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Quoi qu'il arrive, continue à nous écrire de belles histoires

à Isabelle, ma mère

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Introduction

Cette histoire « Les mondes contraires » débute en 1884, un an avant la naissance de mes
grands-mères nées toutes les deux en juin 1885.
La première, ma grand-mère maternelle, Marie-Antoinette Paoletti dont l'histoire romancée
débute dans le présent récit et la seconde, ma grand-mère paternelle, Marie-Philomène, dite
Méla Guidicelli, née Muzy, dont l'histoire familiale a fait l'objet d'un premier récit « Les
années d'or » et que l'on retrouve ici.
Ces deux histoires, qui couvrent une période allant de 1884 à 1942, constituent les deux
tomes de « Chemins de mémoire ». Elles se déroulent en Corse, racontent la vie de familles
au statut social totalement différent, parlent de la Grande Histoire qui façonne à son gré la
petite histoire des gens et de leur île. Elles décrivent la vie modeste et besogneuse dans les
villages de montagne comme celle de riches notables influents, des destins qui se fichent
bien de l'ordre que l'homme avait établi. Elles sont l'histoire de cette terre aussi belle que
difficile à domestiquer, celles de ces femmes et de ces hommes fiers et pudiques,.
Elles sont l'hommage rendu par l'une des leurs.

Note
J’ai volontairement gardé les noms de famille des personnages principaux de ce récit.
Mais si beaucoup de faits sont réels (actes de naissance, de mariages, professions relevées
sur les actes d’état civils, actes notariés, etc. ) d’autres ont été inventés par manque
d’information ou par choix de ma part.
La réalité se mêle donc très étroitement à la fiction et je n’ai pas souhaité que certains
puissent se sentir trahis ou offensés par cette démarche.
S’ils l’étaient malgré tout, qu’ils m’en excusent. Il n’était certainement pas dans mon
propos de les blesser.

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Famille Paoletti

Sampolo le 28 août 1884.


Il fait un temps splendide dans ce petit village corse situé presque au bout de la sauvage
vallée du haut Taravo, à quelques kilomètres à peine du col de Verde.
Le premier orage de l'après 15 août a éclaté il y trois jours ce fut une bénédiction.
Il a atténué la chaleur trop lourde, nourri la terre assoiffée, sèche et fendue comme une
écorce de chêne-liège, chassé la poussière des arbres et des chemins. Bref, il a rendu le
village frais et propre, tout prêt pour une belle noce.
Neuf heures du matin et sous un soleil déjà haut les futurs mariés et leur famille pénètrent
dans la maison commune. La fiancée, Marie-Diane Luccioni, vingt-cinq ans (il était temps !
murmurent certains) va épouser Joseph-Antoine Paoletti, vingt-trois ans, venu d'un village
proche, plus bas dans la vallée, Olivèse.
Elle est la fille de l'ancien maire du village, propriétaire terrien, qui a pris la peine de
déposer chez le notaire de Tasso, un contrat de mariage en bonne et due forme qui impose
le respect. Mille six cents francs dont trois cent soixante trois francs rien qu'en trousseau,
ça fait tout de même une sacrée belle dot ! Et même s'il est bien stipulé dans le contrat que
les parents se sont réservés le droit de retour à la dot si leur fille décédait avant eux sans
postérité, il n'en demeure pas moins que la jeune mariée est un bien joli parti.
Et les langues vont bon train. Sur la place où une grande partie du village attend la noce
pour l'escorter à l'église et profiter du vin d'honneur qui sera donné ensuite, on discute
sévère. De la dot dont tout le monde parle et dont personne ne sait rien ; du futur époux, un
étranger puisqu'il n'est pas du village. Comment a-t-il su pour la dot ? Parce qu'il savait,
c'est certain, sinon... On opine du chef, on a une moue qui en dit beaucoup, en silence, mais
quel silence ! Plus éloquent qu'un long discours. Sinon... Aller chercher si loin un mari alors
que ce ne sont pas les beaux partis qui manquent à Sampolo. Une femme remarque : c'est
un bel homme quand même. Quelqu'un répond : d'accord mais il est trop jeune pour Marie-
Diane. Trois ans de moins, tout de même, d'habitude c'est plutôt le contraire mais enfin. Il

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y a des sourires pleins de sous-entendus et une petite voix sortie d'une petite vieille
femme qui lance : en tout cas il n'a pas laissé passer sa chance le jeune livesin 1 ! Un
muletier qui sillonne les chemins du canton pour son travail, assure que la famille Paoletti
est une bonne famille, propriétaire, cultivateur et respectée dans le village. Il le sait, il était
à Olivèse la semaine dernière et les gens parlent là-bas comme ici. Là-bas, tous disent que
c'est un bon garçon, Joseph-Antoine, que c'est l'homme de la famille maintenant, un vrai
homme de confiance et tout.
Tout ça, c'est histoire de dire en attendant la sortie des mariés qui tarde un peu. Il
commence à faire très chaud et les ardeurs se calment. Les femmes cherchent un abri sous
les arbres de la place et les hommes, impassibles, transpirent stoïquement dans leurs
vêtements de velours sombre. Quand la noce apparaît enfin, la petite foule des curieux
s'anime de nouveau et scrute le cortège qui s'avance vers l'église. Aucun détail n'échappe à
l’œil acéré des villageois : la formation des couples, leur place respective, leurs costumes.
Tout y passe et les flèches ne manquent pas. L'humour acide est en grande forme, adouci
parfois d'un soupçon de clémence : c'est quand même un bien joli couple mais un peu fier le
marié non ? Sa mère, mon Dieu, est-ce qu'elle avait besoin de se mettre tout ce crêpe noir ?
Un vrai catafalque ! Mais c'est qu'elle a perdu son pauvre mari il y a peu ! Le muletier s'en
mêle : Peu, enfin, il y a déjà six ans quand même ! Les femmes hochent la tête en rajustant
d'un geste machinal leur foulard pourtant bien serré sous leur menton. Quelqu'un conclut :
six ans, c'est peu, elle ne pouvait pas se mettre en couleur quand même ! Le chœur des
femmes approuve.
Mais le silence se fait quand, à la sortie de l'église, la mère du marié s'avance vers sa belle-
fille. La quenouille blanche toute enrubannée tranche comme une blessure sur le noir
absolu de sa tenue de veuve. Et quand Marie-Catherine tend à la jeune madame Paoletti la
quenouille et les clés de la maison familiale, symbole des tâches qui incombent désormais à
la jeune mariée, les applaudissements et les vivas tardent à fuser tant le contraste est
saisissant entre celle, toute de blancheur éclatante qui sourit à la vie, et la sombre silhouette
qui cède sa place.
La fête, elle, tient toutes ses promesses. Jean Luccioni, ancien maire de Sampolo a vu grand
pour le mariage de sa fille. Il y a, servis sur la très longue table couverte de draps
immaculés, le vin en abondance et les charcuteries que l'on sert coupées en tranches
épaisses avec le pain qui sent encore le four à bois. Il y a les beignets au bruccio et les
frappes encore tièdes dans les grands paniers d'osier qui passent dans l’assistance puis les

1: Livesin : habitant d' Olivèse

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voix qui se taisent, quand, après les eaux de vie et le café, les premiers chants résonnent.
Chants d'amour nostalgiques que le chanteur murmure presque de cette belle voix rugueuse
qui ferait pleurer les arbres. Puis, l'alcool aidant peut-être, arrivent ces chansons qui
requièrent l'imagination et la participation de tous. Un thème : le voyage en coche ou en
train, de village en village, où chacun ajoute une péripétie à chaque arrêt. C'est à qui lancera
la meilleure idée, ridiculisant les uns, se moquant des autres. Ça fuse de toute part, et le
chanteur intègre chaque proposition dans son histoire ponctuée des bravos et des sifflets de
l'assistance. La chanson peut durer des heures.
C'est à ce moment de la fête que les jeunes mariés s'éclipsent. Vingt kilomètres séparent
Sampolo d' Olivèse, ils les feront dans le cabriolet décoré pour l'occasion. Les hommes de
la famille les escortent à cheval tandis que les femmes se tassent dans la grande charrette
prêtée par le boucher. Le bruit et les chants de la fête disparaissent, happés par le tumulte
du cortège qui s'ébranle : les voix des hommes qui encouragent les bêtes, les essieux qui
grincent sous le poids, les sabots des chevaux qui frappent la terre durcie. Le chemin du
retour sera long mais les commentaires que l'on s'échange le feront paraître plus court.
Le soleil glisse lentement vers les montagnes et déjà le ciel est en feu. Enfiévrée par
l'ombre qui monte, l'odeur puissante du maquis devient une présence. Dans cette nature
démesurée et sauvage que la fin du jour embrase, le cortège ne sera bientôt plus qu'un
nuage de poussière que la lumière illumine.

Tard dans la nuit, deux ombres se glissent sur le chemin qui mène à la maison de Joseph-
Antoine Paoletti. Dans le silence total, éclairés par une lune rousse qui donne aux ombres
des allures de fantômes, ils s'immobilisent le long de la barrière du jardin puis entament la
sérénade à la jeune mariée.
Dans l'obscurité des maisons, chacun écoute, fredonne parfois ces airs connus qui
rappellent tant de choses. Cette belle nuit calme est tout emplie de la mémoire des hommes,
l'espace de ces instants ne demeurent que l'émotion des beaux jours et, pour certains, la
nostalgie de les avoir perdus.
Devant la barrière , Paul, le boucher dont la magnifique voix de ténor est indissociable de
tous les événements du village et Toussaint, son ami guitariste, entament leur quatrième
chant.
Ils ne cesseront que lorsque la lumière de la chambre à coucher s'allumera.

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À vingt-quatre ans, lorsque le 17 juin 1885, naît sa première fille, Marie-Antoinette,
Joseph-Antoine est un homme qui pense avoir son destin bien en main.
Cette naissance, bien que ce ne soit pas celle d'un garçon, lui assure la pérennité de la dot
de son épouse. Non que ce soit là l'unique raison de son mariage heureux avec Marie-
Diane, il faut bien avouer que ce très important apport de revenus améliore nettement
l'ordinaire.
Le solide jeune homme, taciturne et dur à la tâche a surtout une tête bien faite. Depuis
quelques temps déjà, il a en vue quelques terrains tout à fait convenables qui pourraient lui
permettre d'accroître son patrimoine. Bien sûr la châtaigneraie familiale produit bien et
occupe à plein ses journées d'automne. Les deux journaliers qui l'aident à la récolte sont
parfois insuffisants mais il ne peut en payer plus. Il y a aussi la propriété près du fleuve
Taravo, vaste verger qui donne de grosses pommes juteuses comme des oranges. Joseph-
Antoine aime tout particulièrement ce vaste terrain blotti contre le fleuve. Sur le long
chemin en pente qui y mène, il aime encourager ou calmer le rythme de son grand mulet
Fagane et l'âne Mousquetta qui le suit comme son ombre, le museau presque collé à la
queue de son compagnon. À l 'aller, les bâts vides permettent une allure soutenue ; ce sera
le contraire au retour et l'homme et les bêtes partageront le même effort. Arrivé au pré, le
travail commence, taille ou cueillette, c'est selon la saison, rituel immuable où chacun a son
rôle et sa place déterminée depuis toujours. Cycle éternel auquel l'homme se plie, serviteur
à jamais et vaincu d'avance. Dans ce grand jardin silencieux niché au creux du vallon ,
Joseph-Antoine a trouvé son Éden. Il aime cette douce solitude, l'ombre bienveillante des
arbres qui abrite d'un soleil intraitable, l'heure du déjeuner au pied du pont génois qui
enjambe le cours d'eau, le pain, le fromage de chèvre, du saucisson parfois. Et l'eau fraîche
qu'il prend entre ses mains réunies et qu'il boit comme un nectar. La main mouillée qu'il
passe sur son cou en sueur, le petit repos qu'il s'autorise à cette heure la plus chaude. Puis,
avant de reprendre les travaux, le jeune homme sacrifie un long moment à ce qui est sa
passion : la recherche d'herbes médicinales. Personne ne sait de qui il tient ce savoir, mais
le fait est là : quand on est malade, on va voir Joseph-Antoine et Joseph-Antoine sait quoi

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faire.
Beaucoup l'ont déjà vu dans le maquis s’arrêter subitement, observer de près un buisson,
couper une petite branche, la mettre dans sa musette et recommencer plus loin. Quand on
lui demande : « Mais c'est quoi ce buisson O1 Joseph ? » Il hausse les épaules et répond :
« Hé, c'est un buisson voilà. Mais il soigne ». Connaît-il le nom des plantes ? Il ne l'a
jamais dit. Peut-être parce qu'il l'ignore, peut-être parce que personne ne le lui a jamais
demandé. On ne sait pas. Il faut bien dire que les hommes ne sont pas trop bavards par ici,
le bavardage c'est histoire de femmes, et voilà. Les hommes n'ont pas de temps pour la
parlotte. C'est qu'ils disent, ce qu'ils pensent. Tandis que les femmes, elles....
Pourtant en cette fin de XIXe siècle, la vie est dure pour tout le monde, femmes comprises.
Dans ces villages corses où la notion de plat n'existe pas, il faut aller laver le linge à la
rivière par des chemins escarpés, loin de la maison. La lourde lessiveuse posée sur la tête
donne à ces femmes vêtues de sombre une démarche de déesse antique mais elle leur brise
aussi le cou et le dos.
Quand l'été tombe en canicule, la terre sèche éclate comme une bogue, avide d'une eau si
rare qu'elle en devient trésor. Alors il faut la main des femmes pour secourir cette nature
défaillante. Irriguer les jardins n'est pas une mince affaire car chaque terrain dépend de son
voisin. Avant que le jour ne se lève, il faut aller chercher l'eau où elle se trouve, une timide
source perdue dans le maquis et dévier son cours pour alimenter le long réseau de rigoles
qui traverse le village comme une veine nourricière. Commence alors la mise en action d'un
ballet compliqué de cailloux à déplacer, replacer, enlever. L'affaire débute par la maison la
plus près de la source. Quand l'eau arrive dans la rigole qui longe ce premier jardin il faut la
bloquer, ouvrir l' accès qui va permettre l'irrigation et là, le vrai travail commence. Biner à
toute vitesse pour que l'eau puisse s’infiltrer entre les rangées de pieds de tomates, de
haricots et fruits divers. Une fois terminé, se précipiter pour bloquer l’accès et que l'eau
reprenne son cours jusqu'au prochain jardin. Ainsi de suite jusqu'à la dernière maison du
village. Et recommencer le lendemain, dans la chaleur que la nuit encore présente n'apaise
pas, dans la poussière de cette terre sans pluie, une même journée...
L’exigeante terre corse n'est pas prodigue avec ses habitants qui pourtant la vénèrent !

Aujourd'hui, 28 août, c'est la saint Augustin, saint patron, protecteur d' Olivèse, et c'est jour
de repos. Il y aura la messe à dix heures puis la procession dans tout le village. Il y a déjà

1 O : s'utilise couramment quand on s'adresse à quelqu'un

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deux jours que les femmes nettoient la vieille église pour essayer de lui donner meilleure
allure. En arrangeant les fleurs dans des cruches qu'elles ont amenées de chez elles, elles se
disent qu'il serait enfin temps de penser à construire une demeure convenable pour la sainte
famille, et surtout pour la vierge Marie, sainte patronne de l’île, qui doit être bien triste de
voir sa maison dans un tel état. Mais bon, c'est l'affaire de l'église et l'église, ici, n'est pas
riche. À ce qu'on dit, mais enfin... Et puis il y a le soir, ou plutôt les deux soirs, avec le bal.
Et ça c'est un événement que l'on attend avec impatience depuis le 28 août de l'année
précédente ! Les jeunes, les plus vieux et même les très vieux sont de la fête. Les premiers
pour faire des rencontres, les autres pour les commenter. Tous pour danser.
Comme tout le monde, Joseph-Antoine s’apprête à profiter de ces journées de repos. Même
l'orage de la veille a participé aux festivités. Toute la nature est lessivée, brillante comme un
sou neuf, la poussière des chemins balayée et la chaleur a perdu un peu de sa puissance. Et
tant pis s'il reste encore de la boue par-ci par-là , on tachera de l'éviter, il ne faudrait pas
abîmer les souliers du dimanche tout de même ! Ces deux jours de fête se présentent
vraiment sous les meilleurs auspices !
Dans le petit matin, assis sur le muret de pierre sèche, Joseph-Antoine tout vêtu de propre,
sanglé dans son costume de velours brun et la taille enserrée dans la si longue bande de
coton rouge qu'il faut être deux pour l'enrouler autour du corps, Joseph-Antoine réfléchit. Il
se dit qu'il faudrait utiliser ce terre-plein face à sa maison, juste devant lui. Une placette,
c'est bien mais ce n'est pas vraiment utile. Ce morceau de terrain lui appartient et pour le
moment il n'y a qu'un poulailler, ça fait beaucoup de place pour des poules ! Un casedu
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ce serait bien. En bas, la cheminée et deux trois bancs pour la veillée d'hiver bien chauds,
au-dessus le grenier pour les châtaignes, c'est une bonne idée, c'est certain. Il va falloir en
parler à Ange le maçon. Et commencer bientôt pour que ce soit prêt à la fin de l'automne. Il
verra ça tout à l'heure, devant l'église. Ils auront le temps de discuter, c'est long une messe,
surtout une messe de saint Augustin et beaucoup d'hommes n'y participent pas. Installés
sous les platanes, sur le parvis ou dans le café tout proche, messieurs s'occupent... ou pas.
On parle, on boit, on se tait, on taille patiemment un morceau de bois, on entend les chants
venus de l’église, on attend en profitant du moment présent. Joseph-Antoine et Ange auront
le temps de parler du casedu, c'est certain.
Par les fenêtres ouvertes des trois maisons qui lui font face, la sienne est celle du milieu,
montent des bruits familiers. Vaisselle que l'on sort, voix qui se répondent, les pleurs d'un
enfant qui s'interrompt aussitôt, une porte qui claque. Le visage sérieux du jeune homme

1: Casedu : petite construction en pierre qui sert de séchoir.

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s'éclaire lorsqu'il voit apparaître son épouse Marie Diane sur le seuil de leur porte. Elle tient
la toute petite Marie-Antoinette dans un bras et un bol de café fumant dans l'autre main. Le
soleil qui vient de se lever les frappe de plein fouet. C'est comme une belle apparition,
pense Joseph-Antoine qui se lève pour aller à leur rencontre.
Il y a des moments où la vie pourrait s'arrêter et se figer à jamais dans le bonheur.

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Familles Muzy - Visidary

Mais ce mois de juin 1885 n'a pas vu naître que la jeune Marie-Antoinette.
Dans sa grande maison de Solenzara, le 2 de ce même mois de cette même année, à neuf
heures du soir, Charles- Mathieu Visidary entend enfin cesser les cris de sa fille, Mirena. Il
s'est réfugié sur la terrasse et regarde sans le voir le soleil qui embrase à ses pieds
l'embouchure du fleuve et la mer toute proche. Des bruits de pas, il se retourne. Paul-
Mathieu est devant lui, les traits tirés et quelque chose de sauvagement heureux dans le
regard :
- Votre petite-fille est née, Mirena et elle vont bien.
Il s'approche du jeune homme, pose ses deux mains sur les épaules de son gendre:
- Félicitations, comment pensez-vous appeler l'enfant ?-
- Mirena a souhaité l’appeler comme sa mère, Marie-Philomène. -
- C'est bien.
Pas un mot de plus. Juste une pression un peu plus appuyée sur les épaules de Paul-
Mathieu, une intensité plus grande dans le regard et un sourire presque chaleureux. Le
silence interrompu par le martellement des rames d'une barque qui remonte le fleuve, le
calme dans la maison après la précipitation des heures qui viennent de s'écouler, l'ombre qui
peu à peu s'installe et les chandelles que l'on commence à allumer. Le calme enfin.
Si Charles-Mathieu Visidary est déçu que le premier de ses petits enfants soit une première,
il n'en laisse rien paraître, et pourtant … La hantise que s'éteigne ce nom qu'il porte avec
tant de fierté le poursuit. Dans son cabinet de travail, au premier étage de cet ancien palais
génois que l'on appelle ici le château de la Solenzara, il a fait graver le blason de sa famille
( plus précisément de la noble famille de sa première épouse!) sur le linteau de la
cheminée : un lion majestueux entouré de deux couronnes de laurier ponctuées de la croix
de Malte et chaque fois que son regard le croise une frayeur l' étreint. Cet homme puissant
et riche que beaucoup respectent à défaut de l'aimer ne peut s'empêcher de penser qu'une
sorte de malédiction le poursuit. De son premier mariage avec Philomène sont nées deux

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filles, Mirena, qui vient d'accoucher, et Hortense. Dix ans après ce mariage le choléra
emportait sa femme, elle avait vingt-huit ans, comme lui. Une perte tragique ? Sans doute
mais que le jeune veuf semblait avoir surmonté avec courage car trois mois après que l'on
ait porté en terre la pauvre Philomène dans les larmes et la douleur de tout le village,
Charles-Mathieu, soulageait sa souffrance en épousant Hélène Casanova, belle et élégante
jeune femme très cultivée, issue d'une des meilleures familles de Cervione, magistrat de
père en fils, intègre et riche. Même les pires mauvaises langues de Chiatra ne surent plus
médire. Du moins pour le moment...
Quand presque deux ans jour pour jour après cette noce express naissait enfin l'héritier, le
tant espéré Roger, Charles, Albert, leur unique enfant, le bonheur était à son apogée. La
descendance était assurée, Charles-Mathieu époux et père comblé, était maire de son village
et il commençait déjà à lorgner sur la plaine de Solenzara alors en pleine éclosion
industrielle. La félicité en quelque sorte.
Mais décidément les Dieux ne regardaient pas de son côté. Quatre ans plus tard, l'enfant
mourait et rien ne pourrait plus éteindre la douleur et surtout ce violent sentiment d'injustice
qui le taraude encore aujourd'hui. Surtout aujourd'hui.
Pourtant, face à ce jeune père heureux qui l'observe avec un brin d’inquiétude, il reprend :
- C'est bien, Paul, c'est bien. Nous pourrons appeler cette enfant Méla, c'est le diminutif que
l'on donne à toutes les Philomène, Marie ou non, dans notre famille.
Ce petit trait d'humour détend l'atmosphère et c'est le moment que le docteur choisit pour
entrer sur la terrasse et annoncer :
- Si vous voulez voir votre petite-fille, signor Visidary, c'est possible. Votre fille et l'enfant
se portent à merveille. Félicitations.
- Nous vous suivons, Jo1docteur.

Il n'a pas fallu moins de deux semaines pour que les jeunes parents et leur enfant s'apprêtent
à regagner la maison familiale à Zonza. Pour l'occasion Charles-Mathieu a mis à leur
disposition son landau qu'il juge beaucoup plus confortable que la calèche du jeune couple.
Et puis deux voitures valent mieux qu'une quand on entreprend un voyage pareil car la
longue route qu'ils s'apprêtent à prendre est difficile. Quarante six kilomètres de montagne,
de route si étroite qu'une voiture passe à peine, deux roues contre la paroi, deux roues à
deux doigts du vide ; des virages incessants qui donnent le vertige. Même les chevaux
hésitent. La tension du cocher pourtant si expérimenté, qui prie tout bas la vierge Marie

1: Jo : nom respectueux que l'on attribue à certains professionnels : Ex : Jo curé, Jo instituteur...

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qu'un autre véhicule ne vienne en sens inverse. Lui qui ne va jamais à l'église ! Et malgré
les capotes que l'on a remontées, la poussière qui envahit tout, colle au corps des hommes et
des bêtes. On ne pourra s'arrêter qu'au col de Bavella, profiter de la source toujours fraîche
et de l'ombre de grands pins déformés par le vent. Manger aussi avant d'attaquer la descente
vertigineuse bien plus dangereuse que la montée et pourtant, ne pas se lasser de regarder le
paysage somptueux de ces immenses roches aux sommets déchiquetés qui plongent dans le
vide. L' Alta-Rocca se mérite ! Un voyage périlleux, vraiment.
Alors que la nourrice et la femme de chambre de Mirena sont déjà montées en calèche et
que Paul-Mathieu salue sa belle famille, Mirena s'attarde encore près du grand bassin. De
là, elle voit la mer et Mirena aime la mer. Comme elle aime cette si belle maison où elle a
vécu jusqu'à son mariage. La vie douce et facile qu'elle et sa sœur y ont menée. Elle n'avait
que quatre ans lorsque sa mère est morte dans le village de la Castaniccia, Chiatra, dont la
famille possède une grande partie. Elle se souvient encore du froid, de la pluie glaciale, de
tout ce noir partout. De la procession qui s'étire sur le long chemin escarpé, du crêpe des
femmes qui masque la peine et les larmes. Le poids du silence et puis les prières du prêtre,
son oncle venu de sa paroisse de Saint-Étienne-Du-Mont à Paris, accompagné de l’évêque
de Bastia, accueillant le cercueil sous le porche de l'église. Les voix des hommes qui
chantent la messe des morts. La tristesse, la douleur à l'état brut.
Et voilà que si peu de temps après ce désastre est apparue Hélène avec beaucoup de gris
perle lumineux dans ses vêtements noirs et un énorme chignon tout en circonvolution de
nattes et à torsades ornementé de peignes et d'épingles d'écaille. Parole de villageois, on
n'avait jamais vu un édifice pareil à Chiatra ! Plus de pleurs, avait-elle décrété, ainsi fut fait,
et la vie avait continué.
Mais voilà une fois encore les Dieux étaient en vacances, il y a eu l'autre drame, la mort du
petit Roger. À nouveau le désespoir, le noir et les sanglots. Mais cette fois était la fois de
trop et la décision s'est imposée : partir de Chiatra, quitter ce village humide accroché à la
montagne abrupte, quitter le brouillard qui avale les châtaigniers, le changement fut radical.
De l'austérité à la lumière, de la roche à la mer, un autre univers, une autre vie. Et toute la
famille est venue s'installer dans cette vaste demeure du XVIIIe siècle qui convenait si bien
aux ambitions de Charles-Mathieu et au goût du luxe et du faste de son épouse. Il y a
maintenant des rideaux de soie fine aux fenêtres, des dais de toile blanche que l'on dresse
en été, des fêtes grandioses où l'on s'égare dans le jardin, des amis politiciens ou artistes
venus de Paris que l'on héberge, des calèches pour les promenades dans les environs. Il y a
de la musique qui s'échappe d'un piano et la présence discrète de la jolie Mirena et sa moins

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gracieuse jeune sœur Hortense qui ne se sont jamais coiffées seules et qui ont eu un
précepteur.
Bref, tout ce qui permettait de fuir un lieu au passé si lourd et si douloureux. Et ça a
marché ! Le bonheur cette fois les a suivis. La réussite sociale aussi, mais ça c'est une autre
histoire.
C'est dans cette maison que Mirena a voulu passer son dernier mois de grossesse et c'est là
qu'elle a voulu mettre au monde son enfant. Dans la douceur de cette belle demeure si
confortable et non dans le sévère Palazzo, comme on l'appelle à Zonza, là où tout est rude.
Le climat comme les gens. Ce n'est pas qu'elle n'aime pas sa belle famille, loin de là. On l'a
accueillie comme une fille et les villageois l'ont tous spontanément adoptée. Elle est
devenue naturellement la signora Mirena, et voilà. Mais tout ça ne suffit pas, il lui manque
la légèreté, les fous rires avec sa sœur, la promenade du soir quand on descend le grand
escalier jusqu'à l’embarcadère privatif qui mène au bord du fleuve. Quand tout est calme
après le trafic de la journée, qu'il n'y a plus personne dans le long hangar à bateaux et que
les entrepôts sont fermés. Il lui manque...
À cette heure matinale, elle regarde fixement le soleil émerger d'une eau de cristal. Déjà
s’estompe le rose enflammé des dernières lueurs de l'aube, le ciel redevient d'azur et seul
demeure ce disque incandescent, seigneur absolu de l'instant.
Les larmes coulent sur les joues de Mirena... Puis il y a la main sur son épaule et la voix de
Paul-Mathieu :
- Il faut y aller maintenant, la route est longue.
Il y a les adieux et comme à chaque départ pour Zonza, le même scénario, comme si chaque
voyage était le dernier ce qui est loin d'être le cas ! Son père droit dans son habit sombre,
sa belle-mère impassible qui, malgré la chaleur qui pointe, serre un grand châle de soie sur
ses épaules, et sa jeune sœur, Marie Parsilia, les yeux humides qui agite une main timide.
Le personnel derrière la porte d'entrée, le portail qu'on a ouvert, le fouet des cochers qui
claque, le pas des chevaux, le lent balancement du landau.
Mirena ne regarde pas le bord de mer que suit la voiture. Elle a fermé les yeux en
murmurant :
- Je suis fatiguée, je vais me reposer un peu.

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Famille Paoletti

La fin du XIXe siècle marque en Corse le début d'une longue décadence. Les quelques
industries qui s'étaient installées périclitent. En 1885 intervient la fermeture des hauts
fourneaux de Solenzara et Toga puis ensuite celle des filatures installées à Ajaccio. Les
mines qui produisaient, même en quantité réduite, l'argent, le cuivre, le fer et le manganèse
sont abandonnées comme les savonneries de Bastia et, peu à peu c'est toute l’économie de
l'île qui sombre.
Et comme dans un enchaînement maléfique infernal, la malaria qui se développe à toute
vitesse dans les régions des plus fertiles du littoral participe à l'effondrement significatif de
la démographie.
Mais dans son petit village d' Olivèse encore à l'abri des soubresauts d'une histoire dont il
ne sait pas grand chose, Joseph-Antoine a définitivement adopté son statut de pater
familias.
Deux ans après la naissance de sa première fille, Marie-Antoinette, la frêle Marie-Diane a
accouché d'un fils, François-Antoine. Comme l’événement s'est produit en février et qu'il
gelait dur, la fête n'a pu se tenir en plein air, devant la maison des heureux parents. On a
donc installé tables et victuailles dans la salle des mariages de la maison commune
( Joseph-Antoine fait partie du conseil municipal). On a bu, tiré les coups de fusils en l'air
sur le parvis de l'église voisine, rebu et remangé, trinqué et retrinqué à la santé du chanceux
papa et de son garçon. Puis on a sorti la guitare, interpellé et même chaleureusement
plébiscité le boucher Antoine qui pourtant n'a pas besoin de tels encouragements, mais il
faut garder la manière. Antoine a la plus belle voix du canton, voire de l'île toute entière, ici
on en est persuadé, ça mérite le respect et quelques égards. Enfin le boucher-baryton, s'est
levé, Jacques a accordé son instrument, le silence a écrasé le brouhaha. La voix profonde du
chanteur a raisonné dans la salle enfumée, puis celles des autres reprenant les refrains qu'ils
connaissent depuis l'enfance comme avant eux leurs père l'avaient fait. La soirée vient de
commencer et elle n'est pas près de s'arrêter.

18
On entendra jusqu'au bout du village l'écho de la fête et les femmes revenues chez elles
avant la tombée du jour, penseront que le retour de leurs hommes ne se fera pas tout seul.
En ce jour froid de février que ne réchauffe ni le vin ni le bonheur, Joseph-Antoine Paoletti
a toutes les raisons de croire que les augures sont de fort bonne humeur et qu'il faudrait être
fou ou trop orgueilleux pour ne pas en profiter. Or le jeune père n'est ni l'un ni l'autre et la
cruauté de la vie l'a aidé à comprendre très tôt que l'existence n'allait pas être un paisible
parcours semé de roses sur lequel on avance tranquillement mais plutôt un chemin de
misère sur lequel il faudrait prendre rapidement en main les rênes de son existence et les
tenir solidement serrées s'il voulait éviter toute sortie de route.
Il a dix-sept ans quand son père meurt à cinquante et un ans. Le voilà brutalement propulsé
chef de famille. Petite famille certes, mais chef quand même. Marie Catherine, sa mère est
dévastée et pleure dans un même chagrin son mari et sa fille unique morte à deux ans
quelques années plus tôt. Mais c'est aussi une femme courageuse et fière qui, comme
beaucoup de femmes corses, se tient dans l'ombre de son fils, petite silhouette toute drapée
de deuil mais tenant sa maison d'une main de fer. Et gare à celui ou celle qui aurait
seulement la plus imperceptible envie de faire du mal à son fils !
Le 18 juillet 1878, jour de la mort de son père, le jeune Joseph Antoine a pour héritage la
petite maison en pierres sèches en haut du village ; deux, trois morceaux de terrains ou
plutôt de jardins ; la charrue de son père laboureur et le souvenir de ces heures passées avec
lui, travaillant dans le silence en tentant de comprendre les secrets de cette terre exigeante
qu'il aime par-dessus tout. Il a été à l'école aussi, sait lire, écrire et compter ce qui, en ce
milieu du XIXe siècle dans un village isolé de la Corse profonde, est presque un luxe. Ou
un miracle. Mais ainsi le voulait le père. Le travail de la terre c'est bien, celui de la tête c'est
important aussi et comme son fils a été bon élève, il a eu sa récompense.
Et le jeune Paoletti a grandi. À son tour il a labouré la terre ; à son tour il a cherché ces
herbes bienfaisantes qui soulagent les douleurs et parfois guérissent les plaies ; à son tour il
a travaillé sans penser au poids de l'effort. Puis un jour il a levé la tête des sillons si bien
alignés et s'est dit qu'il serait sans doute juste que la terre qu'il travaille avec tant d'ardeur
puisse un peu lui appartenir. Et c'est ce qu'il fit. À son échelle, bien entendu !
À plusieurs reprises il est descendu voir un terrain à Carboni, tout près du golfe de Porto-
Pollo qui conviendrait très bien comme lieu d'hivernage pour le troupeau de chèvres dont sa
mère a la charge. Mais il hésite. La malaria qui depuis deux ans fait des ravages dans les
terres fertiles du littoral, l'inquiète. Bien sûr l'emplacement qu'il a en vue n'est pas au bord
de mer ni situé dans une zone particulièrement cultivable mais sait-on jamais, mieux vaut

19
être prudent. Alors le jeune homme se renseigne en mairie, lit le journal Le réveil de la
Corse, s'informe comme il peut car investir est pour lui une affaire de grande importance.
C'est la première fois qu'il deviendra propriétaire et il ne s'agit pas de se tromper. Il va
mettre en jeu les économies de sa famille et une partie de la dot de son épouse, ça demande
réflexion.
Mais l'homme est intelligent et ne manque pas de perspicacité. En face de lui, le vendeur
sait parfaitement que la propriété qu'il cède est un bien de qualité. Sept hectares de
pâturage, d'oliviers et surtout de l'eau, une richesse inestimable pour la région. Certes une
partie du terrain est un peu en dévers, mais quel terrain n'est pas un peu en dévers dans ce
pays de terre, de cailloux et de montagne ! Et puis, en bas de ce dévers, il y a le ruisseau, si
c'est pas un argument ça ! De plus, depuis quelques années une famille de métayers a été
installée là. Outre l'entretien, elle se charge de faire les fromages de chèvre, de récolter les
olives pour en faire une bonne huile de caractère qui attaque le gosier et laisse dans la gorge
son souvenir longtemps après l'avoir dégustée. Bref, la métairie et les terres, c'est à prendre
ou à laisser, et si Joseph-Antoine laisse, ce n'est pas les prétendants qui manquent. C'est dit.
Et Joseph-Antoine a fini par dire oui. On s'est tapé dans la main, on s'est félicité, on a
débouché une bouteille de vin des coteaux de Sartène tout en parlant de cette méchante
maladie qui attaque les vignes et qui va finir par les tuer. Il paraît que c'est le phylloxéra,
encore une saloperie qui vient du continent ! Si c'est pas malheureux ça ! Puis on a été vers
la charrette, on s'est retapé dans la main et le jeune père de famille a repris le chemin d'
Olivèse la tête pleine de projets ambitieux qu'il ne doute pas un seul instant de ne pouvoir
réaliser.
Lorsqu'il arrive le lendemain après avoir passé la nuit chez des cousins à Bicchisano, il a la
surprise de trouver son beau-père assis auprès de sa fille qui regarde en souriant le petit
François-Antoine qui gazouille dans ses langes.
- C'est un beau petit-fils que tu nous a donné là Joseph.
Marie-Diane s'est levée précipitamment en voyant son mari entrer. Il lui fait signe de se
rasseoir, prend une chaise et vient se joindre à eux.
- Merci O ba1, c'est le premier garçon mais pas le dernier, j'en suis certain. Il faut une belle
famille pour prospérer.
Il laisse flotter un moment de silence que personne n'interrompt, alors il reprend :
- Marie-Diane, il y a du café ?
- Bien sûr.

1: O ba : père, papa

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Elle se lève et disparaît dans le fond de la pièce. Tranquillement Jean Luccioni prend sa
pipe, la bourre, l'allume puis se cale confortablement sur sa chaise. C'est un homme robuste
qui porte beau sa cinquantaine avancée. Il a la tranquille assurance de ceux qui ne croient
pas en la fatalité et qui font de leur vie ce qu'ils souhaitent. Fils de cultivateur, cultivateur
lui-même, il a appris à lire et à écrire avec le curé du village que ses parents ne
fréquentaient jamais. Le saint homme avait partagé sa foi entre son seigneur tout puissant et
ce jeune garçon dont la vivacité de l'intelligence le ravissait. Il l'avait encouragé et lui avait
permis de gravir une à une les marches d'une échelle sociale qui l'ont mené jusqu'à la
mairie. Aujourd'hui Jean Luccioni est un homme installé sur une petite fortune confortable,
propriétaire de plusieurs biens et heureux en ménage ce qui ne gâche rien.
Une belle odeur de café précède Marie-Diane, une fois la cafetière sur la table et le café
servi la jeune femme s' apprête à sortir quand son mari lui fait signe de s'asseoir. Elle jette
un rapide coup d’œil à son père qui ne bronche pas puis finit par s'installer sur un petit
banc, tout près de la cheminée.
- Hier j'étais à Porto-Pollo et j'ai arrêté un beau terrain de sept hectares à Carboni. Il y a de
la pâture pour les bêtes mais aussi des oliviers et l'eau en bas du terrain et au puits à côté de
la bergerie.
Il s'interrompt, attend quelques instants, c'est Jean qui demande :
- Et pour le prix ?
Il secoue la tête quand son gendre lui annonce le chiffre.
- C'est raisonnable. Et tu as vu avec le cadastre en mairie ?
Il comprend immédiatement que ce n'est pas le cas :
- Je dois aller à Sollacaro pour mes affaires. Si tu veux je peux me renseigner, ton terrain
dépend de cette mairie.
Joseph-Antoine hésite. Il voudrait mener cette affaire seul, sans le secours de qui que ce
soit. mais c'est là une lourde responsabilité et l'aide de son beau-père, homme expérimenté
et respecté, ne peut être que bénéfique. Sentant que la réflexion risque de s'éterniser, Jean
préfère intervenir :
- Fais comme tu veux, Joseph, ce sont tes affaires et je ne veux pas m 'en mêler si ça
1
t'ennuie. Mais acheter un terrain est une chose importante, surtout à la plage avec la
malaria. C'est peut-être mieux d'être deux pour se renseigner. C'est une bonne idée que tu as
eue et c'est bien de se faire un beau patrimoine mais les hommes de la plaine sont plus

1: Plage : nom que l'on donnait aux terrains qui se trouvaient sur le littoral et qui servaient de pâturages au
bétail durant l'hiver.

21
roublards que nous, tu le sais. Maintenant c'est comme tu veux.
Jean Luccioni regarde le solide garçon qui est à son côté. Il sait mieux que personne son
passé difficile et admire en secret le courage qu'il a fallu à ce jeune orphelin pour endosser
trop tôt la charge de chef de famille. Il apprécie à leur juste valeur son sérieux et son
intelligence et ne voudrait pour rien au monde que quelqu'un abuse de son inexpérience.
Mais il connaît aussi le caractère fier du jeune homme et son souci de mener seul ses
affaires, comme un vrai homme quoi. C'est pourquoi il n'insiste pas plus. Discrètement
Joseph-Antoine tourne la tête vers Marie-Diane . Jean, alors, regarde ailleurs. Elle a un joli
sourire et une inclinaison très légère de la tête qui semble dire oui.
- Je vous remercie, O ba, si vous devez aller à Sollacaro et si vous avez le temps d'aller en
mairie, ça me ferait plaisir que vous vous renseigniez pour le terrain.
- Je le ferai mon garçon, je le ferai dès demain, je suis sur le chemin. Maintenant Diane,
montre moi un peu mon petit-fils que je vois s'il me ressemble !
Midi est déjà bien passé quand Jean Luccioni prend les rênes de son cabriolet. Le petit
François-Antoine soupire dans son sommeil. Dehors le printemps pèse déjà son poids et la
lumière vibre comme en été. En bas, dans le jardin, Marie-Catherine s'est endormie sous le
figuier, la tête de sa petite fille sur les genoux. La sieste s'est emparée du village, le calme
est à son maximum, seule la cloche de l'église sonne deux coups puis tout retombe dans le
silence. Dans la maison c'est la fraîcheur, Joseph-Antoine a posé les mains sur les épaules
de sa femme, il regarde s'empourprer ce joli visage qu'il aime tant. Presque timidement elle
presse son front sur l'étoffe rude de la chemise. De l'épaule la main glisse autour du cou,
doucement il l’entraîne vers la chambre.

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Familles Muzy - Visidary

Dans la grande maison de Zonza, Paul-Mathieu lutte courageusement. Il lutte contre cette
maladie implacable qui tue sans se lasser : la tuberculose. Cette maladie dont les vieux qui
ont connu la guerre de 1870 disent qu'elle est encore plus redoutable qu'une guerre car une
guerre s'arrête toujours un jour ou l'autre, alors que là... Et l'on pense in petto, car le dire
serait peut-être un péché, on pense que Dieu que l'on prie si ardemment ne sait pas lui-
même comment faire pour stopper cette hécatombe.
Sur les conseils du médecin, son oncle Camille, Paul-Mathieu a été hospitalisé à Porto-
Vecchio, il n'y est resté qu’une semaine. Son retour et celui de Mirena marquent le début
d’une longue période de désespoir. Le malade est en très mauvaise forme, l’avenir est des
plus sombres. Le jeune homme sait tout cela, il a insisté pour connaître la vérité. Toute la
vérité : les souffrances à endurer, le peu de temps jusqu’à l’échéance finale, la prudence
pour éviter la contagion. Ses deux si jeunes petites filles que l’on va isoler dans une partie
du palazzo, Mirena qui ne devrait plus l’approcher. La vie s’éloigne déjà de lui : celle de
tous les jours, des petits bonheurs nécessaires, des soucis qu’on oublie, des bruits de pas
dans l’allée qui disent la présence, la porte qu’on va pousser, la journée qui finit, le soleil
qu’on va peut-être regarder rougir. Et demain qui viendra sûrement, aussi vrai que la vie
existe.
Paul-Mathieu ne recule pas devant l’insoutenable. Au contraire. Il continue d’avancer,
presque comme si de rien n’était. Quand ses forces l’abandonnent, il n’en parle pas. Quand
il est obligé de se reposer un peu, il ne s’en plaint pas. Il fait seulement en sorte que ces
périodes de calme forcé se passent pendant les heures inactives où tous sont absents. Autour
de lui, on ne parle pas de la maladie. Nul ne fait remarquer que le visage se creuse, la toux
s’amplifie, le corps se décharne. Il y a des miroirs pour montrer cela et des serviettes
rougies qui ne leurrent personne. Chacun tente de vivre comme avant, même s’il y a des
messes dites et des cierges allumés dans le secret de l’église. Son père, Ferdinand, espace
les déplacements que lui imposent pourtant ses obligations de conseiller général ; le

23
patriarche, Alphonse Muzy, ne visite plus ses propriétés et Mirena a interrompu ses voyages
à Solenzara. On demande aux métayers de monter à Zonza pour présenter leurs comptes.
Les chevaux restent à l’écurie, les voitures aussi. Et chacun espère que la maladie saura
s’arrêter à temps. L’espoir, c’est le dernier sentiment qui demeure, le seul qui résiste à la
réalité, celui qui pourrait faire croire aux miracles. L’espoir, c’est la rage de croire qu’il
existe. Mais l’espoir ne fait pas tout. Ni le courage de Paul-Mathieu, ni les prières des siens,
ni l’amour de tous n’ont raison de la maladie.

Le 28 août 1888, le jeune Paul-Mathieu, héritier mâle de la très riche et très respectée
famille Muzy, meurt à l'âge de vingt-trois ans. Et il ne laisse pas de fils.

Dans son vibrant hommage funèbre, Charles de Peretti, ému jusqu'à l’audace, ose
apostropher le ciel et douter de sa clémence. L’heure est à la révolte, à la douleur. Les
journaux de l’île s’en feront l’écho quelques jours plus tard et s’associeront au désespoir
des familles.

Ce 30 août 1888, tous les habitants de Zonza suivent atterrés le cortège funèbre de l'église
jusqu'au seuil de la propriété. Là ils s'immobilisent et, dans un silence de plomb que seuls
les cris stridents des cigales insultent, ils regardent s'éloigner la famille dévastée qui suit le
cercueil jusqu'au grand caveau familial hors de leur vue.
Dans la maison, deux petites filles de trois et deux ans ne savent pas que c'est leur père
qu'on enterre et que leur vie en sera à jamais bouleversée.
Mais aussi terrible que soit la circonstance rien n'empêche les langues de se délier. Il fait
chaud, on traîne avant de rentrer chez soi, une halte au bar pour les hommes et sous les
grands châtaigniers de la place pour les autres n'est pas de refus. Le sujet qui attise toutes
les discussions est la venue de la signora Marguerita, femme du second fils Muzy, Jules-
Mathieu . À dire vrai, ce n'est pas vraiment cette présence qui interroge, rien ne devrait être
plus normal puisque Marguerita est la tante germaine du défunt. Ce qui émoustille tout le
village et peut-être même les villages environnants, c'est l'histoire de ce couple improbable.
Car personne n'a, de mémoire d'anciens, jamais connu de telle épopée. Il faut dire que
Marguerita née Rugiu fait partie d'une très vieille et très noble famille sarde, amie intime de
la royale maison de Savoie. Personne n'a oublié l'arrivée pharaonique, enfin pour ici, de la
mariée sur son propre navire blanc avec oriflammes aux armes de la famille et drapeaux de
soie immaculée où s’entrelaçaient les initiales de Marguerita et Jules Mathieu, ni
l'impressionnant cortège interminable de voitures découvertes qui amena la jeune mariée et
sa suite jusqu'au village de l' Alta-Rocca. Personne n'a jamais su où les deux jeunes gens

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s'étaient rencontrés mais ce que l'on sait c'est que la dame Rugiu n'a jamais pu se faire à la
vie à Zonza, qu'elle est repartie très vite sur son bateau vers sa ville d' Ozieri et le palais de
ses parents . Depuis le jeune marié fait deux fois l'an l'aller-retour pour voir sa belle qui,
elle, ne se déplace pratiquement jamais. Alors quand quelque dix ans après ce mariage
mémorable, est né à Ozieri Antoine, Joseph, Alphonse, Marius Muzy, tout le village s'est
gaussé. Certains ont même été jusqu'à vérifier si les dates de la miraculeuse naissance
correspondaient à celles d'un précédent séjour en Sardaigne du bienheureux papa. Et les
dates correspondaient ! Un miracle disaient certains. Puis les choses sont rentrées dans
l'ordre et chacun a repris le chemin de sa propre existence, les langues se sont tues.
Et voilà qu'aujourd'hui ce bébé de quatre ans est le seul descendant mâle de la famille ! Un
presque étranger, un Italien, pire, un Sarde ! Car pour les rudes paysans corses de cette
époque, les Sardes étaient considérés comme un peuple de misère uniquement bon à venir
aider pour les pires travaux agricoles. Et même si l'arrivée fastueuse de la fière Marguerita
Rugiu avait à l'époque ébloui son monde, il n'en demeure pas moins un sentiment tenace de
méfiance, voire de vague mépris envers elle. Voilà pourquoi, en cette fin de journée, le
village entier commente la venue exceptionnelle de la dame sarde, si distante et altière dans
sa belle tenue grand deuil qui rivalisait d'élégance avec Hélène Visidary que l'on a vue
pourtant très sincèrement affligée. Certains assurent même que, malgré le long crêpe de
mousseline noire qui cachait le visage de Marguerita, certains assurent qu'ils ont bien vu
briller dans ses yeux, l'assurance orgueilleuse de la future maîtresse des lieux.
Mais l'histoire est ainsi faite : le temps passe, de nouvelles préoccupations remplacent les
anciennes et d'autres commentaires succèdent aux précédents.
Et dans le silence revenu, les morts peuvent enfin reposer en paix.
Trois jours après ce jour tragique, Marguerita Rugiu, son petit garçon et sa suite ont repris
leur bateau et le chemin du retour, le regard fixé sur la côte Sarde que leur cœur sentira bien
avant que le regard ne l'aperçoive.
Au palazzo Muzy les mois qui passent ne sont que douleur et la jeune veuve Mirena
commence à penser que ce chagrin oppressant va peut-être la détruire. Et ça, malgré sa
peine, elle ne le veut pas. Depuis quelques jours déjà elle regarde avec stupeur dans le
miroir de sa chambre les cernes qui gagnent du terrain dans son visage émacié.
Timidement, sa femme de chambre lui fait remarquer que bientôt ce ne sera plus la peine de
serrer le corset tellement elle maigrit. Elle a écrit des lettres désespérées à sa sœur Hortense
qui lui répond avec bienveillance qu'il va lui falloir du courage et de la patience. Comme si
j'en manquais! Mais jusqu'à quand et à quel prix ! ne peut-elle s'empêcher de penser avec

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amertume. Et peu à peu s'éveille en elle un instinct de survie. Échapper à ce tombeau vivant
qu 'est devenue la maison Muzy, voilà la seule solution. Respirer à nouveau, entendre les
rires déchirer la tristesse, retrouver un peu de légèreté. Vivre enfin. Mais comment
l'expliquer à sa belle-famille éplorée ? Comment affronter leur jugement ? À son chagrin
s'ajoutent la peur, la honte de ne pas être à la hauteur du drame. Malgré tout, il faut en
parler, en parler à la seule personne qu'elle pense capable d'écouter si ce n'est de
comprendre.
Un matin elle se décide. La maison est calme, on a entrouvert les rideaux noirs pour laisser
entrer un souffle de fraîcheur par les fenêtres ouvertes. Son beau-père est à Lévie pour une
réunion importante du conseil général. Sa belle-mère vient de revenir de sa visite
journalière au tombeau familial qui est au bout du jardin, elle est assise sur le banc de
pierre, à l'ombre du grand châtaignier et à l'abri des regards. Elle tourne la tête en entendant
un bruit de pas qui se rapproche, sourit à la femme qui lui fait face, lui fait signe de
s’asseoir auprès d'elle. Elles demeurent ainsi un moment, deux silhouettes noires dans la
lumière violente de ce matin d'automne, silencieuses au milieu des bruits de la vie qui les
entourent.
- Alors, Mirena, que veux-tu me dire de si important?
La jeune femme est surprise. L'intelligence et la bienveillance de Spinola l'ont toujours
impressionnée. Elle est intimidée par cette femme réservée mais dont la forte personnalité
en impose à tout le monde. Elle se décide enfin :
- Voila, mère...
Elle se tait, sent les larmes monter, peine à les retenir. La main de Spinola se pose sur la
sienne :
- Tu peux pleurer, Mirena, il n'y a que moi pour te voir. Il faut pleurer, il faut que le chagrin
sorte, il n'y a pas de honte à ça. Pleure, ma petite, pleure, après tu pourras parler, les mots
viendront tout seuls. Quels que soient ces mots.
Patiemment, Spinola a attendu. Puis Mirena a sorti son mouchoir, essuyé son visage, relevé
la tête, le buste, respiré très fort ce parfum du maquis qui fait oublier que d'autres odeurs
existent et, dans un seul souffle, comme pour s'en débarrasser au plus vite, elle s'est lancée :
- Sauf le respect que je dois aux vôtres, mère, vous savez bien mon chagrin. Il est dans mon
cœur, il est ici, il est partout, il m'empêche...
Elle se tait de justesse, comme si elle avait peur de ce qu'elle aurait pu dire. C'est la voix
calme de Spinola qui poursuit :
- De vivre.

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Soulagée, Mirena, acquiesce de la tête. Jamais elle n'aurait osé dire ça à qui que ce soit.
Peut-être même pas à elle même.
- Et tu aimerais partir, retourner chez tes parents, échapper un peu à toute cette horreur. Tu
sais ce n'est pas parce qu'on part qu'on oublie son chagrin, certainement pas. On ne fuit
jamais rien, mais, parfois, il faut s'éloigner un peu pour voir autre chose et ne pas rester
enfermé dans la souffrance. Il faut penser à toi, Mirena et à nos deux petites-filles qui n'ont
rien demandé et surtout pas de subir cette épreuve qu'elles ne comprennent pas. Il leur faut
de la joie et de l'attention et ici, pour le moment, c'est très difficile de la leur donner. Alors,
si tu veux aller à Solenzara, vas-y, ce sera bien pour vous.
Mirena est stupéfaite. C'est exactement ce qu'elle aurait voulu dire. Elle avait appréhendé
cette rencontre, avait réfléchi à la façon de présenter la chose, avait craint la réaction de
cette famille terrassée par la douleur. Qu'allaient-ils penser d'elle ? Du mal, certainement. Et
voilà qu'elle n'a même pas eu à expliquer quoi que ce soit, Spinola s'en est chargée. Comme
si tout ça était une évidence, sans jugement de valeur, sans pathos, avec un calme et une
sérénité qui lui vrillent le cœur. Elle peut juste murmurer :
- Mais comment avez-vous su ? Et père comment...
Sa belle-mère l'interrompt :
- Pour Ferdinand, je m'en occupe. Il comprendra.
Elle laisse aller un petit moment de silence, puis :
- Pour savoir, comme tu dis, ce n'est pas bien compliqué. Il suffit de penser à sa propre
situation, et de se demander : qu'est-ce que j'aimerais que quelqu'un m'apporte qui m'aide et
me soulage ? La réponse arrive tout seule et ce qu'on aimerait pour soi il y a de grandes
chances que ça s'applique aux autres. Et puis je te connais maintenant Mirena. La rigueur
de l' Alta-Rocca ne te convient pas vraiment, nous sommes des gens sévères et tu as été
habituée à plus de douceur et d'aisance et c'est certainement ce dont tu as le plus besoin en
ce moment. Alors, va ma petite fille, va. Je sais que ton départ n’enlèvera pas notre si cher
Paul-Mathieu de ton cœur et nous le pleurerons toujours ensemble, même à distance.
Et pour la première fois depuis qu'elles se connaissent, Mirena pose sa tête contre l'épaule
de Spinola et sourit quand la main vient caresser ses cheveux
Une semaine plus tard les deux voitures emportent Mirena, ses filles, la femme de chambre
et les bagages vers Solenzara. Mais la vie n'allait pas être facile pour autant.

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Famille Paoletti

Le poids de l'histoire est différent selon l'endroit où l'on se trouve.


Qu'au printemps 1890, au cours de son long périple dans tous les départements français, le
président de la république Sadi Carnot fasse escale à Bastia pour honorer l'île de sa
présence ; que déjà quelques corses commencent à regarder sérieusement du côté des
colonies d'Afrique et d'Indochine où, paraît-il, l'argent coule à flots, c'est ce que disent ceux
qui déjà ont fait le grand saut ; rien au fond n’atteint vraiment ces villages isolés de la haute
vallée du Taravo où le temps semble immobile, figé dans le calendrier immuable des
travaux saisonniers.
Olivèse ne fait pas exception. Bastia est trop loin, presque en terre ennemie et les nouveaux
pays de cocagne sont perdus quelque part sur un globe terrestre où personne ne sait où les
situer. Et puis les pays étrangers, quoique certains en disent, on sait bien qu'ils ne peuvent
apporter que de la misère. Il y a vingt ans, on a bien vu ce que la guerre contre la Prusse ou
l'Allemagne, ou les deux, on n'a jamais vraiment bien su, a provoqué de malheurs. Alors
chacun dans son village à l'abri des tentations et des fureurs d'un monde inconnu et
certainement malfaisant, c'est vraiment la seule solution pour vivre tranquille. Tant que les
châtaigniers donnent bien, que les cochons et les chèvres continuent de nourrir tout le
monde et qu'aucune colère néfaste de la nature ne vient ruiner les cultures, le seul souhait
est que tout reste en l'état. À chaque jour suffit sa peine et c'est déjà beaucoup de travail.
La trentaine réussit bien à Joseph-Antoine. Sa petite Xavière est née par une suffocante
journée d'août 1890 et l'heureux papa ne désespère pas qu'un second garçon vienne bientôt
continuer d'agrandir sa famille. Bien que de santé délicate, Marie-Diane est tout à fait
capable d'assumer son rôle de mère et même de mère de famille nombreuse. L'avenir le
prouvera, les jeunes parents en sont certains. Ici il n'y a pas que les arbres qui ont des
racines profondément ancrées dans le sol, les hommes et les femmes leur ressemblent.
Cette terre avare d'abondance, difficile à domestiquer, cette terre est la leur et ils ne
pourraient en aimer aucune autre. Définitivement liés.

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Pour Joseph-Antoine comme pour tous les autres, rien ne vaut l' entrelacs des montagnes
que le soir bleuit. Et que l'on regarde assis sur le banc de bois, le dos contre la pierre sèche
de la maison, oubliant la fatigue et les soucis de la journée qui s'achève. Et demeurer ainsi,
sans aucune envie d'aller voir ce qu'il y a derrière le dos rond des montagnes, laisser le
regard se perdre dans le flamboiement d'un ciel ensanglanté, sentir le feu de bois qui
annonce le repas, entendre les voix familières qui disent les mots de tous les jours, les mots
simples qui donnent son sens à l'existence, attendre la dernière lueur d'un soleil enfui sans
avoir à penser à demain. Car demain sera pareil à aujourd'hui, ici et pour toujours. À
jamais.
Bien sur, il y a la vie et la vie est fantasque qui se plaît souvent à se jouer des hommes et de
leurs humeurs. Pour se distraire qui sait ? Il y a les rivalités, les jalousies, les éternelles
querelles de voisinage ou de famille qui, parfois, prennent une tournure dramatique. Le
fusil ne reste pas toujours pendu au crochet ni le pistolet dans le tiroir de la table de nuit.
L'esprit de vengeance fait partie de la nature même des hommes et des femmes de cette
terre. Il serait honteux de ne pas l'avoir et la honte est le pire des sentiments. Mais, si pour
se faire respecter il faut être fier et sans faiblesse, du moins en apparence, ni l'amour ni la
tendresse ne font défaut à ces êtres pudiques. Ils sont enfermés dans le cercle très strict de
l'intimité, quand les gestes ne s'adressent qu'aux personnes aimées, que le regard se voile et
que la voix murmure. Le chant sait effacer cette réserve tenace qui verrouille les cœurs, il
sait glisser l'infinie douceur dans la berceuse susurrée à l'enfant qui sommeille, dire la
nostalgie des amours contrariées et le poignant regret de l'homme qui a raté sa vie et qui,
trop tard, pense à la douleur de sa mère. La musique, les chants qui sont si présents dans la
vie quotidienne, sont sans nul doute l'expression la plus sincère de cette âme sensible qui se
cache au fond de chacun d'eux.

