, il y a là
un poignant message à l’adresse de l’Amérique raciste de l’époque du film.

Mais cette scène n’atteint pas non plus le stade suprême du sublime : outre
qu’on pressentait forcément cet admirable geste (le héros ne pouvant
manifestement pas disparaître si tôt !), le ressentiment est ici encore trop
unilatéralement orienté : en l’occurrence vers ces odieux romains.

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La figure du Cid chevauchant – déjà mort - à la tête de ses troupes à l’assaut
des maures est fantastique. Mais l’héroïsme est à nouveau à sens unique :
triomphe d’une valeur, celle de la chrétienté triomphante, sans partage de
valeurs...

L’action du bon samaritain de la parabole, bien qu’admirable, n’est pas non


plus sublime :

 Il ne fait après tout que son strict devoir, en respectant le commandement


impératif : « Aime ton prochain comme toi-même » ;
 Il n’a rien reçu en retour de l’homme qu’il a secouru : son geste est
unilatéral, sans échange affectif (échange de toute façon superflu, puisqu’il
n’a pas agi pour obtenir la reconnaissance d’autrui !)

L’interpénétration des esprits indispensable au sublime était déjà absente dans


la tragédie grecque, en ce monde antique où chacun devait veiller à assumer
strictement le rôle imparti par son statut dans l’ordre social. Antigone et Créon
restent définitivement braqués sur leurs positions, aussi légitimes l’une que
l’autre : le devoir familial d’enterrer un frère, face au devoir royal de priver
d’honneurs ce traitre à la Cité. L’issue ne pouvait être que fatale.

À l’inverse, le laxisme de notre société moderne dissolvant le sens du devoir en


sécurisant tout grâce aux polices d’assurances et à l’ "État providence", n’est
pas non plus favorable à l’émergence du sublime : sans risques, les rapports
humains se banalisent et débouchent sur l’ennui.

Ceci dit, il restera toujours suffisamment de violences – au moins dans notre


mémoire du passé - pour perpétuer le sens de l’héroïsme :

Si le sublime fait souvent défaut dans la société technologique avancée, noyée


dans le tapage des blockbusters et la débauche électronique, son empreinte a
été largement gardée par la littérature et la filmographie qui ne manquent pas
de récits et séquences irrésistiblement émouvants,

à commencer par le combat mené jusqu’à l’extrême limite de ses forces par
la fameuse chèvre de Monsieur Seguin : Malgré la morale ici encore trop
univoque du récit, on est vraiment tenté de lui reconnaître du sublime :
combien d’adultes endurcis, lisant à leur enfant ce conte merveilleusement
écrit, ne se sont-ils pas surpris à sentir leur propre regard s’humecter ?
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Mais toute situation qui porte à pleurer n’est pas pour autant sublime : il faut
encore, je le répète, qu’un échange essentiel, et bénéfique de part et d’autre
puisse s’instaurer entre des protagonistes d’abord ennemis : tant que les
implacables lois de la nature suivent leur cours normal, tant que les bêtes
féroces dévorent les espèces plus faibles, il n’y a pas place pour le sublime,
seulement pour du pathos. Des frissons, des larmes, mais pas de rédemption.

Aucun paysage somptueux, aucun ciel grandiose au soleil couchant, aucune


image galactique brillant au fond de l’univers ne pourra donc jamais mériter le
qualificatif de sublime puisqu’aucune intercommunication n’est possible. Ce ne
peut être que de l’émerveillement à sens unique.

Pourtant, depuis la nuit des temps, l’humanité a toujours essayé d’établir une
relation avec le monde extraterrestre : mégalithes préhistoriques de
Stonehenge érigés en cercle pour l’observation du soleil levant à l’horizon le
jour du solstice d’été, pyramides de Gizeh alignées avec une très grande
précision sur les quatre points cardinaux, disposition spatiale de l’ « Édifice des
Autels » au pied de la pyramide Maya de la Lune... Mais aucun OVNI n’est
jamais venu, de son côté, s’intéresser à nous !

On peut quand même, symboliquement, qualifier de sublime l’observation de


l’infime distorsion du périhélie de la planète Mercure faite en 1919 par
l’astrophysicien Eddington, qui confirma expérimentalement ce qui n’était
encore que la "fumeuse" théorie de la relativité générale, purement
conceptuelle et affreusement complexe, à laquelle personne ne croyait alors :

La clé fantastique d’accès à toute compréhension de l’univers, celle du


prodigieux mécanisme relativiste de l’espace/temps, avait donc été "validée"
par le cosmos lui-même,

en réponse à l’héroïque "petit" cerveau d’Einstein qui avait réussi à


l’interpeller seul depuis son modeste bureau, sans moyens d’observation
suffisants, assis à sa table avec un crayon et du papier !

Ce fut comme un infime - mais prodigieux - "clin d’œil" d’approbation donné


par l’astre Mercure à cet autre astre (de l’intelligence humaine) qu’était le père
de la Relativité Générale, un "dialogue" sidéral qui faillit d’ailleurs faire mourir
ce dernier d’émotion tachycardique en obtenant d’un seul coup la preuve que

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toute sa théorie d’explication du Cosmos était vraie : dans tout l’Univers, et à
tous les milliards de décimales près !

1– 2 L’héroïsme partagé

1-2-1 Les modalités du partage


L’échange ouvrant l’accès au sublime héroïque peut être décrit comme :

 une convergence improbable depuis des positions a priori incompatibles ;


 réalisée au terme d’efforts réciproques profonds (cf. les mises à l’épreuve
d’Abraham ou de Job : Dieu lui aussi prenait un risque, celui d’être renié
par eux !)

Sur cette base vont pouvoir s’insérer les 6 éléments cumulatifs déjà définis
comme constitutifs du sublime :

ATTIRANCE/INQUIÉTUDE + SURPRISE/COHÉRENCE + VÉHÉMENCE/RESPECT.

Revenons au film « Les 10 commandements » :

Vient la scène ou le prince Moïse, promis au destin de futur pharaon, rencontre


pour la première fois sa mère biologique, l’esclave juive Yokébed : les deux
mondes parallèles sont subitement réunis à travers ce lien filial, dans une force
irrésistible réunissant tous les ingrédients du sublime :

Attirance fatidique des liens du sang / inquiétude due à l’incompatibilité


des positions sociales ;

Surprise de cette rencontre totalement inopinée pour la mère et


impensable pour le fils quelques heures plus tôt seulement / cohérence
parfaite avec le début du film ayant montré Moïse abandonné au fleuve
dans son berceau et miraculeusement recueilli par une sœur du pharaon en
mal d’enfant sous les yeux de la servante appelée plus tard à la trahir;

Véhémence dramatique des pulsions créées par la situation (l’amour de


Yokébed pour son fils l’empêche de lui avouer qu’elle est sa mère, afin de

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lui épargner la déchéance de l’esclavage : elle doit donc détourner ses yeux
peu à peu embués de larmes, mais ces larmes finissent malgré tout par
surpasser sa farouche volonté) / respect mutuel bouleversant, chacun
acceptant l’autre pour ce qu’il est, (et non tel qu’il voudrait qu’il soit !), dans
le courage et la pudeur.

Et cette puissance dramatique arrive en cascade, car le spectateur comprend


en même temps que Yokébed n’est autre que la vielle femme sauvée peu avant
par Moïse alors qu’elle allait être écrasée sous les blocs.

Le sublime qui surgit ici est clairement lié à une interpénétration affective
entre deux ressortissants de mondes opposés (déjà esquissée dans l’épisode
initial de la découverte du berceau avec l’élan d’amour de la princesse
égyptienne pour un bébé pourtant recouvert d’une "répugnante" étoffe
hébreue),

alors que tout le reste du film se borne à de simples confrontations :

- certes spectaculaires ou pathétiques,

- mais "seulement" spectaculaires ou pathétiques, car laissant les uns et les


autres sur leurs positions dans un face à face promis à une absurde
perpétuation. Le passage de la Mer Rouge n’apporte aucune rédemption au
peuple égyptien dévasté par les 10 plaies abattues sur son pays, et il ne
permettra aucun rapprochement spirituel entre les deux nations...

Au contraire, la rencontre de Moïse et sa mère crée une fissure dans le mur


séparant leurs deux univers. Par cette faille va se propager le véritable message
du film : ne jamais se laisser enfermer dans le piège d’un destin préétabli,
accueillir de tous bords les valeurs nécessaires à la plénitude de l’esprit !

En effet c’est bien une fusion des valeurs de deux mondes opposés qui s’opère
à travers ces deux personnages qui n’auraient jamais dû se retrouver. Le
ralliement de Moïse aux hébreux, déclenché par l’amour pour sa mère, n’est
pas une rétrogradation à sa condition première mais la promesse d’un
dépassement radical de celle-ci, rendu possible par son expérience de la
puissance et du pouvoir : l’alliance de la foi et de la clairvoyance (qui sera plus
tard l’apanage du grand Salomon).

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Pour permettre ce « miracle », il fallait un équilibre au plus haut
niveau spirituel :

 Moïse est bien sûr un prince émérite, doué d’une sagesse exceptionnelle ;
 Mais sa mère n’est pas non plus n’importe qui : elle appartient à la tribu
juive des lévites, chargés du culte hébraïque : mieux que quiconque, elle
était en mesure d’éclairer son fils sur l’importance de la foi face au pouvoir.

Finalement sur les 3 heures 40 du film, un seul autre moment aura lui aussi
atteint, fugitivement, ce stade suprême du sublime : lorsque le pharaon Séti,
sur son lit de mort, et contre toute attente, prononce le nom interdit : « Moïse,
Moïse, Moïse.... ». On retrouve ici, pour la dernière fois, un lien d’amour
fulgurant entre les deux univers, à l’adresse du principal témoin de la scène, le
redoutable Ramsès II.

On distingue notamment, dans cette scène si brève, deux des composantes


essentielles du sublime : la surprise (d’entendre le pharaon enfreindre sa
propre loi), mais en cohérence parfaite avec l’âme profonde du personnage
(incapable d’oublier celui qu’il avait préféré à son propre fils !). Moïse n’est pas
présent pour l’entendre, mais c’est le spectateur du film qui le fait à sa place en
répondant au mourant, depuis son siège de cinéma par un frisson
compassionnel. Frisson encore présent en moi 60 ans plus tard : c’est bien mon
âme qui a été touchée !

Dans cet autre monument du cinéma héroïque que fut le Ben-Hur de William
Wyler, on ne trouve ici encore que 2 scènes authentiquement sublimes sur les
3 h 27 du film :

 L’effacement instantané des stigmates de la lèpre sur les visages de Myriam


et Tirzah, mère et sœur du héros, car ce miracle du Christ, intervenu hors
sa présence, n’a pas été demandé ni n’a même fait l’objet de la moindre
spéculation dans l’esprit de Tirzah : elle s’était bornée à écouter par hasard
Jésus en train de parler à la foule, et elle a spontanément cru à son
message : l’amour est plus fort que la mort !
Le sublime vient de l’aptitude ce cette femme en détresse, destinée à
mourir dans d’atroces souffrances, à dépasser sa tragédie personnelle pour
vénérer néanmoins la Vie, incarnée par celui qu’elle a reconnu en
l’occurrence comme le Messie ;
23
 Et le court passage dans lequel le héros reçoit l’aide de deux personnages
atypiques : un impotent, juché sur les épaules d’un géant aveugle. « Je suis
ses yeux, il est mes jambes. À nous deux, nous formons un être
extraordinaire ».
Dans cette situation où chacun des deux protagonistes était
normalement voué à dépérir tragiquement dans l’impitoyable
environnement de l’époque sans la moindre sécurité sociale, le sublime
réside dans le miracle d’une solidarité à double sens qui suffit à
transformer deux existences tragiques en deux vies bienheureuses.
On est à l’opposé de la bien-pensance habituelle prônant une assistance
unilatérale devant tomber toute seule d’en-haut : appel aux dons ou mise à
contribution forcée des riches (tellement simple, n’est-ce pas ?) ...
Au contraire, ces deux-là assument eux-mêmes, et merveilleusement, leurs
handicaps : non seulement ils recouvrent, ensemble, toute la capacité d’une
personne "normale" à assurer ses besoins, mais de surcroît ils trouvent dans
chaque action banale du quotidien une saveur inconnue des gens
ordinaires : celle d’une constante gratitude !

1-2-2 Les effets du partage

Enfant, je ressentais déjà en moi l’importance du sublime avec une telle


intensité qu’il m’était carrément insupportable de voir des gens arriver en
retard au cinéma en ayant manqué de telles séquences ! Encore aujourd’hui,
en y repensant, je retrouve ce vif sentiment de frustration « pour le compte
d’autrui » quand j’apprends que quelqu’un qui m’est cher a raté quelque chose
de sublime à mes yeux.

Car bien au-delà du spectacle, nul ne doit être privé du bénéfice


procuré par l’extrême fécondité du sublime :
En décloisonnant des passions enserrées, il permet de reconstruire le
monde par :
 surpassement des blocages,
 délivrance des âmes,
 déchainement des cœurs...
24
Ainsi, l’héroïsme de Jeanne d’Arc n’atteindra vraiment le sublime que lorsque
son propre accusateur, l’évêque Cauchon, sera lui-même dans l’incapacité de
retenir ses larmes au spectacle du bucher : c’est le début en France d’une
révolte unanime des esprits contre l’envahisseur anglais, et non plus seulement
des épées (tant est vraie l’absurdité de la pure violence : « Qui vit par l’épée
périra par l’épée ! »)

Sublime avait été déjà le cri du cœur d’un centenier à l’instant de la mort du
Christ, dont il était pourtant l’un des bourreaux : « Certainement, cet homme
était juste. » Ce fut la prémisse du chemin de Damas de l’apôtre Paul, le
présage qu’un jour même un empereur romain pourrait se convertir...

Sublime fut également la reconnaissance de la divinité de Jésus par l’un des


deux autres crucifiés sur le Golgotha : il fallait en effet une force spirituelle
considérable pour croire en quelqu’un qui est en train de mourir lui aussi dans
d’atroces souffrances à vos côtés ! Et une abnégation totale du Christ pour
dépasser l’ignominie des hommes qu’il est pourtant en train de subir au pire
degré, en désirant encore sauver un de leurs plus abjects représentants, un
criminel...

Curieusement, ces moments sublimes de l’évangile sont rares ! Car la plupart


du temps, la divinité du Christ domine trop ses interlocuteurs : ceux-ci n’ont
pas grand-chose à donner et tout à recevoir, ce qui exclut donc un véritable
échange. Mais le sublime parvient à naître dans les rares moments de
défaillance de Jésus : en se laissant aller à comparer les non-juifs à des chiens,
il permet la sublime réplique de la Cananéenne revendiquant le droit des
animaux à manger, sous la table, les miettes (de l’évangile) que laissent
tomber les petits enfants.

Il en est de même dans l’ancien testament où habituellement, la toute-


puissance de Yahvé ou l’héroïsme des prophètes écrasent tout :

Mais, outre les deux cas déjà signalés de doute profond ayant permis ensuite à
Abraham et Job d’accéder au sublime, l’épisode de la veuve de Sarepta mérite
lui aussi à mes yeux ce qualificatif, car il fait advenir un échange extrême et
inattendu (quasi "oxymoral"), entre la générosité d’une veuve très pauvre et le
dénuement du plus "riche" des hommes qu’on puisse concevoir : le prophète
Élie, en rapport direct avec Dieu mais qui a quand même besoin d’elle !
25
A fortiori quand Jésus lui-même dira :
« J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à
boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m'avez vêtu; j'étais
malade, et vous m'avez visité; j'étais en prison, et vous êtes venus vers moi.… »

oOo

26
II - Le sublime amoureux

Quand on pense à l’émerveillement suprême, c’est celui de la passion


amoureuse qui vient spontanément à l’esprit : effectivement, toute personne
qui a connu cet état au moins une fois au cours de sa vie pourra, dans ce cadre
bien précis, témoigner de la parfaite véracité des propos de Paul de Tarse sur
l’amour au chapitre 13 de sa 1ère épitre aux Corinthiens :
« Supposons que je parle les langues des êtres humains et même celles des
anges : si je n'ai pas d'amour, je ne suis rien de plus qu'un métal qui résonne ou
qu'une cymbale bruyante.

Je pourrais distribuer tous mes biens aux affamés et même livrer mon corps aux
flammes, si je n'ai pas d'amour, cela ne me sert à rien !

L'amour est patient et bon, il n'est pas envieux, ne se vante pas et n'est pas
prétentieux ;

L'amour ne fait rien de honteux, n'est pas égoïste, ne s'irrite pas et n'éprouve
pas de rancune ;

L’amour ne se réjouit pas du mal, il se réjouit de la vérité.

En toute circonstance il fait face, il garde la foi, il espère, il persévère. »

Mais ce que dit l’apôtre Paul est excessif en dehors du champ strictement
PASSIONNEL : or, le cas de passion dévorante est peu fréquent, et fugace de
surcroît. Il n’occupe que peu de place dans la nébuleuse de cet "amour"
universel prôné par tous les bien-pensants, qui ne dépasse pas en général le
stade banal de l’affection pour les gentils, du souci naturel de ses proches, de la
gratitude (quand elle existe encore !), de la pitié, du devoir de solidarité, ou
même du simple respect civique d’autrui.

Au-delà de la relation au sein d’un couple, le sublime amoureux ne pourra donc


concerner que des cas très exceptionnels de lien véritablement fusionnel.

Encore faut-il que le sentiment passionnel, pour parvenir vraiment à


tout sublimer, soit dès que possible partagé, sous peine de
s’évanouir rapidement, ou au contraire dégénérer en névrose !
Le tout récent film « La femme de Tchaïkovsky » de Kirill Serebrennikov (2022)
donne à cet égard un très remarquable exemple d’obsession délétère.
27
En effet, la dimension purement subjective - déjà importante dans tout
sentiment de sublime quel qu’il soit – est plus que jamais déterminante pour
atteindre le stade de la passion amoureuse, qui suppose une compatibilité
exceptionnelle entre les sensibilités des deux protagonistes.

Bien sûr, comme toute autre forme de sublime, la passion amoureuse ne se


contente pas de la conjonction des six éléments de base (Attirance/Inquiétude,
Surprise/Cohérence, Véhémence/Respect) :

Ainsi que souligné dès le prologue de ce livre, il faut encore que cette réunion
s’opère :
 à haute intensité,
 et dans un équilibre suffisant.
Cette seconde condition peut sembler incongrue quand on parle de passion !
Mais ce qui est visé ici n’est bien sûr pas une modération des sentiments
réciproques, mais une équivalence dans la richesse et la profondeur de ce que
chacun peut offrir à l’autre.

2 - 1 L’intensité passionnelle

2 -1- 1 Les contraintes de base


Sans un lancinant désir de l’amour de l’autre avec le besoin irrépressible de sa
présence immédiate, on n’est que dans le simple attachement affectif, même
s’il est beau et sincère.
Pour prendre un exemple ludique, on a certes une magnifique leçon
d’amour dans le conte du « Vilain petit canard » d’Andersen qui réunit les
six ingrédients du sublime, mais sans parvenir pourtant à l’atteindre, parce
que la force émotionnelle ne s’élève pas jusqu’au degré ultime :
On a bien une attirance pour ces petits palmipèdes barbotant gentiment à
la queue-le-leu derrière la mère cane, assortie de l’inquiétude requise (ici
causée par la laideur de l’un d’eux).
Viendra à point nommé la surprise nécessaire : ce n’était pas un bébé
canard ni même un dindonneau, mais un bébé cygne, en cohérence avec sa
différence d’aspect d’avec les autres, signalée d’entrée.

28
Le petit cygne est bien, d’autre part, confronté à la véhémence des
vexations subies de la part des canetons, mais bénéficie du respect de sa
différence par la "mère" cane qui accepte quand même de l’élever.
Et il y a aussi l’échange affectif indispensable :
Le petit cygne a reçu l’affection maternelle de la cane, et celle-ci verra sa foi
en ce petit récompensée par sa suprême beauté, une fois adulte.
Mais la passion n’a à aucun moment sa place dans ce récit, ce qui explique
que sa puissance émotionnelle reste limitée : son propos, il est vrai, n’est
pas celui de l’amour fou, mais seulement celui de la bienveillance
affectueuse que méritent les êtres différents.
On est donc davantage ici dans le registre altruiste, celui du devoir moral
(distinct du bonheur), que dans celui de l’amour proprement dit (qui est
carrément le bonheur lui-même !)

En effet, si seul l’élan passionnel ouvre au sublime amoureux, c’est parce que
l’être aimé passionnément n’est plus alors un sujet de nécessité ou de devoirs,
mais devient une fin en soi qui délivre de toutes préoccupations, pour venir
magiquement combler les vides béants de l’existence dans un partage qui suffit
à tout transcender, temporairement au moins :

Les amoureux voient désormais la moindre chose avec les yeux émerveillés de
l’enfant découvrant à chaque instant le miracle de la vie. Et ce dans une
commutativité qui crée pour eux un espace commun, un peu comme on
obtient la surface du carré ou du rectangle en multipliant chaque côté par
l’autre...

Hélas, on le sait bien, cet état est à la fois rare et éphémère :


o Rare, car il dépend fondamentalement du hasard :
Aucune grande passion n’a jamais été programmée, fût-ce par la meilleure
entremetteuse du monde ! Toute la littérature et le cinéma sont remplis du
récit de ces circonstances toujours imprévisibles, voire saugrenues, d’où est
née l’étincelle de l’amour-fou : Déjà dans nombre de contes d’enfants
(Cendrillon, Blanche-Neige...), le prince ne tombe pas amoureux de celle qui lui
semblait promise mais d’une pauvre jeune fille qu’il n’aurait jamais dû croiser,
ou même d’une souillon comme « Peau d’âne ».

29
o Éphémère, car chaque être humain est en fait insaisissable :
C’est le principe d’hétéronomie, qui vaut bien sûr autant pour soi-même que
pour autrui. Tout évolue en ce monde, à tout instant et avec une part
insurmontable d’imprévisibilité :

C’est ce qui explique que malgré tous leurs efforts, deux personnes ne pourront
jamais se connaître entièrement.
Une relation de simple tendresse pourra peut-être réussir à perdurer, mais
comment assurer la stabilité d’un état aussi exceptionnel et fragile que la
passion qui repose sur des sables mouvants ?

C’est pour cela que la plupart des philosophes s’accordent sur ce constat que
malgré les apparences, l’homme reste essentiellement seul de sa naissance
jusqu’à sa mort.

Il est vain de vouloir s’accrocher à des premiers instants magiques condamnés


à ne jamais se reproduire, ou alors dans des mutations forcément décevantes
puisque – par hypothèse - différentes de ce qui nous avait initialement fasciné.

De surcroit, comble de la perversion, ce que l’on apporte à l’autre ne fait


finalement que l’aider à nous échapper : ce que tu apprends à un enfant en
fondant d’amour pour lui ne va lui servir qu’à s’affranchir de toi… Sers de
Pygmalion à la femme que tu aimes et la belle, parée de ses nouveaux atours,
va irrésistiblement attirer des rivaux !

Vu l’impossibilité "technique" d’une fusion pérenne des esprits et des cœurs,


nous sommes condamnés, passé les brèves phases de passion, à n’être au
mieux les uns pour les autres que des partenaires utiles.

Ceci dit, ce sont cette rareté et cette brièveté qui ont précisément
pour effet de rendre la passion amoureuse si précieuse !
Quand elle est là, son intensité est vraiment exceptionnelle : or, comme
souligné dès le départ de cet essai, le concept de sublime est parfaitement
indépendant de celui de durée.

30
2 -1- 2 Les facteurs de la haute intensité

L’ardeur fantastique de la passion amoureuse est générée par divers éléments :

 Il y a tout d’abord l’effet de miroir narcissique, dans la correspondance avec


soi-même trouvée en l’autre, perçu miraculeusement comme l’ « âme sœur »,
l’alter ego.

Quoi qu’on fasse, c’est toujours sa propre personnalité qu’on cherche à


nourrir par la relation à l’être aimé (comme l’illustre, à sa manière, le mythe
de Dracula !)
L’idée d’une "fusion" des âmes est un abus de langage vide de sens concret
puisqu’induisant une impossible dénaturation de la personne humaine,
laquelle au contraire ne peut exister que dans sa spécificité :
Celui qui imagine greffer ensemble deux personnalités est un Frankenstein
jouant au psychanalyste...
Donc, même pendant le temps si bref de la passion, l’individu - malgré son
impérieux désir d’ouverture à l’autre – reste un individu, par définition
prisonnier de sa singularité, sans laquelle il ne correspondrait plus à RIEN !

Précisément, l’état passionnel va fournir l’occasion d’un transfert affectif au


sens freudien : l’autre me fascine parce que je retrouve en lui tout ce que
j’adore en moi-même ! Et vu la réciprocité caractérisant l’état amoureux,
c’est chacun des deux qui se sent chez lui en l’autre et le fait profiter de ce
qu’il peut lui apporter de bénéfique (le négatif étant instinctivement
réprimé) : osmose des égotismes !

 Tout aussi important est l’effet de miroir environnemental ou culturel, par


lequel l’amoureux discerne en l’être aimé la quintessence de valeurs
esthétiques ou éthiques auxquelles il était déjà très attaché :
J’ai l’exemple personnel de ma folle passion de jeunesse au hasard de
pérégrinations au fin fond des Highlands :

J’ai fini par comprendre que ma fascination avait été liée au mythe de
l’Écosse dans mon esprit : cette jeune femme altière, aux yeux bleus si fiers
mais parfois teintés de tristesse, avec un regard tantôt enjôleur tantôt

31
lançant des éclairs, un sourire mélangé de tendresse et de défi, un air à la
fois proche et lointain, a hanté mon esprit parce qu’elle collait exactement
avec l’idée que je voulais me faire de cette région sauvage, mystérieuse et
enchantée de l’ouest calédonien, celle du loch Lomond jusqu’au loch Ness,
de ces îles fantomatiques souvent battues par les tempêtes aux châteaux
hantés et aux landes solitaires fréquentées par de rares moutons, ces bras
de mer engagés si loin dans les terres, ces montagnes brumeuses
plongeant dans l’océan, cette musique celtique envoutante, ces cercles de
pierre celtiques aux pouvoirs magiques, cette religion calviniste si chère à
mon cœur, ces divins single malts…

De son côté, elle aussi a dû construire à travers moi une image, celle de la
France chère au cœur des Écossais, celle du sud ensoleillé dont ils rêvent
tous (quand je l’ai connue, je faisais alors mes études à Aix en Provence).

Ce qui est sûr c’est que cette influence culturelle réciproque nous a
bel et bien permis d’accéder au sublime amoureux :
Dès l’issue de notre première rencontre, j’eus en effet - pour l’unique fois
de ma vie ! - cette sensation divine que la nature entière était complice de
notre bonheur, depuis les chauds rayons du soleil illuminant ma marche et
le doux bercement du clapotis des vagues, jusqu’à l’écho de ma joie dans le
chant des oiseaux et le langoureux bruissement des feuilles.

