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Noël à l’Auberge de La Pomponette - Personnages

Paule Beaufort
Charlotta
Aladin
Hansel et Gretel
Désiré Baudru
Filipa Kologriv
Clélie Hauss
Bohémond de Crisset
et…
La chatte Pomponette
Le chat Carabas
Le chien Sultan

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Il est temps de partir, vieux camarade.
Laisse ta page à peine écrite,
Ferme le livre du soleil.
Ce qui fut dit dans le jardin te survivra peut-être.
Claude Esteban

NOËL À L'AUBERGE DE LA POMPONETTE

Près de Saint-Viâtre (Loir-et-Cher) le 24 décembre 2023

- Allô maman, c'est Flore. Désolée, mais nous ne pourrons arriver que le
26 en fin d'après-midi. La sœur de Ludo est invitée le 25 dans la famille de son
copain. Pour le 24, c'est son oncle et sa tante qui seront absents. Donc nous
passerons le réveillon et le jour de Noël avec les parents de Ludo pour voir
toute la famille. Tu nous prépareras un gros goûter le jour de notre arrivée. Ce
n'est pas grave si les enfants ont leurs cadeaux avec vingt-quatre heures de
retard.

Au petit matin, après une nuit agitée, Paule Beaufort, aussi chagrine
qu'une grenouille qui aurait avalé un frelon asiatique atteint de danse de Saint-
Guy, réécoutait le message pour être certaine que ses oreilles ne l'avaient pas
trahie. Effectivement, la veille, sa fille lui annonçait, sans fioriture comme sans
culpabilité, que pour la troisième année, elle devrait renoncer au bonheur des
fêtes de Noël avec Charlotte et Octave respectivement âgés de neuf et douze
ans. En soupirant, elle regarda autour d'elle. Les cadeaux installés sous le
sapin décoré, la crèche provençale prenant ses aises sur le bahut débarrassé
pour un mois de sa collection de carafes, donnaient un air joyeux au grand
salon. Pourquoi se décarcasser à décorer une maison encore plus silencieuse
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qu'un carmel ? Pourquoi habiter une ancienne auberge, relais de poste depuis
le dix-septième siècle avant une reconversion en immense demeure familiale,
si elle ne servait qu'à elle seule ?

En achetant quarante ans auparavant "La Pomponette", Paule n'avait


pas voulu débaptiser la bâtisse, aux briques rouges et à colombages noirs,
classée monument historique. Elle décida que tous les félins femelles qui y
résideraient s'appelleraient "Pomponette". Elle sursauta. La Pomponette du
moment, une magnifique Écaille de tortue à longs poils, s'installa sur ses
genoux et lui mordilla affectueusement le menton, comme pour la consoler.
Cinq minutes après, elle lançait une patte rageuse sur le poignet de sa
maîtresse puis filait avant de recevoir une tape vengeresse en guise de
représailles. Paule soupira. Cette chatte, profondément caractérielle, cherchait
plus les ennuis qu'elle ne coursait les souris. Un jour où l'autre, elle risquait de
trouver plus fort qu'elle.

Son téléphone vibra. Un SMS s'affichait. Adrien, son fils, la chair de sa


chair, lui annonçait laconiquement qu'il n'envisageait un séjour à Saint-Viâtre
qu'au printemps. Voilà qu'elle se trouvait privée encore de deux petits-enfants,
Quentin et Laure, quinze et treize ans. Des adolescents boutonneux, bougons
et blasés, certes, mais quand même... Elle en éprouva une frustration que
seule celle d'un démineur découvrant pour la quinzième fois de la journée un
colis suspect non piégé pouvait surpasser. La pilule amère s'était coincée dans
son œsophage et refusait de s'abîmer dans les sucs gastriques. La journée
commençait à peine que, plus rapide qu'un camelot au marché de Cour-
Cheverny, elle déballait son lot de désagréments.

Sa tristesse s'accentua lorsque, entrée dans l'office, elle aperçut les


victuailles destinées aux repas des prochains jours prévus pour neuf
personnes. Paule s'adressa à son mari mort depuis bientôt dix ans. Elle ne le
dérangeait de son repos éternel que pour des motifs graves. Un Noël
déprogrammé pouvait prétendre à entrer dans la catégorie urgence absolue.
Elle se prépara un petit-déjeuner à base de thé et de pain d'épices, apporta le
plateau dans le petit salon qui donnait côté route, le posa sur une table
bouillotte avant de se lover dans une bergère en chintz.

- Éric, j'ai besoin de ton avis. Tu me connais, je ne suis pas


particulièrement susceptible, j'ai les épaules aussi larges que celles du géant
Atlas pour porter ma part de contrariétés quotidiennes, mais là, trop c'est trop...
Ce manque de respect de la part de nos enfants lacère façon festons mon petit
cœur tendre. Quand je pense qu'ils ne se sont pas excusés, ni même m’ont dit
qu'ils m'embrassaient... J'aurais dû m'en douter. Au tirage du tarot de la
semaine sont tombés La Maison Dieu, le Trois d'épée et le Huit de coupe. Pour
un tirage mouiseux, c'était un tirage mouiseux. Même mon optimisme
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légendaire aurait dû s'effacer devant cet avertissement de l'Univers. Je n'avais
pas vu pire depuis l'effondrement des deux tours du World Trade Center. Tu te
souviens que la veille, La Maison Dieu était sortie dans trois jeux différents.
Une chose est certaine, connaissant nos enfants, j'aurais dû le voir venir.
Conseille-moi, toi qui es désormais en copinage quotidien avec le Très-Haut.

Tout en soliloquant, Paule se servit une tasse de thé puis battit les cartes
d'un jeu du Petit Lenormand. Elle retourna Le jardin public, Le pont, Le chien,
Le foyer.

- Tu me demandes de sortir, rencontrer des amis et les inviter pour le


réveillon ? Pourquoi pas après tout. Il ne faut pas gâcher toute cette nourriture.
Quel bon conseiller tu fais, depuis toujours. Tu sais quoi, je vais me rendre à
Saint-Viâtre et à Lamotte-Beuvron, et s'il le faut, j'irai jusqu'à Vladivostok. Je
demanderai à des personnes totalement inconnues de partager mon repas.
Noël sera joyeux et plein de surprises cette année. Tu me connais, dès qu'il y
a du foie gras à déguster, que j'entends les verres qui font tchin' et des gens
qui plaisantent, je suis au nirvana. Il n'y a pas de temps à perdre. Je vais me
propulser à l'aventure, cheveux au vent, enfin sous mon bonnet vu qu'il fait un
froid à transformer les manchots en esquimaux vanille-café. Crois-tu que,
comme Diogène, je dois me promener avec une lanterne pour trouver un
homme ? À plus tard, "monamur".

Neuf heures sonnaient au clocher tors de l'église Saint-Viâtre lorsque Paule


monta dans son Alfa Romeo modèle Giulia. Arrivée à Lamotte Beuvron, elle se
gara près de la mairie. Si les magasins de bouche étaient ouverts, il y avait
encore peu de passants dans les rues. Sa mission philanthropique de trouver
des convives se révélait plus ardue que prévu. Elle entra dans le bureau de
l'assistance sociale. Il était vide de tout membre du personnel... Un ficus, et
des poinsettias assuraient la permanence. Elle y trouva Catherine Alberola,
paroissienne attachée aux bonnes œuvres du presbytère, un peu désorientée.

