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MA BIGNETTE

Pierre
HESBERT

SAHEL
EDITIONS

Décembre 2021
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SOMMAIRE

Avant-propos

1. Non de d’là !

2. Miserere

3. Saint Michel, ma joie !

4. Mauvais indics !

5. Tu es le fils de ta tante

6. Sensibleries

7. Territoires

8. Latin de cuisine

9. Sur un vélo volé

10. La Pissette

11. Trois routes

12. Haut en bas

13. - Chut !

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14. 13 Avril 2004 – Epilogue

Références

Avant-propos sur Ma Bignette

J’ai récemment un peu modifié le titre et me suis accaparé la Bignette avec un


« Ma » qui remplace le « La » qui la précédait. Cette Bignette d’Ille-et-Vilaine a
imprégné ma toute première jeunesse et celle de ma fratrie. Elle a laissé quelques
traces que reprend cet opuscule qui, je l’espère, ne lassera pas le lecteur.
La curiosité adulte aidant, je découvre que ce toponyme, formé sans doute à
partir du mot « bigne » date de la fin du XVème siècle. Il est plus courant que je ne
l’imaginais. Alain Rey indiquait que ce mot dériverait du celte « buno » ou souche
d’arbre.
On retrouve la trace de Bignette jusque dans les Hautes-Pyrénées, le Calvados, les
Yvelines, la Mayenne, l’Allier. Le toponyme est rural, et concerne autant le hameau,
que l’écart, la ferme, le chemin, la rivière, le lieu-dit. Existent même une SCI en Ile-de-
France, une variété de citron de Menton et une olive de Provence. Le cruel surnom de
Françoise d’Aubigné, Madame de Maintenon, était « Bignette », S’était-elle cognée ?
Non ! Mais son mari, le poète Scaron souffrait d’une difformité. En pensant à cette
bosse, on pense aussi à sa déformation en bigne, beigne, ou beugne, qui rappelle que
l’on peut administrer des coups, des bignettes, quoi ! Chez l’occitan quand on bigne,
on zyeute. Chez l’ardennais on beuque. Quant à dire que l’initiale de Bigne-Bignette a
pu être un v à l’espagnole, cela nous amène à chercher de la vigne là où il n’y en n'a
pas ou plus. Allez comprendre !
La suite ce sont les émotions du gamin que je fus.
Avant d’en finir avec cet avant-propos mes remerciements aux correcteurs, à ma
fratrie, à mes cousins, aux habitants de La Bignette et spécialement à Jean que
j’associe fraternellement à mes souvenirs.

Ma Bignette à moi, date d’avant la Révolution. Une date le rappelle au


balcon de la maison.
Elle a accueilli sous la première république un moine défroqué de Savigny au
patronyme de Langlet qui fit pénitence, se maria et devint même maire de la Bazouge-
du-Désert1. On parle aussi de trois à quatre religieux qui s’y installèrent. On alla
jusqu’à l’appeler « château ». on parle d’un manoir qui aurait précédé. Son toponyme
désigne à la fois le hameau et le ruisseau qui rejoint la Sélune. Ma famille avait pris
possession de cette maison, à laquelle était attachée une ferme. Plusieurs

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Bazeleg-an-Dezerzh en Breton

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propriétaires ‘y succédèrent. Aujourd’hui c’est une maison devenue confortable qui


accueille le voyageur. Elle a nourri mon imaginaire et m’a permis de décrocher un 16
sur 20 en rédaction à l’écrit du BEPC. Que l’on me pardonne si j’ai écorché des
patronymes. Quelle note me donneront les lecteurs ?

1. « NON DE D’LÀ ! »

C’est ton histoire. C’est celle d’un gamin. C’est l’histoire de ta famille.
C’est l’histoire de ton coin de cambrousse, c’est l’histoire de tes étés
successifs qui n’en forment qu’un, et n ‘en formeront qu’un jusqu’à ta
disparition, c’est l’histoire de ton microcosme, c’est ton ambiance. C’est…
Allez, « Non de d’là ! Alors tu vas causer ? Bon je le fais pour toi ! »
Tu montes la côte pour aller comme tous les soirs d’été, à « la Belle
Etoile », chercher un litre de lait frais entier et une demi-livre de beurre en
motte à saler. Il n’y a pas de loup. Tu n’es pas le chaperon rouge. Tu
risques une oreille chez le meunier, histoire d’entendre le bruit sourd de la
meule sur le grain, tu dérobes des étincelles au maréchal-ferrant, tu
flaires le douze et demi étoilé d’Algérie, chez le bistrotier-épicier, tu plains
la voisine qui rame ses haricots. Si tu es attentif, tu entends très
distinctement des « Non de d’là ! ».
Tu ne réfléchis ni longtemps, ni beaucoup. Tu te dis que tout cela vaut
bien un « Bonjour ! »
Toi, tu ne lances pas de « Non de d’là ! » Tu en es sûr ? Oui ! Tu fais un
ample signe du bras droit aux lanceurs de « non de d’là ! », en même
temps que tu leur sers ton « Bonjour ! »
Normalement, tu dois y ajouter : « Madame ou Monsieur ! » . C’est selon.
Si tu les imites, ta mère te reprend. Dans ton, son milieu, on ajoute :
« Madame, Monsieur » à « Bonjour ». Et on n’oublie jamais de saluer.
Pas le premier, mais on doit répondre au salut ! Jamais de « Monsieur
Dupont ou Durand ! » C’est d’un peuple, c’est bon pour les relations
d’affaires ! dit ta mère, sentencieusement. Ton père ne contredit jamais ce
type de propos sur le mode de salut à autrui, même s’il n ‘en a cure. Il ne
vient pas souvent t’accompagner, en tout cas moins souvent qu’au début,
et compense ce déficit par l’envoi de longues lettres au style humoristique
fleuri. Il y narre comment il repeint la cuisine à Paris. Quand il vient nous

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conduire il fait vite le tour du hameau – nommé « la Bignette » - Ille et


Vilaine, à la frontière de la Mayenne -, dilapide l’argent du ménage dans
de somptuaires équipements de pêche, bouchons, hameçons, chez
l’épicière-bazar de Pontmain-Mayenne, la plus que plantureuse, Madame
Hameau-odeur de vieux Livarot- qui lui servent à attraper deux à trois
ablettes, et tu exagères le nombre, ayant acquitté, bien sûr, la taxe de
pêche dans la Pissette (Glaine), c’est le surnom de la rivière, au bistrot de
la Bazouge-du-Désert. Nous arrivons généralement de Paris vers 17
heures après être passés par Dreux, Nonancourt, Tillières, Verneuil,
Mortagne-au-Perche, Alençon, Pré-en-Pail, Mayenne, Ernée, Montaudin,
Pontmain. Ouf ! Là on s'arrête dans le bourg et ma mère (c'est elle qui
conduit la voiture le plus souvent) pour faire des courses chez madame
Hameau, l’épicière. L'intérieur du commerce est très impressionnant avec
des multitudes de guêpes et mouches qui n'en finissent pas de mourir,
collées sur des rubans adhésifs qui pendouillaient.
Puis l'on repart et, merveille, de la côte qui domine la Bignette en venant
de Pontmain, on aperçoit enfin la maison de la Bignette, vêtue de vert et
de rouge par la vigne vierge. Commence un séjour de rêve qui dure entre
deux et trois mois, jusqu'à la fin septembre, car les classes alors ne
reprennent que début octobre.

Tu ressens encore cet interdit muet, toute tentative d’explication


philologique ou linguistique mise à part de prononcer un « d’là » ou un
« dieu ». On ne badine pas avec le nom de dieu, sinon le ciel te tombe sur
ta tête. On laisse dieu au placard. On l’en sort une fois par jour au pied du
lit surélevé, dans l’alcôve. On y accède en montant sur une chaise paillée-
pour la prière du soir. On le processionne le dimanche près de la
basilique, dont la Vierge a stoppé les Allemands en soixante dix, et en
moins que ça pour le dire ! Enfin !, c’est ce qu’ont dit les gamins
Barbedette, qui l’ont vue la Belle Dame, dans la nuit bleu- azur, avec

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toutes ces étoiles peintes au plafond dans la chapelle proche de la


basilique. Alors, puisqu’elle a arrêté les Allemands en 1871 près de Laval,
la Vierge, ouf !, eh bien ! on lui érige une belle grande basilique en
granite armoricain, de Louvigné-du-Désert, pour accueillir des charretées
de pèlerins rougeauds bretons et normands. On ouvre une boutique à
images pieuses et cloches à neige perpétuelle. On chante, on braille les
cantiques ! Les hommes à gauche, les femmes à droite. En tout cas, tu te
ranges avec ta mère. Tu n’es pas encore assez grand pour être à gauche
près des hommes aux vestes toutes pareilles, aux pantalons velours à
grosses côtes, avec leurs moustaches en croc. Ces jours-là ils ont quitté
les sabots. Les litanies à la vierge, nom de dieu ! Vierge de ceci, Vierge
de cela ! Cela dure autant que le narrateur a pu engranger les
appellations dans le missel. Tu sais le sens des mots, en tout cas, tu sais
les endurer ! Bravo ! Es-tu prêt à recommencer ? Bien sûr, même si tu ne
sais pas si les litanies ont toujours cours aujourd’hui ! Il faut de sacrés
curés pour mener ce train-là, sachant réciter le rosaire par cœur, comme
des tables de multiplication d’écoliers près du poêle. Oui, rien que pour
l’ambiance ! Tu y retournes ! A y repenser, c’est pourtant mortel ! Et l’on
marronne le latin, en y comprenant que couic ! Braves campagnes !
Bonnes mémoires entraînées aux chants bas-latins ! Heureusement il y a
la queue chez le pâtissier ensuite pour les éclairs et les mille feuilles !
A part cela dieu on lui fout une paix républicaine et royale toute la
journée ! Quoique… Un léger doute, n ‘est-ce pas ?
Oui ! Parce que tu te souviens, avant chaque repas, qu’est-ce que tu
fais ?
Tu récites le benedicite pour le pain et le reste. Pas quand ton père est
là ! Comme il est plutôt absent, tu dis donc souvent, automatiquement ces
bénédictions de la boustifaille. Sinon, Dieu tu lui fiches la paix tout le reste
du jour qu’il éclaire.
Tu te dis que c’est bizarre de dire un « non » négatif, plutôt qu’un « nom »
nominatif. Quand tu y réfléchis, tu te dis que c’est pour ne pas trop
exagérer, qu’ils disent comme cela les gens de la Bignette, leur « de
d’là ». S’ils ajoutent un « m » , alors là ç’est de trop ! Ils risquent
l’inquisition, le bûcher, les Allemands et le reste. Eux ils ont déjà un autre
sacré accent, ni aigu, ni grave, que tu ne comprends pas tout le temps, un
charabia qu’on n’apprend pas à Lutèce, qu’on s’efforce de ne pas adopter
dans ta famille. En tout cas, tu le jures, un accent qu’on n’y oublie pas,
quand on passe dans les fermes pour festoyer avec fermiers et
métayers, de force poulets et canards de grain cuisinés aux raisins noirs
et blancs.
Alors s’ils oublient, sciemment, de déguiser son nom à dieu, ç’est la fin
des haricots, des belles messes, à deux kilomètres de là, à pinces,
Monseigneur ! Tu te le dis, non de non ! Futés les gens de la Bignette,

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sous leurs airs madrés ! Ils engueulent tranquillos leur créateur, qui fait la
pluie et le beau temps, ce qui est très important ! autant qu’ils le peuvent,
dès qu’ils croisent leurs semblables, sans en avoir l’air, sans être repérés,
avec leur code à eux. Pour un peu tu regrettes de ne pas les avoir
prononcés ces « non de d’là ! » Tu te serais senti intégré à leur monde.
En sachant tout ce que tu viens de dire, tu aimerais savoir s’ils le
balancent tout seuls ce « non de d’là ! » dans leurs carrés de choux et de
patates, et de tu ne sais plus quoi.
Tu t’embusques dans un fossé où somnolent des nœuds de couleuvres
moites – mais qu’importe !- ou au coin d’une haie, pour vérifier si Léonie
n’oublie pas de balancer le nom du Seigneur, en enfonçant sa fourche
du sabot droit paillu, sous les mottes de patates à longues tiges vertes
.Léonie c’est la fermière qui se prend pour une bête de somme. Elle est
noueuse, et son occiput s’orne d’un chignon squelettique.

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2. MISERERE

Te voilà en train de t’écorcher les genoux aux cailloux pointus et


terreux du chemin. Comme chaque matin à six heures, qu’il pleuve, vente,
neige, ou en attendant qu’il cogne sur ton chef, tu t’agenouilles. Tu es
devenu le spécialiste des quatre saisons de la souffrance. Tu grimaces
avant d’avoir posé genou à terre. Tu aurais pu profiter de la douceur de la
rosée de l’herbe du bas-côté, évitant à tes blessures mal cicatrisées de
s’ouvrir. Tu serres les dents, plisses les coins des paupières.
C’est la mise en place qui est la plus difficile ! Après ça va moins mal !
Tu as pris le pli. Au début ton corps est froid, pas encore chauffé par ta
déambulation d’homme-tronc. Tu prends soin de rassembler ton froc et ta
corde sur un bras. Au besoin, tu changeras de bras en cours de route.
C’est parti ! « Non de d’là ! » Tu es mal, tu râles. Tu stoppes ton
gémissement très vite. Tu dois épargner tes forces pour un seul but. Tu
t’imposes silence, en plus de cette expiation d’un quotidien mal vécu. Tu
en as pour deux lieues. C’est pesé !
Celui qui est là-haut enregistre tes trajets. Il les déduit de ton péché
capiteux. Moins un, moins deux, moins, tu ne sais même plus combien il
t’en reste à accomplir, l’ermite !
Pourquoi, diable ! as-tu mené cette vie avant ? Regarde, aujourd’hui, où
tu en es ! Tu as, sous la pression de ton remords, été obligé de t’imposer
l’enfer sur terre, ce feu dévorant tes genoux, qui brûle au moins autant
que celui qui t’aurait attendu. Tu aurais pu attendre ! Remarque, au
moins, piètre consolation, tu ne connaîtras pas celui-là !
Quotidiennement, tu épuises un peu plus tes forces à te diriger vers
ce qui allait être la chapelle saint Abraham. Tu ne t’en rends même plus
compte ! Tu en es arrivé au point où seul compte l’accomplissement de
ton obsession.
Quand tu ne seras plus, on parlera de toi avec respect, crainte,
peut-être admiration. On ira déposer des marguerites dans un bocal à la
Chapelle. Ceux-là feront le chemin à pied, à cheval, en carriole ou au côté
des vaches qui vont aux champs.
Et puis ce souvenir âpre qui sanctifie, on l’aura sans doute peu à peu
rangé au rayon des souvenirs. Une légende demeurera. Comme toutes
les légendes, elle aura sa part de vérité et d’imaginaire.
A la Bignette - au « château » comme ils disent au bourg, dès
qu’une bâtisse dépasse les autres - vécut en ermite, un repenti avec sa
robe de bure et sa corde de chanvre. Pendant dix ans il effectua son trajet
au quotidien. Les paysans bâtirent une chapelle en souvenir. C’est ce que
l’on se raconte au coin de l’âtre.
Ils ne savent pas d’où il venait. Un jour ils l’ont trouvé comme ça à la
Bignette !

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Aujourd’hui tu la cherches toujours cette chapelle. Il y a bien


quelques pierres éboulées au bord de la route à quatre kilomètres. Tout le
monde a dû s’y servir pour monter sa baraque. Tu baptises ce tas de
décombres « chapelle ». Tant mieux si ça te va !
Tu sors de ton rêve, ni triste, ni gai. Tu n’a pas voulu te prendre pour
cet homme finalement, même si tu en as emprunté le souvenir. Le
goudron qui te guide chez ta tante à Fougerolles-du-Plessis pour voir tes
cousins et cousines issus de germains, l’a effacé.
Le soir passe le troupeau.
La petite Badiche, elle doit avoir ton âge. Elle travaille, elle !
Avec sa robe de toile grise à carreaux elle suit attentivement ses vaches à
robes de cuir brunes. Les mouches aux yeux bleu pétrole font leur ronde
autour des croupes. Les queues balayent largement l’air pour les chasser
en vain. Meuglements résignés ! Quelques « flacs » de bouses au contact
de la route! Elle caresse la colonne vertébrale de la dernière avec sa
gaule de châtaigner. C’est toujours la même qui prend pour les autres !
Miserere !
Le chien, de races mélangées, monte et descend la file aux panses larges
et aux pis qui tanguent !
Tu observes le tout, et la petite. Tu ne risques pas de sourire. Timide !
Autant qu’elle ! Tu ne parles qu’aux garçons ! C’est le temps des « Ouh !
les quilles ! » des hardes de garçonnets croisant les théories de filles du
trottoir d’en face. Mais seul, tu es muet ! Elle te dévisage silencieusement.
Sérieuse, avec ses prunelles noires comme celles des épineux prunelliers
des haies. Sa robe grise à carreaux cousue par sa mère, est boutonnée
devant sur des genoux gros comme des têtes de nègre. Ses sabots font
un bruit sec et creux au goudron.
Elle repassera bien, penses-tu ! Elle ne repasse jamais. Elle coupe
à travers son champ.
Miserere !

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3. SAINT MICHEL : MA JOIE !