L’emphase de Lamartine dans ses poèmes m’apparaissait encore trop faible


pour décrire l’énorme félicité que je ressentais. Je pensais carrément à
Bonaparte dans le halo d’un feu de bivouac, la veille de la bataille du pont
d’Arcole, disant sentir le sol s’enfuir sous ses pieds (Comment a-t-il pu
prétendre plus tard qu’en amour, la seule victoire serait la fuite ?)
J’éprouvais, en effet, un véritable vertige dans mon intime conviction
d’avoir trouvé soudain, en une seule personne, l’exaucement de toute ma
foi en la vie.

 Autre catalyseur de la passion amoureuse : sentir une complicité du destin :


La moindre justification astrologique ou le plus petit signe de concordance de la
relation vécue avec des évènements fortuits (les fameuses « synchronicités »
chères à Philippe Guillemant), prend un retentissement considérable :

32
o À mille kilomètres de distance, les amants ont eu une pensée commune
exactement au même instant ;
o Une diseuse de bonne aventure avait prédit à la tourterelle une
rencontre avec quelqu’un correspondant trait pour trait à son
tourtereau ;
o Après vérification, l’horoscope du journal avait clairement annoncé une
rencontre décisive pour le jour précis où le couple a fait connaissance...
o Le grand-père de l’un a été cantonné pendant la guerre dans la ville
même où l’autre habite aujourd’hui ...
o Ils tombent à nouveau l’un sur l’autre de façon purement fortuite !

Le cinéma a beaucoup exploité la magie – extrêmement efficace – des amants


refusant de croire au vulgaire hasard pour donne une dimension fatidique à
leur coup de foudre.

Le film « Un amour à New York » de 2001 en donne une parfaite


illustration : le bout de papier où l’amoureuse venait d’inscrire son n° de
téléphone étant subitement emporté par une énorme bourrasque de vent,
elle déclare au bel inconnu qu’elle ne croit pas au hasard et que ceci est une
épreuve voulue par le Destin. Elle décide que s’ils doivent se revoir, le livre
qu’elle venait d’acheter - où elle inscrit son nom et son numéro avant de le
revendre le lendemain à un boutiquier - devra forcément tomber un jour
entre les mains du garçon... Le scénario est complètement loufoque, et
pourtant ça parvient, lors du dénouement, à faire monter mes larmes !

Je donnerai également, ici encore, un exemple vécu assez troublant, lorsque je


tentai de reprendre contact, 16 ans après, avec mon Écossaise :

Moi qui, en proie aux affres de mon récent divorce, n’avais envoyé ma
petite carte de vœux que par simple jeu à son adresse d’autrefois, sans
attendre sérieusement de réponse, avais soudain l’impression de vivre dans
un rêve :

Lesley ne m’avait donc pas oublié ! Elle m’écrivait avoir certes eu pour
premier réflexe de ne pas se manifester, tant ma démarche de relance
amoureuse semblait absurde et ridicule. Elle avait ensuite songé à répondre

33
par ces seuls mots : « Ma vie n’a été qu’un tas de conneries. Comment a été
la tienne ? ».

Mais, après réflexion, elle avait été troublée par le fait que ma petite
missive lui soit parvenue, malgré ses multiples changements de domicile
depuis l’époque où elle vivait dans l’ile d’Arran. Ma carte, expédiée chez ses
parents décédés depuis plus de 10 ans, était tombée miraculeusement
entre les mains de quelqu’un qui avait réussi à la transmettre à sa sœur,
elle-même partie de l’île depuis longtemps et dont on savait seulement
qu’elle devait habiter la région de Glasgow !

Cette dernière, avec laquelle elle était pourtant brouillée, lui avait fait
suivre ma carte à son tour jusqu’à son domicile actuel à Lochgilphead, petit
port blotti au fond d’un fjord sur la côte ouest de l’Argyll.

De surcroit, elle s’était souvenue d’avoir elle aussi pensé à moi – pour la
première fois depuis au moins dix ans ! – et ce environ deux semaines avant
de recevoir mon petit mot, autrement dit au moment précis où je l’écrivais !

 Mais le catalyseur suprême réside dans l’importance des obstacles que les
amants vont devoir surmonter pour pouvoir vivre leur amour :

Bien sûr, la relation doit malgré tout rester possible grâce à une forte
compatibilité psychique, mais plus le contexte est fragile et plus la passion
sera exacerbée. Le cocktail magique est donc :

AFFINITÉ DES DEUX ESPRITS + CONTRARIÉTÉ DES CIRCONSTANCES !

La littérature et le septième art sont remplis de ces situations poignantes


dans lesquelles les deux héros sont soumis à l’opposition de leurs milieux
respectifs : Roméo et Juliette face à l’hostilité des Capulet et des Montaigu,
Maria et Tony en proie au conflit entre américains blancs et portoricains
dans West Side Story... La liste serait sans fin, tant est efficace ce ressort
passionnel.

L’une des passions célèbres les plus contrariées qui soient est sans doute
celle du Dr Jivago et de Lara Antipova dans le roman de Boris Pasternak
magnifiquement porté au cinéma par David Lean en 1965 :

34
On y retrouve notamment les 6 composants du sublime dans la scène
finale où le héros, resté pétri d’amour après tant d’années sans nouvelles,
est confronté à une Lara fantasmée qu’il croit avoir reconnue dans la rue :

Surprise de cette brutale apparition /cohérence totale avec l’état d’esprit


du héros, violente attirance pour la silhouette aperçue / inquiétude due
au risque de méprise ainsi qu’au très mauvais état de santé de Youri,
violence de son infarctus / élégance superbe dans cette façon de mourir
littéralement d’amour !

Certes il n’y a pas ici d’échange direct entre les deux amoureux, mais
comme on va le voir au chapitre III, la nature artistique de la scène, ouvre
une troisième dimension : c’est le lecteur/spectateur qui est substitué à
Lara comme destinataire du témoignage passionnel de Youri.

L’échange – indispensable à tout sublime – a bien lieu, mais il est


simplement transposé !

2 -1- 3 Les conséquences de la haute intensité

o La puissance de la passion amoureuse est telle qu’elle peut détruire, c’est bien
connu hélas.

Le plus fort est que, telle la réplique d’un séisme, la destruction provoquée par
un amour déjà sublime peut elle-même, à son tour, réenclencher le sublime !

Les exemples sont innombrables, mais celui qui me vient spontanément à


l’esprit est le choc émotionnel procuré, in fine, par le livre d’Albert Cohen
« Belle du seigneur » :

On s’attendrait à un "happy end" entre ces deux êtres si séduisants en proie à


la passion, après tant de bouleversements et déchirements suffisamment
causés à leurs vies par les divergences de leurs origines et cultures respectives.

On pense donc que le flamboyant héros a simplement suspendu sa brillante


carrière diplomatique le temps de vivre son coup de foudre pour la belle
Ariane. Or on découvre subitement que Solal a définitivement démissionné de

35
son poste éminent pour se laisser aller, suicidairement, à cette addiction
amoureuse qui l’entraîne à la dérive...

Ici, l’échange sublime - comme dans la scène finale de « Docteur Jivago » sus-
évoquée – se produit non pas directement entre les deux amants, mais
indirectement entre l’auteur et le lecteur du roman, car c’est ce dernier (et non
la belle Ariane, inconsciente du drame) qui apprend cette bouleversante issue.

o Mais heureusement le sublime amoureux peut aussi se traduire, positivement,


par une élévation mutuelle :

Ici, le bénéfice de l’échange est durablement consolidé :

Le test absolu d’une passion qui évolue bien, c’est lorsqu’on devient même
amoureux des DÉFAUTS qui nous dérangeaient le plus de prime abord !
Angélique, " marquise des Anges", finit bel et bien par s’éprendre de la balafre
et de la claudication de Geoffroy de Peyrac... Mieux encore, la Belle démasque
le prince charmant reclus derrière la repoussante apparence de la Bête.

Car contrairement aux petites imperfections qui ne font que singulariser


l’attirance spontanément éprouvée pour l’autre, les travers réels ne peuvent
être admis que s’il s’agit vraiment d’une authentique âme sœur, dont par
définition on peut alors tout accueillir, autant qu’on assume ses propres tares.

Il n’existe d’ailleurs pas de moyen plus puissant pour débloquer les réticences
d’un être aimé que de « vider son sac » en lui disant une bonne fois ses quatre
vérités :

C’est par exemple au cinéma ce qu’il se passe dans la fameuse scène du film de
Rob Reiner en 1989 où Harry parvient enfin à convaincre Sally qu’il sont bien
faits l’un pour l’autre en osant quitter la posture de séducteur pour faire avec
véhémence à la belle la longue liste de tous les vilains défauts qu’il a su voir en
elle tout en l’aimant malgré tout !

Idem dans le film « N’oublie jamais » de 2004 avec Rachel Mc Adams et Ryan
Gosling où le héros déclenche, in fine, le tsunami amoureux de l’héroïne en
purgeant énergiquement l’ensemble des malentendus et des non-dits qui
entravaient leur passion.

36
Plus généralement, ce qui témoigne de la solidité d’une passion c’est l’adoption
spontanée par les amants du TON JUSTE, mélange de fraîcheur innocente, de
lucidité et d’humour bienveillant.

Et ce qui va de pair avec ce ton juste, c’est l’aptitude à engager ensemble des
actions concrètes, au lieu de pures rêvasseries : on est réellement prêts à
emménager ensemble, à s’éloigner de la relation toxique des parents, à
assumer un enfant...

Le sublime affectif se transporte dans le monde réel où rien, en fait, ne peut


résister à la puissance de la passion lorsqu’elle décide de se déchaîner :
Dans le film « Le lauréat » (1967), Benjamin / Dustin Hoffman devient capable,
en pleine cérémonie de noces, d’arracher manu militari Elaine / Katharine Ross
en robe blanche de mariée à l’union que ses parents appelaient de leurs vœux.

2 - 2 L’équilibre qualitatif

2 -2- 1 L’importance capitale de la réciprocité

Mise à part la dimension artistique déjà évoquée dans laquelle le


lecteur/spectateur est parfois substitué, " hors champ", à l’un des
protagonistes mis en scène, pour recevoir à sa place le message d’amour,

le sublime amoureux exige avant tout - et plus encore que tout autre
sublime - un échange entre les deux héros d’une qualité exceptionnelle : ici, à
un niveau tel que chacun soit convaincu de rencontrer bel et bien l’homme ou
la femme de sa vie, l’être qui lui permettra d’accomplir sa destinée affective.

Le danger sera que cet échange ne se révèle en fait illusoire (car unilatéral
malgré les apparences, ou trop déséquilibré). Or il faut au contraire que chacun
soit effectivement enrichi, serait-ce brièvement.

J’exclus donc du sublime le culte d’un fan pour son idole, de même que les
passions "raciniennes" à sens unique, pourtant fascinantes. Pardon Hermione !

En revanche l’enrichissement réciproque peut ne rester que d’ordre spirituel,


sans devoir nécessairement induire des prolongements concrets,

37
du moment que la relation n’est pas à sens unique et que chacun apporte
donc bien à l’autre quelque chose - même si c’est simplement cérébral - qui
soit de nature à magnifier son optimisme de vie et sa foi en l’existence.

L’échange sublime peut n’avoir lieu que sur un plan purement esthétique, sans
que les deux protagonistes n’en tirent aucune conséquence sur leur existence
concrète en restant campés sur leurs valeurs personnelles et habitudes de vie.

Telle est, en substance, la morale de la fameuse chanson de Brassens : « La


non demande en mariage ». Car on le sait bien, il est en fait beaucoup plus
difficile de capter, puis préserver, le sublime quand les considérations
matérielles viennent perturber la soif d’absolu.

Le sublime le plus facilement accessible est donc celui qui se borne au seul
partage des sentiments : la plupart des grandes romances naissent d’un refus
par les amants d’assumer les contraintes du quotidien, par le rejet de leurs
entraves religieuses, culturelles ou sociétales. C’est bien sûr beaucoup plus
facile quand on est jeune et qu’on n’a pas encore grand-chose à perdre.

Le corollaire est évidemment l’aggravation de la précarité menaçant déjà à la


base n’importe quelle passion amoureuse. Mais ça n’enlève rien à la qualité du
sublime vécu, indépendante de sa durée, du moment qu’une interpénétration
radicale des esprits s’est bien produite, ne fût-ce que quelques jours :

Tel fut le cas de ma passion de jeunesse en Écosse évoquée plus haut (seul
moment de ma vie où j’aie avec absolue certitude éprouvé un sentiment de
sublime), car malgré notre impuissance à pérenniser notre relation, tous les
critères nécessaires avaient alors été néanmoins réunis :

 Puissante attirance entre nos deux personnalités à la fois très romantiques


et très sensuelles, mais aussi très fières et exigeantes, avec l’inquiétude de
la précarité due à notre éloignement à 2000 Km l’un de l’autre ;
 Surprise extraordinaire de rencontrer dans ce trou complètement perdu
cette jeune autochtone à la beauté et aux talents exceptionnels,
disponible comme si elle semblait n’avoir attendu que moi (alors qu’elle
était convoitée par tous les types du coin),

38
mais cohérence avec nos antécédents : tous deux protestants, tous deux
sportifs, dynamiques et audacieux (mais très égoïstes aussi !), tous deux
amoureux de la nature et attirés par l’art.

 Violence de notre passion et de la souffrance endurée lors de mon


inéluctable retour en France, mais dans un profond respect mutuel fait
d’estime et de confiance, qui perdure encore aujourd’hui.

Heureusement, lorsque les obstacles ne sont pas dirimants, la haute qualité de


l’échange affectif peut suffire à briser le signe indien de l’éphémérité.

Certes la qualité sublime de l’échange affectif est plus difficile à maintenir dans
la longue durée. La littérature et du cinéma ont d’ailleurs tendance à pécher
par pessimisme, puisqu’il est évidemment plus facile d’attirer le public avec
des crises et des drames que par l’image d’un amour serein dans lequel : « ils
vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » ...

... comme si la passion était un trop grand privilège pour qu’on puisse mériter
de la garder durablement, surtout quand on l’a d’abord négligée.

L’exemple parfait est la fin d’ « Autant en emporte le vent », où Scarlett


O’Hara/Vivien Leigh, réalisant enfin que c’est Rhett Butler/Clark Gable
qu’elle aime, l’entend lui répondre qu’il est trop tard : après tant d’années
de méprises successives, son amour aujourd’hui est mort !

Quand elle s’écrie alors pathétiquement : « Que vais-je devenir, » tombe la


célèbre et terrible réponse : « Franchement, ma chère, c’est le cadet de
mes soucis ! ».

Heureusement, il y a de magnifiques contre-exemples dans lesquels les deux


protagonistes ont su perpétuer leur passion malgré les pires obstacles, y
compris au-delà de la mort,

précisément grâce au surcroit de force que seul a pu procurer le parfait


équilibre de leur binôme, où chacun autant que l’autre est resté fasciné
jusqu’au bout par l’inépuisable richesse de leurs personnalités conjuguées :

Outre bien sûr le cas du « Docteur Jivago » déjà longuement évoqué, on pense
spontanément :

39
- au livre « Le lys dans la vallée » de Balzac, quand Félix - qui vit pourtant
une nouvelle vie avec Lady Dudley - ne peut supporter la mort
d’Henriette, son seul véritable et éternel amour ;
- à « Orgueil et préjugés » de Jane Austen, où après de très longues
péripéties, l’on voit définitivement triompher l’amour d’Elisabeth et de
M. Darcy ;
- ou au film « Les parapluies de Cherbourg » de Jacques Demy, où
Geneviève (Catherine Deneuve) et Guy resteront jusqu’au bout épris,
nonobstant les nouvelles unions auxquelles ils ont dû se résoudre de part
et d’autre en raison des aléas de la vie ;
- Mais le cas le plus célèbre est sans doute désormais celui de la fin du film
« Titanic » (1997), montrant Rose, à 96 ans, toujours amoureuse de ce
Jack qui en 1912 se noya pour la sauver lors du naufrage du Titanic.

L’intensité du partage spirituel est parfois telle qu’elle parvient même à


surmonter des infirmités venant flétrir dans sa propre intégrité physique l’un
ou l’autre des amants :

- cf. le film « Breathe » (2017) dans lequel l’amour de Robin survit au lourd
handicap dont est atteinte Diana ;
- ou le bouleversant « The Notebook » de Nick Cassavetes (2004) où la
passion parvient à surmonter l’amnésie de l’héroïne devenue âgée;
- et bien sûr « Amour » (2012) de Michael Haneke, avec Jean-Louis
Trintignant refusant de renvoyer à l’hôpital Emmanuelle Riva tant sa
présence lui reste indispensable malgré l’irréversible dégradation de son
état mental...
- Dans « Eternal Sunshine of the Spotless Mind » (2004), Michel Gondry
parvient même à imaginer de façon poignante la survie de la passion
malgré une tentative d’effacement médical de la mémoire !
- L’exemple le plus illustre reste bien sûr celui d’Abélard et Héloïse, dont la
passion survécut à la castration que le chanoine Fulbert, oncle de la
belle, fit tragiquement subir à son imprudent amant.

40
2 -2- 2 Les obstacles à la qualité de l’échange

Même pour un tempérament ardent, il n’est pas facile d’accéder au stade


amoureux, car les codes de la passion ne sont jamais donnés à l’avance :

 Chaos sentimental des jeunes années (poids familial, social ou religieux,


confusion du sentiment avec le sexe, naïveté, manque de moyens financiers,
immaturité, illusions) :

Personnellement, les seules femmes que je connaissais vraiment lors des


premiers émois de l’adolescence (ma mère, mes grand-mères, mes cousines,
mes professeures de Lycée, cheftaines scoutes ou monitrices de vacances)
avaient toutes précisément pour caractéristique de ne jamais me parler de la
passion amoureuse en dehors des poncifs vagues et creux.

L’unique réflexe de maman, lorsqu’elle me vit enfin en âge d’aimer, fut de me


faire jurer de ne jamais faire souffrir une femme ! Pas un mot sur la jouissance
amoureuse, ni sur les problèmes auxquels je pouvais être moi-même confronté
auprès des filles.
Il fallut que j’apprenne absolument tout du sexe auprès de copains obsédés et
pervers, qui réussirent à me rendre vicieux autant qu’eux !

 Rareté des rencontres dignes de passion !

Pour qu’une personne puisse rendre quelqu’un transi d’amour, il faut qu’outre
des qualités physiques et intellectuelles avantageuses, elle ose de surcroît
exprimer sa singularité en assumant avec assurance (mais sans prétention !) ce
qui en elle est original :

Sans tomber dans la caricature du dicton selon lequel « Les hommes préfèrent
les garces », il est indéniable que la séduction exige une sûreté de soi et une
fierté de bon aloi : rien n’est plus catastrophique qu’un joli cœur qui doute sans
cesse de lui-même... En revanche, tout galant doit bien sûr savoir relativiser ses
mérites pour ne pas se rendre vite insupportable. Et surtout, il doit ramener le
plus possible la conversation vers la personne aimée : la seule chose dont
quelqu’un ne se lasse pas, c’est qu’on parle de lui-même.

41
Toutes ces contraintes limitent singulièrement les chances de tomber sur
l’oiseau rare !

Car outre les qualités nécessaires pour pouvoir susciter l’amour fou, il faut
aussi - comme déjà évoqué - un contexte propice à la passion : des barrières à
renverser, des obstacles exceptionnels à surmonter, des risques à prendre, un
monde inconnu à découvrir.

Sinon, ce ne sera que de l’amour « plan-plan » (« bourgeois », comme on disait


juste après mai 1968 !), vite insipide.
 Faux sublime du fantasme, même réciproque :

On est alors, par définition, dans l’ILLUSION, contrairement à ces effets-miroir


mentionnés plus haut, dans lesquels ce sont quand-même des réalités – même
si elles ne sont qu’égotiques – qui sont reflétées.
Dans le fantasme, il y a erreur pure et simple ! Chacun veut croire en des
sentiments carrément inexistants !

Cet état est particulièrement trompeur car on a vraiment l’impression de vouer


son âme à l’autre : on veut tout savoir de lui, on ne pense qu’à lui, on est prêt à
lui faire les cadeaux les plus fous...
... mais ce stade d’idolâtrie n’a pas plus de portée que la passion d’une fillette
pour sa poupée ou d’un fan inconnu pour son idole.
Certes, on va voir ci-après qu’un échange ouvrant au sublime est possible dans
le cadre d’une fiction artistique, mais parce que cela résulte alors d’une
complicité réelle, parfaitement lucide et délibérée, avec l’auteur de cette
fiction.
En revanche, la méprise amoureuse ne laisse que le goût amer d’un sublime
avorté, comme c’est notamment le cas – déjà évoqué - des héroïnes de Jean
Racine (Hermione, Phèdre...), de Donna Elvira dans l’opéra « Don Giovanni »,
d’Emma Bovary face à Rodolphe Boulanger, ou de Jay Gatsby (« Le
Magnifique ») désabusé de sa fausse passion pour Daisy Buchanan.

42
2 -2- 3 L’éclectisme qualitatif

Pour atteindre au sublime, l’enrichissement réciproque né de la passion ne doit


pas s’étouffer dans le cocon de la seule relation à deux :

Au-delà des rapports intimes, l’amour des deux protagonistes sera sublimé par
leur capacité à détecter aussi tout ce qui autour d’eux mérite leur
émerveillement, par la conscience que certaines personnes à leur contact sont
en fait indissociables de leur passion, et sont même souvent les déclencheurs
ou les catalyseurs de celle-ci :

Ainsi, pour revenir à l’exemple du Dr Jivago, la relation entre les deux héros est
notamment magnifiée :

- par la capacité extrêmement digne de l’épouse légitime de Youri à


affronter le terrible passage de l’aisance à la pauvreté, à respecter la
priorité qu’il donne à son amour pour la poésie et plus encore, à
surmonter son désespoir affectif en comprenant la passion de son époux
pour l’être merveilleux qu’est sa rivale Lara ;
- ou encore par l’admiration de Lara pour le respect naturel qu’inspire
Youri à ses pires ennemis : le bolchevik Streinikov, puis le cynique
Komarovsky.

Autre exemple tiré du film « La fièvre dans le sang » d’Elia Kazan : (dont le titre
anglais "Splendor in the grass" se réfère à un célèbre poème de Wordsworth),
dans lequel l’instant sublime ne vient pas directement des amants eux-mêmes,
mais du père de la jeune femme !

Dans cette histoire des années 1920, les deux jeunes amoureux Deanie et
Bud (Nathalie Wood et Warren Beatty), de milieux très différents, voient
leurs parents respectifs s’opposer violemment à leur union...

... jusqu’à cet instant imprévisible où le père de la jeune fille, réalisant


brusquement l’extrême profondeur de la passion qu’elle vit, trouve le
courage de remettre en cause toutes considérations sociales ou
financières : bravant les foudres de sa tyrannique épouse, il se lâche et
dit tout à trac à Deanie qu’il l’approuve ! Quoi qu’il puisse en coûter, il
prend fait et cause pour son amour envers Bud.

43
De l’aveu même du robot conversationnel "Chat GPT" (!) : « Cette scène
est un moment émotionnellement intense du film ».

Rien n’y est a priori extraordinaire ni spectaculaire, et pourtant j’avoue


avoir les yeux humectés à chaque visionnage...

Car on a ici une authentique surprise, contrairement au cas de Spencer Tracy


dans « Devine qui vient diner », qui quant à lui n’a pas à rompre avec son
épouse (Katharine Hepburn) – bien plus compréhensive - pour approuver
l’amour de leur fille avec un homme noir dans l’Amérique raciste du début des
années soixante.

Il aurait d’abord fallu citer, bien sûr, Rodrigue face Chimène dans la pièce « Le
Cid » de Corneille, avec l’ « atteinte imprévue aussi bien que mortelle » qui les
frappe brutalement quand il se trouve contraint de venger l’honneur de son
père dans un duel avec le propre père de sa bien-aimée :

Leur sens du devoir filial, au lieu de détruire leur amour par le conflit qui les
oppose violemment, va au contraire l’attiser puissamment et leur révélant
l’intense séduction d’une admiration réciproque.

Le sublime tient donc, ici encore, au bouleversement de la logique attendue


des sentiments.

(Contrairement à Tristan et Iseut, qui ne durent leur passion qu’à l’artifice d’un
philtre magique...)

***

44
III - Le sublime artistique

Dans la quête du sublime, l’art – au sens général de toute création de l’esprit -


a une place à part :

Ici, contrairement à l’héroïsme et à l’amour-passion, le partage de valeurs ne


nait pas spontanément de la confrontation entre des personnes mais, en
amont, de sa préparation solitaire par l’artiste.

Le destinataire de l’œuvre va seulement capter a posteriori un sublime déjà mis


en scène par l’auteur, que l’art a eu précisément pour but de cristalliser pour
sa sauvegarde au profit d’autrui.

Précisons d’entrée que l’art en cause n’est pas l’art d’ "assouvissement" défini
par Malraux comme simple moyen d’agrémenter notre soumission aux
impériosités de notre condition (la musique d’ambiance propice au
rapprochement des corps ou celle endiablée donnant accès aux transes, la
complaisance voyeuriste des mélodrames, les images ouvrant l’appétit gustatif
ou sexuel...).

Bien que la frontière ne soit pas parfaitement étanche ainsi que le


reconnaissait d’ailleurs Malraux lui-même (une opérette d’Offenbach comme
« La belle Hélène » navigue à mi-chemin entre l’audace libidineuse du french-
cancan et la pure beauté enchanteresse !),

l’art digne de ce nom est au contraire une révolte contre l’absurde volatilité et
répétitivité du plaisir sensoriel ou émotif, par la création d’objets de
réjouissance capables d’échapper à cette frustrante instabilité parce qu’ils
appartiennent à un autre ordre :

Cet autre ordre, c’est celui de l’amour de l’amour (l’amour pour lui-même !),
l’ « art pour l’art »,

autrement dit l’instauration de l’ESTHÉTIQUE en tant qu’élément dominant de


la passion (au lieu de la tyrannie des pulsions égotiques, qui meurent dès leur
propre assouvissement), l’exaltation au lieu de l’exultation, l’envie d’avoir
envie.

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Tel est bien, en effet, notre unique moyen de consoler et enrichir durablement
l’esprit en dépassant le blues qui suit inévitablement toute satisfaction d’un
désir ponctuel :

Le dicton « Omne animal triste post coïtum » vaut en effet pour toute
forme de plaisir, même si selon Galien de Pergame, ce syndrome
toucherait moins la femme (?), et pas du tout le coq (!)
Heureusement, la démarche artistique nécessaire pour accéder aux félicités
pérennes est ouverte spontanément à tous :

Il s’agit, basiquement, du mécanisme perceptif (dit "phénoménologique")


obligeant l’individu à composer mentalement ce qu’il voit :

Chacun décèle à sa façon, dans l’analyse des signaux perçus, ce qui mérite ou
non selon lui son émerveillement. Un angoissé ne verra pas un paysage de la
même façon qu’un contemplatif, qu’un scientifique ou qu’un amoureux,

même si bien sûr il existe des beautés générales ressenties comme telles par
la quasi-totalité des gens (le beau universel de Kant), en raison des nombreuses
constantes de fonctionnement du cerveau humain.