En ce dimanche après-midi glacé de février, les hommes s'entassent dans le petit café
d'Ange et de Marie-Caroline Poli. Situé à deux pas de l'église et de la maison commune, cet
établissement, au rez de chaussée de la maison familiale de ses propriétaires, est le point
névralgique du village ou, plus précisément du quartier du Valdo. Autour des pastis et des
jeux de cartes on y parle de tout : politique, potins, météorologie etc... et sous l'effet
conjugué de l'alcool et d'un sang prompt à l’échauffement, le ton monte souvent. Sans
conséquences graves, tout le monde se connaît ici, mais il arrive aussi qu'un mot mal
intentionné, ou considéré comme tel, envenime le débat. Et c'est le cas aujourd'hui. Alors
que Louis Busiri est prêt à en venir aux mains avec Antoine Foattini au sujet d'un terrain

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mitoyen que son père devrait lui léguer, ce qu' Antoine conteste au vu d'un ancien partage
qu'il estime frauduleux et que le ton passe dangereusement à l'aigre, Joseph-Antoine jusque
là silencieux, tape du plat de la main un grand coup sur la table de bois. Le deux
antagonistes se taisent, tous les regards se tournent vers l'homme tranquille qui, bras
croisés, observe ce petit monde sidéré par tant d'audace. Puis Joseph-Antoine interrompt le
silence qu'il a jugé bon de laisser s'installer :
- Écoute, Louis, ton père n'est pas encore mort, il est même en très bonne santé non ?
À contre cœur Louis acquiesce de la tête. Une petite rumeur commence à se former que
Joseph-Antoine stoppe d'un geste :
- Et toi Antoine, le testament de ton grand-père est entre les mains du notaire de Sartène,
c'est un notaire sérieux, on peut lui faire confiance non ?
Un vague murmure dont on ne peut savoir s'il approuve on non cet avis, parcourt
l'assistance. Agressif, Antoine répond :
- Sérieux ! Quel notaire est sérieux ! Le notaire il est d'accord avec celui qui le paye le
mieux ! Tout le monde le sait !
- Et tu crois que le père Busiri est beaucoup plus riche que le tien ?
Il y a des rires étouffés dans l'assistance. Dans le petit monde clos d' Olivèse chacun connaît
parfaitement sa place et celle du voisin dans l'échelle sociale du village et tout le monde ici
sait que les deux familles en question sont des bergers aux revenus aussi modestes l'une que
l'autre. Quand, piqués au vif et soudain unis dans un même élan, Louis et Antoine se lèvent
brusquement et lancent d'une même voix emplie de colère:
- Mais qui tu es toi, pour...
Toujours tranquillement assis à sa table, Joseph-Antoine lève une main en signe
d’apaisement.
- Je suis un villageois comme vous et je ne cherche à offenser personne. Ce que je veux dire
c'est que ce n'est peut-être pas la peine de se battre quand on ne peut rien faire pour changer
les choses. Laisse ton père faire ce qu'il doit faire, Louis, c'est un homme sensé et juste, tu
le sais bien, tout le monde le sait ici. Il fera ce qu'il faut pour ses enfants et il le fera bien. Et
toi, Antoine, cette histoire de terrain n'est pas réglée depuis ton arrière grand-père et ce n'est
pas aujourd'hui que tu vas la régler tout seul, ici. Tu peux penser ce que tu veux des notaires
mais laisse maître Roghini faire son travail, il sait mieux que nous tous ici ce qu'est la loi et
ce qu'il faut faire. Nous, les plus jeunes, ce qu'on doit faire, c'est travailler pour que notre
famille soit à l'abri du besoin et fière de nous . Et on doit laisser les anciens faire ce qu'ils
doivent faire... même si parfois on n'est pas toujours d'accord avec eux, mais c'est la vie ça,

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on ne peut pas aller contre.
Quand Joseph-Antoine se tait un calme inattendu règne dans le bar. Sans un mot Louis et
Antoine se sont assis, un silence inquiet s'abat sur la salle seulement dérangé par le
craquement des bûches dans la cheminée. Un pareil revirement de situation est tellement
exceptionnel que tout le monde semble perdu. Une telle situation ne peut s'éterniser, il ne
faut pas que la surprise générale dégénère en quelque chose d'inconnu que l'on ne pourrait
pas contrôler. C'est alors qu'en bon cafetier prudent, Ange prend les choses en main et
claironne à pleine voix:
- Aio ! Joseph, tu es un sage maintenant ? On va t'appeler dans les affaires difficiles si ça
continue ! Allez tournée générale !
Ange ne croyait pas si bien dire. L'affaire, comme on l'a nommée, a fait le tour du village.
Les plus vieux assuraient que déjà, il y a longtemps, le grand-père, ou peut-être le grand-
oncle, avec l'âge ça se mélange un peu, bref un proche parent du jeune Joseph-Antoine
Paoletti, parlait très bien. Il savait raconter les belles histoires qu'il inventait et tout le
monde écoutait. On l'appelait même parfois à la veillée, c'est dire. Le jeune frigionu1 a
certainement hérité de ce don, la sagesse en plus, c'est une vraie richesse ça. Les femmes
ajoutaient même :
- Et il connaît les herbes aussi.
- Ça il n'est pas le seul .
- Ah oui ? Et qui d'autre ?
- Une femme des Bains de Guitera, je ne me souviens pas du nom, ça reviendra.
Une sourire entendu, un haussement d'épaule. Qu'elle cherche, elle ne trouvera rien.
Bref, au fil du temps, Joseph-Antoine est réellement devenu le « sage » du village que l'on
consultait souvent dans les affaires litigieuses. Et elle ne manquaient pas !

1: Frigionu : Il était courant de donner un surnom à chaque famille du village et,


aujourd'hui, personne ne connaît l'origine de certains diminutifs. C'est le cas de Frigionu,
surnom des Paoletti, qui est un dérivé de frigettu qui signifie ruban. Le mystère reste
entier quant à la signification exacte de ce surnom.

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Famille Visidary

C'est sûr, il n'y a rien de bon à attendre de ce 9 novembre 1892.


Depuis le matin un vent d'Est déchaîné précipite un interminable cortège de nuages gonflés
de colère contre les arêtes de Bavella. Ceux de la plaine orientale regardent avec inquiétude
cet impressionnant manteau qui s'étend des montagnes corses aux côtes italiennes que l'on
ne devine même plus. Les vieux disent qu'un orage de plus ou de moins, ça ne fera jamais
qu'un de plus, il n'y a pas de quoi en faire toute une histoire. Les autres, angoissés,
continuent leurs activités aux champs, à la maison, à l'usine, c'est selon. Mais quand le ciel
tout entier n'est plus que tonnerre et éclairs, qu'il se déchire brutalement et que s'abat sur le
massif de Bavella un déluge d'eau jamais vu jusqu'ici, la vie se fige. Et se détruit.
Partie des hauteurs une pluie diluvienne transforme le sol en une mer boueuse entraînant
tout sur son passage, les arbres, les maisons, les hommes et les bêtes. Sur ces terres
affaiblies par les incendies que des générations de bergers allument pensant favoriser les
pâturages, il ne reste plus d'arbres ni de racines pour empêcher la catastrophe. La Solenzara,
le Cavu ou l' Oso, d'ordinaire modestes cours d'eau deviennent des torrents déchaînés qui
emportent bon nombre de ponts dans leur course folle. En quelques heures c'est presque
toute la côte orientale qui ploie sous le déluge et quand l'orage se calme enfin, que le vent
s’essouffle à bout de fureur, c'est une désolation silencieuse qui s'abat sur les hommes
pétrifiés et les lieux dévastés.
Les hommes hagards regardent sans y croire ce qui fut leur village, leurs maigres biens,
leur vie. Puis on entend des cris, on appelle un parent, un ami... un absent. Les cloches des
églises qui ne sont pas endommagées sonnent le tocsin et ces coups sinistres inlassablement
répétés ne font qu'ajouter à la terreur. Des sirènes résonnent mais personne ne les écoute
tant le chaos est total. L'esprit ne peut plus penser, il est figé dans l'horreur.
Debout devant une des grandes fenêtres du salon, Charles-Matthieu Visidary regarde lui
aussi le désastre. Une partie de la terrasse a été engloutie et il ne reste rien du port et des
garages à bateaux en contrebas. La petite Solenzara est devenue un fleuve puissant qui

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s'étale jusqu'aux marches de la maison et qui charrie jusqu'à la mer si proche l'
impressionnant fatras d'objets et d'arbres que sa furie a arraché.
Lucide pourtant, l'homme se dit que la totalité des 1400 hectares de son domaine n'ont pas
pu être totalement dévastés Des vignes, des champs de céréales, des bois et des bâtiments il
doit bien rester quelque chose. Puis soudain, d'un coin de son cerveau surgit une pensée. Ou
plutôt un sentiment de réconfort, comme un souffle d'air frais au beau milieu d'une brûlante
tempête de sable. La minoterie ! Juste en contrebas du fleuve, près du moulin à eau, la
minoterie n'a sûrement pas échappé au désastre. À cet instant précis, alors que tout s'écroule
dans la région ravagée, il ne vient pas un seul instant à l'esprit de Charles-Matthieu,
pourtant fervent catholique d'ordinaire plutôt porté sur l'humanisme, de remercier le ciel
que cette pluie démoniaque soit arrivée tôt le matin avant l'arrivée des ouvriers à l'usine.
Pas une seule minute. Non, ce qui vient à l'esprit de Charles-Matthieu c'est que cette pluie
démentielle ait sans doute réussi à endommager un établissement en perte de vitesse. Et
cette fois les assurances ne pourront rien contester ! Car déjà elles avaient tiqué quand un
malheureux incendie avait ravagé une partie des magasins. La compagnie avait vivement
contesté la thèse de l'accident et l'affaire traînait encore de cabinets d'experts en études
d'avocats. Mais cette fois, aujourd'hui, c'est imparable ! Le temps a joué pour lui, et, comme
dirait son si cher frère, l'Abbé Visidary, qui soit dit en passant est aussi bonhomme de Dieu
qu'homme d'affaires :
- Il faut toujours espérer de Dieu, jamais il ne nous oublie ! Il est à nos côtés quand tous les
espoirs nous ont abandonnés. Remercions-le.
Bien entendu, il n'est pas dit que l'abbé aurait prononcé ces mots dans une telle
circonstance, mais quand même, le fond reste très valable quelles que soient les
circonstances.
Alors que Charles-Mathieu est accaparé par un réseau complexe d’hypothèses et de
suppositions que son cerveau en ébullition secrète en rafales, la frêle Mirène qu'il n'a pas
entendue arriver tant son pas est léger, vient s'arrêter à son côté. Elle est pâle comme un
cierge de Pâques, toute vêtue de noire comme l'impose son récent veuvage qui remonte tout
de même à quatre ans, ce qui ne fait qu'accentuer son teint de cire.
Charles-Matthieu a un regard de pitié sur sa fille aînée dont il est tuteur depuis que son
jeune gendre Paul-Mathieu Muzy est mort de la tuberculose. Car ainsi va la vie, perpétuel
recommencement jamais à l'avantage des femmes : un mari meurt, un père le remplace et la
femme devenue épouse, puis veuve, redevient fille, naturellement. Enfin presque...
Donc la pâle Mirène se tient droite, les bras croisés sur la poitrine qu'elle a modeste, le

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regard perdu sur l'immensité d'eau qui s'étend devant elle.
- C'est beaucoup d'eau quand même, murmure-t-elle.
Son père ne répond pas. À quoi bon. La remarque est si stupide, pense-t-il. Elle reprend :
- Je voudrais bien savoir comment ça se passe à Zonza. Ils ont dû avoir des dégâts eux
aussi. Sûrement .
Il attend un petit moment avant de répondre :
- Voyons Mirène, si l'orage est tombé sur Bavella, ce qui à l'évidence est le cas, ils sont du
bon côté si j'ose dire. Toute l'eau est descendue sur la côte, ici, donc à Zonza, ils doivent
être à l'abri, eux.
Elle se tait, frissonne en rajustant sur ses épaules le grand châle de cashmere dont les
longues franges frôlent ses chevilles. Elle n'a pas remarqué le ton méprisant de son père, cet
agacement ne l’atteint pas. Elle a des larmes plein les yeux, sa voix s'étrangle un peu
lorsqu'elle dit :
- C'est si terrible tout ça ! Il y a des gens qui ont dû mourir et plus rien ne sera jamais plus
comme avant ! Mais pourquoi le bon Dieu s'acharne-t-il ainsi ? Comme si nous n'avions pas
eu déjà assez de misères ! Tout ça est terriblement injuste. Pour moi et pour tout le monde.
N'est-ce-pas Père ?
Elle s'arrête un court instant, ne laisse pas le temps à une éventuelle réponse et reprend dans
le même souffle :
- Je veux savoir ce qu'il se passe à Zonza. Je veux que mes deux filles voient leurs grands-
parents qu'elles n'ont plus vus depuis la mort de mon pauvre Paul. La mort peut venir si
vite, il n'y a qu'à regarder autour de nous. Père, je vous prie, dès que ce sera possible, faites
atteler et nous partirons !
Sans plus attendre, elle tourne les talons et laisse sur place un Charles-Matthieu presque
plus stupéfait de l'audace de sa fille que du désastre qui l'entoure.
Mais il fallut tout de même plusieurs mois pour que Mirène et ses deux filles puissent enfin
prendre le chemin de la montagne car le cyclone, comme certains l'ont qualifié, n'avait été
qu'une catastrophe, certes une très grosse catastrophe, de plus pour ravager davantage une
île déjà à la dérive et les plus pessimistes se disaient que les Dieux n'étaient décidément pas
de leur côté.
Les pluies dévastatrices ressemblaient à cette fin de siècle chaotique qui n'annonçait pas des
lendemains qui chantent. Bien au contraire.
Les installations industrielles florissantes au début du siècle, ferment toutes les unes après
les autres. Les hauts fourneaux de Solenzara et de Toga avaient déjà disparu en 1885, les

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filatures de soie d'Ajaccio périclitent, les modestes mines d'argent, de cuivre, fer et
manganèse sont définitivement abandonnées. Même l'agriculture, victime des procédés de
culture très archaïques, court à sa perte.
Dans cette dernière décennie, la Corse va perdre la moitié de ses terres agricoles et va
bientôt dépendre de l'approvisionnement venu de l'extérieur et ce n'est pas la malaria qui
sévit dans les régions les plus fertiles et décime les populations, qui va arranger les choses.
Et puis il y a la politique.
Si, pendant le second empire, l’île a bénéficié d'un véritable intérêt, voir même d'une
considération certaine du pouvoir en place, il n'en est pas de même de la république. Entre
1870 et 1900 pas moins d'une trentaine de préfets se sont succédés contre quatre pendant le
second empire. Sans mettre en cause l'implication et la valeur de ces grands commis de
l’État, la brièveté de leur mandat ne permettait pas, d'une part, de bien appréhender le
contexte local et d'autre part d'établir une collaboration efficace avec les élus corses
solidement implantés et souvent véritables potentats locaux.
Il n'en fallait pas plus pour que prospère une des plus regrettables spécialités insulaires : le
banditisme. Certes il existait déjà de longue date ce qu'il est convenu d'appeler : les bandits
« d'honneur ». Comme son nom l'indique, l'homme qui a commis un meurtre l'a fait pour
« sauver » son honneur et celui de sa famille. Il faut bien avouer que dans un territoire où
l'honneur est placé au panthéon des vertus, il faut très peu de choses pour qu'il soit
considéré comme offensé et l'irréparable se commet rapidement. Un homme digne de ce
nom se doit donc d'être à la hauteur de l'outrage et comme d'autres ont fièrement ramassé le
gant du duel, le bandit d'honneur décroche son fusil, lave l'honneur bafoué et le reste suit.
Peu confiants en la justice dite du continent, il est de tradition de prendre le maquis, et d'y
vivre plutôt confortablement, largement soutenu et entretenu par des villageois solidaires et
peu dérangé par une maréchaussée presque bienveillante.
En réalité, les bandits « d'honneur » ont été peu nombreux et leur épopée a largement été
étoffée par l'imaginaire d'une population très portée sur le romanesque. Ces récits, que la
tradition orale et le talent des conteurs agrémentaient, ont apporté aux longues veillées
autour de la cheminée un souffle d'aventure et de fierté tout prompt à enflammer les esprits
déjà conquis d'avance.
Le phénomène du banditisme qui se développe et prospère dans cette fin de siècle est d'une
toute autre ampleur et les retombées furent catastrophiques. Les Nonce Romanetti, François
Caviglioli, Joseph Bartolli et André Spada, véritables rois locaux, ont fait régner la terreur,
rançonnant les commerçants, détroussant des voyageurs et tuant quand bon leur semblait.

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Tous menaient grand train en toute impunité, allant même parfois faire publier mises en
garde et injonctions diverses par voie de presse . C'est en 1935 que fut pendu à Bastia le
dernier et le plus fou de ces assassins, André Spada et cette exécution publique mit enfin un
terme à cette si tragique période de l'histoire de la Corse.
Et c'est ainsi que dès la fin du XIXe siècle va émerger un courant lourd de conséquences :
l'émigration d'une grande partie de la population vers le continent, Marseille devient alors
la première ville de Corse, puis vers les colonies et les administrations, l'armée de ces cités
lointaines va compter plus de corses dans ses effectifs que tous les autres réunis !
Voila pourquoi le cyclone du 9 novembre 1892, pour aussi destructeur qu'il a été, n'est
finalement qu'une épine de plus dans la couronne posée sur une île à la dérive.

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Famille Paoletti

Dans le tout début de ce siècle de misère, ce n'est ni au déluge, ni aux bandits, ni aux
débordements politiques que Joseph-Antoine est confronté .
Tout ça réuni n'arrive même pas à la cheville du drame qu'il va devoir affronter.
Pourtant l'avenir semblait plutôt serein jusqu'à ce désastreux printemps 1902.
Pierre-Paul et Catherine étaient venus agrandir la famille Paoletti, la métairie de la plage
apportait suffisamment de fromages et d'huile d'olive pour satisfaire les besoins de la
famille et même plus. Quelques terrains supplémentaires dans les environs d' Olivèse
donnaient suffisamment de châtaignes et autres primeurs pour que l'avenir soit assuré.
Ce n'est pas la fortune, loin de là, mais une certaine aisance, oui assurément. La besogne
est dure, exigeante mais Joseph-Antoine, même à quarante ans passés, reste un homme
solide et un travailleur acharné. Un bon employeur aussi qu'apprécient les journaliers qui
viennent lui prêter main forte quand le besoin le nécessite. Aux champs tous les jours, à la
mairie quant il le faut. Il fait partie du conseil municipal et n'en est pas peu fier car tous ici
le considèrent comme un homme fier et raisonnable sachant écouter et porter des avis sages
que l'on écoute... parfois.
Mais voilà, en cette fin de printemps 1902, sa femme, Marie-Diane, attend leur septième
enfant. Elle a quarante-trois ans et se sent beaucoup plus fatiguée que d'habitude. On a fait
venir le docteur de Moca-Croce. L'homme de science qui connaît la famille depuis qu'il est
médecin, ausculte longuement la patiente, passe plusieurs fois son stéthoscope sur le ventre
déjà très arrondi et conclut d'un ton grave :
- Vous n'êtes plus bien jeune madame Paoletti et cette fois je pense que vous attendez des
jumeaux, il va falloir vous ménager un peu pour aller jusqu'au bout. Ça va aller, vous êtes
une femme courageuse.
Il quitte la chambre avec un sourire encourageant qu'il abandonne en entrant dans la pièce
centrale de la maison où l'attend Marie-Antoinette. C'est une belle jeune fille de presque
dix-sept ans aux yeux noisette très clairs pailletés d'or qui ressemblent à ceux d'un chat.

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Brune, le corps solide et harmonieux, elle a déjà remarqué le regard admiratif, bien que
discret, des garçons sur son passage. Elle tient de son père une réserve, certains disent une
sévérité, les médisants pensent un orgueil, qui découragerait les plus audacieux. Mais
aujourd'hui, point n'est question de garçons et de batifolage.
Elle comprend tout de suite au visage sévère du docteur que l'affaire est sérieuse. Alors que
le praticien s'assoit à la table et que Marie- Antoinette pose d'autorité un bol de café brûlant
devant lui, il lui fait signe de s’asseoir à son tour :
- Ta mère est bien fatiguée et je pense que vous allez avoir deux nouveaux frères ou sœurs.
Tu es l’aînée de la famille, Antoinette, il va falloir que tu l'aides beaucoup.
Le silence tombe pendant que le médecin avale son café. Pas un trait n'a bougé dans le
visage impassible de la jeune fille, pourtant, lorsque l'homme repose sa tasse, elle
murmure :
- J'aide déjà beaucoup, O' jo docteur. Je fais tout ce que je peux vous savez.
Il lui tapote la main d'un geste protecteur :
- Je sais, Antoinette, je sais, tu es une bonne fille courageuse . Continue comme ça, ce sera
bien.
Sauf que ça n 'a pas été bien du tout.
Le 27 juin 1902, un mois et une semaine après la naissance des jumelles Pauline et Marie-
Jeanne, Marie-Diane rendait au Dieu qu'elle craignait une âme amère et un corps ravagé.
Pour Joseph-Antoine, c'est la vie qui s'arrête. Le visage sec, le corps raide et le cœur en
lambeau, il regarde le cercueil de sa femme descendre dans cet abîme de terre qui bientôt
l'engloutira. Il ne se doute pas que quatre mois plus tard, il demandera que soit à nouveau
ouvert ce même cercueil pour que ses jumelles, décédées à deux jours d'intervalle, reposent
à jamais dans les bras de leur mère et qu'il voudra être seul pour ce dernier adieu.
Aujourd'hui il en est autrement. Dans ce matin rayonnant de début d'été, les hommes de la
famille de Sampolo et ceux d' Olivèse se tiennent silencieux, tête baissée, chapeau entre
leurs mains serrées pendant la dernière bénédiction du prêtre et c'est toujours en silence
qu'ils viennent donner l'accolade au veuf qui remercie d'un hochement de tête presque
mécanique.
À la maison, l'ambiance est différente. Les femmes qui ne sont pas autorisées à
accompagner leur défunt au cimetière sous prétexte que la démonstration de leur douleur
pourrait être excessive et donc déplacée, les femmes donc préparent le café et les beignets
qui accueilleront les visiteurs. Il y a des yeux encore brillants de larmes mais aussi
Jéromine, commère numéro un du village, qui ne peut s'empêcher de faire des

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commentaires cocasses sur des détails que personne n'aurait remarqués sans son œil acéré.
Et ce persiflage trouve un écho immédiat dans l'assistance qui s'empresse de surenchérir. Il
y a même un petit rire rapidement étouffé mais il se dégage de cette assemblée de femmes
une chaleur et un réconfort qui sont une sorte de pied de nez à la mort. Ici personne n'est
seul face au deuil. C'est une épreuve collective que l'on partage et chacune y participe à sa
façon. Par des gestes qui consolent : l'arrêt sur le pas de la porte et le bonjour un peu plus
appuyé que d'habitude ; les mots ordinaires que la douceur du regard qui les accompagne
transforme en mots d'amour pudiques. Toutes connaissent le poids d'un chagrin, toutes l'ont
déjà vécu, toutes savent la valeur de l’entraide.
Dans cette maison bourdonnante, la jeune Marie-Antoinette que tout le monde appelle
Antoinette, est silencieuse. Enfermée dans la chambre où sommeillent les deux nourrissons
d'à peine un mois, elle ne sait plus quoi penser, quoi faire, quoi dire. Elle a eu dix-sept ans
la semaine précédente et le terrible cadeau que lui a fait cette chienne de vie est la mort de
sa mère. La douleur immense et la responsabilité d'une fratrie qu'elle va devoir assumer
l'écrasent. Elle est seule, désarmée, étouffée de souffrance. Elle regarde dans le berceau de
bois ces deux petits êtres fragiles et souffreteux sans arriver à vraiment comprendre qu'ils
sont ses sœurs. Dans son cœur il y a une détresse immense et une colère aussi. Pourquoi sa
mère est-elle morte, pourquoi l'a-t -elle abandonnée en lui laissant ces bébés dont elle ne
sait absolument pas comment il va falloir s'occuper ? Et puis il y a les autres frères et
sœurs : François-Antoine, quinze ans, un bon garçon qui déjà accompagne son père aux
champs; Xavière, onze ans et un sacré caractère bien trempé ; Pierre, huit ans et Catherine,
six ans, des enfants qui ne comprennent pas vraiment ce qui se passe. Appuyée contre le
mur, elle regarde d'un œil vide la chaise de bois où sa mère s'est assise tant de fois, elle a le
sentiment que tout s'est effondré autour d'elle, qu'il ne reste que l'absence, la peur et la
douleur. C'est un petit coup discret tapé sur la porte et la voix de sa tante Marie qui la
rappellent à la réalité :
- Ouvre Antoinette ou au moins laisse-moi entrer. Il ne faut pas rester toute seule. Et puis on
va avoir besoin de toi, les hommes ne vont pas tarder à revenir du cimetière.
N'entendant pas de réponse, elle se décide à entrer dans la pièce. Sa nièce n'a pas bougé,
pétrifiée, le regard fixe et sec, la mâchoire serrée. Alors elle s'approche de la jeune fille,
l'attire doucement entre ses bras et murmure :
- Pleure, ma fille, pleure. Il faut que le chagrin sorte, pleure.
Et il s'échappe enfin en sanglots saccadés qui secouent le corps entier. Il y a la main qui
caresse la tête blottie contre l'épaule, la voix qui susurre :

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- C'est bien, ma fille, c'est bien.
Elles restent ainsi encore un moment, puis la tante écarte doucement Antoinette, essuie
délicatement le visage dévasté, remonte le crêpe noir sur les cheveux de sa nièce :
- Maintenant nous devons y aller, Antoinette, les hommes sont arrivés.
Le regard de la jeune fille est si plein d'une dureté désespérée que Marie en baisse les yeux.
- Allons-y, O' zia 1, je suis prête.
Dehors, le petit terre-plein n'est pas assez grand pour contenir tous les villageois venus
témoigner de leur compassion mais assouvir aussi leur curiosité. On s'éparpille un peu dans
le jardin plus loin, on s’agglutine autour de la grande table où le café et les douceurs
disparaissent à vue d’œil. Le vin et la charcuterie viendront un peu plus tard. On évoque des
souvenirs, on plaint la défunte et surtout ceux qui restent. On parle, on parle beaucoup. On
mange et on boit : la vie , aussi féroce soit-elle, continue.
Assis sur le mur de pierres sèches qui surplombe le terre-plein, deux jeunes garçons
observent la scène d'un œil distrait. Leur père, lui aussi, se tient un peu à l'écart. Il s'agit
d’Antoine-Jérôme Casanova et de ses deux fils, Mathieu quatorze ans et le cadet, Jules-
Pierre onze ans et la peine et la misère, ceux-là la connaissent mieux que personne.
Ils sont tous les trois laboureurs et journaliers chez les Paoletti comme chez d'autres. Leur
histoire familiale est déjà un champ de mines en partie dégoupillées. En octobre 1883,
quand Antoine-Jérôme épouse à Aulléne Marie-Isabelle, la jeune femme de vingt-huit ans a
déjà connu l'enfer . Cinq ans auparavant elle a perdu en l'espace de deux mois son mari et
ses deux fils de deux et trois ans, tous deux morts à dix heures d'intervalle. La suite ne sera
pas plus joyeuse. La famille Casanova est très modeste, les conditions de vie difficiles.
Lorsque nait la petite Angéle-Marie, c'est un peu l'avenir qui sourit... mais pas longtemps.
L'enfant ne vit qu'un an et demi. Mais l'instinct de survie enraciné dans les tripes et le cœur
des hommes, veille au grain et ce n'est pas la mort qui l'effraie. Alors la pauvre petite
défunte sera en quelque sorte remplacée par une seconde Angéle-Marie moins d'un an plus
tard. Or, quand la vie a décidé d'être féroce, elle ne lâche pas le morceau si facilement et le
chemin qu'elle trace peut devenir un terrible chemin de croix. Marie-Isabelle en est victime
quand à trente-cinq ans, cinq mois après la naissance de son second fils, Jules-Pierre, elle
rend son âme à un Dieu pas toujours miséricordieux avec ses créatures.
Voilà pourquoi les deux garçons assis sur le mur et qui regardent leur sœur Angéle-Marie
porter les paniers de beignets jusqu'à la grande table, voilà pourquoi les deux garçons
savent bien qu'ils ne sont pas vraiment nés du bon côté du bonheur.

1: Zia : tante

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Familles Muzy – Visidary

Ce deuxième jour d'octobre 1906 flamboie dans la fureur d'un automne débridé.
En cette fin de journée, tout est couleur d'incendie : le soleil qui ensanglante un ciel
d 'opale, là-bas, juste avant de sombrer derrière les montagnes ; la mer de feuilles rouges
qui ondulent mollement dans un souffle de vent descendu des aiguilles de Bavella ; on
croirait que même l'air est poussière d'écarlate.
En ce deuxième jour d'octobre 1906, au palazzo Muzy, la fête est finie. La fatigue peut
tomber, les corps s'abandonner au confort des fauteuils et des divans, le mariage a tenu
toutes ses promesses, la réussite est totale, les familles peuvent souffler. Enfin.
Car l'organisation des épousailles de Marie-Philomène Muzy, que tous appellent Méla avec
son cousin germain Antoine, Joseph, Alphonse, Marius Muzy, que tous appellent Antoine
pour la famille et Signor pour les autres, a été une affaire longuement préparée et menée
avec grand soin à son terme comme chaque alliance établie entre ces deux familles qui,
depuis des générations, échangent civilités, biens, ambitions politiques, projets industriels
et commerciaux plus ou moins heureux et parfois même n'hésitent pas à sceller un peu plus
cette belle amitié par des unions bénies par l'église, légalisées par l'état et solidement
verrouillées par le notaire.
Déjà, vingt-deux ans avant ce deuxième jour d'octobre 1906, deux jeunes tourtereaux
unissaient leur destinée sous l’œil satisfait de leurs géniteurs, fervents artisans de cette
union. Le village de Sari de Solenzara avait alors longuement festoyé pour la noce de
Mirène Visidary, mère de la mariée d'aujourd'hui, avec Paul-Mathieu Muzy
malheureusement emporté par la tuberculose à l'âge de vingt-deux ans juste après avoir eu
le temps d'avoir deux filles, Philomène dite Méla, l’héroïne du jour, et sa sœur Parsilia.
Puis la vie étant ce qu'elle est et l'obligation d'un célibat prolongé ce qu'elle n'est pas, la
belle Mirène avait retrouvé l'amour entre les bras protecteurs d'un jeune avocat de neuf ans
son cadet. Le couple, installé à Nice, eut alors le bonheur de voir leur ardente passion porter
ses fruits avec la naissance de deux fils, René-Charles, né en 1904 et Albert Baptiste né en

41
avril 1906 soit à peine six mois avant la noce de sa fille Méla qui nous occupe aujourd'hui.
Est-ce pour cette malencontreuse proximité d’événements que la « jeune » mère, sans doute
affaiblie par des maternités tardives et un accouchement récent à quarante ans passés, n'a pu
se rendre au mariage de sa fille aînée ? Est-ce que les familles Muzy et Visidary ont préféré
célébrer ce nouvel attachement sans l'ombre au tableau qu'aurait pu être une veuve Muzy
épanouie en épouse et mère comblée? Nul ne le sait, tout se murmure, rien ne se dit, mais le
fait est là.
Et puis, en ce beau jour d'octobre 1906, ce n'est pas l'absence de l'ex signora Muzy qui
occupe les esprits, c'est la présence de la resplendissante Marguerita Muzy née Rugiu et
mère du marié qui occulte tout le reste. Il faut bien avouer que la curiosité mérite bien d'être
à son comble car c'est la troisième venue en trente deux ans de Marguerita à Zonza.
La première, dont on a déjà parlé dans ce récit, était celle de son mariage avec Jules-
Mathieu, arrivée dont la splendeur et l’extravagance sont encore dans les esprits. Elle n'était
alors restée au village que très peu de jours estimant qu'elle était là dans le néant du monde
et que l'austère et grande maison familiale que l'on tout le monde appelait pourtant ici le
Palazzo, à savoir pourquoi, n'était qu'une maison de montagne tout juste bonne à accueillir
quelques voyageurs de passage. Et encore s'ils n'avaient rien trouvé d'autre. Ne pouvant
résister plus longtemps à la sévérité des lieux et des habitants, elle s'était empressée de
rejoindre à Bonifacio son bateau blanc encore tout décoré de fleurs et de bannières à ses
armes pour rejoindre le somptueux palais familial qui trônait depuis des siècles sur la place
principale d' Ozieri laissant son mari faire des allers-retours une ou deux fois l'an pour venir
l'honorer de sa présence. Dix ans après cet événement mémorable un seul et unique enfant
était né, en Sardaigne, de cette étrange union épisodique, le jeune Antoine que l'on marie
aujourd'hui et cette naissance lointaine et surprenante avait prêté le flanc à bon nombre de
suppositions et de moqueries en tous genres. Puis les choses, comme d'habitude, s'étaient
calmées, les langues s'étaient tues et plus personne ne prêtait attention aux voyages du cadet
des Muzy.
La seconde fugace apparition de la Dame Rugiu-Muzy avait été pour le mariage de son
défunt neveu, le pauvre Paul et de Mirène cités précédemment.
Et voilà qu'en ce bel automne 1906, l’aristocrate sarde est arrivée d' Ozieri pour la troisième
fois avec son faste habituel. Voitures à moteur, venues par bateau jusqu'à Bonifacio, qui ont
révolutionné sur leur passage tous les villages de l' Alta-Rocca, dames de compagnie et
famille habillées à la mode de Paris qu'il a fallu loger au Mouflon d'Or, grande bâtisse
appartenant aux Muzy que toute cette belle compagnie trouva fort peu confortable et si

42
rustique ! Et que dire de l'arrivée de la future belle-mère et de son fils à la mairie !
Tellement sanglée dans une robe de soie pêche entièrement brodée que sa taille aurait pu
tenir entre les deux mains d'un enfant. Beaucoup se sont demandés comment elle pouvait
respirer emprisonnée dans un tel corset et étouffée sous un époustouflant chapeau orné de
plumes et de rubans posé comme en équilibre sur un entrelacs de tresses coiffées en
chignon. Personne,ici, n'avait jamais vu pareille tenue. Mais la dame semblait parfaitement
à l'aise dans cette toilette, donnant le bras à son fils en habit, souriant presque à ces visages
médusés qui les scrutaient sur leur passage. Le lendemain de ces jours mémorables,
Marguerita pose un rapide baiser sur le front de sa belle-fille, enlace presque tendrement
son fils, salue son mari et sa belle-mère puis regagne, la tête haute et le buste raide, la
procession de voitures qui l'attendent alignées devant les écuries de la maison. La sienne est
la première. À peine s'est-elle installée qu'éclate un concert assourdissant de moteurs que
les chauffeurs s’efforcent d'allumer à grands coups de manivelle et quand le cortège
s'ébranle enfin, le vacarme met encore longtemps avant d'être englouti dans les profondeurs
de la vallée.
Pourtant le faste que les familles Muzy et Visidary ont voulu donner à ce mariage cache une
réalité toute autre. Le temps de la grandeur a entamé sa décadence. De la puissante lignée
Giacomo-Alfonzo Muzy il ne reste que le jeune homme falot que l'on vient de marier et
Méla qui arrive en épouse dans cette maison qui l'a vue naître.
Pourtant ce patriarche, maire de Zonza pendant dix ans dans la deuxième moitié du XIXe
siècle, était de la race à enraciner des dynasties. La sienne était composée de son épouse,
Maria-Antonia, femme de caractère que tout le monde respectait ici car elle le méritait,
de ses six enfants dont deux garçons, Ferdinand sur qui reposaient tous les espoirs de la
famille et Jules-Mathieu, homme effacé qui avait réalisé l'unique action d'éclat de sa vie
en épousant Marguerita Rugiu. Giacomo-Alfonzo, en bon seigneur local, connaissait
mieux que personne les hommes de sa région. Qu’ils soient paysans, politiciens, métayers,
il était capable de citer, de mémoire, les noms de chaque parent, leur date de naissance,
de décès, les bonheurs ou les chagrins qu’ils avaient traversés. Qu’il rencontre quelqu’un
dans la rue principale de Zonza, au palais de justice d’Ajaccio, sur les marchés aux
bestiaux, sur le port de Porto-Vecchio, il savait exactement qui était devant lui, ce qu’il
convenait de dire ou de taire, qui il fallait saluer et comment le faire. Toute sa vie il avait
gardé intacte son extrême connaissance de la chose politique et des gens qui la font. C’est
lui qui avait conseillé à son fils, Ferdinand, de ne pas se présenter aux élections
municipales. Qu’aurait-il à gagner de cette confrontation avec ses concitoyens ? Il avait
déjà fait ses preuves en tant que maire. C’était une affaire réglée, il n’avait plus rien à

43
prouver. La marge de manœuvre était limitée dans un village comme Zonza qui comptait
à peine deux cent soixante habitants. Il était temps de regarder ailleurs et de voir grand.
Ferdinand savait très bien ce que son père voulait dire. Il partageait son point de vue.
Depuis quelques années déjà, il était à l’étroit dans son fief de montagne. Il devait passer à
autre chose, il était prêt. L’opportunité était là. En août 1886, une partie des conseillers
généraux serait élue. Charles Evini, maire de Lévie et descendant d’une des plus
anciennes familles du canton, l'avait poussé à franchir le pas. Le temps était venu. Un
conseiller général serait le bienvenu dans la famille, les Muzy le méritaient bien.
Ferdinand en avait l’étoffe et les capacités. Il avait quatre ans pour mener une bataille
qu’il avait de fortes chances de gagner. Au diable le mandat de maire, il était usé jusqu'à la
corde ! L’avenir était au conseil général. Ferdinand, convaincu, s'était jeté dans l’arène.

Quand on dit arène, il faudrait plutôt dire salons, réunions, réceptions, serrage de mains,
foires diverses et variées, manifestations multiples. Et n’oublier personne et certainement
pas les élus en place qui donneront ou refuseront leurs fameuses voix selon que la cour
sera bien ou mal faite. La course aux institutions de la république était longue et
fastidieuse. Plus d’un avait commis l’erreur qu’il fallait éviter à tout prix et avait été
évincé. Ferdinand, et avec lui sa famille, ne pouvaient se permettre de perdre. S’ils
partaient en rangs serrés, c’était pour gagner le fameux siège. L’échec n’était même pas
envisageable. On avait toujours su bien calculer chez les Muzy et ne pas refuser l’effort à
condition de savoir où il devait mener. Et Ferdinand avait gagné. La réussite souriait et
souriait toujours quand les Muzy s'unissaient à la riche famille Visidary. L'avenir était à
eux.

Mais la vie est sans pitié et s'amuse souvent à défaire ce qui semblait indestructible. Le
temps des malheurs lui plaît autant que celui de la félicité et c'était le tour des Muzy d'en
faire les frais.

Lorsque Ferdinand Muzy meurt en 1899 à l'âge de cinquante-neuf ans, il avait enterré
tous ses enfants et c'est sa femme, Spinola, dévastée par un chagrin silencieux, qui restait
seule à la tête de cette impressionnante entreprise familiale. Elle ne pouvait pas compter
sur l'aide de son beau-frère qui n'avait jamais été porté sur la gestion des affaires. Jules-
Mathieu s'était d'ailleurs installé à Olmetto et d'aucuns disaient plaisamment qu'il était
ainsi beaucoup plus près du port de Propriano ce qui facilitait grandement ses
déplacements en Sardaigne. Bien sûr il y avait toujours le fidèle intendant de Ferdinand,
homme de confiance et conseiller avisé, qui savait parfaitement comment administrer ce
domaine qu'il connaissait par cœur, mais il n'en était pas le maître et il avait une
conscience aiguë de sa condition de subalterne. Voilà pourquoi, doucement mais
sûrement le destin de la famille Muzy empruntait le chemin glissant qui menait à leur

44
décadence.

Ce n'est pas encore le cas en ce bel automne 1906 quand Spinola accueille avec bonheur
sa petite-fille et belle-fille Méla dans sa grande maison. Elle aime profondément cette
belle et douce jeune femme qu'elle n'a pourtant pas vu grandir. Sous prétexte, justifié sans
doute, d'une longue route parfois dangereuse entre Sari et Zonza, les visites que Charles
Visidary avait autorisées à ses deux petites-filles étaient rares et elles avaient manqué à
Spinola.

Alors, lorsque après la période de deuil réglementaire, Charles demanda une entrevue à la
veuve de Ferdinand, celle-ci accepta avec plaisir et une pointe d'angoisse. C'était la
première fois qu'elle recevrait seule cet homme qui l'avait toujours impressionnée. Elle
appréhendait qu'il n'arrive accompagné de son orgueilleuse femme, Hélène, qui la
considérait toujours avec un soupçon de dédain. Du moins le pense-t-elle. Mais Charles
ne commit pas cette erreur, il vint seul considérant que l'affaire ne concernait en rien sa
seconde épouse. Assis dans le grand salon assombri par les rideaux tirés, une fois les
civilités d'usage échangées, il attaqua :

- Ma chère Spinola, la vie ne vous a pas épargnée et j'en suis très profondément chagriné,
vous le savez ?

- Je le sais, Charles, je le sais.

- Nous avons toujours été proches et je ne vous apprends rien en vous disant combien
j'avais, enfin j'ai toujours, une très grande estime pour votre cher Ferdinand parti
beaucoup trop tôt.

Il se tut laissant au silence le temps de chasser l'émotion qui les avait saisis tous deux.

- Vous êtes seule à présent pour faire face à toutes les difficultés que représente la gestion
de votre patrimoine et peut-être même de votre vie. Nous pourrions une nouvelle fois
unir nos forces dans la confiance la plus totale qui nous lie depuis si longtemps et faire
face, ensemble, aux difficultés à venir.

Raide dans ses voiles noirs, Spinola observa l'homme qui lui faisait face. Ils avaient
sensiblement le même âge, la bonne soixantaine. Elle l'avait connu jeune plein d'assurance
et d'ambition ; il n'avait pas trop changé, les années en plus et l'arrogance en moins. Elle le
savait sincère et honnête mais elle se méfiait tout de même du type d’association qu'il avait
en tête. Charles n'est pas homme à aider pour la beauté du geste. D'un hochement de tête,
elle lui fit signe de poursuivre.

- Notre chère petite-fille Méla a maintenant presque vingt ans. C'est une très belle jeune
fille, intelligente, cultivée, elle ferait une épouse parfaite vous savez.

45
- Je n'en doute pas un instant bien que je n'ai pas eu le plaisir de constater cela de moi-
même. Il y a bien longtemps que je n'ai eu le bonheur de la voir.

Charles accusa le coup. Il avait commis une maladresse, il s'en rendit compte et se dit qu'il
fallait reprendre la main immédiatement :

- Je sais, ma chère Spinola, je sais. Mais soyez assurée que j'ai fait tout ce qui était possible
pour donner à cette enfant et à sa sœur que j'aime, l'éducation, la sécurité et le bonheur
qu'elles méritaient d'avoir et cela malgré les tempêtes qui ont traversé ma vie

- Comme pour nous tous, Charles.

Elle dit cela avec un pâle sourire et infiniment de lassitude dans le regard. D'une voix
douce elle reprit :

- Alors Charles, pourquoi êtes-vous venu me voir ?

Il fut désarçonné, il s'attendait à plus de convenance, il décida de répondre avec la même


franchise directe :

- Et bien j'aimerais que nous réfléchissions à un éventuel mariage entre Méla et son
cousin Antoine. Cette union nous rapprocherait encore davantage...

Il n'eut pas le temps de poursuivre que Spinola stupéfaite lui lança:

- Avec Antoine, son cousin germain ! Grand Dieu ! Mais c'est un garçon timide à l’excès
qui partage tout son temps entre la maison de son père à Olmetto et les visites à sa mère
en Sardaigne. Je ne crois pas qu'il fasse grand chose d'autre, je ne lui connais aucune
activité particulière. Antoine, vraiment ? Notre Méla mérite peut-être mieux non ?

Charles se racla un peu la gorge, il n'imaginait pas une réaction aussi dépourvue
d'artifice. Il eut besoin d'un peu de temps pour reprendre ses esprits et le cours de sa
demande. Le temps que Marie, la cuisinière, apporte le vin du Cap, deux verres et les
canistrellis1 de sa confection . Avant de faire honneur à la collation, Charles annonça :

- Il est vrai que je connais mal votre neveu mais je crois que c'est un beau jeune homme
sérieux, bien élevé, en bonne santé et à la moralité sans défaut. De votre côté comme de
celui de sa mère, il est d'excellente naissance. Je pense qu'il pourrait faire un mari tout à
fait acceptable pour notre chère Méla qui est habituée, comme vous le savez, à une vie
agréable. Je pense d'ailleurs qu'elle serait sans doute très intéressée de rencontrer la
signora Marguerita qui, dit-on, est alliée à la maison de Savoie. Notre Méla serait tout à
fait dans son élément dans ce milieu aristocratique qu'elle connaît et apprécie, ce serait
dommage de la priver d'un tel plaisir elle qui a déjà beaucoup souffert dans son enfance.

1: canistrellis : biscuits corses sucrés secs et croquants

46
Spinola accusa le coup mais n'en laissa rien paraître. Elle fit diversion en faisant signe à
Marie de servir, mais l'attaque était sévère. Et malveillante. L'allusion à la bonne santé
d'Antoine la blessa au plus profond car elle faisait directement écho à la tuberculose qui
avait terrassé son fils; et que dire du long panégyrique sur Marguerita que l'on n'avait
pratiquement jamais vue à Zonza et de sa supposée bénéfique influence sur la future
jeune mariée ? C'est assez, pensa-t-elle, il est temps de clore cet entretien avant qu'il ne
tourne à l'humiliation pure et simple. Elle refréna une sourde colère qui menaçait de
l'envahir, attendit patiemment que Charles ait avalé son verre de vin et mangé son
biscuit et de sa belle voix calme:

- Mon cher Charles vous avez fort bien résumé une affaire qui, sans nul doute, vous tient
particulièrement à cœur. Personnellement je n'ai pas d'avis sur une telle union. Comme
vous me l'avez dit, c'est vous et vous seul qui vous êtes chargé de l'éducation de notre
petite-fille, c'est donc à vous et à vous seul de mener à bien cette affaire si vous la jugez
bénéfique pour Méla. Je vous remercie de votre visite et je ne vous retiens pas, la route est
si longue jusqu'à Sari, il ne faudrait pas vous mettre en retard.

Elle était droite devant lui, impressionnante dans ses lourds vêtements de deuil, les yeux
plantés dans ceux de Charles, le visage grave. Lui en fureur d'avoir commis une si
regrettable erreur qu'il payerait très cher, car il savait pertinemment que sans le soutien
de Spinola ce mariage qu'il désirait tant ne pourrait pas se faire. Et la femme impassible
qui le défiait froidement du regard le savait mieux que personne. Il n'avait eu que de très
rares et lointains contacts avec Jules-Mathieu, père d'Antoine et ne connaissait pas la
famille Rugiu qu'il avait si maladroitement mise en avant. Seule l'aide de Spinola pourrait
faire aboutir cette affaire si importante pour lui. Ce qu'il ne pouvait pas dire ici, c'est que
depuis la naissance de ses deux petits-fils sa vision d'un avenir plein d'espérances s'était
affirmée. Même s'il ne l'avouait pas ouvertement, le remariage de sa fille avec cet avocat
ambitieux, certes trop jeune pour une Mirène presque vieillissante, n'était pas pour lui
déplaire. Bien au contraire. Après une période de brève fâcherie, Hélène et lui s'étaient
rendus à plusieurs reprises à Nice pour féliciter les parents et faire la connaissance de
chacun de leur petit-fils. Enfin des garçons dans la famille ! En bonne santé qui plus est,
que demander de plus. Certes, ils ne portaient pas le nom de Visidary, on ne pouvait pas
tout avoir, ils n'en seraient pas moins de solides héritiers mâles, et c'était l'essentiel. Alors,
pour cimenter un peu plus ce bel édifice familial, il s'agissait à présent de bien marier
rapidement ses grandes petites-filles à commencer par Méla, l’aînée. Et tout
naturellement le renforcement des liens entre les familles Muzy et Visidary avait paru
évident. Mais voilà, Charles venait de commettre cette fatale erreur et tout restait à
recommencer.

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Il fallut bien des excuses, des lettres et des rencontres, des explications encore et encore
pour convaincre Spinola d'intercéder auprès de son beau-frère. Lequel, voyant d'un assez
bon œil l'union de son fils avec la douce et jolie Méla, n'eut pas trop de mal à persuader
ce dernier du bien fondé de la demande.

Et voilà pourquoi, ce 2 octobre 1906, Spinola accueille avec tant d'émotion et de bonheur
le nouveau couple Muzy dans ce palazzo Muzy débarrassé de ses rideaux de deuil, qui
devient leur maison.

48
Familles Casanova – Paoletti

À dix-huit ans passés, Mathieu Casanova porte son patronyme mieux que personne.

Les travaux des champs, qu'il pratique bien malgré lui depuis son plus jeune âge, lui ont
sculpté un corps robuste et sans graisse inutile sur lequel le regard pourtant pudique des
femmes, s'attarde de plus en plus fréquemment. Des yeux d'un sombre profond, le cheveu
noir et gracieusement ondulé, un charme certain remplacent avantageusement la
véritable beauté qu'il n'a pas. Et Mathieu sait déjà parfaitement se servir de cet avantage.
Il est de ces êtres à qui les violences d'une vie sans indulgence n'ont pas ôté la rage de
vivre ; bien au contraire. Il va d'instinct là où son plaisir le pousse et tant pis si les
chemins qu'il emprunte ne sont pas toujours ceux que la morale approuve.

Car le garçon qui n'a connu de l'école que ce que les autres en disent et de la vie familiale
qu'un long chemin de malheurs, le garçon est un jouisseur dans l'âme. Un jouisseur et un
joueur. Au poker, d'abord, qu'il a appris dès l'enfance dans l' arrière-salle du bar où
personne ne lui prêtait attention. Qui se méfierait d'un enfant assis tranquillement sur un
tabouret en attendant que son père, épuisé par une longue journée de travail, finisse
lentement le seul verre d'absinthe qu'il puisse s'offrir dans la salle enfumée du bistrot?
Personne ne pouvait penser que ce presque jeune homme apprenait plus en une soirée
que certains des joueurs durant leur vie entière. Tout ça pour dire que le jeune Mathieu
avait très vite intégré la logique implacable du jeu : argent facilement gagné et jamais
vraiment perdu puisque récupérable au jeu suivant, la chance est bonne fille. Il suffit
d'espérer, de s'entêter et de miser encore et encore : la boucle infernale sans fin est en
marche.

Mais aujourd'hui ce que Mathieu aime par-dessus tout, ce sont les femmes. Et surtout les
belles femmes. Cette attirance particulière lui vaudra d'ailleurs, dans tout le canton et
même plus loin dira-t-on, le flatteur surnom de Mateo di donni1 , mais nous n'en sommes

1: Mateo di donni : Mathieu des femmes

49
pas encore là. Pour l'heure il se contente de tester son pouvoir de séduction assis sur le
muret qui borde la grande rue du village. Là, presque tous les soirs quand le travail le
permet, il assiste à ce défilé de cinq à sept heures, codifié depuis toujours. Les jeunes filles
et les femmes du village, solidement chaperonnées par les hommes de leur famille, passent
et repassent sur le stradone 1, discutant entre elles et faisant mine de ne rien voir d'autre
que leurs voisines. Et les hommes font de même entre eux , mais toutes et tous voient et
commentent un regard qui s'attarde un peu trop, la beauté ou la laideur de quelqu'un ou
quelqu'une, un vêtement trop clair, une fille qui rit trop haut, le fils du boucher qui reste
planté là depuis presque deux semaines en attendant en vain Gracieuse que son père a
enfermée à la maison. Toute l'histoire du village est là, en raccourci, deux heures de
parcours, et la vie de chacun détaillée, commentée, supposée.

Donc le jeune Mathieu, lui aussi, fait partie du spectacle. Il observe tout ce petit monde, se
sait observé aussi et ça lui plaît beaucoup. Il se dit que Paule-Félicité est déjà une bien jolie
personne, comme l'est aussi Marie-Antoinette, la fille du père Joseph, comme il l'appelle
in petto. Mais là, c'est plus difficile car Joseph Paoletti l'a à l’œil, comme il a à l’œil ses
propres enfants et plus particulièrement ses trois filles qu'il vaut mieux ne jamais
regarder. Et puis il connaît Joseph depuis qu'il est enfant, Joseph qui les a aidés, lui et sa
famille, quand leur mère est morte les laissant dans une détresse qui même aujourd'hui,
ne s'efface pas. C'est chez lui qu'il est journalier, chez lui qu'il mange souvent quand il n'y
a personne à la maison, lui qui sait ses penchants pour les chemins de traverse, lui encore
qui lui conseille de se trouver une belle jeune fille sérieuse pour se marier quand le
moment viendra, il sera même son témoin s'il le veut bien. Mathieu ne l'encourage pas
trop sur cette histoire de mariage qu'il sent très mal car, après tout, pourquoi choisir une
seule femme alors qu'il y en a tant qui n'attendent que lui ! Après tout la vie est courte, il
est mieux placé que quiconque pour en témoigner, autant faire ce qui plaît et tant pis si
ça dérange, il suffit de ne pas y penser. Et d'ailleurs faut-il vraiment penser à tout ce fatras
d’événements souvent tragiques qui embrouillent la conscience au point d'empêcher de
vivre ? Le jeune Mathieu ne s'embarrasse pas de ça. Lui, ce qu'il a de viscéralement
enraciné au plus profond, c'est cette aveuglante fureur de vivre et tant pis si elle peut faire
des victimes collatérales.

Heureusement Olivèse ne vit pas qu'au rythme des emballements du jeune Casanova.
Encore que... Lors du dernier conseil municipal où il est question, une fois de plus, de ces
routes de terre battue qui relient les villages isolés du haut Taravo et dont l'entretien se
heurte sans fin au bon vouloir et aux impératifs du maire de chaque commune.
Interminables négociations stériles perdues d'avance qui font du réseau routier une sorte

1: Stradone : grande route

50
de patchwork alternant portions en bon état et chemins défoncés. Ainsi sait-on presque
toujours le moment précis où l'on pénètre dans la commune voisine. Donc, passant de
l'entretien des voies de circulation à l'utilisation que l'on en fait, est proposée l'idée d'avoir
deux ou trois cochers en titre pour conduire la lourde charrette municipale qui sert au
transport intercommunal des marchandises et parfois des personnes quand le besoin s'en
fait sentir. Après moult discussions la proposition est votée et Joseph Paoletti propose que
l'un de ces cochers soit Mathieu Casanova, jeune homme méritant dont tout le monde ici
connaît la vie difficile de la famille et pour qui cet emploi intermittent serait d'une grande
aide. Et c'est ainsi que ce jeune homme bouillonnant de vie se retrouve de temps à autre à
la tête d'un attelage qui lui permet de quitter son village, d'aiguiser sa curiosité et de
développer son désir d 'en connaître toujours plus sur l'espèce humaine. Surtout la
féminine.

Éloigner de temps à autre le fougueux Casanova, c'est certainement ce que souhaitait


Joseph. À presque cinquante ans et bien qu'au mieux de sa forme, il reste un homme
meurtri par le décès de sa femme. À aucun moment il n'a songé se remarier et il ne le fera
jamais. Il doit sans doute être l'unique homme du village à élever seul ses enfants et cette
responsabilité pèse lourd sur ses épaules. Travailler dur aux champs, mener ses affaires
honnêtement et fermement, s'impliquer dans la vie de son village qu'il aime tant, tout ça
c'est l'ordinaire, mais être un père, ça c'est une autre affaire. Bien sûr à présent les enfants
sont grands mais les difficultés ont grandi avec eux. Sa fille aînée, Marie-Antoinette, va
sur ses vingt et un ans et si elle a vaillamment tenté de remplacer sa mère auprès de la
fratrie pendant toutes ces années il n'en demeure pas moins qu'elle est devenue une belle
jeune femme fort sérieuse mais largement en âge de plaire aux garçons. Et ça Joseph en
est douloureusement conscient. Il a confié à son fils François la charge de surveiller tout
ce petit monde, c'est son rôle d'homme et de frère, autant qu'il l'apprenne le plus tôt
possible ; il n'empêche que Joseph Paoletti est inquiet. Les partis ne manquent pas à
Olivèse, il a même pensé à un ou deux jeunes hommes qu'il envisagerait bien comme
gendre mais l'idée du mariage ne semblant pas encore préoccuper Marie-Antoinette, il
préfère temporiser. Au fond, il n'est pas vraiment pressé que son aînée quitte la maison
dont elle s'occupe avec beaucoup de soin.

Mais voilà, depuis quelque temps, il lui semble que Mathieu a tendance à s'attarder un
peu dans les parages surtout quand Marie-Antoinette est là. Cette dernière ne paraît pas
lui prêter la moindre attention, mais son père connaît la fâcheuse réputation du garçon et
il connaît surtout la vie. Aucune force, aucun interdit ne résiste à l'embrasement des sens,
la jeunesse est là pour ça. La sagesse n'a pas sa place quand tout est nouveau, que le cœur
d'un seul coup s'emballe, que l'on confond amour et désir et, au fond, quelle importance ?

51
La raison n'existe pas quand deux regards se croisent, soudain fiévreux et qu'un bref
frôlement de mains fait s' enflammer le corps tout entier. Et ça, Joseph le redoute plus que
tout. Bien entendu, il n'est pas question qu'il parle à quiconque et encore moins à sa fille
de ses appréhensions. Dans cette Corse corsetée d'interdits et murée dans une pudeur qui
muselle le moindre sentiment, comment exprimer ce que l'on ressent, ce que l'on
appréhende ; alors le silence reste toujours le plus fidèle confident même s'il n'apaise ni
les doutes ni les craintes.

C'est pour toutes ces raisons que Joseph Paoletti n'est pas mécontent que le jeune
Casanova se voit attribuer le poste de cocher. Certes il partagera cette fonction avec trois
autres jeunes gens du village mais c'est toujours ça. Il est important que les jeunes voient
du pays, ça ouvre l'esprit et ça change les idées. Surtout en ce qui concerne Mathieu pense
Joseph.

Et la suite lui donne raison !

En quelques mois le jeune homme s'est imposé comme un cocher particulièrement


efficace que l'on sollicite de plus en plus. Certes, il continue à être journalier en haute
saison quand les moissons et autres récoltes battent leur plein mais il est souvent le seul à
accepter de prendre la route quand les conditions climatiques sont difficiles. Les livraisons
qu'on lui confie l’amènent parfois jusqu'à la lointaine Bonifacio et le récit qu'il fait de ces
voyages lui valent l'admiration de certaines. Il faut aussi dire qu'en ce début de XXe siècle
bien peu se sont aventurés hors des limites de la commune et du canton pour les plus
aventureux. Alors Bonifacio, vous pensez bien, quelle épopée ! Ce que Mathieu oublie de
dire, ou, plus justement, ce qu'il ne veut pas dire, c'est qu'il commence à être connu
comme le loup blanc dans les salles de jeu clandestines où le poker fait gagner autant
d'argent qu'il en fait perdre. Ces parties sont réservées à un cercle d'initiés et il ne
viendrait à l'idée de personne de s'en vanter en place publique. Le jeu est une chose
sérieuse, dangereuse parfois, et là, comme ailleurs, le silence est le meilleur des alliés. Si
Mathieu ne déroge pas à cette règle du secret, il n'en est pas de même pour ses conquêtes
féminines. On dit, et le garçon ne dément ni n’accrédite la rumeur, qu'il s'est amouraché
d'une belle fille rousse aux yeux clairs à Arguista.

- Une jeune fille très sérieuse, une Ettori, une de ces beauté, mi 1 ! informe le boulanger
ambulant, colporteur en chef des nouvelles du canton, lors de sa pause au bar Poli.