- Bonjour Catherine, vous me semblez égarée comme les rois mages


avant qu’ils ne suivissent l’étoile.

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- Bonjour Paule, ne m'en parlez pas. Pendant que je me décarcasse pour
que les démunis de la commune et des environs passent un Noël agréable,
ces faignantes de la mairie préfèrent rester chez elles à farcir leurs dindes aux
marrons.

- Ne soyez pas si pessimiste, il y aura peut-être du homard sur la table.

- Pas de homard au Réveillon de Noël ! C'est pour les nouveaux riches !


Pourquoi pas un couscous boulettes tant qu’on y est. Il faut savoir respecter
les traditions face au monde que l'on nous prépare !

- Voui, voui... Je m'étonne que, pour suivre l'exemple de saint François


d'Assise, vous n'imposiez pas le menu, gratin d'épinards-marrons-lentilles en
plat de résistance et gâteau au fromage blanc au miel en guise de dessert. Je
plaisante, toute la contrée ne parle que de vos grands talents culinaires. Pour
en revenir au problème du jour, vous éprouvez des difficultés pour caser vos
cas soc' ? Je veux dire vos nécessiteux ? Il vous en reste combien en stock ?

- Paule, vous êtes incorrigible ! Nous ne servons pas des lignes dans un
tableau Excel chez Amazon ! On ne plaisante pas avec la misère !

- Non, on la chouchoute pour paraître important aux yeux des autres.


Pardon, pas de polémiques aujourd'hui. La magie de Noël doit être une priorité.
Sérieux, je voudrais vraiment participer à la vie de la paroisse.

- Si vous le dites... J'ai deux personnes tout à fait adorables...

- Je prends. Dites-leur de se trouver à La Pomponette vers quinze heures.


Ce sera amusant de préparer le Réveillon avec eux. Joyeux Noël, Catherine.

- Également, et merci pour eux.

Paule n'alla pas bien loin. Elle se positionna dans la file d'attente qui
s'étirait devant la boulangerie-pâtisserie "La huche aux merveilles". Tous les
produits proposés y étaient excellents. Les clients du jour achetaient des
quantités suffisantes pour rassasier Grangousier, ou le champion bouffeur de
choucroute garnie homologué dans le Livre Guinness des records. Elle
espérait que lorsque arriverait son tour, le choix serait encore large. Derrière
elle, un homme d'une trentaine d'années téléphonait. Pour s'occuper, elle
tendit l'oreille. Manifestement, l’échange semblait délicat entre l'inconnu et son
interlocutrice. La voix parvenant à ses oreilles lui vrillait étriers, marteaux et
enclumes. Elle ne pouvait que provenir d’une dame hypersensible ou d’un
castrat défoncé au cocktail whisky-absinthe-amphétamines.

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En suivant la conversation en mono, Paule affina son jugement. Elle eut
l'intuition que l'inconnu se faisait larguer, tout bonnement, par sa petite amie.
Elle l'observa du coin de l’œil. Il était grand, portait des vêtements un peu
usagés mais de marques célèbres, et propres. Son visage n'était pas
désagréable à regarder. Il lui parut très sympathique. Dès qu'il rangea son
portable, d’une marque hors de prix, dans la poche de son jean, elle lui sourit.

- Vous pensez que je m’immisce, mais il paraît évident que vous êtes
débarqué et que vous n'avez pas de plan B pour ce soir. Je me présente, Paule
Beaufort.

Les yeux gris de son voisin s'adoucirent. Il sourit à son tour et s’inclina.

- Bohémond de Crisset. Mon amie ne cautionne pas mon virage


professionnel. J’étais dans la finance, mais je n’ai plus supporté le café dans
la cocaïne et j’ai démissionné. Je voudrais me reconvertir dans la menuiserie.
Je devais la rejoindre chez ses parents au manoir de La Contadine, mais elle
m'a indiqué que j’étais persona non grata. La Tesla, prêtée pour l'occasion par
des amis, se rapproche dangereusement de la panne électrique, et je n'ai pas
trouvé de bornes pour recharger la batterie. Je me demande pourquoi je vous
raconte mes ennuis.

- Parce que l'on se confie plus facilement à des inconnus. Oserais-je vous
faire une proposition tout ce qu'il y a de plus honnête ? J'organise un réveillon
avec des amis. Je vous invite. Vous brancherez votre voiture chez moi, et vous
pourrez repartir tranquillement demain matin.

- Vous êtes ma bonne fée, madame Beaufort.

- Appelez-moi Paule. Voici l'adresse. C'est à douze kilomètres d'ici. J'ai


encore quelques emplettes à effectuer. Arrivez disons, vers midi.

- Laissez-moi participer aux frais du repas. Dites-moi ce que vous aviez


commandé à la boulangerie, et je vous l'apporterai.

-C'est très gentil. Voici la liste. À tout à l'heure, Bohémond.

"Formidable, continuons la pêche miraculeuse d’âmes de chiens errants


sans collier" se réjouit Paule dont le moral remontait aussi rapidement qu'une
grenouille escaladant son échelle pour prédire l’arrivée d’un anticyclone.

Elle tournait derrière l'église Sainte-Anne quand elle imita à la perfection


un setter repérant deux lièvres qui batifolaient. Il lui sembla qu’elle était tombée
devant deux pépites. Ce que le commun des mortels aurait appelé, avec une
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moue de répulsion, des punks à chiens. Devant elle, deux adolescents
gothiques, de la crête de leurs cheveux blonds gominés jusqu'à leurs souliers
vernis, des piercings et tatouages à revendre, tenaient en laisse un Jack
Russell du genre teigneux et faisaient la manche. Deux paires d’yeux bleu clair
la défiaient.

-Wesh wesh, la daronne, c’est Noël pour tous. Fais péter ta tune,
l’apostropha la jeune fille.

- Allez, la boomer, tu veux que je te daube, ou bien ?

Son compagnon s’était approché d’elle et commençait à s’amuser avec


le bonnet. Paule le toisa. Il sursauta. La vieille femme lui rappelait furieusement
la Reine des neiges, l’année où avec sa sœur, ils avaient décidé de se faire
une escapade dans son royaume de glaces. Devant le regard sévère, il recula
en s’excusant. Le Jack Russell s’était couché en gémissant à ses pieds, le
moignon qui lui servait de queue entre les pattes.

- Un pas de plus, et je t’explosais la tronche, espèce de petit morveux.


Tu tétais encore ta mère que j’en matais de plus coriaces que toi. Vous êtes
trop jeunes pour vous souvenir de l’histoire du gang des Phimosis de Montcucq.
Des bikers tatoués et poinçonnés, gorgés de bière gonflée à la Kha tequila
Reposado, qui jouaient aux caïds du Bronx devant des policiers municipaux.
Quand j’en eus fini avec eux, ils bâtissaient des châteaux à créneaux et
tourelles dans le bac à sable du jardin de la Baignarderie, en réclamant des
chocos BN à leurs mères. Bien. Je pense que nous pouvons nous présenter.
Je m’appelle Paule et je voudrais, pour vous être agréable, vous inviter à
participer aux festivités que j’organise dans ma résidence.

- Pardon ?

- Voulez-vous tortorer à ma case ce soir, avec votre Milou ?

- Il s’appelle Sultan. T’es trop stylée, meuf, répondit la jeune fille en


souriant. Promets que sera pas la hchouma.

- Juré, craché. Comment vous appelez-vous ?

- Hansel et Gretel.