Tu es en visite au Mont. Le Mont c’est celui de la baie St Michel. Ta


mère est restée à terre. Pour la première fois de ta vie tu te trouves aux
pinacles de pierre. Le guide, genre Dufilho, « entièrement d’époque »,
évoque, volubile, la construction du joyau, les marées, le cheval au galop,
les moines, le Couesnon, bref ! l’ingénieux système du plan incliné et de
la roue intérieure. Du véritable Léonard de Vinci ! Admiration !
Commentaires de l’inévitable colonel en retraite. Silence monacal, ou
quasi, troublé par un « Monsieur ?… »

Celui qui dit « Monsieur ? », c’est René. Le « Monsieur » c’est ton père,
qui est là pour une fois ! René, c’est René Poisson, quinze ans, fils de
Monsieur et Madame, de la maison basse en face. Monsieur est
cantonnier. Madame est mère au foyer. Elle disparaîtra dans son feu de
frites, impotente. Cela c’est beaucoup plus tard, quand tu ne viens plus
vraiment à la Bignette, pas plus que René.
René ne tient plus. Il a la « courante ». Tu lui demandes de se taire, de ne
pas troubler l’éloquence de l’orateur des Musées nationaux. Rien n’y fait.
Ton pater doit donc s’appuyer une invective du cicerone, et demander où
se trouvent les toilettes. Ton père est obligé de t’abandonner avec ton
frère à la culture cistercienne. Le « Jacques Dufilho » de service n’a pas
trop sourcillé. Il sait que ton frère et toi ne donnerez pas le pourboire en
usage, car le porte-monnaie s’est allé avec son porteur.
Dans les toilettes médiévales, il est trop tard pour ton René de se
servir des tinettes. La débandade ! Oh le falzar ! A poil le René ! Ton
père lui balance des seaux d’eau. Où a-t-il trouvé un seau ? Secret ! Il lui
flanque des douches horizontales. Enfin c’est ce qu’il t’a raconté une fois
arrivé à la Bignette, hors les oreilles de René. Le René, il se planque dans

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un chiotte en attendant que ton père revienne avec les couvrantes


écossaises des sièges de la « Frog ».
La « Frog » c’est le surnom de la Frégate, immatriculée 280EV75,
paquebot familial qui se shoote au super. Bleu Ile de France. Très chic ! Il
faut une force herculéenne pour manier le changement de vitesse du
volant. Un truc pour mâle et macho ! Ecartées ou écartelées par ce
changement de vitesse pour fort des halles, les femmes ! Cela retarde
l’âge de leur majorité. Double débrayage au plancher pour rétrograder en
douceur ! Bref le René il ressemble à un Gaulois avec ses braies. Le
falzar intègre un sac en plastique pour couper l’odeur rustique persistante,
nonobstant le rinçage insistant sous les robinets des toilettes du Mont.
Mais ça manque de savon.
L’habitacle de la Frog , au retour, est imprégné d’une senteur parente de
celle de l’étable. Tu préfères, comme ton frangin Jean, à la réflexion,
l’odeur de l’étable.

La Petite Bignette, où habitent René et ses parents

René est rendu à ses parents, propre comme un chou neuf. Deux heures
après, René arrive à la porte de la cuisine. Il offre, de la part de sa mère,
à la tienne, des pêches, bien mûres, et bien grosses, avec ses bonnes
paluches.
Remerciements et congratulations réciproques, plus bla-bla bignettard sur
tout et rien.

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Les commentaires maternels font un accueil très ténu, presque


distant, à la bonne intention de la mère de René, dans son dos vêtu de
toile grise, et insistent lourdement sur sa façon d’offrir. Trop de proximité
avec les mains de René ! Tu n’en perds pas une miette. Chez ta tante
maternelle Jehanne, pas Jeanne ! Diantre ! – tu en reparleras plus tard- il
n’y a pas de pêchers. Les noyaux de pêche que tu as plantés après les
déjeuners n’ont jamais donné un quelconque rejet. Léonie, la fermière a
dû considérer que ces rejets sont de mauvaises herbes à éradiquer ! Mais
la main verte ça ne s’improvise pas ! Tu subtilises quand même un fruit
sur la table, quand ta mère bavasse avec René. Tu files au fond du jardin
pour le déguster, comme le fait un chien d’un os volé au pot-au-feu. Là,
derrière le carré de choux de Léonie, qui nourrissent l’unique cochon, tu
t’en mets plein les joues, plein le menton, plein la chemise. Tu bâfres.
Diable !

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4. MAUVAIS INDICS

Tu te vois juché avec Jean sur le grand sapin en face de la maison,


sur la terrasse.

Cécile Hesbert sur la terrasse

Il est immense ! Ses branches sont des arcs accessibles. Tu es


juché dans le haut. Tu ne vas pas plus loin, car tu penses à ta mère qui
dit immanquablement : « Pas si haut, tu vas !… » Tu stoppes ta
progression, et contemples, alpin, le paysage alentour. Tu comptabilises
le paysage : un pommier, deux, trois, un poirier, un pommier, …
Premier plan en surplomb : le muret de la terrasse, sa profusion de
petites roses roses, ta mère avec son poupon. Rassuré sur la
permanence des repères, tu portes un regard aquilin au loin. Le lointain
est proche, à la mesure de ton univers. Sur la gauche la route de
Pontmain. D’abord le plat, puis le raidillon. C’est important ce changement
de pente, car elle fait partie de ta psychologie du pédaleur !
A droite du sommet de côte, ton arbre, silhouetté en venant de la
Bazouge.. Au delà un petit bois qui ne t’as jamais beaucoup attiré. Tu
ramènes les yeux plus près : le champ des Poisson. Les poiriers sont à
leur place ? Oui ! bien ! Tu passes au panneau indicateur situé devant le
pignon de la maison Poisson. Tu as le choix entre : Fougerolles à
gauche, Pontmain à droite. A droite, la queue de l’étang d’où ressurgit la
Pissette (Glaine). Elle n’est jamais triviale avec ce nom de baptême ! Ou
elle a fini de l’être ! Elle fait partie de la famille, des meubles. Juste au-
dessus, un canal qui alimente le moulin Gervis. Tu entends le bruit sur les
aubes. Tu reviens, flâne devant la chute qui forme le ruisseau. Ton

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abdomen s’appuie sur le parapet de granit au sommet arrondi. Tu scrutes


le mécanisme cranté rouillé, qui permet de manœuvrer la vanne. L’eau
tombe deux mètres plus
bas. Tu vois ton père avec son attirail de pêcheur patenté et chevronné,
guettant le plongeon du bouchon dans l’espace minuscule et inquiétant,
que les ronciers n’ont pas réussi à étouffer tout à fait. Même s’il n’a pas
beaucoup occupé cette sénatorerie, cet endroit est son poste et celui de
personne d’autre.
Terminée ton inspection ? Au rapport ! Tout est en ordre. Parfait !
Grincement métallique ! C’est celui de la grille blanche qui ouvre la
voie de la cuisine. Celle-ci est une pièce rapportée. Quand tu ouvres la
grille, tu la pousses du pied en bas pour la décoincer, exactement comme
le fait le facteur. Celui-ci a un gros sac de cuir sur le bide Il se tape ses
quarante bornes en matinée. Il pourrait faire plus vite, mais il y a ces
chemins creux pour atteindre les fermes où on lui servira un coup de cit’
ou de douze degrés. Son cou est chauffé au rouge par le soleil. Il est
devenu alcoolique au fil des tournées. Plus tard la Poste lui a attribué une
mobylette. Il était marié à la buraliste de la Bazouge. Belle jeune femme,
énergique, regard qui en dit long. Elle l’a quitté après son décès pour se
marier avec Maurice, le fils de Léonie, la fermière de la Bignette. Beau
couple. Maurice est couvreur.
A part le facteur qui use la route, il y en a d’autres qui en font le
même usage. Ils sont commerçants ambulants : boulanger, poissonnier,
boucher… Rares sont les autres fréquentations. Quand il y en a, elles
sont repérées, analysées, soupesées.
Tu tends des pièges. Tu déposes sur le panneau indicateur du
carrefour quelques couleuvres fraîchement bastonnées dans les fossés
voisins. Elles pendent et cachent les noms des villages. Planqué dans le
grand sapin, avec ton frère, tu guettes. Il y a ceux qui passent à
l’habitude, sans jamais noter de changement, à l’instinct, nez dans le
guidon, à droite de la patte d’oie gravillonnée. La mère Poisson ne sait
rien. Elle se trouve dans son jardin avec ses dahlias. Elle aurait pu noter
le manège de sa petite fenêtre en ogive du pignon. Tu as veillé au grain.
Déception ! Ils ne lèvent pas le nez ! Enfin ! en voilà un qui arrête sa
Juvaquatre. Pour le coup –ça rattrape le flegme des autres !- il est furieux
comme un taureau. Tu es en joie. Tout fonctionne ! Il cherche un bout de
bois pour soulever les reptiles. Il trouve, escalade le tas de graviers au
pied de la croix métallique émaillée des Ponts-et-Chaussées, dépose les
dépouilles sur le tas de cailloux. Tu entends ses « non de d’là ! »
Réconfortant, non ? Le type, à chapeau noir, jette un coup d’œil
circulaire, en se retournant vers le château. Rien ! il ne voit rien ! Il sait
que la bâtisse abrite des garnements, et ça ne peut venir que d’eux ! Il
profère ses malédictions en patois gallo. Jubilatoire ! Il renfourche son

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clou, fait dix mètres. Un Poisson dans son champ. Il toque à la porte de la
mère Poisson. Cinq minutes. Il repart. Tu ne le revois pas avant sa peine
dans la côte de Pontmain. Tu entends même le grincement de la chaîne
de vélo, et les bruits de pneus crissant sur le gravillon.
Raffut de freux dans le sapin. Ta mère ne t’a pas confondu avec un
corbac. Ce n’est rien ! Cela a dû lui suffire, elle n’insiste pas. On repose
les défuntes sur la croix émaillée de leur cimetière. De temps à autre,
discrètement, enfin tu le crois ! tu passes à vélo, coupes la patte d’oie du
carrefour, juste pour voir ! Les peaux pendues au poteau se ratatinent
chaque jour un peu plus. Mouches et les guêpes le savent et profitent des
derniers lambeaux. Elles sèchent, blanchissent. Bientôt, les n’auront plus
que les écailles. Recyclage !

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5. TU ES LE FILS DE TA TANTE !

Ta mère a une sœur plus âgée qu’elle. Elle se prénomme Jeanne,


et préfère le » Jehanne », s’il vous plait ! Elle se prend, s’est prise, et
continuera à se prendre, pour la mère de ta mère. Tu n’y piges que dalle.
Ta mère est sa fille, tu es le fils de ta mère, donc –syllogisme !-, tu es le
fils de sa fille, « à ta tante » ! Bouleversement généalogique. Déjà que la
famille, c’est hyper compliqué, mais là ta tante, elle pousse. Toi, jeune
esprit non encore formé, ta tante s’évertue à te brouiller les pistes du
savoir. Ta tante a élevé ta mère, plus jeune. Sa mère était morte de
chagrin. Son officier de mari refuse de se rendre à l’ennemi. Il tombé dès
les premiers jours de combat, fusillé sèchement au champ d’honneur tel
un héros d’Alexandre Dumas. Alors, fidèle au serment muet fait au pied
du lit de larmes de sa mère, de son oncle, et de dieu sait qui encore, ta
tante a juré d’élever sa sœur comme sa mère l’aurait fait ! Elle renonce,
comme une sainte, aux espoirs que le passage du Bac aurait procuré à
une fille. A l’époque, les filles avec le bac, y en avait pas des tonnes, déjà
que les garçons avec le bac, y en avait pas non plus des wagons ! Ils
pouvaient être ministres avec le bac, c’est ce que tu croyais avec ce que
racontait ta tante. Culte du sacrifice pour la patrie, comme son père !
C’est ce qu’elle pense !
Elle assume son rôle social, « la Duchesse ». Tu notes qu’elle adore
au fond son surnom, même si c’est un jeu pour toi de l’appeler ainsi trop
familièrement, un peu poussé dans les reins par ta mère. D’ailleurs ta
tante elle doit se prendre pour ta mère, tant qu’elle y est.
Elle est Duchesse de Pontmain, pas de la Bazouge-du-Désert. Elle avait
le choix. Elle a opté pour la Vierge. Cela autorise les apparitions dont la
sienne. Tu te demandes si elle ne se prend pas pour la Vierge, tant
qu’elle est là ! Elle n’a plus qu’à mettre une robe bleue avec des étoiles !
Le tour sera joué !
Elle gratte sur son roman. C’est ce qu’elle dit. Elle sort son grand
carton à dessin, vert moucheté de blanc, où elle stocke ses feuilles
d’écriture. Tu n’as jamais pu lire une seule ligne, comme tout le monde.
Tu n’as pas le droit de savoir de quoi il parle ce roman. Les autres non
plus. Ils ont beau questionner, pas de réponse, juste une lippe de mépris
pour l’ignare que tu es et qui n’est pas de son monde, est ignoré !
Elle range son carton dans un placard de sa chambre directoire, à deux
lits bas jumeaux, et coiffeuse, fermé à clé. Tu la vois à l’heure du café de
l’après-midi sur la terrasse, avec ses cigarettes. Le carton est fermé. Tu
es démangé à l’idée d’y jeter un œil. Le carton a toujours la même
épaisseur, signe d’une non-écriture du roman de la Duchesse. Tu n’as
même pas pu lui arracher le titre.

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Elle a écrit, elle n’écrit plus. Personne ne la publie. Son carton, comme
une fidélité à une contrainte qu’elle s’impose pour poser. Et puis, peut être
que son élevage des enfants de sa sœur, l’empêche d’écrire. C’est
bruyant les enfants. Où se mettre au calme pour noircir les feuilles du
monde, alimenté par les pensées que lui inspirent les coupures de
journaux qu’elle entasse ?
Tu échafaudes son roman à sa place. Tu es dedans avec ton frère.
Elle t’a adoubé, comme lui : Chevalier Pierre, Chevalier Jean ! Pourtant tu
n’as pas le souvenir d’avoir passé une nuit à genoux en prière à la vierge
et à ses saints, en attendant l’événement.
Tu marches dans sa combine, ton frère suit. Elle menace les chevaliers
de punitions médiévales. Aujourd’hui tu ne te rappelles pas vraiment
lesquelles. Tu as un vague souvenir de ses tances rétro.
Elle règne à l’ancienne.
Ses fermiers, qui incarnent le lien féodal s’il en fut dans ce siècle, sachant
qu’elle est là en vacances à la Bignette, quand eux n’en prennent jamais
–ils ont une voiture- luxe !- viennent lui rendre un hommage vassal, pour
lui extorquer- c’est son expression !- une soue à cochon, ou une toiture.
Ils lui apportent- prévention - des poulets plumés, de mottes de trois kilos
de beurre salé, endimanchés. Tu vas soutirer pour eux, du cidre sur à la
barrique de la cave en terre battue. La casserole émaillée écaillée attend
sous le robinet en bois. Elle recueille les gouttes. Tu sers dans les brocs
en grès du buffet en merisier de la salle à manger.
A Pontmain, lieu célébrissime de l’apparition souriante de « La Belle
Dame » en 1871 aux enfants Barbedette, elle achète les cierges pour la
Bonne Vierge. Tu les allumes à ceux qui survivent sur le plateau de fer.
Satisfait, tu notes que plus une pointe de fer n’est libre.
Pour Léonie, la Duchesse, c’est Anne de Bretagne. Elle lui loue trois
hectares, et la maison accolée au pignon gauche du « château ». Troc,
truqué ! Léonie, elle, la fermière, qui n’a plus de dents, et mâche la potée
avec ses gencives, elle vide le château méthodiquement et
insensiblement ! Quand on boit le café et la goutte chez elle, assis sur les
deux bancelles de châtaigner clair, on utilise les verres du château, enfin
ceux qui y étaient l’été d’avant. La tante, ne dit rien. Elle sait, elle a su,
elle refuse de savoir. On est au-dessus de cela, non ? Ce serait d’un
mesquin ! On répartit le fruit ! Qu’est-ce que cela peut faire ? Plus riche ?
Moins riche ? Allez savoir ! Pour cela il faudrait faire les comptes ! Les a-t-
elle déjà faits ? Non ! Passez le chemin, alors !
La tante se pique de lectures. Elle fait rapatrier en son « château »
des caisses de cartons de journaux venus de son appartement de la rue
de Tournon. Celui-ci est situé dans l’hôtel de la marquise d’Entragues,
refait par Michel Neveu, entrepreneur aventureux. Elle gère les logements
se cet hôtel, assez mal cependant, par fidélité à son oncle Ambroise, le

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tout gracieusement. Elle achète quotidiennement en été les journaux en


double exemplaire, les commande à défaut. L’éventail va de La Croix à
L’Huma. Elle doit choquer le buraliste. Mais qu’importe ! La Duchesse
rouge !
Elle découpe les articles, demi étendue, dans ses fauteuils de rotin sur sa
terrasse. Elle s’exclame : « Vous avez vu : Kroutchev et le Pape ! »
« Ben oui », ta mère répond !
« Eh bien, c’est extraordinaire ! »
« Qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire ? »
« Vous ne comprendriez pas. Si je vous le disais, je dévoilerais mon
secret. C’est pour mon roman ! » D’ailleurs toute sa vie durant elle
répètera sa fameuse sentence : « Vous ne pouvez pas comprendre ! »
Tu la prenais pour une douce illuminée par les cierges basilicaux. Elle te
faisait son cinoche. Tu te demandes encore comment les cinés de
l’époque survivaient sans spectateurs. Subvention est la réponse !
Sûrement les rentes aussi !

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6. SENSIBLERIES

Tu as longuement parlé de Sirène à ta mère, à ton frère aussi.