On opine du chef. À haute voix on plaint la fille et la famille. En silence on envie le


séducteur. Et puis on se dit que c'est la vie, un homme jeune et en pleine santé doit en
profiter, surtout quand le jeune en question a été si malheureux dans sa jeunesse. Après

1: Mi ou Aio : interjections intraduisibles qui ponctuent le discours comme : Oh !

52
tout c'est aux filles de savoir se garder et aux pères de savoir les tenir. Sinon tout part à
vau-l'eau.

Et Joseph Paoletti de penser que finalement son idée était une sacré bonne idée, il garde
un bon journalier et a écarté tout danger.

La chance est décidément de son côté quand éclate une nouvelle qui interloque le village
entier : Mathieu Casanova va épouser Paule-Félicité Guiderdoni ! On chuchote, on médit,
la future est sûrement enceinte ! Ça fait longtemps qu'ils fricotent ensemble ces deux là.
Elle a pas su se tenir, c'est sûr, et il doit être obligé de se la marier. Enfin, d'un autre côté
ça le calmera un peu le Mathieu. Et tout à coup, une sérénité inespérée s'abat sur
quelques foyers. Mais alors que la date de la noce se rapproche, tous les regards des
femmes sont fixés sur le ventre de la promise quand elle va prendre l'eau à la fontaine et
le verdict est formel : elle est plate comme une planche ! Même si certaines s'entêtent :
Allez, il y en a qui le cachent bien!

Mais rien ne pousse et, quand le 19 avril 1909, par un radieux jour de printemps tout
enchanté de fleurs et enivré de senteurs, les jeunes mariés sortent de l'église, la modeste
tenue ajustée de Paule-Félicité Casanova épouse parfaitement une silhouette robuste mais
au ventre plat. Derrière eux se tient fièrement l'un des témoins, Joseph Paoletti.

La messe est dite.

53
Famille Muzy

L'affaire fait grand bruit bien qu'à la réflexion elle ne devrait étonner personne.

La signora Méla divorce de son cousin Antoine! Tout le monde ici a pratiquement le
même avis sur le dandy tiré à quatre épingles qui passe son temps à sillonner les environs
au volant de son automobile ou à aller rendre visite à sa chère maman à Ozieri : le signor
Antoine n'est pas un homme digne de ce nom. Les mauvaises langues disent même qu'il est
impuissant : « Aio, c'est vrai non, qui peut en douter ? Quand on n'a pas réussi à mettre
enceinte une aussi belle femme qui la signora Méla en quatre ans de mariage, c'est bien
qu'il y a quelque chose qui cloche ». Certaines femmes du village, toujours prêtes à
allumer un incendie même dans un marécage gorgé de flotte, se plaisent à répéter
qu'elles tiennent d'une source très sûre que : « l'homme préfère regarder que toucher ».
Personne n'osant demander plus de précisions, le lourd secret s'est répandu entraînant
avec lui les suppositions les plus fantaisistes qui se conclut généralement par : « les Sardes,
même nobles à ce qu'il paraît, restent des sardignoli1 , é basta», tout est dit et bien dit.
Mais, tout de même, de là à divorcer quatre ans à peine après la noce, il y a un sacré pas à
franchir, mais bon, quand on a de l'argent, tout est permis non ? La morale c'est bon pour
les pauvres.

Si l'affaire fait grand bruit au village, c'est encore pire dans l'enceinte très privée du
palazzo. Depuis longtemps déjà Spinola Muzy observait sa petite-fille avec inquiétude. Le
ventre désespérément plat de Méla ainsi que l'absence de la moindre connivence entre
deux jeunes époux qui devraient en déborder la plongeait en plein doute. N'osant pas
aborder de front avec Méla un sujet aussi délicat que des embarras matrimoniaux, elle
biaisa en interrogeant habilement, du moins le pensait-elle, Rose. Cette dernière qui
travaillait depuis toujours chez les Muzy qu'elle respectait presque autant que sa propre
famille, avait facilement cédé aux questions de la maîtresse de maison. À demi-mot
d'abord, puis avec de plus en plus d'assurance, elle avait fini par confier qu'un lit avait été
1 Sardignoli : terme très péjoratif pour désigner les Sardes

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dressé dans une pièce à côté de la chambre à coucher des jeunes mariés qui occupaient
une partie du premier étage. D 'après elle, elle n'était pas là au moment des faits mais
enfin, donc d'après elle, il semblait bien que le couple faisait chambre séparée.

- Tous les jours ? avait demandé Spinola stupéfaite.

- Enfin la nuit plutôt, avait répondu Rose sans la moindre pointe d'humour.

Et elle avait ajouté avec un sens de la déduction qui lui faisait honneur :

- Mi, c'est peut-être pour ça que la jeune signora n'est toujours pas grosse.
Spinola n'avait pas répondu et Rose, plongée dans un abîme de réflexions, s'en était
retournée en cuisine. Quelques temps plus tard Méla était venue s'asseoir à côté de sa
grand-mère sous l'un des grands platanes qui faisait de l'ombre sur tout le terre-plein
central. C'était la fin d'une très lourde journée d'été, le vent du soir qui descendait des
aiguilles de Bavella était une caresse bienfaisante qui apaisait la terre et les hommes
épuisés de chaleur. Discrètement Méla jeta un œil sur la vieille femme alanguie sur sa
chaise-longue en osier, tout était calme, seuls parvenaient de temps à autre le braiment
répété d'un âne solitaire et l'écho intermittent de voix venues du village. Malgré la chaleur
Spinola était ensevelie sous ses habits de deuil. Elle était si frêle que sa silhouette n'était
qu'un trait noir à peine visible sur les coussins du fauteuil. À soixante et onze ans, sa
famille se réduisait à ses deux petites-filles, tous les autres étaient morts. Pour elle, la vaste
maison n'était plus hantée que par les fantômes de ses êtres si chers qui pourrissaient
lentement dans l'imposant caveau de pierre au bout de l'allée. Alors, quand Méla et
Antoine étaient venus s'installer au palazzo, un peu d'espérance et de vie les avait
accompagnés. Certes, Spinola n'était pas dupe, il s'agissait là d'un mariage de circonstance
mais qui sait, entre deux jeunes gens du même milieu, en bonne santé et sans soucis
particuliers, à défaut d'amour, une sorte de cohabitation agréable pourrait s'établir. C'était
l'usage, non ? Après tout le bonheur se gagne peut-être si on le désire. Seulement voilà, les
jeunes mariés le désiraient-ils ?

En cette fin de journée paisible, la vieille dame fatiguée tentait en vain d'abandonner le
poids de ses pensées à la fausse fraîcheur du soir. C'est alors qu'au seuil d'une somnolence
bienfaisante, elle avait senti peser sur elle le regard de sa petite-fille. Un regard appuyé,
Méla pensait certainement sa grand-mère endormie sinon elle n'aurait jamais osé une
telle insistance. Un de ces regards qui percent plus qu'une lame. Un de ces regards qui
rendent les mots inutiles. Spinola laissa au temps quelques minutes de répit, puis de sa
voix tranquille et douce elle demanda :

- Dis-moi un peu, Méla, est-ce que tu es heureuse avec nous ? Solenzara ne te manque
pas trop ?

55
Surprise, la jeune femme avait mis un peu de temps avant de répondre :

- Je suis très bien ici avec vous tous, minana1, et puis il fait trop chaud à Solenzara en ce
moment, Zonza c'est beaucoup mieux.

Les roues d'une charrette et la voix du cocher qui encourage le mulet dans la pente
brisèrent le silence. Spinola n'était pas femme à baisser les bras même dans les situations
délicates, surtout dans les situations délicates. Et celle-ci était de tout premier ordre car
aborder le sujet qui la préoccupait tant n'était pas une mince affaire.

- Tu sais comme je t'aime u mé tesoru2, tu sais comme je voudrais que tu sois heureuse.

Inquiète Méla s'était retournée vers sa grand-mère. Les confidences et les marques
extérieures d'affection n'étaient pas coutumières ici et cette soudaine intimité
bienveillante la surprit. Bien qu'elle n'ait jamais douté de l'amour sincère qui les liait
toutes deux, une telle liberté de parole la laissa sans voix. Spinola fit comme si de rien
n'était et poursuivit :

- Alors dis-moi Méla, comment ça va avec Antoine ? Tu sais que tu peux me parler en
toute confiance et je vois bien que tu n'es pas une jeune mariée épanouie. Si tu veux te
taire, je comprendrais, mais il y a des choses qu'il ne faut pas garder trop longtemps en soi
sinon elles finissent par te manger le cœur et tu es trop jeune pour ça.

Alors la jeune femme avait dit. Ce qu'au début de leur mariage, elle pensait être la timidité
de son époux. Un mari délicat et très bien élevé, certes, même prévenant à son égard,
mais comme un ami pourrait l'être. Lors de ses visites en Sardaigne, elle était très bien
reçue dans le somptueux palais de sa belle famille, elle ne manquait de rien, bien au
contraire. Elle s'était arrêtée plusieurs fois dans son monologue et il avait fallu toute la
délicatesse et la muette compréhension de Spinola pour qu'elle puisse enfin avouer que sa
vie de femme n'avait toujours pas commencé. Après un long silence, elle finit par confier
en rougissant violemment que, malgré ses efforts, Antoine ne semblait pas intéressé par la
« chose ». Elle murmura « la chose » tellement bas que Spinola faillit ne pas l'entendre. Le
silence qui suivit l'aveu, tout empli de pudeur bafouée pour Méla et d'accablement pour
Spinola, risquait de s'éterniser. Pour y mettre un terme l’aïeule posa sa main sur le bras de
Méla et le tapota doucement :

- Tu peux parler sans crainte, ce sont des choses qui arrivent dans les couples tu sais. Il
n'y a rien de honteux à ça.

Elle se tut puis ajouta :

1: Minana : grand-mère
2: U mé tesoru : mon trésor

56
- Et ce n'est pas de ta faute ma petite Méla.

La jeune femme toussa un peu, ferma les yeux, saisit la main de sa grand-mère, la serra
très fort et raconta d'une seule traite : tous les soirs son mari l’escortait dans sa chambre,
renvoyait la femme de chambre, l'aidait à se déshabiller, la regardait faire sa toilette,
l’accompagnait jusqu'à son lit. Là Méla s'était tue, cherchant les mots qu'elle trouva
difficilement pour conclure qu'Antoine regagnait ensuite sa chambre après quelques
gestes d'amour qui n'étaient peut-être pas de nature à faire naître un héritier.

Après cette salvatrice confession les liens entre la petite-fille et sa grand-mère s'étaient
encore plus étroitement resserrés si bien que lorsque Méla aborda la question du divorce
deux ans plus tard, Spinola poussa un imperceptible soupir de soulagement.

Les réactions ne furent pas les mêmes pour les autres familles concernées.

Jules Mathieu ne réagit pratiquement pas. Il savait que son fils était le seul descendant
mâle des familles Muzy et Rugiu, son avenir était donc assuré. Quant au mariage, même
s'il ne s'était fait aucune illusion, il était tout de même très déçu que la jeune Méla n'ait
pas été capable d'assumer une charge d'épouse, certes un peu délicate compte tenu de la
personnalité d'Antoine, mais tout de même ! Quel mariage était gagné d'avance. S'il fallait
s'arrêter à quelques embarras, bien des unions sombreraient, toutes les jeunes filles et les
jeunes hommes bien nés savaient cela. Tant pis, il n'en ferait pas un drame, Antoine
trouverait bien à se consoler ici ou en Sardaigne. L'ordinaire en quelque sorte.

Pour les Visidary, la chose avait plus été compliquée à accepter. Le patriarche Charles-
Mathieu, avait été soulagé d'avoir pu caser convenablement ses deux petites-filles, le
laissant ainsi libre d'envisager sous les meilleurs auspices l'avenir qu'il envisageait pour ses
petits-fils. En effet, le second mariage de Mirène comblait tous ses vœux. Il avait vite
oublié l'embarrassante différence d'âge entre les époux qui avait tant prêté à rire dans les
chaumières, pour ne voir que l'avantage d'avoir à son côté un jeune avocat fringant et non
dépourvu d'ambition. Et quand Mirène, déjà sur le retour, avait mis au monde deux fils,
plus rien ne pouvait freiner l'enthousiasme de cet homme puissant. Il en avait presque
oublié les difficultés économiques et sociales que traversait la Corse et, par voie de
conséquence, ses propres entreprises. Certes, ses petits fils ne portaient pas le non
prestigieux de Visidary, mais tant pis, ils en sont les légataires et c'était l'essentiel. Alors
quand Méla et Antoine annoncèrent leur intention de divorcer, le ciel s'obscurcit
immédiatement. Qu'allait-on faire maintenant de cette jeune femme ? En toute logique,
étant orpheline de père, elle devrait retrouver la tutelle de Charles-Mathieu, ce qui
n'enchantait aucun des protagonistes. On essaya de raisonner Méla, sans sucés. Alors on
brandit la honte à subir face à la morale bafouée et l'honneur des familles foulé aux

57
pieds ; puis la colère, bref tout y passa et rien n'y fit. Les deux tourtereaux ne voulaient
rien savoir, c'était fini, un point c'est tout.

Face à cette inébranlable fin de non recevoir, on finit par trouver un statu quo : Méla
resterait au palazzo, à Zonza, après tout elle y avait son appartement. Antoine se ferait
discret et continuerait d'user les pneus de sa voiture sur les routes de Corse et de
Sardaigne.

Bon an, mal an, un nouvel équilibre se créait. Mais la vie se fiche pas mal des équilibres et
la suite le prouva.

58
Familles Paoletti – Casanova

On a beau dire, on a beau penser, on a beau faire, jamais on ne met la raison à notre
botte.

Et ça, Marie-Antoinette Paoletti en est la preuve vivante et ce n'est certainement pas son
père, Joseph, qui dira le contraire. Mais il faut avouer que sa fille aînée lui donne bien des
soucis et ceci à cause de cet incorrigible coureur de jupons qu'est Mathieu Casanova.

Le mariage du jeune homme, rapidement suivi de la naissance d'un petit Jean-Pierre, a un


temps apaisé les craintes de Joseph. Malheureusement l'enfant est mort à huit mois et ces
deux événements, heureux pour le premier, funeste pour le second, n'ont en rien atténué
le goût très prononcé de l'homme pour ce qu'on appelle pudiquement : le beau sexe.
Encore que, beau sexe pas toujours, mais enfin, c'est un terme générique alors passons.
Tout le monde sait bien que l'amour est aveugle et le désir encore plus. Personne ne sut
exactement quelle promesse le jeune Casanova avait bien pu faire à Marie-Antoinette
mais lorsqu'on la vit quitter la maison paternelle pour aller s'installer dans un des
quartiers le plus pauvre du village dans un logement sommaire mais non loin de celui de
Mathieu, les suppositions furent à leur sommet.

Certes la fugueuse n'est pas une jeune-fille à peine pubère qui découvre la vie avec
innocence. Non, Marie-Antoinette, elle, a passé vingt-six ans mais que sont vingt-six
longues années en ce tout début de XXe siècle dans un village isolé du haut Taravo ? Que
sait-on des pièges de l’existence dans un monde où le silence est roi et le sens de l'honneur
élevé au rang de parole d'évangile? Que sait-on de l'amour, de ses ardeurs, de cette
passion qui peut conduire aux pires folies ? Même à vingt-six ans, que sait-on du
bonheur de vivre quand, trop jeune, on a dû subir la mort d'une mère et se retrouver au
cœur d'une famille dévastée, clouée dans le mutisme d'une douleur impossible à
exprimer ? Dans ces conditions, même à vingt-six ans, que sait-on d'un amour que l'on
suppose si différent de celui d'un père et d'une fratrie ? Les chansons d'amour que l'on
entend dans les fêtes ou les veillées, les sous-entendus et les regards furtifs que l'on voit

59
s'échanger, et l'imagination fait le reste : elle invente l'espoir et forge une sorte d'idéal que
l'on espère sans même savoir vraiment à quoi il ressemble, mais on espère et c'est
l'essentiel. Alors, lorsque se présente un solide garçon au charme ravageur, même si l'on
connaît ce garçon depuis l'enfance, même si l'on est mise en garde, même, même... Il suffit
peut-être de quelques mots tendres, de vagues promesses d'un hypothétique mariage, sait-
on jamais : tu es si belle mon Antoinette, tu sais bien que je n'ai épousé Félicité que parce
que ton père n'aurait jamais voulu de moi, sinon, tu penses bien, jamais je n'aurais fait ça
parce que c'est toi que j'aime, tu le sais bien non ? Il suffit d'entendre ce que l'on espère et
le croire, c'est tout. Et l'on oublie le village corseté de convenances, on oublie le père qui,
par pudeur peut-être, par peur de la honte sûrement, ne sait que menacer. Car Antoinette
ne reconnaît plus son père, d'ordinaire si mesuré, si plein de sagesse, respecté de tout le
monde pour son sens de la justice et son honnêteté à toute épreuve. Elle ne comprend pas
vraiment ce qu'il tente maladroitement de lui expliquer sur les hommes qui ne sont pas
sérieux et sur les risques qu'il y a à les fréquenter.

- Quels risques, o'ba1 ?

- De te retrouver comme Lucie, tu sais comment on l'appelle, Lucie ?

Elle répond oui de la tête. Lucie a putana2, mais ça n'a rien à voir avec elle. Elle, elle aime
un seul homme qui le lui rend bien, il n'y a rien de honteux à ça. Ce n'est pas comme
Lucie qui va avec qui lui plaît, ou qui le lui demande, elle ne comprend même pas
comment son père peut penser une horreur pareille. Il a effacé d'un geste les timides
explications qu'elle essaie de donner pour conclure

- Et que je ne te revoie plus jamais avec Mathieu, ce n'est pas un homme pour toi, il ne
peut que te faire souffrir c'est compris ?

Elle ose :

- Mais enfin, il travaille chez nous depuis toujours et son père aussi, ce sont des gens
sérieux, non ? On les a toujours aidés quand il le fallait, non ?

Joseph pâlit, l'affaire se corse, il faut entrer un peu plus dans les détails et ça, ce n'est pas
une mince affaire :

- Je n'ai jamais dit que les Casanova n'étaient une famille sérieuse et travailleuse, jamais.
Ce que je veux dire...

Il s'interrompt, décidément Marie-Antoinette le met dans une situation extrêmement


délicate et il n'aime pas ça du tout. Il aime sincèrement ses enfants et tout

1: O'ba : père, papa


2: A putana : la putain

60
particulièrement son aînée sur laquelle il a tant pu compter depuis la mort de Marie-
Isabelle, alors, être obligé de la mettre en garde, presque de la menacer à cause de ce
voyou de Mathieu le met dans une colère qu'il a beaucoup de mal à maîtriser. Mais il le
faut bien, l'affaire est grave, il doit se montrer intraitable, tout l'honneur de la respectable
famille Paoletti est en cause, c'est tout dire. Il se carre un peu plus sur sa chaise, croise les
bras sur sa poitrine, lève le regard sur sa fille et lance d'une voix calme mais péremptoire :

- Ce que je veux dire c'est que Mathieu est un bon garçon mais qu'il aime trop les femmes.

C'est clair, concis, il ne peut pas faire mieux, Marie-Antoinette a certainement compris,
alors il conclut:

- Eccu e basta cusi1.

Une fin de non recevoir en somme. Ou plutôt une incapacité à pouvoir en exprimer plus.
Malheureusement pour Joseph, le séducteur a de la ressource. Il a su consoler sa Marie-
Antoinette, n'a rien trouvé à redire lorsqu'elle lui a annoncé qu'elle a trouvé une chambre
à côté de sa maison, bien au contraire, cette proximité lui permettra de retrouver sa belle
quand ses disponibilités lui en laisseront le temps. À aucun moment il n'a jugé bon de lui
demander comment les choses s'étaient passées avec Joseph ni pourquoi elle a les yeux
rougis et si peu d'affaires avec elle. Il aurait pourtant dû s'en inquiéter car les yeux rougis
de la jeune femme ne sont pas les seuls symptômes d'une peine bien compréhensible. Ils
sont surtout l'expression d'une peur bien plus profonde, voir viscérale. Depuis trois mois
Marie-Antoinette, d'ordinaire réglée comme un coucou suisse, n'a plus ses règles. De plus
une envie de vomir persistante et des seins qui prennent un volume que son caraco ne
pourra bientôt plus contenir et encore moins dissimuler, ne lui laissent aucun doute car,
toute innocence que soit la jeune femme, elle sait reconnaître les signes d'une grossesse.
Au lavoir, sorte de café du commerce pour les femmes, beaucoup de choses se disent.
Confidences, moqueries, chagrins ou bonheur, histoire de famille et histoire de cœur, la
parole se libère dans cet endroit exclusivement féminin qu'aucun homme jamais n'oserait
approcher. Quoique l'envie ne manque aux plus jeunes d'aller voir de plus près certaines
jeunes filles dont la chemise collée au corps par l'effort, laisse deviner une anatomie qu'on
irait bien... C'est donc dans ce gynécée de circonstance, que Marie-Antoinette, comme
bien d'autres, a été formée aux choses de la vie, et parfois même, à celles de l'intime et du
lit. Alors, lorsqu'elle a compris qu'elle avait la malchance d'être enceinte, la terreur l' a
prise et sans en parler à quiconque, elle a fui. C'est ainsi qu'elle a trouvé refuge dans cette
chambre qu'une vague parente possède dans une petite maison du quartier populaire des
Curti, quartier qui a le double avantage d'être, d'une part, à l'autre bout du village, loin du

1: Eccu e basta cusi : Voila , ça suffit comme ça

61
quartier du Valdo situé sur les hauteurs où vit sa famille et, d'autre part, d'être à quelques
enjambées de la modeste demeure de son amant. Mais Mathieu n'a posé aucune question
à Marie-Antoinette, si elle est là, c'est sans doute qu'elle veut, pourquoi chercher plus
loin ? Lui, du haut de ses vingt-deux ans, il n'a qu'une envie : vivre vite et jouir de la vie
(et d'autre chose!) le plus possible sans jamais regarder ni derrière ni à côté. Et travailler
aussi, car Mathieu n'est pas fainéant. Comme il s'est montré très sérieux et
particulièrement véloce dans son poste de cocher, c'est à lui que revient maintenant la
quasi totalité des courses et trajets du village. Cette fonction qu'il aime a l'inestimable
avantage de pouvoir cumuler travail et, si l'on peut s'exprimer ainsi, loisir. Il fréquente
assidûment tous les cercles de jeux clandestins entre Olivèse et Bonifacio, perdant au
poker plus souvent qu'il ne gagne ; et profitant au passage des étreintes de ces belles
logeuses qui savent mieux que personne berner un mari aussi suspicieux qu'ombrageux.

Il se dit même, au village, qu'il entretient toujours une liaison suivie, avec cette belle
rousse d' Arguista de dix-sept ans, Claire qu'on sait pourtant sérieuse comme une
carmélite et que l'on plaint de tout cœur. La pauvre petite ne sait certainement pas où elle
met les pieds, enfin les pieds, c'est façon de parler et l'on rit sous cap de cette fine
plaisanterie. Car il ne faut pas oublier que l'ironie, même du plus mauvais goût, fait partie
intégrante de l'âme corse mais uniquement quand elle est pratiquée par les autochtones si
non elle devient insulte et là plus personne ne répond de rien.

62
Familles Muzy -Visidary- Guidicelli

À Bastia, en ce 9 octobre 1912, Charles Visidary sort des bureaux des Chemins de Fer de
la Corse, autrement nommée la CFD. Il vient de participer à une nouvelle réunion sur le
projet du prolongement de la ligne ferroviaire existante entre Ajaccio et Bastia vers la
plaine orientale jusqu'à Porto-Vecchio. Ce projet, qui fit pendant des décennies figure de
serpent de mer, a été enfin déclaré d'utilité publique il y a plus d'un an et les travaux
peuvent enfin commencer. Depuis de longues années, Charles et Ferdinand Muzy, furent
les artisans très actifs de la réalisation de ce projet qui verrait enfin le désenclavement de
cette plaine où, l'un comme l'autre, avaient tant d'intérêts. Charles Visidary, parce que ce
nouveau moyen de communication favoriserait le développement de ses forges et autres
industries qu'il possédait ; Ferdinand, en tant que conseiller général du très grand canton
de Zonza qui s'étend des aiguilles de Bavella jusqu'aux plages de Sari de Porto-Vecchio,
savait combien une telle révolution faciliterait la vie et les échanges commerciaux des
habitants de la plaine, ses électeurs. Bien entendu, aujourd'hui, les choses ont bien
changé. Ferdinand Muzy est mort, son fils également, il n'y a plus personne pour lui
succéder. Succéder est bien le mot car, ici, le vote républicain s'est toujours accommodé
d'un solide clientélisme jalousement surveillé et toujours alimenté. Pour Charles, comme
pour les autres industriels locaux, le temps de la grandeur est passé, la Corse sombre
lentement mais sûrement dans un marasme que la guerre qui se profile n'arrangera pas.

Pour le patriarche Visidary, ce n'est pas vraiment la misère, loin de là et, en ce 9 octobre il
sort satisfait de la réunion où ont été présentés les travaux réalisés. Tout est en bonne voie,
si on ose dire, et même si les usines sont en grosse perte de vitesse, le train passera non
loin du domaine de la Solenzara et des ressources qu'il produit encore. Malgré ses
soixante-dix ans, l'homme est encore alerte et son esprit est toujours en parfait état de
marche. De plus l'avenir lui paraît assuré depuis que sa fille a épousé cet ambitieux avocat
qui sait si bien le seconder dans la gestion de ses affaires . Voila un homme de valeur qui
est vraiment impliqué dans la vie de sa famille et très attaché aux responsabilités qu'il a

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empoignées à bras le corps. Finalement sa fille Mirène a bien su mener sa barque malgré
les tourments d'une vie de femme qui avait si dramatiquement débuté. Oubliée la
différence d'âge, Paul est un excellent mari, un père attentionné pour ses garçons et
surtout un gendre taillé sur mesure. C'est donc l'esprit léger que Charles se dirige d'un pas
encore alerte vers son automobile. Alors qu'il quitte le centre ville pour emprunter la
route du sud, une agitation particulière secoue le bord de mer. Augustin, le chauffeur, fait
remarquer que beaucoup de monde se précipite vers la place Rinella non loin de là et c'est
à cet instant précis qu'un bruit étrange que l'on ne connaît pas semble tomber du ciel.
Affolé et sans attendre l'ordre de son patron, Augustin stoppe le véhicule, se tourne vers
Charles et dit d'une voix blanche :

- C'est la fin du monde monsieur, que faisons-nous ?

- On va voir.

Et sous le regard terrorisé de son chauffeur, Charles ouvre la portière. Il a à peine le temps
d'atteindre le marchepied que le bruit envahit tout l'espace et ce qu'il voit alors le stupéfie.
Là, à quelques mètres, dans la lumière insolente de ce jour d'octobre, un objet
assourdissant raye le ciel d'azur. La foule retient son souffle, quelqu'un crie :

- Un avion !

Et c'est bien ça ! Un monoplan qui s'approche, instinctivement la foule recule créant un


mouvement de panique vite étouffé, la curiosité est plus forte que la peur. Et quand
l'étrange oiseau effectue un virage pour venir se poser en brinquebalant sur la place qui
longe la mer, il faut un long moment avant que tout le monde reprenne ses esprits et
qu'un gigantesque cri et des bravos frénétiques secouent l'assistance. De son perchoir
Charles voit très bien le pilote émerger de son avion, aussitôt accueilli par les instances de
la ville averties de la tentative d'exploit quelques heures plus tôt. Augustin, les yeux
exorbités, regarde sans arriver à croire ce qu'il voit : un aéroplane pour de vrai. Il a bien
lu dans le journal, il y a longtemps déjà, qu'un dénommé...il ne se souvient plus du nom,
bref qu'un homme avait traversé en avion une mer là-haut, dans le nord, mais il n'y avait
pas prêté beaucoup d'attention alors que là ! Mon Dieu, il va en avoir des choses à
raconter en rentrant ! Mais ce que le chauffeur et son patron ignorent c'est qu'ils viennent
d'assister à un véritable exploit. Celui qu'ils regardent avec tant de fascination c'est Nino
Cagliani, jeune pilote italien de trente-et-un ans, qui vient de parcourir la plus longue
distance, soit cent cinquante kilomètres, au-dessus de la mer en reliant en deux heures
Pise à Bastia. Et là, sous les bravos et l'ignorance populaire générale, il vient de pulvériser
le record de son collègue Louis Blériot, premier pilote qui, trois ans plus tôt, avait lui aussi
déchaîné les passions en traversant la Manche en trente-deux minutes pour trente-huit

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kilomètres. Alors que l'on s'affaire autour du héros et que l'on commence à voir s'aligner
les automobiles qui ramèneront les officiels et Nino Cagliani jusqu'au Cyrnos Palace où les
honneurs bien mérités lui seront rendus, Charles et Augustin, eux, sont toujours sur leur
marchepied. Le premier vexé de ne pas avoir été informé de l’imminence d'un exploit et
de ne pas avoir été convié aux réjouissances ; le second, bouche bée, comme frappé par la
foudre, à mille lieux des contingences matérielles qui d'ordinaire lui incombent.

Le ton sec de l'ordre tente de le faire redescendre sur terre :

- Allez, nous y allons Augustin.

- Où ça, monsieur ?

Le patriarche dévisage un instant son chauffeur, surprend son regard émerveillé fixé sur
le monoplan. De toute évidence l'homme aimerait bien rester à Bastia pour partager
jusqu'à la fin les réjouissances qui ne manqueront pas de conclure en majesté ce jour
d'exception. Mais il n'en est absolument pas question, d'un ton tranchant Charles met fin
aux espoirs d'Augustin :

- Comment ça, où ça ? À la maison pardi !

Et il s'engouffre dans l'habitacle privant ainsi le pauvre chauffeur de la grande fête


populaire qui suivit jusqu'à l'aube la fastueuse réception que les bastiais réservèrent au
héros du jour.

Alors que la voiture quitte la ville en ébullition, Charles s'installe confortablement dans le
siège en cuir de sa toute nouvelle Renault CB et se dit que cette journée est vraiment une
belle journée. Certes les temps sont troublés, les affaires ne sont pas au mieux de leur
forme, son domaine de la Solenzara qu'il s' apprête à rejoindre a lui aussi connu des hauts
et des bas, mais il reste la famille, une confortable fortune et les heureux événements
d'aujourd'hui alors pourquoi ne pas en profiter sereinement ? Il pousse un long soupir
gonflé de satisfaction, enlève son chapeau, appuie sa tête contre le rebord du siège, songe
à sa belle famille et ses deux petits-fils qu'il ne voit pas assez souvent à son gré puis,
lentement, le sommeil le gagne.

À aucun moment la pensée de ses deux petites-filles, Méla et Parsilia, n'effleure l'esprit du
vieillard, à croire qu'elles ne font plus vraiment partie de cet idyllique tableau familial.

Il faut dire que si Parsilia a sagement épousé un militaire de Sainte Lucie de Tallanano
qu'elle suit, quand c'est possible, dans ses diverses mutations, sans oublier de mettre au
monde deux beaux enfants, il n'en est pas de même pour Méla.

Le divorce d'avec son cousin Antoine Muzy n'a pas été chose facile. S'estimant flouée par

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le jugement, Méla a maladroitement fait appel car elle a été déboutée à ses torts pour
cause d’adultère. Pour la défense du mari, il faut bien avouer que la demanderesse était
enceinte de trois mois lorsque le verdict est tombé!

En effet, depuis quelques temps déjà Méla a cédé au charme viril d'Antoine Guidicelli,
entrepreneur avisé et solide propriétaire terrien, mais ce ne sont certainement pas ces
deux qualités qui ont séduit la jeune femme. Quatre années passées auprès d'un mari
aussi bien élevé qu'indifférent aux choses du sexe ont sûrement exacerbé une frustration
toute prête à succomber si la bonne occasion se présente. Alors, quand un solide gaillard,
célibataire de surcroît, de bonne famille et aimant la vie jette les yeux sur elle, comment
ne pas en espérer davantage ! Ce n'est plus une bonne occasion, c'est un don du ciel.
Comment résister ? Et surtout, pourquoi le faire ? Le scandale ? Et alors ! Ce n'est pas le
premier, la famille Muzy s'en remettra. Pour les Visidary ce sera une autre affaire, la suite
le prouvera.

Antoine sait se montrer persuasif, la jeune femme ne demande que ça et le 23 juillet


1911, à vingt heures à la mairie de Zonza, c'est à une Méla très encombrée d'un beau
ventre de huit mois, que Antoine-Marc Guidicelli dit oui dans la discrétion la plus
complète.

Ainsi vient de se clore toute une époque de mariages grandioses, de réceptions, de vie
publique et politique très en vue. Spinola a rejoint Ferdinand dans le grand tombeau des
Muzy, le Palazzo n'est plus qu'une grande maison vide où seul vit, de temps en temps,
Antoine Jérôme Alphonse Marius Muzy, dernier du nom.

La grande maison, comme un tombeau de plus dans l'immense propriété, cesse lentement
d'exister.

66
Familles Paoletti – Casanova

Mars 1915

Entassés dans les tranchées qui creusent les flancs du mont Reichsackerkopf et son voisin
le Sattelkopf, les soldats français épuisés grelottent en pataugeant dans la neige. Parmi ces
damnés de la terre se trouvent les deux fils de Joseph Paoletti, François-Antoine, vingt-
huit ans et Pierre-Paul vingt-et-un ans, tous deux engagés dans le 23ème régiment de
chasseurs, arrachés comme tant d'autres à leur village qu'ils n'avaient jamais quitté avant
de se retrouver broyés par la guerre. Tout ici leur est inconnu : ces montagnes gelées,
cette neige qui ne cesse que pour laisser la place à un brouillard lourd et plombé
d'humidité ; certains patois qu'ils ne comprennent pas ; le vacarme assourdissant des
assauts qui se succèdent, et la peur, toujours la peur qui colle aux tripes autant que
l'infâme pitance que l'on avale par automatisme, parce qu'il faut bien, parce que la vie est
encore là, coûte que coûte, mais pour combien de temps ? Cette question lancinante que
l'on aimerait ne pas se poser mais qui est incrustée dans les pensées de ces hommes qui
déjà n'en sont plus.

Là, dans ces monts d'Alsace, entre Munster et Orbey s'étend le champ de bataille du Linge
théâtre de batailles sanglantes que les livres d'histoire oublieront.

7 mars 1915.

Depuis plus d'un mois, les Allemands ont aménagé ce site montagneux et occupent la
vallée de Munster. Ils y ont installé des blockhaus, positionné artillerie et mitrailleuses,
creusé plusieurs lignes de tranchées à l'abri derrière un important réseau de fils de fer
barbelés. De nombreux affrontements ont déjà eu lieu entre les deux belligérants lorsque,
le 7 mars 1915, les Allemands décident d'attaquer les positions françaises qui défendent
le Reichsackerkopf, la victoire semble gagnée d'avance. Le bombardement débute à huit
heures précises, et , contre toute attente, il est repoussé à onze heures . Mais, dans le camp
français plus récemment installé dans la zone et moins organisé que celui de l'adversaire,

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les morts et les blessés s'accumulent déjà en nombre. Les rares postes de secours sont
débordés et les évacuations vers l'arrière sont pratiquement impossibles dans ce massif
sauvage vierge de toutes voies de communication. Pourtant, quand une nouvelle attaque
allemande fait feu à vingt-trois heures, les chasseurs du 23ème régiment la repoussent à
nouveau au prix d'un terrible bilan : la moitié des hommes du bataillon, gradés ou non, y
ont laissé leur vie.

Au matin du lundi 8 mars cette fragile victoire apporte aux soldats une sorte de répit ou,
plus justement, les plonge dans un état second entre l'effroi et la colère, le corps brisé par
la fatigue et l'esprit obnubilé par cette réalité effroyable qu'aucun humain n'aurait jamais
pu imaginer. Dans ce no man's land pour un temps apaisé, les batteries installées ne
devraient plus avoir à faire que des tirs de barrage en avant des tranchées. Mais derrière
chaque batterie, qu'elle soit française ou allemande, il y a des hommes, soldats de
circonstance, chair à fusil et à canon, hommes interchangeables devant la mitraille, père,
mari, frère, ami qui, pour beaucoup, ne répondront plus jamais à ces noms si chéris. En
ce lundi matin glacial, quand un officier au regard fatigué demande à Pierre-Paul et
François-Antoine Paoletti d'aller prospecter à l'avant, le brouillard est intense. Pierre-Paul,
avance en rampant sur un sol en partie gelé suivi de près par son frère. Son uniforme de
chasseur usé et rongé par la vermine ne le protège pas du froid, son fusil qu'il porte en
bandoulière, lui meurtrit le dos. La batterie est tout près mais il ne la voit pas. Alors il se
lève prudemment, le brouillard lentement s’effiloche, il n'a pas le temps de s'en rendre
compte, une balle le frappe en pleine poitrine, il s'écroule, le dormeur du Val a un
nouveau compagnon. François-Antoine ne réagit pas tout de suite, la stupeur lui a ôté la
raison. Lorsqu'il s'approche enfin du corps de son frère, un sous-officier est déjà là, c'est
un corse lui aussi, du village d' Aullène, même région d'origine, même régiment, même
tranchée, même horreur. Ils sont là tous les deux accroupis à côté du jeune homme.
François-Antoine ne dit rien, yeux exorbités fixés sur le visage inexpressif de son frère,
une main sur le bras sans vie. Puis il baisse le regard sur cette tâche rouge qui peu à peu
efface la crasse de la tunique, il ouvre la bouche, la main ferme de son supérieur la
bâillonne immédiatement :

- Tais-toi, les boches ne sont pas loin. Retourne au camp, tu diras que c'est moi qui te l'ai
ordonné. Demande qu'on envoie quelqu'un d'autre.

Ils sont face à face dans le silence de ce matin poisseux qu'un seul coup de feu a un
instant dérangé. D'une voix très basse que le chagrin étouffe François- Antoine dit :

- Je vais le ramener au camp, on peut peut-être le soigner, il n'est peut-être pas tout à fait
mort...

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Le sous-officier l'interrompt presque brutalement, l'heure n'est ni à la compassion, ni aux
longs discours :

- Il est mort, c'est certain et tu ne peux pas le ramener, tu le sais bien. Allez, vieux,
courage, il faut que tu y ailles mais attends un peu .

D'un geste sûr, le militaire ouvre le col de la tunique et dégage la plaque d'identité qui
pend au cou de Pierre-Paul. Il sort son couteau, tranche le cordon et tend la plaque à son
voisin.

- Prends-la, l'autre reste au poignet, pour plus tard.

Plus tard ou jamais, mais jamais ne se dit pas. En tout cas, pas à ce moment là. Les deux
plaques d' identité en fer que les soldats portent, l'une au cou l'autre au poignet, servent à
les identifier plus tard, lors d'un éventuel rapatriement, mort ou vif... Quant on retrouve
le mort. Mais, aujourd'hui, pour le jeune soldat qui vient de mourir, le plus tard du sous-
officier cache pudiquement un jamais car Pierre-Paul vient de rejoindre, sur ce sol
devenu charnier, une immense communauté d'hommes de toutes nationalités et de toutes
couleurs, que la guerre a sacrifiée et qui resteront pour toujours enfouis dans cette terre
meurtrie si loin de la leur.

Mais la guerre, ou plutôt les généraux qui la courtisent tant, aiment jouer les
prolongations. Les assauts dans la vallée de Munster et ses deux montagnes environnantes,
se sont prolongés jusqu 'au 21 avril 1915 où, après un terrible corps à corps avec les
Allemands, le commandant français décide d'abandonner le Reichsackerkopf à l'ennemi.
Cette bataille dont on s'interroge encore sur l'utilité stratégique et militaire qu'elle pouvait
bien avoir, fut d'une violence absolue et les pertes humaines furent énormes : soixante-
douze officiers et neuf-cent-vingt-six hommes y laissèrent leur vie et les livres d'histoire,
à leur sujet, demeurent silencieux.

Mais alors que l'horreur ne fait pas de quartier et terrasse sans partage ces hommes d'où
qu'ils viennent, la vie se plaît parfois à faire une faveur.

À Olivèse, c'est presque le printemps. Si tant de jeunes et de moins jeunes n'étaient pas
partis au front, on pourrait se réjouir de la belle saison qui arrive et de la terre qui bientôt
donnera de quoi nourrir tout le monde. Du moins ce qu'il en reste.

À Olivèse, Mathieu Casanova n'est pas au combat, il a été réformé pour raison médicale,
bronchite chronique. Mais cette mauvaise santé ne l'a pas empêché de participer, à sa
façon, à l'effort de guerre en œuvrant pour le repeuplement de son village. Et pas qu'à

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Olivèse à ce qu'il paraît. Sa compagne, Marie-Antoinette, est enceinte pour la seconde fois.
Joseph Paoletti, qui a vu ses deux fils partir à la guerre, se dit que la vie est injuste et que
ce gaillard de Mathieu aurait bien pu partir lui aussi, au moins sa fille n'aurait pas été
engrossée une nouvelle fois. La maladie, bien sûr la maladie, elle a bon dos la maladie !
Elle n'a pas empêché le garçon d'avoir eu maille à partir avec la justice qui l'a condamné
par deux fois pour escroquerie et autres voies de fait. Petites condamnations de deux
mois, certes, mais condamnations tout de même. La guerre l'aurait sûrement fait rentrer
dans le rang une bonne fois pour toutes ! Joseph sait que c'est là une très mauvaise pensée
mais la honte de cette nouvelle maternité est trop grande pour qu'il puisse faire preuve de
résilience. Il a bien tenté de raisonner sa fille aînée, d'en appeler à l'honneur et surtout au
déshonneur sur elle et sur toute la famille. Hélas, cet homme sévère et juste a bien dû se
rendre à l'évidence : sa fille n'est plus simplement sa fille, elle est devenue une jeune
femme de trente ans, mère de famille et, pour son malheur, passionnément amoureuse de
ce voyou de Mathieu. Et ça Joseph Paoletti ne peut pas le pardonner. Lui qui a tant aidé le
jeune homme, voilà comment il est récompensé. De plus Marie-Antoinette n'a rien trouvé
de mieux que d'appeler son fils Antoine- Jérôme, comme le père de Mathieu, si ce n'est
pas de la provocation ça ! Comme s'il n'y avait pas assez de Paoletti à honorer ! Et le
patriarche n'est pas au bout de son calvaire.

Mais la vie, comme on l'a déjà annoncé, se plaît parfois à faire une faveur..

Voilà qu'au matin de ce 8 mars 1915, alors que son frère Pierre-Paul tombe en terre
alsacienne, Marie-Antoine Paoletti donne naissance à sa fille Isabelle et ce premier cri
raisonne comme une revanche. L'un succombe quand une autre nait, en si peu de mots, le
cycle perpétuel de l'existence continue.

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Familles Guidicelli – Visidary – Muzy

Parce qu'en ce temps de guerre les villages de la montagne corse sont plus que jamais
isolés du monde et que peu d'informations concernant le conflit arrivent jusqu'à eux,
Méla, qu'une santé fragile affaiblit, a décidé de quitter Zonza et de venir s'installer avec
ses deux enfants, dans la maison familiale de son mari à Sainte-Lucie-de-Porto-Vecchio.
Elle pense que des villes côtières comme Bastia ou même Bonifacio doivent bénéficier d'un
réseau d'information plus sérieux que le bouche-à-oreille villageois, lui-même alimenté
par des journaux arrivant de façon fantaisiste, le tout engendrant les dérives les plus
folles. De plus le domaine familial de la Solenzara n'est pas loin, bref toutes ces proximités
lui font espérer qu'elle pourra enfin avoir des nouvelles fiables sur ce qui se passe sur le
continent. Et puis, ici, elle retrouve Marie-Désoline et son mari Valère, médecin, qui
pourra pendre soin d'elle si besoin est. Certes, le praticien est plus souvent dans les
casernes où les services de santé requièrent ses compétences qu'au logis, il n'empêche la
proximité de Valère et sa belle-sœur la rassure et Dieu sait qu'elle a besoin de réconfort la
frêle Méla, car, pour elle, la situation est intenable. Elle n'a aucune nouvelle officielle de
son Antoine-Marc. Les dernières datent de la fin de l'année précédente où l'annonce d'une
possible permission l'avait remplie d'espérance et de bonheur. Elle avait été avertie de
l'arrivée de son mari à Marseille, des difficultés qu'il avait à trouver un navire pour faire
la traversée jusqu'en Corse, puis plus rien, le silence total. Depuis le vide, l'absence,
l'angoisse. Et maintenant, pire que tout, le doute et la honte. Car une rumeur, et rien n'est
plus ravageur qu'une rumeur qui amplifie à loisir ce que l'on suppose, une rumeur donc
fait état de nombreuses désertions dans l'armée et il se dit qu' Antoine-Marc ferait partie
de ces déserteurs. Il se dit aussi que ces soldats en déshonneur tenteraient de rejoindre
parfois leur région d'origine pour y retrouver la protection de leur famille. Mais qui
pourrait admettre qu'un fils, un père, un fiancé puisse trahir alors que tant d'hommes
meurent sous le feu ennemi ! Il se murmure bien que cette guerre qui s'éternise, nous
sommes à l'été 1918, ne se passe pas comme l'enthousiasme aveugle du début le

71
prophétisait. Les soldats qui reviennent du front lors de permissions de moins en moins
nombreuses, soit se taisent, foudroyés par l'horreur, soit racontent des choses si terribles
que l'on refuse de les entendre. On parle de grande faiblesse, voir d'errance dans le
gouvernement militaire, de soldats parfois abandonnés à eux-mêmes, des morts entassés
par milliers pour des batailles que l'on ne comprend plus. Alors oui, certains refusent
mais, tout de même, de là à déserter ! Le chœur antique de ceux qui sont restés à l’arrière
le dénonce avec ferveur : la mère patrie ne saurait pardonner à ses enfants maudits, non
mais !

Donc, pour en revenir à la pauvre Méla qui sait bien que son mari a un fort caractère
( n'a-t-il pas fait, lorsqu'il avait dix-huit ans, six jours de prison pour outrage à un agent
de la force publique), la rumeur d'une désertion la terrorise. Le sens de l'honneur, bien-
sûr le sens de l'honneur, Antoine-Marc l'a autant qu'un autre. D'ailleurs, ici, qui ne
l'aurait pas et certains soutiennent même qu'il est inscrit dans les gènes. Plus trivialement
on dit qu'il se transmet de père en fils et même de père en fille, c'est dire ! Mais quand il
s'agit de s'opposer à l'autorité militaire, surtout si elle est défaillante, il y a de grandes
chances que pour Antoine-Marc cette vertu cardinale ait sérieusement pris du plomb
dans l'aile. De là à déserter ? Méla en a des sueurs froides, si la raison lui dit : peut-être, sa
fierté bafouée lui répond : surtout pas, jamais ! La jeune femme ne sait plus quoi penser et
quand elle peine à s'endormir, ce qui lui arrive si souvent, une unique pensée l'obsède :
pourvu qu'il soit en vie et elle oublie tout le reste. Alors, quand le 18 août 1918 arrive
l'annonce du naufrage d'un vapeur au large de Calvi, une peur incontrôlée l'assaille. Et si
son mari était dans ce navire ? Si, comme il le lui avait écrit, il avait voulu revenir en
Corse car il était inquiet pour sa santé si fragile ? Si un funeste hasard l'avait fait monter
sur ce navire de malheur ? Et ce silence, toujours, plus terrifiant que tout le reste... Méla
est à bout.

Les nouvelles qui arrivent au compte-goutte font la une des commentaires dans les cafés
du village. On s'arrache les journaux, on amplifie l'événement qui pourtant n'a pas besoin
de ça, on dit que la mer est couverte de cadavres, on se demande si l'on connaît des
victimes, on imagine bien que oui et on les pleure déjà avant même de savoir. On en
oublierait la guerre, la mesure n'est nulle part, la panique l'a remplacée et plus personne
ne sait comment démêler le vrai du faux et d'ailleurs, qui s'en soucie ? Face à ce
déchaînement de passion, Méla finit par penser qu'une visite à son grand-père pourrait
lui apporter des informations crédibles. Bien qu’âgé, l'homme bénéficie toujours d'un
solide réseau de connaissances dans les milieux influents de l'île et il ne fait aucun doute
qu'il doit être parfaitement au courant de la situation. Quant la jeune femme épuisée et
ses deux enfants, Samuel qui vient de fêter ses sept ans et Catherine, quatre ans, arrivent

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au château de la Solenzara, c'est un Charles bienveillant qui les accueille. Méla le trouve
changé, derrière cette belle allure toujours fière, la vieillesse et le chagrin se sont frayés
un chemin jusqu'au regard devenu fatigué et absent quelquefois. Cela n'échappe pas à sa
petite-fille, peut-être que son grand-père ne se remet pas du décès de sa femme, il y a
cinq ans. Elle en est peinée mais après tout la vie continue, elle ne doit pas perdre de vue
le but essentiel de sa venue : avoir des informations sur ce naufrage qui la soucie plus que
tout. Une fois tout le monde installé, Méla vient rejoindre Charles sur la grande terrasse
qui surplombe la rivière. À l'entour règne le calme. En cette fin de journée le grand dais
blanc qui abrite une partie de la terrasse ne parvient pas à protéger de la chaleur et seul
le vent venu de la mer si proche apporte un semblant de fraîcheur. Une étrange langueur
envahit les corps, une douceur presque indécente dans la fureur de ce monde en
déliquescence. Comme si la nature était imperméable à la folie des hommes et qu'elle leur
imposait son implacable beauté en forme d'éternité. Sur la terrasse, on parle de choses et
d'autres, petits récits de la vie ordinaire, avant d'aborder le gras du sujet et c'est Méla, n'y
tenant plus, qui attaque :

- Vous savez, grand-père, que Marc- Antoine a été mobilisé en 1916 et je n'ai reçu que
quelques lettres de lui et plus aucune depuis l'annonce de cette permission où il n'est
jamais arrivé et je suis très inquiète vous comprenez ?

Charles fixe un moment le visage amaigri et tendu de sa petite-fille. Bien sûr qu'il
comprend et peut-être en sait-il trop, de ces trop là que l'on préfère taire. Le regard qu'il
pose sur Méla ne laisse transparaître qu'une tendre attention :

- Bien sûr que je comprends, ma petite-fille, mais les affaires militaires sont des affaires
qui restent dans les États-majors. Tu dois avoir de la patience et tu dois continuer
d’espérer, les nouvelles bonnes ou mauvaises arrivent toujours tu le sais bien.

Elle fait un timide oui de la tête, se tait un court instant puis reprend :

- Grand-père, que sait-on de ce terrible naufrage ?

- C'est une tragédie, mon enfant, une horrible tragédie, la pire que nous n'ayons jamais
connue ici.

Et le récit qu'il fait à la jeune femme glace le sang. Le 16 août, vers une heure du matin, le
vapeur Le Balkan qui reliait le continent à Bastia a été touché par une torpille au large de
Calvi. L'alerte a bien été donnée : « Un sous-marin allemand a fait surface ! » mais trop
tard, la torpille a touché l'arrière du navire qui a coulé en quelques minutes. Dans la nuit
les survivants se sont organisés comme ils ont pu, ils se sont entassés dans sept radeaux et
ont dérivé toute la nuit avant d'être repérés, au petit matin, par deux hydravions à cinq
kilomètres des côtes. Le sauvetage a pu enfin commencer dans une atmosphère

73
d'apocalypse.

La voix nouée, Méla demande :

- Et l'on sait qui étaient les passagers ?

Charles Visidary pousse un soupir avant de reprendre :

- Il y avait cinq-cent-vingts personnes sur le vapeur et seulement environ cent-cinquante


d'entre eux ont pu être sauvés. À part la guerre, bien sûr, c'est la plus grande tragédie que
nous ayons connue.

Méla respecte le silence qui suit la profonde émotion de son grand-père mais finit par
poser la question qui lui brûle les lèvres :

- Et sait-on si ce sont surtout des civils qui étaient sur le bateau ?

Charles comprend que le vif intérêt de sa petite-fille pour ce naufrage n'est pas seulement
de connaître les raisons et les conséquences de ce drame, mais plutôt de savoir si, au
milieu de ce désastre, il n'y aurait pas une personne qui puisse s'y trouver et que cette
personne soit Antoine-Marc, son mari bien-aimé. L'amour tout de même ! Il se tait un
long moment, tousse légèrement puis :

- Non ma petite Méla, non. Il y avait là trois cents permissionnaires qui allaient enfin
rejoindre leur famille chez nous et des civils aussi. Nous n'avons pas les identités de tous
ces malheureux et la liste va certainement être longue et difficile à établir, surtout pour
les civils. C'est un drame terrible, comme si nous avions besoin de ce surcroît de malheur.
Mais, pour le moment, nous ne savons rien d'autre.

Au ton plus sec de la fin de la phrase, Méla comprend qu'il n'ira pas plus loin dans la
confidence. Le grand-père a cédé la place à Charles Visidary, vieil aristocrate rompu aux
choses de la politique et des affaires qui sait parfaitement imposer par le silence les
barrières qu'il ne faut jamais franchir.

Sur la grande terrasse les ombres des arbres s'allongent lentement, le cri strident des
cigales envahit l'espace, un soleil orange se penche paresseusement sur la mer qui pâlit.
L'odeur puissante du maquis monte comme une vague et bientôt il n'y aura plus qu'elle et
un ciel d'incendie qui feront oublier, pour un instant, la cruauté du monde.

Charles se lève, pose une main légère sur l'épaule de sa petite-fille, s'attarde un peu,
presse une dernière fois l'épaule de Méla puis part vers la maison. Et les larmes soudain
coulent sur le visage de la jeune femme. Et si Antoine avait pris ce bateau ? S'il était là,
juste de l'autre côté de la montagne, dans cette mer si belle, si calme, si proche ? Et s'il
n'était déjà plus qu'un cadavre parmi les autres ici ou ailleurs, sur une terre étrangère, s'il

74
avait rejoint...

La voix impatiente de Samuel troue le silence et balaie le cortège lugubre des pensées
assassines :

- Alors maman, vous venez ? On va bientôt manger et j'ai très faim !

75
Familles Paoletti – Casanova

Lorsque le 11 novembre 1918 vers midi les cloches de l'église d' Olivèse sonnent autre
chose que le glas tous les villageois, du moins ce qu'il en reste, sortent de leurs maisons.
On ose espérer mais on doute encore, on se regarde, on se questionne puis quelqu'un
crie : C'est l'armistice ! Alors, dans un même élan tous convergent vers l'église. Il fait froid,
un crachin glacé transperce les capes et les manteaux. On s'en moque. Il y a là beaucoup
de femmes et d'enfants, les vieillards et quelques hommes que la guerre a épargnés.
Marie-Antoinette est parmi eux. Elle tient son fils Jérôme, six ans, et sa fille Isabelle, trois
ans, par la main. Elle a laissé Pierrette, la dernière née, à la maison. Sur la place, devant la
maison commune, on a sorti les fusils et l'on tire en l'air pour saluer tous ceux qui sont
tombés au front. Hommage traditionnel aux morts, mais bien étranges salves qui peuvent
donner la mort autant que l'honorer. Tous ne rentrent pas dans l'église, question
d'opinions, mais toutes et tous entament en chœur un Dio vi Salvi Regina vibrant, chant
sacré qui unit tous les Corses dans une même ferveur, ce chant qui accompagne les
événements de la vie, bons ou mauvais, chant qu'aucun corse ne peut entendre sans que
lui remonte au cœur une émotion violente qui efface tout le reste. Et là, dans le calme
glacé de novembre, même les morts chantent par la voix de ceux qui les pleurent et tous,
croyants ou non, sont certains que la Vierge à qui ce cantique est dédié, la Vierge tout là-
haut entendra l'hommage et sera reconnaissante envers ses enfants. On s'attarde encore
un peu, les hommes s' arrêtent au café, les autres rejoignent leurs maisons, l'interminable
deuil peut se poursuivre dans la paix retrouvée.

Pour Marie-Antoinette la vie est compliquée. Comme toute sa famille elle a appris le décès
de son frère Pierre-Paul mort le jour de la naissance de sa fille Isabelle. Cette nouvelle l'a
bouleversée et la juxtaposition de ces deux événements l'a plongée dans une sorte de
stupeur. Et si c'était un mauvais présage ? Et si, au contraire, c'était une faveur du destin :
un être très aimé s'en va, une autre, innocente, prend sa place pour que la vie continue,
coûte que coûte ? Les suppositions les plus contradictoires sont à leur maximum et elle n'a

76
personne à qui en parler. Personne... Et chacun sait que le temps qui passe s'amuse des
angoisses encore plus que des joies. L'arrivée de la quatrième grossesse de Marie-
Antoinette chasse les questionnements stériles pour les remplacer par un certain
ressentiment : si seulement la fatalité pouvait la laisser un peu tranquille et cessait d'être
moins généreuse avec elle ! Des signes du destin passent encore mais une réalité
solidement implantée, c'est peut-être un peu trop !

En ce 9 novembre 1918 elle en est là de ses réflexions quand un coup fermement frappé
ébranle la porte d'entrée qui s'ouvre sous le choc et, avant même que la jeune femme ait
eu le temps de se lever, apparaît Xavière, sa sœur cadette, la seule de la famille qui lui
adresse encore la parole. La seule certes, un très profond amour pudique unit les deux
sœurs, la seule donc, mais pas vraiment la plus accommodante. Pour dire vrai, Xavière,
vingt-huit ans, pure comme au jour de sa naissance (elle le restera jusqu'à sa mort à ce
qui se raconte) n'est pas une jeune fille ordinaire. Petite et sèche comme un sarment, l’œil
vif comme un éclair susceptible de vous foudroyer, d'un abord rugueux cachant bien une
grande générosité, Xavière est surtout une sorte de visionnaire, certains disent même en
se signant : c'est presque une sorcière. Car ici peut-être un peu plus qu'ailleurs, les
superstitions sont légion, et ceux qui savent les interpréter deviennent les messagers de
l'au-delà que l'on craint autant qu'on les respecte. Ici tout le monde vous dira que le
moindre rêve prête à prémonition : la mer est en colère, il va y avoir un malheur ; vous
voyez en songe un parent défunt, deux conséquences sont possibles : la première, le
parent s'éloigne et disparaît, vous êtes sauvé ; la seconde, le parent vous parle et vous allez
le suivre : vous êtes foutu, votre mort est peut-être proche. Et ce ne sont que des
exemples ! Xavière donc, est une jeune fille qui a des rêves agités souvent peuplés de
personnes du village mortes ou vivantes, d'animaux qui vagabondent et tout ce petit
monde lui parle. Jusqu'à présent rien de très extraordinaire, après tout l'esprit est libre
d'aller où il veut et de s'égarer dans les pires extravagances quand son propriétaire est
endormi, c'est normal, tous les bons psychiatres le confirmeront. La particularité de
Xavière est qu'elle se souvient parfaitement de chacun de ses rêves, qu'elle en tire des
prophéties et, surtout, qu'elle ne sait pas les taire. Les veillées, avec elle, tournent souvent
au cauchemar. Il faut imaginer la scène : les proches réunis le soir autour de la cheminée
dans la lumière vacillante de la lampe à pétrole, quelques châtaignes qui craquent en
rôtissant dans le feu et soudain la jeune-femme qui lance dans le silence qui s'est fait :

- Avant hier j'ai rêvé que je rencontrais le pauvre ( ce qui veut dire qu'il est mort)
Augustin vers le fleuve, il était avec C astagna ( châtaigne, nom du chien d'une voisine,
Fifine) . On s'est croisé, on a parlé, il était contrarié, j'ai bien vu, il veut quelqu'un. Et puis
qu'est-ce qu'il faisait avec Castagna ?

