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LE SECRET DE SAINTE-CROIX

MARC JAOUEN
Page de couverture :
« Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lu-
mière »
Michel Audiard
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4ème de couverture :
« C’est une histoire de dingue, une histoire bête à pleurer
Serge Gainsbourg

Photo: Merci a Pierrick pour cette photo prise aux Saintes-


Maries entre un air de guitare et un vol de moustique
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« Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies


ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute re-
présentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par
quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou
de ses ayant droit ou ayant cause, est illicite et constitue une con-
trefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle »

ISBN: 978-2-9587787-0-5
Dépôt Légal : Avril 2023
Copyright © 2023 Marc Jaouen
Merci à tous ceux qui m’ont inspiré par leurs vies,
leurs écrits, leurs paroles ou leurs musiques tout au
long de l’écriture de ce roman.

A mes enfants, pour leurs conseils. A José, Phi-


lippe le navigateur-cycliste-guitariste, et Claude, mes
premiers lecteurs-correcteurs qui ont eu la patience de
lire ce roman.
Merci, enfin à Philippe (Encore un) pour ses con-
seils concernant l’impression de ce livre.

Un grand merci à Sainte-Emmanuelle et à ma


sœur Claire pour leurs relectures et leurs corrections
(qui ont parfois donné lieu à des débats de grammai-
riennes desquels j’ai été exclu pour incompétence mani-
feste), au commissaire Fleurdesel ainsi qu’aux frères
Bello di Compostella et José-Joseph béni des eaux, qui
existent réellement et m’ont soutenu tout au long de
cette aventure.
Mise en Garde

Attention ! Cette histoire peut avoir des effets né-


fastes sur votre santé et provoquer des réactions épi-
dermiques violentes, surtout chez les mandarins du
beau verbe et les habitués des salons littéraires. Que les
rigoristes du détail et des procédures policières fassent
acte de bienveillance en m’évitant l’échafaud ! Et que
les Bénédictins dont la vie monastique a été outrageu-
sement moquée me laissent entre-ouvertes les portes
du purgatoire.
Si vous êtes boulangère alcoolique, médecin lé-
giste en surpoids, truand analphabète, moine atteint
d’hypertrichose, flic véreux, abonné à syntaxe maga-
zine, catholique intégriste, Basque ou Breton neuras-
thénique, propriétaire de salons de coiffure, pisse-
vinaigre, directeur de cirque, clown triste, journaliste
pigiste, adjudant de la gendarmerie ou procureur de la
république : Ne lisez surtout pas ce roman … Ce livre
n’est pas fait pour vous !

Ah ! J’oubliais ! Il est également déconseillé aux


personnes de moins de quarante ans, non pas que je
veuille faire une discrimination qui m’attirerait le cour-
roux de la population susnommée, MAIS ! Comme le
dirait Orel San « Vous n’avez pas les bases. »
Finalement, quand on y pense, il ne reste plus
grand monde…
Un dernier conseil : Ne cherchez pas à vous re-
connaître ou reconnaître votre voisin, tout est faux, sauf
ce qui est vrai… Au fil des pages, vous découvrirez des
personnages aux multiples facettes. Certains récur-
rents, d’autres en devenir, d’autres encore ne seront
que des ombres…

Pour ceux qui n’ont pas les bases mais qui ose-
raient tout de même prendre le risque de tenter
l’aventure, vous les trouverez tout au long de ce volume.
Panique au Monastère

Mars 1960

La chapelle aux murs froids et suintants

d’humidité sentait l'encens et la cire fondue. Les pas


des moines faisant crisser leurs sandales de cuir sur les
dalles de pierres usées par le temps, résonnaient dans
la nef glaciale et sombre. Seules les lueurs vacillantes
des cierges ombrant les saints de pierre d’une tache
noire et mouvante apportaient une sorte de réconfort
dans cette caverne gothique aux aspects inquiétants.
Peu à peu, le bruit des prie-Dieu que l’on déplace et le
froissement discret des robes de bures râpeuses vinrent
se mêler à celui des pages de missels que l’on ouvre puis
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à celui des chuchotements étouffés. Les moines
d’ordinaire si sereins se regardaient presque apeurés
car le père supérieur, l’abbé Costard, les avait convo-
qués de toute urgence ! L’heure et le lieu de rendez-
vous avaient été affichés sur la porte en chêne massif du
réfectoire. Depuis cette annonce inhabituelle et alar-
mante, le monastère de Sainte Croix, perché comme
une citadelle moyenâgeuse sur la face nord du Pic du
diable était en proie à une effervescence inhabituelle. A
six heures trente, le peuple des soutanes était présent
au complet dans la chapelle humide attendant avec in-
quiétude l’arrivée de leur guide spirituel.
La porte du fond, près du tabernacle, s’ouvrit
dans un grincement de film hitchcockien. Tel un fan-
tôme encapuchonné de toile brune, l’abbé Costard, la
poitrine ceinte d’un crucifix et la taille serrée par un
cordon de coton immaculé oscillant docilement sur ses
cuisses, apparut tel un spectre par l’ouverture masquée
dans le retable de Saint Joseph. Pesamment, comme si
tout le poids de la chrétienté reposait sur ses épaules, il
monta péniblement vers l’autel en pierres de pays. Il
s’arrêta face au lutrin finement ouvragé, cadeau post
mortem du chevalier Auguste de la Guigne, mort d’une
maladie vénérienne à son retour de croisade en l’an de
grâce 1126, puis s’immobilisa comme pétrifié par
l’ampleur de sa tâche. L’ombre de la capuche lui dissi-
mulait encore le visage et c’est d’un geste ample et em-
preint d’une lenteur calculée qu’il décida d’ôter son
couvre-chef matinal. Son visage creusé par des années
de jeûne, d’abstinence et de repentis, paraissait taillé
dans le marbre et ressemblait déjà à celui d’un vieillard.
Les joues parsemées de veinules rougeâtres qui parcou-
raient sa peau comme les canaux de Mars, ressortaient
avec encore plus de contraste tant son teint était livide.
Ses yeux eux-mêmes, rougis par la fatigue et le déses-
poir paraissaient ternes et éteints. Son crâne auréolé
d’une couronne de cheveux aussi blancs que les pre-
mières neiges, se dressaient ébouriffés par un réveil
précipité. Quant à ses mains couvertes de taches de
vieillesse, elles tremblaient, agitées par une peur incon-
trôlée.
Tous le fixaient avec anxiété, le regard suspendu
à ses lèvres sèches. Que s’était-il passé pour que l’abbé
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Costard les convoque aux matines ? Les rumeurs les
plus folles allaient bon train. Certains suggéraient que
l’abbé allait démissionner pour laisser sa place à un
plus jeune, d’autres susurraient avec concupiscence
qu’un moine avait été surpris à de coupables occupa-
tions et qu’il allait être châtié en public, d’autres enfin
pensaient avec angoisse que l’abbé Costard avait perdu
la foi. La réalité était toute autre et bien plus terrible !
Une ombre noire planait sur le monastère bénédictin de
Sainte Croix.
— Mes fils, mes frères, commença le moine d’une
voix étranglée par l’émotion, j’ai une terrible nouvelle à
vous annoncer…