Pour simplifier, j’appellerai « beauté » ce qui enthousiasme l’esprit :

Aussi bien le bonheur du mathématicien face à une « belle » équation, que


celui du mélomane et de l’esthète, ou même du lecteur du marquis de Sade
ou de la "Crucifixion en rose" quand il dépasse l’excitation érotique pour
percevoir le pur talent de l’auteur.

Encore faut-il, pour accéder à l’allégresse de l’âme, parvenir à


dépasser ce stade du « beau » pour trouver le sublime :

- dans la réunion – poussée au paroxysme - de ses 6 critères décisifs


définis dès le début de ce livre,

- et ce dans le cadre d’un partage avec autrui.

46
3 – 1 Impliquer autrui

3–1–1 L’art stérile


L’émoi esthétique est comme la bandaison de Brassens : il ne se commande
pas ! Même la grande beauté ne peut suffire à le garantir : si elle est trop
intimidante, ou si elle parait trop étrangère à l’observateur, elle n’est au mieux
qu’une fugitive étincelle incapable d’allumer le feu de la passion.

Qui n’a pas éprouvé un sentiment d’absurde ou d’ennui face à une œuvre
manifestement de qualité, mais déconnectée de tout lien avec son propre
vécu (ou du moins sans rapport avec des aspirations personnelles) ?

Ayons l’honnêteté d’avouer qu’on peut s’ennuyer affreusement à l’écoute de


certains morceaux interminables, y compris des plus grands compositeurs !
Personnellement, la plupart des partitas de Bach, des mazurkas de Chopin et
des quatuors de Beethoven m’assomment, de même que certains passages des
opéras de Mozart.

On se demande alors à quoi cela rime- t-il vraiment de multiplier toutes ces
mesures, encore et encore ?

Bien sûr la réceptivité varie selon les époques : la période contemporaine nous
a habitués aux vertus de la concision, tant notre temps est devenu rare et
précieux.

Mais le lien indispensable de l’art avec la "vraie" vie n’est pas forcément
contextuel : certaines œuvres (qualifiées généralement de « classiques »)
conservent leur force émotionnelle à travers les âges parce qu’elles parlent à
ces constantes de l’esprit humain déjà évoquées, alors que d’autres qui se
veulent proches de nous ne jouent en fait que sur des artifices ou des modes
passagères, et tombent rapidement à plat.

Je crois avoir bien éprouvé, dans mes jeunes années, l’aspect


absurdement artificiel que peut revêtir l’art :
L’apprentissage du clavier auprès d’une prof sur le retour, vielle-belle plus
péronnelle que pédagogue, éveilla des sentiments violemment contradictoires
chez le jeune ado que j’étais :
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D’un côté, la musique avait toujours exercé sur moi une fascination qui me
poussait depuis la naissance à casser les oreilles de mon entourage :
ravissement, dès 3 ans, à la seule vue de touches noires et blanches, rengaines
obsessionnelles serinées à tout-va, improvisations frénétiques - ou au contraire
lancinantes et compassées - sur le minuscule accordéon que j’étais parvenu à
me faire offrir, premiers essais de composition sur le vieil harmonium placé
dans un recoin de l’appartement familial...

Ma joie fut donc à son comble lorsque ma mère finit par exaucer, bien qu’un
peu tard car j’avais déjà 12 ans, mon vœu le plus cher : commencer enfin des
cours de piano. J’eus droit à mon propre instrument, un modèle antédiluvien
aux touches dures et aux sonorités ingrates, acheté pour une bouchée de pain
à une vielle paroissienne. Mais pour le gosse que j’étais, quelle merveille !

Mes débuts furent fort encourageants : à cet âge, on n’a encore peur de rien.
Le trac ne vient pas encore tout perturber, on fait ce qu’on veut de ses doigts
tellement souples et agiles. Et la vivacité d’esprit aide à progresser très vite
dans la découverte des partitions.

Mais curieusement, un sentiment d’absurde s’instilla vite dans mon esprit, de


plus en plus envahissant !

J’avais certes parfaitement compris l’importance des efforts à fournir, en


permanence, pour cultiver sérieusement son art afin de parvenir en retour à la
félicité qu’il peut procurer.

Mais un tel ascétisme m’apparut bientôt artificiel, décalé de la "vraie" vie car
plus j’approfondissais le solfège plus j’avais l’impression de m’enfermer dans
une tour d’ivoire coupée des exigences - beaucoup plus importantes – du
quotidien, à commencer par le travail scolaire.

Après tout, la musique ça ne revenait guère qu’à brasser de l’air puisque les
sons s’envolent instantanément ! (Certes, on sait les enregistrer : à l’époque,
en les gravant dans le vinyle. Pour autant, un flot de notes - même en réécoute
indéfinie sur disque – ne reste, par nature, qu’une simple vibration sonore,
fugace et impalpable, autrement dit du vent !)

Non, les gens ne vivaient pas de notes de musique mais d’actions concrètes :
Comment pouvait-on bien faire du clavier son métier pour passer ridiculement
48
son existence à marteler des touches pendant que d’autres se grisent du vrai
pouvoir d’agir sur les choses et sur les gens ?

Dès à présent, pourquoi sacrifier tant de temps enfermé avec un piano quand
les jeunes de mon âge multipliaient les activités sportives et les rencontres en
toute liberté ? Surtout dans un pays ensoleillé comme cette Provence où
j’habitais, incitant en permanence à sortir au lieu de river son cul pendant des
heures face à un clavier.

Et puis décidément, l’apprentissage musical était de plus en plus ingrat : mon


père me le faisait bien sentir en claquant parfois la porte de son bureau,
exaspéré par mes fausses notes. Quand il compara un jour ma prof de piano à
une perruche, je ne pus m’empêcher d’admettre au moins en partie l’analogie,
repensant à la ridicule voix pointue que prenait cette ménopausée aux cheveux
gris en bataille, pour appuyer certaines notes ou marquer les tempos :

Avec son langage désuet et sa vénération pour sa grosse chatte châtrée


vautrée dans son panier, elle me donnait l’impression de vivre dans une bulle
coupée des réalités, où la seule folie possible était le déferlement sonore de
quelques morceaux virtuoses dans lesquels elle se lançait parfois pour raviver
ma flamme vacillante... Et effectivement, l’espace d’un instant je retrouvais
alors le grand frisson.

Je m’accrochais autant que possible, même si l’une de mes tentatives d’arrêt


du piano, vivement encouragée par papa, ne fut contrée qu’in extremis au prix
d’une véritable crise d’hystérie de maman hurlant son mépris pour qui n’a pas
le courage de faire fructifier les talents offerts par Dieu !

Il est vrai que ni les difficultés, ni même ce triste sentiment de vanité de l’art
n’avaient réussi à effacer la magie de la musique de ma petite caboche.
Mais comment avancer en restant en proie à un tel dilemme ?

J’essayais bien de m’ouvrir à d’autres formes d’art pour tenter d’y trouver de
nouveaux motifs d’enthousiasme, mais la peinture et la sculpture me laissaient
de marbre (c’est le cas de le dire), et la littérature m’ennuyait le plus souvent,

sauf quand je me délectais à lire et relire l’énorme ouvrage sur Napoléon offert
pour mes 11 ans et que je ne me lassais jamais de compulser :

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Comment imaginer l’Empereur, mon héros absolu, consacrant dérisoirement
sa destinée à la musique ? Même si, avec le recul, cela eût-il eu l’avantage
d’éviter bien des morts : Beethoven, mon autre idole, n’avait jamais tué
personne, lui ! (tout au plus peut-être, une petite responsabilité dans la
tentative de suicide son neveu Karl ?). À coup sûr en tout cas, Hitler aurait
mieux fait de rester artiste-peintre...

En fait de musique, mon frère cadet ne jurait que par les Beatles, dont les 45
tours commençaient à déferler, mais je ne comprenais pas du tout la raison
d’un pareil engouement : Quand j’ aperçus sur une pochette les quatre garçons
assis côte à côte, regards allumés et visages grimaçants à moitié bouffés par
leurs cheveux, j’eus l’impression de voir quatre bonobos excités tout juste bons
à produire une "musique de nègres" comme disaient alors les gens plus âgés à
propos du blues, du Jazz et du rock.

J’allais heureusement bientôt comprendre que l’art peut dépasser les préjugés
et la présomption de respect qu’on est supposé lui reconnaître d’office sans
nécessairement éprouver quoi que ce soit :

Comme dans l’héroïsme ou la relation amoureuse, c’est seulement quand on


ne s’y attend pas qu’il peut faire surgir l’authentique frisson du sublime, en
faisant soudain ressentir cette plénitude existentielle de partage avec autrui
déjà constatée dans les registres du courage et de la passion. Avec cette
particularité - notée dès le début de ce chapitre - que l’échange entre le
créateur d’art et le bénéficiaire de l’œuvre n’a pas lieu par une confrontation
directe de personne à personne, mais par le truchement de l’œuvre elle-même.

3 -1-2 L’interférence de l’art avec autrui

Le déclic vint de ce jour de décembre où mon père, pasteur comme déjà dit,
m’informa que l’organiste de la paroisse venait de se coincer violemment un
doigt en fermant ses volets et qu’il ne pourrait donc pas assurer l’office de la
veillée de Noël : personne d’autre n’étant disponible alors qu’il ne restait que 5
jours, je me retrouvai mobilisé "manu militari" malgré mes tout juste 17 ans et
ma totale inexpérience.

50
Les congés scolaires de fin d’année venant de débuter, il ne me restait plus
qu’à me jeter à corps perdu dans la préparation des cantiques que papa avait
sélectionnés pour cette soirée si importante.

Impossible de ne pas se sentir intimidé lors de ma première répétition solitaire


en m’asseyant derrière l’immense harmonium trônant en mezzanine au-dessus
de la grande salle du temple, où j’imaginais déjà les fidèles assis en rangs serrés
prêts à se lever pour chanter , portés par mon accompagnement...

Le toucher du clavier était différent de celui du piano, obligeant à davantage


tenir les notes, mais le son produit, imposant comme celui de l’orgue, résonnait
puissamment dans la nef vide.

Je connaissais par cœur ces merveilleuses mélodies de la nativité. Hélas, le


lourd recueil des partitions une fois ouvert sur le pupitre, ma désillusion fut
cruelle : je me maudis d’avoir cru évidente leur exécution harmonique alors
qu’elle se révélait fort exigeante, obligeant à bien respecter en même temps
les 4 voix (soprano, alto, ténor et basse) !

J’eus beau répéter chaque psaume à n’en plus finir, il s’avéra impossible
d’éviter des fausses notes et jour après jour, l’anxiété finit par me gagner avec
l’approche inexorable de l’échéance. Je tentai de me rassurer en me disant que
beaucoup de participants à l’office chanteraient eux-mêmes faux, et que de
toute façon mes erreurs seraient sans doute masquées dans le flot : hélas rien
ne calmait vraiment mon appréhension ni ma fébrilité.

Le grand soir étant arrivé, je n’oublierai jamais le regard inquiet de ma mère


quand je montai, blême et tremblant, m’asseoir à l’instrument au-dessus du
vague brouhaha des paroissiens en train de s’installer.

J’eus l’impression de vivre dans un rêve quand, au signal de tête envoyé par
papa debout dans sa chaire, mes doigts se lancèrent dans le petit prélude
introductif que j’avais choisi moi-même, parmi les plus faciles possible. Bon, ça
ne rendait pas trop mal...

La véritable épreuve du feu vint avec le premier cantique, une fois plaqué
l’accord d’attaque donnant le ton. Principal problème : le tempo, vu la
tendance de l’assemblée à chanter plus lentement que le jeu spontané d’un
instrumentiste en solo. Pour le reste, j’avais vu juste sur l’effet de "mélasse"
51
produit par la fusion de l’harmonium dans le chœur - flou et hésitant -
montant des travées. De plus, ô miracle, mes fausses notes se révélaient
beaucoup moins nombreuses que redouté !

La confiance s’instaurant, je parvins morceau après morceau, à élever la


qualité sonore générale en prenant peu à peu le pouvoir dans la conduite de ce
satané tempo...

Je n’aurais jamais cru ressentir du sublime dans une telle soirée, mais c’est
pourtant le sentiment qui m’envahit à la fin de l’office, dans le frisson
remontant subitement de mes reins à l’exécution du choral « Adeste fideles » :
Entendre toutes ces voix, soudain bien mieux affutées, s’unir à mon jeu dans
cette superbe harmonie enfin trouvée fut une révélation : l’art pouvait quitter
les limbes et les tours d’ivoire pour être activement partagé.

***

Désormais, promener ses doigts sur un clavier n’était donc plus forcément un
vain exercice "masturbatoire" : des gens pouvaient compter sur ça pour
éprouver leur propre spiritualité, ainsi que j’eus bientôt l’honneur de le vérifier
en me voyant officiellement désigner par la paroisse comme organiste-adjoint,
en alternance avec le vieux titulaire (bien remis de sa blessure au pouce !).

Je me mis aussi à participer à des chorales de jeunes au cours de camps de


vacances : quelle surprise de voir par moments notre petit groupe de
plaisantins iconoclastes capable d’oublier sa niaiserie habituelle quand par
exemple, dans le génial « Belle qui tient ma vie », l’harmonie des voix prenait
soudain, irrésistiblement, le dessus sur tout. Elle gommait subitement, pendant
ces brefs instants de grâce, toutes nos différences, divergences et dissensions,
faisant même oublier l’odeur des pieds mal lavés....

En fait, c’est toute ma vision de l’art qui désormais s’ouvrait au monde réel :
l’art n’était plus un diktat sacré venant s’imposer d’en-haut, mais un outil
magique de communication avec autrui aidant à faire tomber les barrières : des
rapprochements poignants m’apparaissent maintenant évidents entre tel ou
tel passage d’un morceau et des sentiments humains très concrets, comme
autant d’ardents témoignages de vie.

52
Un air de musique - pourtant naïf, simpliste, braillard ou tape-à-l’œil en
apparence - pouvait carrément devenir, et pour toujours, indissociable d’une
situation vécue.

Oser même le trivial, se jeter à l’eau, dépasser les inhibitions dues aux préjugés
d’une éducation trop sage, mais avec classe, pour révéler ce qui se cache de
beau dans le banal au lieu de tomber dans la provocation gratuite et le
« putassier » racoleur :

Comme dans un dépucelage, voici que je perdais mon angélisme et ma


mièvrerie pour découvrir que le sublime vient aussi des tripes !

J’eus cette révélation en entendant par hasard, sur l’électrophone du salon,


une bribe du dernier album des Beatles acquis dès sa sortie par mon fan de
frère : John Lennon lançait avec une déchirante sincérité son cri de détresse de
devoir cacher son amour pour sa femme Cynthia à cause des exigences du
show-business (« Hey, you’ve got to hide your love away ! »).

C’était un appel sincère au secours, et non pas une révolte agressive ni de


l’aigreur rancunière : oui Musset, « Les chants désespérés sont les chants les
plus beaux » !

Cette voix perçante me fit sortir de mes préjugés : ce que j’avais pris pour du
tintamarre yé-yé, de l’art d’ "assouvissement" selon le mot de Malraux, tout
juste bon à faire" guincher", parvenait tout à coup à m’émouvoir, et ce plus
puissamment que jamais !

J’avais méprisé l’aspect primaire et simpliste des "tubes" à la mode, mais


NON : Il ne s’agissait pas d’une simple question de mode ! Une goutte de
sincérité totale peut réellement valoir plus qu’un océan de virtuosité absconse
quand elle suffit à désinhiber le cœur de l’auditeur et déclencher l’exaltation.

Je découvrais une authentique osmose entre :

1 - l’agressivité des sons métalliques de notre ère électrique, parfait écho de la


frénésie des mœurs (vue jusqu’alors comme une navrante et grotesque
régression face à la plénitude de Bach, Mozart et autres génies classiques) ;

2 - la subtilité technique et l’intelligence compositionnelle que pouvait


pourtant receler ce genre de musique, que je n’avais pas su détecter
53
jusqu’alors (à cause sans doute de l’emprise envahissante des percussions).
Rien n’est plus difficile à créer qu’une mélodie simple : tous les compositeurs le
savent !

3 - et, derrière l’apparence de la violence ou de la dérision, la justesse et la


profondeur des qualités humaines dont pouvait être capable un maître du
swing en osant, avec flamboyance et sans tomber dans le ridicule ni
l’impudicité, mettre à nu sa sensibilité d’écorché vif :

Ce virulent cocktail, excitant et obsédant - fait de franchise totale, d’audace,


de lucidité et d’intelligence du cœur - donnait un relief singulier à l’expression
de la douleur, en phase exacte avec les angoisses nouvelles propres à notre
« brave new world »...

Ma première écoute, purement fortuite, du chant de Lennon fut ainsi ma porte


d’accès à toute la génération de chanteurs des sixties, mon ouverture à l’esprit
du temps et sa floraison de talents : Dylan, Donovan, Otis Reding, les Stones,
les Moody-blues, Brian Wilson, et tant d’autres génies de la culture pop-rock,
avec mention spéciale à David Mc Williams pour son extraordinaire « Days of
Pearly Spencer », écho de la détresse des irlandais d’alors (l’exemple-type du
morceau « cri du cœur » qui, de votre vie entière, ne vous lâche pas !).

Alors que tout s’accélérait frénétiquement, cette musique permettait de


rester "dans le coup" tel un surfer sur sa vague, branché sur cette "good
vibration" de notre temps parfaitement captée par les Beach Boys,

tout en offrant, pendant la durée de chaque écoute, autant de pauses dans


nos vies papillonnantes pour reprendre sa respiration et réaliser vraiment la
magie de ce monde nouveau où nous vivions : un minimum de recul pour
lâcher prise à chacune de ces « deux minutes trente-cinq de bonheur », au lieu
de devenir complètement fous à dresser des barricades et lancer des pavés
contre tout et rien...

Je n’hésite donc pas à qualifier de sublimes ces instants d’entente fervente de


toute une génération, rivée aux tourne-disques sur la planète entière, dans le
partage de ces petits hymnes des temps modernes transcendant à merveille le
ressenti de tous en ce nouveau monde où tout devenait neuf et où l’on
pouvait tout s’offrir : les voyages, le hash, la liberté du sexe, et même la Lune !

54
***

Mon expérience du pouvoir de communication et de communion propre à l’art


fut encore enrichie le jour où j’osai m’essayer moi-même à la composition :
l’exercice m’avait longtemps paru impossible car mes tentatives débouchaient
invariablement sur d’affligeantes banalités, simplistes de surcroît vu mes
moyens techniques somme toute limités,

avec cette impression amère que tout avait déjà été fait et que je n’avais
rien à apporter moi-même d’intéressant.

Pourtant mon frère cadet parvenait, lui, à créer des airs convaincants et bien
rythmés dans l’esprit des Beatles, qu’il chantait en doubles voix avec un
camarade branché "pop" comme lui. J’en étais jaloux, me disant que ça tenait
sans doute à sa maîtrise de la guitare car cet instrument était manifestement
propice à la composition de chansons. Sur mon vieux piano, rien n’était jamais
vraiment venu...

Effectivement, je n’avais pas grand-chose d’original à apporter musicalement,


mais ce n’ait pas ma créativité qui était en cause : le blocage venait de mon
inaptitude congénitale à échanger avec les autres, et pour commencer, de mon
inexpérience de la passion amoureuse. Car comme par miracle, mon premier
chagrin de cœur, au terme d’une brève romance d’été, me fit prendre soudain
le taureau par les cornes :

Dans la minuscule chambre de la cité universitaire ou je résidais désormais à


Aix-en-Provence, il ne pouvait plus hélas être question de piano. Mais du même
coup, je pouvais oublier mes complexes envers les grands musiciens classiques.

Je récupérai la vieille guitare dont l’un de mes cousins voulait se débarrasser et


décidai d’apprendre tout seul les rudiments du jeu de cet instrument. Je pus
ainsi rapidement accompagner par quelques accords basiques les petites
chansons romantiques que je commençais - par miracle - à composer, sans
doute par nostalgie de mon amourette d’été. Passionnément enthousiaste,
comme sont souvent les néophytes, je ne pouvais m’empêcher d’infliger
l’écoute de ces œuvrettes à toutes les personnes de confiance que je pouvais
rencontrer. À ma grande surprise, ces prestations maladroites desservies par la

55
timidité de ma voix, suffisaient à briser la glace et ouvrir des relations à autrui
beaucoup plus sincères et profondes que celles connues jusqu’alors !

Vint ma rencontre avec Yves, beau garçon d’un mètre quatre-vingt-dix, au


tempérament positif et dynamique, chanteur et guitariste semi-professionnel
qui composait ses propres chansons dans le style « engagé » comme on disait à
l’époque. L’une de ses créations s’intitulait « Jan Palach est mort », en
hommage à cet étudiant pragois qui s’était suicidé par le feu pour protester
contre l’invasion de son pays par les forces du pacte de Varsovie en août 1968.
Yves se produisait dans de petites salles et cabarets

Je l’avais déjà rencontré avant la fac car il était alors l’ami d’un de mes cousins
marseillais et il s’intéressait aux cantiques protestants que j’interprétais sur le
grand harmonium du temple.

Très peu de temps après nos retrouvailles aixoises, il partit vivre à Paris, suivant
ainsi les traces de sa sœur qui y avait déjà entamé une carrière de chanteuse.
Un mois plus tard, il m’invitait chez lui au Quartier latin, pour quelques jours.

Il cohabitait dans son appartement avec deux groupies, et j’entends encore


leurs ébats dans son grand lit pendant que - pour le remercier de son
hospitalité - je m’employais à frotter les assiettes et à récurer les poêles
encrassées empilées dans sa cuisine.

Quand j’eus enfin terminé, il me tendit une guitare en me demandant de lui


montrer où j’en étais maintenant avec mes essais de chansons : à ma grande
surprise, il trouva carrément génial le dernier air que j’avais composé (intitulé
« You’re away, », en pensant à mon amourette écossaise), qu’il se mit ensuite à
fredonner gaiement avec ses deux copines à tout bout de champ jusqu’au jour
de mon départ ! Il me suggéra simplement de remplacer le dernier accord en la
mineur par un la majeur, en me déclarant qu’avec ce morceau, j’étais vraiment
en train de concrétiser le potentiel qu’il avait déjà senti en moi à Aix.

Mais, lorsque lui et ses amies me demandèrent si je n’avais pas autre chose à
leur montrer, je leur sortis une mièvrerie tellement ridicule qu’ils ne purent
s’empêcher de rire aux éclats !

Heureusement, je remontai de plus belle sur mon petit nuage quand, à la fin du
récital qu’il donnait le soir même dans un cabaret de la rive gauche, Yves me fit
56
la surprise de terminer en interprétant ma chanson « You’re away » devant un
auditoire très réceptif, au sein duquel se trouvait Christian Wander en
personne, membre éminent du groupe Magma ! Lorsqu’il m’eut présenté à
tous comme étant le compositeur, quelqu’un assis derrière moi me demanda si
mon œuvre était bien protégée, car plusieurs auditeurs venaient d’en noter les
accords par écrit.

En quelques instants, j’avais eu ainsi un petit aperçu de ce que peut être la


gloire artistique : ceci fut hélas sans suite, mais eut le mérite de m’insuffler
durablement un merveilleux sentiment de confiance dans mon aptitude à
susciter l’empathie d’autrui.

Puis-je ici parler pour autant de sublime ? Mon petit morceau, trop tendre et
pudique, n’avait sans doute pas la véhémence émotionnelle qui qualifie un tel
état : Je dirai donc que j’étais simplement parvenu dans l’antichambre du
sublime...

3 – 2 Les ressorts artistiques :

3 -2 -1 L’interférence de l’art avec les évènements

Infiniment sensible, désormais, à cette imbrication de l’art dans la vie réelle, je


réalisai à quel point ce phénomène avait en fait toujours existé, et combien
Nietzsche – mon auteur préféré en cours de philo - avait eu raison en disant
que « Sans la musique, la vie serait une erreur » !

En faisant défiler mes souvenirs, je percevais enfin pleinement cette dimension


supplémentaire de l’art donnant leur profondeur spirituelle aux choses vécues,

au point de les ressusciter indéfiniment dans la pensée, à la simple réécoute


de quelques notes (ce que permettent aussi les arts plastiques ou l’écriture,
lorsqu’on revoit un dessin, une photo, un fragment de lettre ou de bouquin
associés à un épisode de vie).

L’impact est inversement proportionnel aux moyens techniques déployés : rien


ne surpasse dans l’efficacité une simple chanson a capella, ainsi que le prouve

57
le fameux épisode final du film « L’homme qui en savait trop » d’Alfred
Hitchcock :

La voix d’un enfant retenu en otage dans une cachette de l’immense bâtisse du
Royal Albert Hall, qui dans le fol espoir d’être reconnu par ses parents présents
au concert, se met à chanter pathétiquement la comptine « Whaterver will be,
will be » (« Qui sera, sera »),

nous émeut bien d’avantage que l’orchestre symphonique alors en train de


jouer dans l’éclat de tout son apparat.

On retrouve en effet dans cette modeste cantilène chacun des ingrédients du


sublime :

 Attirance pour la voix angélique de l’enfant / inquiétude, car cette voix


tremble de peur, submergée de surcroit par le flot de musique depuis la
salle ;
 Surprise d’avoir vu la geôlière laisser à l’enfant une chance de survie en
l’autorisant ainsi à chanter / cohérence avec le début du film où l’enfant
avait appris cette chansonnette avec ses parents ;
 Véhémence de l’espoir, qui peu à peu donne plus d’assurance au chant, /
respect du suspense jusqu’à l’ultime seconde du "happy end", synchronisé
avec le final symphonique, dans l’élégance du décor de l’opéra (symbole des
valeurs de civilisation que les terroristes voulaient bafouer).

Ce scénario sublime rappelle d’ailleurs une situation historique réelle, tout


aussi sublime : celle de la délivrance du roi Richard Cœur de Lion, prisonnier du
duc Léopold d’Autriche à son retour de croisade, répondant à travers le
soupirail de sa prison au chant de reconnaissance de son ménestrel Blondel de
Nesle, répété inlassablement jusqu’alors, partout dans le pays, pour tenter de
le retrouver.

Le film « Le pianiste » de Polanski montre lui aussi le pouvoir sublime de la


musique, capable d’humaniser l’attitude d’un soldat d’Hitler envers un juif du
ghetto de Varsovie caché pour échapper au massacre.

Parfois, ce n’est pas l’art qui infléchit les évènements, mais ce sont au contraire
les évènements - y compris politiques - qui déclenchent le sublime dans l’art :

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En réaction à l’absurdité de la guerre, Ravel fait triompher la vie avec son
« Concerto pour la main gauche » destiné à son ami pianiste autrichien Paul
Wittgenstein qui avait perdu son bras droit sur le front russe...

Prokofiev n’aborde en 1935 le style épique avec la fameuse « Danse des


chevaliers » de son opéra « Roméo et Juliette » que pour prouver –
génialement - au pouvoir soviétique que sa musique n’était pas bourgeoise !

Le cinéma iranien récent est certainement sublimé par la souffrance culturelle


causée aux artistes par le régime des Ayatollahs.