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Le silence de plomb; le souffle suspendu, tous attendent ; le suspense est à son maximum ;
la peur saisit chacun. Que la sentence tombe enfin ! Un frisson d'épouvante parcourt le
cercle des commères : en effet, qu'est-ce-qu'Augustin faisait avec le chien de Fifine?
L'angoisse s'installe pour de bon, Xavière qui maîtrise à la perfection l'art de faire monter
la tension, attend encore quelques minutes pour conclure tranquillement de sa voix haut
perchée :

- Ce matin Castagna était assis devant ma fenêtre quand je l'ai ouverte, et il me regardait,
Fifine est morte cette nuit. Augustin se l'ait prise.

Et c'est vrai ! Fifine a bien rendu son âme à Dieu vers les une heure du matin, toute la
famille présente a son chevet est là pour en témoigner ! Bien sûr tout le monde sait qu'à
cent un ans, le cœur prêt à faillir à chaque instant, grabataire depuis deux ans, le sort de
la vieille dame était scellé depuis longtemps, souhaité même par ses propres enfants, peu
importe, Xavière, elle, l'avait prédit et ça c'est incontestable. Inutile de dire que les
prémonitions de Xavière sont connues du village entier et qu'on l'évite souvent car la
demoiselle est capable de vous arrêter en pleine rue pour vous informer de ce qui va vous
arriver bientôt. Et ceci sans la moindre nuance. Car la vérité, quand elle vient d'un monde
parallèle ne souffre pas de délai, elle doit être dite, un point c'est tout. Libre à celle ou
celui qui la reçoit de se débrouiller avec ! Mais il faut aussi préciser qu'en dehors de ces
fulgurances extralucides, Xavière est une personne sérieuse et d'une grande générosité
qui n'a d'égal que son franc parler.

Alors, lorsqu'elle va voir sa sœur dans son petit logement des Curti car elle vient d'
apprendre qu'elle est une nouvelle fois enceinte, la sentence est sans appel :

- Encore a me suredda1 ! Mais tu vas le tuer papa ! Ce Mathieu, ce bandit, ce menteur, je


vais me le tuer, mi!

Marie-Antoinette n'est pas d'un naturel bavard et elle connaît bien la nature impétueuse
de sa cadette. Elle ne répond pas à l'invective mais une sourde angoisse l’étreint : et si
c'était possible ? La souffrance de son père, elle la connaît et elle en souffre. Mais elle aime
plus que tout ce diable de Mathieu qui le lui rend bien. D'ailleurs, il lui a promis de
reconnaître enfin ses trois premiers enfants à la prochaine naissance. Une fois à la mairie
pour la déclaration du dernier, il fera le nécessaire. Ce n'est pas le mariage puisque c'est
impossible, mais c'est déjà ça. Reste que l'affaire est cornélienne et les menaces de Xavière,
qui ne sont pas dites à la légère, ne calment pas les choses. Alors, tandis que la jeune fille
continue de menacer, Marie-Antoinette lève la tête, fait signe à sa sœur de se taire et
annonce le plus calmement du monde :

1:A me suredda : ma sœur

78
- Après la naissance je descends vivre à Ajaccio.

La bouillante Xavière comprend immédiatement qu'il ne s'agit pas d'une simple menace
qu'une petite supplication suffirait à désamorcer. Elle est face à une détermination qui la
désarme et la laisse muette. Pour une fois ! Elle ne devine pas que derrière le visage fermé
de sa sœur, la tempête la déchire. Partir, elle qui n'a jamais été plus loin que le pont qui
enjambe le Taravo au bout du village. Partir à la ville, elle qui ne connaît que le stradone
et les chemins qui mènent aux champs. Partir et laisser là sa vie entière, ceux qu'elle aime
tant mais qui jugent si durement. Et pour aller où ? Elle ne sait pas encore, il faudra
qu'elle en parle à Mathieu qui, pour le moment ne sait encore rien de cette décision. Il a
des connaissances Mathieu, il voyage lui, dans toute l'île, enfin surtout dans le sud mais
c'est beaucoup quand même. Il connaîtra bien quelqu'un qui saura comment trouver où
se loger. Dans la ville, ça ne doit pas manquer de quoi se loger. Mais partir, quand même,
partir... Mais Marie-Antoinette ne faiblira pas, c'est la seule solution pour épargner sa
famille de la honte et elle sait pertinemment que son père ne l'en empêchera pas. Pire,
qu'au fond c'est exactement ce qu'il souhaite, combien de fois ne l'a-t-elle senti ? Depuis
combien de temps n'est-elle pas montée au Valdo dans cette maison qui l'a vue naître et
grandir ? Ici, dans ce quartier qui n'est pas le sien, elle est déjà une exilée, alors, tant qu'à
faire, autant l'être vraiment. Alors quand Xavière veut parler, elle l'en empêche d'un geste
ferme de la main :

- Tu ne tueras personne, a me suredda, ta langue est trop pendue, tu le sais bien. Allez,
maintenant remonte à la maison, et surtout tu ne dis rien à personne, tu m'entends, tu
m'entends bien, à personne, sinon..

Et ce sinon résonne comme le couperet d'une guillotine.

Alors que les deux femmes se séparent dans le silence et le chagrin, elles ignorent que le
pire est à venir. Une épidémie, que l'on pense bénigne, frappe déjà depuis quelques mois.
Mais la gravité de la maladie s'affirme de jour en jour. À l'automne, elle a pris une
ampleur considérable et plus rien ne semble en venir à bout. En un an, d'avril 1918 à
avril 1919, la grippe espagnole ravagera tout sur son passage et elle fera encore plus de
morts que la Grande Guerre.

L'enfer sur terre ressemble à ces cinq années de terreur.

79
Famille Guidicelli

Quand Antoine-Marc Guidicelli regagne Sainte-Lucie-de-Porto-Vecchio à la fin de l'hiver


1919, l’épidémie commence à perdre de sa vigueur mais le chagrin est dans chaque
maison. La mort étouffe toute vie et ceux qui restent ne savent plus vraiment à quoi sert
l'existence. Le courage sommeille certainement au fond des cœurs mais plus personne ne
sait comment le ranimer. Depuis quelque temps déjà ceux qui ont connu l'atrocité des
tranchées reviennent au pays. Fracassés, amputés dans leur chair et dans leur cœur,
mutiques pour la plupart, étrangers à ce qui les entoure. Ils reviennent d'un autre monde
et ce qu'ils ont vécu, ce qu'ils ont vu relève de la folie, de l'inimaginable, de l'abomination
absolue ; et ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont vécu ne se raconte pas car les mots pour le dire
n'existent pas. Et ceux qui attendaient ces retours si ardemment espérés regardent sans
comprendre ces êtres qu'ils ne reconnaissent plus, chacun de chaque côté d'un mur
infranchissable bétonné par quatre années de terreur.

Antoine-Marc, lui, a déserté. L'histoire racontera qu'ils furent nombreux à le faire.


L'Assemblée Nationale s'en saisira1 et définira leur faute comme « sic : une défaillance
passagère pour certains ; un refus d'obéir aveuglement à des offres d'offensives suicidaires
après tant d'attaques vaines et meurtrières pour d'autres ; mais aussi l'impossibilité de
pouvoir justifier de s'être retrouvé perdu après une offensive ». Antoine-Marc, lui, ne dit
rien. Il est là, et pour le moment, personne ne lui pose la moindre question.

Méla, elle, accueille son mari sans état d'âme. Du moins en apparence. Lui découvre une
famille qui n'avait pourtant jamais quitté ses pensées durant ces années de chaos. Samuel,
son fils de huit ans, le regarde arriver comme un inconnu surgi d'un monde qui effraie ;
une sorte de mort-vivant qui va certainement détruire ce cocon protecteur dans lequel
lui, sa mère et sa sœur se sont réfugiés depuis longtemps. Quand cet homme à la
moustache conquérante s'est approché de lui, le souffle lui a manqué. Quand il a senti ses
deux mains se poser fermement sur ses épaules, quand il a entendu cette voix nouée par
1: Extrait du rapport n° 4876 du 4 janvier 2022

80
l'émotion murmurer : « Mon fils que tu es grand! » quand les bras se sont resserrés, qu'ils
l'ont étreint, inconsciemment l'ordre établi du monde s'est fissuré. Fallait-il avoir peur de
cet intrus qui était son père ? Fallait-il l'aimer ? Fallait-il le craindre ? Dans la tête de
l'enfant tout s'est mélangé et dans son cœur ? Il ne sait pas encore. Alors il a regardé
Antoine-Marc s'accroupir devant la petite Catherine, puis la prendre dans ses bras et se
relever ensemble. Il a failli faire un pas pour intervenir, c'était sa sœur à lui, personne ne
pourrait la lui prendre. Jamais. Il a senti le bras de sa mère sur ses épaules, il a posé sa tête
contre le tissu fin de la jupe, respiré cette légère odeur de chèvrefeuille qui la suit partout,
le calme enfin est revenu. Et ils sont restés là, tous les quatre, silencieux. Mais Catherine,
quatre ans, s'impatiente et le fait savoir . Elle plante son beau regard sombre dans celui
tout semblable de son père, puis lance d'une voix forte que l'enfance a négligée :

- Je veux descendre monsieur.

Antoine-Marc marque le coup, hésite. Sa fille commence à remuer et répète :

- Je veux descendre, vite.

Alors il s’exécute, profondément meurtri.

Comme tous ces maudits de la terre qui ont côtoyé l'insoutenable, quelque soit leur
histoire, quel que soit leur courage, quelles que soient leurs errances et même leurs fautes,
tous ont tenté de résister grâce à l'espoir. Dans la noirceur absolue de cette guerre, il y
avait en chacun d'eux d'autres cœurs que le leur qui battaient. Qu'importe lesquel, ils
battaient et c'était l'essentiel. Souvenirs parfois fantasmés, moments simples et heureux
d'une vie ordinaire qui semblaient si naturels et qui, dans ces moments extrêmes où la vie
n'a plus d'avenir, ressurgissent et font aussi mal qu'ils donnent d'espérance. Alors oui,
pour Antoine-Marc comme pour les autres, le retour est attendu et craint à la fois. Quatre
années de guerre, de blessures, de doute, de peur, de désespoir, de privations. Et pour ceux
qui sont restés dans le monde des vivants, dans ce si long temps d'attente et d'angoisse
peut-être y a-t-il eu des tentations, un amour inattendu, de la lassitude, l'oubli... qu'il
faudra affronter.

Il faut faire face à tout. Antoine-Marc et Méla, eux, ont choisi une sorte de fuite. D'un
commun accord ils ont décidé de quitter la maison familiale de sainte-Lucie de- Porto-
Vecchio pour aller dans leur propriété à Zonza. Les excuses invoquées sont, d'abord, la
santé fragile de Méla à qui l'air des sommets fera le plus grand bien à ses poumons
fatigués. Et puis il y a toujours cette grippe espagnole qui fait moins de ravages dans les
villages de montagne que dans ces villes du bord de mer où il y a plus de passage et donc
plus de possibilité de contagion. Rien n'est prouvé sur ce point mais personne ne le
conteste et surtout pas les deux frères de Antoine-Marc, pourtant tous deux réformés

81
pendant cette guerre, qui voient d'un mauvais œil la proximité de ce mauvais soldat. Nul
ne dit rien, bien entendu, mais le silence est parfois plus accusateur que les paroles. Alors,
par un de ces printemps précoces qui fait du maquis sec et brûlant une gigantesque
étendue de fleurs multicolores, la petite famille s'installe dans la Citroën 10HP et
emprunte la route qui longe la mer avant d'emprunter la longue montée vers Zonza. Il y a
quelque chose de profondément contradictoire entre la désolation qui frappe si durement
les êtres et cette insolente débauche de beauté. En majesté, le soleil né de la mer. Dans la
fraîcheur de ces petites heures du matin, il est comme un miracle surgi du néant et la
lumière est avec lui, à jamais. Dans les silencieux villages endeuillés, c'est l'insolence d'un
ciel immensément bleu seulement interrompu par la ligne acérée des aiguilles de Bavella
qui domine. Il y a quelque chose de presque indécent dans ces buissons de fleurs qui
illuminent le bord de la route et ces tapis de carpobrotus ( ou griffes de sorcières) qui ont
recouvert le sable blanc des plages. Comme si la nature voulait avoir le dernier mot,
comme si elle voulait dire que tout renaît le moment venu et que la beauté est là, toujours,
comme un baume sur le cœur des Hommes. Quand, à la sortie de Solenzara, la voiture
s’apprête à prendre le virage pour attaquer la montagne, Méla ne peut s'empêcher de
regarder à droite le château de la Solenzara. À cette heure matinale, toutes les fenêtres
sont fermées. Pourtant elle sait que sa mère, son mari et leurs deux fils sont venus
s'installer provisoirement auprès de son grand-père pour échapper à l'épidémie plus
meurtrière à Nice où ils résident, qu'ici. Mais ils ne se sont pas vus. Une lettre succincte
de sa mère avait mis les choses au point. « Nous sommes près de Père qui va bien, Dieu le
garde. Nous sommes tous en bonne santé. J'espère que vous aussi. Je regrette que la
distance nous sépare mais il serait insensé de prendre la route en ce moment et d'ailleurs
nous ne voyons absolument personne. » Méla avait pensé que les quarante kilomètres qui
séparent Solenzara de Sainte-Lucie n'étaient pas une distance si infranchissable que ça
mais elle savait que la famille Nicolaï, surtout son beau-père, s'était solidement regroupée
autour du vieux Charles et qu'il veillait scrupuleusement à son bien-être, sans doute, mais
plus encore au très conséquent héritage qu'il représentait. Elle savait aussi que ni elle, ni
sa jeune sœur Parsilia, n'avaient droit à la parole dans ce domaine, comme dans d'autres.
D'ailleurs qu'auraient-elles bien pu faire de ce droit ? Méla n'est pas une femme d'argent.
À trop en avoir à disposition depuis l'enfance, elle n'en a jamais réalisé l'importance et la
fragilité. La fortune était là, voilà tout, comme une évidence, un acquis définitif, et l'idée
qu'elle puisse s'épuiser ou changer de propriétaire un jour ne l'avait jamais effleurée. Il en
resterait toujours, c'était inévitable. Telle était Méla, malheureusement.

Dans la voiture l'ambiance est calme. À l'arrière Samuel et Catherine réveillés trop tôt, se
sont endormis aussitôt le départ et leurs corps ensommeillés suivent d'un même rythme

82
les caprices de la route. On croirait deux marionnettes animées par une même main.
Antoine-Marc, très absorbé par les nombreux virages, a tout de même pris le temps de
serrer la main de sa femme lorsqu’il l'a vue regarder la maison de la Solenzara et cette
simple pression, cette tendre attention a effacé la tristesse dans le cœur de Méla, elle
aurait tellement voulu embrasser son grand-père ! Mais la vie est là et bien là. Elle a
retrouvé ce mari qui lui a tant manqué, elle a retrouvé cette belle prestance qui l'avait
séduite, elle a retrouvé ce corps robuste malgré les épreuves passées, elle a retrouvé cette
passion, la fusion de leurs deux corps, l'amour sans limite que l'on fait dans le secret des
chambres, dans l'oubli des médisances et de la fureur d'un monde qui ne sait que haïr.
Alors, presque timidement Méla pose la main sur la cuisse de Antoine-Marc, il sent cette
belle chaleur, il sourit de bonheur.

Devant eux, agrippés à ce granit millénaire qu'adoucit une étendue de fleurs en pleine
éclosion, les grands pins sombres de la forêt de l' Ospédale s'éveillent à la lumière.

83
La vraie histoire de Antoine-Marc GUIDICELLI

Mobilisé le 2 août 1914, soldat de la 127 DI dans les Vosges

Les informations suivantes sont extraites du dossier du jugement du conseil de guerre

du 30 juillet 1917

(note : Dans le roman, pour un déroulement plus cohérent de l'histoire, les dates ci-
dessous ont été modifiées)

Le 21 mars 1917, la permission réglementaire dont bénéficiait M.A Guidicelli pour se


rendre en Corse auprès de sa femme souffrant de troubles pulmonaires et de forte fièvre
(un certificat médical du docteur Valère Lucchini l'atteste), prend fin. Mais Antoine-Marc
ne rejoint pas le convoi militaire et il est arrêté à Marseille le 17 avril 1917 puis conduit
en quartier disciplinaire dans son régiment des Vosges.

Il explique alors qu'il a pu se rendre à Marseille mais qu'il n'a pu trouver de navire pour
rejoindre la Corse. Que ses longues recherches malheureusement infructueuses, ont été
plus difficiles que prévu et que c'est pour cette raison qu'il n'a pas pu réintégrer son unité
dans les temps.

Le 4 juin 1917, il s'évade du quartier disciplinaire où il est toujours retenu. Le 30 juin


1917 il est arrêté par les gendarmes à Neufchateau et il réintègre le quartier disciplinaire
en attendant le jugement du conseil de guerre.

Dans l'interrogatoire auquel il est soumis, Antoine-Marc motive son évasion par le besoin
impérieux de rejoindre sa femme malade et ses deux jeunes enfants. Les nouvelles qu'il a
reçues sont alarmantes, la santé de son épouse ne s'améliore pas et sans sa présence de
chef de famille, si nécessaire en ces temps de misère, la situation de sa famille est des plus
difficile. C'est pour ces raisons qu'il s'est soustrait aux obligations militaires pour aller
secourir sa famille.

Le jugement du 30 juillet 1917 est le suivant :

Question 1 : Le soldat est-il coupable de désertion en temps de guerre pour ne pas être
rentré à temps d'une permission qui devait prendre fin le 21 mars 1917. Il est absent
jusqu'au 17 avril 1917.

Question 2 : Est-il coupable de désertion en date du 4 juin 1917 date de son évasion des
locaux disciplinaires au 30 juin 1917 date de son arrestation par les gendarmes ?

84
Le jury n'a pas accordé de circonstances atténuantes.

La condamnation à quatre ans de travaux publics a été prononcé à trois voix contre deux.

85
Familles Paoletti- Casanova

C'est une Marie-Antoinette sans le sou et avec trois de ses enfants qui arrivent à Ajaccio
en cette fin d'été 1919.

Personne ne saura jamais ce que ce voyage, peut-être faudrait-il dire cette fuite,
représente pour elle. Sa fierté c'est son silence, ce mur infranchissable derrière lequel elle
peut si bien cacher ses pires souffrances et ses plus amères pensées. Partir ? Être chassée ?
Garder la blessure et l'offense pour elle, par respect du père aussi, par pudeur et par
honte peut-être. Et jouer juste un peu avec la vérité, pour la faire moins violente, la
rendre un peu plus acceptable. Essayer en tout cas, comme elle l'a fait avec sa sœur
Xavière à qui elle a caché que sa décision de s'installer dans cette ville étrangère n'était
pas de son seul fait. Loin de là. L'attitude franchement hostile de son père l'avait poussée à
prendre cette résolution souhaitée par le patriarche. Il ne s 'en cachait pas. Quatre
enfants avec ce voyou de Mathieu qui avait fait deux mois de prison pour une sombre
histoire d'agression et de menaces de mort sur un habitant de sainte-Marie-Sicche, c'était
trop. Beaucoup trop. Chaque jour Joseph Paoletti buvait sa honte et se demandait ce que
sa fille aînée, pourtant si sérieuse, si acharnée au travail, si fière aussi, pouvait bien
trouver à cet homme qu'il avait pourtant traité presque comme son propre fils. Il savait
que Mathieu était un brave type dans le fond mais séducteur comme personne, joueur
passionné et susceptible à l’extrême. Que l'on dise quoi que ce soit sur son compte ( et les
sujets de commérages ne manquaient pas!) et l'homme devenait violent au point de sortir
le revolver qu'il portait toujours sur lui, et de menacer celui qui faisait offense. Enfin,
d'après lui. Jusque là le bouillant Mathieu n'avait jamais fait usage de son arme, mais tout
de même, même en Corse où l'on est prêt à s'enflammer avant que la flamme soit allumée,
ça faisait beaucoup. Beaucoup trop pour un Joseph meurtri par la mort au front de son
fils Pierre de vingt et un ans mais si fier de son autre garçon, Antoine, revenu avec un
éclat d'obus dans la tête et une blessure par balle dans la cuisse droite mais couvert de

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médailles si courageusement méritées ! Parfois, pour lui-même, pour apaiser un peu la
férocité de la vie, il se les récitait comme on dit une prière ou une chanson douce que l'on
murmure pour endormir un nouveau-né : croix de guerre, médaille de la victoire,
médaille commémorative de la grande guerre, médaille militaire, un sacré palmarès pour
un sacré courage, une fierté pour toute la famille ! Sûr que leur mère morte depuis si
longtemps, sa si regrettée Marie-Diane, devait se réjouir aussi dans ce coin perdu de
l'éternité d'où elle veille sur eux. Il n'en a jamais douté.

Alors oui, comment accepter que sa fille, sa propre fille tellement aimée, soit la... il n'osait
même pas dire le nom et d'y penser le mettait en rage, soit donc avec ce planqué de
Mathieu ! Et comme si la situation n'était pas assez compliquée, il a fallu que quatre petits
innocents, des bâtards comme il se murmure, naissent de cette union contre nature,
quatre enfants qui n'avaient rien demandé à personne et qui avaient déjà sur eux toute la
moquerie du village. Et voilà comment cet homme pourtant si profondément humain mais
outragé dans sa dignité avait fini par penser que mieux valait la fuite de cette fausse
famille à l'offense journalière que cette présence faisait à son honneur.

Voila pourquoi, quand un petit matin d'août 1919, la famille Paoletti monte dans la
carriole de Mathieu, le village dort encore et personne n'assiste au départ. Heureusement,
la nouvelle se répandra bien assez vite et les interprétations encore plus. Assise à côté de
son compagnon, Marie-Antoinette qui serre dans ses bras la petite Marie-Diane, à peine
âgée d'un mois et demi, n'a pas un regard lorsque le véhicule passe le pont qui enjambe le
Taravo et que de là, la vue sur Olivèse est si belle. Elle a trente-quatre ans, elle laisse là sa
famille, sa fille Pierrette qui les rejoindra plus tard quand il sera temps d'aller à l'école à
Ajaccio. La turbulente enfant de deux ans est si heureuse de rester dans la maison de sa
tante Xavière et de son grand-père où elle est comme une petite reine ! Pourquoi la
contrarier, la vie va déjà être si difficile. Installés à l’arrière, les pieds posés sur le ballot de
linge et les paniers débordants de nourriture que Xavière a apporté en cachette hier,
Jérôme et Isabelle tentent de résister aux rudesses de la route. Lui a sept ans, engoncé dans
ses habits neufs déjà couverts de poussière, conscient que ce voyage n'est pas une
promenade mais un départ en catimini vers un ailleurs dont il ignore tout. L'orgueil en
réponse à la honte et à la colère est déjà en lui. À son côté sa sœur de quatre ans, plus
secrète qu'une pierre tombale, figée dans sa robe de coton épais confectionnée pour
l'occasion ne comprend pas pourquoi son cœur est si triste. Elle comprendra beaucoup
plus tard que les blessures invisibles de l'enfance, celles que les grands infligent à des
enfants qui ne le méritent pas, ces blessures sont des marques au fer rouge qui jamais ne
cicatrisent. Elle ne sait pas non plus qu'elle vient de pénétrer trop vite dans un monde
d'adulte qui n'est pas fait pour elle, un monde rude où l’innocence n'a plus sa place.

87
Les soixante kilomètres qui séparent Ajaccio d' Olivèse sont un long chemin de misère.
Presque un exil. En traversant les village décimés par la guerre et la grippe espagnole, la
désolation est générale. Bien que l' épidémie se soit tarie à la fin du printemps le silence
est partout qui étouffe les gens et les lieux. Seul le chant des coqs insouciants troue le
silence. Parfois un âne leur répond de l'enclos d'où plus personne ne le fait sortir. Les
portes sont closes, les fenêtres sont closes, les rues et les chemins sont vides seule l'église
est ouverte. La vie est dans les cimetières disséminés dans la campagne où l'amas de
chandelles et de fleurs qui se fanent laisse aux vivants l'illusion que leurs chers disparus
les protègent. Dans la chaleur écrasante de l'été on ne sait plus très bien si c'est le soleil ou
la mort qui fige la vie.

En revanche l'arrivée à Ajaccio se fait dans l'effervescence d'une ville que les désastres de
la vie n'ont pas réussi à vaincre. Avec une aisance dont il est fier, Mathieu mène
habilement sa charrette dans les embarras d'une circulation où véhicules à chevaux, à
chevaux vapeur, chevaux et passants se disputent le passage. Jérôme et Isabelle dévorent
des yeux cette immensité bleue qui envahit tout le golfe. Un soleil épuisé de chaleur
descend lentement vers les îles sanguinaires et la ville s 'embrase. Jamais ils n'ont vu une
chose pareille, il y a de l'angoisse dans le ravissement, une beauté pareille, ça fait un peu
peur quand même, non ? Et cette animation autour aussi, les voilà précipités dans un
nouveau monde où tout est étranger, ils auraient débarqué sur la lune que l'effet aurait été
similaire. Marie-Antoinette, elle ne dit rien. Comme à son habitude. Elle regarde la rue
Fesh que la charrette vient d'emprunter. Une rue étroite et longue, longue... Elle n'en voit
pas la fin. Des échoppes partout, tout un petit peuple de riverains qui s'activent,
discutent ; des enfants qui filent comme des flèches et qui disparaissent dans les ruelles
étroites qui descendent vers la mer ou montent vers le cours Napoléon. Et des immeubles
si hauts, façades sévères au crépi écaillé trouées de fenêtres sans balcon, rue populaire s'il
en est. Quand la carriole s'arrête au 5 de la rue, l'ombre déjà monte du sol. Marie-
Antoinette lève les yeux vers l'immeuble. Six étages semblables à tous ceux qui l'entourent
qu'un soleil en partance illumine encore, une porte étroite et des escaliers ras la rue qui
grimpent en pente vertigineuse jusqu'au bout de regard. Ici tout est murs, un sentiment
d'enfermement la broie. À cette heure, à Olivèse, le soleil frôle l'une des sept montagnes
bleues, l'odeur du maquis enivre la campagne, dans la maison de son père... le cœur se
serre.

- C'est au quatrième, dit Mathieu en sautant à terre.

Il prend les paniers, Jérôme le ballot de linge, Isabelle la main de sa mère et l'ascension
commence. Les paliers ne sont qu'une brève interruption dans la cascade de marches. Le
quatrième ne fait pas exception. On s'y tient à deux avec difficulté. Deux portes face à

88
face, une petite fenêtre en guise d'éclairage, une sorte de corridor obscur, une autre porte,
on y est. La petite famille s’échelonne sur trois marches successives. Marie-Antoinette sort
de la poche de sa longue jupe de toile noire une clé, elle ouvre la porte de droite, il sont
arrivés.

Une pièce, une fenêtre qui donne sur la rue, quelques meubles ordinaires, une lampe à
pétrole sur la table, c'est tout. Ils sont là, figés dans cet environnement hostile si loin des
espaces familiers de leur village. Avant même qu'ils aient pu dire quelque chose, la voix de
Mathieu s’élève de l'escalier :

- Je pars, a prestu1

Marie-Antoinette ne répond pas. Marie-Diane, qui n'a pas bronché de tout le trajet, vient
de pousser un cri. La vie continue, c'est l'heure de la tétée.

1: A prestu : à bientôt

89
Famille Guidicelli

La vie est une bien étrange machine et aucun humain ne pourrait jamais imaginer les
histoires qu'elle fabrique. Depuis la nuit des temps, et peut-être même avant, qui le sait ;
depuis la nuit des temps donc, elle se joue de ces petits êtres éphémères qui s'accrochent
désespérément à leur croûton de terre qu'ils grignotent sans même s'en rendre compte.

Dans un jeu machiavélique, elle les fait se battre, se déchirer, s'aimer, se détruire, se
multiplier sans répit sans que jamais ils ne tirent leçon des malheurs passés. Et l'histoire
ainsi se répète sans relâche, du bien au mal, il n'y a pas de répit et l'homme toujours avance
vers ce mur dressé que sont ses certitudes et ses erreurs.

Mais la vie se repose parfois, trop de misères fatiguent à la longue.

Et c'est le cas en cet étouffant été corse de 1920. Les blessures causées par la guerre et
l'épidémie commencent à cicatriser. Ceux qui restent ont envie de vivre, bien ou mal
qu'importe, vivre est l'essentiel. Et c'est dans le ventre des femmes que la vie se réinvente.

En ce 16 août dans la maison de Zonza, la nuit a été longue et sans beaucoup de sommeil.
La chaleur n'a pas lâché prise et quand cinq heures sonnent au clocher, elle est toujours
aussi étouffante. C'est à ce moment que Méla, épuisée, ferme enfin les yeux quand la voix
de Santa, la sage-femme, annonce :

- C'est un garçon, Signora Méla ! Il est beau et fort !

Paul Mathieu vient de naître.

- Dieu le bénisse, répond faiblement Méla en regardant le nouveau né braillard qu'on lui
présente.

- C'est tout votre portrait ! insiste Santa, que Dieu le bénisse !

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Dans la maison, le calme est revenu. Samuel et Catherine, qui dorment dans une partie
éloignée de la maison, n'ont rien entendu. Ils découvriront bien assez tôt qu'un nouveau
petit frère est mystérieusement arrivé dans la nuit et qu'il va falloir faire avec. Tous deux
sont presque grands, Samuel a dix ans et sa sœur six, ils ont déjà fait le plus dur, appris à se
connaître, et ont affirmé chacun leur place pour que le duo fonctionne jusqu'à … toujours.
Ils en sont bien certains. Alors un de plus ? Un en trop ? Un, tant mieux ? Le mystère reste
entier … ils ne savent pas encore.

Ce n'est que deux jours plus tard que Antoine-Marc apprend la naissance de son plus jeune
fils. Le temps que la nouvelle arrive à Sainte-Lucie-de-Porto-Vecchio où il est venu pour
affaires. La nouvelle le réjouit, ce premier enfant de l'après guerre est comme un trait sur le
passé, la barbarie, l’indicible. Ce sont des temps nouveaux qu'il augure, des temps sans
souffrance, des vrais lendemains plein de bonheur, enfin. On lui a assuré que Méla se porte
bien, que l'enfant est en parfaite santé, que son frère Vincent l'a déclaré en mairie comme
c'était prévu si lui-même était empêché, bref que tout se déroule parfaitement, l'ordinaire a
repris les rênes : chaque événement a sa place et les humains à la manœuvre, il n'y a plus
qu'à laisser filer. Alors, pourquoi s'en faire ? Il suffit de s'en réjouir et de fêter dignement la
naissance du fils. Un fils, un de plus! Que demander de mieux ! Le baptême s'annonce
mémorable. Pour l'heure Antoine-Marc sablera le champagne à Sainte-Lucie. Puisque tout
s'organise si bien, il n'envisage pas de rentrer à Zonza dans l'immédiat, ses affaires sont
aussi ici et elles ont vraiment besoin de lui.

La situation économique en Corse est désastreuse. Ravagée, comme partout, par la guerre et
la grippe espagnole, l'île est à bout de souffle et un nombre grandissant de Corses fuit la
misère en prenant le chemin du continent ou des colonies. Ceux qui les ont précédés disent
que, là-bas, la vie est facile et que l'argent coule à flot. On ne demande qu'à les croire, de
toute façon ce sera toujours mieux qu'au village. Mais dans ce désordre et cette misère, un
fléau qui somnolait depuis des années, a refait surface. Et avec vigueur. Le règne des
« bandits d'horreur » (en opposition aux « bandits d'honneur » déjà cités dans ce récit) est à
son apogée. Rançons demandées aux commerçants de gré ou de force, et plus souvent de
force que de gré ; rackets divers et variés, chantage et gâchette facile pour un oui ou un
non, terrorisent les habitants des lieux où sévissent ces bandits. Certaines familles sont
même obligées de quitter leur village pour venir se réfugier à Ajaccio ou à Bastia. Cette
calamité ne cessera qu'une quinzaine d'années plus tard quand la justice en viendra enfin à
bout et qu'elle arrêtera, condamnera et mettra à mort les deux derniers « patrons » de cette

91
sauvage pègre locale : Joseph Bartoli et André Spada seront tous deux guillotinés en 1935.

Voilà pourquoi, en ces temps si troublés, Antoine-Marc consacre toute son énergie à la
gestion de ses affaires. Ses terres de la montagne et de la plaine donnent bien, mais les
récoltes sont difficiles faute de main d’œuvre locale. Il faut faire appel aux Sardes,
travailleurs sérieux et durs à la tâche que l'on emploie depuis longtemps. Mais eux aussi ont
subi les horreurs des six dernières années et la mort a frappé avec la même fureur en
Sardaigne comme partout ailleurs. D'autre part, le déclin de nombreuses activités
économiques a réduit à zéro toute espérance de développement économique, l'heure est à la
survie. Le commerce étant au point mort, il faut beaucoup d'entêtement et de volonté pour
que Antoine-Marc trouve tout de même des solutions pour écouler ses productions. Il use
pour ça les pneus de sa voiture et parfois sa patience sur les routes du littorales où se
trouvent les rares entreprises commerciales encore en fonctionnement.

Mais ce qu'il ignore, ce que Méla n'a pas voulu lui dire, ce sont les paroles du médecin venu
la voir plusieurs fois durant sa grossesse :

- Vous avez trente-cinq ans,Méla, et vous savez combien votre santé est délicate. Cette
grossesse qui vous fatigue tant doit être la dernière, vous m'entendez bien, la dernière. J'en
parlerai à Antoine-Marc...

Elle ne l'avait pas laissé terminer :

- Non, c'est moi qui dois en parler à mon mari. S'il vous plaît, laissez-moi faire.

Il n'avait pas insisté, l'avait regardée longuement, puis, comme si de rien n'était, avait dit :

- Tout va bien, l'enfant ne va pas tarder à venir. Il s'agite beaucoup ?

Elle avait rougi :

- Mon Dieu oui, ce sera un garçon, j'en suis sûre. Il est tellement turbulent !

Le médecin avait souri et, au moment de franchir le portail où Méla l'avait accompagné, il
avait ajouté :

- Ne tardez pas à parler à votre mari, il comprendra c'est certain. Vous savez combien il
tient à vous, il vous l'a bien prouvé je crois ?

Elle avait soutenu le regard affable que cet ami de longue date posait sur elle; repensé à ce
que Antoine-Marc avait fini par lui confier un soir de vague à l'âme, un de ces soirs où la
vie marque le pas, où seule demeure l'envie d'être soi-même, sans honte, sans prétention

92
inutile, sans faux-semblant, face à cet autre qu'on aime et dont on ne doute pas un instant
qu'il comprendra. Il avait raconté ses jours de guerre où l'horreur était devenu l'ordinaire. Il
avait raconté sa peur, son dégoût, sa colère face à ce que le monde était devenue. Et, dans
toute cette folie meurtrière, il y avait, pour vivre, le souvenir de sa famille et, surtout, le
souvenir qu'il restait d'elle. Elle qui souffrait, brûlée par les fièvres, seule avec ses enfants,
et cette idée lui était intolérable. Que tout autour de lui s'embrase et s'écroule, il n'y pouvait
rien ; mais qu'il tente de protéger sa famille, ça il pouvait le faire. Quoiqu'il en coûte et il
avait payé cher.

Elle avait serré la main du docteur, lui avait souri, avait assuré :

- Je vais lui parler, je vous en fais la promesse. Après la naissance, ce sera mieux je crois, si
tout se passe bien …

Il avait mis ses mains sur les épaules de Méla, l'avait longuement regardée :

- Tout se passera bien, ma chère Méla, vous allez bien, l'enfant aussi, tout ira bien, soyez
rassurée.

Et voilà, maintenant Paul est là. Dans la pénombre de sa chambre, il dort du lourd sommeil
vide des nouveaux-nés.

Maintenant il va falloir parler.

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Familles Casanova – Paoletti

C'est un matin d'octobre capricieux qui pèse sur le port d'Ajaccio. Sur la baie, un soleil
intrépide impose sa lumière et la ville en est toute éclaboussée. Autour, sur les montagnes,
tout est noir, orageux, et vers le sud, un lourd rideau de pluie avance d'un seul bloc. Sur le
port l'animation est partout. Il faut dire que l'escale ajaccienne de l'imposant paquebot de la
Compagnie Générale Transatlantique reliant Marseille à Alger est toujours un événement
que l'on ne manquerait sous aucun prétexte. Aujourd'hui le navire qui bloque tout
l’embarcadère repartira vers Marseille bientôt et une foule curieuse et impatiente attend
comme on attend le début d'un spectacle. Et le spectacle commence par les passagers qui
se pressent de descendre du navire pour rejoindre les bras tendus de ceux qui les attendent.
Des ponts, il y a les autres qui regardent tout ce monde qui s'agite et les observe. Au sol
s'entassent les marchandises que l'on va embarquer et celles que l'on débarque ; les
portefaix courent dans tous les sens en criant qu'on leur fasse place, les charrettes passent à
touche-roues et, au milieu de toute cette effervescence, des jeunes gens nostalgiques
contemplent le majestueux paquebot en rêvant d'aventure et de vie meilleure. Un peu plus
loin, assis sur les valises ou au sol, il y a la file de ceux qui vont embarquer pour ce
continent idéalisé ; entourés de leur famille qui trompe la tristesse en la noyant sous mille
recommandations. Faire attention aux nombreux dangers de la ville (qu'ils ne connaissent
pas!), mais surtout prendre bien soin des charcuteries, fromages et farine de châtaigne qu'il
faudra donner aux parents et amis, la liste est longue, il faut insister et insister encore pour
le voyageur qui, et ça se voit comme le nez au milieu du visage, a la tête ailleurs. Ne rien
oublier, pas vrai ! Promets nous...

Tout cela fait régner sur le port, une atmosphère de fièvre, de joie contenue et de chagrin
assumé qui les traverse tous, ceux qui restent et qui pleurent, ceux qui partent et qui

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espèrent. Les causes de départs sont si nombreuses et variées.

Quand enfin la foule des passagers s'approche des passerelles pour embarquer, Isabelle
serre un peu plus fort la main de sa mère. Elle a cinq ans, si elle ne comprend pas vraiment
ce qui se passe, elle sait tout de même que la silhouette vacillante qui s'appuie sur un bâton
pour tenter de monter sur la raide passerelle des troisièmes classes, cette silhouette est celle
de l'homme qui les a amenés à Ajaccio l'année dernière, que sa mère a croisé une ou deux
fois dans la rue Fesch, à qui elle a dit quelques mots. La fillette est d'une nature taciturne,
secrète et observatrice comme personne . Un détail, une attitude, un regard, une intonation
que nul ne remarquerait, rien ne lui échappe et toutes ces petites choses assemblées
viennent peupler son insoupçonnable imaginaire. Cet homme s'appelle Mathieu et c'est
pour lui que sa mère et elle se sont levées à l'aube ce matin. Qu'elles l'ont rejoint tremblant
de fièvre devant la porte de l'immeuble. Elle l'avait déjà vu, mais elle a à peine reconnu le
bel homme jovial dont elle se méfiait instinctivement, en cet être amaigri, courbé en deux
sur le bâton qui lui sert de canne, accroché au bras de sa mère. La marche jusqu'au port tout
proche lui semble durer une éternité. Il a fallu s'arrêter plusieurs fois, lui trouver un endroit
pour qu'il puisse faire des besoins urgents qu'il ne pouvait pas retenir.

Mais Isabelle ne savait pas que cet homme là était son père, comme elle ne savait pas
qu'elle ne le reverrait jamais mais cette image devait se graver définitivement dans ses
souvenirs. Comme celle de sa mère silencieuse, droite et stoïque silhouette vêtue de
sombre, à peine sensible à sa main d'enfant serrant la sienne. Puis, au moment même où
Mathieu disparaît dans le gigantesque ventre du paquebot, la voix posée de Marie-
Antoinette, sans émotion apparente qui ordonne « andiamo » 1. Elles sont déjà à la
Citadelle quand la corne du bateau retentit pour la troisième fois annonçant le départ.

On largue les amarres et Mathieu vogue vers son destin.

Arrivé à Marseille le 7 octobre 1920, il se rend avec peine à deux pas du port, rue juge du
Palais, dans une très modeste pension tenue par des compatriotes. Trois jours plus tard il est
admis à l'hôpital de la Conception où l'on tentera en vain de le soigner d'une myélite
compliquée d'une diarrhée ininterrompue. Le 14 octobre, à quatre heures du matin, Mathieu
Casanova, mari inconstant, amant volage, père involontaire et jouisseur acharné, s’éteint
seul, dans l'indifférence générale. Il a trente-deux ans et personne ne réclame son corps. Il
finira, comme tant d'autres inconnus venus mourir loin de chez eux, dans la fosse commune
du cimetière Saint-Pierre de la cité phocéenne.
1: andiamo : allons-y

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Mais cette vie si brève brisera à jamais celle de ces femmes innocemment amoureuses qui
ont eu la malchance de croiser sa route.

À Ajaccio, la vie est difficile. Seule avec ses trois enfants, Marie-Antoinette fait face
comme elle peut. De lointains parents installés dans la capitale depuis longtemps et
propriétaires d'un bar dans la rue Fesch ont mis à profit leur situation privilégiée. Une jeune
femme courageuse, sérieuse et qui n' a pas peur du travail, ah ça non, une paese1 en plus, on
doit bien connaître des personnes qui seraient heureuses d'employer une perle pareille. Et
voilà comment Marie-Antoinette est devenue ce que l'on appelle aujourd'hui, une lingère, et
qui était en fait une lavandière chargée du nettoyage, repassage et des reprises du linge que
des familles bourgeoises lui confiaient. Au lavoir, elle n'aime pas trop les bavardages
incessants rythmés par le martèlement des battoirs auxquels il est impossible d' échapper
tant la vie, dans ce quartier populaire, se passe dans la rue. Dans les ruelles de la vieille
ville, les immeubles sont si proches que l'on vit pour ainsi dire les uns chez les autres. On
s'échange des nouvelles de fenêtre à fenêtre, parfois des insultes fusent, chacun y va de son
commentaire, et l 'intimité du foyer devient l'intimité de tous. Le soir, à la fraîche, on
descend les chaises dans la rue et l'on cause, on commente, ou l'on se tait, c'est selon. Dans
cette vie bouillante les enfants aussi participent à l'animation générale et, chacun le sait, les
enfants peuvent être les plus cruels des bourreaux. Isabelle Paoletti en sait quelque chose
quand, dans les parties endiablées de cache-cache, les autres l'interpellent à pleine voix: o
bastardu !2 et ce nom, qui rebondit de mur en mur, de porte à porte dans la vaste caisse de
résonance que sont ces rues étroites, ce mot s’incruste en elle comme une marque au fer
rouge qui ne cicatrisera jamais. Elle ne comprend pas la signification de ce mot lâché
comme un crachat, elle ne connaît pas encore l'injure, mais elle sent bien au ton de la voix,
aux sourires en coin échangés entre les grands, elle sent bien que, pour elle, ce mot est une
offense.

Décidément, oui, la vie à Ajaccio est difficile. Et cruelle aussi.

1: paese : littéralement pays. Se dit aussi pour quelqu'un du même village , voire du même canton
2: O bastardu : bâtard

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Familles Visidary – Guidicelli

La mort de Charles-Mathieu Visidary, à quatre-vingts ans, n'annonce pas seulement la fin


d'un vieil aristocrate, elle marque surtout la fin d'une époque.

Celle d'une famille ancrée depuis le premier millénaire sur le sol corse et dont l'histoire
est inscrite dans celle de l’île. Du premier Valéani, seigneur de Sienne, venu servir les
Gatti alors gouverneurs pisans de l'île, et qui prit pour épouse, comme le voulait l'usage, la
fille d'un notable corse. Jusqu'à ce ce jour, la lignée Visidary, descendante de ce lointain
ancêtre, a toujours été solidement enracinée sur cette terre où tous leurs morts, quel que
soit leur parcours, sont enterrés. De leur village ancestral de Chiatra, de cette Castiniccia
sauvage et rebelle à la douce plaine fertile orientale, ils ont laissé l'empreinte de leur
grandeur comme celle de leurs malheurs.

Jusqu'à ce jour d'avril 1922 où Charles-Mathieu Visidary, dernier du nom, est venu
mourir à Nice, chez son gendre Jean-Paul Nicolaï. C'est de l'autre côté de la mer
méditerranée, sur le continent, loin des siens qu'il est venu les rejoindre pour l'éternité. Et
la liste est longue de ceux-là qui dorment dans le sévère granit de leurs vénérables
tombeaux. Il y a ses deux filles, son fils, ses deux épouses, tous ses frères et sœurs et son
tour est enfin venu. À quatre-vingts ans, cet homme cultivé et si fier de sa réussite, cet
homme à qui si peu de monde a pu s'opposer a fini par rendre les armes. La mort de sa
fille Mirène, survenue il y a peu, lui a porté un coup fatal. C'est peu de temps après ce
décès survenu au château de la Solenzara, qu'il a quitté définitivement cet endroit
pourtant si cher à son cœur. Et c'est ici, à Nice, entouré de son gendre et de ses deux
petits-fils, tous quatre unis dans le souvenir douloureux de la chère défunte, qu'il a passé,
vaille que vaille, les deux dernières années de sa vie.

Mais le domaine de la Solenzara n'a pas été abandonné pour autant. Loin de là. Il a
changé de propriétaire, c'est tout. De Visidary auquel il appartenait depuis si longtemps, il
est passé à Nicolaï, père et fils auquel Charles l'a vendu très peu de temps avant son décès.

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Une histoire d'homme en quelque sorte. Ça valait bien un hébergement sur la côte d'Azur.

Quand le 21 avril 1922 le paquebot fait son entrée dans le port de Nice, Méla se décide à
quitter sa cabine. Malgré l'insistance de son mari, elle a refusé d'aller prendre le petit
déjeuner dans le salon portant très cosy des premières classes. Le soleil se lève à peine
quand elle s'approche du bastingage et sa silhouette toute de noir vêtue est comme une
imposture dans l'embrasement des couleurs qui enflamment peu à peu les immeubles.
Passée la longue jetée, le bateau ralentit l'allure. De part et d'autres les deux collines qui
encadrent le port, celle du Château et celle du Mont-Boron, émergent comme un mirage
d'une matinale brume légère. C'est comme s'avancer entre les bras tendus de la ville qui se
dévoile d'un seul coup de soleil. Tout au bout du port, juste devant la proue du navire,
l'église Notre-dame-du-Port, trône en majesté au milieu des immeubles imposants qui
l'entourent. L'ocre de ces façades si harmonieuses peu à peu s'illumine, les voiles latines
enroulées en haut des mâts des pointus1, tanguent violemment, aspirées par le sillage du
paquebot ; déjà l'on voit l'agitation sur le quai, déjà la corne retentit annonçant l'arrivée.
La lumineuse majesté silencieuse de ce petit matin de printemps est définitivement
rompue.

Il est temps d’affronter la réalité, et ça ne va pas être facile.

Un peu à l'écart de la cohue c'est un Jean-Paul Nicolaï sanglé dans un strict costume de
deuil qui les attend à côté de sa voiture. Il va à leur rencontre, serre presque
cérémonieusement la main de Antoine-Marc, fait une accolade à sa belle-sœur, en
murmurant d'une voix mouillée :

- Notre cher père ! Il n'a pas souffert, il est parti dans son sommeil.

Méla frissonne en entendant : notre cher père ! Ce grand-père qu'elle aime tendrement et
qu'elle ne reverra jamais, qu'elle n'a même pas eu la possibilité de serrer dans ses bras
avant cette mort survenue si loin de chez lui, de chez eux. Mais elle ne dit rien, elle suit
son beau-frère qui précise, en lui ouvrant la portière :

- Votre sœur est arrivée hier, Méla, elle est descendue à l'hôtel Victoria. Si vous le
souhaitez, je peux vous y déposer. Vous pourrez vous rafraîchir, la cérémonie est à onze
heures, à la basilique Notre-Dame-de-l'Assomption, ce n'est pas loin de l'hôtel.

Méla voudrait répondre, mais elle ne le peut pas. Le chagrin, l'accueil distant, le ton
presque autoritaire qui impose plus qu'il ne propose un arrêt à l'hôtel alors que son seul
souhait est d'avoir un moment d'intimité avec son aïeul, de partager un ultime tête-à-tête
avec lui avant la cérémonie publique. Cette appropriation qui la tient à l'écart la muselle.
C'est Antoine-Marc qui prend les choses en main. Calmement mais avec une assurance
1: Pointu : petit bateau de pêche ou barque pointu, traditionnel de la Provence méditerranéenne

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qui ne souffre aucune opposition, il dit :

- Merci mon cher Jean-Paul, mais je ne crois pas que Méla souhaite s'arrêter à l’hôtel. Ce
qu'elle souhaite c'est de voir son cher grand-père avant que nous ne partions pour les
funérailles. Les circonstances ont voulu que la mort de Charles ait eu lieu loin de chez
nous et ma femme a eu le profond chagrin de pas avoir pu être avec lui dans ses derniers
instants. Il n'est pas nécessaire de lui imposer en plus le regret éternel de ne pas avoir pu
lui dire adieu seule à seul.

L'avocat ne montre rien de ses pensées, il se contente de rétorquer :

- Mais bien entendu, je proposais de vous déposer à l'hôtel uniquement si vous aviez
besoin de vous rafraîchir et peut-être d'échanger un peu avec Parsilia qui est arrivée
hier...

Il s'interrompt un bref instant, jette un coup d’œil à Méla qui ne bronche pas, poursuit :

- Nous allons à la maison immédiatement, bien entendu.

Il ne dit pas que ce n'est pas du tout ce qu'il avait prévu. Dans son vaste appartement de la
rue Gubernatis très encombré de gerbes envoyées par ses collègues du barreau et autres
connaissances, ses deux fils reçoivent quelques intimes. La mise en bière a déjà eu lieu et
il ne s'attendait pas à la venue de Méla et de son mari, ici, dans sa maison. Il faut bien
avouer que depuis la mort de sa femme, mère de Méla et Parsilia, les liens que l'avocat
entretient avec ses deux belles-filles, ne sont pas des plus chaleureux. Ils se sont résumés à
des échanges épistolaires par notaires interposés, quant il s'est agi d'entériner les
renoncements des deux sœurs à la succession du domaine de la Solenzara puis à la vente
de ce dernier à son profit. Mais, aujourd'hui, il ne peut décemment pas s'opposer à un
désir somme toute, très légitime.

- Hé bien, allons-y, Albert et René seront heureux de vous revoir. Eux aussi sont très
affectés par le décès de leur grand-père.

La voix douce de Méla, s'est teintée d'une pointe de froideur :

- Je n'en doute pas, c'était un homme d'exception. Je lui portais une très grande affection .
Comme vous le savez, mon père étant malheureusement décédé très jeune, c'est chez lui et
par lui que j'ai été élevée. Et par ma chère pauvre mère aussi, bien entendu.

- Bien entendu, Mirène nous manque tellement aussi.

La voix s'est brisée et le reste du parcours se fait dans un silence pesant. Les morts
tiennent parfois bien plus de place que les vivants et l'absence qu'ils laissent est une plaie
ouverte que le temps ne sait pas refermer.

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Arrivés à la maison, quand Jean-Paul s'efface pour laisser entrer cette femme dont le beau
visage disparaît sous le crêpe, quand il la regarde traverser son salon au bras de son mari
avec cette allure indescriptible qui intimide, sans un regard pour aucun de ceux-là qui
l'observent en silence, quand il la voit lâcher enfin le bras de Antoine-Marc et
s’immobiliser devant la porte où Albert l'a escortée en attendant qu'il l'ouvre, Jean-Paul se
dit que les funérailles ne vont peut-être pas se dérouler comme prévu. Le jeune Albert,
lui, est dans une situation délicate. Il sait que dans la chambre funéraire deux ou trois
personnes importantes sont en train de rendre hommage au défunt, qu'il serait
inconvenant de les déranger... et Méla de mettre fin à ces appréhensions :

- Je voudrais être seule, Albert.

C'est bref et sans appel, alors il s'exécute. Quand la porte se referme, cette assemblée
d'hommes sanglés dans leurs costumes de circonstance, reprend vie. Jean-Paul demande
qu'on apporte quelque chose à boire à Antoine-Marc, on parle un peu du défunt que
personne, à part la famille, ne connaît vraiment, puis on parle d'autre chose, la vie est là,
ordinaire.

Face à l'impressionnant cercueil de chêne verni aux lourds poignets de bronze torsadé,
Méla se sent défaillir. La pièce aux volets fermés mais aux fenêtres ouvertes pour tenter
d'aérer et de réduire l'odeur des fleurs et des quatre grands cierges qui encadrent le
catafalque, l'étouffe. Elle ne reverra pas le visage de son grand-père, le cercueil est déjà
scellé. Elle s'avance lentement en relevant le lourd voile noir, s'incline puis embrasse cette
carapace de bois qui lui dérobe cet aïeul qu'elle a tout à la fois aimé et redouté. Puis elle se
relève, va s'agenouiller sur le prie-Dieu et, la tête entre ses mains, éclate d'un long sanglot
silencieux qui emporte avec lui les rancœurs et les blessures pour ne laisser la place qu'au
chagrin infini de l'absence. Quand elle entend un coup discret tapé à la porte et la voix de
Jean-Paul qui annonce.

- Les pompes funèbres sont là, Méla, il va falloir y aller.

Elle rabat son voile, rideau noir qui dissimule sa peine, et sort sans un mot.

Au son d'une marche funèbre tragiquement amplifiée par un organiste inspiré, sa sœur et
elle sont les premières à pénétrer derrière le cercueil dans la basilique Notre-Dame.

Au cimetière de Caucade où seule la famille l'a accompagné, Charles-Mathieu Visidary


accomplit ce dernier voyage, loin de sa terre bien-aimée, loin de toute sa famille qui y est
enterrée, loin de ses richesses aujourd'hui inutiles, loin de son histoire prestigieuse. Méla
jette un dernier regard meurtri au fronton de marbre sur lequel est inscrit : Famille Jean-
Paul Nicolaï. Son grand-père est le premier à honorer cette sépulture et son nom n'est
même pas mentionné. Une véritable épopée prend fin et pas de la meilleure façon.

100
Alors qu'un soleil ensanglanté a fini par glisser derrière le cap d'Antibes ne laissant plus
qu'une pâle lueur rose soulignant l'horizon, le sillage du paquebot qui fonce vers la Corse
est comme une plaie d'écume qui déchire la mer d'ardoise.

Sur le pont, allongés sur des transats, Antoine-Marc et Méla attendent les étoiles. Elle est
tête nue, respirant tranquillement cet air doux et salé, le corps au repos, le cœur en
sommeil. Son mari a rapproché son siège, elle sent sa main chaude se poser sur la sienne,
elle tourne la tête vers lui, regarde ce beau visage régulier, ce regard sombre, la force et le
calme qui s'en dégagent, elle lui sourit, ferme les yeux. L'étoile du berger commence à
scintiller et elle ne la voit pas. Qu'importe puisque Antoine-Marc, lui, la regarde.

101
Familles Paoletti – Casanova

Peut-être avait-il fallu cela.

La mort a ses conséquences : le chagrin pour les uns, une sorte de rédemption pour les
autres. La disparition de Mathieu a eu les deux.

L'école communale a fermé ses portes libérant les écoliers impatients et fin prêts pour
profiter au plus tôt des vacances d'été. Il est six heures du matin, l'air est déjà étouffant, la
ville sommeille encore ; derrière les volets mi-clos les fenêtres ouvertes laissent passer ce
qu'il reste d'une presque fraîcheur nocturne. Devant l'immeuble de la rue Fesch, Marie-
Antoinette, ses trois enfants et quelques paniers attendent. Elle est droite, solide comme un
roc, habillée de neuf et de sombre. Le foulard un peu lâche qui laisse échapper quelques
mèches brunes, encadre son beau visage impassible et le soleil levant qui éclabousse tout ce
qu'il touche jette des cristaux de lumière dans ses yeux d'ambre clair. Elle regarde sans
ciller la rue déserte, elle l'observe fixement, intensément comme si rien au monde n'était
plus important que ces pavés silencieux. Mais qui sait vraiment ce que pense la si secrète
Marie-Antoinette ? À Mathieu embarqué un matin d'octobre dernier sur le grand navire et
jamais revenu ? Mort ? Disparu ? Personne n'en parle. Du moins pas à haute voix. Mathieu
s'en est allé, effacé, comme s'il n'avait jamais existé. Enfin pas vraiment, ses enfants sont là
pour le prouver, mais à ce moment de l'histoire nul ne sait ou ne veut dire, ce qu'il est
advenu de ce Casanova de village. Pense-t-elle que la douleur est toujours là, vive comme
un feu dans l'âtre qui jamais ne s'éteint ? Que le doute qui persiste est encore pire que la
mort ? La fuite, la plus injuste des trahisons, n'est-elle pas encore plus terrible que le deuil ?
Et affronter le village, ces silences sur son passage, ces regards qui se détournent, ces ragots
qu'on lui rapportera un jour ou l'autre ? Mais ne rien entendre, ou plutôt ne pas écouter.

À quoi pense Marie-Antoinette dans ce matin lumineux jusqu'à l’outrance ?

102
Enfin, le silence est rompu par le bruit de sabots et des roues ferrées résonnant sur les
pavés. La famille s'anime, les anses des paniers sont déjà au creux des coudes, la petite
Marie-Diane s'agrippe à la main de sa mère ; Jérôme bombe le torse comme s'il devait, à lui
seul transporter le tout ; Isabelle, assise sur un ballot, regarde la charrette de Toussaint
s'approcher puis s'arrêter devant eux. Il y a quelques salutations amicales, de brèves
nouvelles vite échangées puis on embarque enfants et paquets. Marie-Antoinette monte à
l'avant, à côté du cocher, une discussion s'ébauche, l'attelage remonte le rue. Derrière, le
soleil inonde le port mais, à peine arrivé sur le cours Napoléon, c'est toute la baie qui
s'embrase. Sur la place Abbatucci, le marché se met en place et les tauds que l'on tend sont
comme des ailes déployées qui flottent dans la lumière. Une fois les embarras de la rue
dépassés, Toussaint force l'allure. C'est que la route est longue jusqu'à Olivèse, soixante
kilomètres, ce n'est pas rien.

À l'arrière, à l'ombre d'un grand parapluie ouvert, les enfants se sont endormis, à l'avant
plus personne ne parle. Il fait presque bon sous la capote qui abrite le siège. Marie-
Antoinette ferme les yeux, c'est la première fois qu'elle remonte au village depuis plus de
deux ans. Est-ce parce que Mathieu semble définitivement disparu que Joseph lui a
proposé de revenir pendant les vacances? Est-ce parce qu'elle, sa fille aînée, et ses petits
enfants lui manquent ? Est-ce pour museler une forme de pression sociale : il se murmure
assez haut pour qu'on l'entende quand même, qu'il est injuste de punir une si bonne fille qui
a tant fait depuis la mort de sa pauvre mère, elle si sérieuse malgré, malgré... Les langues se
taisent toujours avant l'aveu. Un hochement de tête accompagné d'un profond soupir empli
de compassion ou de réprobation . les mots, parfois, sont inutiles. Qu'importe la raison que
seul Joseph connaît, le patriarche a bien demandé à Noël, son cousin, qui se rend souvent à
Ajaccio pour affaire, de passer voir sa fille pour lui dire que ce serait bon pour les enfants
de venir passer les vacances au village. Tout le monde sait bien que l'air de la ville ne vaut
rien pas vrai ? Sûrement même.