La chienne, à l’attache d’une chaîne métallique rouillée, toutes les
journées que Dieu fait, est moins nourrie par Léonie, que le cochon à la
soue proche dont la trappe généreuse s’ouvre dans le poulailler.
Maurice Peigné, le fils de la fermière, qui ne vit plus avec elle depuis
un bail,- il est marié et couvreur- lui offre une petite chienne, un peu
matinée, tirant sur le chien-loup.
Pour Léonie c’est un poids mort, une bouche à nourrir de trop. D’ailleurs
un chien de garde, ça ne se nourrit pas. Comme cela il devient d’autant
plus féroce vis-à-vis de l’étranger –entendez celui qui n’habite pas le
territoire ! - qu’ils est peu alimenté. La pauvre chienne restera toute sa vie
attachée par une chaine à sa niche, telle une esclave.
Sirène, chien de garde, est décevante pour Léonie, car elle
n’éprouve que joie pour les estivants de la Bignette.
Elle t’aime ta mère, ton frère et toi. Pas de hargne façon Baskerville ! La
fête perpétuelle au contraire ! Fidèle comme un chien bien traité, Sirène !
Douce, paradoxale et affectueuse, comme si elle a du retard à rattraper
sur une année sans amour de sa patronne. Les vacances améliorent son
ordinaire. Grand ordinaire ! Plus de chaîne pour la chienne !
Alors tu tries consciencieusement, et tu n’es pas seul, le contenu de
tes assiettes. A croire que tu t’efforces d’avoir moins faim pour elle !-
Une part va à Sirène, première servie, et le solde aux poules. Il y a
rarement quelque chose qu’elle abandonne. Les poules en sont toujours
réduites à tirer de la terre, les vers qui leur résistent, tels des élastiques
qui ne veulent pas se casser.
La vie est dure pour Sirène, comme pour sa maîtresse d’ailleurs, qui
remplace la bête de somme, s’attelant à la charrette- parce qu’un cheval
ce serait trop !- pour tirer les charretées de fumier vers le champ proche
du fond du potager.
Un jour tu pars te promener avec ton frère Jean. Tu as, bien sûr !,
tu as détaché Sirène qui promène son corps trop efflanqué avec vous. Tu
éprouves un besoin naturel très pressant. Tu le satisfais immédiatement
sous les feuillages opportuns des grands rhododendrons à l’entrée du
champ qui précède le Petit Bois. La chose a, à peine, eu le temps de
fumer que la chienne l’a avalée. Pouah ! Tu n’as pas pu l’en empêcher.
Tu en demeures tout remué. Tu le racontes à ta mère et ton frère.
Personne ne rit. Elle aura droit à des portions supplémentaires à partir de
ce moment-là, au moins pendant l’été. Les autres saisons seront l’enfer
pour elle, et tu la laisses à l’attache avec des larmes au fond des yeux.
Ses aboiements disent la longueur de l’absence à supporter jusqu’à l’été
suivant.

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Tu n’hésites pas à couvrir à pied chaque dimanche, en famille – ton


père ne s’y associerait pas, s’il était là !- les deux mille mètres qui te
séparent du bourg de Pontmain, pour assister à la messe de onze heures.
Un de ces dimanches, ta mère cherche avec obstination la tête de veau
qu’elle avait laissée à tremper dans l’eau vinaigrée d’une bassine blanche
émaillée. Elle te questionne sur son retrait, comme ton frère. Elle se doute
pourtant que tu n’oserais pas perpétrer un tel acte, sachant pertinemment
que tu as un a priori défavorable sur ce premier contact avec la tête de
veau. Mais chez la mère de ta mère, la tradition, c’est que lorsque l’on
n’aimait pas quelque chose, on te le faisait aimer quand même, même s’il
fallait, comme avec les tripes, te les resservir à la confiture à quatre
heures de l’après-midi !
Elle pose la question par pure forme. Ce dimanche ne fut point
dédié à la découverte d’un nouveau mets affectionné par ta mère. Ta
mère promet de remettre cela. A genoux tu implores qu’elle n’en fasse
rien. Il n’y aura plus de tête de veau maison à la maison ! Il y aura
d’autres choses, mais pas cela.
Alors, tu penses, elle pense, tous pensent à… Sirène !
Tu la cherches à la niche : absente ! Elle n’est nulle part. La fermière
même s’en étonne, et se dit en son for intérieur, qu’elle en est
débarrassée, qu’elle ne lui coûtera plus !
Pendant quelques jours tu la cherches encore. Rien ! Un jour, voilà
Sirène qui rentre. Elle te regarde les yeux modestement abaissés sur les
ongles de ses pattes. Elle se sait en faute, elle sait que tu sais ce qu’elle a
fait. Cela ressemble à un aveu. Faute avouée est à moitié pardonnée !
Tu as une tortue, du genre à vivre cinquante ans. Une mangeuse de
salades, qui attend patiemment, chaque été dans le jardin devant la
maison, ou derrière dans les allées potagères. La fermière n’est pas
chargée de l’entretenir. Elle se débrouille pour ne pas se faire remarquer
de Léonie dans sa prédation. Elle hiberne, et ressurgit pour te retrouver
l’été. Cet été-là tu la cherches en arrivant. Tu ne la trouves pas. Tu
penses qu’elle surgira là où tu ne l’attends point. Pas de bile ! Tu
retrouves sans l’avoir cherchée, sa carapace vide et sèche, sur laquelle
plusieurs saisons ont passé. Elle a perdu son côté luisant et poli.
Tu t’émeus. Qui a pu faire ce coup abominable ? A qui une telle
inutilité a-t-elle pu profiter ? Tu finis par le savoir un jour que René, qui a
quitté ses parents, repasse ici en souvenir du bon vieux temps. René
Poisson avoue le crime. Il souhaitait sans doute étudier l’anatomie. Tu
penses plutôt à une sorte de curiosité malsaine d’un rural qui n’a jamais
vu que des vipères et couleuvres, des crapauds et des grenouilles, mais
pas de tortues, celles-ci n’ayant pas trouvé un biotope qui les satisfasse
dans ce coin de France.

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Il l’a dépiautée pour savoir, voir. Dire si, en le faisant, il a pensé qu’elle
souffrait, serait comme faire faire de la dentelle à un maçon ! Horreur !
René disparaît définitivement de ton paysage mental ce jour ! Il pourra se
pointer, il ne sera plus associé à de nouveaux Mont St Michel.
Les mœurs rurales sont différentes des us urbains ! Dire qu’elles ont
plus rudes, ce n’est pas sûr, mais elles le sont incontestablement.
On ne s’émeut pas de la souffrance animale. On vise l’efficacité !
On suspend le poulet au chevron par les pattes. On introduit le couteau
dans la gorge, le sang pisse dans la bassine émaillée blanche en dessous
vite, puis parcimonieusement.
Madame Poisson a bien fait le travail. La carpe et le … Tu ne te rappelles
plus. Bon à plumer, entre les genoux sur son large tablier noir ! Au
suivant !
Le poulet a terminé ses soubresauts. Tout cela t’occupe quand même un
moment. Peux-tu dire que tu en as eu horreur ? Peux-tu dire que cela t’a
plu ? Non, ni l’un ni l’autre ! Curiosité.
En tout cas, tu continues à manger du bon poulet de grain, élevé en
liberté, tué en liberté, un poulet avec un foie et un gésier comme on n’en
trouvera plus !

« La Petite Bignette » des Poisson

Tu t’es habitué à la violence. Pourtant tu n’admets pas le coup de la


tortue. Elle se mange en soupe, tu l’as lu dans les romans d’aventure des
découvreurs british de terrae incognitae, et dans ceux des flibustiers de la
Caraïbe. Lui, René ne le savait pas. Ce n’était pas pour se nourrir. Un
moment tu as pensé aux romanichels – c’est comme cela qu’on les
nomme ici !-, mais ce n’était pas eux ! Bons poulets de grains élevés aux
vers de terre, appelés à la soupe aux cris de « petits, petits, petits… »

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Les canards ne sont pas mieux lotis dans ce terroir brutal. L’aîné
des frères Madelin, Marcel, te montre le coup des canards. En fait il aurait
pu l’écrire autrement avec « le cou des canards », car il s’agit bien de
cela. Léonie découvrira après qu’il lui manque un canard-dinde. Elle en
déplorera la perte, et rira du reste. Le fils Madelin décapite la bestiole,
histoire de te montrer- oh stupeur !- combien l’anatidé s’en fout de son
cou, puisqu’il continue à tourner, à marcher aussi gauchement qu’avant.
Pense à Saint Denis, portant sa tête décapitée. La comparaison fait un
drôle de couac ! Tu es un peu étonné, mais pas trop choqué, à la
réflexion, préparé que tu es par les Saintes Ecritures. Ce qui vaut pour un
homme peut bien valoir pour un animal ! Cependant tu lui dis
qu’une démonstration, cela te suffit. Tu ne sais même plus si tu en as
rigolé. Tu te ruralises !
Tu es assis sur un banc lourd d’une forte tablée de battage chez
Léonie, qui rassemble tous ceux qui l’ont aidée à la moisson des trois
hectares. Réveil cinq heures. Tu en fais partie d’une certaine façon. Il y a
du lapin entre autres plats, du lapin aux raisins. Ton voisin, un bon
rougeaud, sort son canif à lame courbée à l’extrémité, et éborgne la tête
du lapin prélevée prestement dans le plat. Tu ouvres des yeux ronds. Il te
propose l’autre. Yeux épouvantés. Il le gobe tout pareil content de lui. Il te
semble, à la réflexion, que l’œil albinos – tu te souviens mieux
maintenant, c’en était un !- te regarde encore. Sur l’instant il te dit que
cela n’est rien, que dans ce milieu, cela se pratique, que des beaux yeux
cela ne se refuse pas.
Rude le monde rural où tu n’es pas né !
Chez toi, à Paris, le boucher, le volailler font le boulot hors ta vue. Tu n’as
rien observé de la préparation des animaux qu’on leur livre déjà occis.
Tu découvres la mort qui rôde partout, que les hommes accélèrent,
celle qui t’attend – mais tu es un peu jeune pour y penser vraiment !-,
celle qui ne secoue pas autant la pensée de tes petits camardes de jeux
du hameau.
Les chauves-souris tu les détestes ! On t’a dit qu’elle se mettent
dans les cheveux, qu’il faut leur couper les pattes pour t’en débarrasser.
Tu les vois rôder entre chien et loup, et tu ne te risques pas trop dehors à
la nuit montante. Et puis cette ambivalence de souris et d’oiseau à ailes
préhistoriques de ptérodactyles, c’est dégoûtant. Des oiseaux velus, avec
des ailes en angles de parapluie noir ou marron ! Beurk !
Par le cœur percé au volet de la grande chambre aux murs tapissés de
papier Jouy rose, une chauve-souris est entrée dans la souricière, et
n’arrive pas à en ressortir. Elle fait un bruit inquiétant, et terrible pour ton
frère et toi, mimant les bruits du cerf volant, rasant murs, plafond et draps
de lit. Sauf que le cerf-volant tu le maîtrises ! Ici, maintenant, rien , tu es
sans défense, tu as la trouille, tu es comme l’autruche : si tu ne vois rien,

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alors tu ne sens rien. Tu te planques sous les draps, ainsi tu t’abstrais de


cette ronde vicieuse. Sommeil toutefois compromis !

Crayon PH d’un vase Daum aux chauves-souris

Tu surgis du lit dans un élan désespéré, en espérant que la Bête


immonde ne va point te choisir comme nid. Tu rejoins ta mère dans sa
chambre- tu as lâchement abandonné ton frère aux griffes du composite-
et tu reviens armé d’un filet à …papillons, dans lequel elle veut bien se
loger enfin. Il te suffit de pousser le volet et un ouf, et le petit rhinolophe,
ou murin, vas savoir !, s’en va. Tu as oublié que le filet à papillons te
sert à collecter les papillons multicolores nombreux de la campagne, que
tu piques , après les avoir endormis définitivement à l’éther, sur des
morceaux de carton. Le cœur brisé du volet et le tien le resteront tant que
ton père n’aura pas bricolé un grillage aux mailles assez serrées pour les
empêcher d’entrer la nuit.
Tu découvres, en tournant, de jour, le volet de la cuisine, une chauve-
souris pendue tête en bas, accrochée au bois, se reposant des son
activité nocturne. Tu replies le volet. Tu vas chercher la pince à feu de la
grande cheminée de la salle des chevaliers. Tu pinces la bête, tu la
plonges dans le feu de boulets de charbon incandescents qui mijotent
toute la journée dans la cuisinière de fonte, après en avoir ôté le rond

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central et un cercle. Tu regardes la pauvre grésiller, se débattre vite, et


puis plus rien, plus de mouvements.
Tu refermes le tout. Petit coup d’œil voyeur encore une fois avant la pose
du rond central. Finie la petite vie !
La fermière passe, elle apprend cela de ta bouche. Elle te ramasse en te
disant que tu as tué une bête utile contre les moustiques et le reste. Tout
cela l’embête Léonie. Elle pense à ses vaches qui sont piquées au sang
par les taons ou autres insectes que les chauves-souris chassent, la nuit
venant.
Elle a raison, mais tu es devenu un peu plus insensible aux petites morts.
Pourtant il y a l’histoire du pigeon ramier. Tombé du nid sans doute,
recueilli par ton frère et ta sœur. Tu n’en parles pas beaucoup de ta
sœur. Elle a quel âge alors ? Dans les trois quatre ans, non, quand tu en
as dix, onze ? Il est hébergé dans une boîte à chaussures en carton, à la
cave, nourri au lait, bichonné, caressé, trop ! Mort au petit matin ! Constat
de décès juste avant le petit déjeuner. Tu te passes de légiste. La boite à
chaussures est son linceul et son cercueil. Procession funèbre pour la
mise au tombeau dans un trou au pied du sapin de la terrasse. Prières,
bougies allumées rituellement et quotidiennement. Rituel pagano-
chrétien, du genre « Jeux Interdits » avec Brigitte Fossey-enfant, au
cinéma.
Tu rapprocheras le tout plus tard, te demandant si on ne t’a pas volé
l’idée. Non, les idées de gosses sont éternelles !
Pauvres pigeons, chauve-souris, poulets, lapins, couleuvres, pauvre
chienne (cf. plus tard), pauvres canards, pauvre tortue.
La mort traque, sournoise. La main de l’homme est son instrument.
L’homme y voit le geste nourricier, se fout de Brigitte Bardot déguisée en
défenseuse de la souffrance animale, et range tout cet attirail sur les
étagères poussiéreuses de la sensiblerie.
Les gardons que tu fauches au ruisseau, tu les places tout de suite
dans un panier d’osier à l’ombre. Ils ont beau se débattre, tes gardons, tu
te fiches bien qu’ils se tordent. Tu ne penses pas à les immerger dans les
paniers en écorce de châtaignier, histoire de prolonger leur existence,
convenablement, en attendant l’heure de passer à la poêle. Non, tu
attends, tu continues à pêcher, à épuiser la vie de ce trou de la rivière,
jusqu’à ce que tu juges que c’est suffisant pour le dîner.
Chez tes cousins à Fougerolles-du-Plessis, en direction du Harcouët
à quinze kilomètres, on chasse. On a cela dans le sang. On a des chiens,
une belle et nombreuse meute, qui jappe dans une immense cage-volière
au pied d’un araucaria. Ce jour-là, ils te prêtent un fusil. Tu vas à la
chasse. Qu’importe le type de gibier. Il faut tirer, et juste ! Tu vas au
verger, rien. Tu vas au champ à côté. Le premier moineau perché dans
l’arbre d’une haie, tu l’ajustes, il tombe. Il n’a rien demandé, il ne te servira

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à rien, rien qu’à entendre de ton cousin, qu’un ramier, ç’aurait été mieux !
Honte ! Honte à toi ! Tu aurais mieux fait de réfléchir avant cela. Tu te
venges sur le pot de cornichons dont le niveau baisse dangereusement.
De cet instant tu conserves une méfiance pour le chasseur, et, paradoxe
pour paradoxe, tu ne refuses jamais de plumer un faisan, ou de faire
mariner une gigue. Comme l’autruche, la tête dans le sable !
Il y a des animaux qui t’émeuvent et d’autres pas !

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7. TERRITOIRES

Tu écumes avec les fils du forgeron et ton frère le coin du « Petit


Bois ».

Crayon PH selon Monet(1857)

Ce bois est très sombre quand tu le compares à la tache pimpante


du champ de pommiers à cidre qui le borde, et au pré clair en contrebas
léché par le ruisseau folâtre. Un endroit bizarre avec « le cirque » en son
centre. Un cirque que tu ne peux attribuer aux moines qui auraient habité
l’endroit vers mille-sept-cent-soixante-dix-neuf, date que tu scrutes dans
la pierre sculptée du balcon.

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Tu n’as pas élucidé le mystère de ses occupants, et tu imagines une


famille de saltimbanques y faisant évoluer des animaux savants.
Il ressemble à un cylindre assez plat somme toute, auquel tu
accèdes par un petit chemin en virgule. Tu dirais un livarot, fort l’odeur.
Celle-ci est réservée à l’épicière du bourg à la taille bibendum, qui fleure
plus que son fromage. D’innombrables strates de feuilles de hêtres s’y
sont entassées pendant tu ne sais combien d’hivers.
L’essai de dégagement entrepris à la pelle et au râteau, illustre le
mythe de Sisyphe. Personne ne t’a condamné aux travaux forcés, tu
abandonnes cette idée aux accents archéologiques. L’entassement
végétal n’est pas désagréable à l’œil, même s’il doit, à terme, effacer la
forme de ce cirque. Tes pieds foulent ces feuilles. Tu te représentes au
centre, planté comme un dompteur orphelin de ses félins, posant le
regard sur les seuls spectateurs installés le long de la banquette : les
hêtres ! Ils ont des troncs moussus à l’Ouest, et lisses à l’Est. Ils
quémanderaient presque, pour que quelqu’un se mette à animer ce petit
univers végétal. Mauvaise volonté évidente : personne ne s’attelle à la
tâche ! Tu en es réduit à les imaginer quittant leur rigidité ligneuse pour
endosser la souplesse des pelages de léopards. Cela ne dure que
brièvement. Pour un peu, tu te frotterais les yeux pour te réveiller d’un
songe de conte de fées. Tu es hors le temps, dans ce cercle miniature. Tu
éprouves l’élasticité du sol en sautant sur les lits de feuilles superposées.
Ce lit répond comme le fait un matelas Dunlopillo, ancêtre du trampoline,
dont les secousses s’amortissent graduellement. Il répond sauvagement à
tes sollicitations, absorbant tes chevilles qui ne remontent pas en surface.
Tu es obligé à chaque fois que tu procèdes à cet exercice, et tu sais que
cela est inéluctable ! de t’extirper de cette masse à l’odeur réactivée par
tes mouvements. Tu vas t’asseoir sur les bords moussus du cirque, pour
secouer le terreau introduit par les côtés de tes tennis.