- Sans déc. ? Enfin, c’est plus cool que Bonnie and Clyde. J’ai encore
quelques emplettes… de la graille à acheter, et je reviens vous chercher ici
avec ma caisse dans une heure. C’est clair ?

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- Wesh, wesh.

Espérant que ces deux jeunes à figure de vampires anémiés ne se


seraient pas fait la malle, elle se dirigea vers l’épicerie fine « Le panier de la
Pompadour » réputée pour être l’adresse de référence des bobos
gastronomes des environs. Le gérant proposait des produits que Fauchon
aurait bien voulu vendre dans ses boutiques. À l’instant où elle ouvrait la porte,
un jeune adolescent la bouscula. Elle roula sur le trottoir puis se redressa en
espérant avoir conservé sa dignité dans cet exercice de gymnastique
acrobatique.

Le fuyard tenta un sprint digne d’un champion médaillé d’or. Son


poursuivant, un vendeur d’une vingtaine d’années, recruté pour les vacances,
se révéla être extrêmement véloce. En dépit du handicap de départ, il effectua
une remontada que n’auraient pas désavouée les plus doués. Sa main
s’accrocha à l’épaule du gamin. Un peu essoufflé, il ramena le chapardeur
devant le magasin, le secoua comme s’il devait en faire tomber des olives et
l’obligea à ouvrir sa besace. Furent sortis : des sardines à l’huile « La
Quimpéroise », des chocolats « Planteur de Kembélé », des confiseries « Le
château de la Guimauvière », enfin, des oranges du Cap Bon, importées de
Tunisie.

Paule observait le déballage avec intérêt. Lorsque apparurent les fruits,


elle ne put s’empêcher de chanter en agitant un index réprobateur en direction
du suspect « Tu as volé, as volé, as volé l’orange du marchand ! ». Bien
entendu, le comique de la situation et l’allusion musicale passaient bien au-
dessus de la tête de ces deux jeunes gens, plus habitués à écouter du The
Weeknd que du Bécaud. Le pillard n’en menait pas large. C’était un garçon
d’environ quatorze ans, de type maghrébin, coiffé d’un Fez rouge. Il portait un
T-shirt blanc, une veste noire en toile sans manches. Un sarouel et des
babouches rubiconds complétaient sa tenue. À ses pieds, traînait un petit tapis
persan.

Les yeux noirs de ce délinquant supposé défiaient la foule qui s’était


assemblée. Depuis le bal des pompiers du quatorze juillet, les animations
étaient rares. Les mots « police », « voyou » et « prison », auxquels fut
répondu en écho le classique, mais toujours efficace « c’est pas ma faute »,
furent prononcés. Paule intervint dans le dialogue en proposant de régler les
denrées volées. Elle se porta garante de la conduite de l’apprenti délinquant.
Le vendeur en référa au manager. Ce dernier accepta un arrangement qui lui
évitait des formalités longues et fastidieuses dans les locaux de la gendarmerie.
Il avait un commerce à faire tourner et un réveillon à préparer.

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- Dis-moi, gamin, comment t’appelles-tu ? Ça te dirait de fêter Noël avec
des SDF, des punks, un chien niaqueur, une chatte caractérielle et moi ?

- De quoi tu parles-là ? Qui me dit que tu n’es pas une serial killeuse ou
une pédophile ? Tu chercherais pas un gigolo ? Attention ! Je suis dans la rue
depuis assez longtemps pour flairer une embrouille.

- Eh bien je te conseille d’aller consulter un ORL. Je suis honorablement


connue dans la région. Si tu veux, nous pouvons passer par la gendarmerie
pour les informer que tu passeras la nuit chez moi.

- OK, je viens. Pas la peine de mêler les keufs à tout ça. Comment tu
t’appelles ?

- Paule, et toi ?

- Aladin, je suis de Shiraz en Iran. Je voulais aller à Paris, mais mon tapis
magique est tombé en passe ici.

- Et moi, je suis Shéhérazade. Enfin, si tu le dis ! Nous allons faire comme


si c’était vrai !

- Je ne suis pas un menteur !

- Tu as raison, il faut savoir être généreux et ne pas cumuler tous les


défauts sans en laisser aux autres. Allez, viens, tu m’aideras à porter les sacs.

Vingt minutes plus tard, croulant sous les paquets, ils sortaient de
l’épicerie. Inutile de passer par la boucherie : Paule avait acheté, foie gras,
ballottines, oie et chapon la veille. Elle chargea le coffre de la voiture, Aladin y
déposa son précieux tapis avant de s’installer à l’avant. Un tour par l’église
pour récupérer Hansel et Gretel, et Paule reprit la route pour Saint-Viâtre. À la
sortie de Lamotte Beuvron, elle remarqua une jeune femme (à son âge, toutes
les femmes de moins de cinquante ans lui paraissaient jeunes) qui faisait du
stop. Elle était très mince et portait, avec classe, une robe longue liberty, des
bottines noires et blanches et une canadienne blanche en peau lainée de
mouton. Son visage, encadré de cheveux blonds, était avenant. Ses yeux vert
émeraude complétaient ce charmant tableau. Paule freina et descendit la vitre :

- Ne dites rien. Vous n’êtes manifestement pas Peau d’Âne. Ni Florine :


il n’y a pas d’oiseau bleu perché sur votre épaule. Je sais, vous êtes Ondine et
vous avez une invitation sur carton doré pour le bal du Prince Huldebrand.

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- Pas du tout, je m’appelle Clélie Hauss, et je me suis décidée à partir à
l’aventure. Voulez-vous me recevoir pour cette nuit ?

- Pour du culot, c’est du culot, lui rétorqua Paule. Vous me faites une
imitation très féminine du « J’irai dormir chez vous » d’Antoine de Maximy ?
Allez, vous avez gagné le gros lot, jeune dame au prénom de tempête
hivernale, je vous embarque pour un réveillon extraordinaire. Vous échapperez
à la pluie qui commence à tomber. Les gothiques derrière, faites donc de la
place pour Clélie.

Les deux adolescents se serrèrent et l’accueillirent par un hochement


discret qui ne bougea pas un cheveu de leur crête. La voiture repartit. À
l’intérieur, Paule tâchait d’assurer une ambiance festive avec des chants de
Noël. Au départ, ce fut un duo avec Clélie, mais dix minutes plus tard, tous
entonnaient avec entrain « Vive le vent ». Ils slamaient « Petit papa Noël »
quand Paule écrasa la pédale de frein. Devant la grille d’entrée de la
Communauté des Béatitudes Marthe et Marie de Béthanie, une petite
silhouette était accroupie, tentant de se protéger de la pluie, sans succès
d’ailleurs, en remontant sur ses cheveux blonds et ses épaules des haillons
que même des SDF nécessiteux, pourtant pas regardants sur la mode,
auraient snobés. Paule prit un parapluie et s’approcha de ce qui ressemblait
plus à un tas de vêtements humides abandonnés par un des membres de la
Communauté qu’à une fillette.

- Que fais-tu sous la pluie, petite ?

- Je sais pas, répondit l’enfant avec un fort accent guttural, je dors dans
une rue de Roskilde. Je me réveille ici. Oh ! Mes allumettes sont trempées !
Qui veut les acheter ? termina-t-elle dans un sanglot.

- Ne pleure pas, je t’en donnerai d’autres. Comment t’appelles-tu ?

- Charlotta, madame.

- C’est drôle, j’ai une de mes petites filles qui s’appelle Charlotte. Où
habites-tu ?

- À Roskilde, madame.