Le chemin est long avant d'arriver à Olivèse. Après la halte au col de saint-Gorges où l'on
s'arrête pour déjeuner de pain et de fromage accompagné de l'eau minérale naturelle que
l'on boit à la fontaine, la route reprend, interminable. Il faut tenir fort les rênes pour que le
cheval, insensible à la chaleur, ne s'emballe pas trop dans la descente. L'étrange dialogue
fait de claquements de langue et d’onomatopées que Toussaint entretient avec son attelage
se mélange au cri strident des cigales qui s’élève des coins mystérieux de cette terre
enfiévrée d'odeurs. Ici, dans le maquis, l'ombre n'a toujours pas sa place et le soleil, cloué

103
au zénith, fait peu de cas de ces chênes verts tordus ancrés vaille que vaille dans un granit
plus fait pour les murs des maisons que pour l'agriculture. Et le voyage continue, dans la
poussière, secoué par les cahots, parfois interrompu par une halte, dans un village, où
quelqu'un attend un paquet, un message, le salut d'un parent, et reprend, encore. Quand
enfin, après un virage, Olivèse, apparaît au loin, maisons soigneusement alignées sur la
ligne bleue de la colline, comme une odalisque de pierre cernée de montagnes, Marie-
Antoinette sent quelque chose de très dur étouffer son gosier. Machinalement elle plonge la
main dans la poche de sa longue jupe et serre vivement le chapelet qu'elle porte toujours sur
elle puis, quand la chose très dure commence à disparaître, ses doigts se mettent à égrener
les boules de pierre noire. Marie-Antoinette n'est pas femme d'église hormis pour la
procession du 25 août, jour de la saint-Augustin, patron du village où même les hommes
participent, et pour les messes de célébration. Mis à part saint-Antoine de Padoue et la
vierge Marie qu'elle vénère, le reste l'intéresse peu et les sermons du curé ne l'atteignent
guère. Sa foi est une foi solitaire, une histoire personnelle entre elle et le ciel, un échange
quotidien égrainé sur le vieux chapelet qu'elle tient de sa mère, une dévotion discrète qu'elle
ne partage avec personne. Comme à ce moment précis où elle baisse les yeux de peur qu'ils
ne s'embuent, où le bonheur immense de revoir son village et ceux qu'elle aime est si
profond que seule la prière peut remercier.

À l'arrière, Jérôme s'est redressé, a tendu son doigt en disant :

- O' ma, ci zèmu.1

Isabelle, qui se hisse comme elle peut jusqu'au rebord de la charrette, regarde le village qui
disparaît déjà dans le prochain virage. Elle ne reconnaît rien et pourtant elle répète d'une
toute petite voix, comme pour elle-même, comme pour s'en persuader :

- Ci zèmu.

Au bout du petit chemin de terre que la charrette ne peut emprunter, sur le terre-plain
devant la maisons, Xavière attend en chassant d'un geste prompt et d'une voix aigre, les
poules indisciplinées qui vont et viennent, se moquant bien de l'importance du moment.
Elle réussit enfin à les enfermer dans l'enclos qui leur est réservé et redevient vigie. Quand
enfin elle voit apparaître le petit cortège guidé par Toussaint qui porte des paniers, sa sœur,
tenant d'une main la petite Marie-Diane marchant à peine, trébuchant sur les pierres du
chemin et de l'autre un lourd ballot, suivi de Jérôme, lui aussi chargé de paquets et enfin

1 O' ma, ci zèmu : maman, nous y sommes

104
Isabelle regardant prudemment où elle met les pieds car elle n'aime pas cette drôle de rue
où chaque pas rencontre un danger, donc, quand Xavière voit arriver la famille, elle raidit
un peu plus sa maigre silhouette, passe une main sur ses cheveux pour vérifier que son
chignon tressé serré est bien à sa place sur sa nuque, donne un rapide coup sur son tablier et
se dit qu'elle a bien fait de descendre prendre de l'eau fraîche à la fontaine et de préparer du
café et des beignets au brocciu1 il y a à peine une heure. Et puis aussi la bouteille de vin
pour ce brave Toussaint qui a fait tout ce chemin. Tout à coup elle se retourne vers la
maison, attend, puis lance :

- O' Pitri2!

Alors surgit sur le pas de la porte une fillette de cinq ans à la mine renfrognée, engoncée
dans une robe neuve de coton bleu ceinturée d'un ruban de gros-grain garance et la tête
ornée d'un grand nœud de satin rose penchant dangereusement sur le côté. Elle ne bouge
pas, regarde d'un œil mauvais tout ce monde qui vient envahir son espace, on croirait un
chat prêt à bondir. De son pas vif, Xavière s'approche, la prend par la main, tire un peu :

- Allez Pitri, va dire bonjour à ta mère et à tes frère et sœurs.

Elle ne bouge pas d'un centimètre et c'est Marie-Antoinette qui vient, se penche vers sa
fille, l'embrasse sur le front, se retourne vers sa sœur :

- Elle a beaucoup grandi.

Xavière sourit, lance à la fillette un regard plein de tendresse, tapote sa tête :

- C'est une belle petite, et intelligente avec ça. Rien ne lui fait peur !

Puis, poussant doucement l'enfant par l'épaule, lui dit :

- Allez va voir les autres maintenant.

Et pendant que les adultes et la petite Marie-Diane pénètrent dans la maison, les trois
enfants demeurent face à face. Autour il y a la vie du village, les voix qui fusent d'on ne sait
où, un chien qui aboie quelque part, se tait et puis d'autres répondent ; une odeur de fumée
qui annonce le repas du soir, le soleil qui explose sur une vitre et le braiment répété d'un
âne solitaire. Pierrine, devant la passivité de cette fratrie qu'elle découvre, commence à
s'impatienter. Après tout elle est ici chez elle, alors s'ils veulent rester planté toute la soirée
tant pis pour eux. Elle tourne soudain les talons et lance, d'un ton qui ne souffre aucun
1: brocciu. Fromage frais corse réalisé à partir du petit lait de chèvre ou de brebis

2: Pitri. Pierrine, en corse

105
commentaire :

- On va au jardin.

Les autres se regardent, voient le chemin très étroit qui plonge raide le long de la maison,
Pierrine qui le dévale en courant. Jeune coq piqué au vif par l'autorité de sa cadette, Jérôme
lui emboîte aussitôt le pas, il ne sera pas dit que cette gamine haute comme trois pommes,
surtout si c'est sa sœur, lui dicte quoi faire. Non, mais... Isabelle, elle, s'assoie sur le banc de
pierre, près du poulailler. Elle n'a aucune envie d'aller dans ce jardin si mal placé, elle n'a
aucune envie de rentrer dans la maison, elle n'a aucune envie de se disputer avec qui que ce
soit, elle est fatiguée, elle a besoin de calme, de tranquillité. Il y a trop de choses qui se
bousculent dans son petit cerveau d'enfant, elle ne sait encore comment on fait le tri. Alors
elle reste là, les yeux fermés, dans la sérénité de cette fin de journée, au cœur de ce village
qu'elle ne connaît pas vraiment mais dont elle a si souvent entendu parler quand, par des
soirs comme celui-ci, quand le temps s'éternise jusqu'aux heures tardives qui sonnent
longuement au clocher, quand la ville s’apaise et qu'est venu le temps de sortir les chaises
sur le trottoir, que les corps rompus par une lourde journée de travail se reposent enfin, et
que l'on parle de ceux qui ne sont pas là, quand on parle du village là-bas, dans les
montagnes avec une nostalgie que plus personne ne cache. Que l'on est là, dans la ville,
dans les odeurs de la ville, dans les bruits étouffés de la ville mais que le cœur est ailleurs et
qu'il faut la distance pour pouvoir avouer à mots couverts, combien ils vous manquent.

Isabelle est assise sur le banc de pierre, ses pieds ne touchent pas le sol, elle s’ensommeille
lentement quand des pas résonnent dans l'allée. Elle ouvre les yeux, observe la silhouette
massive qui lui fait face puis qui vient s’asseoir à son côté. Il a posé au sol son sac et sa
bêche, appuyé ses coudes contre ses cuisses, croisé ses mains, s'est retourné, a regardé
l'enfant timide qui ne sait que faire, puis, d'une voix basse et calme a doucement demandé :

- Alors Isabelle, il n'a pas été trop long ce voyage ?

Elle hésite, se rapproche un peu, sent contre son bras la rudesse de la veste de velours sec.
Ils restent un instant silencieux, puis elle lève les yeux vers le visage serein de cet homme
mur qui la rassure, lui sourit :

- Non, missià1

1 Missià : grand-père

106
Famille Guidicelli

Antoine-Marc n'insiste plus, elle ne viendra pas. Mais aucune bataille n'est jamais vraiment
perdue avant la défaite sonnée et toute décision, quelle qu'elle soit, n'est jamais définitive.
C'est du moins ce qu'il espère.

Pour le moment Méla ne veut plus rien entendre et rien ne sert de la brusquer. Il la connaît
bien, fragile mais entêtée, peu habituée à ce qu'on la contrarie, autant patienter mais jusqu'à
quand ? Pour le moment sa femme a décidé que Chiatra est beaucoup trop loin de Zonza,
qu' elle est fatiguée et que les enfants ont besoin d'elle. Il a eu beau dire qu' Eugénie est là
pour ça, qu'elle les a vus naître tous les trois et qu'elle les aime autant que ses propres
enfants :

- Mais elle n'a pas d'enfants ! Elle est fille, tu le sais bien et ce n'est pas à son âge qu'elle
trouvera un mari ! s'est agacée Méla.

- Justement, elle n'a que nos enfants à s'occuper, c'est presque comme si c'était les siens.
C'est bien ce que je disais.

Méla a haussé les épaules, laissé là son mari, est retournée s'allonger sur la méridienne de
sa chambre. L'air du printemps qui entre par la fenêtre ouverte lui fait du bien. Elle ferme
les yeux, entend le bruit du vent dans les feuilles des grands châtaigniers, regarde le voile
de brouillard qui s'attarde sur les aiguilles de Bavella, la fraîcheur du matin peu à peu se
dissipe, elle relâche lentement le châle de soie brodée qui couvre ses épaules.

Elle veut du calme et toutes ces histoires de succession, car en vérité c'est bien de cela dont
il s'agit, l'ennuient. Qu'on fasse ce que l'on veut, de toute façon elle n'a pas son mot à dire,
les hommes savent bien mieux qu'elle ce qu'il faut faire des terres et des maisons. C'est bien
ce qui s'est passé pour l'immense domaine du château de la Solenzara qui l'a vu naître et qui

107
appartient maintenant à ses demi-frères, non ? Des longues discussions et des accords enfin
passés entre son mari, son grand-père et son beau-père, et pour finir les signatures de sa
sœur et d'elle, en bas d'un document qui entérinait leur renoncement à cet héritage.
Qu'avaient-elles eu à dire ? Rien. Et d'ailleurs, même si elles l'avaient pu, qu'auraient-elles
dit ? Personne ne les aurait écoutées. Après tout, ces histoires n'étaient qu'affaires de
papiers, d'hommes de loi, d'hommes tout court et de tribunaux auxquels elles ne
comprenaient rien.

Alors pourquoi Antoine-Marc s'est-il mis en tête de l'accompagner à Chiatra, village qu'il
ne connaît même pas et où elle ne s'est pas rendue depuis des années ? À cause d'une lettre
qui le cite à peine ? Ou plus justement pour se faire une idée de l'importance de biens
familiaux encore existants ? Mais bon sang, quand la laisserait-on tranquille avec ça ! Des
morts, des papiers ; des divorces, des papiers ; mais la vie se réduirait-elle à une suite
ininterrompue de maisons à céder, de terres à découper, de fermages à gérer et d'usines à
vendre ? La vie n'a-t-elle donc rien appris des atrocités de cette guerre qui vient de détruire
un monde et de mutiler à jamais des familles entières ? Faut-il encore en rajouter avec ces
sempiternelles histoires de succession ?

Méla pousse un profond soupir, appuie sa tête contre le haut dossier de la méridienne.
Soudain une toux violente déchire sa poitrine, la secoue toute entière et la laisse épuisée.
Elle reprend son souffle lentement, attend que le feu qui embrase ses poumons s'apaise,
essuie la sueur qui l'inonde et laisse enfin son corps s’abandonner à la fatigue qui l'envahit.
Qu'on la laisse en paix, vraiment !

Dans la grande cuisine à la porte grande ouverte sur le jardin, c'est une autre histoire qui se
joue. Samuel, douze ans a délaissé ses jeux de garçon pour assister à l’événement ; sa sœur
Catherine, neuf ans, trépigne d’impatience en tripotant ses tresses brunes et le dernier né,
Paul, trois ans, assis sur une chaise et trois coussins pour arriver au bord de la table,
promène ses grands yeux bleus sur tout ce qui l'entoure sans trop comprendre ce qui se
passe. Et ce qui se passe ne se passe qu'une fois l'an, c'est dire l'importance de la chose.
Demain est jour de Pâques et jour de Pâques est jour des cacaveddi1. Sur la grande table de
bois largement farinée, trois torchons à carreaux rouges et blancs font chacun une grosse
bosse. À côté, sur une planche, une vingtaine de rubans de pâte attendent . Devant cet

1 Cacaveddi : gâteaux pascals qui se mangent à la fin de carême. Sorte de brioche en forme de couronne
sur laquelle sont posés des œufs retenus par des croisillons de pâte

108
étalage aligné au cordeau, Eugénie, imposante, les bras croisés sur la poitrine, observe
attentivement chacun des enfants qui ne la lâchent pas du regard. Enfin, d'un haussement du
menton en direction de Catherine, elle décrète :

- Allez, c'est le tien, Catherine. Viens choisir.

La fillette pousse un cri de joie, tape des mains, contourne la table en courant et
s’immobilise devant les trois torchons. L'heure est grave, elle hésite, sautille d'un pied sur
l'autre, puis pointe celui qui est au centre :

- Celui-là.

- Tu es bien sûre ? demande Eugénie très sérieuse.

- Sûre et certaine, celui du milieu.

- Alors découvre-le.

D'un geste très cérémonieux comme s'il s'agissait de dévoiler la statue d'un Napoléon en
majesté, elle ôte le torchon. Apparaît alors une belle couronne de pâte que quatre heures de
pause ont rendu dodue à souhait. Eugénie y fait un C avec la pointe de son couteau, puis :

- Maintenant tu choisis les œufs et tu les poses.

La fillette s’exécute, sérieuse comme une bigote à la communion, prend le premier :

- Pour Paupaul.

Et Paul applaudi, fou de joie.

- Vas -y mets-le et applique-toi, précise Eugénie.

Agacée, Catherine qui n'est pas d'une nature docile,murmure :

- Je le sais bien va!

Sous trois paires d'yeux attentifs, elle pose l’œuf frais sur la couronne et, pour
l'immobiliser, l'entoure de deux bandeaux de pâte qu'elle pose en croisillon.

- L’œuf de Paupaul, annonce-t-elle et l'enfant applaudit de nouveau.

L'opération se répète avec deux autres œufs, l'un pour Samuel, l'autre pour elle.

Sa couronne est finie, au suivant. Et Samuel prend le relais aussi sérieusement que sa sœur.
En tant qu’aîné, il souhaite graver lui-même son initiale S sur la gâteau. Eugénie fait mine
de réfléchir à la demande. Le jeune garçon s'impatiente, encore une minute de réflexion,

109
l'affaire est d'importance, que faut-il décider ? Il y a là une entorse à la tradition, que faire ?
Elle regarde en douce Samuel, rouge comme une pivoine mais droit comme un I, et quand
elle le voit croiser et décroiser nerveusement les doigts elle finit par trancher :

- Et bien, fais-le. Pour cette fois.

Il saute sur le couteau qu'elle lui tend, se met en position, se redresse d'un air martial avant
de graver un S très appliqué sur la couronne. Le cérémonial des œufs se déroule sans
encombre toujours très applaudi par Paul dès que son prénom est prononcé. Mais la fête,
pour le jeune enfant ne s'arrête pas là, son tour est enfin arrivé de soulever le dernier
torchon. Eugénie l'assoit sur le bord de la table, accomplit avec lui tout le rituel et c'est au
tour de son frère et de sa sœur de l'applaudir. Il est illuminé de bonheur.

Quand tout est fini, que chaque couronne est complète, l’enfournement peut avoir lieu. Les
trois enfants, mains dans le dos, regardent la porte du four se refermer et se disent que
demain ça fait beaucoup de temps pour pouvoir enfin les manger.

Pendant ce temps, alors qu'il vient de dépasser les dernières maisons du village et qu'il
engage sa voiture dans un de ces chemins à peine carrossables pour aller voir un métayer,
Antoine-Marc réfléchit. Ne pas avoir réussi à convaincre Méla le contrarie grandement.
Mais pourquoi donc son épouse refuse-t-elle catégoriquement de répondre à une invitation
pourtant très courtoise d'une de ses tantes germaines habitant toujours Chiatra ? Cette
dernière, célibataire de son état, lui a fait part du plaisir qu'elle aurait à les recevoir, elle et
sa famille à la date qui leur conviendrait. La vieille dame qui a toujours su parfaitement
gérer seule sa vie et ses nombreuses affaires, aimerait s'entretenir avec sa nièce bien aimée
(elle avait insisté en soulignant d'un trait nièce bien aimée, souhait excentrique d'une vieille
dame, a-t-il pensé sans doute pour se rassurer mais sans trop y croire) du devenir de cet
important patrimoine familial dont elle a pris soin jusqu'à ce jour. Bien entendu, elle a aussi
contacté Parsilia, la sœur de Méla, mais cette dernière a suivi son mari militaire et ne peut
se déplacer pour l'instant mais elle le fera dès que possible. Si le voyage lui fait peur ou si
sa santé fragile ne le lui interdit pas, qu'elle ne s'inquiète pas, une simple réponse suffira,
l'affection sincère qu'elle lui porte s'en contentera.

Méla a bien lu la lettre, l'a déposé sur sa coiffeuse puis l'a oubliée. Quand, deux jours plus
tard, Antoine-Marc l'a vue et a demandé de quoi il s'agissait, sa femme a fait un vague
geste de la main, comme pour dire : ce n'est rien, puis a ajouté qu'il pouvait la lire s'il le

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voulait. Ce qu'il fit immédiatement.

- Et qu'as-tu répondu ?

- Rien, je n'ai aucune envie d'aller là-bas. Il y a des années que je n'ai pas vu tante Marie, je
n'ai rien à lui dire et toutes ces histoires ne me regardent pas.

- Si, quand même...

- Quand même, non.

Il a essayé d'argumenter, tenté de convaincre, de jouer sur la corde sensible, puis sur
l'autorité, rien n'y fit, la réponse était toujours la même :

- Je n'irai pas.

Il avait fini par perdre patience :

- Il faut au moins lui répondre, ne serait-ce que par politesse ! C'est ta famille après tout !

Elle s'était levée, avait quitté la pièce sans un mot et n'avait plus reparlé de cette histoire.

Et c'est ce qui contrarie toujours Antoine-Marc. Certes, il ne porte pas dans son cœur cette
famille Visidary qu'il trouve orgueilleuse et affairiste et qui, pense-t-il, le considère au
moins avec condescendance, au pire avec mépris. Il n'a jamais oublié, (d'ailleurs le
pourrait-il?) la folle rumeur qui avait couru lorsqu'il avait épousé Méla à peine divorcée de
son cousin germain, Antoine Muzy. L'affaire avait fait grand bruit et il se disait que la
signora Méla avait troqué son ex-époux contre son cocher ! Bien entendu tout cela était
faux et chacun le savait mais cette rocambolesque histoire qui rôde encore parfois, et dont
personne ne sait toujours pas aujourd'hui qui l'a inventée, avait bien dû arriver aux oreilles
de la famille Visidary pour qui déchoir était la pire des choses. Et, dans le genre, il était
difficile de faire pire ! Il n'avait d'ailleurs eu plus aucun contact avec eux après les
funérailles de Charles.

Mais, pour l'heure, ce n'est pas vraiment la même chose. Il n'est plus question de Solenzara,
mais du lointain village natal de la famille perdu dans la Castaniccia où seule Marie Valéani
vit. C'est elle qui venait solliciter sa petite nièce, elle qui voulait parler de choses
importantes dont seuls d'ordinaire les hommes discutent. Et puis les temps étant ce qu'ils
sont, à savoir bien difficiles, il serait insensé de ne pas aller se rendre compte, sur place, de
ce dont il s'agissait. Une opportunité pareille ne se dédaigne pas.

Voila pourquoi, alors que ses enfants font des gâteaux avec Eugénie et que sa femme

111
s'obstine dans ce qu'il considère être une monumentale erreur, Antoine-Marc, se dit avec
aigreur que la vie, parfois, est une bien mauvaise joueuse.

112
Famille Paoletti – Casanova

L'heure est à la concentration.

Une grise journée d'hiver colle aux vitres et ne laisse passer qu'une sombre lumière qui ne
parvient même pas à se glisser plus loin que le bord de la fenêtre. Assise à la table de bois
brut qu'on a poussée contre la croisée pour tenter de capter un peu de clarté, Isabelle se dit
que ce serait bien plus commode d'allumer la grosse lampe en pétrole mais il n'est que midi
et ce serait folie d'user du combustible avant la nuit tombée. Car ainsi en a décidé Marie-
Antoinette, guidée par un sens inné de l'économie allant parfois jusqu'à l'avarice,
encouragée par les exigences d'une vie de restrictions. Les voilà donc face à face, la mère
penchée sur un travail de couture dont on se demande bien comment elle peut l'exécuter
dans la pénombre environnante et la fillette tenant au plus près de ses yeux deux feuillets
écrits serré.

- Allez, lis Isabelle .


Isabelle se dit que l'heure n'est pas à la rigolade ( elle l'est d'ailleurs rarement) et qu'il va
falloir s'appliquer sérieusement. C'est qu'une lettre qui vient de si loin et que sa mère
attendait avec autant d'impatience, ce n'est pas rien, la réussite repose sur ses épaules. Il ne
manquerait plus qu'elle se trompe sur un mot ou qu'elle ait des difficultés à lire une phrase,
la faute serait impardonnable et la honte totale. Un instant elle pense à sa maîtresse,
mademoiselle Poli, qui lui dit toujours de s'appliquer davantage car elle est trop distraite et
qu'elle pourrait faire encore beaucoup mieux si elle le voulait. D'un autre côté ce n'est pas
vraiment de sa faute si les grands oiseaux venus de la mer si proche…

- Alors Isabelle, tu lis ?

La voix de sa mère, si calme, si impérative. Ne plus penser à rien, faire comme dit la
maîtresse, lire comme elle lit pour elle-même les contes qu'elle aime tant. Et elle se lance. Il

113
s'agit d'une lettre de sa tante Catherine, la sœur cadette de Marie-Antoinette, mariée et mère
depuis peu, partie au Maroc avec ses enfants et son mari, Dominique, douanier, vivre la
supposée grande aventure coloniale qui attire de plus en plus de corses las d'une vie
médiocre dans une île à la dérive. Elle détaille avec la minutie d'une chroniqueuse
professionnelle la longue traversée sur un navire grand comme une ville flottante. L'arrêt à
Tanger où elle pensait qu'il fallait descendre. Elle commençait même à rassembler leurs
affaires quand Dominique s'est un peu moqué d 'elle. Nous n'y sommes pas encore ! Alors,
du pont elle a regardé les petites barques agglutinées autour de la coque où des hommes
vantaient à qui mieux mieux la beauté de leur marchandise haute en couleurs. Encouragée
par Dominique, elle a même acheté deux paires de babouches qu'on a hissées jusqu'à elle
dans l’entrelacs des cordes qui servaient d'ascenseur. Elle a même eu peur qu'elles
n'arrivent jamais ! Quelle histoire ! Puis la corne a retenti, le voyage a repris et voici enfin
l'arrivée et la découverte de Safi que la jeune femme considère comme une mégalopole elle
qui n'avait jamais quitté son village d' Olivèse. Ici, tout lui est étranger, la langue si
gutturale, les hommes habillés en robe et les femmes qu'on ne voit pas, c'est même un peu
inquiétant parfois, mais tout se passe très bien, rassure-toi ma chère sœur ! Et puis, il y a La
Maison, Sa maison pour elle et sa famille seulement. La première. Jusqu'alors elle était
passée de la maison paternelle à celle de ses beaux-parents, maintenant, comme elle l'écrit
avec une fierté certaine, elle est enfin a patrona maio1. Elle a une fatma, qu'elle décrit avec
force détails, qui l'aide à la maison et avec les enfants. Comme elle aimerait que sa sœur
voit tout ça !

À ce moment Isabelle lève un peu les yeux car elle a perçu un léger mouvement de tête
chez sa mère, une inclinaison de droite à gauche et un imperceptible rictus qui voudrait bien
dire : en voilà bien des manières ! Mais elle reprend immédiatement sa lecture comme si
elle n'avait rien remarqué. La fillette est particulièrement observatrice et voit souvent ce qui
échappe au plus grand nombre, elle sait aussi se taire et garder en mémoire tous ces détails
accumulés qui alimentent sans cesse son imagination débordante. Mais revenons à la lettre
marocaine. Catherine dit que malgré tout ce bien-être la nostalgie est souvent là. Le village
est loin; sa famille aussi, elle le regrette, ses sœurs lui manquent, surtout Marie-Antoinette,
qu'elle considère presque comme une mère puisqu'elle l'a élevée, mais, malgré tout ça, quel
bonheur d'être là ! Puis s'en suivent les souhaits de bonne santé pour toute la famille, de la
sagesse et du sérieux à l'école pour les enfants et la signature précédée de : ta sœur qui

1: A patrona maio : Littéralement, grand patron, voir patron supérieur. Expression fréquemment employée
qui laisse supposer une grande prétention chez la personne visée.

114
pense souvent à toi.

Isabelle pose la lettre, attend sans trop y croire un commentaire de sa mère . Lasse
d'attendre, elle s'empare de la belle enveloppe chargée de timbres colorés. Si maman veut je
l'apporterai à l'école demain, mais elle n'ose pas poser la question. Demain il sera bien
temps. Pour l'heure elle n'ose pas bouger. La lecture est finie, sa mère n'a pas stoppé un
instant ses travaux de couture, l'unique pièce du logement est sur le point de basculer vers
le côté franchement obscur de la journée. Au bout d'un moment elle finit par demander :

- Je peux y aller ?

- Oui, mais ne va pas sur le port.

Comme si elle ne le savait pas ! Depuis que le jeune Jean-Baptiste qui a son âge est tombé à
l'eau à la suite d'une cavalcade débridée qui a fini en plongeon involontaire et qu'il a fallu la
présence d'esprit d'un pêcheur et surtout la protection de la vierge Marie, à laquelle on brûle
tant de cierges, pour que l'enfant soit sauvé, l'interdiction est devenue règle d'or. De toute
façon, même avant l'interdiction, Isabelle n'aimait et n'aime toujours pas le port qui sent
trop fort, ni la mer qui l'impressionne. La voir de loin, d'accord, mais de près, non, elle ne
lui dit rien qui vaille. Au printemps ou en été, lorsque les femmes, fichu arrimé sur la tête et
jupe que l'on colle brusquement sur les jambes quand le vent s'en mêle, donc, quand les
femmes amènent leurs enfants sur la plage en bas de la citadelle et qu'elle les regarde
s’ébatre dans l'eau en grands mouvements désordonnés pour les garçons et à petits cris
aigus pour les filles, jamais Isabelle ne se joint au groupe braillard. Elle se dit que cette
grande étendue d'eau qui tout au bout se perd dans le ciel, pourrait la happer et l'emporter
jusque là-bas ou la noyer, qui sait et le choix, quel qu’il soit ne lui plaît pas du tout. Alors
elle la regarde droit dans l'écume et se dit que, surtout, il ne faut pas l'approcher, sinon...
elle préfère ne pas y penser.

Pour l'heure, elle préfère descendre prudemment les quatre étages à pic que l'obscurité rend
dangereux et aller rejoindre son amie Francine dans l’accueillante cuisine du bar que
tiennent ses parents, des cousins éloignés de la famille Paoletti. Pour Isabelle cet endroit est
la maison du bonheur. Il y fait chaud, il y fait clair, il y a de la joie et de la douceur de vivre.
Tante Lucie et son mari l'accueillent toujours avec tant de gentillesse. Avant qu'elle ne dise
quoi que ce soit, elle a devant elle un grand bol de café au lait et des tartines de bon pain
frais largement couvertes de la confiture faite par Lucie avec les fruits du village. Quand
Francine et elle ont fini de goûter, on les laisse tranquilles pour faire leurs devoirs puis se

115
raconter toutes leurs petites histoires. Et rire si elles en ont envie, et chanter si elles le
souhaitent en mimant ce petit prétentieux de Tino qui, du haut de ses seize ans, se prend
pour une vedette parce qu’il chante tous les jours dans le bar de son père, Laurent Rossi,
qui est un peu plus haut dans la rue Fesch. Les deux fillettes, aussi espiègles l'une que
l'autre, n’hésitent pas à singer la marche chaloupée de jeune homme, sa manie de passer
sans cesse sa main sur ses cheveux gominés et de railler jusqu'à ce que Lucie entre dans la
cuisine et leur demande de se calmer un peu car, elles ont beau dire, Tino a une bien belle
voix qui rapporte beaucoup à son père vu le monde qui vient l'écouter en consommant
beaucoup. Alors Francine, belle comme la Madone et intelligente comme personne,
dernière-née d'une fratrie de trois garçons, choyée mais sans excès, ose lancer :

- Ce n'est pas ma faute, maman, il fallait me donner une jolie voix à moi aussi c'est tout !

Sa mère fait mine de se fâcher mais sourit en disant :

- Toi, si je t'attrape !

Après une courte course-poursuite autour de la table, Lucie regagne la salle tranquillement
en leur demandant de se remettre aux devoirs au lieu de se moquer des voisins. Oui, c'est
sûr, Isabelle adore se réfugier ici, si loin de l'austérité familiale qui souvent lui fait mal. Et
aujourd'hui elle a une chose extraordinaire à montrer à son amie, un vrai trésor, une boite à
mystères à ouvrir, l'aventure garantie : l'enveloppe pleine de timbres et les nouvelles d'un
pays si lointain qu'elles ne connaissent pas ! Bien sûr, elle n'en dira rien à Lucie, c'est à sa
mère de raconter ou pas les choses importantes alors mieux vaut se taire. Mais avec
Francine, c'est une autre histoire et même une sacrée histoire ! Elle sait que son amie ira
prendre le gros dictionnaire qui appartient à ses frères déjà au collège et qu'elles
chercheront sur la carte du monde ou se trouve ce pays mystérieux et le voyage pourra alors
commencer pour de bon. Chez Isabelle aussi il y a un dictionnaire mais il est la propriété
presque exclusive de Jérôme qui l'a reçu quand il a réussi le concours des bourses l'année
dernière. Elle s'en souviendra de ce fameux concours des bourses ! Travailleur acharné à
défaut d'être brillant, Jérôme avait décrété qu'il lui fallait le calme et le silence absolu quand
il révisait ( et Dieu sait qu'il a dû réviser avant que quelque chose n'entre dans son
cerveau!). Alors Marie-Antoinette pour qui son fils est u bastonu di l'oru1 a demandé à ses
filles d'aller s'amuser ou travailler dans le long couloir de l'étage et qu'on n'entende pas un
bruit. Il faut bien avouer qu'à l'époque, dans ces modestes immeubles populaires aux
appartements exigus, beaucoup d'activités du quotidien se passaient dans les parties
1 u bastonu di l'oru : son bâton en or

116
communes ou parfois dans la rue. Une sorte de vie communautaire obligatoire plus subie
que choisie faite des joies, des peines, des amitiés, des rancœurs et des disputes qui, par la
force des choses, de chacun appartenait à tous.

Donc par ce froid mercredi de novembre, Isabelle serre très fort sa veste de grosse laine et
franchit en marchant vite les quelques mètres qui la séparent du bar. Elle ne rencontre
presque personne dans la rue froide et poisseuse d'ordinaire si animée. Quand elle emprunte
la ruelle qui mène à l’arrière de l'établissement, un courant d'air venu du port lui décolle son
bonnet pourtant bien enfoncé. Elle le saisit au vol, évite la chute, et tape fort contre la porte
de bois. C'est une Francine souriante qui lui ouvre et lui dit d'entrer vite. Il ne faut pas que
le froid entre lui aussi ! Une bonne odeur de café arrive jusqu'à elle, la cuisine est juste là,
accueillante. Elle met la main dans sa poche, s'immobilise, ses yeux brillent d'impatience

- Si tu savais ce que j'ai à te raconter !

117
Famille Guidicelli

Antoine-Marc aime la chasse. Certes, il n'est pas le seul à pratiquer cette activité très
populaire dans une île où posséder une arme est aussi habituel que posséder un paghjolu1,
mais il est l'un des rares à l'avoir immortalisée. Lors du passage d'un photographe ambulant
à Zonza, il a prié neuf de ses amis proches, dont deux femmes et un chien, de poser dans un
décor de rochers, fusil ou pistolet au poing. Tous se sont donc figés devant l'impressionnant
appareil photographique, ont obéi docilement aux ordres lancés par l'homme de l'art puis
ont presque été déçus quand le couperet est tombé : c'est bon, c'est dans la boite. L'aventure
était terminée. Dommage. L'attente a commencé et la photo est enfin arrivée. Et là,
surprise ! Ce qui attire immédiatement le regard, est l'olympienne présence de ces deux
femmes, debout, dominant le groupe des hommes accroupis qui les entourent. Eugénie
Mari, blanche et solide gaillarde, stylet à la ceinture et arme au pied et, à son côté, Maria
Léoni toute de noir vêtue, coiffure comprise, dressée comme une Minerve corse, regard fier
et pistolet pointés droit sur l'objectif, une véritable mise en joue. Aucun des huit autres
participants ne tient son arme ainsi, aucun n'a cet air sombrement déterminé, aucun n'est
aussi impressionnant. Ni Antoine-Marc qui trône en première ligne, nœud de cravate
impeccable entre les bords amidonnés de son col de chemise et casquette sportive sur la
tête, ni aucun de ses compagnons, nœud de ruban noir au col et chapeau mou en tête, tous
statufiés dans une posture de représentation faite pour la photo. Un groupe de figurants
dominé par une passionaria farouche au regard d'airain qui ne joue pas la comédie. Bien
entendu tout le monde remarque ça, tous en sont gênés mais en plaisantent à défaut d'autre
chose. Tous sauf Méla.

Que son mari aime la chasse, jusque là rien d'anormal, tous les hommes aiment la chasse.

1: Paghjolu : chaudron de cuisine

118
Même le jeune Jean, cartouchière en bandoulière et fusil en main, qui est là lui aussi, sur la
photo, en plein centre du cliché, à côté de son père. Si jeune et déjà armé, enfin ce n'est pas
son fils, heureusement. Donc, les hommes oui, mais deux femmes pourquoi avoir accepté
cela? Surtout cette Maria Léoni en véritable guerrière qui ne sait pas se tenir en s'affichant
ainsi au milieu de tous ces hommes à ses pieds, l'air benêt malgré leur armement,
pourquoi ? Mais il n'est ni dans son caractère ni dans son éducation de poser des questions
et encore moins de s'abaisser à une dispute. Et pourtant il y aurait matière. Bel homme son
mari l'est assurément, coureur de jupons il l'est aussi. Et pas qu'un peu. Mais il œuvre
discrètement, du moins le pense-t-il, la preuve, jamais Méla n'a fait allusion à quoi que ce
soit. Mais, si aujourd'hui comme d'habitude elle tente de s' abstenir de tout commentaire,
elle n'en pense pas moins. Et puis l'occasion est trop belle de railler, les petites vengances
ne sont pas les moins assassines. Elle jette un œil faussement détaché sur le cliché que son
mari lui tend fièrement puis détourne la tête et conclut d'un cinglant:

- Pour l'affiche d'un spectacle comique de cabaret vous feriez un bien joli tableau. Mais
prenez garde que Maria ne décourage les spectateurs, elle parait tout à fait prête à les
abattre tous et il semble qu'aucun d'entre vous ne soit en mesure de l'en empêcher .

Laissant là son Antoine-Marc douché à froid, elle quitte la pièce et ne lui adresse pas la
parole de la journée.

C'est une rencontre tout à fait imprévue qui lui fait oublier cette histoire de photo. Un beau
matin d'automne, elle décide de se rendre au tombeau des Muzy pour fleurir la tombe de
son père et des siens. Le monument funéraire se trouvant dans la propriété, elle doit
traverser le vaste terre-plein qui sépare le palazzo, comme on l'appelle ici, des écuries et
parcourir ce long chemin est pour elle, une déchirure. En effet, cette vaste maison qui était
celle de son père, celle où elle est née, où elle s'est mariée, est à présent occupée par son ex-
mari qui se l'est approprié à la suite de leur divorce. Malgré ce qui aujourd'hui serait
considéré comme une flagrante usurpation mais qui, à l'époque, n’était que justice (enfin
presque...) les relations entre les deux anciens époux et néanmoins cousins germains, sont
restées courtoises bien que distantes ce qui n'est pas difficile avec un être aussi original qu'
Antoine Muzy. Célibataire depuis leur divorce, sans liaisons connues, peu intéressé par la
vie du village, il passe son temps entre la Sardaigne où vit sa famille maternelle et la Corse,
roule pendant des heures pour aller on ne sait où, se promène habillé comme un zazou et vit
tel un seigneur dans cette belle maison qui, quand même... là les langues se taisent, mieux
vaut ne pas se mêler des affaires des signori.

119
Pour en revenir à ce matin d'automne, comme d'habitude Méla hésite devant la grille du
domaine, quand, alors qu'elle s’apprête à ouvrir le portail, elle voit apparaître sur le seuil de
la maison une présence qui la stupéfie. Comme une automate, elle fait quelques pas en
regardant fixement la personne qui lentement s'approche d'elle. Elle n'en croit pas ses yeux,
face à elle voici Marguerita Rugiu, son ex belle-mère, qui n'a quitté son palais d' Ozzieri
pour la Corse que deux ou trois fois dans sa vie et qu'elle n'a vue qu'à son mariage. La
femme qui s'avance d'un pas assuré de propriétaire n'a pourtant plus grand chose à voir avec
la flamboyante personne qui, accompagnée de sa suite tout aussi fringante, avait
révolutionné le village, peut-être même le canton, le jour des noces. Bien que l'âge n'ait pas
ôté grand chose à son allure altière, Marguerita porte tout de même l’offense des années.
Des rides sur le visage sans fard, la ligne du dos moins raide, le pas à peine moins rapide,
une sorte de léger abandon dans le costume. À presque soixante ans, bon gré, mal gré,
Marguerita Rugiu est devenue une vieille dame. Méla n'en revient pas et se demande bien
ce qu'elle fait ici, en tenue de maison, robe bleu outremer de coton léger, petites chaussures
d'intérieur et cheveux remontés en chignon désordonné. Elle n'a pas le temps de s'interroger
davantage :

- Méla ? Mais que faites-vous là ? questionne Marguerita d'un ton sec, qu'elle adoucit à
peine en ajoutant : de si bonne heure.

Méla esquisse un bref salut de tête en guise de salutation, lui adresse un sourire poli mais
appuyé. Puis, pour bien souligner l'impolitesse de Marguerita qui ne lui a pas dit bonjour,
elle laisse s'écouler encore quelques minutes d'un silence pesant. Puis :

- Je vous souhaite le bonjour, madame.

Une nouvelle fois elle s'interrompt, laisse à l’embarras le temps de s'installer puis elle
reprend tranquillement :

- Je vais au tombeau voir ma famille, peut-être souhaitez-vous m'escorter ?

Marguerita accuse le coup, regarde la frêle jeune femme qui lui tient tête, opte pour une
amabilité de façade :

- Merci Méla, mais cette visite à vos parents défunts vous appartient et je n'y ai pas me
place. Faites donc.

Méla resalue de la tête et, au moment où elle s'apprête à partir, elle a la surprise d'entendre :

- Je vous trouve un teint bien pâle, ma chère enfant, seriez-vous fatiguée ?

120
- Pas du tout, c'est là mon teint naturel, et d'ailleurs ici, avec l'air de la montagne, on ne peut
que bien se porter.

Elle se tait à nouveau, se demande s'il est opportun de poser la question qui la démange
depuis son arrivée, se dit qu’après tout, qu'importe l’insolence de l'indiscrétion:

- Mais peut-être que vous même êtes venue apprécier ici le repos bien mérité qu'exige la vie
mondaine que vous avez menée.

Contre toute attente, Marguerita ne relève pas l'allusion perfide faite aux années enfuies et
aux stigmates qu'elles lui ont infligés. Elle préfère la manière forte, le coup de poing verbal
qui mettra au tapis cette petite insolente :

- Je n'ai pas besoin de raison pour venir voir mon fils chez lui, ici je suis chez moi et je
peux venir m'y reposer quand je le désire. Je ne vous retiens pas ma chère Méla, allez faire
vos dévotions, je vous en prie.

Puis elle tourne les talons et se dirige vers la maison et Méla la voit passer la porte au-
dessus de laquelle est gravé Famille Alphonse Muzy. Son arrière-grand-père. Lorsqu’elle
pénètre dans la chapelle funéraire et qu'elle s'assoit sur le banc de marbre, face aux siens,
elle se dit que la vie est parfois bien sévère. Elle n'a pas de colère, pas de haine, pas de
regrets mais seulement une profonde tristesse. Elle appuie sa tête contre la pierre glacée,
regarde la lumière diffuse que laissent filtrer les deux fenestrons dont chacun orne la porte à
doubles battants de l'édifice. Elle pense qu'elle pourrait demeurer ici toujours, auprès de
ceux qui l'ont aimée, à l'abri du monde et des ses blessures, dans le calme absolu de l’après
vie. Elle ferme les yeux, presse sur sa poitrine le bouquet de dahlias blancs qui viendront
rejoindre les autres posés sur les caveaux et l'autel. Rester là dans le silence et la paix...

Mais elle ne fait pas partie de ces défunts que plus rien n’atteint, ces couronnes de perles et
ces fleurs qui flétrissent déjà ne sont pas pour elle. On ne peut pas jouer impunément avec
la mort, Méla est un être de chair et de sang avec un cœur qui bat fort, et des enfants bien
vivants qui l'attendent. Alors elle ouvre les yeux, frissonne car un froid insidieux peu à peu
l'envahit. L'ordinaire lentement reprend la main : il faudra demander à la fille d'Eugénie,
qu'elle descende nettoyer tout ici et qu'elle jette toutes ces fleurs fanées. Et puis il faut
bouger, retrouver la vie, ouvrir cette porte, respirer l'air tout enfiévré des odeurs du maquis,
prendre la route qui monte au village et laisser derrière elle la brûlure de l'offense et le
poids du chagrin. Avancer toujours, et tenter de ne rien retenir de ce qui blesse.

121
Famille Paoletti

Dans la vie âpre du petit peuple des quartiers populaires d'Ajaccio, s'il est un événement qui
est bien de nature à éveiller l'esprit de compétition tout autant que l'ardeur religieuse c'est
bien la communion solennelle. Dans cette petite révolution chrétienne annuelle qui met en
ébullition les familles concernées, deux occupations surpassent, et de loin, toutes les autres.
Ce n'est pas la fabrication des beignets au brocciu et autres frittelli1 qui accapare le plus les
mères de ces futurs communiants ; ni les discussions laborieuses qu'il faut mener avec un
parent restaurateur qui pourrait, s'il le voulait (et il le voudra sans doute car aucun service
n'est gratuit et, en ce qui le concerne, il doit bien se rappeler que …) bref, si le parent
pourra faire un repas inoubliable vu qu'une communion, ce n'est pas rien, et que personne,
dans la rue Fesch, n'a la possibilité de recevoir qui que ce soit dans l'espace lilliputien de
son logement. Non, tout ça n'est rien, à côté des deux éléments les plus importants de cette
mémorable journée. Deux éléments qui ne se limitent pas au cercle restreint de la famille et
des voisins, non, deux éléments exposés à la vue de tous et qui marqueront pour longtemps
les esprits de l'assemblée toute entière. Rien que ça ! Ces éléments remarquables qui
obsèdent les mères et font un trou conséquent dans le budget serré des familles modestes,
mais on n'a rien sans rien, ces deux éléments incontournables sont : la tenue et le cierge de
ceux qui vont faire leur profession de foi devant le groupe ému des parents et critique de
tous les autres. Toutes les couturières de la ville sont à l'ouvrage; au grand magasin Lanzi,
les rayons de tissus, dentelles et autres articles spécifiques comme brassards et bourses
d’organdi ont été dévalisés depuis des mois. Car il ne faut pas croire, mais transformer une
fillette de douze ans en somptueuse mariée miniature, est une affaire de spécialiste,
presque, une affaire d'état. Et les garçons n'échappent pas plus à cette fureur vestimentaire.
Costume neuf en laine bleu marine, grand col marin blanc amidonné, chaussettes en fil
d’Écosse, crucifix et médailles exhibés comme à la parade. Pour eux aussi, la panoplie est

1 Frittelli : beignets

122
exigeante. Quant au cierge... Nous le verrons plus tard.

En cette année 1925, Jérôme Paoletti est en première ligne et, pour sa mère, il doit être le
premier tout court. Cette année est donc une année de sacrifice pour le reste de la famille et
pas question de dire quoi que ce soit. Même pour Pierrine qui est une forte tête et qui ne sait
pas se taire. Il faut préciser que la fillette de huit ans a quitté Olivèse il y a deux ans à peine,
village où elle vivait en petite princesse gâtée par sa tante Xavière et rarement contrariée
par son grand-père, pour se retrouver enfermée dans un logement minuscule à partager avec
ses deux sœurs et écrasée par la toute puissance d'un frère adulé par sa mère. Les frictions
étaient inévitables entre une Marie-Antoinette inflexible et sa fille indomptable. Plus d'une
fois, Isabelle que les colères effraient, a essayé de tempérer sa cadette. Pourquoi s'énerver
comme ça ? On dirait le bouc de tata Xavière quand il fonce, cornes en avant, sur tout ce
qui bouge ! Tout ça ne sert à rien. Il vaut mieux ne rien dire et faire ce qu'on veut, au moins
on est tranquille et on n'énerve pas maman qui est fatiguée avec tout ce travail qu'elle fait.
La fougueuse enfant se calme un peu et se dit parfois que si elle a perdu beaucoup en liberté
elle a au moins trouvé une sœur avec laquelle elle peut parler en confiance.

Pour en revenir à la communion de Jérôme, il faut bien avouer que les violentes réactions
de Pierrine face aux restrictions imposées ont souvent contrarié Marie-Antoinette mais
n'ont rien changé au cœur de l'affaire : u bastonu di l'oru doit resplendir aux yeux de tous et
cet éclat bien mérité doit rejaillir sur les siens. Ou plutôt, sur les siennes. Après tout il est
l'Homme de la famille et sa place naturelle est là-haut, trônant en majesté au-dessus de ses
trois sœurs. Ce n'est pas difficile à comprendre quand même ! De toute éternité il y a un
ordre établi, il suffit de le suivre, c'est tout.

Alors, quand le jeune Jérôme fait son apparition en bas du grand escalier de l'église Saint-
Roch flambant neuve pour prendre sa place dans le cortège des futurs communiés, il est
vraiment le plus remarquable de tous. De pied en cap, il est le plus beau. Costume de drap
bleu marine, au pantalon court sur les hautes chaussettes de fil blanc ; large col marin blanc
orné, à la base, d'un nœud de taffetas sombre ; longue cordelette de soie tressée passée en
collier, barrant la poitrine pour terminer épinglée sur la poche poitrine de la veste enrichie
d'un imposant crucifix surmonté d'une rosace de rubans blancs ; souliers neufs un peu trop
serrés et majestueux brassard brodé, le plus cher du célèbre magasin ajaccien : Le bébé
parisien. Certes le jeune garçon a fière allure mais le plus beau reste à venir. Dans sa main
droite et reposant sur le sol, car Jérôme peine à le tenir, se dresse Le cierge, élément
essentiel de la panoplie, objet de tous les regards et de tous les commentaires. Ce qui saute

123
aux yeux, pour celui de Jérôme, est la hauteur de l'objet. Ou plutôt la disproportion entre
l'enfant et l'objet. Car le garçon est de petite taille ( particularité qui le fera d'ailleurs
souffrir toute sa vie, complexe qu'il excusera souvent en disant : Napoléon l'était aussi et
pourtant...) et son cierge entouré d'une fine cordelette dorée, serti d'un très large galon
ouvragé et couronné d'un imposant nœud d'organdi blanc, ce cierge gigantesque le dépasse
de dix bons centimètres ! Alors lorsque la procession s'ébranle pour entrer dans l'église
saturée du parfum des fleurs et de l'encens et que Jérôme, missel coincé sous le bras pour
libérer sa main gauche, réussit à tenir à deux mains ce cierge spectaculaire, il semble qu'une
flèche de cire se dresse soudain vers le ciel dépassant tous les autres. Et cette image presque
miraculeuse transcende Marie-Antoinette, statufiée dans son sévère habit neuf de taffetas
anthracite et fait pouffer Pierrine pendant qu'Isabelle qui manie déjà fort bien l'humour
grinçant, lui souffle :

- Mi, mi tupughju1 avec son cierge trop grand ! Il ne va pas pouvoir passer le portail de
l'église et il va être la risée!

Malheureusement le Dieu des communiants n'est pas celui des petites filles et il est sourd
aux souhaits des enfants qui n'ont que l'ironie à opposer au favoritisme. Jérôme passe avec
succès le porche de l'église et Marie-Antoinette peut regarder avec fierté le cierge de son
fils dominer la cérémonie.

Mais le Dieu des communiants a-t-Il été surpris quand, leur tour étant venu de l'accueillir,
les trois filles Paoletti le firent dans la plus grande modestie ?

1: tupughju : petit rat. Expression péjorative qui veut aussi dire petit homme

124
Famille Guidicelli

Antoine-Marc est un homme qui a de la suite dans les idées.

Un homme qui sait où sont ses intérêts et ceux de sa famille et qui entend les défendre. Une
affaire particulière le préoccupe depuis un certain temps et il ne sait trop comment s'y
prendre pour arriver à ses fins. D'ordinaire il gère avec habileté et compétence ses diverses
entreprises mais là, c'est différent, il ne s'agit plus de ses biens mais de ceux de sa femme.

Mais Antoine-Marc sait combien Méla est butée lorsqu'il est question de sa famille et il
cherche désespérément comment trouver la faille qui lui donnerait accès à ce bloc de
résistance. La lettre de Marie Valéani, que Méla a dédaignée, lui trotte dans la tête. Depuis
le refus obstiné de sa femme de répondre à cette aimable invitation il n'a qu'une envie : en
savoir plus. Certes, il n'est absolument pas question qu'il prenne directement contact avec la
vieille demoiselle mais au fond, qui l'empêche d'aller voir de plus près ?

Aux petites heures d'un beau matin d'avril, ayant prétendu la veille quelques obligations
professionnelles dans la plaine, il prend la route, en direction de la Castaniccia. Pour lui ce
poumon vert de la Corse humide et froid, c'est ainsi qu'il la voit, est Terra Incognita. Pour
lui, homme du sud habitué aux paysages de pierre et de maquis, cette montagne ensevelie
sous l'exubérante végétation de ces milliers de châtaigniers est comme une île dans l'île.
Mais une île inaccessible où, même s'il le pouvait, il n'irait pas. Seulement voilà, la
curiosité doublée d'un intérêt sans doute légitime pour le bien, on pourrait même dire, les
biens de sa famille, le poussent à franchir l'infranchissable.

Et le voilà, à douze heures tapantes, harassé par ce long voyage, installé au bar-restaurant
face à la cathédrale Saint-Erasme de Cervione. Le vent venu tout droit de la mer cinq cents
mètres plus bas apporte une belle fraîcheur à ce midi de printemps déjà chaud. Antoine-
Marc, malgré les kilomètres parcourus et la fatigue qui va avec, fait bonne figure. Sa

125
faconde et un charme certain, font le reste et il ne lui faut pas beaucoup de temps pour que,
une fois l'assiette de ragoût de sanglier entamé, il passe à l'attaque. Alors quand le
restaurateur lui demande si tout va bien, il répond avec enthousiasme que mieux que ça ce
serait indécent, l'homme de l'art est touché en plein cœur. Il s'attarde, semble ne pas être
trop pressé de rejoindre sa cuisine, Antoine-Marc saisit l'occasion. Sur le ton de la banale
discussion de comptoir il s'enquiert des nouvelles de ce si beau canton qu'il connaît
malheureusement si mal. C'est vrai, il est homme de l' Alta-Rocca, autre magnifique région
de montagne mais qui ne possède pas d'aussi beaux châtaigniers qu'ici, c'est certain. Autour,
on apprécie. Il joue presque les naïfs, s’extasie devant la beauté sévère de cette Castaniccia,
glisse au passage une flatterie pour Pascal Paoli et son courage qui est aussi celui des
habitants de cette région, tout le monde le reconnaît. Autour on apprécie de plus en plus. Il
avale une gorgée de vin qu'il félicite d'un hochement de tête appuyée, se penche sur son
assiette, déguste lentement une nouvelle bouchée, laisse le silence faire son œuvre. Ne rien
brusquer jamais, la moindre maladresse pourrait effacer d'un coup le contact jovial qui s'est
installé. Laisser venir, offrir les cafés aux quatre consommateurs qui l'entourent, accepter en
remerciant le verre de myrte que le restaurateur pose devant lui et discuter encore. Des
récoltes, de la dureté du climat si humide mais qui donne de si beaux arbres, de chose et
d'autres, de l'ordinaire quoi. Antoine-Marc s'est présenté comme commerçant, on ne lui a
rien demandé de plus. Chacun sa vie, moins on en dit, mieux on se porte. À petits mots
prudents, il s' intéresse au canton, à la vie qui ne doit pas être facile dans tous ces villages
isolés, il connaît ça dans l' Alta-Rocca. De fil en aiguille, de verre de myrte en verre d'eau
de vie, chacun parle de son village, raconte des anecdotes sur certains que tous connaissent
et se moquent. Ici, on a le persiflage aiguisé comme une lame et la susceptibilité qui va
avec. La moquerie peut être une arme mortelle, la manier est tout un art. Bref, c'est dans
cette chaleureuse ambiance, que Antoine-Marc, levant son verre, se lance dans un
mensonge éhonté:

- Salute1 ! Au fait j'ai un de mes cousins qui a rencontré un homme de Chiatra à Aléria cet
hiver.
Il n'a pas le temps de poursuivre que son voisin l'interrompt :

- Et c'était qui ?

- Je ne sais pas, mon cousin ne m'a pas dit le nom mais il était très content de cette
rencontre. Je viens d'y repenser parce que je suis dans la région, Chiatra n'est pas loin non ?

1 : Pace e salute : Paix et santé. Vœux traditionnels, parfois abrégés en : salute

126
- Pas loin, pas loin, c'est à douze kilomètres quand même, et par, ici, douze kilomètres de
montagne, c'est loin. Le nom, vous ne le connaissiez vraiment pas ?

- Non, vraiment, nous parlions juste comme ça avec mon cousin. Il me racontait qu'il était
venu à Aléria pour le travail et qu'il avait rencontré cet homme de Chiatra. C'est tout.

Ignorant soudain Antoine-Marc qui n'en perd pas un mot, s'ensuit alors un échange
passionné entre tous les hommes du restaurant qui passent en revue la presque totalité des
résidents de Chiatra en âge de se rendre à Aléria pour affaires. La discussion tourne presque
à la confrontation tant chacun défend avec une ardente conviction ses connaissances. La
généalogie de chaque chiatrais est épluchée au millimètre (car en Corse un individu n'existe
pas en dehors de sa famille1), et commentée ; sont également passées en revue les raisons
qui pourraient avoir poussé chacun de ces individus à se rendre à la plaine, bref plus aucun
détail de l'histoire de Chiatra n'échappe au spectateur attentif qu'est Antoine-Marc. Il en a
appris plus qu'il n'en espérait jusqu'à savoir que la dame Marie Valéani prend de l'âge ,
malgré qu'elle ait toujours sa tête, (Et même bien plus que certains, souligne un solide
quadragénaire, chevelure hirsute, haut de taille mais court sur patte, chevrier à Chiatra )
Marie Valéani, célibataire de son état, s'inquiète de l'avenir. Elle n'a pas d'homme auprès
d'elle (comme si ça l'avait gêné ! ricane un vieil homme lançant des sourires entendus et des
hochements de tête approbateurs autour de lui) et pour l'héritage, car il y a du bien chez les
Valéani... D'un geste autoritaire de la main et d'une voix de stentor le restaurateur recentre
le débat :

- Aio2, ce qui se passe dans les maisons reste dans les maisons ! Avà pò bastarà !3

Il y a un petit flottement, deux, trois raclements de gorge et, avant que les discussions ne
reprennent de plus belle, Antoine-Marc saisit l'occasion de mettre fin à ce long repas qui a
duré plus de quatre heures.

- Il faut que je m'en retourne, la route est longue jusqu'à Solenzara où je passerai la nuit.
Demain je repars à Zonza.

Après les remerciements d'usage, les promesses de retour, les serrements de main, les
souhaits de bonne route et de bonne santé pour la famille, Antoine-Marc reprend sa voiture
sous les regards admiratifs de ses compagnons de table qui n'ont pas souvent l'opportunité

1: En Corse on ne demande pas à une personne : qui êtes-vous ? mais Di quale nè site ? : de qui vous êtes ?
C'est à dire de quelle famille vous êtes ?
2: Aio : interjection insulaire qui ponctue souvent une discussion et qu'on pourrait traduire par : Allez !
3: Avà pò bastarà : maintenant ça suffit !

127
de voir de si près un véhicule à moteur. Après un démarrage savamment maîtrisé, un
dernier salut de la main, la Peugeot 177 qu'il vient d'acquérir prend majestueusement le
chemin du retour. La route qui descend en lacets serrés serrés vers la mer qui surgit de
temps à autre entre les châtaigniers ne laisse aucune place à la distraction. L'esprit
passablement embrumé par les alcools avalés, l'estomac alourdi par le ragoût de sanglier et
la généreuse part de fiadone1, il met plus de deux heures pour parcourir les trente deux
kilomètres qui séparent Cervione d' Aléria. Là il s’arrête épuisé et pense qu'il serait
vraiment plus raisonnable de passer la nuit ici.

Le matin, frais et dispos, pendant qu'il prend son petit déjeuner dans le bar face à une mer
de laque pâle sous un soleil à peine naissant, Antoine-Marc se dit qu'il a peut-être trouvé
une idée. Il faut encore y travailler, mais il sent bien qu'elle est là, solide, prête à éclore.
Reste à savoir comment il va la présenter à Méla. Mais il n'en est pas encore là, d'abord
laisser son cerveau travailler. Généralement il fait ça assez bien. Dans un grand élan d'auto
satisfaction il pense même : généralement il fait ça très bien ! Au diable la modestie !
L'heure est à l'allégresse. Il étend ses jambes, croise ses mains derrière la tête, demande un
second café et regarde le ciel lentement s'enflammer.

1 Fiadone : gâteau traditionnel corse à base du brucciu

128
Famille Paoletti

Cet été 1929 restera à jamais gravé dans le cœur et l'esprit d'Isabelle.

Elle a quatorze ans passés, a réussi son certificat d'études et peine un peu au cours
complémentaire. C'est une élève distraite que seul le cours de français intéresse vraiment.
Elle excelle en récitation et n'est pas peu fière d'avoir déclamé avec passion la célèbre tirade
du Cid : « À moi, comte, deux mots... » devant l'assemblée des parents et des professeurs
lors de la très protocolaire cérémonie de distribution des prix. Elle aurait préféré une fable
de La Fontaine qu'elle aime par-dessus tout, mais ce n'est pas elle qui choisit. Il n'empêche,
elle a été très applaudie et tant pis si elle n'a reçu aucun prix.