Plus sereinement, quand Paul McCartney exprima son amour pour l’Écosse, sa
patrie d’adoption des années 70/80, en composant « Mull of Kintyre », ce
chant devint vite le second hymne de ce pays après « Flowers of Scotland » :

Ce qui aura permis l’irruption du sublime dans cet air d’abord gentillet, c’est
bien sa dimension "politique" : tout à coup l’illustrissime auteur se soumet
humblement au folklore écossais - cher aux indépendantistes - en osant confier
son chant aux cornemuses dans un saut à la quarte où il transpose
miraculeusement son univers pop-rock habituel.

Cette audace lui vaudra jusqu’au respect de plusieurs chanteurs punks tels que
les « Sex Pistols », dont le style sauvage et brutal alors à la mode était
diamétralement opposé à un tel morceau !

Mais en politique, c’est souvent l’art qui précède : certains hymnes nationaux
touchent au sublime par leur aptitude à soulever – perpétuellement -
l’enthousiasme des foules, et pourtant, à l’exception de Rouget de l’Isle pour
« La Marseillaise », aucun de ces grands airs n’a été créé à des fins
patriotiques :

 l’hymne allemand n’est au départ qu’un quatuor à cordes de Haydn, lui-


même autrichien, sans aucun rapport avec l’idée d’Allemagne ;

 « God save the king » fut composé en France par Jean-Baptiste Lully pour
célébrer la guérison de Louis XIV d’une fistule anale !

 Le « Star sprangled banner » américain, d’auteur inconnu, n’était à l’origine


qu’un air populaire chanté dans les tavernes !

59
3–2–2 L’interférence de l’art avec l’environnement

a) Le dialogue avec la nature :

« Nous ressentons le sublime comme une pensée de la nature » écrivit Henri-


Frédéric Amiel en 1946 dans son journal intime. Comme il le précise bien, il ne
s’agit que notre ressenti : un simple "transfert" anthropomorphique, qui est
cependant à la base de toute démarche esthétique.

La simple façon avec laquelle on considère un spectacle naturel peut suffire en


effet à constituer une forme d’art, par opposition aux visions strictement
utilitaires ou scientifiques. L’art, c’est-à-dire la spiritualisation des choses,
commence toujours dans notre seule minuscule tête, et peut parfaitement y
rester sans avoir à s’extérioriser.

Pour entretenir avec la nature un rapport artistique, il faut évidemment :

 Avoir affaire à un environnement suffisamment protéiforme pour que


l’imagination puisse y trouver matière à folâtrer : l’image perçue ne doit pas
s’imposer au contemplateur par une précision ou une évidence
fonctionnelles trop marquées empêchant toute interprétation subjective
des apparences ;

 Et avoir soi-même un état d’esprit vagabond, suffisamment ouvert et enclin


à la rêverie, voire iconoclaste !

Mais pour ressentir le sublime, même la fascination devant un spectacle


naturel ne suffit pas : ici encore, un échange doit pouvoir s’effectuer :

 Ceci est évident de la part de l’artiste :

L’art consiste précisément à intervenir sur la nature pour la compléter en la


maquillant du fard de sa vision personnelle.

La littérature est remplie de métaphores par lesquelles des objets perdent ainsi
leur banalité pour se charger d’émotion et de connections diverses les rendant
complices des pensées de l’auteur. Ainsi, vus par Valery depuis son cimetière
marin, les focs des voiliers ondulant sur la mer sont des oiseaux picorant sur ce
« toit tranquille »...

60
Mais ce sont bien sûr les arts plastiques - peinture, statuaire, photo ou cinéma -
qui constituent le mode privilégié d’expression des émotions projetées par
notre esprit sur la nature, par ce pouvoir de démiurge qu’a l’artiste de
cristalliser pour l’éternité dans son œuvre ce que lui seul était jusqu’alors
capable de voir de "signifiant", derrière la profusion des formes.

 Ce qui est offert en échange par la nature elle-même est moins évident :

Elle est en effet présumée dénuée de toute conscience autre que mécanique.

Pourtant, pour que l’artiste puisse enclencher son geste créateur, il ne suffit
pas que seul de son côté il ait l’esprit rempli d’idées : il faut encore que lui
parvienne un message propre à l’objet-même qui lui fait face, et que ce
message interpelle son esprit :

Je dis bien "interpelle", c’est-à-dire apporte quelque chose de nouveau,


extérieur à l’état d’âme préexistant, qui va venir relancer la pensée et l’obliger
à évoluer, contrairement à un pur anthropomorphisme refermé sur lui-même.

Ce rôle actif de l’ "objet", dans la façon dont il se dévoile au "sujet", constitue


tout l’apport de la phénoménologie. Notre pensée n’a pas l’entière maîtrise
d’elle-même, car elle est soumise aux aléas de la contingence du monde, due à
l’incohérence foncière de son essence non pas UNIQUE (comme voulait Hegel,
après les grecs et Plotin), mais MULTIPLE :

Quelle que soit l’intensité des états d’âme du poète, ils resteront strictement
stériles si un signal de la nature ne vient pas les féconder. Or ce signal salvateur
capable de transformer l’état de "manque" de l’artiste en créativité, ne sera
lui-même le fruit que d’un pur HASARD, dans une miraculeuse synchronicité
avec les besoins propres de cet artiste en cet instant, sans répondre à aucun
besoin matériel ni nécessité logique.

L’art « abstrait » soi-disant émancipé de toute influence n’est, je le crains,


qu’un emballage creux ! Le véritable artiste est modeste : il sait que rien n’est
vraiment nouveau sous le soleil, qu’on ne peut jamais que ré-agencer ce qui
existe déjà, et qu’il reste totalement tributaire de stimulations externes
parfaitement fortuites, grâce au secours providentiel de la contingence.

61
Évidemment, l’objet qui se dévoile doit parler à l’esprit, et pas seulement au
corps. Sinon, c’est un vulgaire indicateur de besoins physiologiques, sans
rapport avec l’art (Quand le poète a trop soif, l’eau d’une belle fontaine n’est
plus une "onde" pure mais un simple liquide désaltérant !)

Il faut en outre exclure les signaux de la nature qui sont interprétés non pas
pour leur valeur affective, mais à d’autres fins :

 dans une optique religieuse (l’éblouissement de St Paul sur le chemin de


Damas, la croix de lumière du soleil de l’empereur Constantin, le Dieu-soleil
des égyptiens ou des incas, l’arc-en-ciel de Noé signe de l’Alliance de Dieu) ;
 militaire (le soleil de Josué à Gabaon ou de Napoléon à Austerlitz) ;
 ou comme réconfort psychique : l’oiseau venant se poser au bord de la
fenêtre et perçu comme la réincarnation d’un être cher disparu...

Je ne vise donc bien ici que les perceptions d’ordre esthétique.

En clair, ce seront tous ces stimulants susceptibles de venir parler à notre


psyché quand le hasard des circonstances le permet, qui sont alors capables de
déclencher ou d’intensifier nos humeurs dans une authentique complicité
jubilatoire avec le cadre ambiant :

 souffle du vent défiant et amplifiant celui de l’esprit,


 écoulement de l’eau ou agitation des vagues berçant et encourageant les
rêveries,
 caprices de luminosité du ciel inventant des couleurs improbables ou des
atmosphères insolites pour exciter notre créativité (Ah ! ce prodigieux talent
du soleil d’éclairer de façon originale chaque moindre petit recoin de la
planète, et ce différemment à chaque instant... Un seul astre, et des
milliards de milliards de spectacles différents !)

On dépasse alors les réactions primales (la surprise, la peur, ou même


l’émerveillement) provoquées mécaniquement par l’environnement sur tout
être vivant qui l’habite,

pour atteindre une communion avec certains des éléments qui nous entourent,

dans laquelle l’humain respecte infiniment la nature mais ose enrichir encore
son spectacle selon sa propre humeur, par une recomposition des éléments

62
reçus permettant parfois de transcender le beau en sublime : des fleurs
simplement jolies peuvent être magnifiées dans un bouquet, des iris être
sublimés par Van Gogh ...

b) – L’impact de l’architecture

Je fus animé, dès mes jeunes années, du désir de partir en guerre contre la
mocheté de l’urbanisme moderne que nous subissons depuis trop longtemps :
À vouloir avant tout loger les masses en s’assurant que chaque lapin aura bien
son clapier, on a renoncé au sublime des palais et des cathédrales. Résultat : la
grande déprime du peuple des banlieues…

Le métier d’architecte me parut donc très tôt porteur d’espoir : Construire de


beaux immeubles est le summum de l’œuvre d’art puisque c’est ce qui impacte
au plus haut niveau à la fois le cadre esthétique de nos existences et le besoin
primal d’habiter le monde.

Je dus hélas abandonner cette idée, car plus j’avançais au lycée, plus je
constatais mon manque d’appétence pour les mathématiques.

Il n’en reste pas moins qu’un maître d’œuvre est, plus que tout autre artiste, en
mesure de dialoguer avec l’environnement :

Ceux qui construisirent le cercle de pierres de Stonehenge créèrent un sublime


écrin pour les premiers rayons de chaque solstice d’été. Car les 6 critères sont
bien là, dans un dialogue puissant avec le cosmos :

Attirance exercée par la disposition magique des blocs, inquiétude de son


aspect mystérieux évoquant l’intervention d’extraterrestres !

Surprise que des hommes du néolithique aient pu manipuler des masses


aussi colossales, cohérence avec ce que l’on a appris de l’édification des
pyramides et des statues de l’île de Pâques, puis de cathédrales ;

Véhémence de la symbolique propitiatoire d’un tel site, potentiellement lié


à des sacrifices humains, respect pour l’élévation spirituelle de ces hommes
préhistoriques qui ont fait primer le sacré sur la satisfaction de leurs besoins
élémentaires.

63
À sa façon, la tour Eiffel est sublime en ce qu’elle parvient à concilier le
gigantisme avec l’élégance qui est l’image propre de Paris. Le Taj-Mahal est
sans doute encore plus raffiné, mais non sublime à mes yeux car il ne concilie
rien : il n’a fait qu’illustrer - de la façon certes la plus radieuse possible –
l’amour fou d’un maharadjah pour sa rani.

Mais aucun édifice ne surpassera jamais la statue géante emblème de New


York lorsqu’elle émerge, plantée dans le sable, lors du final du film « La planète
des singes » : ici est mis en scène un rapport bouleversant entre les deux plus
grands antagonismes qui soient : le pire esclavage concevable par l’homme,
face à la flamme de la Liberté. Encore une fois : pas de sublime sans véhémente
confrontation !

Le conflit puissant qui sublime l’œuvre peut en effet ne pas résider uniquement
en celle-ci mais résulter de sa conjonction à un contexte antagonique Ainsi la
cathédrale de Reims cruellement défigurée par les bombes allemandes
pendant la première guerre mondiale, mais persévérant héroïquement à
tutoyer le ciel. Ou bien sûr le tableau « Guernica » de Picasso, qui n’aurait pas
la même force sans sa connotation historique à la guerre civile espagnole.

c) – La beauté hyper-impactante des mathématiques :

Nombreux sont les scientifiques qui comme Paul Dirac (l’un des plus grands
physiciens après Einstein, découvreur de l’antimatière), privilégient l’élégance
des équations à leur utilité, dans une quête platonicienne du beau se voulant
en harmonie avec la vérité :
« Le chercheur, dans son effort pour exprimer les lois fondamentales de la
Nature en langage mathématique, devrait en priorité tenter d'obtenir la
beauté mathématique. Il arrive souvent que les exigences requises pour la
simplicité et la beauté soient les mêmes, mais quand elles sont en désaccord,
c'est la dernière qui doit être prioritaire. (…) Il est plus important d’avoir de
belles équations que de leur demander d’être en accord avec l’expérience. (…)
Il semble que si l’on travaille pour accéder à cette beauté, on soit sur une
ligne de progrès assuré. »
Pour Bertrand Russel, autre figure scientifique incontournable, la beauté
mathématique est :

64
« ... froide et austère, comme celle d'une sculpture sans référence à quelque
partie de notre nature fragile, sans les magnifiques illusions de la peinture ou
de la musique, et pourtant pure et sublime, capable d'une stricte perfection
que seuls les plus grands arts peuvent montrer. »
« Les mathématiques ne possèdent pas seulement la vérité, mais la beauté
suprême — la beauté froide et austère de la sculpture. »
Or cet art suprême du scientifique est apte à réunir, mieux que tout
autre, mes 6 critères du sublime :
Outre l’attirance exercée par sa perfection, une absolue cohérence interne lui
est acquise par définition, de même qu’un scrupuleux respect de la nature
puisqu’il en décrit fidèlement les lois.

Une inquiétude profonde nait toutefois de l’impossibilité pour l’esprit de


comprendre pourquoi l’univers lui est ainsi intelligible, question qui
tourmentait Einstein.

Les pouvoirs de la science sont bien sûr d’une véhémence sans égale : bombe
atomique, exploration spatiale, technologies, bactériologie, eugénisme...

La science offre également les surprises les plus ahurissantes qui soient :

 que vient donc faire le nombre π, qui se définit exclusivement par rapport
au diamètre du cercle, dans la fonction exponentielle complexe d’Euler,
dans les convergences de suites de séries mathématiques, dans la fonction
Zéta de Riemann, les lois statistiques de Cauchy et de Gauss, les suites
logistiques ou le calcul du sinus intégral en trigonométrie ?
 Idem pour le nombre "ϕ", ce fameux nombre d’or dont la suite des
décimales -comme pour π- est illimitée : sans que ceci ne réponde à la
moindre logique, il intervient dans des domaines mathématiques ou
physiques d’essences radicalement différentes :
en géométrie (pour certaines propriétés du rectangle : plans du Parthénon,
pyramide de Khéops…) ;

en algèbre (suite de Fibonacci, fractions continues, équations


Diophantiennes) ;

et en sciences de la nature (minéralogie, botanique, zoologie) !


65
 Pourquoi diable l’ordonnancement de la suite –elle aussi illimitée- des
nombres premiers (par hypothèse purement abstraits et immatériels)
présente-t-elle des relations avec le code génétique de toute la matière
vivante, révélée par la présence de nombres "p-adiques" dans le
séquençage de l’ADN ?

Et pourquoi donc la fréquence d’apparition des nombres premiers dans la


suite des nombres entiers, a priori purement aléatoire, répond-elle en fait à
des lois particulières, dégagées dès 1923 par Hardy et Littlewood , qui par
miracle interviennent en calcul infinitésimal via l’alignement des zéros non
triviaux dans le plan complexe de la fonction zêta de Riemann ?

 Et encore, par quel miracle le fonctionnement incroyablement complexe de


l’univers peut-il être traduit dans des équations aussi simples et élégantes
que celle d’Einstein bien sûr, mais aussi des formules comme :

celle de Newton qui rend compte, avec seulement deux multiplications et


une division, d’un phénomène aussi considérable que la gravitation :
F = G x ( m1 x m2) / d2 ;

celle d’Euler (eiπ +1 = 0) pour les calculs infinitésimaux, qui est considérée
comme la plus belle de tous les temps car elle réunit à elle seule les 5
constantes dont dépend tout calcul (avec : la base logarithmique "e" pour
l’analyse, l’unité imaginaire "i" pour l’algèbre, l’unité numérique "1" pour
l’arithmétique, et enfin le "0" qui porte toutes les mathématiques !) ;

ou comme celle de Boltzmann qui, avec quatre caractères seulement,


définit rien de moins que le destin de l’Univers entier, à travers le
prodigieux phénomène de l’entropie (S = K.log W) ?

Dans ces interpellations bouleversantes, comment ne pas ressentir un


authentique échange de l’esprit humain avec l’univers, ainsi que déjà évoqué
lors du calcul du périhélie de Mercure ? Fabriqués par la nature, dont nous
sommes le fruit ultime, nous nous mettons à notre tour à la re-fabriquer dans
cette ère nouvelle qu’est l’anthropocène !

Et plus nous interrogeons l’univers, plus il nous dévoile de réponses.


Qu’est-ce d’autre qu’un dialogue ?
66
Je considère qu’il existe donc bien, d’une certaine façon, entre le savant et la
Nature une forme de réciprocité permettant de caractériser le sublime.

3 -2- 3 L’interférence de l’art avec lui-même !

Lorsque l’art parvient au stade du sublime en faisant advenir, pour ses


destinataires, la réunion intense des six critères requis, il lui reste à surmonter
la fugitivité de cette miraculeuse configuration : comment la faire perdurer, ou
en renouveler l’effet ?

A priori, toute œuvre est exposée à la lassitude, ou à l’évolution des esprits et


des mœurs...
Le sublime scientifique est moins menacé, mais non épargné : une équation
aussi merveilleuse que celle de Newton a fini par être remise en cause en 1905
par celle de la relativité restreinte.

Qu’est-ce qui peut donc permettre à l’art de remplir sa fonction primordiale de


réactivation constante du sublime ?

a) – L’aspect protéiforme de tout chef d’œuvre

Je ne rappellerai ici que pour mémoire mes bien-petites expériences


personnelles de récurrence musicale à travers mon besoin obsessionnel de
composer, car comme déjà dit, je n’ai bien sûr aucunement la prétention
d’avoir jamais atteint la puissance créatrice indispensable au sublime.

En revanche, je dois évoquer le renouvellement du sublime qu’il m’est permis –


comme à tout passionné - d’obtenir régulièrement dans mes efforts
pianistiques d’interprétation de chefs d’œuvres authentiques. En effet :

Si le propre du chef d’œuvre est de ne plus tolérer aucune modification quant


à sa conception puisqu’elle est parfaite, c’est aussi - à l’inverse - de procurer
indéfiniment, dans son exécution, de nouvelles découvertes et sensations
dues aux incessants perfectionnements de jeu suscités par son étude.

Il s’agit d’un véritable cercle vertueux, dans lequel la satisfaction croissante de


s’améliorer soi-même par ses efforts incite à toujours plus d’efforts, vu le

67
caractère quasi inépuisable des ajustements et des nuances possibles, au gré
de ses propres humeurs elles aussi changeantes.

b) – La constante perfectibilité d’exécution

Comment l’ouverture à autrui indispensable au sentiment de sublime, peut-elle


donc bien être éprouvée dès le stade d’un travail solitaire sur des morceaux ?

Ce ne peut être déjà, paradoxalement, que par la passion de la communication


et le désir de communion avec les autres !

Dans ma prime jeunesse quand je n’avais pas encore découvert l’impact de l’art
sur la « vraie » vie, les difficultés techniques m’étaient odieusement absurdes :
autant d’obstacles exaspérants entravant mon besoin d’expression sonore.

Tout a changé lorsque j’ai enfin considéré les exigences d’exécution les plus
ardues comme de véritables défis passionnels ! Car ces difficultés sont en
quelque sorte les "zones érogènes" du contact avec l’auditeur (à commencer
par mes propres oreilles), les points d’ancrage permettant de saisir les
moindres nuances, jamais secondaires, donnant à l’œuvre sa portée véritable.

Il est à chaque fois extraordinaire de découvrir à quel point un petit rien peut
transfigurer un passage: plus encore que le Diable, le Dieu de la musique est
vraiment dans les détails !

Apprendre peu à peu à les capter m’ouvre des dimensions restées mal perçues
du message musical que son génial créateur veut – par sa partition encore bien
vivante aujourd’hui - me faire ainsi toucher du doigt et si possible transmettre à
mon tour ! Je n’exagère donc pas quand je dis à mon épouse : « Tout à l’heure,
j’ai rendez-vous avec Bach, puis Schuman ».

Quand j’ai dit plus haut que l’impact de l’art était inversement proportionnel
aux moyens déployés, je visais :
o quant au déploiement, celui d’éléments superflus : l’ajout d’ornements
"exogènes" dénaturant la pureté initiale du propos ou alourdissant
inutilement celui-ci, et non tous les ingrédients au contraire indispensables
pour rendre compte pleinement d’un morceau un tant soit peu subtil ;
o et quant à l’impact, un retentissement non pas d’ordre esthétique mais
simplement sociologique (En disant qu’ « Une bonne chanson est celle que

68
tout le monde peut siffler dans la rue », John Lennon n’en faisait pas un
critère de beauté en soi, mais rappelait seulement la grande difficulté de
savoir toucher le plus grand nombre).

Or seule la beauté superficielle est un concept universel. La beauté profonde a


une dimension subjective, d’une prodigieuse diversité liée à la singularité de
chaque être humain, et elle a horreur des "évidences" esthétiques !

Ce qui paraitra complexe, abscons ou ennuyeux à telle personne fera au


contraire vibrer tel autre individu qui a appris, lui, à en saisir chaque finesse.

Ceux qui ne croient qu’au "coup de foudre" en art sont des béotiens
paresseux : l’apprentissage artistique est absolument indispensable pour
pouvoir s’épanouir esthétiquement : même Serge Gainsbourg, sous des airs
iconoclastes, reconnaissait que le critère de l’art musical véritable par rapport
à l’ "art mineur" de la chanson, c’est d’exiger une initiation.

c) – L’évolution personnelle de l’artiste

Non seulement chaque chef d’œuvre est en soi un microcosme inépuisable,


mais de surcroît il s’inscrit dans une chaine créatrice évolutive offrant les
passionnantes mutations successives de son art dont est capable un créateur,
tant par son besoin impérieux de ne jamais se répéter que sous l’impulsion des
péripéties de sa propre vie :

C’est en découvrant sa surdité que Beethoven, déjà sublime dans le registre


émotionnel, décide de « prendre le destin à la gorge » en donnant alors à sa
musique la dimension grandiose qui la fera accéder à un nouveau sublime.

C’est en sentant sa fin venir à seulement 38 ans que Mozart, déjà sublime
dans l’expression flamboyante de la joie, éclaire la tragédie qui l’accable
d’un nouveau sublime incandescent dans son Requiem, si élevé qu’il ferait
presque désirer la mort !

De telles métamorphoses dépendent d’évènements extérieurs à l’art lui-même.


Et c’est encore le cas lorsque l’artiste agit dans le simple souci de se démarquer
des productions de ses confrères :

69
Comme disait mon très cher professeur de français en classe de première,
toute l’histoire de la littérature – et par extension, de l’art tout entier -
s’explique par un jeu de réactions successives entre auteurs, d’un style
contre un autre, d’une nouvelle tendance cherchant à supplanter la mode
en place : Anciens et modernes, roman classique et nouveau roman...

d) La polyvalence spécifique à l’art musical

Il existe ici un facteur intrinsèque de fécondité qui tient à la nature même du


matériau sonore, dans sa capacité à vibrer et se recomposer sans cesse - tel
un être vivant – à partir de ses propres "cellules-souches" ondulatoires
(phénomène qu’on retrouve aussi d’une certaine façon dans les arts
utilisateurs d’ondes lumineuses en mouvement : spectacles pyrotechniques ou
de « son et lumière » ).

Cette fluidité propice à l’auto-diversification fait penser à celle de la matière


organique à partir du génome de l’être vivant et du tissu embryonnaire.

On connait l’analyse faite par Schoenberg de l’infime noyau musical de base qui
suffit à impulser toute la suite d’un morceau. La musique se construit
entièrement et spontanément à partir de ses propres cellules-souches, qui
contiennent en germe toutes les extensions compatibles avec le thème-clé :
superposition de voix (avec ou sans canon), modulations, changements de
tempo, rythmique, combinaison de timbres, harmonie, contrepoint,
dodécaphonie...

o Cette mutation progressive du message musical se déroule généralement dans


une continuité "linéaire" : le premier devoir d’un compositeur est en effet
d’être cohérent dans le développement des effets produits. Le discours musical
doit constituer un tout homogène.

Hélas, cette cohérence est fondamentalement ennemie de l’effet de surprise


indispensable à l’émergence du sublime : L’art musical possède certes toutes
les facettes et recettes nécessaires pour surprendre, mais la logique interne
inhérente à tout déroulement musical, aussi sophistiqué soit-il, tend à le rendre
quand même plus ou moins prévisible.

70
Or la conscience du sublime est un état rare, car elle exige qu’un choc
profond puisse être ressenti par le destinataire de l’œuvre, alors que le
"temps de cerveau disponible" de celui-ci est déjà accaparé par bien
d’autres préoccupations ! Sa réceptivité est forcément ténue, volatile et
changeante.

o Pour que le propre état d’esprit de celui qui écoute soit – ici et maintenant -
en phase exacte avec l’intention du créateur, il faut un concours de
circonstances : la plupart du temps, le compositeur propose, mais l’auditeur
dispose !

Je ne compte pas, je l’ai dit, le nombre de chefs d’œuvres (musiques, livres,


films, tableaux, sculptures...) qui m’ont laissé indifférent en première
approche (et même irrémédiablement parfois !), ou que j’ai du moins sous-
estimés de prime abord.

Les écoutes se déroulent souvent dans un « entre-deux » : le créateur


suggère, et l’auditeur interprète à sa guise, au gré de ses propres souvenirs
et états d’âme.

Mais faute d’un choc émotionnel suffisant, il ne sera pas éprouvé de


sublime : tout au plus du plaisir – parfois intense - pour ce qui nous
correspond déjà.

Si la secousse nécessaire au sublime survient malgré tout, elle sera


déclenchée à l’insu du compositeur, par l’interférence d’évènements
étrangers à sa seule pensée à lui : il s’agira du feeling particulier de
l’auditeur à ce moment-là, de ses motifs personnels d’euphorie, de tristesse
ou d’angoisse générés par telle ou telle situation certes concomitante, mais
extrinsèque à l’œuvre.

Ainsi l’écoute, en proie à un chagrin d’amour, de ce morceau enjoué, tendre


et tonique qu’est en principe le concerto en mi mineur de Mendelssohn (au
point d’avoir servi de générique au film comique « Les Visiteurs » !) ne fit au
contraire qu’exacerber ma mélancolie, comme si l’archet me labourait le
cœur en me lacérant de coups de poignard...

L’exubérance du violon était comme une provocation, du sel sur mes plaies.
Depuis lors, il m’est devenu impossible d’entendre cette pièce,
71
théoriquement si allègre, sans ce sentiment de douleur lancinante qui,
précisément, me l’a rendue sublime malgré elle !

o Mais au-delà de cette perméabilité propre à la musique, le compositeur


parvient parfois à prendre entièrement le pouvoir en empêchant toute
liberté d’interprétation par l’impériosité de son message :

C’est toute l’opposition entre Mozart, qu’on peut, malgré tout son génie,
écouter en arrière fond sans y monopoliser sa pensée, ou prendre en cours
de route, ou réentendre en boucle, et Beethoven dont le discours exige la
concentration continue de l’audition pour sa compréhensibilité.

Le créateur « directif » ne se contente plus de proposer, tout au long d’un


monologue "interpellatif", mais oblige à s’impliquer et prendre parti :

Il prend alors le risque d’un rejet pur et simple, mais c’est moindre mal car
rien n’est pire pour un artiste que l’indifférence.