- C’est au Danemark, intervint Clélie qui avait consulté Google.

- Le Danemark, c’est loin. Ne reste pas ici, je t’emmène chez moi. Nous
appellerons tes parents.

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- Je pas de parents.

- Allons, bon ! Une mineure orpheline en situation irrégulière ! Que du


bonheur ! Papa Noël me gâte.

Charlotta s’assit sur les genoux de Clélie et se serra contre elle comme
un chaton retrouvant sa mère. Il était presque treize heures quand Paule gara
sa voiture dans la cour de la maison.

Bohémond de Crisset patientait dans sa voiture. Il en sortit avec la


commande de la boulangerie et suivit le groupe. Galant, il s’effaça pour laisser
passer Clélie qui le remercia, les joues rosies par un trouble qu’elle était
incapable de maîtriser. Hansel et Gretel s’assurèrent avant d’entrer que la
porte et les volets proches n’étaient pas en pain d’épices, ou sucre d’orge.
Charlotta hésita sur le perron : à l’instar des Témoins de Jéhovah, ou d’un
vendeur de cours d’orthographe, c’était la première fois qu’elle était invitée à
entrer dans une maison. Paule termina les présentations au sec.

Pomponette, sur les marches de l’escalier montant aux chambres, épiait


le groupe, les yeux exorbités d’une Marie-Antoinette envisageant les sans-
culottes envahir les salons des Tuileries. À la vue du Jack Russell, elle se
dressa sur la pointe de ses pattes et son poil tripla de volume. Elle cracha des
injures à cet intrus louche qui polluait son atmosphère. Le chien, un baroudeur
de la rue, habitué à se fritter avec des molosses, ne se laissa pas
impressionner. Il lui balança également des insanités. C’était une cacophonie
de miaulements et d’aboiements qui aurait satisfait les fanatiques de musique
Gershwinnienne. Des « Dwggrr... », « Kskch ccy ! Miawww ! Mouwww ! »
« Grschh ! » furent lancés avec toute la spontanéité d’animaux en colère. Des
« Pomponette, ça suffit » et « Couché, Sultan » tentèrent de les apaiser. Les
civilités échangées se terminèrent par un coup de griffe sur le museau de
Sultan, un morceau de poil arraché à la queue de Pomponette avant qu’elle ne
s’envole sur l’étagère du vestiaire.

Le calme revenu, Paule conduisit ses invités dans l’immense cuisine


prévue, à une certaine époque, pour la préparation des repas des nombreux
voyageurs. En guise de collation, elle leur proposa une omelette aux lardons.
Ce fut un casse-tête sans nom : Aladin ne voulait pas de lardons pas assez
« halal » à son goût dans son omelette, Clélie, végane, précisa qu’elle ne
mangerait pas d’omelette du tout, même si les œufs étaient pondus par les
poules du jardin. Bohémond était allergique à l’albumine. Au mot « lardons »,
Hansel et Gretel s’enfuirent de la cuisine en hurlant qu’ils ne voulaient pas être
dévorés. Charlotta exigeait des harengs saurs aux pommes de terre bouillies
assaisonnées de sauce à la moutarde aigre-douce.

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Paule commençait à regretter sa foucade de réveillonner avec des
inconnus. Elle rattrapa les fuyards en leur assurant qu’ils n’étaient pas prévus
au menu. Elle présenta finalement sur la table un assortiment de charcuteries,
fromages, fruits et légumes dans lequel chacun piocherait suivant ses goûts.
Elle déposa sur le sol deux assiettes de pâtée pour animaux. Pomponette
n’hésita pas à manger dans les deux. Sultan montra son irritation en grognant,
mais devant les griffes acérées de la chatte, il préféra se réfugier sous la chaise
de Gretel.

Vers quinze heures, le carillon de Big Ben retentit dans la maison :


quelqu’un sonnait à la porte d’entrée. Paule l’ouvrit. Deux personnes âgées,
qui avaient fait un effort vestimentaire, se trouvaient sur le seuil. L’homme
portait un costume élimé aux coudes, une chemise blanche et une cravate gris
souris aux motifs pastel de décorations de Noël. Il souleva un chapeau claque
dont le noir virait au gris ardoise. Sa tenue était complétée par un monocle
intimidant et une canne à pommeau argenté. Sa compagne, coiffée d’un
chapeau cloche taupe, était enveloppée dans un énorme châle rouge dont le
motif aux grosses fleurs multicolores égayait un visage sévère que
n’adoucissaient pas ses yeux bleu-glacier. Un énorme chat Ragdoll beige, dont
la fourrure des pattes dessinait des bottines blanches à revers noirs, se tenait
assis à ses côtés. Ses yeux myosotis étaient toute innocence.

- Bonjour, Madame, je me présente Désiré Baudru, et voici Filipa Kologriv.


Nous sommes envoyés par Madame Alberola. Est-ce que Carabas peut entrer ?

- Oui, bien sûr. Il y a déjà un chat et un chien. J’espère qu’ils respecteront


la trêve de Noël. Venez vous réchauffer au salon devant le feu de cheminée.
Nous allions justement prendre une boisson chaude avant de commencer à
préparer le réveillon. Je pense que nous sommes au complet.

À la vue de Filipa, Hansel et Gretel, qui étaient venus aux nouvelles,


sursautèrent comme si un troll affamé à longues dents se tenait devant eux. Ils
hurlèrent en la pointant du doigt :

- C’est la sorcière ! Elle nous a retrouvés !

Paule leur imposa le silence. L’équilibre nerveux de ces jeunes punks lui
parut particulièrement altéré. La vie au grand air n’avait pas que des effets
positifs sur leurs organismes. Filipa haussa les épaules et, avec la morgue
d’une tsarine, leur rétorqua :

- C’est incroyable ! Je suis russe, mais on me confond toujours avec cette


pauvre Dame Hel qui a terminé sa vie dans un four comme une vulgaire oie
farcie aux pommes marinées dans le kirch. Deux petits voyous diabétiques
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dans votre genre n’avaient pas apprécié son hospitalité. Dommage, son
absence se fait cruellement sentir depuis que les parents, après les oukases
édictés par Dolto, prônent désormais l’éducation bienveillante. À vous voir ainsi
attifés, on ne peut que regretter l’abandon de certaines traditions.

- Allons, allons, intervint Paule avec la diplomatie d’un casque bleu


officiant dans le Sud Liban, que vous soyez Carabosse, Karaba ou Baba Yaga,
ce n’est pas un problème. Vous êtes mon invitée. Promettez de laisser votre
balai et vos sortilèges au-dehors, et tâchons de passer un bon moment tous
ensemble. Paix sur la Terre aux hommes et aux femmes de bonne volonté.
D’accord, les loufiats ?

Chacun acquiesça. Ils s’installèrent donc tous dans la bibliothèque pour


faire connaissance. Pomponette, chagrine de constater que son espace vital
était encombré d’humains interlopes et d’animaux indésirables, manifesta sa
mauvaise humeur en griffant et mordant tous ceux qui se trouvaient à sa portée.
Paule l’éjecta de la pièce. La chatte partit, la queue aussi agitée que la
baguette d’un chef d’orchestre dirigeant des violonistes hystériques
interprétant du Vivaldi. Paule l’entendit maugréer des malédictions. Après avoir
soigné les griffures, Paule servit les boissons. Gretel tentait d’éloigner de la
vieille femme Charlotta, maintenant convenablement habillée avec des habits
oubliés par la petite Charlotte. Désiré, en connaisseur, félicita leur hôtesse pour
sa collection de livres et particulièrement le rayon de romans policiers, très
fourni. Elle lui avoua regretter de ne pas avoir pu appliquer ses principes de
détective amateur dans la vraie vie. Ils discutèrent un moment de littérature.