Puis, après cet exploit, qui d'ailleurs n'est exploit que pour elle, le reste de la famille étant
peu intéressé par ses talents oratoires, tout le monde est parti pour Olivèse. Tout le monde,
sauf Marie-Antoinette, restée momentanément à Ajaccio pour un événement d'importance:
accueillir sa sœur Catherine, son beau-frère Dominique et leur fils Décius dit Dédé, qui
arrivent du Maroc pour deux mois de vacances. Les premières depuis leur installation à
Safi. Et, pour l'occasion, on a vu les choses en grand. Le père de Dominique a demandé à
son parent, Ange Poli, propriétaire d'une confortable Citroën B14, s'il pouvait se charger du
voyage. Ange a dit oui, bien-sûr, quelle question ! Il n'est pas pensable de laisser toute la
famille, sûrement très fatiguée après une si longue traversée, s’entasser dans l'autocar qui
met presque la journée entière pour faire les soixante kilomètres qui séparent la capitale d'
Olivèse en s’arrêtant dans tous les villages. Jamais de la vie, une voiture, surtout une si
belle voiture, c'est fait pour s'en servir, et, à l'occasion, pour parader. Mais ça, c'est une
autre histoire. Encore que...

C'est donc un Ange fringant, chapeau mou en tête et cigarette aux lèvres, qui attend sur le

129
quai, négligemment appuyé contre la portière de son automobile briquée à neuf. À son côté,
perchée sur la pointe des pieds et le cou tendu comme celui d'une oie prête à l'assaut,
Marie-Antoinette scrute la file des passagers qui empruntent l'abrupte passerelle du navire.
Soudain elle sursaute, se retourne vers Ange et s'écrit : « O' Ange, ils y sont ! » En tendant
le bras vers la famille Casanova, Dominique ployant sous les valises et Catherine tenant
serré entre ses bras son précieux petit enfant, entament avec prudence la longue descente du
grand transatlantique. Marie-Antoinette et Ange, qui se sont rapprochés au pied de la
passerelle, suivent avec une pointe d'angoisse cette périlleuse expédition, et poussent un
profond soupir de soulagement alors qu'enfin ils sont là ! On s'embrasse, on parle tous en
même temps, on s'extasie devant le petit Dédé de six ans qui jette un regard stupéfait sur
l'agitation qui l'entoure. Il faut dire qu'il a quitté ce port à deux ans et qu'il n'en garde aucun
souvenir. Tout lui est étranger, les lieux comme les gens mais il aime bien l'attention que
cette dame plutôt sévère et le monsieur jovial lui portent. C'est une aventure qui commence
et ça lui plaît. Mais il lui faut tout de même patienter car l'aventure, la vraie, ne commence
qu'après tout un tas de va-et-vient auxquels il ne comprend rien. Attendre un long, très long
moment que le flot des voyageurs se tasse un peu pour que Dominique et Ange
redescendent du bateau où ils sont montés récupérer les trois valises restantes ; attendre
dans le bruit et le désordre ambiant que tout ce petit monde, bagages compris, rejoigne la
voiture ; attendre pour arriver à sortir du port bouillant d'animation, puis enfin prendre la
route qui longe la mer et monte vers le village.

Sur la banquette arrière il y a le bavardage incessant des deux sœurs, plus justement, il y a
Catherine qui raconte et raconte encore toutes ces années passées dans ce pays nouveau qui
lui a fait peur au début, alors que maintenant c'est beaucoup mieux. Et puis on vit bien là-
bas, Dominique a un bon métier qui a des avantages. Elle a une fatma. Regard étonné de sa
sœur. Une fatma ? Oui, une femme de ménage quoi. Tout le monde en a une et même
parfois plusieurs, à Safi. C'est normal. Visage impassible de Marie-Antoinette. Le pays
manque, bien sûr, la famille encore plus, c'est bien triste parfois, mais tout de même... Elle
parle, elle parle beaucoup Catherine. Depuis tout ce temps elle a tant de choses à raconter,
tant à dire et à dire encore. Sa sœur écoute, hochant la tête de temps à autre. De surprise,
d'un brin d'agacement, peut-être d'envie, qui sait ? Devant les hommes aussi discutent.
Moins vite, moins fort, juste ce qu'il faut, du travail un peu, de ceux du village, surtout. Et
le silence entre les phrases qui dit tout le reste. Entre hommes on a sa pudeur, la vie de tous
les jours, c'est aux femmes de détailler. Et puis il y a Dédé, le visage collé à la vitre qui

130
regarde cette mer si calme, si différente de l'océan aux grandes vagues où on lui interdit de
se baigner. Est-ce qu'il aura le droit d'y aller ici, dans cette immense mer plate et toute
bleue ? Il y a toutes ces voitures à moteur et à cheval, tous ces gens qui ne sont pas habillés
comme ceux qu'il voit tout les jours là-bas, qui ne parlent pas pareil. Tous ces étrangers
quoi. Et pourtant les parents disent qu'ils sont des leurs. L'enfant regarde, découvre, est un
peu effrayé et beaucoup ébahi. Ses parents lui ont dit : on retourne au village, à la maison,
dans la famille. Ah bon? Pour le moment ce n'est pas tout à fait ce qu'il ressent. Il est en
terre inconnue, heureusement que papa et maman sont là! Mais voilà que tout change. La
route quitte le bord de mer pour attaquer la montagne. Il y a du vert partout et beaucoup de
virages qui donnent mal au cœur et obligent à l'arrêt plusieurs fois. Ange qui pense : à ce
train là, on n'est pas près d'arriver ! Les femmes qui épongent l'enfant, Dominique qui fume
tranquillement, et on reprend pour s'arrêter à nouveau. La route est longue jusqu'à Olivèse
et le jeune Dédé n'a pas fini de souffrir !

Heureusement les jours sont longs en cette saison, il est dix-neuf heures passées quand le
convoi arrive enfin à la maison des parents de Dominique où la famille au grand complet
attend. On s’enlace, se félicite, on propose à manger et à boire, on s'installe sur les bancs et
les chaises du jardin, le temps s'immobilise. Mais soudain Catherine se lève et annonce :

- Nous descendons chez papa.

On approuve. Elle prend la main de son fils, emprunte le chemin caillouteux qui aboutit au
terre-plein devant la maison où l'attendent Joseph, en première ligne, son fils Antoine que
les horreurs et les blessures que la grande guerre lui a infligés ont rendu presque mutique,
Xavière qui se précipite vers les arrivants. Deux pas derrière, Marie-Antoinette avec, à ses
côtés plantés en rang d'oignons, Jérôme, Isabelle, Pierrette et Marie-Diane observent le
nouveau venu tout pâle que sa mère traîne presque et Pierrette murmure en soupirant et en
levant les yeux au ciel : « A noscia sorti 1! » ce qui fait pouffer Isabelle. Mais cette ironie
n’atteint pas le reste des participants tous unis dans l'enthousiasme des retrouvailles. Puis se
joignent les voisines, les enfants, les vieux curieux et bavards auxquels Catherine et son
fils, épuisés par le voyage, n'échapperont que lorsque Joseph dira de sa voix puissante et
tranquille :

- C'est bon, ma fille, il est temps que tu rejoignes ton mari. Demain il fera jour.

Demain et les autres jours.

1: A noscia sorti ! Expression familière que l'on pourrait traduire par : pauvre de nous !

131
Mais les jours d'été ne sont pas les mêmes pour tous. Pour les femmes, courbées dès
l'aurore sur les chemins de l'eau du ruisseau aux jardins ; pour les hommes aux moissons.
Non, ici comme ailleurs, l'été ne veut pas dire vacances si ce n'est pour les enfants. Et
encore, combien d'entre eux aident aux champs ou à d'autres labeurs. L'été c'est le soleil qui
tape dur sur les dos brisés de fatigue, c'est la terre qui meurt de soif, c'est la peur du feu qui
peut jaillir à tout moment des herbes desséchées du maquis et dévaler des montagnes
jusqu'aux villages se moquant bien de la chaîne dérisoire des hommes et de leurs seaux
d'eau impuissants. Mais l'été c'est aussi ces soirées paisibles, ces heures de l’après soleil,
quand les lignes bleues des montagnes se dessinent à peine contre un ciel qui pâlit, quand la
fureur du jour s'apaise et qu'il ne reste que quelques souffles de poussière qui s'évanouissent
dans un air immobile. Seules les heures qui tapent au clocher égratignent, le temps de leur
battement, la sérénité de ces soirées d'été. Et peut-être aussi un chien qui aboie quelque part
et les braiments répétés d'un âne solitaire, puis tout se tait à nouveau. Reste la lumière qui
peu à peu s’éteint, et la nuit doucement se glisse, le temps des rêves ou des insomnies peut
enfin commencer .

Cet été 1929 est celui des retrouvailles, celui des confidences entre les trois sœurs réunies,
celui des projets qu'on élabore. Il est aussi celui des destinées que l'on façonne au gré de ses
besoins, des vies que l'on dévie et que l'on brise parfois.

Les temps sont durs pour les enfants dont on ne sait trop quoi faire.

Isabelle l'apprendra bien assez tôt.

132
Famille Guidicelli

Seulement voilà, personne n'est maître du Temps, ni des événements qu'il bricole pour
mettre une bonne grosse dose de piment dans cette infinité de jours et de nuits qui, sans ça,
l'ennuierait à mourir. Des hommes et des femmes, il ne fait que les marionnettes d'un jeu et
souvent d'un jeu cruel.

Antoine-Marc a beau tenté d'expliquer à Méla que seul un déplacement professionnel l'a
contraint à se rendre à Cervione, que c'est un pur hasard si lors de son déjeuner au
restaurant du village, il a lié connaissance avec les personnes, qui, soit dit en passant, sont
les plus aimables qui soient. Puis, de fil en aiguilles, (ou plus précisément d'apéritif en vin
de la treille, mais il garde cela pour lui), donc de fil en aiguille, parlant de tout et de rien
comme c'est l'habitude, on finit par parler de ceux du village puis de ceux des villages
voisins, la routine en quelque sorte. Il marque un temps d'arrêt et voyant que sa femme ne
réagit pas à cette allusion, il passe à la vitesse supérieure :

- Et figure-toi qu'il y avait là deux hommes de Chiatra et, de fil en aiguille...

Elle ne bouge pas, assise sur son fauteuil, bras croisés, le regard tourné vers les grands
châtaigniers en fleurs qui enflamment l'espace. Puis d'une voix trop calme pour être sereine
elle lance :

- Ça fait beaucoup de fil et d'aiguille pour des hommes qui parlent de tout et de rien. On
dirait un véritable atelier de couturières.

Le trait atteint sa cible. Antoine-Marc est blessé mais il ne relève pas. Il n'est pas de taille à
lutter et son but n'est pas la querelle. Il se contente de lever les épaules et les yeux au ciel
histoire de gagner un peu de temps. Elle l'a embrouillé avec son histoire de couture, ce n'est
pas simple de reprendre après ce qu'il prend pour une offense, mais il y parvient. Et comme

133
si de rien n'était, il poursuit :

- Et bien, figure-toi qu'une de ces deux personnes est un parent de ta chère tante Marie, qui,
soit dit en passant, est vraiment très aimée et très respectée à Chiatra.

Il se tait de nouveau, lance un regard vers Méla toujours perdue dans la contemplation de
cette mer de fleurs blanches et roses qui fascinerait n'importe qui. Il reprend :

- Ce parent m 'a dit aussi qu'il trouvait ta tante soucieuse ces derniers temps, elle avance en
âge...

D'une voix tranquille mais qui cache un agacement certain, Méla l'interrompt :

- Je n'ai nullement besoin de la vox populi pour savoir comment se porte ma chère tante
Marie. D'autant que je doute vraiment que la vox populi soit au courant de quoi que ce soit
la concernant car elle est la discrétion même. De plus, je suis bien certaine qu'aucun de mes
parents n'aurait jamais raconté quoi que ce soit sur la famille surtout à la terrasse d'un café,
ni même ailleurs. Tu es bien naïf de vouloir me faire croire une chose pareille. Pour te
tranquilliser sur la santé de tante Marie qui semble tellement te préoccuper, et bien sache
que nous correspondons toutes les deux de temps à autre et je peux te rassurer pleinement :
elle se porte à merveille.

Blessé par l'évocation des ragots de café qui le rétrogradent d'un coup dans une échelle
sociale dont il connaît chaque échelon et surpris d'apprendre que sa femme entretient une
correspondance dont il ne se doutait pas, Antoine-Marc hésite entre faire part de son
mécontentement ou se murer dans un silence outragé. Il tente la voie médiane :

- Tu aurais pu...

Mais Méla n'est pas d'humeur à baisser les bras :

- C'est elle qui m'a demandé de nos nouvelles. Je lui en ai donné, rien de plus normal et de
plus poli je pense. Ensuite nous avons continué à nous écrire et nous sommes l'une et l'autre
très heureuses de le faire voilà tout.

Cette dernière phrase résonne comme une fin de non recevoir et Antoine-Marc le comprend
parfaitement. C'est bon, il a perdu cette fois mais il n'a pas perdu la guerre comme on dit. Il
se lève, fait un geste de la main qui veut plus ou moins dire : c'est bon et quitte la pièce en
pensant qu'il n'abandonnera pas pour autant la proposition qu'il avait pourtant mis pas mal
de temps à mettre au point : nous pourrions profiter des beaux jours pour aller jusqu'à
Chiatra visiter la veille tante Marie et lui présenter ses petits neveux et petite nièce qu'elle

134
ne connaît pas encore. Ne serait-ce pas un réconfort pour une personne isolée d'avoir la
visite de cette famille que, de toute évidence, elle chérit ?

Ce que Méla n'a pas révélé à son mari c'est qu'elle n'a aucune envie de se retrouver sur les
terres de ces ancêtres qu'elle connaît à peine. Bien sûr, comme tous les Valéani, elle sait par
cœur l'histoire de ce très lointain seigneur de Sienne, Angelo Valéani, sommé par l'un des
Gatti, alors gouverneur de l'île de Corse, de venir y guerroyer et d'y prendre femme afin
d'ancrer pour l'éternité la présence génoise dans cette terre rebelle. Le vaillant chevalier
s’exécuta, épousa une jeune noble dont la famille était enracinée depuis des temps
immémoriaux sur les terres farouches de la Castaniccia. Fidèles à ce que l'on attendait
d'eux, ils procréèrent dans, nous l’espérons, la joie plus que le devoir, fondant ainsi la
lignée de son arrière-grand-mère. Et la sienne par conséquence. Mais Méla n'a jamais vécu
dans ce village sévère de la Haute Corse, à peine y a-t-elle passé quelques très ennuyeuses
vacances quand la canicule était trop pesante dans la plaine orientale. Comme du reste, elle
ne s'est jamais intéressée à toutes les propriétés, immeubles, biens immobiliers et terrains
qui appartenaient à sa famille et lorsque à la mort de Charles-Mathieu Visidary, le notaire a
lu aux héritiers attentifs la très longue liste du testament, comme la loi l'exige, c'est son
mari, Antoine-Marc qui a signé les actes de propriété qui lui revenaient. Elle avait à peine
entendu ce que ça représentait. Sa vie maintenant était ici, à Zonza, dans ce village qu'elle
aime, avec son mari et ses enfants, tous ces villageois qui la connaissent depuis l'enfance et
qui la respectent, elle la signora Muzy, rien d'autre ne l' intéresse. Les brumes de la
Castaniccia ne sont pas pour elle, du moins pour le moment.

Pour l'heure, Antoine-Marc n'insiste pas. Il quitte le salon d'un pas décidé gardant en tête
qu'il arrivera un jour à bout des réticences de sa femme et qu'il trouvera mieux le moyen
d'aller sur place et pour se rendre compte par lui-même et de visu ce que représentent les si
nombreux numéros de parcelles inscrites sur un testament. Après tout, c'est lui aussi le
propriétaire et il n'a pas forcément besoin de l'accord de sa femme pour faire ce qu'il veut. Il
pourrait, mais Antoine-Marc n'est pas homme à suivre toujours la loi, le passé l'a prouvé. Il
préfère attendre et convaincre sa femme, ces biens sont à elle malgré ce qu'en dit le
législateur. Et ça, il le respecte. N'empêche, il y arrivera, c'est certain.

Seulement voilà, sa volonté, aussi forte soit-elle, n'a pas suffi à contrarier un sort bien
décidé à jouer les mauvais génies.

Ce 12 mars 1929 s'annonce comme une fort belle journée de presque printemps. Il est sept
heures du matin, l'air est frais, tout au bout de la vue, là-bas vers la mer, la grande lueur

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déjà forcit. La pâleur d'un ciel en fin de nuit a viré à l'or fluide et le soleil bientôt effacera
les dernières brumes qui s'accrochent encore aux profondeurs sombres des vallons. Fusils
de chasse à l'épaule, Antoine-Marc et deux de ses amis empruntent la route qui monte vers
la forêt . Devant eux, tous sens en éveil, leurs trois cursinu1 aboient en petits coups secs, la
queue fièrement enroulée, le museau humide, stoppant net leur course à la moindre
interjection de leur maître, la reprenant aussitôt sans jamais s'éloigner d'une sorte de
périmètre invisible incluant l'homme et la bête. La période de la chasse touche à sa fin,
peut-être même est-elle un peu dépassée, mais ils sont encore nombreux les chasseurs de
Zonza, à aller tirer le lièvre, le sanglier le merle ou la palombe dans les bois qui entourent le
village et grimpent jusqu'aux aiguilles de Bavella. Ce n'est pas le gibier qui manque, ça
non, alors autant en profiter.

Ce n'est que vers midi que la nouvelle arrive au village. Pierre, l'un des trois chasseurs
déboule hors d'haleine chez le docteur Lucchini, beau-frère de Antoine-Marc, et tape
comme un forcené contre la porte, en criant :

- Il y a un accident grave, ouvrez vite ! Il faut un cheval, vite !

Sans demander plus, le médecin saisit sa trousse, saute sur son cheval, fait signe à Pierre
d'en monter un autre et ils partent bride abattue, vite avalés par la poussière que soulève le
galop effréné des chevaux.

Deux heures plus tard le corps sans vie de Antoine-Marc Guidicelli est ramené à Zonza.
Livide, Méla attend sur le seuil de leur maison. Elle sait déjà la nouvelle, elle ne pleure pas,
elle est figée, la mantille de dentelle noire qu'elle a eu le temps de poser sur ses cheveux
accentue encore la pâleur du visage. À ses côtés il y a son fils Samuel, dix-huit ans, en
costume noir, visage fermé, mâchoire serrée et Catherine, quinze ans, les yeux rougis, des
sanglots étranglés dans la gorge. On ne pleure pas en public. On a mis petit Paul, neuf ans,
à l'abri chez sa tante Désoline. Il est trop jeune pour subir ça, a décidé sa mère. On a pris le
temps d'installer Antoine-Marc sur une civière que portent les hommes de la famille et que
suivent des amis. Méla et ses enfants s'effacent pour laisser entrer la procession. Les adieux
et la douleur encore plus féroce au fil des jours et des années qui suivront peuvent
commencer.

L'enquête qui suivra la mort de Antoine-Marc fera état d'un accident de chasse mortel dont
l'origine n'a pas pu être établi. C'était le 12 septembre 1929, il avait quarante-six ans.

1: Cursinu : race de chien originaire de Corse, utilisé pour la chasse. Font aussi d'excellents chiens de
berger.

136
Famille Paoletti

16 août 1928, l'été se termine. Que la canicule tape encore ; que le ciel, du lever du jour au
coucher du soleil, soit toujours d'un bleu insolent ; que la terre desséchée se fende un peu
plus chaque jour ; que les bêtes sauvages assoiffées ne bougent plus de l'ombre rare du
maquis, il importe peu : le 16 août, l'été est fini et c'est ainsi depuis que la mémoire
collective existe.

Car chacun le sait, à partir de maintenant, peut-être de demain pour les plus optimistes, les
orages vont débouler, déluge et foudre vont s'abattre sur l'île, le ciel ne sera plus qu'un vaste
océan de nuages et il faut sérieusement penser à rentrer le bois sous la remise.

Bien que les jours tout bouffis de chaleur n'ont pas fini d'épuiser une nature à bout de
souffle, que l'on se plaindra encore longtemps des sources qui ne donnent presque plus rien,
que le Taravo est si bas que bientôt les truites ne sauront même plus où nager, rien n'y fait,
le 16 août l'été est fini, l'hiver n'est pas loin. È po' basta1 !

À Olivèse, autant chez Dominique et Catherine que chez sa sœur, Marie-Antoinette, ça sent
surtout la fin des vacances. Retour au Maroc, retour à Ajaccio, même si les destinations ne
sont pas les même, les séparations approchent, la nostalgie s'installe et l'on pense déjà au
vide que seuls le temps et le travail arriveront à combler.

Chacun étant employé à ses propres affaires, personne n'a vraiment prêté attention aux
nombreux conciliabules qui semblent avoir beaucoup occupé les deux sœurs durant ces
congés. Xavière a bien pensé que passer tant de temps en bavardage n'était pas utile et
qu'on ferait mieux de l'aider un peu pour la traite de son troupeau de chèvres, mais après
tout elle a l'habitude de se débrouiller seule et ses biquettes ne connaissent qu'elle, alors...

1 : È po' basta !. Expression très souvent employée: Et ça suffit !

137
Mais la vérité finit toujours par surgir surtout quand il s'agit d'une affaire qui, de toute
façon, éclatera au grand jour.

Assises sur leur petit banc à l'ombre du figuier, Isabelle et sa mère équeutent des haricots
verts pour la salade du repas de midi. Rien que l'ordinaire, la lumière tamisée qui sent si
fort cette enivrante odeur de figues, les bruits de la maison, les voix des voisines et celles
des enfants qui se chamaillent quelque part et, tout à coup :

- Quand Catherine partira à Safi avec sa famille, tu partiras avec elle.

Isabelle ne comprend pas tout de suite :

- Mais l'école va commencer, les vacances sont presque finies, je n'ai pas le temps de partir
là-bas !

Marie-Antoinette ne répond pas tout de suite. C'est fou comme l’équeutage des légumes lui
demande soudain tant d'attention. Elle sent peser sur elle le regard de sa fille, il faut
continuer :

- Tu vas aller vivre un peu chez ta tante et ton oncle. Tu sais que la vie est difficile à
Ajaccio et puis Jérôme va entrer à l' École Normale cette année.

Elle marque un temps d'arrêt. On sent bien que l'annonce de cette nouvelle, du moins celle
qui concerne Jérôme, la remplit de tellement d'orgueil qu'elle a besoin de l'entendre
résonner dans sa tête, dans son cœur et dans l'espace pour bien s'en imprégner. Le silence
solennel est là pour ça. Elle reprend discrètement son souffle et poursuit :

- Il aura besoin de beaucoup de calme pour faire ces grandes études et avec vous trois
toujours à discutailler, il ne pourra pas bien travailler. Ta tante veut bien que tu ailles avec
elle, ça l'aidera un peu et puis tu seras bien là-bas, il y a de la place.

Isabelle a entendu mais son esprit refuse de comprendre. Tout se bouscule, tout
s'embrouille, ce n'est pas vrai. Elle regarde le visage impassible de sa mère, ces mains qui
continuent d’effectuer leur travail si quotidien alors que tout devrait s'arrêter de fonctionner.
Elle ne sait plus dans quel monde elle vit et encore moins celui vers lequel elle va. Mais il y
a ces satanées mouches qui bourdonnent et l'exaspèrent, le parfum de l'arbre bleu qu'elle
aime tant, les rangées de tomates et d' haricots juste là, le profond silence de Marie-
Antoinette dans lequel elle voudrait se noyer : c'est sûr, elle est dans le vrai même si elle
refuse d'y croire vraiment. D'une voix vacillante elle finit par demander :

- Et pour l'école ?

138
- Tu verras là-bas, il paraît qu'il y a aussi des écoles à Safi. Maintenant va me chercher de
l'eau pour les haricots.

Que peut-il vraiment se passer dans la tête d'une enfant de quatorze ans qui apprend si
brutalement qu'elle va être arrachée à sa famille, à sa sœur Pierrine qu'elle aime si fort, à ses
amies de classe, à son île qui est son âme ? Quelle peur, quel désespoir peuvent la paralyser
lorsque ces jours d'une fin d'été tranquille se transforment en jours comptés au plus juste
avant un inconnu si proche et si angoissant ? Quels sentiments peut-elle ressentir quand elle
comprend soudain que le monde des grands est un monde féroce qui mutile les enfants puis
les abandonne à leur détresse ? Personne ne le saura jamais. Isabelle, elle, reste pétrifiée, les
yeux vides fixés sur le mur du jardin, la tête elle ne sait plus où. Marie-Antoinette n'insiste
pas, elle se lève, prend la corbeille débordante de haricots s'apprête à entrer dans la maison
quand elle entend :

- Et missià1 le sait ?

- Oui.

C'est tout et c'est l'essentiel. Alors voilà, ils ont décidé, ils sont tous d'accord, ils l'envoient
comme un paquet que l'on met à la poste. Ailleurs, très loin, pourvu qu'elle ne gène plus
personne ici. Après tout ça fera toujours une bouche de moins à nourrir à Ajaccio et Jérôme
pourra continuer son École Normale de malheur. Il y a de la colère, de la révolte et
beaucoup de peine dans le cœur d'Isabelle, mais elle n'en dira rien à personne, jamais, à
quoi bon ?

Et la vie continue comme si de rien n'était. Derniers jours de vacances, derniers tours dans
le village pour dire au-revoir aux parents et amis. Et Isabelle qui se tait toujours, qui préfère
rester à la maison malgré les sollicitations de Pierrette qui ne comprend pas très bien
pourquoi sa sœur d'ordinaire si malicieuse est tellement renfermée. Elle réfléchit à la
question, puis pense à une raison médicale qui semble tout à fait convenir au mal dont
souffre sa sœur. Elle vient la voir, se plante solidement devant elle, jambes ancrées dans le
sol, bras fermement croisés sur la poitrine, tête haute, elle décrète :

- A me suredda2, Je sais ce que tu as.

Il y a un silence qui se prolonge, le regard assuré de Pierrette puis l'étonnement d' Isabelle :

1: missià : grand-père

2 : A me suredda : ma sœur

139
- Et qu'est-ce que j'ai à ton avis ?

Et le diagnostic tombe :

- Tu as des vers.

- Des vers, mais pourquoi ?

- Comme Pataud (nom du chien de leur grand-père). Tu te souviens comme il était tout mou
et fatigué, finalement missià a dit que c'était les vers, il lui a donné quelque chose et c'est
parti. Toi c'est peut-être pareil.

- C'est pas des vers, allez, laisse-moi tranquille et va jouer. Je dois aider à la maison.

Pierrette, vexée à mort de n'être pas reconnue à sa juste valeur et surtout de ne pas arriver à
en savoir davantage, n'a pas insisté. Et s'est murée dans une bouderie silencieuse qu'elle a
longtemps regretté.

Puis le grand jour est arrivé. Ange et sa Citroën sont là, famille et voisins embrassent ceux
qui partent au Maroc. On recommande de faire attention, des nouvelles seront les
bienvenues, et la santé surtout, qu'elle soit toujours là, parce que sans ça... On agite les
mains quand la voiture démarre, on efface en douce des larmes impudiques, on crie encore
des au revoir qui se perdent dans le bruit du moteur. C'est le premier virage, puis le second.
Bientôt le village n'est plus qu'un gros bouquet de maisons posé contre la montagne.

Deux heures auparavant, Marie-Antoinette et ses quatre enfants ont pris l'autocar poussif
qui mettra la journée à rejoindre Ajaccio. Au moment de quitter la maison, Joseph s'est
approché d'Isabelle, a mis ses deux grandes mains rugueuses sur les épaules de sa petite-
fille, l'a regardée longuement dans les yeux, puis a murmuré :

- Tu seras bien là-bas mais ici le temps sera long sans toi. Porte-toi bien et écris nous si tu
veux.

Puis il s'est baissé, l'a embrassée sur le front, s'est redressé et a regardé sa fille et ses petits-
enfants prendre le chemin qui descend vers la place de la mairie où déjà le car klaxonne
pour la deuxième fois.

140
Famille Guidicelli

Samuel Guidicelli a dix-huit ans et pour lui l'avenir ne ressemble plus du tout à ce qu'il
aurait dû être.

Un coup de fusil et voilà, la vie bascule définitivement. Pour son père, certes, mais aussi
pour lui. En une seconde, l'étudiant appliqué qui vient de réussir son baccalauréat, va se
retrouver chef de famille avant même d'avoir fini de grandir. En une seconde, il va rayer de
son existence la vie studieuse mais joyeuse qu'il menait à Ajaccio. Terminée cette délicieuse
insouciance de la jeunesse dont on prend conscience une fois qu'elle n'existe plus, terminés
les projets d'avenir, la faculté de droit à Aix-en-Provence dans laquelle il était inscrit. Un
présent brutal s'impose et l'avenir soudain devient un trou obscur vers lequel un destin
terrible le précipite.

Une fois le cérémonial des funérailles accompli, une fois que les condoléances et les
« courage » se sont enfin tus, qu'ils se retrouvent tous les quatre dans cette maison vêtue de
deuil, rideaux tirés, voiles noirs cachant glaces et tableaux , une fois passés les premiers
jours assommés de douleur, l'autre vie a surgi comme surgissent ces plantes endormies du
désert à la première ondée. Violente mais aussi salvatrice. Samuel n'a pas eu le temps de
s 'interroger, de douter, de réfléchir. Ce qu'il voudrait n'a plus d'importance, il est devenu le
chef d'une famille désemparée et les affaires, elles, n'attendent pas. Ses oncles sont là pour
le lui expliquer. Jusqu'alors il n'a pas vraiment prêté d'attention aux activités de son père qui
d'ailleurs ne lui en parlait jamais. Le temps viendra bien assez tôt, que son fils fasse ses
études et revienne avec un bagage solidement rempli de connaissances à mettre au service
de la famille et tout sera dans l'ordre des choses. À chaque temps ses obligations et ses
distractions et Antoine-Marc n'avait pas imaginé une seconde qu'une banale partie de
chasse pouvait tourner au drame. La chose arrivait bien sûr, et pas si rarement que ça, mais

141
pas à lui , il en était convaincu. On est entre amis proches, entre soi, on se connaît si bien,
on est en confiance, l'imprudence c'est pour les autres, rien de grave ne peut arriver, même
si... mais si on se méfiait des « même si » que les femmes aiment tant, on ne ferait jamais
rien, alors pourquoi se priver d'un tel plaisir !

Mais voilà, le si populaire « ça n'arrive qu'aux autres », un jour devient réalité. L'ordinaire
se trompe de chemin et un inconnu plein de tristesse et de regrets le remplace. Samuel n'a
pas eu le temps de s’apitoyer ni sur lui, ni sur qui que ce soit. Une sorte de formation éclair
qui ferait pâlir d'envie plus d'une grande école de commerce s’effectue en un temps record.
Tout en apprenant à conduire, certes il n'a pas vingt et un ans, âge de la majorité, mais
qu'importe. On ne va tout de même pas laisser la voiture paternelle au garage alors qu'il y a
tant de kilomètres à parcourir. Pour le permis on verra en temps voulu, pour le reste on
connaît bien les gendarmes. Ils n'auraient certainement pas le cœur à verbaliser un pauvre
orphelin qui met tant de cœur et de courage pour faire face au drame qui a si durement
touché une famille tellement respectable Samuel prend conscience de la diversité des
activités qu'il va devoir assumer. Il passe beaucoup de temps à Sainte-Lucie-de-Porto-
Vecchio à tenter de comprendre la subtilité des échanges commerciaux auxquels il est
totalement étranger ; puis il remonte à Zonza et devient propriétaire terrien, compte en
hectares, en futaies, en têtes de bétail. Il faut aussi accompagner ses oncles dans les diverses
réunions, visites de courtoisie ou d'obligation organisées par ce qui compte dans l'île : élus
locaux, fonctionnaires d'état, groupements de commerçants, rassemblements paroissiaux,
cérémonies incontournables où tout le monde s'ennuie en épiant tout le monde. L'occasion
d’introniser le valeureux jeune homme à qui l'on présente de discrètes condoléances et de
vibrants encouragements.

Bref, Samuel n'a pas vingt ans, qu'il est déjà un homme d'affaires presque accompli.
Personne ne sait si il aime cette vie qu'il n'a pas choisie, si les études qu'il attendait avec
tellement d'impatience ne lui manquent pas, si la fin brutale de sa jeunesse sabrée en plein
essor l'attriste. Samuel n'est pas homme à se confier, ni sa nature ni son éducation ne lui
permettent cette faiblesse. Il n'est pas homme non plus à dire que tous ces déplacements,
ces obligations, ces soucis, le fatiguent beaucoup. Il est de santé délicate, comme sa mère.
Ils ont tous deux en commun cette fragilité du côté des poumons qui crée la hantise d'une
maladie que tout le monde redoute car aucune médecine n'est encore arrivée à la vaincre.
La tuberculose dont on tait le nom comme si de le taire évitait à la maladie de s'installer. Le
jeune homme se rend seul, presque en secret, chez son médecin à Porto-Vecchio. Visite de

142
contrôle une fois l'an. Rien de dramatique mais il faut être prudent, rester attentif si l'état
empire. Essayer de rester un peu plus à la montagne où l'air est meilleur, des médicaments
en cas de crise de toux, des fortifiants pour la faiblesse, un peu de repos si possible, mais
ça... Le médecin n'insiste pas, il connaît la situation et la famille. Samuel acquiesce,
remercie et repart vers ses affaires comme si de rien n'était.

À Zonza, Méla ne sait plus comment vivre. Elle tente comme elle peut de lutter contre une
fatalité qui s'acharne et qui pourrait la paralyser. Mais le chemin est si dur. Restent les
enfants, et là aussi, comment faire ? Catherine et Paul font ce qu'ils peuvent à l'école et ils
ne peuvent pas beaucoup. L'adolescence qui est souvent ingrate, n'a pas eu cette
indélicatesse envers Catherine. À quinze ans elle n'est plus une jeune fille mais une femme
faite. Elle est d'une beauté saisissante, grande et bâtie comme une statue grecque, elle
ressemble à ces actrices que l'on voit en couverture du tout nouveau magazine Cinémonde
qui fait rêver tout le monde. Brune de peau, de cheveux et d'yeux, les pommettes hautes, la
bouche grande, dessinée comme au crayon, l'ovale parfait et volontaire, elle a tout pour
attirer les regards. Et Catherine le sait parfaitement mais elle sait surtout d'où elle vient.
Elle porte haut et fier cette lignée aristocratique dont elle est l'héritière et il ne viendrait à
l'idée de personne de lui faire quelques allusions un brin osées, où même de lui adresser,
malgré l'envie qui ne manque pas, le moindre regard un peu appuyé. Elle a l'assurance de
ceux qui ne savent même pas ce que douter veut dire et qui poussent droite et orgueilleux
envers et contre tout. Son frère Paul est tout autre. L'enfant de neuf ans est réservé, a la
beauté délicate et un charme qui séduit immédiatement. Sous l'amas de ses boucles châtain,
ses yeux d'un gris limpide regardent le monde avec innocence, et son regard étonnant, tête à
peine baissée, le regard semblant glisser sous les paupières, lui donne un petit air timide.
Mais Paul est surtout un enfant perdu dans un monde d'adulte qui ne lui porte pas trop
d'attention. Autour de lui une vie s'organise dont il se sent exclu. Personne n'a besoin de lui,
il en est certain: Samuel a su quelle route il lui fallait emprunter, Catherine n'a besoin de
personne pour savoir ce qu'elle veut faire et Méla n'est pas de taille à affronter la dureté
d'une vie de douleur et de combat. La mort de son mari l’atteint au plus profond. C'est pour
lui qu'elle a rompu les règles sacrées de sa classe et de sa famille en divorçant d'un mari,
certes peu enclin à l’entraîner dans la folie débridée des plaisirs du corps, mais qui lui était
destiné. Elle avait subi la mise à l'index d'une société corsetée d'exigences, le mépris à
peine voilé de sa famille mais elle avait Antoine-Marc sur qui elle pouvait s'appuyer sans
crainte et c'était l'essentiel. Et voilà que soudain tout s’effondre et elle ne s'en remettra

143
jamais.

Au milieu de tout ça, petit Paul est presque livré à lui même. La grande maison est une
sorte de manoir hanté par le fantôme de son père et celui, à peine vivant, d'une Méla qui ne
quitte que rarement sa chambre. Eugénie fait bien ce qu'elle peut, mais les gâteaux et la
gentillesse ne font pas tout, alors il faut apprendre à vivre, apprendre à sillonner entre les
mines, à fuir ce qui pèse trop lourd, à laisser sur le côté du chemin ce qui empêche de voir
la lumière.

Et petit Paul comprend rapidement que l'existence, après tout, c'est un peu comme

dans sa chambre. Il suffit de bien ranger chaque événement qui dérange dans une boite, de
bien la refermer puis d'oublier où on l' a rangée. Et voilà.

144
Isabelle Paoletti à Safi

Bien sûr, tout aurait pu surprendre Isabelle à son arrivée à Safi.

Elle plongeait sans aucune préparation dans un univers étranger, mais ça elle ne réalisa que
bien plus tard. L'émerveillement, l'appréhension, la nostalgie, la curiosité, tout est venu
après. Après les tous derniers jours de vacances passés à défaire les bagages, à ranger cette
maison si différente de toutes celles qu'elle avait connues jusque là, à suivre
scrupuleusement les instructions de tante Catherine ; la tête dans le guidon en quelque
sorte. Et puis demain serait un autre jour plein de bien d'autres surprises et elle se
demandait avec une pointe d’anxiété et beaucoup d'impatience comment seraient ses
nouvelles camarades de classe, quel accueil plein de curiosité ou d’indifférence elles lui
réserveraient, à quoi ressemblerait son collège d'ici.

Et puis le jour d'après les vacances est enfin arrivé. L'émerveillement, l'appréhension, la
nostalgie, la curiosité pouvaient attendre. Le choc non. Isabelle n'oubliera jamais ce matin
de septembre quand Catherine, aidée de Farida, sa fatma, a sorti les livres, acheté les
cahiers, lavé et repassé les habits neufs pour la rentrée des classes de Dédé. Une fois les
préparatifs terminés alors que Dédé boudait dans le patio parce que lui, l'école, c'est pas
vraiment son truc, Isabelle s'est approchée de sa tante et a demandé :

- Et pour moi ?

Il y a eu un silence, puis :

- Pour toi ?

Isabelle n'a pas compris la question, elle a poursuivi :

- Oui, pour le cours complémentaire, c'est quand la rentrée ?

145
Il y a eu un nouveau silence plus long que le premier la main de Catherine qui tapote
brièvement l'épaule de sa nièce:

- Nous n'avons pas eu le temps de t’inscrire, ton arrivée à Safi n'était pas vraiment prévue tu
sais. On a décidé ça avec ta mère cet été, elle t'en a parlé non ?

Elle a regardé le visage défait de sa nièce, a compris que les explications de Marie-
Antoinette ont dû être des plus succinctes. Elle lui a souri, a poursuivi en laissant sa main
peser sur l'épaule d'Isabelle :

- Tu sais l'école, pour une fille, c'est pas si important que ça, tu as déjà ton certificat
d'études, c'est déjà très bien, ici peu de jeunes filles sont arrivées jusque là. Et puis tu vas
pouvoir m'aider ici car j'en ai bien besoin. Ça va aller, tu verras, tu t'y plairas ici.

C'est tout et c'est terrible. Elle n'a pas répondu, que répondre ? Le sourire de tata Catherine
n'a pas suffi à tout excuser, alors Isabelle a fait comme si. Elle n'est pas d'une nature à
s'opposer frontalement, elle est du genre à garder les blessures pour elle, à les enfouir au
très profond d'un cœur qu'on ne croirait pas si sensible, à les tenir serrées dans un nid de
rancœur et à ne jamais oublier. Alors commence une nouvelle vie. Le collège où elle n'ira
jamais, cette absence, cette blessure qu'elle compense en faisant réciter les leçons au jeune
Dédé qui n'aime pas trop ça ; les récitations qu'elle connaît déjà mais qu'elle se plaît à lui
faire répéter pour les entendre encore et encore. Les histoires qu'elle lui lit, celles,
nombreuses, qu'elle invente car l'imagination d'Isabelle est presque sans limite. Elle est son
refuge, l'évasion facile, la limite vite franchie entre le quotidien et le territoire sans
contrainte du rêve.

Et puis il y a cette curiosité qui toujours l'accompagne, ce sens de l'observation qui lui fait
percevoir ce que personne ne remarque. Et ici, elle est gâtée. La famille habite une maison
blanche, carrée comme toutes les maisons blanches et carrées, avec un patio et un toit plat,
une maison typique. Pas vraiment une grande maison, mais une jolie maison quand même.
Rien à voir avec le riad voisin entouré d'un immense jardin débordant de palmiers et de
fleurs dissimulé aux passants par des hauts murs de pierres blanchis à la chaux. Il faut dire
qu'il est la propriété d'un homme très important et de sa nombreuse famille que l'on voit
parfois sortir en belle voiture. La grande distraction d'Isabelle est d'aller se réfugier sur le
toit plat de la maison pour regarder tout ce qui se passe à l'entour. Et là, elle est comme au
théâtre. Les toits de Safi ! Une ville entière s'offre à ses yeux. Une ville secrète qui descend
en cascade jusqu'à la médina aux ruelles étroites et sinueuses blottie dans l'enclos des

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remparts. En cette fin d'automne, alors que la chaleur a cédé et que l'océan, derrière le Qsar
el-Bahr, commence à rouler ses premières tempêtes, la vie sur les toits-terrasses devient
plus intense. Aux heures creuses de l’après-midi, quand le soleil n'est plus qu'une caresse
sur la ville et que, dans la rue, tout semble mort, il y a là-haut, dans le riad, des coussins au
sol qu'abritent de grandes bâches blanches. Il y a des femmes assises, leurs longues
chevelures enduites de henné, il y a du thé et des gâteaux, des rires discrets qui s'échappent,
des voix qui racontent, le bruit de l'eau tombant des grandes cruches émaillées sur les
cheveux défaits puis celui des cuvettes de cuivre martelé que l'on vide. L'oncle Dominique
a bien mis en garde sa nièce : on ne doit pas regarder chez les voisins, c'est interdit.
Pourquoi ? a demandé Isabelle. Un peu gêné l'oncle a répondu : c'est comme ça, on ne doit
pas regarder les femmes. Elle a répondu : d'accord, mais la belle maison est trop près et
Isabelle a trouvé un endroit secret où personne ne peut la voir, alors, pourquoi se priver d'un
tel spectacle. Et puis elle n'est pas la seule, il y a beaucoup de femmes, sur toutes les
terrasses. Farida la première quand elle monte étendre le linge et qu'elle montre à la jeune
fille curieuse les secrets de sa ville. Le quartier des potiers et plus loin la masse imposante
de la Kechla et, juste devant, le cimetière qui fait peur à Isabelle car c'est le raccourci qu'il
faut emprunter pour descendre vers le port et elle n'aime pas ça du tout. Surtout depuis ce
jour où elle était sur le pas de la porte et qu'elle a vu s'avancer une procession d'hommes
vêtus de blanc. Au milieu de cette foule, une sorte de brancard porté à bout de bras semblait
flotter au-dessus des têtes. Allongé sur cette civière, il y a avait une forme recouverte d'un
drap blanc duquel deux pieds nus dépassaient et tressautaient au gré de la marche. Isabelle
avait eu la frayeur de sa vie et avait manqué s'évanouir. Dédé qui assistait aussi à la scène,
en avait profité pour en rajouter un peu en jouant les affranchis que rien n'émeut. D'une
voix doctorale, il lui avait expliqué que le monsieur qui était sous le drap était mort, que ce
sont ses pieds qui dépassaient et que c'était parfaitement normal. Enfin, pour les pieds il
n'était pas tout à fait sûr mais tant pis. Ici on enterre comme ça, tout nu comme on est venu
au monde avec juste un drap autour. C'est écrit comme ça dans leur religion et on obéit
toujours à la religion. Voilà. Voilà, c'est vite dit. Pour Isabelle, habituée à Ajaccio à
l'impressionnant rituel des funérailles corses, avec femmes se jetant sur la bière au moment
de l'adieu, cercueil au grand crucifix roulant jusqu'à l'église dans son corbillard tout drapé
de noir, cette simplicité était comme une imposture et elle n'était vraiment pas certaine de
pouvoir le comprendre et encore moins de s'y habituer. Voila pourquoi l'idée de traverser le
cimetière pour aller en ville la terrorisait. Elle imaginait des centaines de pieds nus au bout
de morts couchés à même la terre, étendus tous ensemble sous les mêmes dalles blanches,

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l'idée la faisait frissonner. Certes, elle connaissait le cimetière marin d'Ajaccio, mais c'était
tout de même autre chose que ce champ de dalles ! Le cimetière marin d'Ajaccio est une
vraie ville des morts, avec ses rues bien alignées, ses tombeaux comme des maisons, ses
couronnes de fleurs en perles qu'aucun enfant n'oserait piller pour s'en faire des colliers, un
endroit propre, soigné, à mille lieux des ruelles insalubres de la vieille ville. Ici les morts
étaient bien mieux lotis que de nombreux vivants ! Mais, en matière de morts et de leur
séjour après cette vie de souffrance, comme le curé disait, ce dont elle se souvenait était
surtout ces sépultures familiales, véritables maisons de granit, pour les uns, modestes
tombes du même granit pour les autres ; éparpillées dans le maquis, parfois en bordure de
route, autour du village. Chacun chez soi, entre soi, avec des prières ou des pleurs rien que
pour eux, les parents plus ou moins adorés (face à la mort il se peut que l'on soit parfois
résilient), à l'abri des regards indiscrets, la peine aussi a ses pudeurs. Et le maquis qui
s'illumine la nuit de la fête des morts, le 2 novembre, des milliers de bougies posées sur
chaque tombe comme si l'âme des disparus, tout à coup, se mettait à briller tandis que
résonnaient, sur le parvis de l'église, les coups de fusil que chacun tire pour chaque disparu
de sa famille. Et ces châtaignes que l'on laisse rôtir dans la cheminée, dans les maisons
ouvertes et désertées afin que les morts puissent venir se réchauffer et manger à leur guise.
Et les hochements de tête approbateurs des femmes au retour de la messe quand elles
constatent que toutes les châtaignes ont disparu ! Leurs défunts ont été honorés comme il se
doit . Et tant pis si tout le monde sait bien que ce sont les enfants du village qui sont venus
faire la razzia dans les maisons et se sont goinfrés de châtaignes à s'en faire péter la sous-
ventrière ! Ça aussi, ça fait partie du rituel. Voilà pourquoi Isabelle redoute plus que tout la
traversée de ce territoire d'outre-tombe où dorment des hommes, des femmes et des enfants,
les uns avec les autres, sans même se connaître et tout nus en plus. Elle a le sentiment qu'ils
pourraient sortir comme ils veulent de leur si piètre dernière demeure, enveloppés dans leur
drap à moitié déchiré par l'usure et aller errer au milieu de ces vivants qui les honorent si
mal. Enfin d'après elle. Elle sait très bien que cette peur est irrationnelle ; que son cerveau,
toujours prêt à s'emballer, fait tout ce qu'il peut pour bien plomber l'ambiance, qu'il ne faut
pas l'écouter, car quand on est décédé, on est décédé pour de bon et pour la vie entière en
plus, rien n'y fait. Cette traversée c'est pire que de traverser la mer à la nage, surtout quand,
comme elle, on ne sait pas nager. Pourtant, quand il faut y aller, il le faut. C'est qu'on ne
plaisante pas toujours quand la tante Catherine demande quelque chose.

Mais heureusement il y a les terrasses ! Univers de femmes et de jeunes enfants, là où les

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voiles tombent et où la liberté respire, là où l'intimité se partage, de terrasse en terrasse,
entre les draps étendus qui claquent au vent, les éclats de voix et de rire, l'odeur
reconnaissable entre mille des tomates qui sèchent au soleil en éclaboussant de rouge le sol
blanc des terrasses. Pour Isabelle qui a toujours, comme le disait mademoiselle Poli, sa
maîtresse d'école « beaucoup trop de papillons dans la tête », le temps n'est pas qu'à la
rêverie. Il faut accompagner Dédé à l'école, ce qu'elle n'aime pas du tout rapport à sa
situation, aider tante Catherine à faire ses confitures, aider tout court quand il le faut et ….
attendre. Attendre le porteur d'eau. Et ça, Isabelle l'aime beaucoup. Assise sur le banc de
pierre du petit patio, son oreille attentive scrute les bruits de la rue afin de déceler entre le
hennissement des ânes, les pierres qui roulent sous les savates et les éclats de voix, le
tintement de la clochette qu'il agite frénétiquement pour annoncer sa présence. Il faut alors
attendre que l'homme s'arrête juste devant la porte pour l'ouvrir, et rester bien sur le seuil en
tendant la cruche. Pour la jeune fille, c'est comme être face à un personnage de roman.
L'homme est très vieux, (enfin pour elle, elle est à l'âge où toute personne de plus de trente
ans est un vieillard), coiffé d'un grand chapeau multicolore spécifique à sa fonction. Bardé
de coupelles et de gobelets en fer qui sont autant de mesures, le torse barré d'une courroie
qui soutient la grosse et lourde gourde de cuir remplie d'eau qu'il manie avec une adresse
telle que jamais une goutte d'eau ne fuite. L'homme sillonne plusieurs fois par jour les
ruelles du quartier dont il a la charge. Travail harassant que d'apporter l'eau fraîche au prix
de tant de sueur ! Quand il arrive devant Isabelle, il ne dit pas un mot, remplit la cruche de
terre, et prend sans lever les yeux, les quelques dinars qu'elle lui tend puis continue son
chemin, s’arrêtant à la demande d'un passant, jusqu’à la prochaine maison.

Pour Isabelle, ce séjour à Safi durera quatre ans. Le temps de voir naître Diane, de la voir
grandir sous les yeux émus de sa mère et le regard beaucoup mieux attendri de son frère
Dédé qui n'apprécie pas vraiment que ce petit être braillard tout de rose vêtu occupe tant
d'espace et requiert tant d'attention. Au fil des mois, la curiosité s'est émoussée et
l'extraordinaire de la découverte est devenu l'ordinaire du quotidien. Elle s'est habituée à la
chaleur torride de l'été ; à la fraîcheur et aux colères de cet océan, où, même à la belle
saison, il est difficile de se baigner. Elle ne sursaute plus aux prières du Muezzin tombées
du haut des minarets sur les dos ployés des fidèles. Elle tremble comme les autres en
espérant que le son lointain d'un vol de sauterelles ne se transforme pas en une pluie de

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misères et de désolation. Quatre ans passent au cœur de cette maison sans qu'elle ne
rencontre aucune fille de son âge, sans qu'elle ne puisse avoir une amie avec qui parler, rire,
se disputer. Elle n'est pas vraiment malheureuse, l'oncle Dominique et la tante Catherine
sont gentils avec elle, ils la traitent presque comme leurs propres enfants. Mais tous ces
jours sans école, petite main dans une maison qui n'est pas sienne, avec si peu de nouvelles
de sa mère et de ses sœurs, tous ces jours pèsent lourd et l'absence, peu à peu, s'installe en
souveraine. Pour Isabelle la nostalgique, il suffit de voir à la fin de l'été les figuiers de
Barbarie se couvrir de ces fruits flamboyants si délicats à cueillir pour que lui revienne en
mémoire la route des Sanguinaires bordé des mêmes cactus magnifiques noyés dans l'odeur
si puissante du maquis et les larmes aussitôt lui montent aux yeux. Alors quand un jour sa
tante lui annonce que cet été ils pourront se rendre en Corse car divers événements
familiaux se préparent et qu'on les a attendus pour les célébrer, Isabelle se met à croire que
le bon Dieu regarde enfin de son côté. Il faudra encore attendre trois mois pour embarquer
sur le grand transatlantique, trois mois à compter les jours comme un appelé compte les
jours avant la quille. Trois mois à se répéter qu'elle ne veut pas revenir ici et qu'elle tiendra
bon, quoiqu'il en coûte. Personne d'autre ne décidera de sa vie, jamais plus. Et chaque jour,
elle tente de s'en persuader davantage.

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Famille Guidicelli

Projeté avec violence dans un rôle de chef de famille pour lequel il n'était pas préparé,
Samuel Guidicelli s'y est finalement glissé avec facilité. Il n'avait pas eu le choix, certes,
mais, après deux petites années de recul, la chose lui est apparue presque évidente. Outre
les activités commerciales que son père avait menées avec un certain sérieux et qu'il tente
de faire prospérer comme il le peut, malgré le manque de goût qu'il a pour la chose
commerciale, Samuel a réussi là où son père avait échoué : prendre contact avec sa famille
de Chiatra. Pour la défense de Antoine-Marc, il faut bien avouer que sa mère n'opposa
aucune résistance quand Samuel lui a soumis son projet. Et pour cause. Depuis le décès de
son mari, Méla est plongée dans une sorte d'apathie permanente qui la rend pratiquement
insensible à tout ce qui l'entoure. Pour l'intendance, c'est Eugénie qui a pris les choses en
main, et même si la charge est lourde, elle ne s'en plaint pas. Enfin, pas toujours. Préparer
les repas et tenir la maison, ça elle le fait sans peine. Ce qui la contrarie le plus est le peu
d'intérêt que la signora Méla (qu'elle a toujours appelé comme ça même du temps de
Antoine-Marc), porte à ses deux plus jeunes enfants. Pour Samuel, Eugénie ne se fait pas de
souci, il a la tête solidement ancrée sur les épaules celui là, heureusement sinon les affaires
iraient à vau-l'eau, par contre pour les deux autres... Pour Catherine qui vient d'avoir dix-
sept ans avec une assurance de guerrière, Eugénie voit bien que ce virage vers la vie de
femme se prend sur les chapeaux de roue à la limite de la sortie de route. La jeune fille,
comme si c'était possible, a pris en beauté et encore plus en assurance et on voit bien que le
regard des hommes qui se pose sur elle l’intéresse bien plus que celui trop sévère de ses
professeurs. Eugénie se signe toujours en constatant cela en demandant à la Sainte Vierge
Marie de ne pas en faire autant avec la beauté mais plutôt de veiller un peu mieux sur sa
créature. Mais le ciel n'en fait qu'à sa tête et quelquefois c'est bien dommage ! Même si ce

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village est très cher à son cœur, il est évident que le cadre étroit de Zonza où sa famille est
beaucoup trop connue, ne suffira pas à satisfaire les ambitions de Catherine. Déjà elle
regarde ailleurs de plus en plus souvent et Eugénie la sent comme un jeune pur sang qui
frappe du sabot de plus en plus impatiemment. Or, tout le monde sait bien qu'à moins
d'avoir une poigne en acier trempé, personne ne peut brider trop longtemps ces fougueux
chevaux plus faits pour la liberté que pour le manège. Pour les humains , c'est pareil, enfin
c'est ce que pense Eugénie qui n'a jamais vu un pur sang arabe de sa vie mais qui en a
entendu parler par un de ses lointains parents parti en Algérie et qui... mais ça c'est une
toute autre histoire qui n'a pas sa place dans ce récit.

Pour le petit Paul, qui n'est plus si petit que ça puisqu'il va sur ses douze ans, c'est différent.
Le garçon est plutôt timide et réservé. Il ne dit rien de ses sentiments, même quand Eugénie
lui dit qu'il a sa petite mine triste et qu'il peut lui raconter si ça va pas. Il se contente de lui
sourire et même de la rassurer en lui répondant, que non, ça va, c'est juste l'école qui
l'ennuie un peu et elle fait semblant de le croire. Parfois, les jours où il n'a pas d'école, juste
après la sieste, il vient doucement jusque devant la chambre de sa mère, s'assied sur la
dernière marche des escaliers et écoute. Un bruit, une brève toux, le sommier qui grince un
peu et, parfois, le bruit feutré de pas sur le parquet. Alors il se lève rapidement, attend que
la porte s'ouvre et la regarde apparaître. Il ne voit pas les traits tirés, le teint trop pâle, la
silhouette amaigrie. Il ne voit que le sourire qu'elle lui adresse, sa main sur ses cheveux et
sa voix :

- Ça va mon petit Paul ?

Il répond par un oui énergique de la tête, parler lui serait difficile. Il n'aime pas cette boule
qui lui encombre la gorge. Elle le prend par la main, ils descendent lentement jusqu'à la
cuisine, pour Paul, c'est comme se promener dans un champ d'étoiles. Il entend vaguement
Méla qui demande à Eugénie :

- Tu fais un chocolat à petit Paul ?

- Tout de suite avec des canistrellis1, bien sûr.

Elle n'ose pas ajouter :

- Et pour vous signora Méla ?

1: canistrellis :biscuits secs à pâte sablée qui peuvent être aromatisés au citron, à l'orange,
au vin blanc, amandes etc...

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Elle connaît déjà la réponse. Qu'importe, elle apportera deux tasses et une pleine assiette de
biscuits. On ne sait jamais, parfois ça marche. Dans le salon aux volets presque clos, Méla
s'assied sur le canapé de velours grenat. Ce n'est pas son siège préféré, celui qu'elle préfère
est le fauteuil qui lui fait face. Mais Paul est là, il faut de la place. Comme d'habitude, elle
lui fait un petit signe en tapotant le coussin à côté du sien et le garçon se précipite. Il
s'installe le plus près possible, sent cette odeur de savon au miel qu'il aime tant et qu'il
reconnaîtrait entre mille, son bras effleure la soie noire de la robe, parfois la main de sa
mère prend la sienne et petit Paul pense que le paradis doit ressembler à ça.

Samuel, lui, est bien loin du paradis. À l'aube d'un beau matin de juin 1931 il s'apprête à
rendre cette visite importante qu'il prépare depuis un certain temps. Depuis quelques mois
déjà il entretient une correspondance suivie et affectueuse avec la vénérable Marie Valéani
de Chiatra et comme cette dernière a beaucoup insisté pour qu'il vienne lui rendre visite
avant qu'elle ne soit plus en état de le recevoir, il a fini par céder. Sa mère n'ayant pas
opposé la moindre résistance à ce rapprochement, il emprunte la longue route qui va
l'amener jusqu'au village de ses ancêtres. Pour lui, homme de l' Alta-Rocca, la Castaniccia
est une terre sauvage et humide perdue quelque part dans le lointain de l'île. Il connaît
vaguement l'histoire de cette famille maternelle dont ici on parle si peu. Même avant le
décès de son père, à l'époque où sa mère était encore présente au monde, jamais la question
n'avait été abordée. Il faut avouer qu'à l'époque il était un jeune homme insouciant occupé à
jouir de sa vie d'étudiant à Ajaccio et la complexité de la généalogie n'était certainement pas
sa priorité. Certes il en connaissait les grandes lignes, il savait d'où il venait, ça tout le
monde le savait, mais les détails ne l' intéressaient pas, le temps viendrait bien où il faudrait
le faire. Jamais il n'aurait pensé que ce temps viendrait aussi vite.

Il est quinze heures bien sonnées quand il gare sa voiture sur la place devant le café. Chiatra
est un curieux village qui s'étale sur deux collines parallèles avec, sur le replat de l 'entre-
deux, l'église, la mairie et le bar. Le fief des Visidary, si l'on peut dire, se situe dans la partie
la plus élevée et la plus ancienne du village. Celle où se dressent les hautes façades austères
des grandes maisons de granit et l'impressionnante tour génoise carrée à plusieurs étages si
différente de celles du littoral. Samuel emprunte la rue bien raide à flanc de montagne qui
mène à la demeure de Marie. Là, il s'arrête un instant sur le belvédère qui surplombe le
vide. Face à lui, l'immensité tout au bout plonge dans une mer de cobalt, plus rien n'est à
l'échelle humaine, la nature de tout est maîtresse absolue et Samuel soudain à l'impression
ne n'être plus qu'un point insignifiant dans la démesure du monde. Il faut la voix de Marie

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pour qu'enfin il reprenne conscience et se retourne.