L’échange affectif – vecteur indispensable du sublime - est alors forcément


restreint, car l’auditeur n’a plus de zones personnelles d’interprétation : s’il
ne s’y retrouve pas, il risque lâcher en route, ou de tout rejeter in fine !

o Toutefois, le compositeur "impérieux" parvient parfois à compenser ce


confinement réducteur par un surdimensionnement de son œuvre :
- au lieu d’un ensemble univoque dont toute la polyphonie et les variations
ne concourent en fait qu’au traitement d’une seule et même idée-force à
prendre ou à laisser,
- il traite carrément à la fois plusieurs idées a priori incompatibles, dont la
contradiction pourra seulement se résoudre par une épineuse
dialectique : même peu enthousiaste au départ, l’auditeur ne va pas
« lâcher l’affaire » tant qu’il n’aura pas entendu la solution, car seul
l’auteur est capable de dénouer le conflit qu’il a lui-même provoqué.

Par cette approche hétérogène, l’échange réciproquement bénéfique


indispensable au sublime (jouissance "mâle" de pénétration pour le
créateur, jouissance "femelle" d’être pénétré pour le récepteur de l’œuvre),
est en quelque sorte expérimenté d’avance dans l’esprit "schizophrénique"
de l’artiste.

72
Si ce pouvoir "dialectique" – tellement plus facile pour un dramaturge ou un
romancier - est permis au compositeur, c’est parce que la propriété
combinatoire de la musique ne se limite pas à de simples variations et
adjonctions autour d’un même thème fondateur centripète et omnipotent :

L’art musical peut aussi tolérer parfois la confrontation d’inspirations


étrangères entre elles dont le conflit, s’il n’est pas cacophonique, peut
directement tenir lieu d’"échange" sublime que l’auditeur ne peut éluder.

e ) Exemples de ces compositions « dialectiques » sublimes :

Les configurations favorables au « mariage de la carpe et du lapin » sont


exceptionnelles mais, lorsqu’elles se présentent, le passage de la sérénité du
beau - vite ennuyeuse - au choc du sublime est grandement favorisé !

Ce choc émotif pourra notamment se produire lorsque l’auditeur, ayant encore


en tête un premier thème parfaitement abouti qui a déjà épuisé ses propres
effets, l’entend surgir à nouveau, mais cette fois en interférence avec un
nouveau thème antagonique,

pour créer une nouvelle forme de polyphonie entre deux discours


autonomes, chacun étant miraculeusement magnifié par son opposant, au
lieu d’être détruit par lui !

Or telle est exactement la clé du sublime, comme exposé depuis le


début de ce livre.
Ainsi à l’extrême fin de la valse du « Lac des cygnes » : un nouveau motif de
cuivres - impérieux et presque agressif - vient soudain en contrepoint, tel un
vortex, attirer dans son trou noir le gracieux thème initial qui, dans son registre
aérien, continue néanmoins de se débattre vaillamment.

Les 6 critères du sublime sont tous là :

Au lieu de finir dans la joliesse éthérée, on a la surprise de terminer dans le


grandiose intimidant, tout en restant néanmoins dans la cohérence puisque
l’extrême délicatesse du début plane toujours, tel un fantôme.

73
L’attirance est à son comble : l’angélisme du premier thème est
superbement mis en relief par ce contrepoint ultime, dont la force de
fascination suscite en même temps l’inquiétude.

La véhémence de ce second thème introduit à la basse ne prive pas pour


autant le premier de son charme : c’est précisément ce respect de la
douceur par la puissance, cet hommage de la force à la douceur, qui force
ici le sublime !

Cet instant magique final est tellement bref qu’on en est frustré, mais la
brièveté même est en soi un ingrédient à part entière du sublime, et
contrairement aux mélomanes d’antan condamnés à une seule écoute dans
leur fauteuil à l’Opéra, nous avons le privilège de pouvoir le réécouter ad
libitum.

On retrouve un processus voisin dans le fameux allegretto de la 7ème


symphonie de Beethoven (un de ses meilleurs morceaux, selon le compositeur
lui-même) :

L’évocation de la danse – symbole de la vie – commence par de discrets


entrechats dans un calme enveloppant et mystérieux invitant à une
réflexion métaphysique sur l’énigme de l’existence du monde.

Mais, tout en restant présente en permanence comme un témoignage de


l’admirable résilience de la vie,

cette ambiance vibrante, solennelle et méditativehj, est progressivement


confrontée au souffle épique et implacable du destin, qui déchaine peu à
peu toute sa force,

le tout pour aboutir non pas au chaos, mais à un nouveau stade de sérénité
désormais paradisiaque !

La confrontation peut être simultanée :

Le « Choral du veilleur » de Bach superpose d’un bout à l’autre un thème vif


et rapide à un second thème tout aussi prenant, mais beaucoup plus lent et
emphatique. Idem du choral « Réjouissez-vous, chrétiens aimés » (BWV 734)
ou c’est ici un thème calme et serein qui est doublé d’un autre motif bien
plus hâtif.
74
Mais elle peut aussi bien sûr se réaliser successivement par une alternance
rapide de séquences antagoniques :

Beethoven est le grand spécialiste de ce type d’effet, comme dans le


premier mouvement de sa sonate « pathétique » entrecoupant des
moments de gravité solennelle et des lancements d’éclairs.

Idem dans le dernier mouvement de la sonate 17 (« La tempête ») quand, à


la fin du morceau le thème gracieux du début est brutalement redoublé en
tierces et quintes : l’effet est absolument saisissant (Il parait que,
précisément à ce passage, le grand Ludwig - bien que pianiste virtuose -
aurait lors d’une exécution publique - commis l’un de ses très rares
cafouillages !)

Parfois, le conflit musical se déroule dans une alternance des deux procédés :
les oppositions sont tantôt présentées en séquences séparées, tantôt en
superposition :

L’Étude Op.25 n°1 de Chopin débute brièvement par une mélodie tendre et
prenante, immédiatement submergée par un incroyable déferlement de
notes au sein duquel le thème initial parvient pourtant à surnager : Est
ainsi sublimement illustrée l’extrême violence contenue dans la
prétendue douceur du sentiment amoureux.

L’auditeur n’a rien ici à interpréter selon sa propre subjectivité : il est "pris à
la gorge" et ne peut que partager tel quel l’état d’âme du compositeur.

Autre exemple : après l’exposition monothématique initiale, empreinte


d’un mysticisme contemplatif, l’ouverture du Tannhäuser de Wagner, au
lieu de se complaire et s’enfermer dans cette ambiance recueillie, surprend
l’auditeur en l’envahissant bientôt d’une explosion de gerbes gigantesques,
très intimidantes,

puis en introduisant, contre toute attente, un autre thème d’inspiration


encore très différente développant cette fois une euphorie quasi
psychédélique, avant de revenir peu à peu à la sérénité initiale.

Le sublime tient donc ici dans cette osmose incroyable entre haute
spiritualité, impériosité de la force divine, et liesse des pèlerins.

75
f) - Le syncrétisme de l’art en général

J’ai pris les exemples qui précèdent dans le domaine musical, mais toutes les
formes d’art sont susceptibles de conditionner par avance la parfaite
réceptivité du public au choc suprême programmé grâce au traitement
dialectique des antagonismes :

L’art pictural est sublime en conciliant l’impossible : le mouvement de la vie


dans l’immobilité de la toile, particulièrement saisissant – ici encore - chez Van
Gogh : vigueur dérangeante du trait, énergie des couleurs, mariage improbable
du beau et du menaçant...

L’art statuaire est sublime en conciliant la fragilité du corps humain et l’éternité


de la pierre : au contraire, la sculpture nazie – de même que soviétique – se
veut sublime mais passe totalement à côté, précisément parce qu’elle refuse
cette fragilité pour ne laisser que le triomphe d’une minéralité sans âme !

Le cinéma m’est sublime en anticipant mes propres atermoiements dans la


quête d’autrui :

- Il me confronte spontanément, et intensément, à des actrices et acteurs


répondant à mes plus hautes aspirations et que j’avais des chances infimes
de rencontrer par moi-même ;
- Lorsque le scénario est parfaitement ficelé, il parvient à devancer et
magnifier mes propres réactions face à ces poignants personnages,
auxquels il donne corps aussi bien que j’aurais pu le souhaiter dans ma vie
réelle comme si j’intervenais moi-même dans le film : Que de temps gagné
en allant directement, grâce à l’art, à la quintessence des choses...

Il me suffit de bien sélectionner l’œuvre dont je pressens qu’elle méritera de lui


donner mon temps, et en retour elle m’intègre alors à part entière en son sein :
Pour une seule longue et laborieuse aventure amoureuse à vivre en "live", je
peux en connaître 20 ou 30 par le cinéma, qui chacune -bien choisie- peut
suffire à bouleverser durablement mon insatiable psyché et nourrir mes rêves...

oOo

76
SECONDE PARTIE

Le "trou noir" de
l’Absurde

77
Quand l’absurde génère l’admirable...
(Illustration de chaos déterministe à partir d’un système dynamique aléatoire)

Quand l’admirable défie l’absurde...


(La joie de la création plus forte que la certitude de la destruction !)

78
I - Ce qui nous échappe

1 - 1 Les limites du sublime

Le sublime existe-t-il vraiment, ou ne serait-il pas – malgré toutes les


illustrations qu’on vient d’en donner - qu’une pure construction
mentale ?
Certes, les phénomènes non humains, lorsqu’ils sont grandioses ou
merveilleux, correspondent objectivement à une réalité propice à
déclencher la curiosité et l’admiration. Hélas, précisément parce qu’ils ne
sont pas humains, ils sont incapables de nous apporter l’essentiel : le
réconfort du dialogue et du partage, sans quoi l’âme s’assèche.

Les religions font du sublime un mystère qui échappe à notre entendement


limité de simples mortels : ces croyances sont bien anthropiques, mais le
sublime qu’elles invoquent, lui, demeure extrahumain...

Le seul sublime à notre portée, c’est celui qui peut être construit directement
par notre pensée et que nous pouvons faire vivre en le partageant avec autrui.
(On sait depuis Descartes que c’est bien la pensée qui détermine notre être).

Mais même ainsi ramenée à sa dimension spirituelle, la quête du


sublime peut encore sembler vaine et illusoire face à d’autres
préoccupations bien plus directes : la vie et la mort, le vrai et le faux,
le bien et le mal, le bon et le mauvais...
En outre, la médiocrité foncière de la race humaine n’empêche-t-elle pas de
croire quiconque réellement digne d’admiration, sauf de la part de naïfs ou
de narcisses ?

Napoléon 1er - lui-même ô combien adulé – était parfaitement placé pour le


dire : « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas ! »

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que nul individu – serait-il la pire des têtes
brûlées - n’échappe à la conscience de son inéluctable déchéance et de sa

79
mort, entretenue par l’angoisse existentielle, ni à l’insatisfaction des artifices
voulant masquer ce vide absolu.

A contrario, chacun sent bien, en son for intérieur, que seule l’existence d’un
sublime authentique est susceptible de compenser l’absurdité du monde.

***

La philosophie n’a guère, jusqu’à présent, éclairé le concept du


sublime :
Kant le définit comme « ce qui est absolument grand », un stade extrême de
la beauté capable d’élever l’esprit par la vision d’une transcendance, d’un
dépassement de nos limites habituelles. Burke le qualifie de « terreur
délicieuse » pour ce qui nous ravit et nous domine.

Cette approche, on l’a vu, est insuffisante, car elle tend à confondre le
sublime avec le merveilleux, l’extraordinaire, le fantastique, l’inouï....

Autant d’appellations floues et redondantes qui n’expliquent rien et laissent


chacun sur sa faim, condamné au spectacle passif de prodiges qui le
dépassent, tel un gosse scotché devant une vitrine de jouets.

Or il n’est pas nécessaire d’aller chercher bien loin puisque tout se construit
entièrement dans nos têtes ! Encore une fois, le sublime n’est pas une
révélation tombée du ciel qui s’imposerait toute-faite à l’esprit.

Il faut certes d’abord une illumination extérieure venant percer le vague à


l’âme par un rayon de "clair à l’âme" qui soudain ouvre le champ de vision.

Néanmoins c’est à chaque individu de déceler ce qui, dans cette interpellation,


relève pour lui-même du concept de "sublime", au-delà du seul éblouissement :

Car à la base, avant même de pouvoir prétendre au sublime, aucune "beauté"


ne peut tout simplement exister si elle n’est pas perçue comme telle, ce qui
suppose un ÉCHANGE (au sens phénoménologique) entre :

- Le sujet, qui doit valider l’objet qui l’attire comme étant bien digne de son
admiration ;

80
- Et cet objet lui-même, qui en retour enrichit l’expérience esthétique du
sujet lorsque ce qu’il lui révèle diffère bel et bien de ses données déjà
acquises.

Or parfois, l’ "objet" d’admiration n’est pas simplement une chose nouvelle :

La fascination n’est plus éprouvée pour un élément matériel (fût-ce


un grandiose spectacle naturel), mais se porte carrément sur un
autre esprit, un "alter égo" qui oppose sa propre liberté et séduit
précisément à cause de son pouvoir antagoniste :
Il ne s’agit donc plus d’une conscience seule face à quelque chose qui
l’émerveille, mais de deux consciences confrontant l’admiration qu’elles se
portent respectivement.

C’est cette configuration, d’ordre relationnel, qui seule est porteuse


d’authentique sublime.
***

La première partie de ce livre s’est attachée à montrer le paradoxe du sublime :


une création de l’esprit, mais qui donne en retour à l’esprit sa propre raison de
vivre. Dans ce circuit fermé, pas de place pour la transcendance.

Mais on ne se débarrasse pas si facilement du mystère fondamental de notre


existence !

Même si le sublime n’est qu’une vision de notre pensée révélant simplement


notre aptitude à la passion, la tentation reste grande d’attribuer néanmoins à
cette prodigieuse faculté mentale une origine surnaturelle :

Si, selon Einstein, le hasard est « Dieu qui se promène incognito », alors le
sentiment de sublime ne pourrait-il pas être lui-même un clin d’œil que nous
adresserait parfois le Tout-puissant, sans doute pour nous donner courage et
alimenter notre foi en lui ?

Hélas, ce postulat d’intervention d’un être suprême ne nous fait guère avancer
puisqu’il dépasse notre raison, nous réduisant à n’être que les spectateurs de
prodiges nés en dehors de nous. L’hypothèse d’un divin démiurge est d’ailleurs
contestée par celle d’une pure action du hasard dans l’émergence des
81
"merveilles" du monde, parfaitement plausible au vu des expériences de chaos
déterministe et d’auto-organisation, faites à partir d’automates cellulaires.

Or, l’idée d’une construction de la vision du sublime par le seul esprit humain
parait à la fois (1) compatible avec ces avancées scientifiques, et (2) féconde :

Ainsi que j’ai déjà cherché à le démontrer jusqu’ici, le rôle du sujet


pensant va bien au-delà du constat de phénomènes exceptionnels.
L’extraordinaire n’a aucune valeur ni portée en soi : C’est chaque
esprit qui détermine personnellement ce qui, dans l’exceptionnel,
mérite ou non d’être sublime !
Par cette aptitude à faire lui-même naître le sublime, l’homme voit changer
radicalement la dimension esthétique de son existence : au lieu de simple
spectateur, il se révèle aussi metteur en scène !

N’est-ce pas absolument capital dans un monde qui tout entier, comme l’a dit
Shakespeare, n’est rien d’autre en fait qu’un immense théâtre ?

1-2 Les limites de la conscience

Si le sentiment de SUBLIME est donc bien purement humain, un autre


sentiment – presque aussi puissant - nous échappe en revanche
totalement : celui de l’ABSURDE :
L’absurde n’est pas l’illogisme, car tout en réalité a une explication technique !
L’absurde est ce qui vient déprécier la singularité des êtres, sans laquelle il ne
peut exister ni consciences autonomes, ni liberté de pensée spécifique à chaque
esprit, ni même de sentiments ou désirs personnels :

Pourtant, l’ensemble des lois régissant l’univers ne concourt bien qu’à


l’émergence d’entités UNIQUES, systématiquement différentes et composites :
deux objets macroscopiques n’ont jamais exactement la même forme ni les
mêmes propriétés, deux êtres vivants n’ont jamais le même génome.

Aucune vérité GÉNÉRALE ne peut donc être en soi une FINALITÉ puisque
précisément (hors le monde quantique) , les règles universelles n’ont jamais

82
d’autre aboutissement que celui d’ÊTRES SINGULIERS, qui seuls réellement
existent :

Le point géométrique, le cercle ou la sphère parfaits, l’infini, le néant, le froid


ou le vide absolus, le cours du temps, le mouvement inertiel... ne sont que des
concepts abstraits, impossibles à concrétiser à l’état pur.

Le cerveau humain ne peut approcher ces lois abstraites de l’univers que par
des biais subjectifs :

Le point géométrique auquel on pense a forcément une taille, aussi petite


soit-elle, le temps ne peut être décrit que spatialement (par le déplacement
d’aiguilles, le tracé d’une flèche, ou autres repères), le néant s’imagine
forcément dans nos têtes avec une couleur (noire, ou blanche, ou grise...).

Les équations ont bien sûr un sens, mais elles n’ont aucune finalité hors de
celle que veut bien leur donner notre cerveau imparfait et périssable, qui
seul peut les définir, puis les admirer, puis les utiliser dans ses propres et
uniques desseins.

Le développement des technosciences n’échappe pas à cette subjectivité


primordiale, puisque le goût du lucre n’est jamais suffisant pour nourrir
l’imagination créatrice : au contraire, il tend à détruire la magie
indispensable à son élan. Le progrès technologique trouve sa seule véritable
dynamique dans le désir personnel du concepteur de satisfaire sa curiosité
d’esprit, son goût du défi ou son plaisir de créer.

Les mêmes biais subjectifs sont indispensables face aux concepts


philosophiques et moraux, eux aussi de nature générique abstraite :

Il n’existe jamais de liberté, d’égalité ni de justice en tant que telles, mais


uniquement la vision personnelle – nuancée à l’infini - que s’en fait chaque
individu dans son contexte particulier, à la lumière de ses propres aptitudes,
besoins, élans, soucis et expériences, jamais identiques.

Pour reprendre un exemple célèbre, la liberté ressentie par un renard dans


un poulailler " libre " n’est pas la même que celle éprouvée par les poules...

83
Tout comme les principes régissant la matière, ceux qui expliquent les
comportements humains ne peuvent donc jamais constituer de finalité morale
en eux-mêmes, n’en déplaise à Kant :

Une finalité est la visée d’un aboutissement tangible, l’accès au centre visible
d’une cible. Au contraire, une vérité abstraite n’est visible nulle part !

L’essence des choses étant toujours floutée par les approximations du monde
réel, elle ne peut jamais constituer la cible d’une fin en soi, mais guider
seulement vers une fin subjective, façonnée par le "pour soi " de l’individu
concerné, dont les buts sont forcément égotiques, puisqu’ils sont la résultante
de ses propres pulsions. (Même l’altruisme passe d’abord par ma motivation
propre – discrétionnaire et fragile – d’aider ou non autrui).

On croit pouvoir trouver le sens de sa vie en s’oubliant soi-même pour chercher


des vérités générales et absolues, alors que toute finalité est singulière !

Bien sûr, les composants de base d’une personnalité sont communs à tous,
mais c’est leur combinaison, variable à l’infini, qui donne à chaque être son
caractère unique irréductible à tout autre.

***

Plus largement, le fait que le seul juge dans l’univers (= l’être humain) soit
toujours un individu singulier, foncièrement subjectif et faillible, n’a pas
seulement pour conséquence l’absence de toute finalité préétablie :

En fait, rien ne peut carrément EXISTER pour un être vivant en dehors de son
propre champ de conscience, ce qui donne par là-même l’unique définition
possible du NÉANT :

Néant = ce qui échappe totalement à la conscience.

Dès lors, seul est déterminant pour l’humain le débat entre :

- ce qui enrichit son affect, essence même de son être et source de


tous ses choix de vie,
- et ce qui l’amoindrit, ou a fortiori le détruit, c’est-à-dire l’absurde.

oOo
84
II - Les forces en présence
2-1 L’absurde et l’admirable

La seule chose qu’on ne peut ni nous enlever, ni falsifier, ni dupliquer, et dont


nous soyons donc véritablement propriétaires, c’est la partie de nos souvenirs
qui nous est propre (les ressentis émotionnels uniques chez chaque personne,
dits « Qualia », selon le néologisme du philosophe australien David Chalmers).

C’est ce rapport intime et spécifique, éprouvé arbitrairement par chacun avec


son environnement, que Merleau-Ponty a appelé la « chair ».

Car la singularité n’est pas une illusion : ce phénomène est au contraire, j’y
insiste, une caractéristique fondamentale - véritable "marque de fabrique" - de
tout notre monde macroscopique, ainsi qu’en témoigne au premier chef le
code génétique, jamais identique quel que soit le nombre d’êtres vivants.

Plus fondamentalement encore, la combinaison des particules de matière


obéit, je le rappelle, à une infinité d’aléas : l’extrême variété des conditions de
vie possibles empêche radicalement que deux être puissent être modelés par
des expériences identiques.

Même des jumeaux ou des clones ne vivront jamais exactement la même vie.

Tant pis s’il peut en résulter une démarche égocentrique, voire narcissique : il
est légitime que je m’aime tellement moi-même, puisque je suis la seule
personne avec laquelle je peux tout me permettre !

Une romancière a pu récemment intituler à juste titre son livre : « J’ai enfin
trouvé l’amour de ma vie : c’est moi ! »

Et qu’est-ce donc que le destin de l’esprit, sinon d’avoir à assumer ces


différences qui font que l’on est SOI, et non pas AUTRUI ?

Dans cette approche résolument individualiste, la dichotomie décisive du


destin humain ne se situe pas entre le « bien » et le « mal », mais entre :

85
- déficience de la conscience (entendue comme perception par le sujet
pensant de sa propre singularité, en tant qu’être distinct du reste du
monde) :

- et développement de celle-ci.

J’appelle « ABSURDE » ce qui fait obstacle à la singularité de la pensée ou


amoindrit sa subjectivité, entrainant ainsi la standardisation des personnes et la
détresse de l’âme (l’âme ici définie comme "mémoire vive" de la conscience
affective, impactée en permanence par les évènements vécus).

J’appelle « ADMIRABLE » ce qui développe le plaisir de penser et l’aptitude à


ressentir son propre épanouissement, source de jouissance intime de l’esprit
elle-même préalable absolu à toute faculté de compassion réelle envers autrui.

***

Cette dualité fondamentale ne comporte aucun a priori éthique, ni même


esthétique : elle se situe « par de-là le bien et le mal » selon la formule de
Nietzsche. Lorsqu’ils atteignent un degré suffisant de créativité, on peut aussi
bien admirer une machination diabolique ou un art sadique de l’érotisme que
de "belles" et "nobles" actions.

C’est Boileau et sa fameuse formule : « Il n’est point de serpent ni de monstre


odieux qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux ».

Aucun interdit ne doit en effet entraver la montée en puissance de la


conscience vivante, puisqu’elle se nourrit tout autant des souffrances et de
l’ennui de Schopenhauer ou du tragique de Shakespeare que de
l’émerveillement de François d’Assise :

Qu’importe le "flacon", pourvu qu’on atteigne la jubilatoire ivresse de


l’enthousiasme pour tout ce qui augmente notre perception de nous-mêmes
(en contrepoint d’autrui, et du reste du monde), en quelque domaine que ce
soit.

Les « raisons du cœur » de Pascal (plus précisément les pulsions émotives)


sont primordiales, puisque ce sont elles qui nous motivent à « persévérer dans

86
notre être », bien plus profondément que le simple "désir" de vie mis en avant
par Spinoza avec son " conatus" et repris par Schopenhauer dans sa définition
de la volonté.

***

L’admirable dépasse le rationnel car il l’inclut dans son propre champ (le savant
est amoureux de ses équations), alors que la raison sans désir n’est pas viable :

La logique pure n’est qu’une abstraite mécanique ne pouvant prendre corps


que si l’homme en fait un défi personnel en se piquant au jeu et en se
remettant lui-même en cause :

 Un logiciel n’est fait que d’intelligence (artificielle, en l’occurrence) :


L’"inventivité" dont peut faire preuve une IA "générative" n’est que la
mise en évidence de compatibilités non encore exploitées mais
prédestinées comme possibles, entre des données qui lui ont déjà été
fournies ;
 Un cerveau humain est fait également d’aptitude au fantasme, et
paradoxalement - malgré les risques d’égarement et de mauvaise foi -
c’est ce qui fait sa supériorité ! « L’imagination est plus importante que le
savoir » écrivit Einstein dans « Sur la science et la religion ».

Rien en effet ne permet d’étayer en quoi que ce soit la "possibilité" future pour
un système algorithmique de refuser ce que l’algorithme lui dicte et s’abstraire
du « big data » dont il est exclusivement alimenté, contrairement à l’humain,
que sa révolte contre sa propre imperfection rend téméraire, masochiste,
suicidaire, surréaliste, prêt à n’importe quoi y compris à vouloir « expliquer le
réel par l’impossible ! » selon le mot fameux d’Alexandre Koyré.

Tel est la leçon ancestrale du mythe de Prométhée : c’est uniquement parce


que le cerveau humain n’est programmé pour rien, contrairement aux
animaux, que l’homme peut tout ! C’est exclusivement chez l’être humain – le
« Dasein » de Heidegger - que l’existence précède toute essence déterministe.

Or comme a dit Gaston Bachelard, c’est bien en pensant « contre son propre
cerveau » que le génie humain a pu dépasser les évidences logiques induites de
la combinaison et de l’extrapolation des seules données observables ou des
lois déjà avérées, pour trouver le principe de la chute des corps dans le vide (à
87
une époque où on ne savait pas faire le vide !), la gravitation, le mouvement
inertiel, les quanta, les relativités restreinte et générale, l’antimatière, le
neutrino, ou plus récemment le boson de Higgs (d’abord imaginé en pure
théorie, 50 ans avant sa constatation effective au CERN de Genève).

Ces découvertes déterminantes auront été le fruit de hasardeuses spéculations


(dites « expériences de pensée »), faites par goût du défi et pour le plaisir du
jeu, en contradiction de toutes connaissances ou expérimentations alors
disponibles et donc sans possibilité d’application (dans l’attente de
technologies rendant leur vérification possible, souvent très postérieures).

Le réel a ainsi été expliqué en contradiction de ses propres manifestations !

Autre exemple éloquent : celui des nombres imaginaires, indispensables pour


résoudre nombre d’équations notamment en physique ondulatoire, alors que
la racine carrée d’un nombre négatif n’a en elle-même aucun sens !

Des réactions physico-chimiques ne dégageant aucune lumière sont pourtant


régies par l’équation E = MC2 faisant intervenir la vitesse de la lumière !!

***

Ni le sentiment d’absurde ni le sentiment d’admiration n’ont besoin du concept


d’éternité, puisque ni le néant ni l’infini ne sont accessibles à l’entendement.
D’autre part, le concept d’ « admirable » est d’ordre purement qualitatif, et
non quantitatif :

En conséquence, l’instant perçu comme merveilleux se suffit à lui-même


(Jankélévitch) et sa durée n’est pas une valeur en soi :

Le temps, fût-il illimité - comme l’argent, dont il est dit-on l’équivalent - ne


pourra jamais être qu’un simple moyen et non une finalité propre.