Avant de passer à la préparation du repas, Paule les installa dans leurs


chambres. L’avantage d’une auberge, c’est que l’on y trouve une foultitude de
pièces, ce qui permet aux invités de prendre leurs aises. Arrivés dans la cuisine,
les jeunes furent dirigés vers l’atelier pâtisserie pendant que les plus âgés se
chargeaient de la partie « salée » du menu. Un nouveau problème surgit :
Hansel et Gretel refusaient de fabriquer du pain d’épices. Ils prétendaient que
leur séjour chez une sorcière, qui appâtait les enfants grâce à la composition
pâtissière de sa maison, leur avait laissé un trop mauvais souvenir. Des
séquelles irrémédiablement indélébiles. Paule pensa qu’il s’agissait d’un état
post-traumatique consécutif à leur vie d’errance.

Clélie ne voulait toucher ni au beurre, ni aux œufs. Elle en faisait une


question de principe de respect de la vie animale. Son argumentaire se
réduisait à un méli-mélo indigeste de lutte contre le réchauffement climatique,
la disparition annoncée des ours polaires et l’érosion de la côte au Cap Ferret.

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- Dommage, vous ne pouviez pas déguster les délicieux biscuits de chez
Mulot, la taquina Paule qui pensait que la veste en mouton de Clélie était une
incohérence vestimentaire.

- Quand je mange des galettes de chez Mulot, je souris, se risqua Désiré.

Paule apprécia le jeu de mots. Elle décida de séparer ses jeunes invités
en deux équipes : Clélie, Charlotta et Aladin s’occuperaient du pain d’épices
végan, sans miel à la demande de Clélie qui refusait également de cautionner
l’exploitation des abeilles par l’homme. Hansel et Gretel feraient des sablés.
Désiré et Bohémond ouvrirent les huîtres et préparèrent le plateau de fruits de
mer. Paule et Filipa s’occupèrent des autres hors d’œuvres et de la cuisson
des volailles en prenant en considération les obligations alimentaires de Clélie
et Aladin.

La préparation du réveillon, la décoration de la salle-à-manger donnèrent


lieu à des va-et-vient incessants dans toute la maison. Hansel et Gretel
sursautaient comme des mustangs nerveux dès qu’ils croisaient Filipa. Les
trois animaux étaient survoltés, surtout la chatte de la maison qui ne cessait
d’importuner les invités. Après un regard aux pâtisseries qui cuisaient, Aladin
s’absenta de la cuisine. Le bruit affreux d’une dégringolade dans l’escalier leur
parvint. Tout le monde se précipita dans le hall. Aladin, au bas des marches,
se tenait le genou droit. Il regardait Pomponette sévèrement. Autour de lui, des
bijoux étaient éparpillés. Paule les identifia comme lui appartenant.

- Eh bien, jeune homme, vous avez des explications à nous fournir ?

- La sale bête ! Je descendais l’escalier quand elle m’a attaqué les pieds.

- Je suppose que c’est elle qui a répandu mes bijoux autour de toi !

- Madame, je vous jure que ce n’est pas de ma faute. En tombant, j’ai


bousculé quelqu’un qui a fait tomber un sac.

- Et moi, je suis la bonne du curé, rétorqua son hôtesse. Si Pomponette


ne t’avait pas pris en flagrant délit, tu m’aurais pillée, razziée, rapinée.

- Je pense pas que être lui, intervint Charlotta. J’ai vu partir...

- On n’est pas des balances, la coupa Aladin.

En soupirant, Paule ramassa les bijoux et les remonta dans sa chambre


qu’elle ferma à clé. Sur le palier du second étage, une porte s’ouvrit
brutalement. Pomponette, en mode chat volant, lui passa sous le nez.
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Bohémond sortait de sa chambre, furieux : la chatte avait utilisé sa valise
comme water-closet. Toutes ses affaires étaient souillées. Paule voulut entrer
pour constater les dégâts. Devant un refus ferme qui la surprit, elle l’engagea
à se rendre à la buanderie où l’attendait une magnifique et performante
machine à laver séchante. À sa suite, la plupart des invités prononcèrent des
paroles de menaces envers cette plaie qui ne cessait de leur faire des niches.

Enfin, vers dix-huit heures, tout s’apaisa. Les plats froids et les desserts
attendaient sur les consoles de la salle-à-manger soigneusement tenue fermée
pour éviter tout pilage de la part des deux félins et du chien. Paule et ses invités
prirent un peu de repos. Elle en profita pour les remercier de lui tenir
compagnie pour cette veillée. Ils la remercièrent en retour pour l’excellente
idée de les avoir invités. Afin de remplacer les cadeaux qu’ils n’avaient pas eu
le temps d’acheter, ils lui promirent un Noël inoubliable. Peu de temps après,
ils rejoignirent leurs chambres se préparer.

Désiré entra dans la bibliothèque. Il y avait repéré un livre retraçant


l’ésotérisme au temps du roi Salomon dont la lecture lui paraissait prometteuse.
Il quitta la pièce, comme poursuivi par les djinns hostiles, sortis de l’ouvrage.
Avec beaucoup de ménagement, il informa Paule que Pomponette gisait près
de la cheminée, vraisemblablement morte assassinée. Elle se précipita pour
constater que Désiré avait dit vrai. Pomponette ne réagissait pas à ses appels.
Qui avait tué la chatte ? Les suspects ne manquaient pas. Ils avaient tous un
mobile et leurs alibis étaient médiocres. Paule, malgré son chagrin, endossa le
costume de détective et décida de convoquer ses invités au salon pour les
interroger.

Gretel arriva affolée : Filipa et Charlotta manquaient à l’appel. Elle


reprocha violemment à Paule de ne pas avoir pris la mesure de la dangerosité
de la vieille Russe qui ne pouvait être qu’une sorcière mangeant des sangsues
panées au verre pilé les soirs de sabbat. Elle aurait poursuivi sa diatribe encore
un moment, mais Filipa arriva du second étage : elle s’était égarée dans les
greniers où se cachait Carabas. Ce chat la rendait folle. Ils partirent tous à la
recherche de la fillette, dans la maison et à l’extérieur. À pied, elle n’avait pas
pu aller bien loin. Dans un couloir du premier étage, Aladin croisa Paule. Il lui
avoua qu’il avait une idée de qui était le complice de Filipa, le voleur et
l’assassin de Pomponette. Pour lui, il s’agissait de la même personne.
Bohémond et Clélie les rejoignirent, bredouilles.

À cet instant, un incident étrange arriva. Sultan, frustré de la mort de


Pomponette, ce qui l’empêchait d’avoir sa revanche, décida de se venger sur
Carabas qui, apparu comme par magie dans l’escalier, opérait une toilette
minutieuse. En aboyant, Sultan se précipita sur le chat qui, devant l’assemblée
médusée, se dressa sur ses deux pattes, gonfla sa fourrure jusqu’à doubler de
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volume en hauteur et en largeur. Paule crut apercevoir deux véritables bottines
chausser les pattes arrière. Carabas balança un ramponneau qui sécha le Jack
Russell. Quelques secondes après, il avait repris sa forme habituelle. Ses yeux
myosotis regardaient l’assemblée avec une expression d’innocence désolée
par la brutalité du monde en général et l’agressivité canine en particulier. Puis
il se dirigea, avec le calme d’un cardinal entrant en conclave, vers le sous-sol
d’où provenaient des grognements étouffés. Paule et Bohémond le suivirent.
Clélie qui n’aimait pas l’obscurité des caves, préféra remonter dans sa
chambre.

