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Paule Beaufort
Charlotta
Aladin
Hansel et Gretel
Désiré Baudru
Filipa Kologriv
Clélie Hauss
Bohémond de Crisset
et…
La chatte Pomponette
Le chat Carabas
Le chien Sultan
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Il est temps de partir, vieux camarade.
Laisse ta page à peine écrite,
Ferme le livre du soleil.
Ce qui fut dit dans le jardin te survivra peut-être.
Claude Esteban
- Allô maman, c'est Flore. Désolée, mais nous ne pourrons arriver que le
26 en fin d'après-midi. La sœur de Ludo est invitée le 25 dans la famille de son
copain. Pour le 24, c'est son oncle et sa tante qui seront absents. Donc nous
passerons le réveillon et le jour de Noël avec les parents de Ludo pour voir
toute la famille. Tu nous prépareras un gros goûter le jour de notre arrivée. Ce
n'est pas grave si les enfants ont leurs cadeaux avec vingt-quatre heures de
retard.
Au petit matin, après une nuit agitée, Paule Beaufort, aussi chagrine
qu'une grenouille qui aurait avalé un frelon asiatique atteint de danse de Saint-
Guy, réécoutait le message pour être certaine que ses oreilles ne l'avaient pas
trahie. Effectivement, la veille, sa fille lui annonçait, sans fioriture comme sans
culpabilité, que pour la troisième année, elle devrait renoncer au bonheur des
fêtes de Noël avec Charlotte et Octave respectivement âgés de neuf et douze
ans. En soupirant, elle regarda autour d'elle. Les cadeaux installés sous le
sapin décoré, la crèche provençale prenant ses aises sur le bahut débarrassé
pour un mois de sa collection de carafes, donnaient un air joyeux au grand
salon. Pourquoi se décarcasser à décorer une maison encore plus silencieuse
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qu'un carmel ? Pourquoi habiter une ancienne auberge, relais de poste depuis
le dix-septième siècle avant une reconversion en immense demeure familiale,
si elle ne servait qu'à elle seule ?
Tout en soliloquant, Paule se servit une tasse de thé puis battit les cartes
d'un jeu du Petit Lenormand. Elle retourna Le jardin public, Le pont, Le chien,
Le foyer.
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- Bonjour Paule, ne m'en parlez pas. Pendant que je me décarcasse pour
que les démunis de la commune et des environs passent un Noël agréable,
ces faignantes de la mairie préfèrent rester chez elles à farcir leurs dindes aux
marrons.
- Paule, vous êtes incorrigible ! Nous ne servons pas des lignes dans un
tableau Excel chez Amazon ! On ne plaisante pas avec la misère !
Paule n'alla pas bien loin. Elle se positionna dans la file d'attente qui
s'étirait devant la boulangerie-pâtisserie "La huche aux merveilles". Tous les
produits proposés y étaient excellents. Les clients du jour achetaient des
quantités suffisantes pour rassasier Grangousier, ou le champion bouffeur de
choucroute garnie homologué dans le Livre Guinness des records. Elle
espérait que lorsque arriverait son tour, le choix serait encore large. Derrière
elle, un homme d'une trentaine d'années téléphonait. Pour s'occuper, elle
tendit l'oreille. Manifestement, l’échange semblait délicat entre l'inconnu et son
interlocutrice. La voix parvenant à ses oreilles lui vrillait étriers, marteaux et
enclumes. Elle ne pouvait que provenir d’une dame hypersensible ou d’un
castrat défoncé au cocktail whisky-absinthe-amphétamines.
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En suivant la conversation en mono, Paule affina son jugement. Elle eut
l'intuition que l'inconnu se faisait larguer, tout bonnement, par sa petite amie.
Elle l'observa du coin de l’œil. Il était grand, portait des vêtements un peu
usagés mais de marques célèbres, et propres. Son visage n'était pas
désagréable à regarder. Il lui parut très sympathique. Dès qu'il rangea son
portable, d’une marque hors de prix, dans la poche de son jean, elle lui sourit.
- Vous pensez que je m’immisce, mais il paraît évident que vous êtes
débarqué et que vous n'avez pas de plan B pour ce soir. Je me présente, Paule
Beaufort.
Les yeux gris de son voisin s'adoucirent. Il sourit à son tour et s’inclina.
- Parce que l'on se confie plus facilement à des inconnus. Oserais-je vous
faire une proposition tout ce qu'il y a de plus honnête ? J'organise un réveillon
avec des amis. Je vous invite. Vous brancherez votre voiture chez moi, et vous
pourrez repartir tranquillement demain matin.