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Lorsque tu en as terminé, tu laisses traîner tes yeux sur cette banquette


rase. Tu distingues, parfois, les points jaunes, prometteurs de
chanterelles, qui contrastent avec le vert de la mousse. Revenir dans trois
jours ! Ton diagnostic tombe mentalement comme celui d’un médecin de
campagne. Les sectionner net à la base, avec l’Opinel qui ne quitte pas ta
poche. Tu envisages les opérations qui s’enchaînent. Promesse
d’omelette. Secret ! Ta mère sera contente, et tu souris à cette idée.
Avec les rejetons du maréchal-ferrant et ton frère Jean, tu as choisi
quatre troncs de résineux chétifs, pas trop éloignés les uns des autres. Ils
sont localisés au fond du champ de pommiers. Une noria fatigante
s’installe, chacun assumant sa tâche de forçat. Il s’agit de remonter de
l’eau puisée au ruisseau, mélangée à la terre d’un talus proche. Pas trop
d’eau sinon le mélange aura trop de fluidité et ne pourra pas tenir entre
les troncs ! C’est long, salissant et fatigant. Là, tu peux le dire, tu n’as pas
pensé à ta mère qui aura à nettoyer les habits, ni à celle de Jean-Claude
et Marcel. Parfois tu bois l’eau de la rivière, sans prendre garde. Elle est
si claire ! Personne ne fait cela. Tu ne tombes pas malade pour autant.
Tu rythmes le travail par des chants d’airs africains puisés au répertoire
de la bande d’un film, genre « Les Mines du roi Salomon » : « ha, ya ya
bao, ha, ya ya bao…ha, ya, ya, ya, ya… ». Les frères Madelin
psalmodient. Le clos est prêt, il attend le couvert. Celui-ci est constitué de
bambous arrachés à l’autre bout du jardin qui subit une coupe sévère.
Tant pis pour l’esthétique ! Ce n’est absolument pas ton problème. Peut-
être celui de ta tante, si elle s’en aperçoit. Ta mère le verra, mais ne dira
sans doute rien. Pari pris ! parti pris ! Tu as enfin un P.C pour tant de
complots à ourdir.

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Si j’étais une souche J’ai vu pourrir sur pied,
Beaucoup de mes vieux frères.
Si j’étais une souche, Que j’aime la chaleur du
Je me planterais soleil.
Tantôt pour surveiller Quand le pic-vert
Une berge de rivière, Jouera des castagnettes
Tantôt pour tenir éveillés Sur mon épiderme
Les yeux d’une clairière. Pour en extraire les
J’attendrais le vol léger vermisseaux,
Du martin-pêcheur. Je saurai le présent proche.
Je guetterais l’éclosion Quand je ne l’entendrai plus,
Des champignons. Je saurai la minute venue,
Si j’étais une souche, Celle du silence non révolu.
Je songerais au temps Il se pourra qu’à mon pied,
Où j’avais encore des bras La vie grouille.
Que malmenait le vent. Mes enfants posthumes
Mais ce temps-là est révolu. Seront petits rameaux verts.
Je ne suis plus qu’une souche Les plus hardis, Seront arbres,
Aux bosses disgracieuses Les plus beaux
Et à l’écorce fendue. Seront souches.
Je sais l’heure proche.
Pierre Hesbert
14 décembre 2003

Poème et crayon PH

De ce nid d’aigle, partent les raids aux noisettes, pommes à couteau,


champignons, prunes vertes, mais aussi contre les envahisseurs du
territoire.
C’est l’après-midi. Le curé de la Bazouge-du-Désert -deux
kilomètres à pied-, est venu en promenade avec les élèves de l’école
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paroissiale. Il a investi le champ qui surplombe le ruisseau, à l’aplomb du


moulin à aubes désaffecté.
Tu épies interminablement, avec des ruses de sioux, la troupe, qui ne se
doute de rien. Un surplomb ourlé d’une clôturé assez symbolique de fils
de fer barbelés, te sépare des intrus. Tu pousses divers cris de bestiaux,
comme les autres seigneurs du lieu, censés surprendre, moquer ceux
qui te devinent allongé au sol. Les invectives fusent. Leur inspiration est
rurale. Le « T’as quatre pattes et une queue ! » représente la dérision
suprême qui ne souffre pas la répartie. C’est dans le silence que l’abbé
en soutane noire moirée, quitte le lieu élégiaque. Il serre les dents
devant l’imbécillité de petits parigots nantis. Résistance muette à la
bêtise des innocents !
La victoire n’est pas totale. Réquisition des munitions ! C’est au
tour des pommiers de subir un prélèvement. Les pommes ne seront ni
trop grosses, ni pas assez, pourries si possible. Tu te souviens du
conseil de Jean-Claude Madelin, l’aîné, armurier de circonstance.
Tu enfourches ton destrier rouge Alcyon, comme ton frère enjambe son
vélo vert de la même marque. Chacun a un lanceur de munitions sur son
porte-bagages. Les pommes se trouvent dans les sacoches où il suffit de
puiser. Une grêle de projectiles tombe sur l’arrière de l’escouade qui se
replie au bourg. L’escarmouche verbale s’est transformée en victoire
guerrière totale. L’ennemi est déconfit. Il fuit en désordre sur le ruban
bitumineux, évitant les nids de poules. L’abbé tente bien quelques
paroles. Elles n’auront aucun effet pratique. Le stock de munitions est
épuisé. Retour au repaire.
Pas un instant tu n’as pensé que l’un des membres de la troupe
pourrait, à ton passage au bourg, te dresser un guet-apens, en
représailles, qui ferait de toi un paria dans la bourgade. Ce n’est jamais
arrivé, et pourtant tes passages à la Bazouge sont nombreux. Il faut bien
aller chercher le mercredi à onze heures la galette de sarrasin qu’une
dame d’âge canonique, bien sûr, fabrique sur sa grande plaque ronde,
au dessus du feu de la cheminée. Ton père nomme cela de la serpillière,
tant la couleur et les multitudes de trous qui s’y voient l’en rapprochent.
Le repas s’y étale : saucisse, ou œuf au plat.
Quand ta mère t’accompagne au bourg, elle s’arrête pour acheter des
longuets à la boulangerie.

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8. LATIN DE CUISINE

Un après-midi après une bonne pluie, tu tournes comme âme en


peine. Tout est détrempé : pelouses, champs, chemins, arbres, allées,
sentiers…

Lucien de Montigny ses 4 filles, ses 2 neveux 1950

Le perron mène à la porte principale de la maison. Ses marches de


granite de Louvigné-du-Désert, à quatre kilomètres de là, sont disposées
en trois côtés, formant des trapèzes homothétiques superposés.
Est-ce l’élévation ou autre chose ? Toujours est-il que le replat, assez
large qui couronne les marches – cinq ou six-, offre une surface
appropriée à l’idée qui germe.
La messe ! On n’est pas dimanche ! Qu’importe ! Après une
discussion sur la hiérarchie prêtre- servant, compte-tenu de ton
expérience au collège du Sacré-Cœur de Mayenne (Mayenne), tu
prends le second rôle. Les Madelin sont les fidèles. C’est curieux, ta
mère n’est pas au courant du remue-ménage qui s’installe.
Chasse à tout : à la table qui servira d’autel, à la nappe des repas
qui le couvrira, aux carafes qui feront office de vases, à l’eau, au cidre,
au pain de quatre livres, qui seront les saintes espèces, au bol de
Quimper- calice !

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Chasse aux fleurs, aux petites roses roses grimpantes de la terrasse,


aux vases à disposer sur l’autel et les marches ! Chasse à la cloche et
au rideau décroché d’une chambre inutilisée au grenier, qui sera
chasuble !
Tout démarre alors. Ta mère fait son apparition. Tu as fini par la
prévenir, balançant entre désir de montrer la scène, et réprobation du
paganisme paradoxal que tu subodores.
La préparation prend plus de temps que le simulacre des génuflexions,
des bras au ciel, des coups de cit’, des grelots de sonnette, des rappels
au silence des profanateurs qui rigolent, des prières débitées en latin de
cuisine. En même temps que tu sers ton frère en cidre, et en eau, tu
agites la cloche. Tu vois René, servant de messe à la basilique de
Pontmain, la dentelle autour du cou et des poignets. Il dépasse en taille
la tripotée des autres enfants de cœur au service des trois curés des
dimanches.
René se rend pedibus au bourg au quotidien. Le curé auquel il est
attaché, lui donne trois sous pour le rétribuer –tu en as la révélation
lorsqu’il indique à ta mère qu’il en a marre de ce salaire de famine, et
que si le curé ne l’augmente pas, il le quitte. Bonjour la grève chez les
curés !
Enfin, tu ranges le matériel. Ce simulacre n’est pas marrant. Il doit
manquer quelque chose pour allonger le temps de représentation.
Salle des chevaliers ! Matin d’été ! Deux pensums par semaine
pour toi ! Bien entendu, il fait un temps radieux dehors. Tu es prostré sur
un fauteuil rouge, directoire, face au livre et à la feuille blanche étalés sur
la lourde table carrée noire.
A côté de toi un fort en thème, pour un faible en latin. Il est étudiant en
théologie à Rome. Une sommité donc ! Cela lui prendra sept ans
d’études. Il parle latin. Il semble vivre en grec. Stupeur ! Il ne s’agit que
de le lire et l’écrire pour toi. Morts-vivants que sont ces mots latins !
réflexion sur la vie, la mort. Il porte quand même soutane, quand tu
aurais voulu qu’il soit en short ou pantalon, comme toi. Ses parents sont
paysans à la Bazouge. Tu n’en reviens pas. Comment produire une
perle savante dans un trou dont les patoisants se préoccupent
évidemment d’autre chose que de latin ? Un fils dédié à Dieu et au latin,
c’est deux bras perdus pour la culture ! Dans ta tête les idées défilent.
Premier de la classe, le petit curé ! Pas comme toi, qui est astreint aux
répétitions en vacances pour rattraper le temps qui a été perdu. Les
autres jouent. Tu entends leurs cris joyeux au milieu de tes « rosa, rosa,
rosae… » Bréliens.
C’est vrai il en connaît un rayon, un océan face au lac de ton
ignorance. D’ailleurs à propos de rayons, tu penses aux roues de sa
moto. Il a promis de t’y faire monter si tu lui fais un devoir de latin correct

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(cinq fautes maximum). Tu tentes d’être attentif aux subtilités des


déclinaisons, des verbes irréguliers, et du reste. Un prêtre avec une
moto, jamais vu, ça décoiffe !
C’est difficile de comprendre son choix : il n’a pas choisi d’être pilote.
Cela ne fait rien, tu poursuis : « rosa, rosa, rosae…».
Tu déclines dans tous les sens du terme. Heureusement tout a une fin
temporaire.
Quand retentit le son de la cloche, tu bondis du fauteuil.
Tu as juste le temps d’apercevoir ta mère qui souque sur la chaîne de
métal qui rejoint les hauteurs de la mansarde sur le potager.
Elle aborde le jeune curé pour régler ses honoraires, et lui propose de
rester déjeuner. Il accepte. Tu te trouves dans la grande salle à manger.
Une porte sur l’entrée, une autre sur l’escalier aux trois marches casse
gueule de la cuisine, une fenêtre sur le potager, une autre sur le jardin,
une cheminée de marbre noir avec une jardinière aux hortensias, une
huche, un buffet deux corps, un bas de buffet à deux tiroirs, une
méridienne échouée dans un coin de la pièce, avec ses torsades
bouffées aux mites.
Il y a du melon en entrée, le fruit de Bernardin de Saint-Pierre, un
fruit moderne, dont on suit avec le couteau les côtes pré dessinées.
Odette, la petite bonne de la Mayenne –elle est encore jeune ! - présente
le plat à chacun. Généralement elle le dépose au milieu de la table.
Aujourd’hui elle est comme une abeille butineuse qui tournicote en tous
sens. Elle s’est arrangée pour présenter la plus grosse part à l’abbé. Fille
du serpent ! L’enfant que tu es, n’est pas dupe de la manœuvre. Le curé
ne refuse pas ce qu’elle lui offre. Ce sera pareil pendant le passage des
plats suivants. Elle est chavirée. « Un beau gars comme ça, curé, quel
dommage !
Au déjeuner du jeudi, elle est assise exceptionnellement avec nous
tous dans la salle à manger. La fille et le fils de paysans sont unis chez
les bourgeois.
Elle n’arrive pas à détourner le saint homme du chemin de la théologie
latine, fut-ce par le lapin mitonné. Elle épouse plus tard un peintre plus
jeune qu’elle qui repeint l’appartement de Paris.

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9. SUR UN VELO VOLE

Pas plus que pour Georges Perec, ton vélo n’existe. Tu empruntes,
comme ton frère, celui de ta tante ou de sa sœur.
Vélo pour femme, à cadre oblique. Larges pneus ballons dépareillés,
vastes selles en cuir prévues pour larges derrières. Pas de dérailleur. Tu
as un vélo, c’est le principal ! Une vraie bonne bête de la cambrousse,
capable de porter deux gamins à la fois. Un engin du terroir pour aller
chercher au bourg le pain de quatre livres, bien levé, à larges écailles de
croûte, en travers du porte-bagages, avec un sandow pour le tenir.
Et ce frottement de la dynamo contre la jante ! Ce bruit qui n’est
qu’à lui. Inimitable ! Une sorte de chuintement régulier dans les plats, un
halètement presqu’humain dans les côtes où tu te tiens dressé sur les
pédales, un silence feutré dans les descentes, où ton regard tente
d’explorer plus loin que ce que montre le faisceau du phare. Un vélo qui
en voit de toutes les couleurs, fait pour les chemins creux, la boue, les
cailloux, les gravillons de bord de route, les champs. Un trompe-la-peur !
Une bonne bête endurante qui a de larges garde boue, un catadioptre,
une pompe à embout qu’il faut souvent remplacer, une boîte de rustines
et de la colle, des sacoches.
Tu es fier du catadioptre. Tu ne sais pourquoi. C’est la seule chose
que tu astiques. La chaîne a bien de la patience. Quand elle est trop
sèche : un bon paquet de graisse, et ça repart ! Il y a longtemps que tu
ne prêtes plus son vélo à ta mère. Tu as commencé à rouler debout
dessus vers tes dix ans. La selle surbaissée ne pouvait quand même
accueillir ton fessier. Tes mains étaient trop petites pour tenir poignées
et freins. Tu as trouvé ensuite une position plus agréable et réussi à
t’asseoir enfin, le temps passant.
Dans un pays où il faut rouler soixante-dix kilomètres pour voir la mer et
ses bateaux, quand l’élément aqueux local ne permet pas à une seule
barcasse de flotter, sans s’emboîter dans des paquets de nénuphars,
comment se croire à la mer ?
L’homme est ainsi fait. Il veut quelque chose qu’il n’a pas. Et quand
il a ce quelque chose, il veut autre chose encore. Tu es ainsi.
Avec ton frère Jean, tu rêves de navires, bercé par les exploits de
Suffren et des corsaires malouins de la Bibliothèque Verte. Tu aurais pu
te présenter au concours Lépine avec l’expérience qui suit.
Il est donc question d’armer des navires de course. Nouveau charpentier
de marine, tu t’emploies à trouver un tissu convenable pour une voile
carrée. Des branches de coudrier, croisées font le mât et la vergue. Le
plus difficile est de lier le bas du mât au guidon. Cela tient un moment, et
puis lâche. Tu recommences inlassablement. Les rares habitants du coin

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ont vu passer de drôles de machines. Pourquoi faire simple quand on


peut faire compliqué ? Tout se complique quand le vent est en panne.
Remonter le vent est difficile sur l’étroit ruban de la route
départementale. Pédaler contre le vent, aussi ! Tu t’entêtes.
Grâce à Dieu il n’y a guère de véhicules sur les routes empruntées. La
voile est un œil aveugle ! Un autre ennui réside dans les montées vent
debout. Pied à terre ! Drôle de mataf parti pour une course lointaine !
Premier arrivé ! Personne ne gagne jamais à ce pari.
Il y a aussi le vélo du facteur, celui de Clément – tu penses à « Jour de
fête », inévitablement ! – un vélo de la Poste, pour postier endurant.
Grosse sacoche en cuir sur le dos, qui prend toutes les intempéries ! Il
s’arrête pour livrer les lettres fleuries de ton pater, ciselées dans
l’appartement de Paris. Il apporte le Tintin hebdomadaire tant attendu.
Tu guettes son arrivée, juché en haut du pilastre, à gauche de la grille de
fer qui mène à la cuisine. Il a le cou rouge et large. Il sourit toujours. Il a
démarré jeune dans le métier. Quarante bornes quotidiennes ! Sur le
bitume ou la terre, vers des fermes improbables, dans la cour desquelles
sévissent des molosses à l’attache ! Ils lui fichent la paix. Il est persona
grata pour les clebs. Refuse pas un coup de cit’ à chaque livraison,
Clément ! Il élimine à vélo. Il a toujours accepté. Ce qu’il préfère c’est le
douze et demi d’Algérie. Tradition. Il est devenu alcoolo. Il en est mort.
Trop tôt pour la vie, et la Poste !
Sa femme, une belle femme au regard gourmand, tient le café de
la Bazouge sur la place en face l’église. Il faut y monter par des
marches. Elle a épousé Maurice Peigné, le fils de Léonie, la fermière.
Beau couple. Pauvre Clément ! Paix à ses mânes ! Trop gentil avec son
béret qu’il lève pour effacer les gouttes de transpiration, même lorsqu’il
pleut. Rude métier que coureur cycliste de la Poste ! La Poste a encore
frappé !
Il y a les courses cyclistes de St Hilaire-du-Harcouët à Landéan.
On part de la Manche, on file vers Fougères, en forêt, près du souterrain
qui allait au château.
Là, tu ne peux pas dire, mais ce sont de vrais vélos, avec des boyaux, et
pas de ventre pour les jeunes coureurs. Maillots avec des marques. Des
bidons ! Elégance suprême !
Ils passent vite ! C’est bon quand même. Ce qui est bien aussi ce sont
les motards à grosses moustaches, en tête, avec les « quinze »
équipées de haut parleurs qui braillent leur Ricard, Pernod. Que pour
l’alcool. Ici on boit la goutte, le calva quoi ! Il y a les distributeurs de
chapeaux en papier d’Ouest-France. La vraie vie, quoi ! Tu ne sais pas
qui gagne. Pas d’importance ! Tu applaudis frénétiquement ; comme
tous les autres. La différence avec eux c’est que parfois les autres, ils

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connaissent un des coureurs. Le dernier a toujours droit aux


encouragements.
Ce jour-là sur la patte d’oie qui précède la jonction de la route de St
Hilaire et de Pontmain, il y a le peuple des campagnes sur le gravier
bleu, semé de touffes herbues qui ont échappé au cantonnier. Ce
dernier, il a pourtant pas loin à aller, il habite à côté des touffes. Mais il
préfère s’attaquer aux touffes d’Ille-et-Vilaine. Celles de la Mayenne, il
n’est pas payé pour. Le triangle fait frontière entre les départements. Il a
choisi son camp, celui qui le paye. Il va au boulot à vélo en sabots. Tu
as essayé de rouler en sabots. Casse gueule ! Faut être né dans le
sabot ! Il bêchait bien les patates. Un été en arrivant, tu ne l’as pas revu,
avec sa moustache et sa casquette. Une écaille dans le Poisson ! De
profundis !
Les courses, ça fait voir du beau monde. Plus il y en a, plus il en
vient. On ne sait pas d’où ça sort, mais ça déboule. Le monde, ça lui
permet de voir du monde. Le monde, il arrive bien avant les coureurs.
Parce qu’on ne sait pas, on ne sait jamais, s’ils arrivaient avant ? Et il en
reste après le passage, l’œil encore allumé par l’ouragan, qui impose un
rythme inconnu au terroir et à ceux qui le travaillent lentement. L’ouragan
de muscles ne les a même pas regardés en pédalant. Le nez dans le
guidon, dans la roue de devant. Pas le temps de saluer.
Ton frère et toi, voyageurs de l’impossible, il n’y a jamais personne
pour vous applaudir. Cela ne fait rien. Vive la marine à voiles ! Tu lâches
ces dernières, tu enfiles les allées du jardin, entre massifs et bordures de
buis à escargots. Elles n’ont pas besoin d’être taillées, les vélos s’en
chargent !