Ils découvrirent Charlotta enfermée dans un placard, ligotée et bâillonnée.


La fillette, attaquée dans l’obscurité, n’avait pas vu son agresseur. Gretel, qui
arrivait, maintint que Filipa était la coupable. Paule remarqua que Carabas
s’amusait avec une boucle d’oreille à chaînette en or et strass. Elle n’hésita
pas à la lui retirer des griffes. Le chat prit l’air vexé de celui à qui un poissonnier
tenterait de refiler des maquereaux avancés. Agacée, elle allait demander à
Gretel de cesser ces enfantillages, lorsqu’ils entendirent Clélie crier de sa
chambre qui se situait au premier étage, côté cour. Ils se précipitèrent. La jeune
femme pointait la fenêtre de son index : au-dessous, Aladin gisait sur son tapis
déployé. Sultan tournait autour en gémissant. Désiré se penchait sur lui.

- Mais vous avez tous décidé de me saboter mon réveillon ! s’exclama


Paule.

- Aladin est mort, l’informa Désiré.

- Comme cela est contrariant ! Il allait me révéler le coupable de tous ces


méfaits, peut-être a-t-on voulu le faire taire.

- Je l’ai entendu parler avec quelqu'un qui lui demandait de lui faire une
démonstration des pouvoirs de son tapis volant, les informa Clélie.

- Bien sûr ! Vous allez m’apprendre qu’il s’agissait de l’Aladin de la lampe


magique ? Ne soyez pas ridicule. En plus d’Hansel et Gretel survoltés dès
qu’ils aperçoivent Filipa portant un saladier rempli de sucres d’orge, vous
prétendez que j’aurais hébergé un héros des Mille et une nuits ? Mais l’abus
de lait d’amandes vous fait perdre tout sens commun, ma chère.

- Pourquoi pas, intervint Bohémond volant à la rescousse de Clélie, pour


un 24 décembre, ce ne serait pas incongru.

- Oh ! Vous, le trader en burn-out, mettez-la donc en veilleuse… Nous


avons plus urgent : appeler les secours.

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- Inutile, il n’en a plus besoin. Bohémond, ouvrez la porte-fenêtre de la
bibliothèque nous l’allongerons dans le canapé.

- Mais, vous ne savez pas qu’il est interdit de déplacer un mort avant
l’enquête de gendarmerie ? s’interposa Paule qui, grâce à sa passion pour les
intrigues policières, connaissait la procédure à suivre.

- Foutaise, répliqua Désiré. Les gendarmes ont d’autres priorités que


d’investiguer sur la mort d’un vagabond arabe, le soir du réveillon. Il y a des
dindes qui les attendent à la maison.

- Vous parlez de volailles ? s’enquit Paule qui aimait la précision.

- Bien sûr, avec leur solde, ils n’ont pas les moyens de se payer des
cocottes de luxe.

- Vous n’avez pas honte de plaisanter ? Il y a un mort, que diable !

Le mort fut donc posé sur un grand sofa. Paule fut écartée : Désiré
pensait que ce n’était pas un spectacle pour une dame. Paule n’insista pas.
Elle voulut appeler la gendarmerie, mais son téléphone portable était
introuvable, le téléphone filaire, aphone. Plus clairement, il n’y avait pas de
tonalité. Les voisins les plus proches se trouvaient à cinq cents mètres. Si la
maréchaussée était injoignable, ce serait donc elle qui mènerait l’enquête. Les
deux crimes odieux ne devaient pas rester impunis. La chasse au coupable
était ouverte. Avant d’entrer dans la cuisine, Paule retourna sous la fenêtre
d’où était tombé le jeune garçon. Le tapis était encore là, une tache rouge
sombre s’étalait. À l’aide d’une lampe torche, elle inspecta les abords. Dans le
parterre largement fleuri d’hellébores blanches, mauves et pourpres, se
répandant autour de houx taillés en haie et en topiaire, elle découvrit un
chandelier à deux branches dont le pied était rougi. Elle prit la précaution de
l’emballer avec un grand mouchoir à carreaux, sorti de la poche de sa veste.
À travers la vitre de la porte-fenêtre, elle aperçut sur le plancher une tache de
la même couleur et de la même forme que celle du tapis. Elle retrouva ses
invités dans la cuisine.

- Bien ! Tout d’abord, je ne vous remercie pas pour cette macabre partie
de Cluedo géante. Nous avons deux cadavres, six suspects, l’arme qui a servi
à assassiner Aladin dans la bibliothèque. Absolument. J’ai constaté que la
tache figurant sur le parquet de la pièce correspondait en tout point à celle du
tapis. Ce tapis a été déposé là pour nous faire croire qu’Aladin était tombé des
étages supérieurs. Ce pauvre garçon en savait trop sur la mort de Pomponette
et le vol des bijoux. Il voulait m’en parler, mais il n’en a pas eu le temps. Je
vais, dès maintenant, éliminer la jeune Mademoiselle Rose, Charlotta, trop
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petite et trop faible pour tuer Aladin. De plus, elle aussi connaît le coupable.
C’est peut-être pour cela qu’elle a été poussée dans le placard.

- Enfin, Paule, vous ne croyez pas que quelqu'un…

- Je ne crois rien, Madame Leblanc, rétorqua Paule à Filipa. J’observe,


je subodore, j’analyse, je déduis. Il ne vous a pas échappé qu’un sort semble
avoir été jeté sur ma maison. Où vous trouviez-vous lorsque Pomponette est
morte, Charlotta ligotée puis emprisonnée et Aladin assommé ? Aladin pouvait
vous soupçonner et m’a indiqué qu’il y avait un complice.

- C’est idiot. Je m’occupais de la sauce hollandaise…

- Sauce hollandaise, mon œil, grommela Hansel. Une potion pour tous
nous transformer en bonshommes de pain d’épices, plutôt...

- ...pour les asperges, continua Filipa sans relever l’insolence du propos.


Ensuite, je suis partie à la recherche de Carabas dans les greniers. Il comprend
tout ce que l’on dit, vous savez. Je n’ai rencontré personne.

- Et vous, Désiré, après tout, c’est vous qui avez découvert les deux
corps !

- Je m’habillais pour le repas.

- C’est vrai que vous êtes d’une élégance rare. Ce smoking vous va à
merveille. Vous n’avez plus rien à voir avec le clochard digne, mais pauvre,
que vous étiez à votre arrivée. Avec tous ces événements, ceci m’avait
échappé. Mais vous, les Mademoiselle Pervenche et Monsieur Violet du jeu.
Vous criez toujours au loup, et vous êtes bien prompts à accuser les autres.
Vous êtes frère et sœur, donc des complices tout à fait naturels. Vous me faites
penser à Colin Dotter, notre numéro dix de l’équipe de foot « Les crampons de
Sologne », qui crie toujours avant qu’un adversaire ne le touche, et fait
l’innocent bafoué lorsqu’il tacle un autre joueur. Vous avouerez que c’est
troublant. D’ailleurs, j’en connais qui seraient très troublés.