-Wesh wesh, la daronne, c’est Noël pour tous. Fais péter ta tune,
l’apostropha la jeune fille.
- Pardon ?
- Hansel et Gretel.
- Sans déc. ? Enfin, c’est plus cool que Bonnie and Clyde. J’ai encore
quelques emplettes… de la graille à acheter, et je reviens vous chercher ici
avec ma caisse dans une heure. C’est clair ?
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- Wesh, wesh.
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- Dis-moi, gamin, comment t’appelles-tu ? Ça te dirait de fêter Noël avec
des SDF, des punks, un chien niaqueur, une chatte caractérielle et moi ?
- De quoi tu parles-là ? Qui me dit que tu n’es pas une serial killeuse ou
une pédophile ? Tu chercherais pas un gigolo ? Attention ! Je suis dans la rue
depuis assez longtemps pour flairer une embrouille.
- OK, je viens. Pas la peine de mêler les keufs à tout ça. Comment tu
t’appelles ?
- Paule, et toi ?
- Aladin, je suis de Shiraz en Iran. Je voulais aller à Paris, mais mon tapis
magique est tombé en passe ici.
Vingt minutes plus tard, croulant sous les paquets, ils sortaient de
l’épicerie. Inutile de passer par la boucherie : Paule avait acheté, foie gras,
ballottines, oie et chapon la veille. Elle chargea le coffre de la voiture, Aladin y
déposa son précieux tapis avant de s’installer à l’avant. Un tour par l’église
pour récupérer Hansel et Gretel, et Paule reprit la route pour Saint-Viâtre. À la
sortie de Lamotte Beuvron, elle remarqua une jeune femme (à son âge, toutes
les femmes de moins de cinquante ans lui paraissaient jeunes) qui faisait du
stop. Elle était très mince et portait, avec classe, une robe longue liberty, des
bottines noires et blanches et une canadienne blanche en peau lainée de
mouton. Son visage, encadré de cheveux blonds, était avenant. Ses yeux vert
émeraude complétaient ce charmant tableau. Paule freina et descendit la vitre :
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- Pas du tout, je m’appelle Clélie Hauss, et je me suis décidée à partir à
l’aventure. Voulez-vous me recevoir pour cette nuit ?
- Pour du culot, c’est du culot, lui rétorqua Paule. Vous me faites une
imitation très féminine du « J’irai dormir chez vous » d’Antoine de Maximy ?
Allez, vous avez gagné le gros lot, jeune dame au prénom de tempête
hivernale, je vous embarque pour un réveillon extraordinaire. Vous échapperez
à la pluie qui commence à tomber. Les gothiques derrière, faites donc de la
place pour Clélie.
- Je sais pas, répondit l’enfant avec un fort accent guttural, je dors dans
une rue de Roskilde. Je me réveille ici. Oh ! Mes allumettes sont trempées !
Qui veut les acheter ? termina-t-elle dans un sanglot.
- Charlotta, madame.
- C’est drôle, j’ai une de mes petites filles qui s’appelle Charlotte. Où
habites-tu ?
- À Roskilde, madame.
- Le Danemark, c’est loin. Ne reste pas ici, je t’emmène chez moi. Nous
appellerons tes parents.
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- Je pas de parents.
Charlotta s’assit sur les genoux de Clélie et se serra contre elle comme
un chaton retrouvant sa mère. Il était presque treize heures quand Paule gara
sa voiture dans la cour de la maison.
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Paule commençait à regretter sa foucade de réveillonner avec des
inconnus. Elle rattrapa les fuyards en leur assurant qu’ils n’étaient pas prévus
au menu. Elle présenta finalement sur la table un assortiment de charcuteries,
fromages, fruits et légumes dans lequel chacun piocherait suivant ses goûts.
Elle déposa sur le sol deux assiettes de pâtée pour animaux. Pomponette
n’hésita pas à manger dans les deux. Sultan montra son irritation en grognant,
mais devant les griffes acérées de la chatte, il préféra se réfugier sous la chaise
de Gretel.
Paule leur imposa le silence. L’équilibre nerveux de ces jeunes punks lui
parut particulièrement altéré. La vie au grand air n’avait pas que des effets
positifs sur leurs organismes. Filipa haussa les épaules et, avec la morgue
d’une tsarine, leur rétorqua :
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- Dommage, vous ne pouviez pas déguster les délicieux biscuits de chez
Mulot, la taquina Paule qui pensait que la veste en mouton de Clélie était une
incohérence vestimentaire.