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10. LA PISSETTE (La Glaine)

Le ruisseau du nom officiel de Glaine, ou Bignette, tu l’as


surnommé Pissette, c’est ton monde à mystères, de toutes tailles. Tu lui
voues une vénération.
Il débute pour toi à l’étang Badiche. Tu t’y rends par un chemin creux, un
vrai de vrai ! avec les arbres tordus en arc, en haut des talus. Tu le
prends à vélo en face de la Forge.
Au passage tu évites les ornières creusées par les roues cerclées
de fer des charrois. Le sol sableux laisse passer la vie de quelques
paillettes de mica détritique qui renvoient des éclats de soleil gris. Tu
touches, de la main ou de l’une de tes flèches enfilées entre ceinture et
culotte courte, les parois du chemin, pour en éprouver la consistance,
sans but, uniquement pour marquer ce territoire, comme un animal,
uniquement parce que tu es là, que tu t’y reconnais.
Ce sable c’est le même que celui de la carrière communale. La carrière
se trouve à gauche dans la montée à la Bazouge, avant le tournant qui
dévoile la Belle Etoile des Fouillard. Tu te souviens, avec ton frère, trois
ans de moins, tu y fais un concours de saut.
« Pas cap ! » Pas le temps de le dire, que tu te casses la clavicule
gauche. Tu ne le sais pas sur l’instant, quand tu es prostré sur ce tas de
sable pour cantonnier. Ce tas que tu crois si accueillant, se révèle dur à
l’épreuve. Ton frère ne te suit pas. Ton oncle René, médecin à Louvigné,
ne prescrit rien qu’un bandage en écharpe. Il sourit, bonhomme. Il doit
penser à ses frasques de gamin.
Ta fracture en sautant du bord d’une carrière ne lui sert pas de
leçon. Nous voilà rendre visite en famille aux Pichot. La ferme Pichot est
à Ernée, à trente kilomètres. Nous quittons à la fin du déjeuner la tablée.
Nous avisons une belle meule de foin. Il n’a pas de vertige en y montant.
Ton frère Jean n’entend pas tes exhortations, il se trouve devant toi - en
haut de cette forte meule de cinq mètres de haut- grimpant une échelle
adossée. Pour la descente, il est paralysé par le vide. Superbe glissade
héroïque sur un sol tanné. Enfin il le croit. C’est la chute verticale, la
chute de l’ange : fémur, broches et poids en étirement pour huit mois.
Lois de la pesanteur !
En revenant à l’étang Badiche, ta fascination ce sont les bulles de
gaz qui crèvent la surface sombre et peu appétissante de l’eau, mais
aussi les cercles des espèces de poissons nombreux qui percent cette
glace sans tain.

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Tu ne les distingues pas. Ta gaule en noisetier est toujours totalement


inefficace, tantôt empêtrée dans les racines des nénuphars, tantôt dans
les herbes qui sont groupées dans de fortes touffes lancéolées.
Tu ramènes, au lieu de poissons, à ta mère, des brassées de
roseaux, qui, bientôt, dans les jarres de grès grises utilisées pour stocker
le beurre de cuisine salé ou les œufs dans le lait de chaux tout l’hiver,
crèvent vite en coton aérien. Les « potamots tu les laisse oxygéner l’eau
de l’étang ! », Le plus difficile avec les roseaux, c’est lorsque tu n’as pas
ton Opinel, et qu’il te faut les cueillir à la main. Les fibres te coupent, en
général, la main. Tu t’accroches avec ces tiges, jusqu’à la victoire. Tu
tires, la tige fibreuse ne rompt pas aisément. Elle coupe tes paumes.
Filets rouges sur l’eau. Tu contemples. Tu as beau penser que cette eau
stagnante peur recéler divers miasmes, dont on parle çà et là comme de
maux potentiels, tous plus graves les uns que les autres – ta mère ne
t’as–t’elle pas parlé de cet oncle qui a chopé la polio près d’un étang de
ses quinze ans à bicyclette !- tu persévères. Ton bonheur est de
réintégrer la maison avec ces présents exotiques encombrants pour ta
mère.
La fuite des poules d’eau est aussi l’un de tes petits plaisirs. Ruses
de sioux pour repter jusqu’aux berges. Sourires devant les fébriles
exercices natatoires que tu déclenches chez ces volatiles noirs.
Tu t’interroges. Est-ce comestible ? Les Madelin ne te l’ont jamais
indiqué. Il ne doit y avoir que les Romanichels pour en bouffer ! Ils
préfèrent t’inquiéter avec l’évocation des gros ragondins qui fouaillent les
berges des étangs, les écroulant, aussi nuisibles que les rats qui croisent
dans les parages du moulin Gervis, attirés par la farine et le grain. Tu les
retrouves éventrés par le chien des Banquetel, les cafetiers qui logent à
côté du maréchal-ferrant, le matin tripes sanglantes aux mouches et à
l’air. Leçon de choses vérace ! Délectation morbide !
Tu trouves parfois des œufs qui flottent près des berges. Ils sont
plus gros que les œufs des poules. Tu les attrapes après avoir tenu en
équilibre sur ces grosses touffes qui résistent un court moment à
l’enfoncement. Tu as beau savoir que la vie s’y loge. Ta curiosité
l’emporte. Tu finis par casser quand même un œuf. Il exhale une odeur –
et tu sais pourtant comment elle sent cette odeur !-, une odeur
particulièrement nauséabonde, proche du pourri. Tu trouves l’instant
contrasté si suave ! cette puanteur te raccompagne. Elle t’épouse la
peau et le nez et le cerveau toute la semaine.
Et un jour tu reviens vérifier l’état du monde qui t’attend sous la
forme de libellules bleutées. Tu découvres, surpris, ton univers envahi de
camionnettes, balances romaines, lessiveuses galvanisées immenses.
L’étang, ton étang à toi, est en cours de vidange. La vase étincelle au
soleil. Tu distingues nettement l’endroit au coule la Pissette (Glaine) au

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fond. Des hommes, cuissardés, y cueillent à l’épuisette gardons,


tanches, perches et carpes.
Les nénuphars ont pris une attitude modeste, alités sur leurs flancs. Où
sont passées les poules d’eau ?
Tu n’apprécies pas cette incursion bruyante, gutturale, qui dérange
ton ordre. En parallèle, tu as la révélation de ce qu’il y a sous cette eau.
L’étang sera curé ensuite, et l’odeur sera pestilentielle sur les rives où la
vase sera épandue.
Tu y reviendras, et noteras que, peu à peu la masse sèchera, de plus en
plus grise, que la végétation s’y implantera, qu’elle produira même
quelques fleurs tardives pour rattraper le temps. L’année suivante il y
aura moins de nénuphars, moins de ronds à la surface, mais toujours
ces bulles de méthane qui crèvent. Une nouveauté avec une barque
brune amarrée à un piquet.
Près de la forge se trouve le moulin Gervis, qui capte l’énergie du
second étang, non loin de la maison. Il fait partie de la ferme. C’est à
peine si l’on peut voir sa roue sur le côté, cachée qu’elle est de la route
par des buissons. Il fonctionne, et comment ! Les paysans viennent y
porter leur grain. Ils reviennent y prendre la farine, le son. Ils croisent sur
l’esplanade des canards d’inde au bec grumeleux, qui couinent, pensant
que l’on en veut à leurs plumes. Le meunier, un jeune costaud, maillot
de corps, est blanc toute la sainte journée. Les odeurs sont agréables,
elles préfigurent celles du four boulanger.
Et la Pissette (Glaine) qui est toujours là, tranquille, menant sa vie
en dessous du moulin. Elle chute, puis décrit rapidement au début du pré
de petits méandres dans l’ombre des coudriers et saules. Elle a un côté
secret. Il n’y a guère de vides sur ses rives où tu peux vraiment la
toucher. Il y a cette sorte de plage, rive gauche, où les bestiaux des
Gervis vont s’abreuver, défoncée par les piétinements des sabots.
Heureusement une pierre plate se trouve après cette plage, comme si
elle t’attendait exprès. Tu y taquines le bouchon. Ta sœur, le petite
Catherine, vient t’y déranger. Tu lui cries : « la ferme ! » Elle en est pour
ses frais, et apprendra que la pêche est un exercice solitaire. Elle
indiquera à ta mère qu’il n’y a aucune ferme dans l’eau de la rivière.
Silence radio chez ta mater.
De ce jour, tes pêches miraculeuses aux gardons buissons
d’arêtes s’arrêtent. Comme si le sort en avait brutalement décidé !
Comme s’il te reprochait de n’avoir point usé de patience ! Ou peut-être
as-tu vidé le trou noir de ses habitants ? Peut-être est-cette loutre - ça ne
peut être qu’une loutre cet animal qui t’a montré ses moustaches
inquiétantes, puis a effectué un plongeon silencieux impeccable- qui a
fait le nettoyage ? Qui sait ?

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Tu n’as plus qu’à te remémorer les sauts de tes gardons dans le panier
d’osier brun où tu les déposais.
C’est bien comme cela, de toute manière. De toute manière tu ne portais
pas la carte de pêche timbrée requise. Et tu épuisais le lieu. La pêche en
eaux douces à double sens !
Paix aux poissons !
Cinquante mètres en aval, le vieux moulin, abandonné, au droit de
la porte du Petit Bois, juste en dessous du pré au curé, il est là avec ses
aubes pourries qui ne tournent plus. Le canal de décharge te fournit
encore quelques poissons, puis plus rien ! De grosses pierres arrondies
permettent de franchir le cours. Une fenêtre derrière le moyeu. A
l’intérieur, après être passé par le pré Gervis, tu trouves une grosse
pierre plate, avec le chemin creusé pour la meule qui a disparu. Plus de
plancher en haut. Tu aperçois les ardoises, et le ciel quand il en
manque. Tu écoutes vraiment : la roue ne veut pas s’y mettre, et faire
avec ses aubes sur l’eau du ruisseau ces « flaps-flaps » attendus.
Sur la pente du pré, le lavoir qui enregistre la trace des lessives.
Alors l’eau est laiteuse. Tu notes la planche mouillée, où les genoux de
Léonie se sont esquintés. Elle les a logés dans une sorte de grand sabot
de bois garni de paille. A l’avant un plan incliné, où elle bat, et rebat le
linge qui ne lui a rien fait. Elle le tire d’une lessiveuse, qu’elle a chargée
sur la brouette encore suintante de fumier. Elle l’a faite rouler sur un
sentier qui prend la courbe de niveau du champ à partir de la route.
Les jours sans, le cresson montre le bout de son nez, et les grenouilles
font à nouveau tapage. Chacun son tour !

Le Pré entre Petit Bois et Glaine Guy Hesbert et sa fille Catherine 1950

En bas, ce sont les peupliers longilignes, buveurs d’eau. Tu y


marques à l’Opinel ton prénom. Les coudriers ont pris le relais. Tu y fais
moisson de petits culs roux de noisettes. Tu poursuis jusqu’à ce que tes
poches n’en puissent plus. Alors c’est le retour vers la cuisine. Près du
portail de fer peint en blanc, il y a une grosse pierre cubique, qui sert de
butée. Avec un caillou tu fends les coques à petits coups précis et secs,

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pour ne pas écraser l’amande. Nourrissant ! Comment survivre en milieu


hostile !
Une autre fois tu décides de cuisiner. Tu mélanges les amandes et le
chocolat en barres dans le moulin à viande de ta mère. Tu le bloques
définitivement. Adieu gâteau !
Tu passes d’une rive à l’autre, à chaque fois que le fourré te
l’impose. Tu as tes clairières rêveuses. Plus loin, beaucoup plus loin,
avant d’arriver au bois à myrtilles, il y a encore un moulin. Il est vraiment
retiré. Une plaque, tu ne sais plus si ce sont les royalistes ou le syndicat
d’initiative qui l’ont posée, indique que le Prince de Talmont, un chouan,
réfugié ici, s’est fait alpaguer. Une servante l’a dénoncé à la soldatesque
républicaine. Tu rêves de combats, de sang. Le lieu paisible devient
menaçant, inamical, non accueillant. Tu n’iras plus guère traîner dans
ces parages inquiétants.
Au bout, lorsque le ruisseau passe sous la route, qui file en
montant à Louvigné, les méandres s’élargissent. Ils sont dégagés et
clairs, et laissent voir, si tu n’es pas trop godiche, des éclairs argent qui
filent. C’est là qu’Hervé, ton cousin-issu-de-germain, de Louvigné, le
rouquin, à la vois zozoteuse, te dévoile le pot aux roses, le pot à truites.
Il connaît tous les coins de pêche. Tu es surpris, tu croyais tout savoir.
Tu croyais que cette rivière n’abritait que des gardons.
Après c’est l’inconnu, et tu ne chercheras jamais à l’explorer.

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Dessin d’un aïeul Hesbert (1871)

11. TROIS ROUTES

Ton espace vital est la trinité isocèle des routes de Pontmain –


main road, la principale !-, La Bazouge, et Fougerolles-du-Plessis.
La considération que tu leur accordes est fonction de leur utilisation
vélocipédique.
« Debout-assis » est le nom de la principale. Tu y rythmes chaque
dimanche ton pas, abandonnant ton vélo provisoirement, pour t’aller
génuflexionner en basilique, avec les rotules du reste de ta famille.
« Bol » est celui de la Belle-Etoile, où s’effectue le ravito quotidien au
beurre, œufs, lait, sentinelle ardoisée veillant l’accès à La Bazouge-du-
Désert. Selon le pré de pâture le lait rapporté dans le litre étoilé a un
goût différent.
« Biclou » est ta construction syncrétique de la route de Fougerolles,
heureuse synthèse de « Bignette » et de « bicyclette ». Tu n’en n’as pas
déposé l’appellation à l’Institut National de la Propriété Industrielle, faute
d’en connaître l’existence à temps.
Sur la « Debout-Assis » tu n’oublies jamais d’adresser un regard à
la maison Poisson à gauche en démarrant, à la ferme en haut, encore un
à gauche dans le haut de la côte, où un clébard de lignée incertaine tire

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sur sa chaîne, enfin un ultime coup d’œil à la maison du père Pouriel en


arrivant, encore à gauche, au bourg.
Après les prosternations sous les deux grandes flèches pointues
comme aiguilles à tricoter de granite de la basilique, devançant la lourde
sortie de lourds troupeaux de pèlerins psalmodiant, venus des quatre
coins de Bretagne, ta tradition est de filer chez « Bélier ». Bélier, est
pâtissier-boulanger. Madame sert. Blonde bouclée oxygénée, en tablier
à carreaux Vichy bleus. Belle prestance appuyée par une avant-scène
robuste ! Assez bavarde ! Bref comme il faut pour le commerce de
l’appétit ! Deux petites filles. Toujours des éclairs et des mokas
écœurants à la crème serrée, en couches superposées allant de l’ocre
au brun foncé. Grosse spécialité ! On peut y avoir une ardoise. Le crédit
marche au rythme des rentrées moissonnières du pays. Quand il y a du
grain, il y a des sous. Quand il y a des sous, il y a du blé. Le Crédit
Agricole n’est pas encore aussi implanté. On fait dans les lessiveuses
galvanisées. Suspect l’argent en banque !
Lorsque ton oncle maternel et parrain, Lucien, débarque, il
accomplit ses grâces basilicales en famille.
Ensuite, il a toujours l’idée de faire plaisir. Alors il contente les enfants. Il
nous compte, un par un. Jusqu’à trois, sans se compter, sans compter ta
mère. Il recompte. Il commande de sa voix forte de tribun de la plaidoirie
trois caramels de pacotille à un centime. Il n’oublie pas le « s’il vous
plaît » de rigueur, sinon la pâtissière lui fera mauvaise presse à l’avocat
en accidents automobiles, futur maire-sénateur de sa bonne ville de
Mayenne.
Ces friandises - tu le sais d’avance !- sont très, très minces, autant que
tu l’es. Adaptées donc ! Mais tu es partisan de la fonction inverse. En
général tu t’en achètes un sac, sinon ça n’a pas de goût. Madame
Bellier ne pipe mot. Le commerce avant tout ! Elle doit penser qu’il est
ras, ou dans le cirage, l’oncle ! Un client, est un client ! Tu sais qu’elle
avale ses commentaires, comme tu avales ses éclairs, en déglutissant
lentement, pour mieux en sentir le goût dans le fond de ton palais. Cela
ne fait rien, ça le rend si heureux de faire plaisir, et ça te fait réellement
plaisir. Un plaisir rare, et raréfié.
« Merci, mon oncle ! »
Par la suite, tu raconteras l’épisode à sa descendance hurlante de rire.
Discret père distrait !
L’aînée de la boulangère, aux yeux bleuets, à l’asymptote du
comptoir, quand tu vas chercher le pain de quatre livres à vélo, te dévore
sans dire mot. Sa petite sœur dont, seul, le nœud rose de sa petite sœur
émerge de ses cheveux frisottants.
La plus grande tu la retrouves. Tu la croises des années-lumière
plus tard que celui de l’achat de ce pain à larges trous, et à forte croûte,