- Nous avons cherché la p’tit’ partout, répondit Gretel. C’est pas parce
qu’on est punks qu’on n’a pas de morale. C’est trop facile d’accuser les
marginaux. Ça me fout un seum !

- Suffit, Sylvain et Sylvette. Après les dingos, les Calimero ? Vous avez
d’autres personnages en stock ?

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- Vous oubliez que c’est à cause de la sorcière que nous sommes rejetés.
Quand on est rentré chez notre père, nous avions tellement la rage ! Il n’avait
pas hésité à nous abandonner dans la forêt. À cause de sa lâcheté nous avons
cru mourir. Il n’a pas supporté nos reproches. Il nous a maudits et chassés.
Nous serons des routards tant que nous n’aurons pas trouvé une famille. Ce
sera difficile. Les bourges ne nous calculent pas, et les autres SDF nous
lancent des pierres ! Madame Paule, nous n’avons rien fait, on vous le jure.

- Par pitié, appelez-moi Madame, ou Paule. Madame Paule ça fait


voyante de barnum, ou mère maquerelle. Bien, passons à vous, Bohémond…
Bordel de D… Pardon, je viens de me rappeler un détail qui m’avait échappé.
Attendez-moi ici.

Paule escalada les escaliers, entra dans sa chambre, en ressortit avec


une boîte laquée noire à dessins de contes russes, et rejoignit le groupe. Elle
ouvrit le coffret et s’exclama :

- J’en étais sûre ! Il me manque un bracelet d’une très grande valeur.


Comme par hasard ! Dites donc, Bohémond, je vous ai souvent trouvé dans
les couloirs du premier étage, alors que votre chambre se situe au second.

Bohémond rougit, se troubla, balbutia des mots incompréhensibles pour


toute personne non initiée au sabir crypté du Nébulisthan. Clélie vola à son
secours.

- Ce que Bohémond vous cache, c’est que nous nous aimons. Nous
partageons la même vision du monde. Il a renoncé à sa richesse qui l’entraînait
à sur-consommer et à exploiter les travailleurs qui végétaient dans la misère.
Nous avons le projet d’acheter une ferme dans la Creuse où nous vivrons des
ressources de notre jardin et d’un tourisme raisonné, respectueux de
l’environnement.

- C’est très bien tout ceci. Si vous rencontrez Boucle d’Or et les trois ours
au fin fond de vos bois, ne manquez pas de leur transmettre mes salutations
distinguées. Je m’en réjouirais bien pour vous, mais il y a un os, comme dirait
Idéfix, pardon Sultan. Vous avez besoin d’une somme suffisante pour réaliser
votre projet. Un apport conséquent n’est pas à négliger, et vous avez saisi
l’occasion qui s’offrait à vous. Voici comment cela s’est passé. Vous avez donc
comploté pour voler mes bijoux. Afin de camoufler votre larcin, vous n’avez pas
hésité à compromettre Aladin en le faisant passer pour un voleur. Son casier
judiciaire ne joue pas en sa faveur. Mais il vous a reconnu, et Charlotta
également. Vous avez décidé de vous débarrasser d’eux et de ma Pomponette
trop curieuse. Vous aviez remarqué qu’elle avait tendance à me ramener des
objets. Vous craigniez donc qu’elle ne retrouvât mon bracelet. Pour parachever
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votre œuvre, Clélie a sorti cette ineptie sur un supposé tapis volant aussi peu
fiable qu’un avion d’Air Papouasie. Le crâne défoncé de ce pauvre Aladin par
le chandelier passait pour une erreur de pilotage. Ne niez pas, Clélie, j’ai trouvé,
enfin avec Carabas, nous avons trouvé votre bijou d’oreille dans le placard.
Vous commencez bien mal votre vie à deux. Une vie parsemée de crimes et
de délits en tout genre, qui, grâce à ma consommation régulière de poisson
dans le but louable de magnifier mon cerveau, je vais écraser dans l’œuf. Je
sais, Clélie, que ce n’est pas végan, mais vous n’êtes pas sans reproches non
plus.

- En suivant votre raisonnement, vous accusez ce charmant petit couple


de deux meurtres, et de vous avoir dérobé le saphir jaune d’Oshun, intervint
Désiré Baudru.

Paule braqua son regard noir vers lui, le corps agité comme si elle avait
reçu une décharge de taser entre les omoplates.

- Co… Comment savez-vous qu’il s’agit d’un saphir jaune ? réussit-elle à


articuler lorsque ses cordes vocales eurent retrouvé leur place. Qui vous en a
parlé ? Pas moi en tout cas. Je viens de découvrir qu’il ne se trouvait plus dans
le coffret. Vous faites donc partie du gang ? C’est affreux, inconcevable,
inadmissible, scandaleux !

Désiré réajusta son monocle et épousseta les manches de son smoking :

- Voici l’histoire. En me promenant au Niger, j’ai rencontré un vieux griot


africain qui m’a appris qu’un explorateur français, trahissant sa confiance, avait
dérobé le bracelet de la déesse Oshun dans le temple dont il était le gardien.
Un bel ouvrage d’orfèvrerie antique, tout en or, garni d’obsidienne et d’un
magnifique saphir jaune. Il en était inconsolable. Comme deux des guerriers
de sa tribu m’avaient tiré des pattes d’hippopotames colériques, je lui ai promis
de le ramener.

- Vous délirez ! Ce bracelet a été offert à ma grand-mère par son mari


dans les années vingt. Vous n’êtes pas si vieux ! Ou bien... Le chapeau haut-
de forme, le monocle. La panoplie d’un gentleman cambrioleur ! Mes yeux se
dessillent comme ceux du pèlerin sur la route de Damas Vous seriez donc... ?

- Je suis. Vous feriez un bon détective. Permettez-moi de rendre le


bracelet à ses propriétaires légitimes. Je vous promets que vous ne regretterez
pas.

- Après tout, c’est Noël. S’il en va du moral d’un chef de village africain,
de ses guerriers et d’un griot, qui entre nous ne doit plus être très jeune, jeune,
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je vous l’offre bien volontiers, lui répondit Paule. Mais tout ceci ne résout pas
l’énigme d’Aladin, Charlotta et Pomponette. Vous n’avez pas la réputation d’un
criminel.

Désiré lui baisa le dos de la main.

- Vous avez raison. C’est une surprise que nous vous avions tous
préparée pour vous remercier de votre hospitalité, chère dame. Vous êtes si
chaleureuse. La dent dure, parfois, mais bon cœur toujours. Votre charmante
demeure et votre bibliothèque m’ont inspiré cette enquête policière, façon jeu
de rôle grandeur nature, pour Noël. Vous avez fait preuve de logique. Mon cher
et grand adversaire Herlock Sholmès vous aurait félicitée pour votre sens de
la déduction. Soyez rassurée, tout le monde va bien. Désiré siffla deux fois.
Aladin entra, tenant dans ses bras une Pomponette au mieux de sa forme
puisqu’à peine reposée sur le sol, elle expliqua à Sultan qui se reposait devant
le feu de la cheminée, que la vie n’était pas qu’un chemin parfumé par les roses
avant de faire mille grâces à Carabas. Le chat qui comprenait parfaitement le
langage humain avait servi de truchement pour inclure Pomponette dans cette
farce. Elle avait d’ailleurs été excellente dans son rôle de composition.