Paule apprécia le jeu de mots. Elle décida de séparer ses jeunes invités
en deux équipes : Clélie, Charlotta et Aladin s’occuperaient du pain d’épices
végan, sans miel à la demande de Clélie qui refusait également de cautionner
l’exploitation des abeilles par l’homme. Hansel et Gretel feraient des sablés.
Désiré et Bohémond ouvrirent les huîtres et préparèrent le plateau de fruits de
mer. Paule et Filipa s’occupèrent des autres hors d’œuvres et de la cuisson
des volailles en prenant en considération les obligations alimentaires de Clélie
et Aladin.
- La sale bête ! Je descendais l’escalier quand elle m’a attaqué les pieds.
- Je suppose que c’est elle qui a répandu mes bijoux autour de toi !
Enfin, vers dix-huit heures, tout s’apaisa. Les plats froids et les desserts
attendaient sur les consoles de la salle-à-manger soigneusement tenue fermée
pour éviter tout pilage de la part des deux félins et du chien. Paule et ses invités
prirent un peu de repos. Elle en profita pour les remercier de lui tenir
compagnie pour cette veillée. Ils la remercièrent en retour pour l’excellente
idée de les avoir invités. Afin de remplacer les cadeaux qu’ils n’avaient pas eu
le temps d’acheter, ils lui promirent un Noël inoubliable. Peu de temps après,
ils rejoignirent leurs chambres se préparer.
- Je l’ai entendu parler avec quelqu'un qui lui demandait de lui faire une
démonstration des pouvoirs de son tapis volant, les informa Clélie.
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- Inutile, il n’en a plus besoin. Bohémond, ouvrez la porte-fenêtre de la
bibliothèque nous l’allongerons dans le canapé.
- Mais, vous ne savez pas qu’il est interdit de déplacer un mort avant
l’enquête de gendarmerie ? s’interposa Paule qui, grâce à sa passion pour les
intrigues policières, connaissait la procédure à suivre.
- Bien sûr, avec leur solde, ils n’ont pas les moyens de se payer des
cocottes de luxe.
Le mort fut donc posé sur un grand sofa. Paule fut écartée : Désiré
pensait que ce n’était pas un spectacle pour une dame. Paule n’insista pas.
Elle voulut appeler la gendarmerie, mais son téléphone portable était
introuvable, le téléphone filaire, aphone. Plus clairement, il n’y avait pas de
tonalité. Les voisins les plus proches se trouvaient à cinq cents mètres. Si la
maréchaussée était injoignable, ce serait donc elle qui mènerait l’enquête. Les
deux crimes odieux ne devaient pas rester impunis. La chasse au coupable
était ouverte. Avant d’entrer dans la cuisine, Paule retourna sous la fenêtre
d’où était tombé le jeune garçon. Le tapis était encore là, une tache rouge
sombre s’étalait. À l’aide d’une lampe torche, elle inspecta les abords. Dans le
parterre largement fleuri d’hellébores blanches, mauves et pourpres, se
répandant autour de houx taillés en haie et en topiaire, elle découvrit un
chandelier à deux branches dont le pied était rougi. Elle prit la précaution de
l’emballer avec un grand mouchoir à carreaux, sorti de la poche de sa veste.
À travers la vitre de la porte-fenêtre, elle aperçut sur le plancher une tache de
la même couleur et de la même forme que celle du tapis. Elle retrouva ses
invités dans la cuisine.
- Bien ! Tout d’abord, je ne vous remercie pas pour cette macabre partie
de Cluedo géante. Nous avons deux cadavres, six suspects, l’arme qui a servi
à assassiner Aladin dans la bibliothèque. Absolument. J’ai constaté que la
tache figurant sur le parquet de la pièce correspondait en tout point à celle du
tapis. Ce tapis a été déposé là pour nous faire croire qu’Aladin était tombé des
étages supérieurs. Ce pauvre garçon en savait trop sur la mort de Pomponette
et le vol des bijoux. Il voulait m’en parler, mais il n’en a pas eu le temps. Je
vais, dès maintenant, éliminer la jeune Mademoiselle Rose, Charlotta, trop
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petite et trop faible pour tuer Aladin. De plus, elle aussi connaît le coupable.
C’est peut-être pour cela qu’elle a été poussée dans le placard.
- Sauce hollandaise, mon œil, grommela Hansel. Une potion pour tous
nous transformer en bonshommes de pain d’épices, plutôt...