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fait pour le porte-bagages. Elle n’est pas plus bavarde qu’alors. Toi non
plus ! Tu l’as bien reconnue, avoue-le ! Elle t’a percé à jour aussi, bien
que tu aies troqué ta brosse contre une raie à gauche, bien que comme
elle, tu aies pris des centimètres.
Elle se tient près de la porte du wagon de seconde, dans le train qui fait
Austerlitz-Auteuil. Tu es proche de la porte opposée un bouquin entre les
mains, comme les parigots qui ne veulent dire bonjour à personne. De
quoi ils auraient l’air ? Non tu le demandes ! Ton regard croise le sien. Ils
s’accrochent plus que dans la boulangerie. Les corps ne bougent pas.
Cela dure une station. Chacun se dit que s’il ne dit rien, s’il ne fait rien, il
n’y aura plus que le souvenir fugace de moments d’enfance. Et chacun
ne bouge pas, paralysé. La station suivante approche. Tu ne sais pas si
elle descend, et elle descend brusquement sans prévenir, sans regard
de regret. Elle est montée travailler à Paris évidemment !
Tu as quand même noté cette ombre dans ses iris à la lueur
blafarde des néons ? Non, tu crois les avoir vus, alors qu’ils n’y étaient
pas. Et a-t-elle noté cette étincelle dans tes pupilles, qui disent tant de
choses, tant de choses que tu aurais aimé débiter banalement ? Et ce
banal aurait été magique, source de souvenirs revenus à la surface des
choses, avec leur poids, leurs silences, leurs odeurs, leurs
questionnements. Timides, bornés, incapables de franchir la même
barrière que celle de la boulangerie, comme si sa mère était encore là en
train de chanter le prix du pain de quatre livres ou trois centimes de
caramels. Une histoire lamentable, qui laisse plus de blessures pour
l’instant et pour la vie entière que nulle autre. Celle de la bêtise ! Celle du
« on ne s’est jamais parlé, alors on ne va pas le faire aujourd’hui. Jamais
tu ne la reverras dans un wagon RATP, ni dans une rue, ni ailleurs ! Un
vrai ratage ! Tu enrages de toi-même après-coup.
Te rendre à la Belle-Etoile pour les courses du quotidien, c’est
prendre la route « BOL ». Trois lettres et une trinité incarnée totalement :
Madame et Monsieur Fouillard, et Mélanie, la fille de ferme. On dit
comme cela, on ne dit pas un truc politiquement correct pour cela. On
est nature, et on ne dit rien. Personne ne se choque. On parle de
« garçons et de filles de fermes », pour ne pas dire « filles fermes ». Le
secteur est encore un gros employeur de bras costauds. Travaillent dur.
Les femmes sont bavardes, lui moins, le patron de la ferme, mais il aime
écouter aussi ce qui vient d’ailleurs chaque été.
Mélanie, tu la revois avec ses bottes courtes ; elle charge les
bottes à la fourche comme un homme. On parle de tout, de la pluie, du
beau temps, inépuisablement. Ta mère s’y entend particulièrement à ce
type de bavasseries, beurdasseries en langage gallo. Cela peut durer
une heure comme cela, sans s’apercevoir que le temps passe. Temps
sans épaisseur ! Pourtant les heures passent, ponctuées par la sonnerie

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de l’horloge quatre fois l’heure. Les têtes pensent à cela, mais c’est
comme si en ne disant rien du temps qui s’écoule, et de ce qu’il reste à
faire, les vaches qu’il faut rentrer, le lait à traire , et le reste, c’est comme
si les esprits en ne disant rien , snobaient l’horloge. Ta mère est un peu
fautive, elle sait qu’ils ont à faire, mais ils lui pardonnent, elle est
tellement en accord avec eux !

Lorsque tu entres dans la grande salle à manger des Fouillard, tu


lorgnes d’abord la longue table de noyer clair, ciré, luisante, et les bancs
de même longueur. Terre battue, comme chez les Poisson ! Terre qu’on
arrose comme on sème dans les sillons, après les repas, pour balayer
les reliefs et les miettes que l’on précipite de la table au sol.
Dans l’extrémité de la diagonale, un lit très haut, avec la chaise
devant, pour y monter, comme celui de l’alcôve de la chambre du milieu
de chez ta tante. Un lit avec trois oreillers qui font tenir assis. Tu te
demandes s’ils ne dorment pas à trois dedans. En fait c’est celui de
Mélanie. Mélanie et ses deux pommettes rebondies, rouges comme
reinettes. Mélanie qui est blaguée sur les bals du samedi soir, Mélanie
qui n’a pas vingt ans, plutôt trente. A cet âge, est-ce qu’on a peur encore
de ne pas trouver le sabot gauche, quand on est un sabot droit placé
dans une ferme par sa famille trop peu à l’aise pour l’envoyer au
collège ?
Le père Fouillard, avec sa large ceinture de flanelle, moins
élégante que celle du torero, s’installe à un bout de la table, à sa place,
face à la porte. Il ôte sa casquette. Il ouvre le tiroir. Il sort son couteau à
lame unique courbe. Il distribue les autres canifs à la maisonnée, et aux
invités, dont tu fais parfois partie. Bruit de la pointe du couteau qui fait
une croix sur la croûte mi dorée, mi-brune.
Il découpe la miche, en la calant sur l’estomac, en l’entourant du bras,
distribue les tranches à la ronde. Les tranches sont biseautées,
curieuses cartes de tricheur. Chacun pige dans le plat central les
légumes et les morceaux avec le couteau, les pose sur la tranche et y
taille un morceau juste comme il faut pour l’absorber. Le litron à étoiles,
on le sort pour les invités. Luxe, à côté du cit’ !
A droite de la pièce la chambre à coucher, la chambre nuptiale,
sacrale, archétype du respect, de la chose que l’on admire, où l’on
pénètre en se taisant muet devant la netteté, la propreté, le luisant, le
clair, le ciré, le miroir, le différent de l’étable ! Intouchable ! Un nid pour
les castes, un nid de nuit, un sommet, un ilot, une réserve, un endroit où
l’on arrive si l’on est sage, travailleur, admiratif, pas bruyant. On fait en
final un « Heuh lô ! » admiratif. Une pièce où les premiers meubles en
formica noir glacé font irruption, quand chez ta tante Jeanne on le
réprouve, où seul le rustique a droit de cité. On visite du seuil, où si on

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est sage, on a le droit de se mettre sur les patins de feutre gris, et de


patiner quelques pas malhabiles, tout seul sur le miroir, se demandant à
la fin l’intérêt qu’il y a à glisser ici. On fait briller en glissant. Le grand lit
se trouve en face, contre le mur, face à la fenêtre. Une chaise aussi pour
y grimper.
En sortant à gauche, dans la vaste pièce de l’arrivée, la radio, sur
une plaque au mur, scotchée sur RTL, soir et matin. Le temps à venir, et
la météo est exacte alors, et les cours des denrées, du blé, du lait, du
beurre, de la crème, du cochon, du bœuf, du cheval, de l’orge, de
l’avoine…
En bordure de la longue ferme au toit d’ardoises, le potager, ses
rames de haricots sur perches en « v » inversé, les cornichons à verrues
rampants, à petites fleurs orange, que tu bigles. Tu repères leur maturité
et tu le dis à ta mère, comme cela elle pourra demander s’il y en a à
céder. Le long du fossé qui longe la route, la haie de dahlias de toutes
couleurs.
L’entrée de l’étable est à gauche. C’est peut-être l’endroit que tu
apprécies le plus dans cette ferme. L’endroit est clair, à l’inverse de la
pénombre qui règne dans celle des trois vaches de Léonie. Tu as
essayé la traite au pis, sur un tabouret bas, après avoir maîtrisé le
mouvement de fouet de la queue de la vache pour qu’elle ne vienne pas
te cingler la frimousse, en tenant le seau entre les jambes. Peine perdue,
il faut le geste précis. Il faut être né là-dedans. Tu préfères regarder et
écouter le bruit métallique crescendo, que fait le filet de lait contre la
paroi du seau.
Les Fouillard vont avoir un veau, enfin une de leurs vaches. Tu es
excité à cette idée. Ta mère, qui l’a appris, te refuse d’y assister. Des
fois que ! Tu ronchonnes.
Sur la route Biclou, de Fougerolles, tu croises cet homme en bras de
chemise, celui qui a acheté le lopin de terre où avec les Poisson tu
bêchais les patates. Il construit sa maison. C’est la première maison que
tu vois monter rang à rang. Tu aimes le regarder tapoter du manche de
la truelle les moellons de granite, pour les déposer comme il faut. Il a un
fil à plomb avec lequel il vérifie de temps à autre l’aplomb de ses murs. Il
retire parfois un bloc qui ne convient pas dans la dernière rangée. Ayant
apprécié où se trouve la ligne de clivage du granite, il lui donne un coup
de marteau précis. En ayant ôté le surplus, il apprécie, il tartine de béton
adroitement dessous, dessus, rectifie le joint, lui donne une petite pente
invisible pour écouler l’eau du ciel. Bien sûr le granite vient de Louvigné,
capitale du granite breton.
Plus loin, la chapelle Abraham. C’est là où ton défroqué se rendait
avec ses genoux écorchés chaque matin. Ta mère y traîne aussi ses

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invités après le déjeuner. Elle fait le tourisme qu’elle peut, à son échelle,
loin des indications du Guide Vert.
Tu arrêtes ton vélo sur le bas-côté herbu en posant tes prunelles
sur les tiges bien droites dans une jeune touffe de châtaigniers qui part
en rayons de soleil, qui fera un bel arc, ou une belle flèche droite. Tu
sors ton Opinel, et tu coupes à la base. Tu fais une belle section en
biseau. C’est ce qui marche le mieux. Une coupe perpendiculaire
marche moins bien. C’est sans bavures. Avant de peler la tige, tu sens
sous les doigts les légers renflements qui pointent comme les seins des
jeunes filles sous le pull, promesses de branches. Après l’écorçage,
l’Opinel les effacera, particulièrement au milieu, là où ta main serrera
l’arc.
Lorsque la route Biclou coupe celle de Louvigné, il y a une futaie
pentue. Tu y retrouves la Pissette (Glaine), qui passe dessous le pont.
Au pied des hêtres. Les haltes sont propices à te bleuir doigts et fonds
de culotte, assis que tu es pour récolter les myrtilles. Il n’y en a que là
que tu en trouves dans ton univers de quinze kilomètres carrés.

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12. HAUT ET BAS

Le haut de la maison, le grenier. Cette partie te parle plus que les


autres pièces. De là tu vois loin. De l’escalier, tu débouches dans une
haute pièce où filent de puissantes poutres, fermes et arbalétriers.
Quatre portes y donnent.
La première non peinte, à droite, ouvre sur un débarras encombré
de malles, armoires, d’une baignoire zinguée grise, avec ses petites
taches blanches distribuées au hasard, que tu aimes effleurer, et que
n’aimes pas. Tu songes à cet après-midi où ta mère a eu le courage de
la descendre devant la maison sur la pelouse pour servir de piscine dans
la canicule, et de bain de fin de journée pour récurer ton épiderme. L’eau
est courante, tu peux le dire, car il a fallu aller chercher d’innombrables
brocs à la pompe de l’autre côté, là où il y a le verger. C’est ainsi.
Le fourneau de fonte de la cuisine, est pourvu d’un réservoir avec
un robinet de cuivre sur la droite. Son eau réchauffe celle, glaciale du
puits de dix mètres, ceint d’une margelle de pierre semi circulaire à
capucines. Cette baignoire de petite enfance, que tu caresses en
souvenir, te procure une sensation rêche, aux antipodes de la souplesse
de l’eau. Un peu comme la pierre-ponce sur l’épiderme, ou la craie au
tableau noir. Baignoire anti-plaisir, qui
va bien avec l’idée que l’eau, il faut la chauffer à la cuisinière. On est loin
du confort des chaudières. Cette baignoire anti-jouissance a-t-elle été
conçue par un prédicateur de chaire ? On l’a sortie au moins deux fois :
le jour de cette chaleur, et le jour de ton souvenir. Pour les partisans de
l’hédonisme et du pratique, elle est reléguée au grenier des vieilleries.
Pour les poètes elle anime le musée des souvenirs.
On la ressortira un jour pour l’emplir de terre, pour trôner sur le
haut de la pelouse d’une maison-boîte à sucre, au plan contemporain
imaginatif. Là on y plantera des hortensias qui rappelleront ceux qui
prospéraient sous les fenêtres de la maison. Des hortensias énormes,
bleus de l’ardoise pilée ou cassée qu’on met au pied, chaque fois que
l’une d’elles descend en catastrophe du toit. Roses aussi ou blanc-
vertes. Destin d’une baignoire similaire à celui d’une charrue. Elle
rappelle le passé, le bon vieux sale temps où on s’échinait derrière
l’énorme cul du cheval dans le sillon, sans conscience d’un futur morne.
On n’ose pas la balancer à la ferraille. Alors on constitue son petit musée
imaginaire personnel d’antiquités domestiques devant le pavillon acquis
à crédit.
Deux chambres à mansardes épient les trois routes, qu’une
branche de l’acacia pique de plus en plus chaque année. Le papier peint
adhère encore un tout petit peu au mur. A certains endroits il présente
de longues boursouflures sur le plâtre qui part finement en poudre. Ce

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même plâtre qui, au plafond tombe en petits morceaux, en dévoile le


lattis irrégulier. Les souris y font la sarabande, et trottent dans des
couloirs et tunnels que seules elles connaissent. Tu tends les pièges
dans les placards. Tapettes appâtées de petits restes. Il y a toujours une
souris prise le lendemain à la levée des pièges. Tu notes ses
moustaches si fragiles. Elle a toujours l’air de dormir quand tu le relèves.
La musiquette des petites pattes ne cesse pas pour autant. Elles sont si
prolifiques !
A droite en entrant dans cette grande pièce, une surélévation
curieuse au-dessus de l’extrémité de la cage de l’escalier. L’endroit est
baptisé « le théâtre ». L’arrière de la surélévation donne sur une petite
mansarde au travers de laquelle tu distingues la cloche qui appelle aux
repas, au-dessous de laquelle pendent les maillons chaînés.
Le sol de ce théâtre est une sorte de terre bourrée entre les solives. Tu
ne te souviens plus bien quelle pièce tu as pu y jouer. Tout autour en
contrebas est organisé pour une représentation : deux chauffeuses
poussiéreuses à capitons, au tissu beige effiloché par endroits, font face
à la scène.
Aujourd’hui le grenier est calme, trop pour toi. Alors tu l’animes.
Cela te vient en regardant les grandes plaques de contreplaqué, qui
couvrent les espaces entre les fermes et chevrons. Tu penses à
Monsieur Pouriel. Pourquoi lui donnes-tu du « Monsieur », quand les
autres ont droit aux : « le père » ou « la mère machin » ? Va savoir ! Oui,
Monsieur Pouriel, le charpentier qui a son atelier à l’entrée de Pontmain.
Il a reçu commande de l’aménagement du grenier. C’est après-guerre, il
a touché son lot de prisonniers. Il fait très chaud sous la charpente, tu
perçois les muscles qui jouent sur les dos bronzés, les biceps tendus
quand, à coups précis de marteaux, ils pointent les longs clous dans les
plaques de bois. De temps à autre ils lampent une bolée de cit’ de la
cave, que ta mère ou sa sœur, c’est selon, leur portent. Au milieu
Monsieur Pouriel délivre calmement ses indications. Ils sont aussi blonds
que dans les films. Blonds aryens.
L’atmosphère est joyeuse et travailleuse. Ils sont loin de leur
Bavière. Ils ont, quand même l’air presqu’heureux. Est-ce d’avoir
échappé à la mort, aux représailles ? En oublient-ils leur condition ? Le
grenier leur offre, peut-être, une façon de s’évader chaque jour du
cantonnement au bourg, d’échapper à la haine des regards, de parler la
langue du bois.
Ce qui te frappe ce sont les grosses chevilles qui percent de part en part
les poutres et les fermes. Elles sont lisses. Tu places tes mains de
chaque côté, et empoignes la barre imaginaire d’un très vieux vaisseau
de haut-bord, pour un voyage au Mont des moines ou au Saint-Malo des
corsaires !