Et puisque les deux perceptions sont d’ordre subjectif, il n’existe pas "a priori "
de donnée transcendantale de d’absurde ni de l’admirable, pour reprendre la
terminologie Kantienne :

Les « espaces infinis » de Pascal ne sont pas effrayants par leur silence, mais
par l’interprétation de ce silence qu’invente à sa façon chaque conscience
particulière : aucun apaisement de cet effroi ne saurait être apporté par

88
l’astrophysique, où n’y a aucune place pour le ressenti mais uniquement pour
la résultance logique de processus strictement mécaniques (nucléation,
expansion de l’univers...), rendus progressivement intelligibles par le
développement des connaissances.
***

En résumé, l’antidote au sentiment primal d’absurde (face à la contingence du


monde) ne peut donc être le simple réconfort de la logique, mais réside dans
l’exaucement du désir subjectif de libération des contraintes éprouvées par la
psyché, quelles qu’elles soient, à commencer par le carcan des habitudes et des
préjugés.

Et cet exaucement suppose lui-même un sentiment d’admiration pour ce qui


ouvre l’esprit en procurant le plaisir de découvrir : il s’agit bien d’une pulsion de
nature esthétique, de pur agrément, pour la satisfaction de laquelle le
"rationnel" n’est qu’un simple outil de concrétisation.

2-2 La boussole émotionnelle

Certes la contingence aveugle est capable d’émergences d’un raffinement


prodigieux pouvant naître de façon purement mécanique, à partir de
configurations strictement aléatoires :

L’auto-organisation du chaos déterministe (révélée - comme déjà dit - par les


automates cellulaires) est d’ailleurs, je le répète tant c’est essentiel, la source
la plus probable de tout notre univers macroscopique, puisqu’elle est
expérimentalement capable de constructions spontanées sans aucune
intentionnalité à partir d’états désordonnés tel que fut le magma cosmique
primordial, matrice incontournable de tout ce qui existe !

Mais on reste dans le domaine du non-sens :

o D’abord parce que l’esprit ne maîtrise pas lui-même ces processus, en étant
confronté à la fois :
- à l’indéterminabilité du comportement des particules quantiques
composant la totalité du Cosmos et conditionnant l’ensemble des avancées
technologiques actuelles, d’où la préoccupation récente de voir surgir des
89
évènements non maîtrisés dans les implications électroniques de
l’intelligence artificielle !
- ainsi qu’à l’entropie, condamnant tout objet macroscopique à une
inéluctable déstructuration ;
o Et en tout état de cause, parce que, quel que soit le degré de sophistication
du binôme matière/énergie et des prolongements prodigieux que peut en
faire le génie humain, ces processus ne portent en eux-mêmes aucun
message spirituel ! Un cerveau seulement objectif ne saurait donc en tirer la
moindre idée du sens à donner à son existence.

Même dans le domaine qu’il parvient à dominer, celui de la logique, l’humain


ne peut trouver aucune finalité : la rationalité est en effet utilisable pour la
satisfaction de n’importe quoi, et notre époque confond de plus en plus liberté
et mobilité, contenant et contenu, direction et finalité !

Pour commencer à émerger de l’absurde, chacun en est donc réduit à chercher


une raison d’être à sa vie en puisant dans son affect émotionnel, seul attribut
de son esprit apte à lui signaler ce qui peut ou non l’ÉPANOUIR,
et ce forcément au plan égocentrique, puisque la sensorialité – et la sensibilité
psychique qui en découle - sont les attributs exclusifs des personnes physiques,
isolées dans leur corps, et non pas d’entités collectives dites personnes
"morales" :
Par pure métonymie, on prête parfois aux foules un "esprit" collectif alors qu’il
ne s’agit que de la somme idiote des vibrations panurgiennes provoquées par
l’excitation du groupe dans le tout petit crâne de chacun des participants (de
même que le bruit de la mer n’est rien d’autre que celui de chacune des
milliards de gouttes d’eau qui la composent).

Gare à la gueule de bois pour ceux qui se laissent enivrer par la liesse
collective...
Seule l’écoute de ses émotions intimes peut éclairer le sujet sur les choix de vie
les mieux à même de satisfaire et enrichir ses sentiments par des
prolongements rationnels ou artistiques.

90
En quelque sorte, par analogie avec les concepts de la physique relativiste
d’Einstein, il s’agit pour l’individu de construire ainsi, au plan psychique, son
propre "référentiel", son "temps propre", sa "ligne d’univers" personnelle,
sans lesquels son bonheur n’est pas repérable mais livré aux seuls cruels
caprices du hasard.

En d’autres termes, il s’agit bel et bien pour chacun d’apprendre à écouter et à


suivre son INTUITION, cette PSYCHÉ qui n’appartient qu’à lui et qui - au-delà
de simples réflexes – permet de concevoir spontanément ce qui est bon ou
mauvais pour soi-même, avant tout raisonnement.

***

Suivre son intuition est bien sûr facile et évident dans des contextes privilégiés
où la vérité des êtres et des choses se révèle sans trop de flou. Mais ce n’est
pas le cas général, où domine l’ambiguïté foncière de chaque situation alors
que tout se succède bien trop vite.

Qu’on le veuille ou non, il faut donc souvent prendre parti hors de toute
évidence sans avoir eu le temps de disséquer les arguments rationnels en
cause. Autrement dit, on n’a souvent d’autre choix que de suivre des préjugés
dictés par ses émotions !

Certes ces préjugés s’affinent au fur et à mesure des expériences acquises,


mais à tout âge, la raison restera quand même toujours seconde par rapport à
l’intuition requise en permanence face à l’inéluctable nouveauté de chaque
situation à vivre.

Sans ce "radar" affectif de l’intuition, détecteur d’affinités entre le sujet et ce à


quoi il est confronté, l’esprit est balloté en tous sens et il ne peut exister de
conscience autonome et responsable, donc pas non plus de LIBERTÉ !

De plus, la consultation permanente de sa "boussole émotionnelle" intime et


spécifique permet au sujet de prendre toujours d’avantage conscience de sa
SINGULARITÉ et ainsi de pouvoir toujours mieux la comparer et la confronter
aux autres individualités,

afin d’enrichir toujours plus son esprit de ces différences qui situent – en creux
– sa personnalité unique et orientent son destin spécifique.

91
C’est toute la différence avec l’I.A. dont la raison d’être se limite au contraire à
ses seules qualités génériques, intéressant la collectivité de ses utilisateurs :

Un point de vue trop atypique ou arbitraire, donc non significatif, est


inexploitable dans la data bank, où il ne pourrait être que source de bugs
bloquant la logique numérique d’extrapolation statistique de données, elle-
même unique finalité de la machine.

Comme il a été observé (cf. Etienne Klein : « Le geste galiléen par temps de big
data », Cours méthodique et populaire de philosophie - Conférence du 14
février 2018), les moyens faramineux d’exploitation des données informatisées
dont on dispose aujourd’hui n’ont généré aucune loi scientifique, mais
seulement des applications de théories déjà conçues :

Les seules authentiques découvertes contemporaines du big-data - celle des


ondes gravitationnelles, et celle du boson de Higgs - n’ont été que la simple
confirmation d’expériences de pensée faites respectivement 100 plus tôt par
Einstein et 50 ans plus tôt par trois chercheurs s’étant demandé si au lieu
d’être une propriété intrinsèque des corps, leur masse -contre toute évidence-
ne serait pas simplement leur réaction au champ quantique où ils évoluent.

Sans le doux vertige de pures spéculations déconnectées des lois déjà établies
et de toute réalité observable, développées pour le simple plaisir de l’esprit :

- pas de nombres complexes,


- pas de révolutions galiléenne, newtonienne ni einsteinienne !

Le père de la relativité générale a été très clair sur ce point, on ne le répètera


jamais assez : « l’imagination (qui nait de l’émotion) est plus importante que la
connaissance (reposant sur la seule rationalité)».

Ceci dit, ATTENTION ! De même que l’émergence darwinienne de


l’esprit humain fut le fruit d’accidents purement aléatoires de
l’évolution, l’accession de l’I.A. à l’autonomie de conscience pourrait
elle aussi, j’y insiste, survenir de simples bugs imprévisibles venant
faire muter la programmation... Le hasard quantique, ne l’oublions
surtout pas, est le seul véritable maître de l’Univers.

92
2-3 La force de l’absurde

Le non-sens de nos existences, dû à l’inéluctable dépérissement et


anéantissement de toutes choses, pourrait s’autodétruire par ce que Camus a
identifié comme notre seule authentique liberté : celle du suicide ! Mais
l’absurde a cette propriété fondamentale - mise en évidence par Pascal - de se
faire facilement oublier, caché derrière le miroir aux alouettes de nos menues
satisfactions juste suffisantes, selon Schopenhauer, pour accepter de continuer
à vivre.

Ainsi nos cerveaux en arrivent presque à oublier l’absurde en se concentrant


sur la lutte contre les dérisoires soucis du quotidien, alors que l’absurde est la
clé absolue de notre destin par ses attributs primordiaux :

 Il s’agit d’abord de son omniprésence, tant spatiale que temporelle, car rien
- pas même ce qui apparait comme merveilleux – ne résulte d’un plan
préconçu (aléa quantique, aléa de l’évolution darwinienne) ni n’échappe à la
dégradation puis à la destruction (la fameuse entropie des physiciens).

Le champ d’occurrence de l’absurde est celui de l’univers entier puisque, si


on applique au cosmos la théorie du chaos déterministe, sa structure est
bien le produit d’un choc entre le « hasard » (la probabilité infinitésimale de
déclenchement de l’émergence) et la « nécessité » (la mécanique d’auto-
organisation en elle-même, une fois son processus déclenché), selon la
terminologie de Jacques Monod :

Cette conception strictement matérialiste de l’univers se suffit à elle-même


en expliquant que, par les seules manifestations statistiques du HASARD
(donc comme déjà dit, sans la moindre intentionnalité transcendantale) :

a) le chaos du vide quantique primordial aura été "déterministe" en faisant


émerger, à partir de l’infinité d’occurrences combinatoires possibles entre
particules élémentaires sur 13,8 milliards d’années, l’ensemble de notre
monde macroscopique y compris la vie consciente ! (c’est ce que
qu’illustrent, en miniature, des expériences aussi basiques que celles du
« jeu de la vie » de Conway ou de la « fourmi » de Langdon) ;

93
b) tandis que les lois de l’évolution darwinienne auront reposé elles-
mêmes entièrement sur le pur aléa d’anomalies génétiques successives
sur 3,8 milliards d’années (= unique source des recombinaisons ayant
permis à la vie de s’adapter et s’épanouir).

 L’absurde a en outre un ascendant d’antériorité :


Ce n’est que face au constat préalable de la condamnation programmée de
tout être au chaos que la conscience peut réagir en éprouvant le désir
d’amélioration de la condition humaine : le besoin d’admirer ce qui est
perçu comme « mieux » n’est donc par nature qu’un phénomène second :
L’absurde a ainsi toujours à la fois :
o le premier mot (en provoquant la conscience de la déchéance et de la
mort, propre à la pensée humaine) ;
o et le dernier mot (= la mort elle-même) !

 L’absurde s’affirme encore par le fait qu’aucune logique, quelle qu’en soit la
rigueur scientifique, n’est jamais définitive :
Depuis Gödel, on sait qu’un système logique ne pourra jamais être
complet, ni permettre de prouver qu’aucune incohérence n’existe en son
sein.

 Tel Satan, l’absurde a une capacité de séduction car il aide à se libérer du


poids des responsabilités par l’idée que de toute façon rien n’a vraiment
d’importance puisque tout est voué à l’aléa, puis à la disparition.

 Mieux encore, l’absurde - contre toute attente – est un extraordinaire


moteur de l’intelligence : selon Einstein « Si l’idée n’est pas a priori absurde,
elle est sans espoir » ! Et son émule l’éminent physicien John Wheeler
d’ajouter : « Le monde est fou. Pour pouvoir le comprendre, il faut être fou
aussi ! ».

 Par ailleurs, l’absurde a cette remarquable faculté « pascalienne » de rendre


ridicules les excès d’efforts de ceux qui croient pouvoir s’en écarter :
o « Qui veut faire l’ange fait la bête »
o « L’enfer est pavé de bonnes intentions ! »...

94
 Le non-sens est en permanence encouragé par la veulerie enracinée dans
l’être humain : l’aversion instinctive au risque et à l’effort conduit à la
résignation, à la paresse d’esprit, à la facilité de tout confondre au lieu
d’affronter l’originalité des choses pour affiner ses pensées.
Et comme l’a souligné Deleuze, si l’on considère que la nature même des
êtres et des choses est constituée par leurs différences, la généralisation
inhérente aux concepts, parée du prestige intellectuel de l’abstraction, n’est
finalement qu’une régression de l’esprit lui faisant carrément perdre la
RÉALITÉ !

 L’absurde bénéficie d’un puissant catalyseur qui est


l’angoisse existentielle :
= C’est le malaise - diffus et tenace - créé en l’homme par la
conscience de sa condamnation sans appel à la déchéance
physique et à la mort (la "nausée" sartrienne).

Le simple pessimisme n’est pas, comme l’angoisse, propagateur du


sentiment d’absurde : par la lucidité qu’il procure, le pessimisme fige au
contraire l’absurde en l’état du constat qu’il en fait, en poussant à la
résignation mais sans créer pour autant ni attraction vers le pire ni
fascination pour le chaos.
On pourrait croire que l’angoisse existentielle n’est qu’une pure lubie
métaphysique, un sujet réservé aux intellectuels déconnectés des
préoccupations concrètes du quotidien :
Mais l’angoisse, en dépit de sa nature ontologique abstraite, est bien plus
forte que la souffrance, la résignation et la lassitude, qui n’en sont que les
vulgaires symptômes !
Ici ce ne sont plus le corps et l’intellect seuls qui sont atteints, c’est
carrément l’âme même.
On peut l’atténuer temporairement par des artifices d’évitement (frénésie
professionnelle, ataraxie, endoctrinement, divertissement, drogue,...) mais
contrairement au stress ou à l’anxiété, elle n’a pas de cause précise et

95
identifiable qu’on puisse éradiquer. Elle revient en force, comme un herpès,
quand on s’y attend le moins !
Elle n’épargne absolument personne, pas même les « sauvageons » révoltés
des banlieues dont la haine a très exactement cette nature existentielle de
l’angoisse : elle nait de l’aberration de leur vie toute entière exposée au
mépris du reste de la population, engluée dans la toile du "Darknet" et sans
perspectives de progrès personnel.
Leurs tentatives de fuite (drogues, violences gratuites, abus sexuels
embrigadement religieux, extrémisme politique ou autres simulacres
d’existence) sont bien sûr incapables de les libérer du non-sens, même
quand l’artifice choisi pour oublier l’absurde est un mortier d’artifice !
***
La force de l’angoisse tient à sa double propriété : elle est à la fois diffuse et
progressive, agissant comme un cercle vicieux qui se propage et s’accentue
sans cesse :
o Diffuse, puisque tout ce que nous côtoyons au quotidien nous y renvoie
impitoyablement :
Plus on réfléchit à la folle précarité de l’existence, à l’exposition
permanente aux agressions, à l’injustice constante à laquelle nous
condamnent le hasard et la surpopulation, à la dégradation de
l’environnement, à notre propre lassitude récurrente...
... et plus on se fait à l’idée de n’avoir finalement « pas grand-chose à
perdre » dans un monde qui de toute façon nous condamne à mort.
De surcroît cette mort inéluctable survient toujours :
- soit trop tôt, quand – malgré tout - on avait encore l’énergie l’appétit
de vivre ;
- soit trop tard, après avoir dû endurer l’abomination de la dégradation
physique et mentale.
o Progressive, car l’angoisse est systématiquement intensifiée par la
souffrance, tantôt physique tantôt psychique, qui elle-même ne fait
globalement que croître avec l’âge, à force d’accumuler les épreuves et
de se rapprocher de l’échéance fatale...

96
***
En conclusion, l’angoisse est donc bien de nature existentielle ("existentiale"
préférait dire Heidegger), autrement dit ontologique, congénitale à l’esprit
comme l’est - dans les trois grandes religions monothéistes - le péché originel
de la Bible :

Sous l’emprise de l’absurde, tout effort est nécessairement dérisoire puisque


par hypothèse, toute action est condamnée d’avance à n’être qu’imparfaite,
partielle, éphémère, et pire encore illusoire :

Sauf dans les cas exceptionnels d’échange authentiquement sublime évoqués


dans la première partie du livre, l’illusion est particulièrement flagrante dans le
fantasme de transcendance qu’on appelle ordinairement l’ "amour",

cette auberge espagnole où on ne peut généralement trouver que ce qu’on


apporte soi-même, c’est-à-dire ses fantasmes et sa propre errance
existentielle, fagotée dans ce qui ne peut être alors qu’un « égoïsme à deux »
(ou au mieux un égoïsme familial par projection instinctive de soi sur sa
progéniture).

Quant à l’altruisme c’est :

- soit, ici encore, un simple mimétisme affectif (compassion éprouvée par


« effet miroir » sur soi-même de la souffrance d’autrui),
- soit une fiction pour se donner un confort moral, ou carrément une
hypocrisie socialo/politique (généralement financée avec l’argent des
autres !) puisqu’il est humainement impossible d’aimer des personnes
qu’on n’a jamais pu connaître individuellement, en chair et en os !

Dans tous les cas, c’est l’EGO qui tourne en rond en se croyant libéré de sa
prison solipsiste et de son indécrottable vanité.

La satisfaction des besoins et désirs ouvertement intéressés échappe


certes à ces griefs d’illusion ou d’hypocrisie (!), mais loin d’éliminer le
sentiment d’absurde, elle ne fait qu’entretenir son cours en donnant
seulement à l’individu les moyens et le courage de continuer à ne retrouver,
chaque matin, qu’une vie tout aussi dénuée de finalité que ce qu’elle était la
veille.
97
2 - 4 La force d’admiration

Un seul sentiment parait radicalement incompatible avec l’absurde : c’est la


faculté d’ADMIRER.

Car l’admiration échappe à la nausée de l’aveugle contingence du monde en


trouvant au contraire une raison d’être auto-suffisante à ce qui, précisément,
est singulier chez un être ou d’un objet.

En osant ainsi aimer sans honte ni jalousie ce qu’autrui possède


d’irremplaçable, l’esprit accède à une dimension supérieure en s’élevant au-
dessus du trivial pour échapper à la fois à l’esclavage de l’égo et à tous
préjugés sociaux ou éthiques.

Victor Hugo l’avait ressenti en écrivant : « Il y a dans l’admiration je ne sais quoi


de fortifiant qui dignifie et grandit l’intelligence ».

Il s’agit donc d’un élan d’essence esthétique, d’un lâcher-prise vers des valeurs
libératrices aussi bien du DEVOIR moral que du BESOIN physiologique : c’est
toute la différence entre le spectacle d’excitation sexuelle procuré par l’image
d’un nu érotique (promesse d’un énième enfermement dans la "prison"
masturbatoire), et l’élévation d’esprit face à un tableau de maître.

L’admiration est à distinguer de pulsions voisines mais caractérisées par une


moindre participation de la volonté : la fascination ou l’émerveillement
correspondent – au sens propre - à un ravissement du sujet, complètement
saisi ou subjugué par l’objet qu’il contemple,

alors que l’admiration fait appel à une démarche active : l’admirateur


identifie, dans ce qu’il admire, des réponses à ses aspirations préalables les plus
profondes, il y dissèque à l’infini les correspondances avec son propre champ
culturel préparé à recevoir cette « bonne graine » des occurrences fécondes.

Or il se trouve que ce sentiment d’admiration est lui-même doté de


forces capables, globalement, de faire jeu égal avec celles de
l’absurde !
Leurs manifestations principales peuvent se résumer comme suit :

98
 Le sentiment d’admiration est lié à la puissance de séduction qu’exerce
spontanément la positivité des choses, plus fort que le simple attrait de la
déresponsabilisation permise par leur absurdité :
C’est l’aptitude spinozienne à percevoir des valeurs comme édifiantes, en
tant que capables d’enrichir notre être et non pas seulement nos avoirs, par
captation de nouveaux motifs de contentement, d’épanouissement et de
diversification de nos goûts.

 Ce désir de dépassement de soi est particulièrement remarquable vers ce


qui est reconnu comme « beau », car le tropisme de la beauté – comme
celui de l’absurde - est consubstantiel à l’esprit tout en dépassant
néanmoins la raison : il se reconnaît universellement, mais sans avoir besoin
de concept selon la formule de Kant (contrairement au sublime, tel
que je l’ai défini, que sa dimension passionnelle et idéalisée rend,
à l’inverse, foncièrement subjectif).

 Mais comme l’a également relevé Kant, le "beau", lorsqu’il atteint le stade
du sublime, excède le simple agrément esthétique par une ouverture sur
l’INFINI, ce qui permet à l’admiration d’atteindre un niveau métaphysique
comparable à celui de l’absurde (lui-même lié à l’autre absolu qu’est le
NÉANT).

 Un élément-clé alimente le désir de dépassement en fournissant sans cesse


à la conscience de nouveaux points de comparaison et motifs
d’investigation :
C’est le prodige de la singularité, sur lequel on n’insistera jamais assez !
Rien dans notre univers macroscopique n’est identique à rien, chaque point
- aussi infime soit-il - de l’espace se distingue de tous autres, à commencer
par sa position spatiale.
Même le TEMPS affiché par deux horloges ne peut jamais être le même
puisque depuis Einstein on sait qu’il dépend lui-même de leur localisation
très précise, forcément distincte serait-ce au milliardième de millimètre
près !
Autrement dit, deux entités quelconques dans l’univers, avant même leurs
autres différences, sont déjà distinctes temporellement :

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Aucune simultanéité n’existe donc nulle part, il n’y a que des synchronismes
approximatifs (serait-ce avec des marges de quelques nanosecondes).

Plus trivialement, ni la forme ou la structure des objets inertes (y compris


chaque grain de sable ou le moindre cristal de neige !), ni l’ADN de chaque
être vivant n’est interchangeable. Sans cette miraculeuse spécificité de tout
être ou objet, point de curiosité ni d’émerveillement possible ! L’uniformité
tue l’admiration, et donc la motivation.
Au contraire, l’admiration se nourrit de l’originalité : comme l’avait noté
Descartes, l’admiration est « une subite surprise de l’âme, qui fait qu’elle se
porte à considérer avec attention les objets qui lui semblent rares et
extraordinaires ».
Quand la perception de l’autonomie de la personne aimée s’estompe par
la tendance des conjoints à déteindre l’un sur l’autre pour composer peu
à peu un être commun trop uniforme, l’amour perd son acuité : il ne sera
ravivé que si chacun reprend une indépendance suffisante... On connait
bien le paradoxe du mari jaloux, qui ne retrouve un vif intérêt pour son
épouse que lorsqu’il la soupçonne de le tromper !

 La propension à l’optimisme est renforcée par la capacité de l’esprit humain


à infléchir directement l’absurde lui-même, en organisant le hasard :
En effet, faute de pouvoir éliminer l’aléa générateur d’angoisse, l’esprit peut
du moins en limiter certains effets délétères par l’utilisation intelligente des
statistiques (technique des assurances, quantification, macroéconomie,
théorie scientifique des jeux, exploitation des effets ludiques du hasard...).

 Le catalyseur de l’admiration, face à l’angoisse propageant


l’absurde, est la passion "positive" :
= C’est la capacité de préférer à soi-même (et ce n’est pas peu dire !)
quelqu’un - ou quelque chose – d’extérieur à soi mais compatible
avec soi.
Le simple optimisme est insuffisant car cet état d’esprit n’inclut pas encore
de mobilisation active de l’individu au service d’objectifs précis permettant
d’enrichir concrètement sa conscience.

100
Comme l’angoisse, la passion a elle aussi son propre aiguillon : c’est ici
l’imagination, dont personne n’est totalement dépourvu et qui booste la
pensée (comme a dit Bachelard : « Il faut que l’imagination prenne TROP
pour que la pensée ait ASSEZ »

Lorsqu’elle est "positive" (c’est-à-dire portée vers ce qui enrichit l’être et


non pas vers ce qui le réduit), la passion est la seule force capable de
concrétiser le sens propre de chaque vie : ce sens consiste à justifier mes
singularités par leur fécondité ! (Le « Deviens ce que tu es » de Nietzsche).
Un sens de la vie si particulier peut sembler réducteur, mais bien au
contraire, il est en fait parfaitement conforme à la loi universelle de
singularité de tout objet ou être quelconque au sein de notre macrocosme.

2 - 5 Analogies de science physique

o Propriété commune :

L’angoisse et la passion ont l’une et l’autre un comportement de type


ondulatoire :
Est-ce vraiment un pur hasard si le symbole ψ est à la fois celui de fonction
d’onde en mécanique quantique et celui de la psychologie humaine ?
En tout cas, leur propagation se fait, pour toutes deux, par vagues de type
cyclothymique : l’angoissé, comme le passionné passe par des phases
successives de hauts et de bas, dont la fréquence peut s’accélérer ou se
calmer provisoirement, selon l’humeur et le contexte.
De plus ces vagues se télescopent souvent : une émotion en rencontre une
autre ou la déclenche elle-même, et les amplitudes s’additionnent alors
jusqu’à des niveaux d’extrême intensité pouvant même conduire à la folie !

o Propriétés au contraire spécifiques :

- L’angoisse, en tant que destructrice de toute confiance et porteuse de


confusion générale de l’esprit, agit comme un dissolvant de l’organisation
indispensable à la vie, qui prépare le chaos à la manière de l’entropie en

101
thermodynamique, en déconstruisant tout pour tout ramener à
l’élémentaire.
Cf. l’angoisse de Démocrite : « l’atome dissout le sens du monde ! »
- De son côté, la passion s’apparente au phénomène quantique du condensat
(concentration et orientation des atomes dans une direction homogène,
permettant par exemple la formation du laser) :

En effet, l’enthousiasme est fédérateur, constructif, porteur de créativité,


autrement dit de néguentropie !

***

102
III - La coexistence de l’absurde et de
l’admirable

3-1 Les concordances angoisse/passion


Comme l’écrivit Jean Moréas dans son "Voyage de Grèce" (1902) : « Un
bonheur passionné ressemble à de l’angoisse ».

Handicaps communs
- Passion et angoisse sont purement arbitraires (elles n’ont besoin pour
prospérer ni de motifs rationnels, ni de justifications utilitaires !) ;
- Elles sont soumises l’une comme l’autre à des biais cognitifs, c’est-à-dire
des préjugés qui déforment aussi bien la saisie des données entrant dans
le cerveau que les conclusions que celui-ci prétend en tirer ;
- Elles sont pareillement "addictives" à l’aléatoire : tant chez l’angoissé que
chez la passionné, le hasard est souvent vu comme prémonitoire et les
synchronicités comme porteuses de sens !
- Elles sont insondables (ni la mort ni l’éternité ne sont des concepts
effectivement perceptibles).
- Elles sont volatiles, même si récurrentes, et momentanément prégnantes ;
- Génératrices d’un sentiment d’impuissance face à l’idée d’absolu qui les
hante, obligeant à se rabattre vers des dérivatifs sans fin :
De même que l’objet de l’angoisse n’est pas la mort mais la peur de la
mort, l’objet de la passion n’est pas la vie éternelle mais un rêve terrestre.
- Enfermées dans leurs propre spectre : leurs "ondes" respectives, de nature
différente (comme, en science physique, celles de la lumière et du son),
n’ont pas le pouvoir d’interférer entre elles, même si leur comportement
est analogue.
En effet, si angoisse et passion peuvent bien sûr s’éprouver successivement,
elles ne se mélangent pas :
Celui qui ressent sa passion comme absurde cesse aussitôt d’être
passionné ! Et l’émerveillement exclut instantanément toute angoisse.