- Et vous, Désiré, après tout, c’est vous qui avez découvert les deux
corps !
- C’est vrai que vous êtes d’une élégance rare. Ce smoking vous va à
merveille. Vous n’avez plus rien à voir avec le clochard digne, mais pauvre,
que vous étiez à votre arrivée. Avec tous ces événements, ceci m’avait
échappé. Mais vous, les Mademoiselle Pervenche et Monsieur Violet du jeu.
Vous criez toujours au loup, et vous êtes bien prompts à accuser les autres.
Vous êtes frère et sœur, donc des complices tout à fait naturels. Vous me faites
penser à Colin Dotter, notre numéro dix de l’équipe de foot « Les crampons de
Sologne », qui crie toujours avant qu’un adversaire ne le touche, et fait
l’innocent bafoué lorsqu’il tacle un autre joueur. Vous avouerez que c’est
troublant. D’ailleurs, j’en connais qui seraient très troublés.
- Nous avons cherché la p’tit’ partout, répondit Gretel. C’est pas parce
qu’on est punks qu’on n’a pas de morale. C’est trop facile d’accuser les
marginaux. Ça me fout un seum !
- Suffit, Sylvain et Sylvette. Après les dingos, les Calimero ? Vous avez
d’autres personnages en stock ?
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- Vous oubliez que c’est à cause de la sorcière que nous sommes rejetés.
Quand on est rentré chez notre père, nous avions tellement la rage ! Il n’avait
pas hésité à nous abandonner dans la forêt. À cause de sa lâcheté nous avons
cru mourir. Il n’a pas supporté nos reproches. Il nous a maudits et chassés.
Nous serons des routards tant que nous n’aurons pas trouvé une famille. Ce
sera difficile. Les bourges ne nous calculent pas, et les autres SDF nous
lancent des pierres ! Madame Paule, nous n’avons rien fait, on vous le jure.
- Ce que Bohémond vous cache, c’est que nous nous aimons. Nous
partageons la même vision du monde. Il a renoncé à sa richesse qui l’entraînait
à sur-consommer et à exploiter les travailleurs qui végétaient dans la misère.
Nous avons le projet d’acheter une ferme dans la Creuse où nous vivrons des
ressources de notre jardin et d’un tourisme raisonné, respectueux de
l’environnement.
- C’est très bien tout ceci. Si vous rencontrez Boucle d’Or et les trois ours
au fin fond de vos bois, ne manquez pas de leur transmettre mes salutations
distinguées. Je m’en réjouirais bien pour vous, mais il y a un os, comme dirait
Idéfix, pardon Sultan. Vous avez besoin d’une somme suffisante pour réaliser
votre projet. Un apport conséquent n’est pas à négliger, et vous avez saisi
l’occasion qui s’offrait à vous. Voici comment cela s’est passé. Vous avez donc
comploté pour voler mes bijoux. Afin de camoufler votre larcin, vous n’avez pas
hésité à compromettre Aladin en le faisant passer pour un voleur. Son casier
judiciaire ne joue pas en sa faveur. Mais il vous a reconnu, et Charlotta
également. Vous avez décidé de vous débarrasser d’eux et de ma Pomponette
trop curieuse. Vous aviez remarqué qu’elle avait tendance à me ramener des
objets. Vous craigniez donc qu’elle ne retrouvât mon bracelet. Pour parachever
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votre œuvre, Clélie a sorti cette ineptie sur un supposé tapis volant aussi peu
fiable qu’un avion d’Air Papouasie. Le crâne défoncé de ce pauvre Aladin par
le chandelier passait pour une erreur de pilotage. Ne niez pas, Clélie, j’ai trouvé,
enfin avec Carabas, nous avons trouvé votre bijou d’oreille dans le placard.
Vous commencez bien mal votre vie à deux. Une vie parsemée de crimes et
de délits en tout genre, qui, grâce à ma consommation régulière de poisson
dans le but louable de magnifier mon cerveau, je vais écraser dans l’œuf. Je
sais, Clélie, que ce n’est pas végan, mais vous n’êtes pas sans reproches non
plus.
Paule braqua son regard noir vers lui, le corps agité comme si elle avait
reçu une décharge de taser entre les omoplates.
- Après tout, c’est Noël. S’il en va du moral d’un chef de village africain,
de ses guerriers et d’un griot, qui entre nous ne doit plus être très jeune, jeune,
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je vous l’offre bien volontiers, lui répondit Paule. Mais tout ceci ne résout pas
l’énigme d’Aladin, Charlotta et Pomponette. Vous n’avez pas la réputation d’un
criminel.