- C'est beau ici, n'est-ce pas Samuel ?

Il s'avance vers la vieille dame qui l'observe en souriant malicieusement sur le pas de sa
porte. Elle est petite et fine, ses cheveux blancs coupés court sont comme une auréole
autour d'un visage que la vieillesse n'a pas vraiment abimé. Vêtue d'une belle robe à taille
basse de lin marron glacé, elle ne correspond pas à l'image qu'il se faisait d'une vieille fille
vivant isolée dans un village perdu en pleine montagne. Il tente de dissimuler sa surprise,
s'avance vers elle en lui tendant les mains :

- C'est magnifique, vous voulez dire ! Et surtout merci de me recevoir ma tante.

- C'est moi qui suis heureuse de ta visite mon petit, il y si longtemps que j'espérais cela.

Elle est émue, ne le dissimule pas. Ils sont face à face, les larmes au bord des yeux jusqu'à
ce qu'elle s'avance, se dresse sur la pointe des pieds et étreint le jeune homme qui la
dépasse d'une bonne tête, en murmurant :

- Comme la vie a été injuste avec ta famille, mon cher enfant ! Que de misères elle vous a
envoyées.

Et ils restent là, enlacés, plus rien ne peut empêcher les larmes de couler.

Mais le temps n'est pas qu'à l'émotion, Marie a planifié le bref séjour de son jeune parent
comme une véritable visite de chef d'état. À peine a-t-il pu déposer son bagage dans sa
chambre au premier étage ; à peine a-t-il pu se rafraîchir dans le cabinet de toilette
attenant ; à peine a-t-il pu jeter un œil sur le panorama spectaculaire qu'offrent les deux
fenêtres en prise directe sur la démesure ; à peine a-t-il été saisi par une discrète mais
entêtante odeur de lavande, qu'il entend une main frapper contre sa porte et une voix
inconnue qui lui demande de descendre au salon. Là l'attend un véritable comité d’accueil
autour d'une table basse couverte d'une fine nappe de dentelle, d'un plateau avec tasses,
petits verres, bouteilles de vin du Cap et autres friandises. À son entrée, les deux hommes
présents se lèvent, sourire aux lèvres et soutane un peu négligée pour l'un d'eux. Marie qui
n'a pas bougé de son siège, fait les présentations :

- Samuel voici, notre maire et notre curé. Et voici mon neveu par alliance, Samuel
Guidicelli qui a fait la longue route depuis Zonza pour faire notre connaissance.

Le ton un brin trop sérieux surprend Samuel, mais il se prête au jeu, serre les mains qu'on
lui tend accompagné d'une brève inclinaison de tête et d'un cérémonieux : Très honoré, puis

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tous trois s'assoient dans un ensemble parfait qui fait plaisir à voir.

Tandis que Santa, la gouvernante, apporte une cafetière fumante dont le délicieux parfum
inonde aussitôt la pièce et qu'elle sert chacun sans leur demander leur avis tant il est évident
qu'un tel nectar se passe d'approbation. Après dégustation c'est le curé qui entame la
discussion. Viennent les condoléances d'usage pour le décès de Antoine-Marc, que Dieu le
garde dans sa sainte grâce, il évoque avec une émouvante conviction la piété bien connue
des familles Visidary et Valéani qui ont donné tant de leurs garçons à l'église. Il passe
pudiquement sous silence le plus célèbre de ces serviteurs, en l’occurrence l'abbé Félix
Visidary qui en 1806, déclarait à l'état civil de Chiatra la naissance de son fils naturel
Pierre-Paul avec une certaine Joséphine, fileuse de son état. Bien que l’événement soit très
ancien, ici personne n'ignore cette croustillante histoire inscrite noir sur blanc dans les
registres de la mairie. Mais l'heure n'est pas à la gaudriole, le prêtre se contente de préciser
combien ces nobles familles ont été et sont encore si généreuses envers l'église. Une telle
dévotion ne saurait se perdre. Mains jointes sur sa poitrine, tête modestement inclinée, les
yeux mi-clos, il se tait. Le silence qui suit sent si fort l'eau bénite que Marie se retient de se
signer mais Samuel ne saisit pas la main pourtant si lourdement tendue. Il se contente d'un
hochement de tête vaguement approbateur et c'est tout. Pressentant que l'affaire risque de
s'enliser, Marie intervient en invitant ses hôtes à goûter ce qu'il y a sur la table et l'ambiance
soudain devient de lait et de miel. On s'extasie, on dit que c'est trop comme d'habitude, on
se sert, on déguste. Puis, un nouveau café avalé et les biscuits digérés, c'est le maire qui part
à l'assaut et, se tournant vers Samuel :

- Je suis vraiment très heureux et très honoré de faire enfin votre connaissance. Madame
Valéani nous a si souvent parlé de vous ! Je suis désolé pour le drame qui a touché votre
famille mais vous voilà maintenant chef de famille et c'est une tâche bien lourde pour un
jeune homme tel que vous.

Il se tait un court instant. Le temps qu'il faut pour que le respect soit correctement marqué
et que les verres soient remplis de ce délicieux vin Mattei si cher au cœur des Corses, divin
élixir dans lequel l'abbé trempe religieusement son canistrelli avant de le savourer tout aussi
dévotement. Et tous l’imitent. Après cet intermède gastronomique, le maire reprend :

- Il y a ici beaucoup de biens qui appartiennent à votre famille, terrains et habitations dont
les casonu 1, ces si belles maisons qui font la beauté et la fierté de notre village. Beaucoup
1: casonu : grande maison bourgeoise à deux où trois étages qui souvent on été divisées en
appartement mis en location après les difficultés financières du propriétaire.

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de ces casonu sont occupés maintenant par vos locataires, et malheureusement certaines
de ces si belles bâtisses ont vieilli et elles auraient besoin d'un peu d'entretien, c'est
tellement dommage de voir s’abîmer un tel patrimoine qui doit tellement vous tenir à
cœur! Si vous le permettez et si vous avez le temps bien sûr, je suis à votre entière
disposition pour vous les montrer demain, vous verrez comme tout ça mérite votre
attention, votre soutien et notre respect.

Samuel acquiesce en se demandant tout de même s'il n'est pas tombé dans une sorte de
guet-apens. Le voilà plongé sans bouée au cœur même d'une nouvelle histoire familiale
dont il ignorait presque tout avant ce jour et dont il se trouve soudain le porte drapeau et le
général en chef. Pour se laisser le temps de se remettre, il saisit à son tour le verre de vin, le
reste de la compagnie en est déjà à son deuxième, goutte le breuvage, acquiesce d'un franc
sourire, fait trempette avec le biscuit et déguste dans le silence respectueux que requiert un
tel cérémonial. En gentlemen, il évite de dire qu'il connaît depuis longtemps ce vin et les
canestrellis et qu'il n'aime pas l'alcool. Il se contente d'un nouveau sourire auquel répond
celui, plein de fierté, de ses acolytes.

Puis la discussion reprend et dévie rapidement sur l'un des sujets favoris en Corse, à savoir
la généalogie qui fait défiler en rangs serrés un nombre incalculable de personnes qui se
croisent, se marient, se multiplient, grimpent ou descendent avec une vitesse vertigineuse
les branches entremêlées des arbres familiaux ; citant comme s'ils étaient présents, les
prénoms souvent identiques ce qui complexifie encore plus la compréhension de
l'ensemble, jonglent avec les lieux, les dates, les décennies et les siècles si bien que le
profane se trouve très vite perdu dans ce dédale kafkaïen auquel il ne comprend
absolument rien.

Fort heureusement l'heure de la célébration des Vêpres approche, l'abbé se lève


immédiatement suivi par le maire qui ne veut pas abuser de l'hospitalité. Tous deux
remercient Marie, félicitent Samuel et, pratiquement manu-militari, le maire donne rendez-
vous pour une visite du village demain à neuf heures. Lorsque enfin seuls, Marie aborde
l’éventuelle rencontre avec le notaire de la famille qui connaît bien...Samuel l'interrompt
aimablement mais avec une assurance qu'on ne contrarie pas :

- Merci beaucoup ma chère tante et je vous suis très reconnaissant pour l'attention que vous
portez à ma famille et à nos affaires. Mais je crois que pour une première visite c'est assez.

Le ton s'est durci sur cette dernière phrase, le jeune homme reprend sur un ton plus affable

156
mais tout aussi décidé :

- Comme vous le savez, il me faut consulter ma mère, lui rendre compte de notre rencontre,
lui résumer ce que nous avons dit et fait car c'est elle la propriétaire et non moi et, quel que
soit son état de santé, c'est à elle de décider ce qu'elle veut faire. Rien ne pourra se faire
avant cela.

Marie ne peut qu'approuver et s'excuser de son impatience. À trop vouloir brusquer un


équipage le cheval risque de crever, la vieille dame le sait très bien et ce n'est certainement
pas ce qu'elle veut. Samuel comprend, bien sûr qu'il comprend.

Vers vingt et une heures, quand la soupe paysanne qui a embaumé la pièce a copieusement
empli l'estomac, Marie propose qu'ils aillent s'asseoir sur le belvédère devant la maison.
Dans ces soirées de juin qui semblent ne jamais finir, le vent venu de la mer n'est plus qu'un
souffle. Dans le ciel immense se disputent les derniers flamboiements d'un soleil de feu qui
s'incline vers les montagnes et la lueur des premières étoiles déjà scintille doucement. De
l'obscurité qui lentement monte de la vallée s'échappent les senteurs enfiévrées et les cris
stridents du petit peuple de la nuit.

Ils sont là tous les deux, silencieux comme on l'est devant cette beauté souveraine qui abolit
tout le reste. Puis doucement la main de Marie se pose sur celle de Samuel, la serre un peu :

- La vie est bien lourde à porter parfois mais quand elle pèse trop, pense à ceux qui t'aiment,
qu'ils soient morts ou vivants, ici ou ailleurs. Pense à des soirs comme celui-ci, à cette paix,
à cette beauté dont tu fais partie. Et espère toujours, espère à jamais.

157
Famille Paoletti

La jeune fille qui débarque à Ajaccio en ce petit matin d'été 1933 n'a plus grand chose à
voir avec l 'adolescente apeurée qui quittait son île pour la première fois. Malgré un jour de
retard dû à une traversée dantesque où, dans un détroit de Gibraltar balayé par des vents en
furie, les grandes vagues d'un océan Atlantique en colère se sont heurtées avec une violence
inouïe au déchaînement d'une mer Méditerranée enragée; malgré les voyageurs épuisés qui
se vidaient sans retenue croyant leur dernière heure arrivée, Isabelle apparaît pâle mais
souriante en haut de la passerelle, son bagage d'une main, un Dédé hagard de l'autre. L'ont
précédée l'oncle Dominique, livide, dos courbé, une valise dans chaque main, puis tante
Catherine qu'on reconnaît à peine tenant dans ses bras sa fille Diane, quatre ans, dont la tête
ballotte mollement contre l'épaule de sa mère. Épuisées l'une comme l'autre : la mère, de
peur et de mal de mer ; l'enfant de s'être époumonée pendant presque toute la traversée.
Marie-Antoinette et Ange, qui les attendent, regardent incrédules ces passagers hébétés qui
trébuchent sur la passerelle et s'immobilisent, une fois arrivés, désorientés et tremblants sur
un sol qui ne cesse pas de tanguer. Il faut les bras rassurants de la parentèle pour qu'ils
retrouvent leurs esprits et comprennent qu'ils ont enfin quitté l'enfer. Quand c'est le tour de
la famille Casanova et d'Isabelle de rejoindre leurs parents, après les embrassades qu'on
abrège vu l'état des voyageurs et ce discret mais très entêtant relent de vomi qu'ils dégagent,
Ange qui a toujours eu un côté grand seigneur, invite tout le monde à se reposer un peu au
Café du Port. On ne va tout de même pas partir tout de suite à Olivèse dans cet état, ce n'est
pas possible, il faut se reprendre un peu. Marie-Antoinette émet un timide refus, elles ne
partent pas au village Isabelle et elle, elles n'ont pas besoin de repos et le café, elles peuvent
le prendre à la maison. Refus balayé d'un revers de main par un Ange impérial qui, après
avoir demandé au porteur de déposer les bagages à la consigne, entraîne toute la compagnie

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encore vacillante vers le bistrot. Le vent qui renâcle encore à se calmer, balaie la ville à
grands coups secs. Le ciel, briqué à neuf, est d'un bleu vibrant de vitrail ; l'air est de cristal,
si pur que l'on pourrait presque toucher du doigt des montagnes lointaines et la baie n'est
qu'un champ d'écume qui vient s'écraser à regret à l'entrée du port. Attablée à la terrasse, au
milieu du brouhaha de la ville, Catherine regarde d'un œil vide la grande tasse de café au
lait qu'on vient de déposer devant elle et qu'elle n'est pas sûre de pouvoir avaler tant son
estomac se révolte toujours tandis que Dominique, pressé par Ange, raconte sobrement les
affres de la traversée. Isabelle, elle, n'écoute pas, Isabelle, regarde. Peu lui importe la
tempête, le bateau et le reste, c'est terminé tout ça, elle est revenue, il n'y a plus que ça qui
compte. Elle sent battre le cœur de la ville dans le sien. Elle entend ces voix, ces mots dits
dans cette belle langue corse, sa langue qui lui fait monter les larmes aux yeux aussitôt
qu'elle l'entend. Cette langue qui n'était parlée que dans le cadre étroit de la famille, là-bas
dans la maison de Safi, et qui maintenant jaillit de partout, de leurs voisins de table, les
gens qui passent, se croisent, et s'interpellent. Elle voit les palmiers de la place, les grands
immeubles qui bordent le port, les étals du marché que l'on est en train de monter dans un
grand désordre de planches, de tréteaux, de bâches et de paniers ; les voiles roulées des
barques des pêcheurs que le vent fait tanguer ; elle est revenue. Elle boit lentement son café
au lait, pense à ses sœurs, à Pierrette, vont-elles se reconnaître ? Quatre ans c'est si long à
cet âge. Et puis il y a Jérôme et son École Normale, mais ça, elle y pensera plus tard. Quand
Ange lance : Et bien, on peut se mettre en route non ? Elle sort de sa rêverie et se lève avec
les autres. L'estomac qui remonte jusqu'aux lèvres, le sol qui tangue sévèrement, est-elle
vraiment descendue du navire ? Elle regarde tante Catherine, encore très pâle, qui sourit
difficilement, la petite Diane endormie dans ses bras, l'oncle Dominique, les traits encore
tirés mais droit comme un i et Dédé, toujours instable sur ses jambes, qui vient vers elle,
l'entoure de ses bras, pose sa tête contre la poitrine de sa cousine et murmure rien que pour
eux deux :

- Tu vas monter me voir au village, hein?

Isabelle se penche, caresse doucement les cheveux de l'enfant :

- Bien sûr, dès qu'on monte à Olivèse, c'est promis.

Il lève les yeux :

- Promis juré ?

- Promis juré !

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La voiture d'Ange vient de se garer le long du trottoir. L'heure du repos est passée, à présent
il s'impatiente, klaxonne, il faut faire vite, aller récupérer les bagages à la consigne, et
prendre la route. C'est qu'on n'est pas rendu. Derniers signes de la main par la portière et,
quand la voiture s'éloigne, Marie-Antoinette et Isabelle ont déjà emprunté la ruelle étroite
qui monte vers la rue Fesch. Il y a peu de mots entre elles pendant le court trajet du port à la
maison. Juste dire ce qui compte ici, cette pièce supplémentaire que Marie-Antoinette a pu
louer, celle à côté de la leur, séparée par une porte si fine qu'on entendait tout ce qui s'y
passait derrière, d'un côté comme de l'autre, une sacrée aubaine d'autant que Jérôme a
besoin de calme pour travailler maintenant qu'il est aux études. Tout le monde est en bonne
santé, qu'ajouter d'autre ? Marie-Antoinette regarde sa fille, elle aussi est en bonne santé, ça
se voit pourquoi demander plus. Pourtant juste avant d'arriver à la maison, elle s'arrête, se
tourne vers Isabelle, demande :

- Tu étais bien chez Catherine ?

Bien sûr qu'elle était bien, la photo de famille prise chez le photographe de Safi que
Catherine a envoyée l'année dernière le montre non ? Bien nourrie, bien vêtue, vivant dans
une maison confortable, son oncle et sa tante ont été très gentils avec elle, elle était bien,
c'est sûr. Elle ne dira rien d'autre, sa mère ne la questionnera pas plus longtemps, d'ailleurs
on est arrivé. Entre elles, plus jamais il ne sera question de Safi. Jamais ne sera évoquée
cette blessure béante, ce sentiment d'avoir été celle dont on se débarrasse, privée de l'amour
des siens, privée d'école, privée de Corse. Mais Isabelle peut taire ces choses là car elle sait
déjà que personne n'écoute vraiment ce qui lui est étranger et qu'il est inutile de questionner
quand on sait d'avance qu'aucune réponse ne viendra. Avait-elle conscience, à cette époque,
qu'elle possédait une aptitude rare : celle de savoir instinctivement se protéger, de tenir à
distance les atteintes qui pourraient lui nuire, de passer outre les contraintes trop pesantes
afin de poursuivre sa route, aussi difficile soit-elle ... et ne jamais rien oublier. Peut-être pas,
pas encore. Elle était alors une jeune fille de son époque, époque où les enfants, quel que
soit leur âge, ne posaient pas de questions et subissaient en silence la loi de leurs parents.
Qu'importe les raisons de leurs choix, de toute façon il ne viendrait à l'idée de personne de
demander la moindre explication et encore moins de s'opposer aux diktats parentaux.

Pour l'heure Marie-Antoinette vient de pousser la porte étroite de l'immeuble. Elle s'apprête
à franchir le seuil quand les deux femmes entendent dans l'escalier pentu comme une
échelle, une cavalcade effrénée et la voix aiguë de Pierrette crier : A me suredda c'est toi !
Le cœur d'Isabelle gonfle à éclater et plus rien d'autre n 'existe. Marie-Antoinette a beau

160
dire qu'il faut arrêter de crier comme ça, qu'on va être la risée des voisins, c'est un boulet de
canon qui déboule pour atterrir directement dans les bras de sa sœur, clouant sur place les
deux arrivantes.

Ce n'est qu'au retour des vacances à Olivèse, après les heures passées à renouer les liens
avec ses amies et cousines que la distance et le peu de nouvelles échangées ont un peu
distendus ; après leur avoir raconté avec un sens de la caricature et un humour
incomparables, Isabelle est une conteuse hors pair, toutes les surprises et les secrets de cette
vie dans un Maroc lointain et mystérieux qu'elle décrit avec la minutie d'une ethnologue ;
après avoir passé des longues soirées d'été assise dans le jardin à côté de son grand père
Joseph, silencieux, à regarder avec un émerveillement commun cet éternel soleil glisser
lentement derrière la ligne bleue des montagnes en se demandant « et si demain il ne
revenait plus? », savoir que cette question est ridicule mais se la poser quand même ; après
avoir bu à même la louche sortie du seau, le lait des chèvres que Xavière est en train de
traire; après avoir marché seule et respiré à plein poumon les puissantes senteurs de cette
nature sauvage qui ne se livre qu'à ses fidèles ; après avoir fait bien des passighjatti1 en
groupe serré de filles et de constater que les garçons boutonneux d'hier sont devenus de
sacrés beaux gosses dont certains lui plaisent beaucoup.

Donc, après tout cela et plus encore qu'il serait trop long de raconter, le jour du retour à
Ajaccio est arrivé et, une fois de plus, la vie d'Isabelle a changé.

1: passighjatti : agréable promenade rituelle qui se pratique encore dans presque tout le
bassin méditerranéen. Elle est aussi appelée « le 5 à 7 » puisqu'elle s' effectue de 17h à
19h dans la rue principale. À l'époque ces allers-retours permettaient surtout aux jeunes de
pouvoir se rencontrer, tout du moins de se croiser, et d'échanger des signes d'amitié et
même plus si affinités !

161
Famille Guidicelli

Samuel s'est rendu à l'évidence, la vie à Zonza est de plus en plus difficile. La route qui
grimpe difficilement jusqu'à ce village de montagne est longue, parfois longtemps coupée
lorsque la neige isole du monde le haut pays de l' Alta-Rocca. Si l'air des Aiguilles de
Bavella est peut-être bon pour les poumons fatigués, l’accès aux soins que nécessite une
santé fragile est, lui, particulièrement compliqué. Et puis il y a surtout ce grand vide qui
ressemble de plus en plus à l'antichambre d'un tombeau. Méla n'a plus goût à grand chose et
vit comme une somnambule dans ce lieu hanté par des souvenirs qui empoisonnent son
existence. Catherine a déserté depuis un certain temps et Paul, qui s'ennuie à mourir, la
supplie de l'amener avec elle n'importe où mais ailleurs. Ce sont toutes ces raisons qui
poussent Samuel à prendre une décision radicale: quitter Zonza pour aller s'installer dans la
maison familiale de Saint-Lucie de Porto-Vecchio où vit déjà le frère de son père, Vincent
et sa famille. La maison est grande, deux étages, chaque famille aura le sien, Vincent au
premier, Méla et ses enfants au second, Sainte-Lucie n'est qu'à quinze kilomètres de Porto-
Vecchio où se trouve le médecin qui les suit, sa mère et lui. La route nationale qui relie
Bonifacio à Bastia passe devant leur porte, les déplacements seront faciles et la vie
également. Alors on va plier bagages et chacun y trouvera son compte. Chacun mis à part
peut-être Méla qui ne dit rien et personne ne sait si elle subit ou non cette nouvelle
situation. Juste un : « Si tu penses que c'est mieux mon fils », quand Samuel lui a parlé du
projet ; comme elle avait répondu : « Dis moi mon fils », quand il avait insisté pour lui
raconter la visite à Chiatra. Elle l'avait écouté patiemment, avait un peu souri à l'évocation
de la rencontre avec le maire et le curé, avait approuvé d'un mouvement de tête la remise à
plus tard d'un rendez-vous précipité avec le notaire. Elle l'avait alors écouté avec attention,
ne l'interrompant jamais, puis avait serré la main de son fils, l'avait longuement regardé et

162
avait murmuré : « Tu es un bon fils Samuel, ton père serait très fier de toi et de tout ce que
tu fais pour nous tous, si tu n'étais pas là »... Elle s'était arrêtée, la gorge serrée. Ils étaient
assis côte à côte sur le petit canapé du salon. Il voyait ce beau visage que les vêtements de
deuil rendaient encore plus pâle, les deux rides qui se creusaient autour de sa bouche si
triste, une frêle silhouette qui gardait malgré tout cette noblesse naturelle qui forçait le
respect. Il savait les luttes féroces qu'elle menait à sa façon, dans la dignité et le silence, en
équilibre instable entre l'abandon et une acceptation qui tardait à venir. Elle était là, si
fragile, le regard embué, il avait baissé la tête un instant pour tenter de maîtriser la peur et
l'angoisse qui soudain l'avaient saisi, puis, d'un geste spontané dont il n'avait pas l'habitude
il avait passé son bras autour des épaules de Méla, l'avait doucement attirée contre lui, elle
l'avait laissé faire, avait posé sa tête un instant sur l'épaule de son fils qui lui disait : « Je
serai toujours là pour vous, mère, toujours quoi qu'il puisse arriver. ».

Et aujourd'hui il est là, à son côté, dans la voiture chargée de bagages qui descend vers la
mer. Il conduit les yeux fixés sur les virages, elle regarde défiler cette route qu'elle connaît
par cœur, laissant derrière elle une partie de son passé qui ne l'est pas encore vraiment. À
l'arrière Paul sourit aux anges.

À Sainte-Lucie- de Porto-Vecchio la vie s'organise et la cohabitation des deux familles se


passe plutôt bien. Une coexistence respectueuse de la vie de chacun mais d'où n'est pas
absente l'attention affectueuse qui lie les deux familles. Pour Méla c'est la vie qui reprend
peu à peu des couleurs et un brin d'espérance qui commence à briller. Et puis voilà qu'un
jour semblable aux précédents, un jour ordinaire, on se rend compte d'un seul coup que les
enfants ne le sont plus. Catherine, qui vient d'entrer en majesté dans sa dix-neuvième année,
annonce un beau matin, à l'heure du petit déjeuner, que le jeune homme si charmant qu'elle
fréquente depuis quelques temps...

- Comment ça, un jeune homme que tu fréquentes et depuis quand? la coupe brusquement
Samuel.

Mais il en faut bien plus pour intimider Catherine qui continue comme si de rien n'était :

- Il est de Bonifacio, d'une bonne famille, c'est un garçon sérieux, il me plaît beaucoup et
m'aime plus que tout et il m'a demandé en mariage.

À ce moment de l'annonce, elle ne juge pas bon de préciser qu'elle a accepté cette demande.
Du moins sur le principe car elle et l'heureux élu savent bien qu'il faudra obtenir l'accord de
Samuel mais Catherine efface cela d'un revers de main, ce n'est pas ce détail qui va

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l'empêcher de convoler en justes noces. Autour de la table un bataillon serré d'anges
circonspects passe et repasse silencieusement jusqu'à ce que Méla lance de sa voix douce :

- Dis nous en un peu plus sur ce jeune homme ma chérie.

Samuel veut intervenir, mais sa mère l'en empêche :

- Laissons la parler Samuel, c'est une chose importante une demande en mariage, ce n'est
pas une décision à prendre sur un coup de tête. Alors dis-nous Catherine, qui est ce jeune
homme et pourquoi tu penses vouloir l'épouser.

Si une telle ouverture d'esprit peut étonner dans cette société corsetée d'interdits et de
devoirs, c'est que Méla parle d’expérience et pas de la meilleure. Pour mémoire, il faut
rappeler qu'afin de garantir la pérennité des biens de chaque famille, on l'a mariée à son
cousin germain, jeune homme original et peu porté sur le devoir conjugal. Cette
cohabitation pudique qui ne vit jamais ( et pour cause!) l'arrivée d'un héritier dura quatre
ans à la suite de quoi la belle Méla tomba dans les bras du beau et fougueux Antoine-Marc
déclenchant ainsi un scandale et s'attirant l'opprobre. Voilà pourquoi, dans ce moment
important où la vie de sa fille s'apprête à devenir une vie de femme et de femme heureuse si
possible, Méla pense qu'avant de sévir et d'imposer, il est préférable d'écouter et de
réfléchir. Surtout avec quelqu'un de la trempe de Catherine ! Tout à fait à son aise, sans la
moindre trace d'hésitation et encore moins de culpabilité, la jeune fille présente son futur
époux avec une assurance qui ne supporte aucune objection : c'est un fils d'une très bonne
famille fortunée, Bonifaciens depuis plusieurs générations, ayant fini ses études sur le
continent (elle ne précise pas de quelles études il s'agit) et donc fin prêt à entrer dans sa vie
d'homme, de mari et de père avec la femme qu'il a choisie et qu'il vénère : elle. Ils se
fréquentent depuis quelques mois...

- Depuis combien de temps tu nous caches tout ça? l'interrompt brusquement Samuel.

Elle ne se démonte pas :

- Quelques mois et je ne cache rien puisque je vous en parle. Et puis je ne vois pas où il y
aurait un problème. C'est un bon parti et on s'aime voilà tout.

Dire que l'affaire s'est réglée rapidement serait mentir, mais elle s'est réglée quand même et
c'est une Catherine rayonnante de bonheur et de beauté que quelques mois plus tard son
frère mena à l'autel d'une église de Zonza étouffant sous le parfum capiteux des grands lys
blancs et les regards curieux et critiques des paroissiens et des autres.

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Pour Paul, l'installation à Sainte-Lucie-de-Porto-Vecchio lui permet enfin de trouver sa
voie. Ou plus précisément, d'essayer d'en trouver une. À quinze ans, le garçon n'est pas
vraiment porté sur les études. Il est aimable, séduisant, beau garçon, plus attiré par les
plaisirs d'une vie facile que par la rigueur d'une existence studieuse. Il n'est pas du genre à
affronter des difficultés, il n'a rien d'un meneur d'hommes et, en cadet protégé depuis
toujours, il préfère laisser sa mère, son frère et sa sœur prendre des décisions à sa place.
Mais voilà, il y a bien un moment où on doit savoir quel chemin il faut prendre. À force de
réfléchir il a fini par se dire que si il y a une chose qui lui plaît, ce sont les beaux habits,
mais vraiment les très beaux habits. Comme ceux que portaient sa mère avant qu'elle ne
s'engloutisse dans ses vêtements de veuve ; comme ceux qu'il a vu sur les grands portraits
et photographies de ses familles maternelles où chaque femme croule sous les dentelles, la
soie, les chapeaux et les bijoux à côté d'hommes sanglés dans des habits à la coupe si
parfaite qu'on les croirait taillés sur eux. Il sait très bien que cette époque est définitivement
terminée, il n'en ressent aucune amertume, il est comme ça Paul, quand c'est fini, c'est fini,
pourquoi se retourner sur le passé, l'avenir est devant, c'est tout et c'est bien. Donc, pour en
revenir aux habits, l'adolescent se dit que ce serait bien de savoir comment on les fabrique.
Choisir des étoffes, choisir des modèles pour en faire quelque chose de beau et d'unique,
c'est bien ça non ? Il y a à Porto-Vecchio un tailleur de renom, enfin pour Porto-Vecchio et
sa région et jusqu'à Bonifacio c'est dire, devant lequel s'arrête quelquefois Paul et un jour
l'audace le prend. Il entre d'un pas mal assuré dans la boutique : « À l'homme chic ».
L'homme courbé sur la longue table de noyer où s'étale un costume en pièces détachées,
relève la tête, regarde le jeune homme timide qui est devant lui, mais ne dit rien. Au bout
d'un temps qui paraît être une éternité pour Paul, il se décide :

- Bonjour monsieur, est-ce que vous cherchez un apprenti ?

L'homme détaille ce curieux garçon si bien élevé, si bien mis et qui ressemble si peu aux
petits paysans presque illettrés qui viennent parfois faire la petite main et le ménage dans
son atelier. Il ne comprend pas vraiment ce qu'il fait là, planté au beau milieu de son
magasin, il finit par demander :

- Vous savez coudre ?

- Non mais je ne demande qu'à apprendre.

Monsieur Bogi, c'est le nom du tailleur, ne réalise qu'après qu'il a vouvoyé un gamin de
quinze ans qui vient lui demander du travail, c'est bien la première fois que ça lui arrive.

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- Il faut que je réfléchisse et, si ça m’intéresse, que j'en parle à...

Il s'interrompt, il ne sait plus s'il faut dire vos ou tes parents, il finit par bafouiller :

- aux parents.

Deux jours plus tard, quand monsieur Bogi voit entrer un impressionnant Samuel tiré à
quatre épingles suivi d'un Paul retenant à grand peine un sourire triomphant, il se dit que la
bonne fortune n'est peut-être pas vraiment de son côté et que l'affaire ne va pas être simple.
Car, quand il a compris de quelle famille le jeune homme sympathique était issu, il a fermé
sa boutique, puis, abimé dans une réflexion profonde qui l'a privé de la plus élémentaire
logique, il a détaché d'un geste machinal le bracelet porte-épingles de son poignet, a rangé
sans aucune raison précise ses grands ciseaux de tailleur dans le tiroir, s'est assis sur son
haut tabouret de travail, a mis ses deux coudes sur la table, posé sa tête entre ses mains et
dit tout haut :

- O la me sorti1 ! Je suis dans de beaux draps !

Car comme tout le monde ici, il connaît l'histoire, grandeur et presque décadence comprise
des familles Muzy, Visidary et associés. Et quand on sait combien le poids de la famille est
important dans la société corse, il ne faut pas s'étonner des états d'âme du tailleur. En
principe il habille ces personnes, enfin quand ils ne se fournissent pas dans des maisons de
renom du continent, bref, en principe, il travaille pour eux et pas le contraire. Donc le jeune
Paul ici présent, digne héritier de sa prestigieuse lignée, qui sollicite un modeste
apprentissage, c'est franchement le monde à l'envers. Cette situation a plongé le pauvre
homme dans un abîme de perplexité et c'est avec une appréhension certaine qu'il regarde les
deux hommes qui lui font face. Fort heureusement Samuel sait mettre les choses à leur
place. D'une voix agréable teintée tout de même d'un brin d'autorité bien marquée, il
annonce :

- Mon jeune frère Paul dit qu'il a du goût pour la couture et pense avoir des dispositions
pour ça. Je vous le confie monsieur Bogi, voyez ce qu'il en est.

Emballé, pesé, bref et concis, affaire réglée.

Et voilà comment petit Paul est devenu grand.

1: O la me sorti : expression populaire très souvent utilisée et qui peut être traduite par: O
pauvre de moi !

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Famille Paoletti

Ajaccio ! Ajaccio la belle, façades ocres, toits de tuiles romaines, blottie entre la mer et le
roc ; Ajaccio la vivante, quand les rues et les places de la ville s'animent de la vie des
hommes ; Ajaccio l'assoupie, aux heures creuses de l’après-midi, quand chacun sommeille
dans la lumière qui tombe en lames des volets à claire-voie ; Ajaccio l'impériale, qui chérit
à jamais son empereur qui n'a pourtant pas fait grand chose pour elle.

Ajaccio qu'Isabelle aime comme personne, pour cette beauté et cette douceur de vivre qui
lui ont tant manqué et qui sont ses indispensables compagnes, mais aussi pour cette liberté
qu'offre la ville même si... Mais qu'importe les « même si », Isabelle aime sa ville, voilà et
c'est l'essentiel. Pourtant lorsque la famille revient d' Olivèse à la fin de l'été 1933 ce n'est
pas tout à fait une Byzance ajaccienne que la jeune fille va retrouver. Pour le minuscule
appartement de la rue Fesch, quatre adultes qui cohabitent, ça fait beaucoup. Jérôme,
boursier et normalien, travaillant comme un forçat et ayant besoin de calme pour mener à
bien son ambitieux et périlleux chantier estudiantin, s'est installé dans une des deux
chambres ; ses trois sœurs et sa mère se partageant l'autre, un gynécée pas toujours
tranquille comme le sont tous les gynécées. Et qu'importe si Marie-Diane et Pierrine, toutes
deux au Cours Complémentaire, se disputent la table pour faire leurs devoirs, l'important
est qu'elles le fassent en silence, ce qui n'est pas toujours le cas et ça agace beaucoup leur
frère, mais c'est la vie. Du moins la leur. Et Isabelle dans tout ça ? Isabelle va travailler, un
salaire, aussi modeste soit-il, ne sera pas de trop. Elle a dix-huit ans, un intérêt affirmé pour
la lecture et un goût certain, mais non reconnu, pour la mode et la couture. Alors que faire
de cette jeune fille arrivée tout droit d'un Maroc mal connu où, à part l'observation attentive
des us et coutumes locaux, l'apprentissage de la bonne tenue d'une maison et l'expérience de
l'élevage d'enfants en bas âge, elle n'a rien appris d'autre. Mais l'obstinée et si courageuse
Marie-Antoinette a, une fois de plus, trouvé la solution. Par madame Fornacci pour qui elle

167
fait du repassage, elle a su que son mari, monsieur Fornacci, propriétaire du plus grand
magasin du cours Napoléon, magasin tout à la fois librairie, papeterie et bien d'autres
articles qui ont plus à voir avec le monde domestique qu'avec celui de l'école, monsieur
Fornacci, donc, va peut-être chercher du personnel pour la rentrée scolaire, période où le
travail ne manque pas. Bravant son aversion à livrer à qui que ce soit le moindre indice sur
sa vie privée, Marie-Antoinette a tout de même osé parler de sa fille aînée, arrivée des
colonies il y a peu et tout à fait en âge de travailler. Il n'en fallut pas d'avantage pour que
madame Fornacci qui connaît depuis longtemps la famille Paoletti comprenne la demande
non formulée. Si Marie-Antoinette le permet, elle peut en toucher deux mots à son mari,
elle ne promet rien bien sûr, les affaires de son mari ne la regardent pas mais quand même...
Et voilà comment Marie-Antoinette, vêtue de neuf, s'est retrouvée dans le grand magasin
Fornacci faisant l'article face à un patron assez pressé : Isabelle est une fille sérieuse qui
aime beaucoup les livres et le contact avec les gens, bref elle ferait une excellente vendeuse
et, au, passage, combien ça paye ? Il y a beaucoup de travail avant la rentrée scolaire,
faudra qu'elle embauche fin août pour qu'elle comprenne un peu comment fonctionne la
boutique. Combien ça paye ? Seule Marie-Antoinette le saura. C'est réglé, Isabelle sera là et
elle fera l'affaire, c'est certain.

C'est certain, c'est vite dit, disons plutôt que faire ça ou peigner la girafe, après tout
pourquoi pas. Vaut mieux une librairie qu'un autre commerce, même si la maison Fornacci
est aussi un autre commerce mais elle préfère ne pas y penser. Bien sûr Isabelle aurait
préféré quelque chose dans la couture mais les livres, après tout, c'est bien aussi. Et puis
rapporter un peu d'argent à la maison ça lui plaît et tant pis si elle n'en voit pas la couleur,
c'est normal. Après tout sa mère subvient depuis toujours à leurs besoins, c'est à son tour de
participer. Ce qui la satisfait encore plus c'est qu'elle a le sentiment de faire son premier pas
vers la si espérée, la si désirée : Indépendance. Timide premier pas, un brin contraint et
forcé, certes, mais elle est la seule à l'avoir franchi et ce statut particulier au sein de sa
famille flatte un peu son ego. Et Dieu qu'elle en a besoin, car, dans un coin bien caché de
son cœur, elle ne peut s'empêcher de penser qu'elle n'a pas coûté grand chose à sa famille
pendant toutes ces années d'exil à Safi qu'elle a vécues et vit encore comme une terrible
injustice qui la blessera à jamais. L'oubli n'est pas une option pour Isabelle. Le pardon peut-
être.

Aujourd'hui, la voici revenue, c'est l'essentiel, le reste ne regarde personne.

Voilà Isabelle embauchée au grand magasin Fornacci. Pas vraiment vendeuse, elle n'a pas

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l'expérience, elle est plutôt une sorte d'aide à la manutention car si il y a beaucoup de livres
dans le magasin du cours Napoléon, il y aussi énormément d'autres articles qui n'ont pas
grand chose à voir avec la littérature. Et pour ranger tout cela, il y a une immense réserve,
haute sous plafond avec des étagères qui couvrent tous les murs et des échelles qui
permettent l’ascension jusqu'au sommet des cimes. Alors, lorsque l'on voit débarquer une
jeune fille un peu boulotte, pas vraiment avantagée par la robe maison confectionnée dans
un gros coton ordinaire, d'un naturel réservé et totalement ignorante des choses de la vente,
la première idée qui vient à l'esprit n'est pas de la propulser sous les feux de la rampe ou
plus, justement, derrière le long comptoir où des vendeuses zélées et portant avec
décontraction la discrète mais seyante robe grise réglementaire aux initiales de la maison,
s'activent. L'idée qui vient à l'esprit est plutôt d'offrir à la jeune apprentie un cadre plus
adapté à l'épanouissement de ses qualités, un environnement calme à l'abri du bruit et des
regards : la réserve sur lequel règne monsieur Orso, le plus vieux, (il a quand même
quarante ans passés), employé de la maison, mis au rancart là, car il se murmure que
certaines clientes se seraient plaintes de regards... enfin, on n'en dit pas plus, ce serait
médire.

Donc voici notre jeune Isabelle qui a une sainte horreur de l'activité physique et qui souffre
de vertige, obligée de monter et descendre sans cesse sur ces vertigineuses échelles qui
l'effraient et lui donnent presque la nausée. Mais de ça, elle n'en souffle mot. Il y a pire.
Arrêtons-nous un instant car une explication technique s'impose pour mieux saisir la suite
de l'action. Il nous faut préciser que les échelles en question sont de robustes objets en bois
massif d'au moins deux mètres de hauteur, à deux battants réunis entre eux au sommet par
une planche munie d'une petite rambarde qui assure la sécurité de l'utilisateur. Toujours par
souci de sécurité, les deux battants, une fois dépliés, sont reliés en leur centre par une
chaîne en fer solide comme une chaîne de fer digne de ce nom. Tout ça pour dire qu'il s'agit
là d'une échelle qui n'a besoin de personne pour tenir debout toute seule. Or, sous prétexte
de bien s'assurer que la jeune Isabelle ne soit pas victime d'un vertige ou d'une quelconque
malencontreuse indisposition, monsieur Orso, malgré le travail qui ne manque pas, est
toujours arrimé au pied de l'échelle lorsque la jeune fille y monte. Juste à l'à-pic, les yeux
fixés sur les échelons gravis pour ne pas manquer la vision des dessous pourtant fort peu
affriolants, et autre intimité que dévoile l'escalade. Et ça énerve beaucoup Isabelle, agacée
non seulement de subir le regard lubrique de ce vieux vicieux (quarante ans passés, tu
parles d'un vieillard !) mais aussi les ricanements des autres vendeuses quand elles viennent

169
chercher quelque chose en réserve et qu'elle voient le tableau. Or quand Isabelle est agacée,
Isabelle réagit. Il faut savoir que sa timidité n'est qu'apparente, que sous cette sorte de
modestie se cache un tempérant d'acier, un sens inné de la survie, une patience sans limite
dans la vengeance et une habileté redoutable dans son exécution. Donc un beau matin,
avant l'arrivée des premiers clients, la jeune fille s'avance vers son patron, demande si elle
peut lui parler. Sans problème répond monsieur Fornacci, respectable père de famille,
sévère dans le travail, souvent pressé mais juste avec le personnel. D'une voix innocente
mais néanmoins assurée, Isabelle attaque :

- Je voudrais vous parler de la solidité des échelles de la réserve.

Stupéfait l'homme dévisage la tranquille jeune fille plantée devant lui, mains derrière le dos
comme une écolière prête à déclamer sa récitation, le regard franc et innocent planté dans le
sien.

- Comment ça de la solidité des échelles de la réserve?

- Je pense qu'il y a peut-être un problème.

- Comment ça un problème ? Personne n'en a jamais parlé, c'est la meilleure qualité qui
soit !

Comme si cette nouvelle lui révélait le mystère des origines, Isabelle pousse un profond
soupir de soulagement, esquisse un petit sourire:

- Alors il faudrait le dire à monsieur Orso car il se fait beaucoup de souci pour la sécurité
des employés qui l'utilisent...

Après une brève interruption faussement embarrassée, regard baissé, elle poursuit :

- Et surtout de la mienne.

Comme si elle venait de soulager sa conscience en livrant au confessionnal un lourd secret


qui la torturait, elle pousse un nouveau soupir cette fois libérateur, affiche enfin un air
serein, laisse traîner un peu le silence que le patron interrompt brutalement:

- Comment ça monsieur Orso se soucie de ta sécurité ! En quoi ça le regarde ta sécurité ! Il


n'y a aucune raison qu'il s'en préoccupe !

Elle lève ses deux mains, les agite à petits coups brefs comme pour dire : ce n'est rien, ce
n'est rien, voyons :

- Je suis sûre qu'il pense bien faire car chaque fois que je monte à l'échelle, il vient la tenir

170
et la tient bien fort jusqu'à ce que je redescende en vérifiant que je ne fasse pas de faux pas .

Elle jette un regard candide à l'homme statufié qui lui fait face et conclut :

- Excusez-moi de vous avoir dérangé, je vais aller travailler tout de suite.

Laissant là un monsieur Fornacci bouche bée et le visage rouge coquelicot, elle regagne
précipitamment la réserve où heureusement personne n'est encore arrivé.

L'histoire ne dit pas ce qui se passa entre monsieur Orso et son patron, ce qui est certain
c'est que le chef proclamé de la réserve n'approcha plus jamais la moindre échelle, que ce
soit Isabelle ou quelqu'une qui soit dessus. Ce que l'histoire raconte c'est que deux jours
après l'intervention d'Isabelle, monsieur Fornacci lui demanda de venir le voir après la
fermeture et l'intervention fut des plus brèves :

- Tout ceci reste entre nous.

Isabelle qui pouvait être encore plus secrète qu'une tombe inviolable opina du chef, regarda
droit dans les yeux l'homme sévère qui se tenait devant elle. Dans son regard on pouvait lire
une sorte de colère, une réaction à l'offense ressentie lorsque son patron osa douter de son
silence. Ils restèrent un instant face à face, silencieux et monsieur Fornacci était déjà
convaincu quand Isabelle répondit d'une voix tranquille qui cachait bien son irritation :

- Bien entendu monsieur Fornacci.

Peu de temps après elle quitta la réserve pour se retrouver derrière le grand comptoir côté
prestigieux, côté librairie, elle avait gagné sa première bataille. À la maison personne n'est
au courant de cette histoire qui d'ailleurs n'intéresserait personne puisque l'affaire prioritaire
est l'examen du Brevet de Capacité que Jérôme doit passer et surtout réussir pour conclure
ses études et porter enfin avec fierté ce titre tant désiré d'instituteur. Le boursier qu'il est
doit suer sang et eau pour l'obtenir car un échec serait une honte indélébile et l'assurance
d'une vie de misère. Dans les deux pièces de la rue Fesch règne une ambiance de cathédrale
un jour de funérailles, l'odeur d'encens et la musique en moins. Tout juste si l'on peut
respirer dès que Jérôme entre, la seule échappatoire est de fuir. Pour Marie-Diane et
Pierrine ce n'est pas facile car elles doivent elles aussi étudier et, tout compte fait, le calme
imposé à la maison est plutôt bénéfique, quoique... Mais pour Isabelle la fuite est la seule
solution. Comme depuis son enfance, elle se réfugie dans le café de Lucie et de son mari
pour retrouver son amie si chère, la belle Francine. Pourtant les deux jeunes filles ont suivi
des chemins différents, mais qu'importe, leur amitié est plus solide que tout. Francine,

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étudiante brillante a traversé en météore et avec deux ans d'avance, les trois années de
l’école Normale d'Institutrices dont elle vient de sortir première de sa promotion. Mais
l'enseignement ne la passionne pas vraiment, ce qui plaît à Francine, c'est la politique, la
vraie, celle qui permet l'éveil de tout un peuple pour se libérer d'un joug avilissant, comme
ce fut le cas en octobre 1917 là-bas, dans cette Russie courageuse quand un Vladimir Ilitch
Lénine visionnaire a su donner à ce peuple courageux toute sa grandeur. Mais pour
Francine le sort glorieux de la Russie révolutionnaire et l'espérance folle de l'arrivée du
Grand Soir ne sont pas les seules raisons d’espérer et de se battre. Au grand effarement de
ses parents, pourtant si tolérants avec leur fille adorée, elle participe activement à des
réunions de patriotes où elle est la seule femme, ce qui ne l'empêche certainement pas de
dire haut et fort combien la proximité de cette Italie fasciste l'inquiète, et combien est
inacceptable le discours rageur d'un Mussolini qui considère la Corse comme une île
italienne que les Français ont arbitrairement arrachée à sa mère patrie d'origine et qu'il est
grand temps que l'ordre naturel des choses soit rétabli.

Mais ce n'est pas de cela dont parlent Isabelle et Francine. Elles connaissent tout l'une de
l'autre : les peurs, la révolte, les blessures, les peines, les joies, les espérances et les regrets.

Elles ont tout partagé : les fous rires libérateurs, les pleurs que l'on s'autorise enfin, les
silences quand il ne reste plus que ça pour dire l’indicible. De politique il n'en est pas
question même si Isabelle se demande parfois avec une pointe d'angoisse jusqu'où son amie
serait capable d'aller au risque de peut-être se fourvoyer. Et alors ? Elle préfère ne pas y
penser. Ce dont elles parlent dans la cuisine du café familial ou au cours de leurs
promenades le long du bord de mer, c'est du quotidien, des interrogations pour l'avenir, des
garçons, ceux qui leur plaisent, ceux dont elles se moquent avec une ironie assassine.
L'ordinaire quoi. Cet ordinaire essentiel, bâti patiemment, année après année, serré entre les
liens solides que seule l'affection peut créer. L'ordinaire sans qui la vie ne serait pas. Alors
qu'importe que les chemins empruntés soient différents, l'amitié ne se préoccupe pas de ces
détails.

172
Famille Guidicelli

Quand le drame s'est produit Paul a quitté depuis quelques mois le tailleur Bogi, d'ailleurs
très satisfait du travail du jeune homme qui était maintenant en mesure de confectionner
lui-même les costumes les plus difficiles. Il a rejoint à Nice sa sœur Catherine et son mari,
propriétaires d'un hôtel rue de la Buffa, à deux pas de la mer. Personne ne sait quelle
fonction exacte il occupe dans l'établissement, ou peut-être ailleurs, mais il semble bien que
ses aptitudes pour la couture aient laissé la place à d'autres dispositions axées vers des
activités moins fatigantes et plus lucratives. C'est ce qui se murmure dans le plus grand
secret partagé par ceux qui savent mais ne peuvent en dire plus car... un geste significatif du
pouce faisant une croix sur les lèvres closes en dit plus que n'importe quelle explication.
L'information est sérieuse, tenue de quelqu'un d'important à qui l'on peut faire confiance
mais... silence et bouche cousue. Enfin presque, on est quand même entre soi. En résumé
personne ne sait rien de précis mais ça n'empêche pas d'en parler sinon que ferait-on au
café, au lavoir ou à la veillée ?

Loin de ces supputations continentales, en Corse, la réalité, la vraie n'a besoin d'aucune
supposition pour exister. Depuis quelques mois la santé de Samuel s'est dégradée. Sur les
conseils de son médecin il est parti se soigner au sanatorium de Sancellemoz sur le plateau
d'Assy. La réputation de ces établissements modernes installés face au mont-Blanc n'est
plus à faire car l'air pur est aussi salvateur que les soins apportés par les plus grands
spécialistes du traitement de la tuberculose. Malheureusement pour Samuel, les résultats
espérés ne sont pas au rendez-vous et, à la fin du séjour, le corps médical conseille au jeune
homme de retourner en Corse, si possible à la montagne mieux appropriée à son état que
l'air de la mer.

Et ce retour est une catastrophe à tous points de vue. Le Samuel très affaibli qui revient en

173
Corse n'est plus en état de mener à bien les affaires qu'il traitait, de plus il refuse
catégoriquement que sa sœur et son jeune frère soient informés de la situation, il faut qu'ils
mènent la vie qu'ils ont choisie, il ne faut pas les contrarier. Son oncle Vincent peut pallier
au plus pressé, il est au courant de certaines choses, il peut gérer au mieux dans l’immédiat
quant au futur ? Il n'est pas temps de poser la question même si elle est dans l'esprit de
chacun, même si l'angoisse, la peur et la douleur sont compagnes de chaque instant.

L'arrivée à Zonza dans la grande maison qu' Eugénie, qui est toujours restée fidèle à la
signora Méla et à ses enfants, a ouverte, est comme une marche funèbre anticipée. Les
housses des meubles ont été ôtées à la hâte et posées dans un coin du salon en attendant
qu'on ait le temps de s'en occuper. Malgré les fenêtres ouvertes, une odeur persistante de
renfermé empoisonne l’atmosphère, dans l’escalier qui monte aux chambres les pas laissent
leurs empreintes dans la poussière épaisse que personne n'a encore nettoyée. Et puis il y a le
silence. Lourd, total, la seule vraie présence dans cette maison figée dans un passé fait de
joies et beaucoup de douleurs. Eugénie, qui a entendu arriver la voiture, s'est précipitée
pour accueillir ces personnes qu'elle aime tant. Bras croisés sur sa poitrine, le foulard bien
serré sur ses cheveux blancs, le buste haut, elle affiche avec application un air faussement
serein. Ce qu'elle dissimule tant bien que mal c'est une solide appréhension de ce qu'elle
craint de voir. Mais ses efforts ne servent à rien et la stupeur remplace bien vite le masque
tranquille qu'elle affichait quelques instants avant que les passagers ne s'extraient de la
voiture.

C'est Méla qui sort la première, noire silhouette flottant dans une robe de shantung devenue
un peu trop large pour elle. Visage blême, cheveux gris qui dépassent d'un chapeau cloche
de feutre anthracite, et sourire si triste esquissé à l'attention d’Eugénie qu'elle en a le cœur
brisé. Puis, assisté de Valère, son oncle médecin, émerge Samuel qu'elle reconnaît à peine.
Amaigri, le dos courbé, les traits profondément creusés. Il ne reste presque plus aucune
trace du beau jeune homme fier et aimable que la vieille femme a élevé. Rien si ce n'est un
réflexe, celui de se redresser, de porter encore haut cette tête au visage marqué au fer de la
maladie, de refuser la main qu'on lui tend pour avancer seul, lentement, le pas hésitant sur
le gravier de l'allée, vers Eugénie qui, en pleurs, le prend et le serre très fort dans ses bras.
S'il est des moments suspendus où le corps un instant oublie de souffrir, où un calme
éphémère apaise la tourmente, celui-ci en est un. Mais il est bref, un geste d’amour, aussi
puissant soit-il, ne résiste pas longtemps à la violence de la réalité. Mais qu'importe,
l'important est qu'il ait existé car sa trace, elle, est indélébile.

174
Ici l'été bat son plein. Plus une feuille ne bouge dans la chaleur pesante que même la nuit
n’allège pas, l'air est de plomb, presque solide et l'on peine à respirer. La terre meurtrie se
fissure par manque d'eau et le vent qui parfois descend des aiguilles de Bavella n'est qu'un
souffle passager qui n'apporte rien d'autre que la crainte d'un foudroyant feu de forêt qu'il
viendrait attiser. Dans la maison sommeille un Samuel épuisé. Valère a décidé de rester
momentanément au village pour veiller comme il peut sur la santé vacillante de son neveu
et sur celle de Méla qui ne quitte pratiquement plus le chevet de son fils. Eugénie aussi
vient tous les jours et s'entête à préparer des repas frugaux que Méla touche à peine. La
maison désolée où l'on ne prend même plus la peine d'ouvrir les volets, bat au même
rythme que le cœur fatigué du malade, et tremble aux quintes de toux qui ébranlent le
silence. Elle est devenue un refuge clos, une sorte de caverne salvatrice où l'on se réfugie, à
l'abri de l'obscurité et des menaces qu'elle apporte, resserré autour d'un feu qui réchauffe
autant qu'il protège. Une tanière dont on ne ressortira qu'une fois l'ombre et le danger
passés. Dans cette ambiance d’apocalypse, Eugénie tente comme elle peut d’insuffler un
semblant de vie. Elle s'entête à préparer des bouillons odorants que Samuel ne regarde
même pas. Elle s'obstine à venir chaque jour aux petites heures du matin, avant que la
chaleur ne soit encore plus étouffante, pour ouvrir en grand la porte de la cuisine qui donne
sur le jardin et laisser entrer un semblant d'air tout empli de l'odeur puissante d'un maquis
enfiévré pendant qu'elle prépare une grande cafetière de café que seuls Valère et elle
boiront. Mais qui sait, peut-être que la signora Méla...
Mais les miracles n'existent que dans les saintes écritures. Le 30 juillet 1938 Samuel meurt.
Il a vingt-neuf ans, six ans de plus que son grand-père qui s'éteignait à vingt-trois ans, de la
même maladie, à deux pas de là, dans le palazzo Muzy.
Pour Méla, c'est le mort de trop. Deux jours après les funérailles elle refuse
catégoriquement d'accompagner Catherine et Paul à Nice. Sa fille a bien essayé
d’argumenter : pas pour toujours, bien sûr, mais au moins quelques temps, rester dans cette
maison hantée par les fantômes, seule, ce n'est pas possible. Et puis à Nice il y a de bons
médecins, Catherine peut même la présenter à un professeur connu, un de ses amis. Paul,
lui, ne dit rien. Dévasté par le décès de ce frère pilier de la famille, en qui il avait une
admiration et une confiance absolues, il sait que parler ne sert à rien. Il sait aussi que rien
ne convaincra Méla de quitter ce village où sont maintenant tous ceux qu'elle aime. Elle
n'en a ni la force ni le courage. Il la comprend, car, sur certains points, ils se ressemblent et
aucun d'eux n'a la volonté chevillée au corps ni l'entregent de Catherine. Il sait déjà qu'elle
ne se relèvera pas de ce désastre, l'effort est trop grand et il est inutile. Il se contente de la

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regarder, frêle silhouette emprisonnée de noir, et qui, malgré le chagrin, garde cette allure
altière qui en impose. Elle est assise, droite, sur le canapé du salon plongé dans la semi-
obscurité d'un jour d'été qui n'en finit pas de finir, elle est immobile, le regard vide posé sur
sa fille qui tente encore de convaincre. Puis elle fait un geste de la main, un seul et
Catherine comprend, elle n'a même pas besoin d'entendre :
- Je sais ma chérie, je sais que tout ce que tu dis c'est pour mon bien. Mais ne t'inquiète pas,
ça va aller. Je veux rester ici, je ne partirai pas. Mais vous, mes enfants, allez à vos affaires,
faites en sorte que votre vie soit agréable et ce n'est pas parce qu'on est loin les uns des
autres que l'on ne s'aime pas vous le savez bien. Je serai toujours près de vous, toujours.
Elle s'est tue, les a regardés intensément l'un après l'autre puis a tourné la tête vers le grand
miroir drapé de noir, on n'entend plus que son souffle court peiner dans le silence :
- Maintenant allez, mes enfants, on vous attend là-bas, allez mes chéris.
Alors ils sont partis, tristes à mourir. En eux quelque chose s'est définitivement brisé : la
légèreté de la jeunesse et le temps des ruines est arrivé. Celui d'une mort injuste, d'une vie
détruite à un âge qui ne le mérite pas ; celui d'une mère dévastée qui ne quittera plus le
champ miné de la désespérance. Et comment fait-on pour reconstruire sur un champ de
ruines? Catherine et Paul n'en savent encore rien, ce qu'ils viennent seulement de
comprendre c'est que le temps de la jeunesse et de l'insouciance est définitivement terminé
et que celui du dur et du sans pitié vient de commencer.
Pour Méla, contrairement à ce qu'elle avait assuré à ses enfants, rien, absolument rien, n' a
bien été après la mort de son fils aîné car elle n'est pas femme à se battre et se battre est la
seule chose à faire dans une situation comme celle ci. Il faut bien avouer qu'à part avoir
quitté son premier époux en faveur de Antoine-Marc, fait exceptionnel pour l'époque
surtout pour quelqu'un de sa condition, la signora Muzy n'a plus jamais imposé quoi que ce
soit à qui que ce soit. Comme bon nombre de femmes de cette époque, elle est passée de
tutelle en tutelle : grand-père, père, maris, fils. La chose matérielle étant une affaire
d'hommes, ce qui lui convient parfaitement, elle n'a jusqu'à présent jamais prêté le moindre
intérêt aux obligations et aux contraintes qui font de la vie un long chemin rarement
tranquille. Sans aucune préparation elle s'est retrouvée soudain face à des problèmes vite
devenus insolubles. Plongée dans son chagrin, principalement occupée à aller porter des
brassées de fleurs sur les tombes de ses chers défunts, elle n'a pas fait cas des lettres qui
s'entassent sur la console de l'entrée mais quand Vincent, inquiet du silence de sa belle-
sœur, se rend à Zonza pour voir ce qu'il en est, le choc est terrible. Pour les deux. Pour Méla
qui découvre d'un seul coup que les dettes se sont accumulées depuis que son fils est mort

176
et pour Vincent qui ne s'attendait tout de même pas à un tel degré d’insouciance. Ou
d'incompétence. Il lui propose alors de l'aider, elle lui montre les lettres en vrac au salon,
celles qu'elle a ouvertes mais pas vraiment lues, empilées dans une boite. Comprenant vite
l'étendue du problème, Vincent, qui n'est finalement que son beau-frère, fait marche arrière.
Il ne veut pas que l'on puisse penser qu'il s’immisce dans une affaire de succession qui ne le
concerne pas personnellement. Il conseille donc à Méla de prendre contact avec un de ses
amis plus ou moins conseiller financier, un professionnel compétent et discret, il lui serait
d'un grand secours, il peut même lui en parler si elle veut. Elle veut bien y réfléchir.
L'a-t-elle fait ? Personne ne le sait. Ce que l'on sait c'est qu'en moins de quatre ans elle a
vendu la presque totalité de ses héritages soit environ près de 35000 francs de l'époque
( soit l'équivalent de deux millions d'euros). Biens immobiliers, animaux, terres agricoles,
châtaigneraies et autres terrains tant à Zonza qu'à Chiatra, tous ces biens que ses ancêtres
avaient acquis avec tant de patience, pour lesquels ils s'étaient battus parfois, tout ce qui
avait fait leur fierté, sur lesquels ils avaient bâti leur puissance, qu'ils croyaient éternels, la
signora Méla les a dilapidés pour survivre dans un monde pour lequel elle n'était pas
préparée.
Sa maison étant hypothéquée, c'est dans un minuscule appartement prêté par des amis de la
famille que la mort est venue la délivrer de cet enfer à minuit, le 5 juin 1942.