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Dans les deux chambres du grenier, hors les lits aux barreaux
métalliques terminés par des boules de cuivre, il y a de petites tables de
nuit en noyer, dont tu entrevois par les portes demi ouvertes, les pots de
chambre, surmontées de lampes aux abat-jours déformés, étoilées de
chiures de mouches, aux teintes auréolées par l’humidité. Un fil
électrique torsadé gainé de tissu bruni par le temps, en pendouille. Il y a
longtemps que les ampoules ont claqué ; elles demeurent enfoncées au
culot. Rien ne dit que l’on pourrait les en détacher. Alors on n’y touche
pas.
Et puis ces paravents qui cachent les tables de toilettes en sapin,
avec leurs cuvettes à fleurs roses, leurs brocs et porte-savons en
faïence assortis.
A leur pied les seaux de toilette à couvercle, aux anses rouillées, qui
recueillent les eaux de toilette, et le contenu nocturne des pots. On
descend tout cela quotidiennement. On file le porter tout au bout du
potager, dans le champ derrière, sur le tas de fumier, pour lui tenir
compagnie. Il ne désapprouve pas, ça le change des vaches ! Il attend
les visites sur le coup de dix heures. Parfois les seaux n’ont pas reçu
leur content, et il attendra le lendemain. Cela signifie que le contenu des
seaux a été versé gaiement au pied des hortensias ?
Tu te souviens de ces soirs sombres, où ton père – au grand dam
de ta mère, et aux applaudissements de ton frère ricanant sous sa
couverture- te hisse sur le rebord de pierre de la fenêtre sur jardin au
premier étage. Tu calmes rapidement ton appréhension du vide, debout,
excité par ce que tu vas faire à la nuit sans dimensions, ponctuée de cris
narquois de chouettes.
Dans le noir mat tu entends distinctement le choc sur l’allée, de l’orbe
tendue que tu émets. En fin de séance le « floc » plus mat -le jet est
moins tendu- atterrit sur les hortensias que l’on arrosera le lendemain
pour chasser l’odeur sûre de l’urée.
Trivial, mais si satisfaisant ! Et quelle bonne humeur, ton père
maintenant fermement tes hanches ! Confiance absolue d’un fils. Le vide
n’a plus rien d’un volume inquiétant. Tu t’en ries.
En bas, tout en bas, la cave. De l’intérieur de la maison, tu y
accèdes par le fond du couloir dans cette entrée carrelée de damiers
noirs et blancs où dort le lit clos breton. Plus d’une fois tu y as fait le pied
de grue dans cette cave, puni sans aucun doute. La porte – elle est vert
d’eau- qui la commande, est lourde, et frotte aux carreaux du sol. Il faut
une force terrible pour la mouvoir, et ta mère y peine. Elle émet un fracas
monstrueux, qui rend la perspective du cachot sinistre. La relégation le
sera moins quand tu découvres un bouton électrique haut perché. La
durée de ton séjour y est variable. Cela dépend de la lourdeur de tes
fautes. Jamais, jamais, tu n’émets le moindre gémissement, la moindre

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réclamation. Pourquoi baisser pavillon, n’est-ce pas ? Il te suffit


d’attendre. Tu sais que tu en sortiras, de toute manière. Au fond de la
cave, sous le soupirail –tu comprends alors mieux le sens du mot ! - des
casiers à bouteilles malmenées, sous le perron. Certaines sont moitié
pleines ou vides. On se risque parfois à en
déboucher une au déjeuner. L’instant de la dégustation est un moment
suspendu. Les nez sont en alerte, à renifler. Il te souvient que l’on parlait
d’un certain Saumur. Le verdict tombe rituellement : « madérisé » ! A
chaque fois, c’est pareil, alors on boit le vin d’apéritif ou de désert au
repas. Ainsi vont les choses immuables, tant qu’il reste du vin en stock.
A gauche de la cave il y a une porte. Tu as beau croire qu’elle
amorce un souterrain qui passe sous l’étang pour aller chez les Badiche,
il ne s’agit que de la porte qui donne sur la cave à cidre, à laquelle on
accède par l’escalier en pierre à lichens noirs et blancs, à l’extérieur.
Dans cette autre partie de la cave, sur la terre battue, reposent trois
énormes barriques, aux panses cerclées pour ne pas éclater, avec des
casseroles émaillées ébréchées, sous les cabillots de bois qui règlent le
débit en couinant. Un entonnoir bleu pâle repose à plat sur l’avant de
l’une d’elles, pour emplir de cidre trouble les litres étoilés. A gauche,
entre mur et planches disposées à angle droit, le tas de patates livrées
pour la consommation de l’été. Dans l’autre coin, selon la même
disposition, les boulets de charbon pour la cuisinière. Sous la salle à
manger la cave a ses odeurs : pomme aigrelette qui pourrit, terre de
champ. Un garde-manger nargue les mouches, suspendu au plafond.
Bancale, tordue la maison ! On craint que les énormes poutres qui
ont la largeur de la maison, n’accusent encore plus de flèche. Tu sais
qu’elles portent un remplissage de terre, entre plancher et faux-
plancher, comme au grenier. Pourtant elles ne plieront jamais plus.
Malgré les recommandations maternelles, tu continues à sauter sur les
lits au premier, et cavalcader dans l’escalier. Les poutres demeurent
impassibles.
La descente à la cuisine par trois immenses marches branlantes,
faites pour géants, dans ce pays où les hommes ne dépassent jamais un
mètre soixante-cinq, n’est pas faite encore pour toi. Il te faut faire des
pas immenses en appuyant sur la marche médiane, composée de deux
morceaux assemblés en « rainure-languette », qui passent le temps
estival à s’accoupler en grinçant. Tes prières sont émises pour que cette
union frénétique dure sans discontinuer. Les morceaux de la marche
tiennent parole.

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13. CHUT !

L’eau est toujours problème. A la Bignette, où l’on précède le


modernisme, sévit un engin fatigant : la pompe à main du placard de
l’entrée. Tu ouvres la porte vert d’eau à deux battants, en relevant le
loquet de bois plat. Tu es costaud des Batignolles pour actionner le
levier, comme un pompiste à essence. La différence entre les deux
servants peut s’apprécier à l’intensité du mouvement de balancier opéré
par le bras, à la rotation du levier dans des plans intersectés à quatre
vingt dix degrés, ou encore à ce que tu ne peux vérifier si, à force de
pomper comme un diable, tu approches enfin ou non du remplissage
total du réservoir qui a le bon goût de se trouver au grenier. Le pompiste
d’une quelconque station Antar (la coiffe gauloise ! ), peut tranquillement,
pendant ses gestes oscillatoires tranquilles, bavarder avec le client en
surveillant d’un œil distrait la montée du liquide huileux dans une
ampoule du distributeur. Toi, rien, tu t’acharnes, esclave de l’ignorance.
Le modernisme engendre un système astucieux, mais imparfait, il
permet de ne plus se coltiner de nombreuses tournées de flotte depuis la
pompe du puits.
Pourtant tout est fin ou recommencement, et tout mouvement
d’affranchissement des esclaves a une contrepartie : l’après-vente,
corollaire de la mise en place de l’investissement. Un nouvel été, après
un nouvel hiver, de nouvelles vacances, tu débarques dans ce placard
de tortures. L’infime suintement de la pompe aux joints n’est pas au
rendez-vous, tu ne le notes qu’après un certain temps d’adaptation à la
situation. Tu pompes donc vaillamment, conscient de l’accomplissement
du devoir collectif. Tu as beau insister, rien ne vient. C’est tout juste si le
débat familial sur le débit qui s’installe, ne ressemble pas à un conseil de
famille, tant la question est vitale. L’eau n’arrive plus à l’intérieur de la
maison. Jehanne ne répare pas. Ma mère n’est pas propriétaire et ne
veut pas procéder à la réparation. Pingreries ? Alors tu notes que la
bonne vieille pompe au puits tient le coup, et le tiendra encore, tandis
que ces équipements, soit-disant évolués, ont tout du toc, procédés
apparentés à la pompe à fric éternelle.
Tu reprends le collier et la noria des brocs et des seaux. L’affranchi
retombe en esclavage, pour tracter les brocs au premier étage, au
cabinet de toilette, symbole éclatant de l’hygiène post- deuxième guerre
mondiale, avec sa cuvette de water et sa chasse, dont la soif est
apparemment sans limite.
Cet essai d’adoption des principes élémentaires du modernisme
rend à ta famille sa méfiance originelle vis-à-vis de tout ce qui appareille.
Il aurait sans doute fallu ouvrir quelques dizaines de mètres de

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tranchées pour détecter l’origine de la fuite, ou soulever la plaque du


puits pour ausculter le mécanisme. Peine perdue, en route pour les
cyphoses et autres lordoses !
Tes séjours ont tendance à s’espacer. Est-ce un effet de la fatigue
due à ces portages que tu croyais abandonnés ad vitam aeternam, ou
au fait que l’adolescence érode ton appétence pour la ruralité, soutenue
par la nécessité vitale de maîtriser la langue de Shakespeare par force
séjours en pays British ?
Pourtant la Bignette est toujours omniprésente dans ta tête. A
l’épreuve de français du B.E.P.C, tu pompes joyeusement le stock de tes
récents souvenirs d’enfance, puisque tel est l’énoncé de l ‘un des trois
sujets. Tu puises l’épisode du Petit Bois, et tu décroches une note en
granite. Tu peux la remercier cette Bignette ! Encore plus tard tu
utiliseras les chevaliers dans un spleen en atelier d’écriture à Nancy.
Désormais ces derniers montent la garde seule ou presque douze
mois sur douze. La cheminée couronnée de vigne vierge, est le phare
solitaire des usagers de la route Pontmain-la Bazouge.
Tu reviens quand même aux sources de ton enfance. Tu files tout
de suite à la niche de Sirène. Tu ne trouves qu’une chaîne rouillée
traînant lamentablement à terre, et la vielle écuelle. Point de chienne !
Ton enquête montre que Léonie s’en est séparée. Elle lui coûte trop pour
le service qu’elle rend, d’autant qu’elle manque de plus en plus de crocs
et de hargne, cette carne efflanquée ! Elle a attrapé le mal- il est même
étonnant qu’elle ne l’ait pas attrapé plus tôt au régime spartiate qu’elle
endure !-, et Maurice , le fils de Léonie, qui lui a offert ce petit bout de
chienne à la naissance, paye la piqûre fatale. On paye pour naître et
pour mourir, comme les humains ! Léonie est bien capable maintenant
de veiller sur elle-même sans l’aide d’un gardien, après tout !
Léonie qui sert la goutte à ta mère et ta tante, dans les verres
qu’elle emprunte définitivement –elle a de l’urbanité Léonie !- sans en
avoir l’air, un à un, au buffet de la salle à manger de la maison, prend ta
mère et ta tante pour des aveugles. Elle n’a apparemment pas saisi que
ces dernières ont claire conscience de son jeu, et de la commisération
pour ce jeu où le dupeur n’est pas celui que l’on croit.
Les paquets de journaux arrivent toujours régulièrement de Paris,
et le grenier ressemble de plus en plus à une chambre sourde. Proust
aurait pu y dormir et y réveiller ses madeleines, dans un silence de plus
en plus accompli.
Ce sont les Poisson qui passent singulièrement l’arme à gauche.
La « mère Poisson », devenue quasi impotente depuis le décès de son
cantonnier de mari et le départ de René, marié, tombe dans son âtre, et
brûle vive ! Sa maison est abandonnée un bon moment. Les vitres sont
cassées. Avec les frères Madelin et le tien, tu trouves qu’elles formaient

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une belle cible. Par dépit tu les fracasses. Tu n’admets pas ce vide. Plus
tard des Parisiens reprennent la maison. Celle-ci devient proprette. Plus
aucune relation comme avant. Page tournée.

Vue sud est de la Petite Bignette et de la Bignette

Chez le maréchal-ferrant, Monsieur Madelin, la forge ne ronfle


plus, même si tous les outils sont là. Les époux Madelin sont en retraite.
Le père de Jean-Claude et Marcel a une Juvaquatre à fanons sur le
capot, après avoir eu sa Panhard. La mère a perdu ses cheveux couleur
corbeau. Elle ressemble toujours à un petit pot à tabac à priser. Les fils
font leurs études et sont en entreprises. Tu vois, à cet instant la
frimousse de Marcel, une figure pointue, mince, un peu comme celle de
sa mère, pétillante à l’inverse de celle de son frère Jean-Claude, toute
ronde, plutôt le calme de son père.
Tu revois ce soir où tu étais demeuré à la maison, pendant un
orage épouvantable, strié d’éclairs qui passent d’une prise de courant à
l’autre. Ta mère et tes frères et sœur sont partis sous leurs parapluies se
réfugier à la forge, tant ils ont peur que la maison ne prenne feu. Tu
demeures là. Tu assumes, provisoirement, le rôle du héros prométhéen.
Pas drôle du tout. Dans la cuisine les éclairs fusent de la prise située
sous la lampe du plafond à abat-jour en forme de chapeau chinois
émaillé que l’on monte avec un système d’œuf en porcelaine. La salle
des chevaliers n’est plus fréquentable, l’eau y rentre par la porte du
jardin.
Subitement tout ce foutoir céleste cesse. Plus de grands orgues.
Tu te composes une mine aguerrie pour aller voir ce qui se passe à la
forge. Là tu apprends que le père Madelin, en pêchant ses pinces dans
l’auge emplie d’eau, s’est pris une châtaigne qui l’a paralysé pour la
soirée. La foudre s’y est logée. On te demande des nouvelles de là-bas.

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Tu te redresses, et racontes comment tout cela se passait devant les


yeux, et comment tu as assisté à quelque chose de rare.
Tu y passes encore à cette Bignette, quand tu étudies en Fac,
avec des potes, de retour de Bretagne, en une sorte de pèlerinage
obligatoire. Tu débarques de nuit, tu cherches le loquet derrière le grand
volet de la salle des chevaliers. Le système a évolué, semble-t-il ! Tu
n’as pas prévenu ta tante de ton passage improvisé. Tu découvres une
fenêtre ouverte dans la chambre de ta tante au premier étage sur le
jardin. Une occasion de pénétrer et d’ouvrir ensuite la porte du perron au
troupeau des copains et copines.
Tu décroches la grille qui commande la montée à l’étable, et
l’appuies contre le mur. Tel un alpiniste, debout sur les sommets aigus
en bois, tu escalades le rebord de la fenêtre. Il est évident que quelqu’un
a occupé les lieux en se conduisant comme un malpropre, pique-
niquant dans la chambre.
Il a trouvé le carton vert moucheté de blanc du roman de ta tante. Il
est ouvert, ça ne l’a pas intéressé. D’ailleurs, en le refermant, tu ne
comptes que trois à quatre feuillets couverts d’une écriture serrée et
oblique. Peu de choses ce roman en fait ! Des racontars ! Tu es stoppé
dans ton avance, te disant que tu es peut-être tombé dans un piège.
Personne, heureusement. Au fond de toi, pas trop fier ; ton cœur bat la
chamade. Tu veux tant, comme ton frère, leur montrer les souvenirs
d’enfance à tes grands amis de la ville. Bon début !
Finalement tout le monde dort dans la même chambre, la grande. Tu
appuies une chaise contre la porte comme dans les polars. Au matin des
pas dans l’escalier. La porte cède quand même sous une poussée, la
chaise vole en morceaux. Maurice te reconnaît. Il est revenu sur les
lieux, inquiet de sa première prise il y a deux jours, un évadé qui avait
trouvé refuge pendant trois semaines, nourri des conserves périmées.
Ouf !
Le prisonnier tombé, mais aussi le grand sapin juste devant la
maison. Si ç’avait été l’acacia, la maison aurait été à refaire. Il a eu le
bon goût de tomber parallèlement. Bien aimable !
Toute cette maison se rebelle, le sens-tu ? Comme si le fait de la
délaisser amenait une révolution des éléments, une rébellion.
Tu séjournes un été, et au lever du soleil tu entends une activité
fébrile le long du jardin. Par le volet entrouvert tu épies des gens que tu
connais, à dévaster les massifs d’hortensias, se servir amplement et
déguerpir comme Caïn. L’œil était dans la tombe… Ils alimentent la
décoration du défilé religieux du quinze-août. Ils nient religieusement
comme tous les habitants de ce coin. Ils assument l’Assomption.
Paradoxe des croyances christo-païennes. Voler pour Dieu, on peut
voler pour la Vierge qui s’envole, non ? Ils sont comme Léonie ! Tu ne

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demandes même pas ce qu’ils pourront raconter à confesse à leur curé.


Ont-ils conscience ? Ta tante a rendu service à la Vierge de Pontmain,
c’est tout ce qui compte !
Ta tante elle préfère se faire bouffer la laine sur le dos, par tous
ces païens, que de se mettre mal avec eux. La justice n’est pas celle
que l’on croit, tu l’entends dire comme si elle était là ! Elle préfère garder
un bien qui se délabre de plus en plus que de le céder à quelqu’un qui
aura à cœur de l’entretenir. Et elle en a la possibilité avec la recherche
de logement du directeur de la laiterie de Pontmain. Non, elle garde le
patrimoine. Elle ne va pas vendre à celui qui a comblé l’étang avec ses
saloperies !
Tu rencontreras plus tard dans ton job à Nancy, un fils de l’un des
directeurs. Coïncidence, aurait dit ta tante ! Tu lui raconteras à ce garçon
qui fait –coïncidence !- des études d’impact de l’industrie sur
l’environnement, comment la laiterie a dévasté ton enfance, ruiné ta
carte postale, en comblant cet étang, mettant le meunier sur la paille,
asséchant la Pissette(Glaine), faisant sécher les peupliers sur leurs
pieds, effaçant les coins de pêche de ton cousin le rouquin, privant les
bracos de truites et gardons. Lamentable ! Il baisse le nez en guise de
pénitence à la Vierge qui n’a rien fait contre, tu le notes.
Elle est capable d’arrêter les Allemands, mais ces fichus salopards
de destructeurs de paysages, nib ! Croire à la Vierge de Pontmain, ta
tante continue ses pèlerinages absurdes. Elle ne peut même plus loger
dans sa Bignette, tant elle est inlogeable, mais elle y va, en même temps
elle se fait trois petits saluts à la Vierge de son hôtel de la Basilique, d’où
elle affrète un taxi. Et hop, elle voit les nouveaux dégâts qui font mal à ta
Bignette, et à toi, et elle repart en ayant pardonné, et laissé le tout dans
un état encore plus lamentable qu’avant !
Les voleurs sévissent toujours et encore, méthodiquement dans la
maison. Ils n’ont qu’à amener leurs vastes fourgons et charger la
marchandise au pied des portes. Ta tante a l’occasion de les retrouver
au tribunal, elle ne demande pas de réparation.
Folle ou sainte, tu ne sais plus, tu ne sais d’ailleurs toujours pas.
Elle se laisse bouffer, et continue à l’être, béate, Sainte Jehanne d’Arc !
Elle assure le paiement des notes d’électricité qui tombent toujours
quand des indélicats continuent impunément à se servir sur place. Cela
signifie, qu’elle s’est laissé manœuvrer par les élus, la compagnie de
distribution d’eau, alors qu’elle a un fameux puits à sa disposition. Peut-
être aussi que tous ces viandeurs, grugés par la chimie, avec leurs
épandages de lisiers ont foutu en l’air la qualité de la nappe phréatique,
et qu’elle a dû se résigner à se brancher sur le réseau collectif. Entubée
la Jehanne !