- Vous avez raison. C’est une surprise que nous vous avions tous
préparée pour vous remercier de votre hospitalité, chère dame. Vous êtes si
chaleureuse. La dent dure, parfois, mais bon cœur toujours. Votre charmante
demeure et votre bibliothèque m’ont inspiré cette enquête policière, façon jeu
de rôle grandeur nature, pour Noël. Vous avez fait preuve de logique. Mon cher
et grand adversaire Herlock Sholmès vous aurait félicitée pour votre sens de
la déduction. Soyez rassurée, tout le monde va bien. Désiré siffla deux fois.
Aladin entra, tenant dans ses bras une Pomponette au mieux de sa forme
puisqu’à peine reposée sur le sol, elle expliqua à Sultan qui se reposait devant
le feu de la cheminée, que la vie n’était pas qu’un chemin parfumé par les roses
avant de faire mille grâces à Carabas. Le chat qui comprenait parfaitement le
langage humain avait servi de truchement pour inclure Pomponette dans cette
farce. Elle avait d’ailleurs été excellente dans son rôle de composition.
Leur hôtesse éclata de rire. Pour une surprise, c’était une belle surprise.
Un beau cadeau. Comme elle aimait à le dire, aujourd’hui, elle avait rempli son
panier pour l’année. Elle avait, un instant, mené la vie trépidante de héros
d’Eugène Sue ou Maurice Leblanc. Sur un signe de Filipa qui l’avertissait que
tout était prêt, elle leur proposa de passer aux choses sérieuses.
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Un festin les attendait. La salle-à-manger était magnifiquement décorée.
Un extraordinaire décor de conte de fée. Charlotta était aux anges. Elle sauta
pour embrasser Paule. Ils s’installèrent : Paule en bout de table, Désiré à sa
droite, Bohémond à sa gauche puis Gretel et Charlotta. En face de Paule, le
couvert était mis. Elle demanda à Filipa et Clélie de prendre place à droite et à
gauche de cette place vide. Paule invitait tous les ans l’esprit d’Éric à se joindre
à la fête. Son assiette était aussi bien servie que celles des vivants. Hansel et
Aladin s’assirent à côté de ces dames. Les trois animaux allaient et venaient
entre les jambes des convives. Pomponette ne quittait plus Carabas.
Aladin s’assit en tailleur sur son tapis dont l’accroc avait été réparé par
Filipa. Il joignit les mains sur sa poitrine, inclina la tête avant de s’envoler. Le
tapis dessinait des arabesques dans le soleil. Bohémond et Clélie
embrassèrent leurs amis d’un soir et s’installèrent dans la Tesla qui démarra
silencieusement. Après un dernier « Do svidaniya! », Filipa disparut dans un
écran de fumée. Avant leur départ, Hansel et Gretel offrirent à Paule un
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bonhomme en pain d’épices au miel qu’ils avaient cuit dans la nuit. Désiré avait
déjà filé à l’anglaise avec le bracelet. Paule retrouva sur son bureau un bouquet
de roses entouré par une chaîne dorée, avec un pendentif en forme de
panthère Cartier, dans lequel un bristol avait été glissé avec les mots suivants
« Merci pour ce moment délicieux, Arsène Lupin ». La dernière à quitter l’auberge
fut Charlotta. Elle embrassa tendrement son hôtesse et lui glissa dans les
mains une petite boîte d’allumettes. Le cœur serré, Paule regarda la petite
silhouette se fondre derrière un rideau de pluie. « J’espère que cette douce
enfant ne se changera jamais en adolescente maussade, prête à gober les
bobards d’une influenceuse inculte, massacreuse de syntaxe. »
Elle cligna des yeux, éblouie par le grand soleil qui la réchauffait. Elle
était allongée, sur un transat, sur le pont d’un navire bercé par les mouvements
doux d’une mer caribéenne. Elle se sentait légère et rajeunie. Son défunt mari,
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debout à côté d’elle, aussi beau qu’à ses trente ans, souriait en lui tendant un
cocktail Delicia.
On s'amuse on applaudit
Pendant que dure la pièce
Et puis le rideau s'abaisse
Et quelqu'un vient qui vous dit :
Demain affiches nouvelles,
Aujourd'hui plus rien à voir.
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Oui un instant mon cœur joyeux
S'est enivré de chimères,
Un tas de folles lumières
Ont dansé devant mes yeux
Mais où sont-elles ?
Autour de moi tout est noir
FIN
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