177
Famille Paoletti

Une nouvelle vie s'offre à Isabelle.


Jérôme, valeureux étudiant, instituteur dans l'âme, fervent défenseur des valeurs de la
république persuadé que seules l'école et l'instruction peuvent élever le peuple au-dessus de
sa modeste condition est prêt à donner sa vie pour remplir cette noble mission, Jérôme
donc, a rejoint depuis deux ans son premier poste dans un village isolé du haut Taravo. Il a
à sa disposition un logement de fonction qui se résume à trois petites pièces au-dessus de la
salle de classe, le tout hébergé dans la maison commune, autrement dit la mairie. Mais il est
chez lui, au centre de son monde, notable du village au même titre que le maire et le curé.
Maître sévère mais juste, n'hésitant pas prendre en étude après la classe les élèves qui ont
parfois du mal à suivre. Il est sincèrement convaincu que sa mission est d'aider les plus
démunis à se hausser à l’extrême limite de leurs possibilités pour atteindre « l'inaccessible
étoile1 » : la connaissance. Pour assister son fils dans cette noble cause en le libérant de
toutes contraintes logistiques, Marie-Antoinette l'a accompagné dans ce village inconnu et
froid où elle règne en maîtresse absolue sur la bonne marche de ce minuscule royaume sis
au premier étage du bâtiment le plus respecté de la cité. À chacun son Graal, celui-ci a le
goût d'une victoire terrassant les démons d'une vie de combats. Non, mais...
Cet exode rural ne satisfait pas seulement Jérôme et sa mère, il a aussi pour conséquence
d'apporter à Isabelle une liberté inespérée qu'elle a saisie sans hésiter. Car, pour une fois, les
Dieux de l'Olympe qui s'ennuyaient ferme au sommet de leur montagne désertique où plus
rien ne se passe depuis que des Hommes inconstants dans leur croyance et bien peu
reconnaissants envers leurs idoles, ont préféré l'austère abstinence de leur Dieu unique à
leurs joyeuses bacchanales, les Dieux ont décidé de regarder ailleurs et cet ailleurs est

1: l'inaccessible étoile . Jacques B rel, extrait de L'homme de la Mancha

178
tombé sur la Corse et plus précisément sur Isabelle. Comme quoi quand le spirituel veut
bien s'en mêler...
Le premier acte libérateur d'Isabelle a été de quitter enfin le magasin Fornacci où elle
passait parfois plus de temps au rayon ustensiles de cuisine qu'à celui des livres, pour
intégrer la très chic boutique de couture « Denyse et Raymonde », située dans le non moins
très chic Cours Grandval, à deux pas de la nouvelle et déjà célébre grotte de Napoléon, et,
pour la petite histoire, à deux pas aussi de « L'oiseau bleu », établissement très connu de la
jeunesse ajaccienne qui passe là des après midis ou des soirées dansantes si propices aux
contacts humains et au rapprochement des corps.
Le deuxième acte libérateur a été de quitter le logement familial pour partager avec son
amie Jacqueline une grande chambre au troisième étage d'un immeuble érigé à côté de la
Manufacture des Tabacs1, à l'autre bout de la ville, face à la mer et pas loin des marais. Et
tant pis si ce n'était certainement pas le quartier le plus cossu de la ville, si la proximité de
cette usine encore vibrante d'activités autant à l'intérieur qu'à l'extérieur n'est pas des plus
tranquilles, tant pis si l'autobus est trop cher et qu'il faut plus d'une heure à pied pour aller
jusqu'au cours Grandval, tant pis pour tout ça et pour le reste, la liberté est à ce prix.
Mais commençons par le début et le début de la belle vie d'Isabelle a commencé lorsque
Jacqueline vaguement cousine et néanmoins amie, vendeuse chez Denyse et Raymonde lui
a dit qu'on cherchait une autre vendeuse, si elle veut, elle peut... Isabelle ne l'avait pas laissé
finir : Et comment si je veux ! La voilà enfin dans son élément, entre les créations de Jean
Patou, de Paul Poiret, Weill et consorts, entre cachemire et soie, dressing de palissandre et
fauteuils de cuir du plus pur style arts décos. Les beaux habits de marque qu'elles portent
dans le magasin, ceux moins luxueux mais de bonne facture dont elles peuvent disposer,
bref, un univers de luxe dirigé par la très belle et très distinguée madame Denyse,
parisienne et grande bourgeoise et sa fille Raymonde, garçon manqué qui passe plus de
temps sur le cours de tennis que sur les tapis du magasin. L'ambiance qui régne ici est
travailleuse, certes, mais aussi chaleureuse et madame Denyse, toute distinguée soit-elle,
adore entendre les histoires de ses jeunes vendeuses surtout racontées par Isabelle, qui n'a
rien perdu de son humour et qui se fait un plaisir de croquer avec une ironie mordante, les
scènes d'une vie quotidienne qu'elle enjolive ou noircit à l'envie. Il y a alors le rire de
madame Denyse, ses grands yeux étonnés et son : « Mon dieu Isabelle, il n'ya qu'en Corse
que l'on voit ça ! » qui ravissent les deux amies.

1: Manufacture des Tabacs Alban, elle a fonctionné de 1913 à 1940. Elle possède une très
belle façade de style mauresque encore visible aujourd'hui.

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Alors s’effacent un peu pour Isabelle ces années difficiles, ces humiliations et même la
dernière en date. Ce beau garçon, Ange qui portait si bien son nom, plus jeune qu'elle de
deux ans. Famille voisine de la rue Fesch, lointain parent petit commerçant, connue depuis
l'enfance. Et Ange aime Isabelle qui aime Ange et Ange est étudiant. Un soir comme elle
fait parfois, Isabelle s'arrête devant la porte du magasin pour prendre un café, Toussainte,
mère d'Ange l'attend, ne l'invite pas à entrer et lui dit d'une voix inhabituellement distante :
- Attention Isabelle, Ange va se présenter à ses examens, il faut faire attention. Maintenant,
si tu veux, tu peux toujours t'arrêter prendre un café.
La rage au cœur, Isabelle a compris le message : elle est mise à la porte, et pas par
n'importe qui, par des amis, des presque parents, une nouvelle humiliation. Ange a eu beau
la supplier, la suivre dans les rues, lui dire de ne pas se fâcher mais trop c'est trop. La
famille, la rue Fesch, les outrages et le mépris, c'est fini. Il y a un autre avenir à créer,
d'autres personnes à connaître et à aimer, d'autres rivages où accoster et le magasin de
madame Denyse devient une île dans l'île, une terre de bonheur inespéré où la vie est légère
et les regards bienveillants. La longue marche fatigante qu'elle doit faire avec Jacqueline
matin et soir pour aller travailler devient une promenade où les deux jeune filles si bien
habillées ne jettent pas un regard aux garçons qui les croisent et les détaillent en douce.
Elles passent, semblant seulement intéressées par la lutte contre ce vent polisson qui
voudrait mettre du désordre dans leurs coiffures qui ont demandé tant de travail et des
bigoudis à supporter pendant la nuit. Parfois, le samedi après-midi, elles vont à L'oiseau
bleu ( le soir c'est un peu mal famé il paraît) et elles dansent ce tango interdit dans les bras
de jeune gens maladroits ou dans ceux de danseurs ténébreux et chapeautés de feutre, qui
les enlacent et les dirigent avec une hardiesse qui leur met le frisson dans le dos. Puis aller
prendre un café au Nord-Sud, face aux palmiers de la place, et observer la foule
endimanchée et faussement indifférente faire la passegiata, voir passer Ange qui s'arrête un
instant et faire comme s'il n'existait pas. La belle vie souvent tient à bien peu de choses.
Mais la belle vie a ses limites quand elle se heurte à de regrettables événements inattendus.
Comment Jérôme a-t-il su que sa sœur avait quitté la si sérieuse maison Fornacci pour
plonger dans l 'enfer du luxe et de la dépravation ? Enfin c'est comme ça qu'il le voit.
Personne ne le sait mais ce que ça a provoqué, ça Isabelle s'en souviendra longtemps. Un
beau soir de début d'été, alors qu'Isabelle sort de la boutique, elle aperçoit son frère qui
l'attend, la mine sombre et l’œil mauvais. Elle n'y prête pas trop attention, s'approche pour
l'embrasser quand elle sent quelque chose de dur contre son abdomen. Elle ne comprend
pas tout de suite, dévisage son frère, se heurte à un visage dur qui tout à coup l’inquiète,

180
alors elle baisse les yeux et voit le canon d'un pistolet pointé sur elle et Jérôme qui impose à
voix basse :
- Maintenant tu prends tes affaires et tu montes avec moi à Olivèse.
Après un moment de stupeur Isabelle, qu'heureusement pas grand chose ne déstabilise,
regarde son frère et dit tranquillement :
- D'accord mais je dois rentrer prendre quelque chose.
Il acquiesce d'un bref mouvement de tête et le pistolet disparaît dans la poche du veston.
Elle a juste le temps de se précipiter vers madame Denyse qui n'a rien vu, lui dit brièvement
que son frère est là, devant la porte et qu'il l'oblige à le suivre à Olivèse. Elle ne laisse pas
le temps à sa patronne de lui répondre. D'ailleurs comment le pourrait-elle tant elle est
bouleversée par une situation qui lui semble insensée. Faisant mine de prendre quelque
chose sur un fauteuil à côté de Denyse pour échapper à la vigilance de Jérôme qui ne la
quitte pas des yeux, elle murmure :
- S'il vous plaît, dans une semaine pouvez-vous m'envoyer un télégramme à la poste d'
Olivèse en disant que vous avez absolument besoin de moi et que je dois revenir au
magasin comme mon contrat l'exige ? Merci, merci beaucoup.
Elle n'a ni le temps d'en dire plus ni même d'attendre une réponse. Elle est déjà dan la rue
quand Denyse aussi stupéfaite que scandalisée dit d'une voix blanche :
- Mon Dieu ma petite Isabelle, ne vous inquiétez pas. Il n'y a vraiment qu'en Corse que l'on
voit des choses pareilles !
Et cette fois ni Jacqueline, qui n'arrive pas à croire ce qu'elle vient de voir, ni Denyse
médusée, ne s'en amuseront.
Dans la voiture que Jérôme vient d'acquérir, le retour à Olivèse se fait dans le silence le
plus total. Isabelle ne répond rien mais ne bouge pas de son siège quand son frère l'invite à
descendre au col de Saint Georges pour se restaurer un peu, le forçant ainsi à se contenter
d'un verre d'eau pris à la source. Elle fait de même à Sainte-Marie-Sicché le laissant
prendre seul un café à la terrasse du Santa Maria. Arrivée au village, toujours muette, elle
monte dans sa chambre, s'enferme et attend. Jérôme, qui vient d'être muté à Olivèse, habite
maintenant l'habituel appartement situé au-dessus de l'école élémentaire, dans la maison
commune, au centre du village, au vu de tout le monde. Et tout le monde voit bien Isabelle
secouer les draps et les nappes par la fenêtre, lire pendant de longues heures toujours devant
la même fenêtre, et ne jamais sortir ni de sa chambre ni de la maison. On commence à
chuchoter, tout le monde connaît ici Jérôme : fils du pays, excellent instituteur qui assure
qu'avec lui aux commandes le taux de réussite au certificat d'études sera tellement élevé à

181
Olivèse qu'on en parlera dans le journal (et il n'a pas tort sauf pour le journal), tribun à ses
heures, généreux ça c'est sûr, mais caractère de cochon et autoritaire comme personne.
Alors, Isabelle qui ne sort jamais de la maison, qui ne monte même pas voir son grand-père,
c'est quand même bizarre. Le village s'anime, s'interroge quand arrive un télégramme à la
poste, poste située dans le centre névralgique de la cité : la maison commune. C'est Jérôme
qui le prend, l'ouvre en arrivant à la maison, pâlit en lisant :
« Beaucoup de travail.stop. Contrat toujours en cours.stop. Obligation de retour. Stop.
Madame Denyse. »
Il regarde sa sœur, il est au bord de l'assassinat, elle sourit gracieusement :
- C'est vraiment dommage mais je suis obligée de redescendre. Je prendrai le car demain ce
n'est pas la peine de te déranger.
Sans cris, sans scènes pénibles, sans explications inutiles, sans violence, au seul prix de sa
détermination sans faille et sa témérité elle a imposé son choix et c'est une Isabelle radieuse
et reconnaissante que madame Denyse, émerveillée, accueille à bras ouverts, après cette
redoutable semaine d'absence.
Et Isabelle restera quatre ans dans cette maison de couture qui, jusqu'aux derniers jours,
occupera, une place à part dans ses souvenirs. Et dans sa vie.

182
Isabelle et Paul

Juillet 1942
La Corse est en guerre et l'ennemi, ici, c'est l'Italie. Une guerre dans la guerre qu'ont
alimenté les ambitions d'annexion de l'île par Mussolini. Dès 1938 des manifestations
avaient mobilisé un grand nombre de Corses mais aussi d'Italiens qui avaient fui leur pays
persécutés qu'ils étaient par le régime fasciste. Malgré la venue d' Édouard Daladier,
Président du Conseil, qui avait fait une visite triomphale et soulevé l'enthousiasme
patriotique insulaire, et le vibrant serment de Bastia prononcé le 4 décembre 1938 par Jean
1
Ferracci qui déclarait : «Face au monde, de toute notre âme, sur nos gloires, sur nos
tombes, sur nos berceaux nous jurons de vivre et de mourir Français », la détermination du
Duce ne faiblissait pas, bien au contraire, elle avait prit un essor nouveau après l'armistice
franco- allemand du 22 juin1940.
La Corse cesse d'être en zone libre le 11 novembre 1942 quand 85 000 soldats italiens
débarquent dans le port de Bastia, et ça fait beaucoup de soldats pour les quelques 215 000
habitants de l'île qui se posent alors la même terrible question : s'agit-il d'une occupation ou
d'une annexion pure et simple ? Immédiatement la résistance s'organise, à commencer par
ces vers de Dante que des jeunes Bastiais ont peints sur les murs de la ville en guise de
formule de malvenue à l'occupant : « Voi qui entrate, lasciate ogni speranza... »2. Comme
partout en France, les résistants sont arrêtés, torturés, fusillés et parmi eux, le préfet Fred
Scamaroni que de Gaulle avait envoyé sur l’île et qui se suicidera dans son cachot pour ne
pas parler. Et les 15 000 soldats allemands arrivés en renfort en juin 1943 ne font
qu’aggraver la situation. 100 000 soldats ennemis ça fait un soldat par deux habitants ; ça
fait beaucoup trop mais pas assez pour anéantir la volonté de résister. Comme Jules

1: Jean Ferracci Président des anciens combattants du nord de l’île


2: « Voi qui entrate, lasciate ogni speranza ». »Vous qui entrez abandonnez toute
espérance ». La divine comédie. L'enfer, Chant III

183
Mondoloni, abattu par des agents du contre espionnage italien à la Brasserie Nouvelle
d'Ajaccio ou Jean Nicoli, sauvagement exécuté à Bastia et qui laissa à ses filles des lettres
bouleversantes de tendresse et de patriotisme. D'autres encore et aussi ces femmes
courageuses Maria de Peretti della Rocca, déportée et exécutée à Ravensbruck, Danielle
Casanova, déportée et exécutée à Auschwitz, Madeleine Ettori, Madeleine Pirelli, Noëlle
Vincensini.
À l'annonce de la capitulation italienne et de la chute de l'ennemi maudit, Mussolini, en
septembre 1943, c'est un soulèvement général dans l'île. Plus de 12 000 patriotes corses
auxquels s'ajoutent des troupes italiennes vaincues venues grossir les rangs de la résistance
en leur apportant matériel et hommes, attaquent les forces allemandes. Les combats sont
violents, meurtriers mais le 4 octobre 1943 l'armée d'Afrique entre à Bastia. La Corse est
libre. Et quand le général de Gaulle viendra en visite dans l'île peu de temps après, il aura
ces paroles qui effaceront à jamais le spectre tant redouté d'une domination italienne :
« La Corse a la force et l'honneur d'être le premier morceau libéré de la France. La Corse
n'a jamais cru à la défaite... Chaque fois que la France entame une période nouvelle de sa
vie et de sa grandeur, il faut que les Corses en soient les artisans et les témoins » .
Et l'éloquence enflammée du général frappa droit au cœur des patriotes.

Et à Zonza, en août 1942, que se passe-t-il ?


La guerre est là, certes, comme ailleurs mais elle n'est pas au centre de ce qui va se passer
dans le village de l' Alta-Rocca. L'été bat son plein, la boutique de Denise et Raymonde a
fermé sa porte pour laisser à ses deux propriétaires le loisir de se reposer un peu. Il faut
surtout avouer qu'en ces temps troublés, la mode n'est pas la préoccupation première de bon
nombre d'ajacciennes et les affaires tournent au ralenti.
Sur proposition de son frère qui vient de prendre son poste d'instituteur à Zonza, Isabelle le
rejoint là-bas pour passer quelques jours de vacances. Jérôme ne pouvant intégrer son
appartement de fonction utilisé à d'autres fins par l'administration militaire, les voilà logés à
l'hôtel de la Terrasse transformé en pension de famille pendant le conflit. Isabelle est
installée comme tout le monde au premier étage de l'établissement dans une chambre
attenante à celle de son frère. Comme tout le monde, y compris un gendarme continental
appelé monsieur Cornu que Jérôme a pour idée de marier à sa sœur. Il le lui présente
comme un homme sérieux, âgé de quarante ans, il lui a déjà donné la photo d'Isabelle qu'il a
tout à fait trouvée à son goût. L’instituteur s'est alors engagé auprès de l'heureux soupirant,

184
le mariage n'est plus qu'une affaire de jour, le contrat est déjà arrangé, prêt à être signé chez
le notaire. Isabelle, pour qui la discussion avait débuté par un fou rire au seul nom de
Cornu, s'est terminée dans la colère à la fin de l'exposé. D'une voix ferme, elle refuse tout
net d'être présentée au prétendant au dîner du soir et monte s'enfermer dans sa chambre.
Seulement voilà, dans tout le monde ci-dessus cité, il y aussi Paul Guidicelli venu du
continent pour l'enterrement de sa mère décédée récemment. Lui aussi hébergé à l'hôtel
puisque sa maison familiale est sous scellés. Il est très triste mais fort bel homme, habillé
comme sur le continent et porte le chapeau à la Trenet comme personne. Il a vingt-deux
ans, pas de petite amie connue, enfin au village parce qu'il se dit que sur le continent ce
n'est sûrement pas pareil, et toutes les filles de Zonza donneraient cher pour venir le
consoler et même plus si affinités. Alors, quand Isabelle se décide enfin à descendre dans la
salle du restaurant bien décidée à ne pas desserrer les dents ni pour parler ni pour manger,
elle est aussitôt attirée par ce beau jeune homme mélancolique assis à leur table. Leurs
regards se croisent, s'attardent, insistent, ont du mal à se séparer. Le gendarme Cornu, lui
aussi invité à la même table, voit bien que quelque chose se passe. Il lisse sa belle
moustache blonde qui d'ordinaire plaît tant aux dames, ose maladroitement tourner un
compliment qui tombe dans un silence insultant ; à son tour Jérôme essaie de relancer les
discussions, sans plus de chance et le repas se termine péniblement, dans la totale
indifférence d'une Isabelle qui ne s'est même pas rendue compte qu'elle n'était pas seule à la
table. Le coup de foudre est soudain, réciproque, peut-être dévastateur, mais ça personne ne
peut en présager. Qu'importe, il est là et bien là, pas prêt à lâcher les deux amoureux. Mais
Jérôme veille. Il connaît très bien Paul et il connaît aussi très bien sa famille. Tout le monde
respecte ici la signora Méla, une bien grande dame partie si tristement, et tous ont regardé
avec déférence monsieur Muzy, comme tous l'appellent, premier mari de la défunte, venir
s'incliner longuement et bénir le cercueil avant de rejoindre les deux orphelins, Paul et
Catherine. La famille enfin réunie, ce n'est pas trop tôt pense le plus grand nombre. Jérôme
sait tout ça, grandeur et décadence et cette trajectoire hors du commun l'intéresse, car, à part
la guerre, il faut bien avouer qu'il se passe bien peu de choses dans le village. Bref,
lorsqu'il se rend compte que sa sœur porte un intérêt trop marqué à Paul, dont on ne sait
trop ce qu'il fait à Nice, il est inquiet et sur la défensive. Dans quel pétrin va-t-elle se
mettre ? Et puis il y a le gendarme Cornu auprès duquel il a planté des jalons, assurant que
sa sœur a largement l'âge de se marier, pensez donc vingt-sept ans quand même, et qu'elle
serait certainement ravie de former un foyer solide avec un homme sérieux et respectable.
Mais Jérôme ne peut pas se leurrer longtemps, il connaît le caractère téméraire d'Isabelle et

185
sa faculté à contourner toutes les difficultés quand il s'agit d'arriver à ses fins. Il décide
alors de ne plus quitter d'un pas les deux jeunes gens où qu'ils aillent et il sera là, sentinelle
permanente , prêt à intervenir si la situation l'y oblige. Seulement voilà, ce qu'Isabelle
veut...
Car c'est indéniable, Paul et Isabelle sont follement amoureux l'un de l'autre, d'une passion
dévorante, incontrôlable, absolue. Ce genre de sentiment que l'on s'entête à vouloir décrire,
à nommer, même à moquer tant qu'on ne l'a pas connu et qui est tout simplement l'amour
fou. Mais le temps presse, il est urgent d'intervenir, Paul doit retourner à Nice bientôt. Alors
un soir Isabelle s'attarde un peu à table, attend d'être seule avec Paul et lui montre le
nombre quatre avec ses doigts, c'est celui de sa chambre. Une chambre fort mal placée car,
comme on le sait, elle est attenante à celle de Jérôme, qu'importe. Lorsque l'hôtel est
presque silencieux, que seuls des ronflements intempestifs en disent long sur le lourd
sommeil de certains, elle va ouvrir la porte et reste là debout, en longue chemise de nuit, les
pieds nus, le cœur en roue libre. Elle regarde la porte, se dit vaguement qu'elle va
commettre une grosse, très grosse bêtise, elle a un peu peur mais cette peur est délicieuse.
Et s'il ne venait... Il est là, devant elle, heureux comme un enfant qui voit la neige la
première fois. Il referme la porte et tout peut commencer. Quant à quatre heures du matin
Paul se lève à regret pour regagner sa chambre elle lui murmure :
- Je crois que je me suis mise dans de beaux draps !
- C'est le cas de le dire !
C'est leur premier fou rire d'amants heureux et insouciants. Au bout d'une semaine de ce
cache-cache, tout juste amis le jour, amants fougueux la nuit, Paul doit repartir à Nice. Il dit
qu'il reviendra vite, il jure qu'il l'aime à mourir et qu'il ne faut jamais croire ce que les
autres racontent. Elle ne répond pas, elle ne pleure pas, enfin pas devant lui, elle ne
demande qu'à le croire. Jérôme, lui, est soulagé, il ne sera plus obligé de surveiller sa sœur
constamment, mais heureusement sa vigilance a payé, il n'est rien arrivé, alléluia ! Le
pauvre, comme il se trompe ! Pour Isabelle, c'est une torture qui lui broie le cœur jour et
nuit, alors elle décide de fuir. D'aller se réfugier à Olivèse, là où rien ne rappelle la réalité
brûlante de leurs amours. Parce que Zonza sans Paul c'est la vie sans raisons d'être, à jamais
liée à cet homme qu'elle aime bien au-delà du raisonnable. Déjà les souvenirs sont
douloureux, chaque lieu porte l'empreinte de leur passion, chaque regard se fracasse sur la
cruauté de l'absence. S 'éloigner, c'est ça, s'éloigner. Aller chercher ailleurs un peu de calme
et de sérénité pour pouvoir enfin laisser aller sa peine sans crainte qu'on la surprenne et
qu'on lui demande des explications. Et c'est un Jérôme apaisé, affectueux et prévenant

186
comme il sait l'être quand rien ne vient troubler l'ordre qu'il a établi, qui vient
l'accompagner au car. Il approuve son souhait de retourner au village, c'est tout à fait
louable d'avoir envie d'aller rendre visite à ses parents. Rien de plus normal, il regrette
seulement de ne pouvoir l'accompagner mais il a à faire ici. Il va bientôt pouvoir récupérer
son logement de fonction au-dessus de l'école mais il y a encore pas mal de questions
administratives à résoudre. Mais ne t’inquiète de rien, va te reposer un peu ma sœur, va
donc.
Mais Isabelle, malgré sa souffrance, n'a pas totalement perdu le sens des réalités. Elle se
méfie toujours de Jérôme, elle ignore si il a raconté quoi que ce soit à sa mère ou à son
grand-père au village, s'il avait demandé qu'on la surveille et qu'on l'avertisse au cas où ?
Bien sûr, elle n'a aucune certitude sur ce point, mais son instinct, qu'elle a très fort, lui
recommande la prudence, et la révolte qui gronde toujours en elle lui dit de rester sur ses
gardes, le coup vient toujours lorsque l'on s'y attend le moins. Alors elle a pris ses
précautions : faire en sorte que personne ne se méfie ni ne se doute de rien là-bas, à
Olivèse. Sans trop entrer dans les détails mais en disant assez quand même, elle a confié à
Anna, la fille des hôteliers avec laquelle elle a lié amitié, quelques confidences sur son
aventure avec Paul. Après l’étonnement et une pointe de jalousie difficilement refrénée vu
qu'Anna avait bien essayé de tenter sa chance auprès de Paul mais sans succès, la jeune fille
finit par partager le secret d'Isabelle et accepte même de lui venir en aide. Il faut préciser
que l'hôtel de la Terrasse a l'immense privilège d'avoir le téléphone, privilège qu'il partage
uniquement avec la poste du village et monsieur Muzy. Les consignes données sont claires :
si Paul revient il faut qu'elle l'avertisse immédiatement.
- Comment ? interroge la timide Anna qui est loin d'avoir l'audace de son amie.
- Tu téléphones à Lili c'est mon amie. elle m'avertira. Voila son numéro de téléphone.
- Mais si...
Anna n'a pas le temps de terminer sa phrase.
- Tu téléphones, c'est tout.
Une semaine s'écoule et rien ne se passe. À Olivèse Isabelle se morfond. Elle répète avec
Lili le scénario mis en place. Lili habite la maison juste en face celle d'Isabelle et elle joue
du piano, souvent et bien mais généralement discrètement, pour elle seule. Il faut donc un
peu de persuasion et beaucoup d'amitié entre les deux jeunes filles pour que la musicienne
accepte de jouer la fenêtre ouverte dès qu'elle recevra le coup de téléphone d'Anna.
- Mais tout le monde va m 'entendre et puis jouer quoi ? demande Lili.
- Je ne sais pas moi, joue ce que tu veux mais fais le vite. Dès que je t'entendrai je

187
descendrai tout de suite chez toi.
Lili réfléchit, évite de dire tout haut ce qu'elle pense : et si Paul ne revient pas ? Si le coup
de téléphone n'arrive jamais. Elle finit par proposer :
- Alors je jouerai La lettre à Élise, c'est bien pour une commission non?
Isabelle rit, Lili joue le morceau, reste plus qu'à attendre. Après quinze jours d'attente, de
doute et de regrets anticipés, La lettre à Élise rompt le silence d'un beau début d'après-midi
d'été tout confit de sommeil. Isabelle dévale les escaliers en courant, ce qui n'est pas du tout
dans ses habitudes, elle a horreur de la précipitation, traverse la rue, pénètre en trombe dans
le salon, saisit l'appareil, on entend à peine Lili murmurer :
- J'espère que personne ne l'a entendu sonner, heureusement que le piano est tout près tu
sais.
Isabelle sait, bien sûr mais elle s'en moque. La seule chose qui l'intéresse ce sont les mots
d'Anna. « Paul est revenu, il est à l'hôtel, il ne mange rien, je crois qu'il est vraiment
amoureux. Il faut faire quelque chose ». Pour Isabelle, cet aveu ne l'étonne même pas,
« c'est la confirmation de ce que je savais » pense-telle fièrement.
La voilà repartie à Zonza où elle retrouve un Paul plus amoureux que jamais et la folle vie
reprend entre sourires à peine ébauchés le jour, et passion la nuit. Il y a des promenades
organisées avec Anna et son frère, prétexte pour arriver à se retrouver en têt à tête ; des
visites de courtoisie à l'oncle Antoine, qui d'ailleurs est en voyage en Sardaigne en ce
moment, mais ça Jérôme l'ignore, qui se transforment en ébats fougueux que la gouvernante
fait mine d'ignorer. Il y a aussi de longues soirées solitaires, quand tout le monde dort et
qu'ils marchent enlacés dans l'odeur sauvage du maquis que le soir enfièvre. Alors les
projets s'ébauchent, l'avenir qu'ils imaginent, ensemble, longtemps, jusqu'au bout de leur
vie. Et aussi se taire, rester ainsi, dans la beauté des choses, pelotonnés au creux de leur
bonheur, heureux, infiniment. Malheureusement ça ce sera pour plus tard car Jérôme, qui ne
s'est toujours pas débarrassé d'un monsieur Cornu toujours sur les rangs, voit le retour de sa
sœur d'un très mauvais œil. Il connaît trop Isabelle pour savoir que jamais elle n'épousera
ce « vieil homme » comme elle l'appelle et qui dit à qui veut bien l'entendre que si on l'y
contraint, elle ira se jeter dans le fleuve. Cette menace n'effraie pas Jérôme, il n'y a pas de
fleuve à Zonza ni dans les alentours mais sait-on jamais. Ce qui le préoccupe surtout c'est le
retour inattendu de Paul et celui concomitant d'Isabelle et il ne peut échapper à personne
qu'il se passe quelque chose entre les deux jeunes gens. La passion se dissimule mal, tout le
monde en convient... et le constate. Elle va même éclater aux yeux de tous lors de la
célébration du 14 juillet, sorte de bras d'honneur patriotique destiné aux ennemis, et surtout

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lors du bal donné le soir même. Tout le village est là, cocarde tricolore à la boutonnière et
drapeau corse déployé et, même si il manque beaucoup d'hommes pour faire danser les
femmes, tant pis, on fait comme si. Paul et Isabelle, après s'être retenus un bon moment,
finissent par céder à l'accordéon que le vieux Toussaint sait faire pleurer mieux que
personne et quand il se lance dans un Adios Muchachos langoureux comme s'il s'échappait
tout droit d'un cabaret enfumé perdu dans les vieilles rues obscures de Buenos Aires, c'est
toute la salle qui s'enflamme. N'y tenant plus Isabelle se précipite dans les bras tendus de
Paul qui maîtrise à la perfection cette danse sulfureuse que seuls les hommes qui ont
l'expérience d'une certaine vie peuvent exécuter avec brio. Le monde n'existe plus autour
d'eux, seule la musique poignante de Carlos Gardel, et le plaisir si sensuel de laisser à leurs
corps la liberté de s'y abandonner, comptent. Seulement voilà, Jérôme en bon danseur qu'il
est, comprend très vite que la lascivité et l'expressivité corporelle qu'expriment les deux
jeunes gens dépassent de beaucoup le cadre très codifié du tango. Ne retenant pas sa colère,
il attend tout de même la fin du morceau avant de s'avancer d'un pas assuré vers Isabelle et,
sans le moindre regard pour Paul stupéfait, la prend brusquement par le bras, la pousse vers
la sortie et la fixant d'un regard qui dit clairement : pas un mot, pas de scandale ici. Manu
militari il la conduit jusqu'à l'hôtel où ils logent encore, ne la lâche qu'une fois dans la
chambre :
- Tu prépares tes affaires demain on part à Olivèse..
Et il sort en fermant la porte à clé. Pour Isabelle c'est un saut brutal en arrière : même
violence, même intolérance, même manque de respect que ce jour où elle a dû quitter de
force le magasin de Denyse. L'histoire ne fait que se répéter mais, enfermée dans cette
chambre obscure où arrivent en flot continu les échos d'une fête qui lui est interdite, elle se
jure que cette histoire, une fois de plus et pour la dernière fois, finira comme elle le désire.
Car jamais elle ne cédera à cette violence, à cette injustice, jamais.
Le voyage se passe une fois de plus dans le silence d'Isabelle. Mais cette fois Jérôme a
décidé de ne pas subir la mauvaise humeur de sa sœur. Après une diatribe assez longue sur
l'honneur des femmes qui, elles, savent se tenir ; après le couplet sur la honte et l' opprobre
qui va s'abattre sur toute la famille ; face au mutisme obstiné de sa sœur il finit par se taire.
Ce n'est qu' après le café qu'il prend seul à Aulléne qu'il change de tactique et aborde sur un
autre angle : la famille Muzy. Il lui décrit avec force détails l'histoire de cette famille
prestigieuse, lui faisant bien comprendre qu'il sera impossible d'y prendre sa place même si
des déboires ont malheureusement conduit la pauvre signora Méla et ses enfants à la
pauvreté.

189
Nous ne sommes pas du même monde, tu comprends ça ! Tu n'as pas ta place là-bas, ni toi,
ni moi ne l'avons. Tu vas en souffrir, crois-moi, mais écoute-moi pour une fois porca
miseria !1
Isabelle ne répond pas car de tout ça, elle s'en moque complètement, il le comprend assez
vite. Ce n'est pas les Muzy qu'elle aime c'est Paul c'est tout et c'est sans appel. Presque à
bout d'arguments, il s'entête encore et tente une dernière approche qui tombera à côté
comme les autres : sait-elle seulement ce que fait Paul à Nice ? Sa sœur a un hôtel dans
cette ville, sait-on ce que l'on peut faire dans un hôtel sur le continent ? Exaspérée mais
d'une voix très calme Isabelle rétorque ;
- Héberger des instituteurs qui n'ont pas les moyens d'aller ailleurs peut-être ?
C'est une vraie flèche empoisonnée et elle atteint sa cible en plein centre. Plus un seul mot
n'est échangé jusqu'à l'arrivée. Et là va commencer une vraie guerre de tranchées (bien qu'à
la réflexion cette comparaison ne semble pas la mieux choisie compte tenu du contexte).
Isabelle n'est pas empêchée de sortir non, mais son frère est toujours là. D'ordinaire il
descend jouer au loto au bar de Caroline, maintenant il a installé son QG devant la porte de
la maison, plus moyen de sortir sans passer devant lui en lui disant où elle va. Un vrai poste
frontière, contrôle des papiers en moins. De rage, Isabelle s'est volontairement enfermée
dans le grenier, seule sa mère peut la voir, lui apporter à manger, discuter un peu avec elle.
Cette situation la désole et, peut-être pour la première fois, elle essaie de raisonner son fils
mais son bon sens est maladroit : « Si Isabelle veut cet homme, elle l'aura, c'est tout » et
cette vérité si simplement énoncée ne fait que durcir la situation et empoisonner l'existence
de tout le monde. Même le vieux Joseph-Antoine, grand père respecté s'il en est, supporte
mal cette situation. Il essaie à son tour d'intervenir : la contrainte ne résout rien, c'est bien
connu, il ne faut pas s'entêter, c'est une erreur, elle ne fait que bloquer encore plus la
situation. Rien n'y fait. Et chaque jour pèse un peu plus lourd.
Soudain, dans un beau début d'après-midi tout étourdi de chaleur, la Lettre à Élise résonne
dans le bourdonnement enfiévré des cigales. Isabelle est interloquée. Partie si
précipitamment de Zonza, elle n'avait pu avertir Anna. Sous la pression de Jérôme, ils
s'étaient enfuis presque comme des voleurs aux petites heures du jour la privant ainsi de
toutes velléités d'agir. Depuis, plus rien. Et voilà que ses amies, ses si chères amies, ont
tissé en secret ce lien précieux de solidarité. Voilà qu'elles ont réactivé seules cet ancien
code de communication, voilà qu'elles lui redonnent l'espoir et peut-être la liberté. Le cœur

1: porca miseria !. Juron très populaire ce qu'on pourrait traduire, en terme plus choisis,
par sale misère

190
battant à faire exploser la poitrine, les sentiments en fusion dans un océan de
reconnaissance, Isabelle se précipite dans l'escalier, ralentit un peu le pas en passant devant
son frère, la tête haute en lançant: « Je vais chez Lili » et continue sans attendre la réponse.
Et c'est une Lili dans tous ses états qui l'attend dans le jardin. Il fait une chaleur torride,
elles s'installent sous le grand noyer, ont juste le temps d'avaler un grand verre de
citronnade quand Lili annonce :
- Anna a téléphoné, Paul ne va pas bien du tout, il est malheureux comme les pierres, il
maigrit de plus en plus. Il veut venir ici, mais on l 'en empêche, ça ne ferait qu'aggraver les
choses. Il faut faire quelque chose Isabelle et vite.
C'est ce qu'elle fit. Le lendemain matin, vêtue d'un simple tablier qu'elle met pour aller au
fleuve1, une serviette de bain sur l'épaule, sans rien d'autre, elle passe devant Jérôme :
- Je vais au bain avec Lili, on va pique niquer là-bas.
- Encore ! Vous ne vous quittez plus avec Lili.
Elle ne prend même pas la peine de répondre et continue son chemin. En fait, elle ne va ni
voir Lili ni prendre un bain. Elle a donné rendez-vous à la sortie du village à son jeune
cousin, Pierre, pour qu'il l'accompagne faire une promenade. Une promenade, vraiment ?
Le jeune garçon de quatorze ans est étonné, il veut en savoir plus. Elle se hâte, l'écoute à
peine et elle lui dit qu'il en saura plus en route, pour le moment il faut y aller. Mais la
curiosité est la plus forte surtout quand Pierre s'aperçoit qu'ils prennent le chemin du col de
la Vaccia qui n'est pas la destination habituelle d'une simple promenade. Il s'arrête net,
croise les bras, la regarde dans les yeux :
- Et Jérôme est au courant ?
- Non .
Il est stupéfait, détaille sa cousine de haut en bas : son petit tablier, juste une serviette qui
commence à l'encombrer, mais c'est quoi cette histoire ?. Il commence à s’inquiéter, à se
demander dans quel traquenard il est tombé. Avec une grosse pointe d'angoisse dans la voix
il finit pas lâcher :
- Et qu'est-ce que tu vas faire exactement au col, Isabelle? C'est difficile d'y monter, tu le
sais bien. Qu'est-ce que tu vas faire, sans argent, sans rien là-haut ?
Il est réellement catastrophé, abasourdi, muet tout à coup.
- Ne t'en occupe pas. Je te le dirai tout à l'heure maintenant il faut qu'on se dépêche.
Puis elle regarde le jeune garçon qui n'arrive plus à avancer. Elle voit la peur qui fige son
visage, l'incompréhension qui voile son regard, elle se rend soudain compte qu'elle l'a

1: le fleuve. Il s'agit du Taravo où les jeunes gens ont coutume d'aller pour se baigner.

191
entraîné dans une aventure peut-être un peu trop grande pour un enfant de son âge. Alors
elle s'accroupit devant lui, passe une main affectueuse sur les cheveux noirs semés d'épis
puis le rassure :
- Ne t’inquiète pas mon Pierrot, je ne dirai rien à personne, je ne dirai pas que tu m'as
accompagnée mais fais-moi confiance, il n'y a rien de grave tu comprendras plus tard,
quand tu seras plus grand. Mais maintenant, je t'en supplie, viens vite et laisse-moi faire s'il
te plaît.
Il est encore sous le choc, hésitant, il murmure :
- Mais je vais arriver tard à la maison, je vais me faire gronder, qu'est-ce que je vais dire ?
- Que tu es allé poser des pièges, que tu as été un peu trop loin, que tu n'as pas vu l'heure
passer, quelque chose comme ça quoi.
- Mais tu sais, moi, les pièges...
- Alors on trouvera autre chose, mais maintenant il faut monter et vite.
Comme on le sait Isabelle n'est pas sportive pour deux sous, alors comment trouve-t-elle la
force de monter la pente raide qui grimpe jusqu'au col à quelques quatorze kilomètres d'
Olivèse ? L'histoire ne le dit pas, mais, enfin arrivée, exténuée, elle s'écroule sur le parapet,
respire avec peine à petits coups rapides, essuie la sueur qui inonde ses joues, son cou et
même ailleurs, mais ailleurs elle n’essuie pas. Puis elle se tourne vers Pierre :
- Regarde bien la route mon Pierrot et tâche de trouver un berger et de lui demander si on
peut louer un cabriolet pour descendre à Aulléne.
- Ici, au col ? Mais c'est impossible voyons, il n'y a personne ! Comment veux-tu trouver un
cabriolet ?
Elle sent de nouveau la peur du garçon, elle a un peu honte de l'avoir embarqué dans cette
histoire qui ne le concerne pas, elle veut le rassurer :
- Bien sûr qu'on va trouver. Regarde là-bas, tu vois il y deux bergers avec leur troupeau, va
les voir s'il te plaît. Je suis sûre qu'ils savent comment faire. Tu es vraiment mon champion
tu sais, mon chevalier servant comme dans les livres, sans toi je ne sais vraiment pas ce que
je serais devenue..
Il se redresse, il est fier d'être aussi bien considéré. Et puis au fond ça lui plaît cette secrète
histoire d'évasion, elle a sacrément du courage la cousine, et lui aussi puisqu'il est son
chevalier ! Quelle journée ! Et il trouve le cabriolet ! Mais voilà, il voudrait l'accompagner.
Ce n'est pas bien de laisser aller une femme seule dans un cabriolet avec un homme que l'on
ne connaît pas. Le conducteur sourit, lui donne une petite tape sur l'épaule :

192
- Lascia cora o tiu1, elle ne risque rien avec moi la demoiselle.
Alors il reste là dans la poussière que lève la voiture. Contrarié de ne pouvoir aller jusqu'au
bout avec elle, mais heureux et fier d'avoir participé à pareille aventure. Quand la voiture
disparaît dans le tournant, il prend ses jambes à son cou et dévale à la course la pente
abrupte qu'il connaît par cœur. C'est que ça ne va pas être la fête à la maison mais il ne dira
rien, c'est promis, juré. Un secret c'est un secret, à la vie à la mort. Et il a tenu parole.
Arrivée à Aulléne, il faut régler le cabriolet et sans argent c'est difficile. Pas pour Isabelle
qui se fait déposer devant l'auberge de la Poste, demande au cocher de patienter et entre
dans le restaurant heureusement vide à cette heure. Elle ignore le regard étonné de
l'aubergiste qui regarde venir vers lui cette jeune femme couverte de poussière, vêtue d'un
tablier de maison trempée de sueur, une serviette de bain à la main. Mais la surprise ne fait
qu'augmenter lorsqu'elle lui demande d'une voix assurée que sa piètre mise ne laissait
nullement présager :
- Bonjour monsieur, avez-vous le téléphone ?
- Oui, bien sûr, pourquoi ?
- Parce que je dois appeler mon mari à Zonza, pour qu'il vienne me chercher ici. Maintenant
si vous aviez la gentillesse de me prêter l'argent pour que je puisse payer la course car je
suis partie un peu vite ce matin et je n'ai pas pris d'argent. Mon mari vous remboursera dès
qu'il arrivera.
Et l'homme s' exécute de bonne grâce , comme si tout ça était parfaitement normal puis il
l'accompagne au téléphone :
- Il faudrait appeler l’hôtel de la Terrasse à Zonza s'il vous plaît et demander Anna.
Anna pousse un hurlement de joie lorsqu'elle entend la voix d'Isabelle. Elle avait disparu si
vite, elle n'avait plus de nouvelles et voilà que maintenant... Isabelle ne lui laisse pas le
temps de jouer plus longtemps l'innocence, elles en plaisanteront plus tard. Pour l'heure elle
explique qu'elle est à Aulléne, à l'hôtel de la Poste. Il faut que Paul trouve une voiture et
qu'il vienne la chercher, elle l'attend. Il y a encore un petit cri au bout du fil, puis Anna qui
assure joyeusement :
- Je vais le trouver tout de suite, il va être fou de joie. Mais tu es folle, Isabelle, totalement
folle et je trouve ça magnifique. À tout à l'heure !
Puis il a fallu attendre, attendre. Dix-huit kilomètres ce n'est pas le bout du monde mais tout
de même. L'hôtelier, décidément bon prince, propose à Isabelle d'aller faire un brin de
toilette, ce n'est pas convenable de se présenter à son mari comme ça, non ? Elle rougit

1: Lascia cora o tiu : Laisse courir, petit.

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comme une collégienne, va remettre de l'ordre à sa toilette, s'installe en terrasse et attend,
attend encore . C'est à l'heure où les montagnes lentement se teintent de bleu et qu'un soleil
fatigué se noie dans les ocres et le pourpre d'un jour finissant, que Paul, sous les yeux
ébahis d'Isabelle et de l’hôtelier, fait son apparition au volant d'une fringante Peugeot 402.
Habillé d'un costume d'été sur mesure, le chapeau coquinement posé de côté, le sourire
plein le visage, il s'avance vers Isabelle, pose ses mains sur ses épaules, baise sa joue (il y a
du monde en terrasse), murmure à son oreille : « Tu es venue, enfin ! » Il s'interrompt, la
regarde longuement, puis ajoute : « La voiture est à mon oncle Antoine, il ne voulait pas
que je te fasse honte en venant te chercher Puis il se redresse, salue l' hôtelier qui ne les
quittait pas des yeux et :
- Je vous remercie beaucoup d'avoir accueilli ma femme avec autant de bienveillance. Je
crois qu'elle est un peu fatiguée et moi aussi d'ailleurs. Si vous avez une chambre, nous
resterons ici ce soir et nous aimerions beaucoup dîner ici.
Le lendemain matin c'est une Isabelle transformée et irradiant de bonheur, bien que toujours
affublée de son modeste tablier, qui quitte l'hôtel de la Poste au bras d'un Paul fier comme
un saint-cyrien sous son shako à plumes, sous les yeux attendris de l'hôtelier qui se dit que
c'est là un bien joli couple. Un peu excentrique quand même, mais un bien joli couple tout
de même.
Si la nouvelle vie d'Isabelle commence sur les chapeaux de roues, tout n'est pas acquis pour
autant. Mais le bonheur est déjà là, il sera bien temps que les ennuis arrivent ce qui ne
saurait tarder. Sur la route, Paul explique que comme ils n'ont pas où aller, Antoine, son
oncle et premier mari de sa mère, ( mais il n'a pas cru utile de préciser ce dernier point), son
oncle donc, se propose de leur offrir le rez-de-chaussée de sa maison, disons plutôt de la
maison familiale et Paul a accepté avec plaisir. Isabelle se plaira sûrement dans cette grande
et belle maison, et Antoine a tellement hâte de faire sa connaissance.
Et voilà comment Isabelle entra en toute innocence dans le palazzo Muzy !
L'affaire n'est pas réglée pour autant. Que les amoureux se soient rejoints et aient entamé
une vie commune en dépit de toutes convenances est une chose, que ce soit admis par la
famille d'Isabelle en est une autre. Jérôme, de retour à Zonza pour préparer la rentrée
scolaire, spectateur aux premières loges du bonheur insolent de sa sœur, conscient de son
échec, ne décolère pas. De plus la voilà installée en toute impunité dans le si respectable
palazzo de Zonza, connu dans tout le canton et même plus loin, et ce à la vue de tout le
monde qui la considère presque déjà comme la future maîtresse des lieux. Il faut préciser là
que Jérôme a parfois une imagination débordante. Quoiqu'il en soit il est vraiment temps

194
d'agir sans plus attendre. Il décide alors de faire appel à du renfort et pas n'importe lequel,
l'artillerie lourde en quelque sorte : sa mère et son grand-père persuadé qu'ils seront du côté
de la raison et de la morale, c'est à dire de son côté. Et voilà Marie-Antoinette et Joseph,
quatre-vingt-un ans, en cabriolet. La route est longue, fatigante, quarante-deux kilomètres
de montagne dans la chaleur étouffante de l'été qui n'en finit pas, à passer des cols où même
les chevaux s'essoufflent, à transpirer dans d'incommodes habits de ville que la poussière
recouvre peu à peu. Quarante-deux kilomètres dans le silence, père et fille sont aussi
taciturnes l'un comme l'autre. À penser chacun dans son dedans, à cette fatalité qui pousse
les filles aînées de la famille à reproduire cette sorte d'infamie vers laquelle les précipite
l'amour interdit ; ou peut-être à penser qu'attendre de voir est préférable à condamner sans
comprendre ; peut-être à ne penser à rien, car qui sait ce qui se passe dans l'esprit de
quelqu'un qui se tait ?
Quand ils arrivent enfin, harassés et courbattus, c'est Isabelle qui les accueille devant le
portail de l'hôtel. Avant d'entrer dans la salle à manger où les attend Jérôme c'est Joseph qui
demande d'une voix tranquille :
- Qu'est-ce qui se passe Isabelle ?
Et elle raconte tout, par le détail. De la rencontre à la fuite, de l'hôtel à la vie dans la maison
des Muzy. Ils écoutent en silence, attentivement, sans l'interrompre une seule fois. Quand
elle se tait enfin, Joseph demande :
- Pourquoi tu ne m'as rien dit ?
Il n'y a dans cette voix aucune animosité, aucune colère, seulement une sorte de regret,
quelque chose qui voudrait dire : si tu m'en avais parlé j'aurais peut-être pu tout arranger et
nous n'en serions pas là. Isabelle comprend ça, les larmes lui montent aux yeux, le nœud
dans sa gorge se serre à l'étouffer, il y a du regret et beaucoup d'amertume dans son cœur.
Elle ne peut pas répondre, hausse simplement les épaules comme pour dire : je ne sais pas
et maintenant à quoi bon ?
C'est grand-père qui reprend :
- Où est cet homme ?
- Je vais te le faire voir, entrons.
Jérôme, devant la porte-fenêtre, il regarde avancer vers lui ces trois personnes qui lui sont si
chères mais qui, à l'instant présent, lui semblent un trio uni et solidaire pas vraiment en
accord avec lui. Sans le regarder, Isabelle se poste devant la fenêtre. De l'autre côté de la
rue, assis sur le parapet se tient Paul qui se lève aussitôt qu'il aperçoit la famille Paoletti.
C'est Isabelle qui lui a demandé de venir et de rester là, au cas où l'on voudrait le voir. Bien

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que cette présentation officieuse et semi-clandestine ne lui plaise pas du tout, il s'est plié à
ces souhaits. Après tout, elle connaît sa famille mieux que lui et s'il faut en passer par là,
pourquoi pas. Ce face-à-face ne dure pas longtemps, c'est Marie-Antoinette qui l'interrompt
quand, se tournant vers son père et Isabelle elle conclut :
- À moi il me plaît bien cet homme.
Joseph ne dit rien, pour lui la famille Muzy est une bonne famille. Il n'est pas homme à
s'arrêter aux ragots de toute sorte. Quand il a un avis, il le garde et il l'assume, envers et
contre tous. Mais il n'est pas homme non plus à se précipiter, le temps n'existe pas lorsqu'il
s'agit de prendre une décision quelle qu'elle soit. Et là, c'est du sérieux, du très sérieux.
Alors il se tait, et c'est seulement après s'être rafraîchis et restaurés, que Joseph annonce que
sa fille et lui veulent reprendre la route sans tarder, ils souhaitent retourner au village avant
la nuit (ce qui, soit dit en passant, n'est pas vraiment gagné. Note de l'auteure). Avant de
quitter la table où ils sont réunis tous les quatre, Joseph-Antoine, de cette voix si calme qui
le caractérise, donne enfin son verdict :
- Si Isabelle veut Paul, elle fait comme elle veut.
Pour Jérôme c'est la douche froide. S'il a l'habitude d'être dominateur avec sa mère et ses
sœurs jamais il ne s'est opposé à son grand-père. D'ailleurs l'aurait-il pu ? Joseph est le
patriarche exemplaire, sa parole est rare et respectée, c'est un homme juste et honnête et ce
n'est pas son jupitérien de petit-fils qui viendra jeter ne serait-ce qu'une ombre à son aura.
L'âge a appris la tolérance à l'ancêtre. Dans cette délicate affaire qui pourtant lui rappelle
celle beaucoup plus ancienne de sa fille aînée, il a agi de la façon la plus sage. Il n'a rien
imposé, il a donné son avis c'est tout. Qu' Isabelle en dispose, c'est à elle de décider et à
personne d'autre. Et c'est cela qui plonge Jérôme dans la colère.
Il faut dire qu'il est toujours empêtré dans les promesses qu'il a faites au gendarme Cornu
qui commence à comprendre qu'il est peut-être le dindon d'une très mauvaise farce et ça ne
lui plaît pas du tout. Il presse Jérôme de mettre fin à ses atermoiements, lequel ne sachant
plus comment s'en sortir, continue de harceler sa sœur. C'est ce qui s'appelle s'entêter avec
ferveur dans l'erreur. Lassé de cette situation inextricable, Paul décide d'intervenir. Il
téléphone à sa sœur Catherine qui est à Nice, lui raconte tout et elle décide immédiatement:
- J'arrive, dis à ton Jérôme que nous nous verrons tous les quatre à Bicchisano.
Pourquoi Bicchisano, nul ne le sait et, au fond, quelle importance cela a-t-il ? Et l'arrivée de
Catherine sous la tonnelle du bar Cyrnos, est digne d'une grande scène du cinéma
hollywoodien, et est de nature à marquer à jamais les esprits les plus récalcitrants. Elle
apparaît en majesté, toute de noir vêtue de la tête aux pieds, sa grande silhouette parfaite

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mise en valeur par une sobre et très élégante robe ajustée juste comme il faut, en pongé de
soie, le lourd chignon bas sur le cou sous un chapeau en équilibre. Elle a, sur sa poitrine, un
unique ornement : un grand crucifix en or suspendu à un ruban de satin noir. Elle avance
très droite et néanmoins un brin féline, vers les trois personnes qui se lèvent à son approche.
Elle embrasse son frère, enlace Isabelle chaleureusement en lui murmurant à l'oreille :
- Je suis ravie de faire enfin connaissance avec ma future belle-sœur, Paul m'a tellement
parlé de toi et je vois qu'il a raison de t'aimer.
Elle accorde une distante inclinaison de tête à Jérôme sans même regarder la main qu'il
tend, puis, sans plus attendre, plonge dans le vif du sujet :
- Il semble que vous ne soyez pas d'accord pour le mariage de Paul et d'Isabelle ?
Le ton est froid, le regard glacial mais Jérôme ne désarme pas :
- Il n'y a pas que moi, ma famille aussi pense que cette union est ...
Elle ne le laisse pas terminer. Elle s'est redressée, le nuque raide, la tête haute, elle
intimiderait n'importe qui :
- Votre famille ! Mais il me semble que ce soit vous et vous seul que ce mariage dérange.
Car, que je sache, votre grand-père et votre mère n'ont rien contre cette union. Sachez que
je respecte tout à fait votre famille, mais sachez aussi, au cas où vous l'ignoreriez, que notre
famille est l'une des plus anciennes et des plus nobles de l'île et que c'est un honneur d'y
entrer.
Le silence se fait et Paul se dit que sa sœur a un peu exagéré car l'état de la famille en ce
moment...Mais elle est comme ça, Catherine, elle porte enracinées en elle cette fierté, cette
assurance qu'aucun sale croche-pieds de la vie ne pourrait faire trébucher. Jérôme est rouge
de colère, il se sent humilié, bafoué et il n'aime pas ça du tout, il fait front :
- Ma famille n'a à rougir de rien et ça n'a rien à voir avec l'affaire qui nous occupe. Isabelle
était promise à un homme sérieux qui a beaucoup...
Piquée au vif, Isabelle intervient :
- Comment ça promise ! Je n'ai rien promis du tout moi, c'est toi qui a tout arrangé avec
monsieur Cornu et maintenant tu ne sais plus comment t'en sortir, mais je vais aller lui
parler moi, à ton monsieur Cornu, je vais tout lui expliquer et après tu te débrouilleras avec
lui.
Jérôme sait qu'elle le fera, que rien, absolument rien ne l'en empêchera. Il est pâle, prêt à
riposter quand Catherine intervient :
- Alors maintenant on arrête de se chamailler et on passe aux choses sérieuses.
Elle se tourne vers Jérôme, le regarde sans ciller :

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- Jérôme, soit vous cessez immédiatement votre petit manège pervers soit j’amène avec moi
Paul et Isabelle à Nice et vous ne les reverrez pas de sitôt.
Un silence de plomb tombe, Jérôme et Catherine sont face à face, deux lutteurs qui se
toisent, se jaugent, s'affrontent les yeux dans les yeux. La voix dure de Catherine:
- J'attends.
Un dernier duel, regard contre regard, puis Jérôme baisse la tête. Vaincu.

Parce qu'une ancienne superstition populaire empêche que l'on se marie au mois de
septembre, c'est le 1 octobre 1942 qu' Isabelle et Paul s'unissent pour le meilleur et pour le
pire à Olivèse. Elle a revêtu le beau tailleur marron glacé de Jean Patou que lui a offert
madame Denyse en cadeau de mariage, il est sanglé dans un costume de la même couleur.
Ils sont graves et beaux sur leur photo de mariage.
Jusqu'à ce jour, pour tous les deux, la vie n'a pas vraiment été bonne fille, mais qu'importe,
ils ne sont pas rancuniers. Ils n'ont pas de temps à perdre avec ça.
Pour eux un nouveau temps commence. Un temps inconnu jusque là, un immense espace à
conquérir : celui de la confiance, de l'amour, du bonheur et de l'espérance.

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Remerciements

À l'association Associu Corsica Genealugia et tout particulièrement à Marcelle Raffali qui


m' a tellement aidée dans les recherches aux Archives Départementales de Corse. C'est
grâce à elle, aux très nombreux documents administratifs qu'elle a collectés, que j'ai pu
reconstituer une grande partie de l'histoire de ma famille paternelle racontée ici. À Jean-
Pierre Ballero qui m'a si bien guidé dans le réseau compliqué des Archives Militaires
Nationales. À Claude Ettori pour son aide et sa complicité, cette histoire est aussi un peu la
sienne et je suis fière de pouvoir la lui offrir. À mes très chères amies-correctrices,
Françoise Laurens et Nancy Berenger-Gerbens, pour leur patience à supporter mon
orthographe défaillante et surtout, à la corriger ! À Claudia Dansette, pour son amitié, sa
bienveillance et sa façon bien à elle d'être toujours là pour m'encourager. À Jean-Marc, mon
indispensable et dévoué cousin, presque corvéable à merci sans jamais se plaindre.

Avec toute ma plus profonde reconnaissance.

200

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