103
Elles ne peuvent donc s’influencer qu’a posteriori, à travers l’expérience
qu’en tire le sujet qui les a vécues l’une après l’autre, mais non pas interagir
en se neutralisant ou s’additionnant comme le feraient directement des
ondes de même nature.

- Et surtout, la passion aussi bien que l’angoisse sont autodestructrices !

C’est l’un des mécanismes conduisant au dénouement de leur antagonisme,


qui sera l’objet du chapitre IV ci-après.

Propriétés communes :

- Angoisse comme passion ont une propension à l’auto-développement :


Cf. Balzac ("L’envers de l’histoire contemporaine") : « De même que le mal,
le sublime a sa contagion ».

- Chacune des deux se « cultive » (Hitchcock fait monter l’angoisse. La passion


du créateur se renforce avec l’exercice de son art).
Selon Raymond Queneau : « L’homme dissipe son angoisse en inventant ou
en adaptant des malheurs imaginaires ».
En fait, c’est bien connu, le meilleur des exutoires de l’angoisse est le
spectacle délectable des malheurs d’autrui ! Le mal par le mal...

- Elles sont "déclenchantes" l’une de l’autre : la passion est souvent une


réaction à l’angoisse, destinée à combler au moins momentanément le vide
existentiel.
Inversement, tout sujet d’admiration porte en lui une dimension d’absurde

(cf. Camus : « Au fond de toute beauté git quelque chose d’inhumain ! »)

- Et elles peuvent s’alimenter mutuellement :

On connait les vers de Boileau, déjà cités :

« Il n’est pas de serpent ni de monstre odieux


qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux ».

104
- Angoisse comme passion suscitent le besoin de témoins et d’échanges :
C’est l’intersubjectivité, concept initié par Kant puis développé par Husserl,
Merleau-Ponty, Levinas et récemment Golse,
qui est décrite par ce dernier comme « la reconnaissance que soi et l'autre
sont des personnes distinctes ayant chacune des intentions, des désirs
différents ».
Cette conscience de l’altérité est la principale soupape de sécurité quand la
tension provoquée par la passion ou l’angoisse devient trop forte. En effet :
o Je ne puis relativiser mes angoisses qu’en vérifiant ce qu’en pense
vraiment un esprit indépendant du mien ;
o Et inversement, le summum de la passion ne peut être éprouvé que dans
un partage avec autrui : « On n’allume pas une lampe pour la mettre sous
le boisseau » (Matthieu 5, verset 14).
L’exemple-type est le désir irrésistible de raconter ses rêves, aussi bien
angoissants que merveilleux, car personne ne rêve de la même façon et
l’opinion d’un tiers est donc seule susceptible d’éclairer un songe sous un
autre jour, pour débloquer ma psyché...

- Chacune fait feu de tout bois pour s’alimenter sans cesse en lançant des
"grappins" sur chaque chose qui passe à sa proximité :
Aux yeux du passionné, tout contribue à son bonheur !
(L’Évangile s’en est inspiré dans Romains 8.28 : « Toutes choses concourent
au bien de ceux qui aiment Dieu »).
Symétriquement, l’angoissé a une imagination débordante pour fantasmer
le mal.

- Enfin, elles sont tour à tour correctrices l’une de l’autre :

o les excès de la passion sont tempérés par de salutaires reprises de


conscience de l’absurdité foncière du monde (« Vanité des vanités, tout
est vanité », selon l’Ecclésiaste de la Bible).
o la passion fait comprendre l’irrationnel, l’angoisse rend vigilent (cf.
Camus : « L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites »).
o La méfiance de l’angoisse est contrebalancée par la bienveillance de la
passion.
105
3-2 L’humour
Quand l’esprit d’admiration se heurte au non-sens, l’humour est le mode de
cohabitation avec l’absurde le plus intense et le plus direct : on ne cherche pas
à s’en cacher et l’oublier, mais on prend au contraire du plaisir à s’y colleter !

Importance de l’humour :

Si l’humour est bien, comme a dit du rire Rabelais, le « propre de l’homme », il


mérite certainement à ce titre la première place parmi les formes de
cohabitation entre l’absurde et le désirable. En effet, il s’alimente très
précisément de leur confrontation : Face au non-sens, l’admirateur du monde
frustré par son absurdité ne fuit pas l’absurde mais choisit d’en rire pour garder
courage, plutôt que de se laisser abattre en se lamentant !

L’humour caractérise effectivement l’intelligence humaine en tant que forme


supérieure d’adaptation consistant à se servir des propres forces de
l’adversaire : lutter contre l’absurde par l’absurde. Même un auteur aussi
pessimiste que Franz Kafka a pu user de cet « humour surréaliste » dont parle
Milan Kundera à son propos.

L’humour suppose une aptitude à tout relativiser, qui commence donc


nécessairement par la capacité - consciente ou inconsciente - à rire de soi-
même. Le ridicule des autres est en fait celui que je pourrais moi-même
encourir, et que je projette sur eux (C’est ce qui explique que des individus
timorés ou imbus, incapables de se minimiser directement, puissent néanmoins
se montrer spirituels en transférant leur autodérision sur autrui !)

Autrement dit, l’humour requiert la capacité de l’homo sapiens de se mettre en


doute, telle qu’analysée dans la première partie supra. Une I.A. ne peut pas rire
d’elle-même car elle perdrait carrément sa raison d’être en se reconnaissant
ainsi non fiable, alors qu’elle n’existe QUE pour être fiable.

Le choix de se moquer est souvent inconscient : c’est le cas du simple rire


mécanique dit « nerveux », où l’esprit n’a aucun mérite. Et ce mérite reste
encore très faible dans le vulgaire défoulement mental des jeux de mots,
calembours, contrepèteries et autres « fientes de l’esprit » selon l’expression
de Victor Hugo.
106
L’humour véritable, dit spirituel car il mobilise l’intelligence profonde, suppose
en outre une certaine surdose d’optimisme (donc de sensibilité à l’admirable)
sur le pessimisme (sensibilité à l’absurde),

mais très légère !

En effet :

- Si l’optimisme est trop grand, on n’éprouve plus le besoin de se venger de


l’absurde, et on se vautre dans l’idéalisme béat ;

- Et si le pessimisme est trop grand, le sujet perd sa force de dérision :


L’humour dégénère en ironie cruelle et en sarcasmes destructeurs d’autrui
et/ou de soi-même, donc hors « cohabitation » avec l’absurde puisqu’on
cesse alors d’être drôle pour sombrer carrément dans le pur nihilisme.

Ceci dit, l’humour est fait de nuances : plus il est fin, plus il porte en fait vers
l’admiration plutôt que la dérision. Plus il est lourd et plus il tend vers l’absurde
pour l’absurde.

En tout état de cause, même lorsque cet exercice délicat qu’est l’humour est
réussi, il laisse toujours l’arrière-goût amer d’avoir simplement marqué un
point contre le non-sens sans vraiment l’éliminer, donc en restant à tout
moment à sa merci tant il est protéiforme. Comme un combat de judo contre le
non-sens, à recommencer avec d’autres quand on a réussi à plaquer un
premier adversaire...

Caractéristiques de l’humour :

Outre la spécificité humaine de l’humour et la portée seulement provisoire de


ses effets venant d’être évoqués :

- L’humour, malgré l’universalité de son domaine, a quand même ses limites :


« On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui » (Desproges).
Et il ne restera jamais qu’un pis-aller : l’idéal est de ne pas avoir besoin de
s’en servir en obtenant spontanément satisfaction (cf. Jules Renard :
« L’humoriste, c’est un homme de mauvaise humeur »).

107
- Il est modeste car, selon Kierkegaard, lié à la conscience que l’infini nous
dépasse, d’où son humilité (contrairement à l’ironie).
- C’est un art difficile car fait d’équilibre ! « Ce qui est excessif ne compte
pas ! », selon la formule de Talleyrand.
Il échappe donc aux trop grands idéalistes comme aux trop grands
angoissés.
- Il permet de prendre du recul face à ce qui inquiète (cf. cette réponse d’un
acheteur israélite à son vendeur craignant d’être lésé par lui parce qu’il
appartient à la "grande famille" juive : « Rassurez-vous, vous nous
reprendrez tout à la prochaine guerre ! »),
ou même de FUIR, en coupant court par une pirouette à une situation trop
pesante. (cf. le « Mais parfaitement, Monsieur le premier ministre !» envoyé
par Mitterrand à Chirac pour couper court à la prétention de ce dernier
d’apparaître comme l’égal du Président lors de ce débat électoral).
- Il est une force de résistance ou de résilience, en rabaissant l’ennemi
(L’humour a toujours le dernier mot : cf. le film « Ridicule »).
- Il atténue la souffrance mentale en dédramatisant, d’où sa force de
séduction (notamment auprès des femmes !)
- On ne s’en lasse jamais s’il est pertinent (et impertinent !)
- Il peut s’appliquer absolument à tout, et plus il concerne des sujets
tragiques, plus il peut devenir puissant ! (humour noir)
- Il existe une connivence humour / amour : dans les deux, il faut s’intéresser
sincèrement à ce qui caractérise autrui !
D’où son aspect « sociologique » : Humour juif, humour anglais, blagues
belges, blagues sur les relations homme/femme, sur l’armée...
- L’humour permet de s’ "approprier", "domestiquer", "apprivoiser" les
événements : on les relativise, on les humanise, on les jauge, on les
personnalise.
- L’humour élève l’esprit en créant des relations et raccourcis inattendus, ce
qui - à nouveau - est la marque de l’intelligence (= l’aptitude à faire des
relations). En outre, il fait souvent appel à la culture.

108
3-3 Le "masochisme" (ou "Sisyphe heureux !")

Je veux parler ici des façons de s’accommoder le mieux possible de la présence


de l’absurde :

Je qualifie cette attitude de « masochisme » car on renonce à affronter


l’absurdité du monde comme le permet l’humour, pour s’efforcer au contraire
de trouver et d’apprécier des avantages dans cette absurdité même : en
quelque sorte, il s’agit d’une collaboration avec elle (presque au sens du
régime de Vichy !)

Le divertissement
Paradoxalement, je le classe bel et bien comme « masochiste » car toute
activité ludique est fondée sur une mise à l’épreuve : « se faire peur » ou au
moins se remettre en question le temps d’un jeu, d’une lecture ou d’un
spectacle, en sachant que cet inconfort psychique qu’on s’inflige n’est
qu’artificiel et temporaire.

Comme souligné par Pascal, c’est le moyen le plus évident et le plus facile de
vivre dans un monde absurde en oubliant sa condition réelle pour se plonger
dans le simulacre et la fiction.

Plus les règles sont subtiles, plus l’addiction est sournoise : car il y a quand
même une différence substantielle entre le simple délassement des jeux à
dominante aléatoire (dont le prototype est le Loto), et les activités ludiques
dans lesquelles on a une certaine maîtrise du hasard,

- soit par un certain choix dans le dosage du recours à celui-ci (bluff du Poker,
impasses du Bridge...),
- soit par une plus grande clairvoyance que celle de l’adversaire (ce qui est
bien sûr le cas aux Échecs, où le hasard subsiste mais est réduit au strict
minimum : le tirage au sort de la couleur de départ !)

Mais tout jeu, quel qu’il soit, n’en reste pas moins qu’un simulacre de
dépassement de l’absurde en s’imaginant qu’on en devient maître l’espace
d’un moment.

109
Le parallèle est le même qu’entre un spectacle ou une activité de pur
assouvissement sensoriel, et une œuvre procurant un ravissement artistique,

ou entre la dépendance aux drogues et la recherche sportive de "vraie"


adrénaline !

Le mysticisme
Le "masochisme" consiste ici à minimiser -ou carrément faire abdiquer- sa
raison pour se soumettre à des principes transcendantaux jamais démontrés.

Ici encore, il faut distinguer l’abrutissement (l’abêtissement disait encore


Pascal) cultivé par certaines sectes ou religions, et l’élévation spirituelle
authentique d’autres croyances parmi lesquelles je tiens à placer le
christianisme, indissociable de l’essor mondial des droits de l’homme, du
principe d’égalité des chances et de la vocation spirituelle de chaque être -
même le plus modeste - à faire fructifier ses talents.

La "subjectivité assumée"
J’appelle ainsi la démarche « Deleuzienne » consistant pour l’individu à refuser
l’absurdité de son nivellement dans la masse conformiste des gens, par le
courage de cultiver ce qui en lui est original :

J’inclus dans le "masochisme" un tel effort d’individuation, car tout dans la


société tend à favoriser le conformisme :

Il faut beaucoup payer de sa personne et prendre sans cesse des risques pour
faire vivre sa singularité dans un monde dominé par la démagogie égalitariste
dont se gavent les inféconds et les paresseux, qui multiplie les entraves contre
toute action non formatée.

Le processus est exigeant : oser recomposer les choses selon sa vision


personnelle en prenant le risque de faire confiance à son imagination !

Et lorsque l’effort de différentiation finit par obtenir des résultats en créant de


la valeur ajoutée, celle-ci est aussitôt à la merci des exploiteurs et taxateurs de
tous acabits.

110
Cette approche courageuse et pragmatique (proche du "Sisyphe heureux" de
Camus), passe notamment par les réflexions suivantes :

 Le monde n’a pas de sens en soi, mais assouvir ma curiosité et mes


propres objectifs a bien un sens pour moi !
 Il n’y a jamais de véritable liberté (puisqu’on reste toujours dépendant
de son environnement), mais il y a des libérations successives (depuis
certaines prisons mentales absolument insupportables vers d’autres un
peu moins éprouvantes, et ce n’est déjà pas mal !).
 Je suis certes condamné à n’être que moi, mais si je ne peux absorber
autrui, je peux du moins comprendre autrui pour apprendre d’autrui.

Et surtout : obtenir la CONFIANCE d’autrui pour en jouir :


C’est cette FOI-là qui donne la vraie félicité de l’âme en procurant la
satisfaction la plus profonde qui soit.
La confiance qui peut m’être accordée par un autre que moi-même (si
précieuse, si fragile, seule vraie clé du bonheur) est la seule « foi »
avérée !
 Je suis ballotté par des évènements fortuits, mais j’ai la faculté de
reconfigurer mentalement tout ce qui m’arrive pour le "domestiquer" à
ma façon par les appréciations intimes que je suis seul à même de
porter :
Les souvenirs créés par cette vision personnelle et partiale des choses
n’appartiennent qu’à moi seul : je peux les partager, mais nul ne peut me
les enlever.

Or l’expérience ainsi vécue spécifiquement par chaque individu est


absolument indélébile et rend donc à son tour spécifique tout son avenir.

En d’autres termes, les contingences me marquent, mais en retour je


"marque" les contingences en leur donnant, dans mon esprit, la
valeur personnelle que moi seul conçois !

111
On croit qu’il faut que le contexte soit propice pour pouvoir être heureux, alors
que c’est au contraire si je suis heureux que le contexte paraîtra alors propice !!

Ma subjectivité me permet consciemment de « digérer » les évènements en les


agrémentant à ma convenance dans mon esprit...
... de la même façon que les rêves permettent, inconsciemment, de décanter
et assimiler les péripéties plus ou moins perturbantes ou enrichissantes qui
viennent d’être vécues.
Car personne n’a une vision identique des choses : Déjà, dans un rêve, la réalité
est transposée de façon unique (deux personnes ne feront jamais exactement
le même songe à propos de mêmes éléments déclencheurs).

A fortiori, personne n’épanchera ses pensées, n’exprimera ses intentions


artistiques ni ne créera rien de ses mains comme autrui : dans les grands
ensembles collectifs, il n’est jamais deux appartements – pourtant construits à
l’identique - décorés par leurs occupants de façon similaire !

Donc chacun est, serait-ce à son insu, un artiste qui construit, à


chaque instant, son propre microcosme,
à partir de quoi seulement il pourra espérer atteindre le sentiment
de sublime, s’il s’implique corps et âme dans sa création – quelle
qu’en soit la modestie - et y associe autrui.

À l’inverse, en ramenant tout à des vérités générales et stéréotypées, on


retrouve le risque déjà évoqué de s’égarer de la réalité et donc de tomber
dans le factice - incompatible avec le sublime, car il n’existe pas de monde
vivant qui soit objectif et standardisé.

L’authenticité du sentiment de sublime ne peut naître chez l’individu


que de la confrontation de ses désirs personnels et de ses plaisirs
personnels avec ceux - tout aussi subjectifs – d’autrui.
Le chemin peut être fort long et éprouvant, mais seul compte le
résultat : l’allégresse de l’accomplissement !

112
Je me suis amusé à synthétiser l’interaction de la liberté et de
ses entraves dans le graphe de la page suivante :

113
Désir Plaisir

Entraves Liberté

Frustrations Jouissance

Fantasmes Réalisme

Idées artistiques

Combativité Inconstance

Inventivité Lassitude

Finalisation artistique Dégoût

Mémoire culturelle Regrets

Philosophie Rédemption

114
Exemples de sublime illustrant ce tableau :

-1-

Les Beatles sont passé d’abord par la phase A : désir de sublimer le


rock et le blues américains, entravé par le cruel manque de moyens
de leurs débuts, d’où une frustration juvénile qui s’est traduite par
une frénésie de recherches mélodiques et d’apprentissages
techniques.

Puis ils ont accédé à la phase B grâce à la liberté d’action procurée


par le label Epstein / EMI.

Les nouvelles entraves survenues (Décès d’Epstein, rivalités internes)


les ont amenés à la phase C : éclatement du groupe, frustration du
public, élévation au rang de mythe planétaire.

-2-

Mozart commence avec la phase D : naissance et épanouissement


musical dans un milieu familial propice.

Ses extrêmes facilités (source de jalousies, d’incompréhensions et


d’épuisement par excès de sollicitations) finissent par créer chez lui
un problème existentiel correspondant à la phase E.

Vieilli avant l’âge, usé par les excès, ayant fait le tour de tout, une
ultime liberté de dépassement lui est donnée par la commande du
requiem, extraordinaire œuvre rédemptrice par sa spiritualité jamais
encore atteinte par le compositeur : c’est la phase F.

115
***

116
IV - Le totalitarisme

Alors que les concordances répertoriées au chapitre 3-1 permettent, jusqu’à


un certain point, la coexistence de la passion admirative avec l’angoisse
absurdiste, certaines de leurs propriétés sont en revanche radicalement
inconciliables, voire même autodestructrices lorsqu’elles atteignent l’intensité
critique :

Tout est donc question de dosage !

4-1 Les atteintes

4-1-1 Destructions réciproques

L’absurdité de la contingence du monde n’empêche pas nécessairement, on l’a


vu, le sentiment d’admiration : mais ceci n’est vrai que si le non-sens s’applique
à l’existence en général, en restant ainsi global et abstrait.

o Si en revanche l’être précis auquel on s’intéresse se révèle en lui-même


aberrant, il devient quasi impossible de l’admirer, même s’il est paré des
plus grands attraits : comment rester passionné pour une personne d’une
extrême beauté physique mais dont on découvre qu’elle est atteinte d’une
grave aliénation mentale ?

Plus largement, la conscience aigüe de l’absurdité de sa condition foncière


peut carrément détruire l’individu : alcoolisme de Samuel Beckett, suicide
de Montherlant...

o Inversement, la passion atteint parfois une telle puissance qu’elle parvient


non plus simplement à faire oublier l’absurde l’espace d’un instant, mais à
relativiser durablement celui-ci (faute de pouvoir totalement l’éradiquer).

La passion a en effet des propriétés transcendantales qui dissolvent les peurs :

- Elle est exclusive par nature : les défauts de l’être aimé sont non seulement
acceptés, mais intégrés à part entière par la passion dans son champ !

117
- Elle a un effet attracteur : le passionné vit tout au diapason de sa passion,
qui optimise l’ensemble du contexte (fait tout voir en beau et en bien).

- Elle donne la force de refuser la fatalité :

« L’homme ne peut se trouver qu’à la condition, sans relâche, de se dérober


lui-même à l’avarice qui l’étreint » (G. Bataille, "L’expérience intérieure") ;

« L’égoïsme est la liane après laquelle les hommes se sont hissés hors des
marais croupissants pour sortir de la jungle. Cette liane est sans dimension.
Elle pousse jusqu’au ciel, permettant d’atteindre Dieu et les anges. » (Blaise
Cendrars, "Hors la loi").

- Elle crée du sens là où il n’y en avait aucun : tel lieu ou objet banal devient
impérissable dans mon esprit parce qu’il a participé à un évènement
passionnel (émotion amoureuse, héroïque, intellectuelle ou artistique).

- La passion peut se suffire à elle-même au-delà des contingences


(Guilleragues :«J’ai éprouvé que vous m’étiez moins cher que ma passion »).

4-1-2 Autodestruction de la passion

Bien avant le constat de Mihai Eminescu, déjà cité, selon lequel « La passion
élève, les passions abaissent », Fénelon l’avait déjà noté :

« La singularité (qui alimente la passion) est dangereuse en tout ! »

- L’aveuglement menace, par principe, tout être passionné : À force


d’occulter ce qui fait obstacle à ses pulsions, c’est l’objet même de sa
passion qu’il met en péril (syndrome des « lunettes roses » ou des « yeux
plus gros que le ventre »).

De Bernard Palissy et Giordano Bruno jusqu’à Marie Curie ou Howard


Hugues, on ne compte pas le nombre de ceux qui ont provoqué
prématurément la fin de leur action créatrice par obsession pour leur art,
leurs convictions ou leur égo, au mépris de leur santé physique ou mentale.

- L’exclusivisme, auquel pousse la passion dans son rejet de tout ce qui lui
semble s’opposer à elle, conduit souvent à un isolement psychique, n’en

118
déplaise à Deleuze et sa "Schizanalyse" (consistant au contraire à
encourager le névrosé dans ses différences au lieu de chercher à banaliser
ses phobies !)

- Le vertige de la passion l’emporte facilement dans une spirale, un tourbillon


sans issue, aussi délétère que celui de l’ivresse : le pire ennemi du créateur
est la perte de son sens autocritique ! Le talent cesse généralement par
excès de confiance en soi, porte ouverte à la facilité...

- L’impériosité et le caractère invasif de la passion privent peu à peu le


passionné de sa liberté de pensée, rendant son jugement injuste et
inopérant.

- L’excès d’optimisme dû à la passion amène à une dangereuse surexposition


de soi (« Quand on aime, on ne compte pas ! »), qui finit par conduire aux
désillusions, elles-mêmes destructrices de la passion.

- La suractivité caractéristique de l’état de passion finit par induire un


sentiment de saturation puis de découragement pour l’objet même de
passion qui est en cause ! cf. Barbey d’Aurevilly : « Les passions tendent
toujours à diminuer, tandis que l’ennui tend toujours à s’accroître » ("Une
vieille maîtresse").

- L’altération du discernement marque définitivement la frontière entre


passion et aliénation mentale !

4-1-3 Autodestruction de l’angoisse

- L’excès de pessimisme propagé par la nausée de l’absurde pousse à réduire


les aléas de la vie en s’y exposant le moins possible, pour lui substituer
l’ENNUI. On sort certes alors de l’angoisse, mais est-ce vraiment gagner au
change ?

- À l’inverse, le silence où il tend à se murer (« Le malade n’aime pas parler


de sa maladie », dit le proverbe) et la passivité à laquelle l’accule l’angoisse
finissent par devenir insupportables pour l’angoissé, ce qui l’amène à se
révolter contre cet état puisque tout compte fait, il n’a plus rien à perdre,

119
en s’efforçant à nouveau d’aimer et à risquer le tout pour le tout : c’est
sûrement la meilleure façon de liquider l’angoisse !

- Hélas le plus souvent, par un cercle vicieux, la perte de repères


caractérisant l’angoisse s’accroit avec le sentiment de délocalisation qu’elle
induit (claustrophobie, agoraphobie, vertige...)
L’angoissé devient paranoïaque, et même intolérant à la laideur, aux
moindres défauts des autres et à toutes leurs différences, perçues comme
des agressions :

Il n’y a plus alors que deux issues :

o Soit un refuge dans des comportements nihilistes :


Comme l’ont écrit les frères Goncourt : « Dans l’histoire du monde, c’est
encore l’absurde qui a le plus de martyrs ».
On entre dans la hantise de Baudelaire dans "Spleen" : « L’Angoisse,
atroce, despotique, sur mon crâne incliné plante son drapeau noir ».
o Soit, comme pour la passion maladive, l’hôpital psychiatrique ! (Mais
après tout, les fous sont-ils vraiment malheureux ?)

Encore plus radicalement, ces éléments destructeurs, dans certaines


conditions, peuvent conduire à deux grands dénouements, qui restent à
décrire :

4–2 La victoire de l’absurde "par chaos"

Pour aboutir à une victoire totale, ne laissant plus aucune place à la faculté
d’admiration, l’absurde peut s’imposer progressivement en trois étapes :

La résignation
Cet état de lassitude et de dégoût n’est pas encore irréversible car si on
n’éprouve plus du tout d’émerveillement et qu’on ne croit plus vraiment en
quoi que ce soit, on se laisse quand même aller à rêver et on peut encore
trouver du plaisir à fantasmer.
120
Cf. Jean-Jacques Rousseau dans les « Rêveries du promeneur solitaire » :

« La rêverie me délasse et m’amuse, la réflexion me fatigue et m’attriste ».

Tel vieillard, qui sait n’avoir plus hélas d’avenir digne de ce nom, se console
néanmoins en se repassant le film de sa vie...

L’immoralisme
On franchit une étape car peu à peu, l’individu ne s’intéresse et ne respecte
plus rien d’autre que sa propre liberté (ou plutôt : l’illusion de celle-ci !), qui
refuse désormais de s’arrêter « là où commence celle des autres » !
Graduellement, on peut identifier trois niveaux :

 L’idéal libertaire de Bakounine et consorts : on est prêt à commettre les


pires exactions, tout en restant néanmoins animé de ce vague désir
d’"optimisation" sociale qui fonde l’anarchisme, aussi "fumeux" que leurs
bombes artisanales (tout à fait meurtrières pour autant) :
= Une société sans domination et sans exploitation, où les individus-
producteurs s'associent et coopèrent librement dans une dynamique
d'autogestion, de fédéralisme et de liberté politique par la démocratie
directe organisée autour du mandatement impératif...
Le danger de cet idéalisme tient dans l’abîme qui sépare sa séduction
apparente du chaos économique auquel ont inéluctablement abouti toutes
ses tentatives de mise en œuvre (C’est l’exemple-type de « l’enfer pavé de
bonnes intentions »).
 La loi de la jungle : plus aucun idéal ici, uniquement la force. Mais la
violence n’est pas encore totalement absurde : elle reste au service de
nécessités :
- vitales, sans doute, dans les sociétés primitives ;
- mais prétendues telles dans le monde moderne, depuis la « conquête de
l’Ouest » et l’extermination des amérindiens, Mehmet Pacha et le génocide
arménien, Hitler avec son "Lebensraum" et l’Holocauste juif, Staline et
l’Holodomor ukrainien, Pol Pot et le génocide cambodgien, Bagosora et le

121
massacre des Tutsis, Milosevic et l’épuration ethnique des Balkans,
l’élimination des Ouïgours chinois et des Rohingyas birmans...)