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Elle est toujours dans son rêve. Elle y est plus qu’un musulman dans son
pèlerinage à la Mecque. Elle l’aura fait assez pour aller quarante,
soixante fois au ciel. Elle peut même- mais elle ne cède pas vite à cette
vie-ci !- se payer l’espérance de plusieurs vies et réincarnations.
Elle continue à payer des charpentiers et serruriers pour qu’ils rendent
impénétrable l’accès à la maison. Rien n’y fait.
Pour parachever leur œuvre néfaste les voleurs qui tentent de démonter
sans succès l’escalier intérieur en chêne tourné portent leur dévolu sur
une cheminée Louis XV en marbre qui s’envole. Ils n’oublient pas les
pierres taillées des étables qu’ils revendent à des Parisiens en mal de
bicoques.
Jehanne est sous curatelle, la demeure héberge des clans de jeunes qui
y font la fête, font du feu dans la grande cheminée de la salle des
chevaliers. Une sorte de squat campagnard. Les curateurs font murer les
ouvertures.
Tout fout le camp, que reste-t-il de nos amours ?
Un songe bien doux, sans doute ! Marquant, terriblement marquant, trop
bien marquant ! Tu n’aurais jamais dû t’attacher à ce coin ! Trop tard ! Tu
enrages face à ce gâchis, face à la connerie, face à tout, face à toi, face
à cette tante qui n’en aura jamais fait tant qu’à sa tête !
Certaine cousine tienne, les pieds encore moins sur terre que les tiens, a
l’idée mystique de transformer La Bignette en centre de pèlerinage
Marial. La Bignette est vendue, les prés sont cédés aussi. Une route a
amputé la terrasse. Que sont devenues les affaires personnelles de
Jehanne ? Las, las ! Et son roman ? A-t’il été brûlé ou dérobé ?
Vas-y Marie, tu as encore de beaux jours devant toi. Tu n’arrêteras pas
les cons, voleurs, croquants, pèlerins et rêveurs ! La maison est vendue
Depuis l’eau coule sous les ponts et la « Gentilhommière » convertie
enfin au confort accueille les hôtes de passage, grâce à une belle
initiative. Valérie a accepté de reprendre quelques visuels familiaux
transmis par Jean dans certaines chambres « oder zimmer mit Wi-Fi »,
assurant d’une continuité distante quelque peu nostalgique.

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14. 13 AVRIL 2004 EPILOGUE

Trois degrés de granite, et dix Celsius tout juste dehors ! Tu les


voyais plus hautes, ces marches, il y a presque un demi-siècle. Tu te
demandes même si elles n’étaient pas quatre, pour mener à la porte
d’entrée principale de la maison. La porte est très mal en point. Elle a été
blanche. C’est ce qu’indiquent des écailles qui la pèlent, cette porte à
moulures Louis XV. Ce détail te frappe, car tu ne l’as jamais remarqué.
Tu as la nette impression qu’une des marches a disparu, happée par un
rehaussement du sol. Car au pied, c’était bien une allée, quand
aujourd’hui, c’est une vague surface herbeuse, qui a du être remblayée.
La porte est close, et c’est tant mieux contre les incursions. Mais en
même temps que tu le constates, tu regrettes de ne pouvoir entrer.
L’acier neuf de la serrure, trop brillant, jure avec l’usure du temps, un
frein, et un signal visible pour d’éventuels voleurs. Mais voler quoi
encore ? Chaque conversation familiale a relaté un nouveau vol, et il ne
doit plus rien rester. Combien d’antiquaires ont été commis à la barre
des tribunaux ! Impunité ! Tout ce qui pouvait être emporté, sinon
démonté, est parti, volant l’âme de cette maison. Tu ne vois rien de tout
cela.

L’œilleton est imperméable. Tout est clos. Tu penses par


homophonie au lit breton de l’entrée. Lit clos ! Et l’horloge ? Plus de
comptage du temps. La maison est partie vers l’infini temporel. Paraît
« qu’ils « ont même démonté l’escalier de chêne » ! Alors on ne peut
même plus accéder aux deux étages. Finis les va-et-vient entre les
chambres et le grenier !

Maison violée ! Il n’en demeure que la peau. Une peau ternie,


grise, lichens sur granite, une peau qui aurait trop servi, racornie.
Malmenée, non respectée, sans retraite vieillesse, sans décence,
miséreuse, déchue quoi ! Maison qui ne sourit plus, qui ne le pourra
plus, assurément. Elle va à la mort, lentement, âcrement, avec
amertume. Aucune reconnaissance de ceux qui l’ont habitée. Ils
passent, se font mal à la regarder. Mais ils n’ont pas le courage de lui
raviver sa jeunesse. Las, las de l’immobilisme, des non-décisions, du
trop-tard pour faire ce qu’il fallait faire quand il était encore temps, quand
il y avait place pour un repreneur. Non, au lieu de cela, Ta Tante a
continué à y expédier ses coupures de journaux qui jaunissent sous la
toiture ardoise. Las, las, ses beautés laissées choir !

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Son toit a abrité des étrangers, évadés de prison. Tu te rappelles,


lorsque, déjà nostalgique, tu étais arrivé dans la nuit avec des amis
étudiants, et avais pénétré dans une chambre en adossant au mur une
grille. La fenêtre ouverte te révélait un lit défait, et le bouleversement
provoqué par le départ précipité d’un homme repris par la gendarmerie
qui l’y avait trouvé.
Volets barricadés, des écharpes larges et solides clouées sans
ménagement en travers. Tu jettes un œil par une fente du volet à
gauche ! Pourquoi la gauche ? Tu ne sais. Si, si, tu sais, il s’agit de celle
qui permet de penser que tu vas revoir la salle des chevaliers. Mais rien
dans la salle, que du vide, ténébreux et poussiéreux ! La porte, en face,
qui donne sur le jardin derrière la maison, est ouverte en grand. L’air y
passe à fond, été comme hiver. Tu recherches les damiers noirs et
blancs au sol. Trop de saleté ! On t’avait dit que la grande cheminée,
celle où tu te tenais debout avait été démontée. Non sa tonne, trop
lourde, est toujours là, muette d’indignation, froide de rage contenue, les
yeux vides. Rien, rien, stupeur, que ce silence ! C’est bref, ça fait mal.
Tu le savais, mais tu n’as pu résister à la tentation de te blesser, de faire
surgir les bons moments, et de les voir happés par la crasse du temps
qui les ensevelit irrémédiablement, qui les dilue, au point de te demander
s’ils ont existé ces moments, dans un lieu devenu si inhospitalier. C’est
pire que tu ne le pensais. L’image que tu dérobes, est plus insoutenable
que celle que tu voyais dans ton rêve éternel. C’est comme si on te vidait
tes entrailles. Tu ne serais plus qu’une outre flétrie, vide, sans utilité,
vouée au dessèchement. Tout est glacé. Tu rejettes un regard de
regret, de dégoût. Tu répudies un maîtresse soudain, celle de tes jeunes
ans. Trop jeune pour avoir eu une maîtresse, te dis-tu ! Sans doute,
sinon, tu n’éprouverais pas ce haut-le-cœur ! Tu balayes tes souvenirs,
comme tu pourrais dégager cette poussière si tu le pouvais. Ils défilent
rapides : flambées de châtaigner, musique des Andes. Fini avec cette
maison. Silence éternel ! « Requiescat in pace » ! Les chevaliers sont
retournés à leur silence, sous les dalles froides comme des tombes
oubliées. Armures et casques ne brilleront plus. La poussière du temps
les a ternis. Iles n’ont plus qu’à rouiller sur place, en attendant la
désagrégation ultime. La salle des chevaliers a perdu son âme. Dans le
large fourreau de la cheminée – où l’on se tient debout, tu tiens à cette
image, non ?- tu es certain que les corneilles ont fait leurs nids. Si tu
t’installais dessous, pour voir le rectangle de ciel gris d’aujourd’hui,
vendredi, tu ne discernerais que du noir. Si tu écoutais, tu n’entendrais
que des croassements d’oiseaux noirs qui se battent à coups de becs,
au milieu du sifflement du vent coulis.

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Cousines et Cousins germains

Tu lèves donc les yeux, lassé de la pénombre. Les volets à trèfle, cœur,
pique ou carreau, du premier étage font obstacle à ta montée. Il doit
régner une pâle lumière. Façade aveugle, cécité fatale, paupières closes
pour toujours. Les trois chambres du premier sont dans l’ombre du
sommeil définitif. Que reste-t-il ? La coiffeuse, les lits jumeaux Louis XVI,
à couvre-lit vert, les tables de toilettes et leurs pots en porcelaine rose et
bleu, les seaux hygiéniques, la bibliothèque maillée, le piano désaccordé
sur lequel ta mère et ta tante jouaient à quatre mains la Marche Turque ?
Partis ailleurs ! Où ?
Qu’est devenu le livre sur Bournazel, héros colonial, en gandoura rouge,
qui te permettait de t’endormir, et que tu retrouvais au réveil sur l’étagère
au-dessus du lit dans la chambre alcôve du milieu ? Il est sans doute
avec sa cape rouge, encore à chevaucher sa jument, regard fixé sur un
ennemi improbable, attendant la mort au combat, comment la trouver
ailleurs que dans le désert ?
La salle à manger ne doit plus être qu’une pièce vide, vidée aussi
de son buffet deux corps, avec sa vaisselle blanche, sa huche aux
craquelins de Pontmain à beurre salé, sa jardinière en cuivre patinée sur
la cheminée. Tu songes que le marbre de celle-ci a été aussi récupéré.
Forcément !
Enfin, dans la cuisine, en bas des trois grandes marches
grinçantes, intérieures entre les deux pièces, le quintal du fourneau de
fonte, a-t-il échappé à la voracité des violeurs ?
Maison morte, vigne-vierge et vigne à raisins, ne sont plus là pour
orner les pignons. Les massifs d’hortensias n’ont pas totalement disparu
des pieds des fenêtres des deux côtés de la maison. Maison
d’épouvante ! Plus de visites. Tu vois encore des fermiers, ta famille a

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des fermes, venir rendre visite à leur « maitresse », avec des paniers
remplis de poulets, beurre et œufs une fois l’an. Une tradition. Et puis les
visites des mayennais de Mayenne, les Floch, les Boisaubert, les trois
sœurs Pellier, les Montigny, la marraine de Laval et son mari Jallot qui
se déplace en voiture dont le cheval fantasque inénarrable s’appelle
« Gamin ». et te reviennent en mémoire les séjours de tes cousines
germaines, Sabine, Colette, Bénédicte. Tu as eu le plaisir de
t’embarquer avec ton frère Jean dans la carriole tirée par ce Gamin et ce
fut difficile à son cocher de l’arrêter !
Seule la pompe à bras pour tirer l’eau du puits subsiste derrière la
maison. Elle est malade, avec son air penché. Les bacs en granite semi-
circulaire, avec leurs capucines, ne sont plus là non plus.
Plus d’allée des pommiers, plus de pêcheurs sur l’étang Gervis, plus de
carré de choux pour le cochon de Léonie, plus de grands pins. Une
friche improbable, non cultivée, règne sur l’arrière de la maison.
La maison de Léonie est vide. Tu distingues par le trou de la serrure de
sa porte son vide total. Tu cherches l’armoise en merisier d’autrefois, la
table et ses bancs du même bois, le chaudron noir sur la crémaillère
dans l’âtre fumaillant toute la journée. Dans l’arrière-salle, qui servait de
chambre, tu sais déjà que son lit a aussi disparu. Il n’y a même plus
l’échelle pour aller à son grenier.
Il demeure les communs, avec leur liseré de brique, en bas de la
pente fermée par la grille en bois de toujours, qui ne demanderait qu’à
céder, si on la bousculait, et la laiterie où on barattait à la main, avec l’
étable à côté. Tout est fermé aussi, plus solidement que la maison
principale.
La grange a sombré. Tu t’attendais à y entendre le cri victorieux
d’une poule qui aurait pondu son œuf de la journée. Rien, rien que du
plat, du terne, du sol indigent, sans mémoire ! On ne peut même pas
imaginer la niche de la chienne, Sirène, à sa gauche. Rien, pas
d’aboiement possible. Tu as envie, soudain, d’en pousser un, à sa place.
La soue du cochon est là, bien debout, couverte, le poulailler est
vide, non clôturé. Le sol y est toujours infécond, gris de strates de
fientes. Dorment quelques châtaigniers courbes, dont ne voudrait aucun
bûcheron. Les autres sont partis se faire débiter.
Le poirier qui ne donnait que de petites poires maigrichonnes, au dessus
du tas de rochers face à la porte de Léonie, a péri. Le bac profond et
extrêmement lourd en granite, là pour abreuver les trois vaches a été
dérobé.
Les rhododendrons ne fleuriront plus devant la maison, les buis
n’abriteront plus les escargots, le mûrier, les vers à soie.
Il reste « le Petit Bois » qui a perdu son cirque ;

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Le champ verdoyant, qui va en pente vers le moulin et la rivière, qui


coule encore, bien que l’étang soit comblé, est totalement couvert de
ronces agressives horribles, qui ne permettent pluss de rejoindre l’eau et
le moulin sur l’autre rive
Maison morte ! La main de l’homme n’est plus là pour cultiver le
paysage de l’enfance. Tout te semble rétréci, et cela l’est en effet. Il y a
cette grille symbolique neuve du côté de la route de St-Hilaire-du-
Harcouët, en face des deux maisons des Poisson. La grille, tu la
franchis, sur la gauche, en mettant le pied sur une borne de granite mal
équarrie, dressée. Il est plus que temps de quitter le souvenir, de fuir
passé et présent.
Adieu au gâchis, comment cela a-t-il pu se faire ? Est-ce, Dieu,
possible ? Tu préfères n’y plus songer, et cracher ces lignes en un
aurevoir. Tu enclenches la première, comme ton jeune frère, Philippe, a
dû le faire avant toi. Ce soir, vendredi 8 avril 2004, tu roules, la maison
derrière toi. Pneus sur le virage dérobé sur l’endroit où la terrasse du
jardin le dominait. Amputation-spoliation pour cause de sécurité
publique. Non parce que le tournant est aveugle, mais parce que, depuis
cinquante ans, des camions laitiers dévalent les routes, et passent à
fond, cavalant dans un grondement de tonnerre, chaque minute que fait
le Seigneur.
A moins d’un kilomètre de là, se dresse l’usine-coopérative laitière,
monstre de l’apocalypse, silhouette sur la colline, dont les barres
peinturlurées rouge et blanc, dénotent singulièrement avec le bocage.
Ses camions dévastent le silence, ton souvenir. Les immondices de
l’usine de lait ont comblé et pollué le vieil étang où ton Père trempait une
gaule citadine, où tu tentais de pêcher un gardon. Les saules s’y
développent dans un cloaque nauséabond. Ecologie exemplaire menée
en silence avec des complicités muettes, sans doute au nom de la
sauvegarde de l’emploi, sans que Jehanne se mue en Jehanne d’ARC
protectrice de la Nature.

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Références
Ouvrages :
« Une petite fabrique de souvenirs ISBN-10 28225003222 » Pierre Hesbert Ed.
Kirographaires (liquidation de biens 2013)
« La découpe des hôtels d'Entragues, 1774-1778 10 bis, 12 et 14, rue de Tournon,
11 et 13, rue Garancière Paris, comportant aussi l'histoire du 20, rue de Tournon
de Jean Hesbert chez Guénégaud ISBN : 978-2-85023-153-7

Visuels à libre disposition :

- Région Bretagne service inventaire du patrimoine culturel DTP CS 21101 35711


Rennes Cedex 7 Remy Pautrel-F340EE50-EC20-458F-B21D-83F921473CE1
- Dessin d’un ascendant Hesbert 1871
- Poème et croquis de l’auteur
- Sites de location
- Fond photographique familial

Liens :

http://patrimoine.bzh/gertrude-diffusion/dossier/demeure-la-bignette-la-bazouge-du-desert/aa3c180d-
a97c-4f35-a2b9-5beb96e2ef31

https://www.pepiniereagrumesdeprovence.fr/citronnier/1-citronnier-bignette-menton.html

https://tableaux-provence.com/blog/vie-pratique-provence/bignette-fete-olive

https://www.societe.com/societe/sci-la-bignette-898743471.html

https://fougeres.maville.com/actu/actudet_-la-bazouge-du-desert.-les-pecheurs-prennent-soin-de-la-
riviere-_-4852641_actu.Htm

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Gaduet

https://www.cybevasion.fr/chambres-hotes-la-gentilhommiere-la-bazouge-du-desert-e67920_en.html

https://www.chambres-hotes.fr/chambres-hotes_la-gentilhommiere_la-bazouge-du-
desert_67920_it.htm

https://www.niortagglo.fr/sortir-visiter/agenda/madame-de-maintenon-ou-les-songes-de-bignette-
16242/index.html

http://www.infobretagne.com/bazouge-du-desert-situation-feodale.htm

https://actu.fr/pays-de-la-loire/pontmain_53181/pollution-sur-la-glaine-les-pecheurs-inquiets-et-
mecontents_239817.html

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QUATRIEME DE COUVERTURE

Ce texte a été rédigé en 2004. Un demi-siècle est passé sur la


mémoire d’enfance. En 2021 ce manuscrit qui dort consciencieusement
est exhumé. Sans doute sous l’effet lent du confinement et de l’âge, le
texte est repris.

Nombreuses sont les confidences tardives sur les maisons et les


lieux de l’enfance. Celle-ci s’ajoute aux autres sur un mode qui place
naturellement la poésie au centre du discours.
Les règles de la grammaire sont volontairement écornées pour laisser
entendre le son des voix du peuple rural des années cinquante.

Cette quatrième de couverture livre des clés au lecteur. En effet le


narrateur s’est dédoublé pour tutoyer l’enfant qui parle au présent.

Une sorte de tendresse adulte pour le gamin qu’il était dans ce trou
rural frontalier de l’Ille-et-Vilaine et de la Mayenne immergé dans un
microcosme familial de quatre à dix kilomètres de rayon, formant toute
sa connaissance de l’univers d’alors à l’aune des déplacements
pédestres et vélocipédiques d’alors

ISBN à venir SAHEL EDITIONS décembre 2021

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