Leur hôtesse éclata de rire. Pour une surprise, c’était une belle surprise.
Un beau cadeau. Comme elle aimait à le dire, aujourd’hui, elle avait rempli son
panier pour l’année. Elle avait, un instant, mené la vie trépidante de héros
d’Eugène Sue ou Maurice Leblanc. Sur un signe de Filipa qui l’avertissait que
tout était prêt, elle leur proposa de passer aux choses sérieuses.

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Un festin les attendait. La salle-à-manger était magnifiquement décorée.
Un extraordinaire décor de conte de fée. Charlotta était aux anges. Elle sauta
pour embrasser Paule. Ils s’installèrent : Paule en bout de table, Désiré à sa
droite, Bohémond à sa gauche puis Gretel et Charlotta. En face de Paule, le
couvert était mis. Elle demanda à Filipa et Clélie de prendre place à droite et à
gauche de cette place vide. Paule invitait tous les ans l’esprit d’Éric à se joindre
à la fête. Son assiette était aussi bien servie que celles des vivants. Hansel et
Aladin s’assirent à côté de ces dames. Les trois animaux allaient et venaient
entre les jambes des convives. Pomponette ne quittait plus Carabas.

- Je n’y ai pas prêté attention sur le moment, mais je viens de remarquer


que nous sommes exactement le même nombre de personnes que si mes
enfants et mes petits-enfants étaient venus. Ne le prenez pas mal. La famille
que nous formons ce soir est plus qu’une famille de substitution. C’est une
vraie famille de cœur. Hansel et Gretel, vous l’avez enfin trouvé, cette famille
que vous recherchiez tant. Charlotta, tu viens de passer le Noël dont tu rêvais
depuis longtemps. Bohémond et Clélie sont amoureux. Ils pourront ouvrir leur
restaurant gastronomique où seront servis panais farcis à l’épeautre et
gratinée de rutabaga. Le tout arrosé de lait d’amandes fermenté. Que du
bonheur ! Filipa a démontré qu’elle pouvait concocter autre chose que des
philtres magiques. Désiré remboursera bientôt sa dette d’honneur. La magie
de Noël a encore frappé.

- Et vous, Paule, que désirez-vous ? lui souffla Filipa.

- La paix de l’âme, ma chère.

Aladin, discrètement frotta une petite lampe magique en argent, sortie de


la poche de sa veste.

La soirée se poursuivit assez tard dans la nuit. Tous allèrent finalement


se reposer. Le lendemain vers midi, ils partagèrent un brunch, puis les invités
quittèrent l’auberge de La Pomponette. Paule insista pour que Pomponette,
qui ne quittait plus Carabas, parte avec lui et Filipa. Cette dernière aurait bien
accepté, mais Carabas et la chatte s’étaient volatilisés. Devant la surprise de
Paule, la Russe expliqua qu’elle ne connaissait Carabas que depuis la veille.
Le chat s’était matérialisé à leur arrivée devant la porte.

Aladin s’assit en tailleur sur son tapis dont l’accroc avait été réparé par
Filipa. Il joignit les mains sur sa poitrine, inclina la tête avant de s’envoler. Le
tapis dessinait des arabesques dans le soleil. Bohémond et Clélie
embrassèrent leurs amis d’un soir et s’installèrent dans la Tesla qui démarra
silencieusement. Après un dernier « Do svidaniya! », Filipa disparut dans un
écran de fumée. Avant leur départ, Hansel et Gretel offrirent à Paule un
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bonhomme en pain d’épices au miel qu’ils avaient cuit dans la nuit. Désiré avait
déjà filé à l’anglaise avec le bracelet. Paule retrouva sur son bureau un bouquet
de roses entouré par une chaîne dorée, avec un pendentif en forme de
panthère Cartier, dans lequel un bristol avait été glissé avec les mots suivants
« Merci pour ce moment délicieux, Arsène Lupin ». La dernière à quitter l’auberge
fut Charlotta. Elle embrassa tendrement son hôtesse et lui glissa dans les
mains une petite boîte d’allumettes. Le cœur serré, Paule regarda la petite
silhouette se fondre derrière un rideau de pluie. « J’espère que cette douce
enfant ne se changera jamais en adolescente maussade, prête à gober les
bobards d’une influenceuse inculte, massacreuse de syntaxe. »

Seule dans la grande maison vide, la déprime récurrente du 25 décembre


la saisit en fin d’après-midi lorsque tout fut lavé et rangé. Les chambres étaient
prêtes à accueillir sa famille. Pomponette n’était plus là pour lui faire des niches.
Vers vingt heures, Paule se rendit sur la terrasse de sa chambre, posa sur une
petite table en rotin le bonhomme de pain d’épices, le pendentif, la boîte
d’allumettes, un cocktail Hasta Siempre. Elle s’installa dans une chaise longue,
frissonna et ramena sur elle un plaid à motif tartan. La lune, presque pleine,
éclairait suffisamment la terrasse. Sur son téléphone, elle avait programmé la
Valse du printemps de Chopin. Elle croqua un bout de pain d’épices, but une
gorgée du cocktail. Elle ouvrit la petite boîte, gratta une allumette. À la lumière
vacillante devant ses yeux, elle se retrouva avec ses parents, devant un grand
sapin décoré, pour ouvrir des cadeaux enrubannés. La deuxième lui découvrit
un Noël avec Éric et leurs enfants, alors petits. Elle alluma la troisième… Un
grand éclair la secoua.
- Dix ans ! Tu as mis du temps à arriver !

Elle cligna des yeux, éblouie par le grand soleil qui la réchauffait. Elle
était allongée, sur un transat, sur le pont d’un navire bercé par les mouvements
doux d’une mer caribéenne. Elle se sentait légère et rajeunie. Son défunt mari,

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debout à côté d’elle, aussi beau qu’à ses trente ans, souriait en lui tendant un
cocktail Delicia.

- Je devais préparer mes bagages. Tu sais que je n’aime pas voyager


léger. Joyeux Noël, « monamur »

Le 26 décembre dans l’après-midi, Flore et sa famille arrivèrent.


L’auberge était anormalement silencieuse. Tout était rangé. Dans la salle-à-
manger le couvert était dressé sur la table décorée, les plats attendaient dans
la cuisine. Les guirlandes du sapin clignotaient. Inquiète, Flore chercha sa
mère dans toutes les pièces du rez-de-chaussée.

Finalement, elle découvrit Paule, comme endormie, sur la chaise longue.


Elle souriait, apaisée. Du pain d’épices, picoré par les oiseaux, ne restaient
que quelques miettes. Le verre renversé sur la table basse, trois allumettes à
moitié consumées gisant sur le parquet de la terrasse, complétaient le tableau.
Flore ignora toujours combien le dernier Noël de sa mère avait été
extraordinaire.

On s'amuse on applaudit
Pendant que dure la pièce
Et puis le rideau s'abaisse
Et quelqu'un vient qui vous dit :
Demain affiches nouvelles,
Aujourd'hui plus rien à voir.

Adieu les amis, adieu bonsoir


Adieu les amis, adieu bonsoir
On va souffler les chandelles
On va souffler les chandelles

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Oui un instant mon cœur joyeux
S'est enivré de chimères,
Un tas de folles lumières
Ont dansé devant mes yeux
Mais où sont-elles ?
Autour de moi tout est noir

Adieu les amis, adieu bonsoir


Adieu les amis, adieu bonsoir
Il faut souffler les chandelles
Il faut souffler les chandelles

Le couplet des chandelles


Belle Lurette
Jacques Offenbach - Ernest Blum - Édouard Blau - Raoul Toché

FIN

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