 La politique du pire : à ce stade, c’est dans le mal pour lui-même qu’on


cherche sa raison d’agir !
Il faut mettre à part, bien sûr, l’assouvissement d’une simple curiosité
morbide, souvent présente chez les enfants, ou le simple désir de puissance
du chasseur, caractérisant encore une certaine forme d’intérêt pour la vie.
Le véritable mal pour le mal, c’est la logique de la vengeance : plutôt mourir
soi-même que de laisser impuni l’auteur de nos malheurs...

Ce peut être le cas des révoltes de banlieues : faute de trouver un sens à


leur existence dans un monde dominé par l’argent où ils n’ont pas leur
place, des jeunes ne deviennent acteurs de leur propre destin – in fine -
que par la violence pure et gratuite, même lorsqu’ils savent intimement que
cette violence ne leur rapportera rien de concret !

Le nihilisme

Le summum du chaos, c’est un esprit de vengeance contre la vie en tant que


telle :

o La misanthropie agit comme un cancer de l’esprit, qui n’a aucun mal à se


nourrir sans cesse des innombrables travers de l’espèce humaine :

« Ces haines vigoureuses que doit donner le vice aux âmes vertueuses »
proclamait l’Alceste de Molière...

Aujourd’hui, l’exécration de l’humanité s’exacerbe avec la surpopulation.


Mathématiquement, une vie sur 8 milliards ne pèse objectivement plus grand-
chose : 16 fois moins qu’une vie au XVIII ème siècle avec les 500 millions de
terriens de l’époque. Par notre existence même, nous détruisons
irréversiblement la biodiversité et la viabilité climatique de la planète.
Il nous reste néanmoins la satisfaction de pouvoir donner libre cours – tous
azimuts - à notre esprit critique ! Personne ne sait plus exprimer autre chose

122
désormais que son mécontentement (« La hargne, la rogne et la grogne »,
disait déjà Charles de Gaulle).

o L’autodépréciation et le masochisme recèlent encore, eux aussi, certaines


formes de plaisir malsain : paresse ou lâcheté du renoncement à soi,
jouissance physique perverse...

o Mais c’est avec le désir de mort qu’on atteint le stade ultime de la "ruine de
l’âme" car on ne recherche plus aucune satisfaction, aussi abjecte soit-elle :

Certes la perte de la volonté de vivre s’accompagne quand même d’une sorte


d’espoir ultime : cesser de souffrir, par le suicide ou l’euthanasie, mais ça ne
vaut que par rapport au passé, et seulement comme une aspiration au néant.

Même la perspective du rêve après la mort est perçue comme indésirable,


voire effrayante pour le Hamlet de Shakespeare avec son « To sleep, perchance
to dream ! »

Tout désir d’avenir quelconque est bien ici révolu !

4-3 La fusion dans le sublime

Alors que l’angoisse absurdiste, on vient de le voir, est capable - à haute dose -
d’éliminer complètement toute passion admirative,

la passion elle-même est, en revanche, impuissante à détruire radicalement


le sentiment d’absurde,

car l’absurde tient au caractère aléatoire de la condition humaine : or l’aléa est


consubstantiel au monde lui-même, dont il est le véritable créateur, à travers le
processus mécanique de chaos déterministe déjà largement évoqué.

On retrouve la dissymétrie fondamentale fondant toute la science physique


entre :

- l’entropie, (= évolution vers la dégradation), absolument inéluctable ;


- et la néguentropie, qui ne peut que la retarder, mais jamais l’annihiler.

123
L’absurde prend comme un malin plaisir à marquer sa dominance lors du décès
des plus grands "sages" parmi les hommes : Albert Camus, analyste sublime de
l’absurde, est mort de la façon la plus idiote qui soit (dans un accident
d’automobile). Nombre de grands philosophes sont morts fous (Nietzche),
persécutés (Socrate), ou suicidaires (Empédocle, Sénèque, Spinoza, Deleuze... )

De même, de très nombreux génies des Arts ont fini dans des conditions
pitoyables : Mozart, Gérard de Nerval, Schumann, Rimbaud, Verlaine, Van
Gogh, Tchaïkovski... En grande majorité, les artistes les plus admirables auront
eu des comportements irresponsables (alcoolisme, tabagisme, drogues,
dépravation, prodigalité, violence, inconscience du mal causé à autrui à
commencer par les proches), voire abjects (Céline l’antisémite, Alfred de Vigny
indicateur de police... )

Face à cette indestructibilité de l’Absurde, il ne pouvait exister pour


l’Admiration qu’une seule issue satisfaisante : lorsqu’on ne peut
neutraliser ni détruire son ennemi mortel, il reste la solution de le
transformer !
La chose est particulièrement difficile face à l’Absurde : si l’attrait des
contraires est évident et banal, l’échec retentissant qui en résulte l’est tout
autant.

Passion et angoisse peuvent néanmoins parvenir à se fondre dans un état


nouveau où chacune – transfigurée - s’imprègne de l’autre :

C’est cette fusion qui constitue très précisément le Sublime !

Exactement à mi-chemin entre :


- l’attrait du "parfait"
- et le repoussoir du non-sens.

Dans cette ultime configuration, déjà perçue par Pascal dans ses « Pensées »
(« Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini,
un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout »), il n’y a ni défaite ni

124
victoire, mais selon moi la réponse finale à la quête faisant l’objet de ce livre :
parvenir à expliquer à quoi tient la force du sublime !

= Dans notre conscience (qui seule importe pour nous, puisqu’elle seule
confère à toutes choses leur réalité tangible), il se crée un univers nouveau qui
n’est ni l’absurde ni l’admirable, mais une OSMOSE des deux, telle une
réaction chimique entre deux substances normalement incompatibles sauf
dans leur mélange critique :

Ici, il doit impérativement s’agir de doses à la fois maximales et strictement


égales, car :

- Si l’affect n’est pas puissamment mobilisé, la situation ne pourra pas être


prise suffisamment au sérieux et glissera donc dans le plan-plan des
banalités : la fusion des contraires n’est plus qu’un compromis, plus ou
moins mesquin ;

- Et si l’un des deux éléments est prédominant, aucune fusion ne pourra non
plus se produire puisque :
o la passion ne peut vivre quand l’absurde triomphe (cf. Franz Kafka,
Aldous Huxley ou Georges Orwell. Même Sartre et Camus limitent leur
ambition à la conscience lucide du non-sens irrémédiable de notre
condition),
o alors qu’au contraire, une vive passion chasse - pendant le même temps -
le sentiment d’absurde.

L’osmose entre l’absurde et l’admirable, lorsqu’on se la rend possible,


correspond parfaitement à l’antagonisme des 3 binômes formant les 6 critères
du sublime décrits dans le première partie de ce livre :

ATTIRANCE/INQUIÉTUDE + SURPRISE/COHÉRENCE + VÉHÉMENCE/RESPECT.

Comme exposé dès l’avant-propos, c’est bien cette osmose qui distingue
radicalement le sublime du merveilleux, du grandiose, du spectaculaire ou du
prodigieux, sentiments de pure admiration ne comportant pas, en eux-mêmes,
de dimension conflictuelle, mais uniquement le plaisir brut – certes
fondamental – de percevoir ce qui enrichit ou intensifie la vie.

125
C’est ici que nous retrouvons le rôle décisif du « Diable » dans la
construction de notre félicité :

 D’abord, ce qui nous séduit a souvent, foncièrement, quelque


chose de malsain :
Il s’agit toujours plus ou moins d’une tentation pour ce à quoi on n’a pas
normalement droit, depuis la pomme offerte à Ève par le serpent ou la
difficulté de ne pas « convoiter la femme de son prochain » lorsqu’elle est
décidément trop attirante, malgré le 9ème Commandement du Décalogue.

Et force est de constater que la trop grande beauté d’une femme est souvent la
source de ses pires malheurs : Depuis Méduse violée par Poséidon, ou
Esméralda harcelée par Claude Frollo, Archidiacre de Notre-Dame de Paris,
jusqu’à la Carmen de Bizet et toutes ces actrices de Hollywood violées par
Harvey Weinstein...

De même le charisme exceptionnel de certains individus a souvent servi de


paravent à leurs desseins mortifères (Napoléon, Hitler...)

 Nous sommes condamnés à avoir besoin du Mal pour ne pas


nous ennuyer.
Tous les producteurs de Cinéma le savent : Un bon film n’est réussi que si
l’acteur qui joue le « méchant » est bon.
N’ayons aucune honte à accueillir la partie de « monstre » qui est en nous :
Blaise Pascal – encore lui – l’avait le premier superbement exprimé :
« L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait
la bête ».
Donc, le « Diable » de l’Absurde est bel est bien présent, tapi au fond de
chacun de nous, pour participer activement à cet ÉCHANGE spirituel qui
caractérise le SUBLIME.

Il n’est point d’autre moyen pour entretenir la flamme au sein d’un couple que
de pimenter la passion par un minimum de dévoiement : j’ai déjà évoqué

126
l’exemple du mari devenu indifférent au corps de sa femme mais qui y retrouve
soudain un violent attrait en sachant qu’elle le trompe.
***
Ceci dit, dans cet état nouveau qu’est la FUSION de l’absurde et de
l’admirable, il n’est plus indispensable de « passer à l’acte », avec toutes les
désagréments et les souffrances que cela induit :

o D’une part, l’osmose réalisée par cette fusion permet de vivre de façon
simplement virtuelle - mais tout aussi puissante ! - la passion des extrêmes,
par la seule force de la pensée. On le sait bien : aucune pulsion ne sera
jamais aussi virulente que celle qui hante notre imagination.

La simple conscience d’une présence "satanique" - alors même qu’elle est


fictive ou inactive - peut suffire à créer une forme de sublime dans l’esprit :

- jouissance suprême d’amants qui trouvent une stimulation inouïe sous le


regard d’un voyeur ;

- ou – bien plus dramatiquement – choc prodigieux comme ceux causés :


par le simulacre d’existence de la mère de Norman Bates/Antony Perkins
dans le film Psychose d’Alfred Hitchcock,
ou encore par la figuration du Diable en personne sous les traits d’une
femme à la mine inquiétante portant un enfant aux traits de vieillard au sein
de la foule réunie devant Ponce Pilate, dans le film « La passion du Christ »
de Mel Gibson. Par la simple vision de ce personnage au milieu des autres
gens, une scène seulement douloureuse et pathétique devient ainsi
véritablement sublime dans l’horreur !

Un tel sublime imaginatif est bien sûr par excellence l’apanage de l’Art : Les
tableaux des grands Maîtres illustrent mieux que nous ne pourrions le
concevoir nous-mêmes les obsessions tellement équivoques de nos esprits, en
illustrant idéalement à la fois :

- la part de "Dieu" (lumière, majesté, délicatesses extrêmes, beautés


angéliques, éclats de couleurs) ;

127
- et la part du "Diable", tout aussi capitale : zones d’ombre et de dévastation,
pleurs, effrois, visages maléfiques, cris de folie, Faunes et Satyres
concupiscents, blessures sanglantes, corps agonisants...)

Même en musique, considérée a priori comme le terrain privilégié de la pureté


d’âme de par son immatérialité, le Démon n’est jamais bien loin : ce n’est pas
pour rien qu’elle charme si agréablement les serpents. On n’a rien trouvé de
mieux qu’une belle marche militaire pour envoyer des hommes à la mort ! Les
dignitaires nazis ont ressenti un vibrant écho de leurs délires dans plusieurs
morceaux sublimes de Wagner ou même de Beethoven. Et le pouvoir
hypnotique de certaines compositions est couramment reconnu, que ce soit
pour affaiblir la volonté ou au contraire pour fanatiser...

Le chant des Sirènes, pire ennemi d’Ulysse, a envouté des générations


d’adolescents en leur faisant croire qu’ils pourraient construire leur vie à partir
de leurs émois auditifs, pour n’en faire tragiquement que de pauvres ratés.
Combien de groupies n’ont-elles pas connu un sinistre réveil après s’être brulé
les ailes trop près de leur idole ? Où même carrément devenues folles, comme
la femme de Tchaïkovski dont j’ai déjà signalé le film si poignant sorti en 2022...

o D’autre part, cette osmose de l’Absurde et de l’Admirable qui constitue le


Sublime a pour effet, malgré l’égalité parfaite des rôles dévolus à chacun, de
donner à l’Admirable une préséance formelle sur l’Absurde, car par
définition, le Mal profond est par nature sournois: c’est même l’un de ses
plus redoutables attributs !

Le "Diable" qu’est l’Absurde se tient donc toujours plus ou moins dissimulé, en


retrait, afin que chacun reste dans son rôle, sous peine de rompre l’équilibre
subtil entre vice et vertu qui fait surgir le sublime.

A contrario, la perception de cette sous-jacence permet de prendre


conscience du sublime lorsqu’il ne se révèle pas spontanément : La
moindre chose peut ainsi apparaître subitement de façon à la fois
vertigineuse et attendrissante, ce qui lance aussitôt la dynamique du
sublime :

128
 Psychiquement, le premier de tous les « sous-jacents » est bien sûr l’idée du
NÉANT. Certes celui-ci n’existe pas scientifiquement : les physiciens ne
connaissent que le vide, qui n’est pas le néant car il occupe un volume
d’espace et il est en réalité rempli de particules virtuelles prêtes à s’activer
sous l’action des photons.

Mais le néant peut néanmoins être défini subjectivement (cf. page 84),
comme « ce qui échappe totalement à notre conscience ». Il n’y a
concrètement aucune différence pour moi entre ce qui ce qui n’a aucune
réalité et ce qui, simplement, me restera éternellement inconnu.

De ce fait, tout surgissement d’un être, ex abrupto, dans notre esprit a en


soi la valeur d’une révélation, au sens biblique !

À mon échelle (la seule sui vaut, en fait), quand quelque chose survient dans
le champ de ma conscience, tout se passe comme si c’était bel et bien mon
regard qui la créait, tel un sublime démiurge !

Ainsi, la seule constatation de la présence d’un être quelconque dans ma


sphère mentale, si j’y réfléchis bien, est forcément sublime par rapport au
vide de l’esprit.

Un simple brin d’herbe devient sublime si on imagine pathétiquement le


monde sans aucune herbe, telle la surface désolante de la planète Mars ! (A
fortiori, si on le voit perlé de rosée, éclairé par les rayons de l’aurore, ou
surmonté d’une jolie coccinelle...)

 Physiquement, c’est l’aléa quantique (le "principe d’indétermination de


Heisenberg", régissant intégralement l’infiniment petit dont dépend
entièrement notre milieu macroscopique), qui constitue le plus fondamental
de tous les absurdes "sous-jacents", en consacrant l’aléatoire comme
générateur de tout (contrairement à la thèse – abandonnée par le prix
Nobel Eugène Wigner, mais toujours soutenue par le physicien américain
Amit Goswami - selon laquelle ce serait la conscience, préexistante à la
matière, qui déterminerait celle-ci par sa faculté de faire s’effondrer la
fonction d’onde de tout particule de matière de pas sa seule observation).

Au milieu de l’aléa quantique sans âme, n’importe quel être - inerte ou


vivant – est bouleversant du simple fait de son EXISTENCE, puisque celle-ci,
129
contrairement au vide cosmique dont elle est pourtant issue - est, au
contraire - non seulement bien définie et cohérente, mais en outre,
différente de toute autre.

 Physiologiquement, le grand absurde « sous-jacent » est bien sûr la mort :

On a tendance à oublier en effet à quel point toute vie repose, ici encore,
sur de l’"absurde", puisque la cause décisive du vivant reste inexplicable
scientifiquement : c’est donc est un miracle absolu, sans cesse renouvelé,
qui malgré sa fragilité est irréversible dans la chaîne de causes et effets qui
construit en permanence le monde.

Toute existence vécue laisse une trace indélébile, comme l’a si bien souligné
Jankélévitch, et savoir la retrouver grâce à l’outil prodigieux de la mémoire
ouvre au plus grand de tous les sublimes : la "résurrection" de ceux qui ne
sont plus...

Même la contemplation d’un arbre mort pointant vers le ciel sa branche


nue devient sublime si l’on songe qu’il s’agit de l’ultime manifestation de sa
vie passée, vie absolument unique qu’aucun autre arbre dans l’univers n’a
connue ni ne connaîtra jamais à l’identique.

 Car le "sous-jacent" négatif le plus favorable au surgissement du sublime


chez n’importe quel être ou objet, est précisément notre absurde tendance
à généraliser et assimiler, alors que l’univers se caractérise au contraire par
l’absolue singularité de ses moindres composants :
« L’ennui naquit un jour de l’uniformité » ! écrivit si justement Houdar de la
Motte en 1719. Et pire encore, l’uniformisation aura permis tous les
totalitarismes.

Mais ici encore, c’est justement l’effet répulsif de la négation des


différences - lorsqu’elle est poussée à l’extrême (comme sous Staline ou
pendant la Révolution culturelle de Mao) qui est le meilleur des stimulants
du sublime (celui des écrits d’Arthur Koestler, Boris Pasternak, Alexandre
Soljenitsyne, Wu Han, Lao She, Fu Lei, Deng Tuo...)
Réfléchir à ce qui est unique à telle personne ou tel objet, au lieu de les
considérer comme de banals spécimens interchangeables au sein de leur
espèce pléthorique n’est heureusement pas difficile :
130
Chacun des 10 millions de milliards de milliards de flocons de neige tombés
sur Terre depuis l’origine est sublime par l’individualité du dessin de son
cristal ! Un couple homme/femme a la capacité génétique d’engendrer, à lui
seul, 70.000 milliards d’enfants différents !

 Le dernier "sous-jacent" générique absurde qui, à haute dose, provoque


inéluctablement l’émergence du sublime est l’ignorance : rien ne dépasse la
félicité de celui qui obtient enfin la solution d’un problème qui lui tenait
absolument à cœur :
La suprême merveille qu’est la CONCIENCE AUTONOME, stade supérieur de
l’Être permettant de mettre en doute et spéculer sur la portée d’un
évènement donné, est indissociablement accolée à l’absurde, car elle est
tout aussi inexpliquée que la vie elle-même. La libre conscience définit
l’Homme, mais elle est elle-même indéfinissable !

Vu sous cet angle, le pire en apparence de tous les êtres humains reste
pourtant une merveille absolue, puisque doté d’une conscience de lui-
même au sein du Cosmos qui suffit, à elle seule, à l’élever au-dessus du
Cosmos en lui permettant de juger celui-ci, donc en lui conférant quasiment
la position d’un Dieu ! Le miracle anthropique supplante la perdition
entropique...

La philosophie de Heidegger mieux que toute autre, a su montrer à quel


point le "dasein" qui définit chacun de nous est absolument unique dans
l’univers en tant que seul être conscient de sa finitude : l’animal sent la
mort seulement quand le danger s’approche, l’homme sait qu’il mourra.

Ne serait-ce que par cette extraordinaire lucidité qui supasse toute


matérialité, la pauvre boule de matière grise qui fait notre cervelle n’est-
elle pas, chez quiconque, sublimement bouleversante ? Comment ne pas
respecter le moindre individu quand on réfléchit au prodige que représente
son existence, tout au bout de la chaîne de l’évolution universelle,
comparée à un caillou à la surface de Pluton... Le moindre cerveau (même
celui d’un criminel !) participe au miracle de la conscience universelle :
personne ne devrait se sentir digne ni capable de l’éliminer, avec ses 100
milliards de neurones...

131
***

À partir de ces sous-jacences communes à toutes formes de sublime, chacun


peut rechercher à tout moment des applications particulières capables, malgré
leur champ retreint, de transcender sa vie personnelle.

Le domaine de cette investigation « sur mesure » est illimité : j’ai cherché à en


montrer nombre d’exemples dans la première partie du livre.

Le sentiment de sublime peut être éprouvé dans n’importe quelle situation


faisant prendre conscience du mode de construction de ce suprême émoi :

= le mariage parfait de la « mauvaise fortune » et du « bon cœur ».

C’est la cas de la Belle qui réussit à admirer la Bête sans celle-ci ait eu encore
besoin de se transformer en prince charmant, ou du « Marquis de Carabas »
faisant confiance à ce chat qui constitue son unique et ridicule héritage.

Ou encore, lorsqu’un être a priori supérieur se met, avec sincérité, exactement


au niveau de son inférieur (Jésus lavant les pieds de ses disciples, l’immortelle
Consuela (Charlotte Rampling) renonçant au privilège de l’Éternité pour s’unir
au mortel Zed /Sean Connery dans le film "Zardoz" ...)

oOo

132
Épilogue

La passion de la passion
(ou l’ allégresse récurrente du sublime éphémère)

Chaque instant de sublime authentique, rendu possible par une intense


interpénétration de valeurs contraires, se suffit à lui-même :

L’Éternité n’est rien d’autre en effet que l’Instantanéité, puisque le temps


n’existe que dans l’infinie brièveté du PRÉSENT. Faut-il le répéter depuis Saint
Augustin ? Le passé n’est plus là, le futur n’est pas encore là, et le présent n’a
aucune épaisseur, tel le point géométrique.

Mais le présent - avec le sublime qu’il contient – est porté irrévocablement


vers le futur par l’onde perpétuelle du temps : chaque instant successif
contient tout le passé, dont il est l’absolue résultante.

Tout moment futur de notre vie restera donc imprégné du sublime qu’on a
vécu, dont l’ultime – mais non moindre – caractéristique est précisément d’être
inaltérable dans sa représentation mentale.

Et si ceux qui croient en un au-delà « divin » de l’Esprit ont raison, alors


pourquoi l’onde du temps - ainsi chargée de nos moments sublimes - ne
pourrait-elle pas, au final, être réceptionnée par le "terminal" éternel d’un
paradis des âmes ?

Ce qui est certain, c’est que le sublime change déjà bel et bien l’ordre des
choses :

1 – Il neutralise le cours du temps, par sa nature indélébile ;


2 - Et il abolit les distances, par son principe même d’union des extrêmes.

Pour autant, il respecte la « summa divisio » qui fonde toute la pensée


philosophique depuis les premiers penseurs grecs, entre :

o l’UN, qu’il tend sans cesse à reconstituer en harmonisant les contraires ;

133
o et le MULTIPLE, puisque - contrairement à la dissolution de l’individu dans
la globalité bouddhique du monde - il respecte la singularité de chaque être
dans l’Univers : l’unité que le sublime reconstitue n’est pas le grand TOUT
de Plotin ou de Hegel, mais c’est celle qui est propre et définit chaque
entité, en préservant la précieuse et infinie diversité ontologique du monde.

***

La répétition des expériences sublimes de communion avec les êtres et les


choses, librement choisis, finit par installer dans l’âme un état récurrent
rendant tout autre dérisoire : l’allégresse !

L’onde d’allégresse, chevauchant celle du cours du temps, oscille régulièrement


entre :

- un point bas : la sérénité de ne jamais pouvoir perdre le sublime déjà vécu ;


- un pont médian : l’optimisme de savoir qu’il ne tient qu’à moi de déceler du
nouveau sublime derrière tout évènement apparemment banal ou néfaste ;
- et un point haut : l’euphorie que donne l’amour de la vie pour elle-même, et
non pas seulement pour les « choses de la vie » qui ne sont que ses avatars,
simples prétextes pour l’adorer elle.

Puisqu’il est indispensable à l’émergence du sublime, l’absurde demeure,


certes.
Mais lorsque - pour permettre cette émergence – l’absurde fusionne avec
l’admirable sous l’effet de la Passion, le comblement ainsi réalisé du vide entre
ces deux pôles antagonistes fait perdre à l’absurde sa prééminence : quand
elle respecte l’individu, l’Union - en chassant le vide interstitiel - est moins
absurde que la Division qui se nourrit diaboliquement du vide.

Le Sublime "reconstructeur", fruit de la Passion, justifie ainsi la Vie !

FIN

134
Sommaire
Pages :

5 Prologue

11 PREMIÈRE PARTIE : LE "TROU DE VER" DE L’ADMIRATION


13 I – Le sublime héroïque

1 – 1 L’héroïsme à sens unique

1-1-1 Les ressorts de base

16 1-1-2 La nécessité d’un partage spirituel

21 1—2 L’héroïsme partagé

1-2-1 Les modalités du partage

24 1-2-2 Les effets du partage

27 II – Le sublime amoureux

28 2 – 1 L’intensité passionnelle

2-1-1 Les contraintes de base

31 2-1-2 Les facteurs de la haute intensité

35 2-1-3 Les conséquences de la haute intensité

37 2 – 2 L’équilibre qualitatif

2-2-1 L’importance capitale de la réciprocité

41 2-2-2 Les obstacles à la qualité de l’échange

43 2-2-3 L’éclectisme qualitatif

45 III – Le sublime artistique

47 3 – 1 Impliquer autrui

3-1-1 L’art stérile

50 3-1-2 L’interférence avec autrui

57 3 – 2 Les ressorts artistiques

3-2-1 L’interférence de l’art avec les évènements

60 3-2-2 L’interférence de l’art avec l’environnement

a) Le dialogue avec la nature

135
Pages :

63 b) L’impact de l’architecture

64 c) La beauté hyper-impactante des mathématiques

67 3-2-3 L’interférence de l’art avec lui-même

a) L’aspect protéiforme de tout chef d’œuvre

68 b) La constante perfectibilité d’exécution

69 c) L’évolution personnelle de l’artiste

70 d) La polyvalence spécifique à l’art musical

73 e) Exemples de compositions « dialectiques »

76 f) Le syncrétisme de l’art en général

77 SECONDE PARTIE : LE "TROU NOIR" DE L’ABSURDE


79 I – Ce qui nous échappe

1 – 1 Les limites du sublime

82 1 – 2 Les limites de la conscience

85 II – Les forces en présence

2 – 1 L’absurde et l’admirable

89 2 – 2 La boussole émotionnelle

93 2–3 La force de l’absurde

98 2–4 La force d’admiration

101 2 – 5 Analogies de scicence physique

103 III – La coexistence de l’absurde et de l’admirable

3 – 1 Les concordances angoisse / passion

106 3 – 2 L’humour

109 3 – 3 Le masochisme (Sisyphe heureux)

- Le divertissement
- Le mysticisme
- La « subjectivité assumée »

114 Tableau « Désir – Plaisir »

136
117 IV – Le totalitarisme

4 – 1 Les atteintes

4-1-1 Destructions réciproques

118 4-1-2 Autodestruction de la Passion

119 4-1-3 Autodestruction de l’Angoisse

120 4 – 2 La victoire de l’Absurde "par chaos"

- La résignation
- L’immoralisme
- Le nihilisme

123 4–3 La fusion dans le Sublime

133 Épilogue : La passion de la passion

(ou : L’ Allégresse récurrente du sublime éphémère)

oOo

137

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