*****

A la même heure, plus bas dans une vallée


presque ignorée de tous, le petit village des Tours-
noires, encore recouvert de givre hivernal, semblait en-
core endormi. Endormi ? pas tout à fait. Une silhouette
fluette caparaçonnée d’un immense châle noir se dépla-
çait silencieusement, à demi courbée entre les ruelles
sombres et ventées. Apolline Bouffigue, fille unique du
forgeron, avait le visage livide. Le père Amboise, rebou-
teux du village, lui avait confirmé sans aucune possibili-
té de doute, la nouvelle qu’elle redoutait depuis plu-
sieurs semaines. Une angoisse terrible lui enserra la
poitrine en songeant aux épreuves auxquelles elle de-
vrait bientôt faire face.

******

L’abbé Costard toussota légèrement comme s'il


hésitait à prendre à nouveau la parole. Tous les moines
retenaient leur souffle. Dans quelques secondes, ils al-
laient enfin connaître la cause de cette réunion si in-
quiétante
— Comme vous le savez tous, notre principal do-
nateur, le marquis Clovis Briville de Barfleur, a rendu
son dernier soupir il y a plus de cinq mois. Paix à son
âme, commença l’abbé, se signant, le regard perdu vers
les cieux. Mr le marquis était non seulement notre bien-
faiteur, mais également le propriétaire des bâtiments
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qui nous abritent et des terres qui entourent le monas-
tère. Le marquis est mort sans aucune descendance, ni
famille proche…
Chaque membre de l’assemblée revoyait cette
grande silhouette filiforme. Le regard pétillant, le sou-
rire facile et le cheveu poivre et sel à l’apparence d’un
balai brosse usé jusqu’à la corde. Le vieil homme qui
avait la réputation d’être un amateur de chevaux et de
septuagénaires alertes, était également un fervent ca-
tholique qui avait pris sous son aile la communauté
monastique.
L’abbé reprit sans détour son explication
— Je vais être direct avec vous mes frères… Le
marquis nous a couché sur son testament ! Il nous
lègue l’entièreté du monastère et les douze hectares de
terres qui constituent le domaine.
Un son rauque de plaisir qui semblait émerger de
toutes les poitrines s’éleva comme un psaume vers les
voûtes de la chapelle.
— Dieu lui rende grâce, osa s’exprimer un gros
moine chauve au crâne marqué par une tache de vin
représentant vaguement un crucifix.
— En effet, vous avez raison frère Dagobert, dans
sa grande mansuétude, le marquis a voulu nous préser-
ver. Hélas si cette nouvelle nous assure un toit pour
continuer la pratique de notre culte envers le seigneur,
je suis au regret de vous annoncer que nous ne pour-
rons pas entretenir les bâtiments ni régler les charges
qui vont avec. Nous sommes en grande difficulté finan-
cière, annonça l’abbé d’une voix pleine d’émotion. Le
marquis était notre principal donateur, depuis sa dispa-
rition notre monastère n’a pas reçu de subsides et nous
courons à la catastrophe. Nous sommes quasiment rui-
nés.
Un murmure d’effroi parcouru l’assemblée pétri-
fiée par la nouvelle.
— C’est impossible ! les bâtiments et les terres
doivent valoir une fortune, se révolta le frère Dagobert
qui repositionnait sa soutane bien trop tendue sur son
abdomen.
— Ce n’est pas avec des bâtiments et des terres
que nous pouvons payer le quotidien.

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— Allez voir la banque ! s’emporta-t-il, elle ne
peut pas nous abandonner comme ça !
— Hélas, si, frère Dagobert, répondit l’abbé, do-
delinant de la tête tel un chien en plastique posé sur la
plage arrière d’une voiture. Notre petite communauté
n’est pas auto-suffisante, dans peu de temps nous
n’aurons plus les moyens de subvenir à nos besoins
quotidiens. Nous devons absolument redresser nos
comptes, sinon le monastère devra être vendu.
— Nous allons tous mourir ! la malédiction divine
est sur nous, hurla un moinillon au regard halluciné.
— Calmez-vous mon fils, tenta de le rassurer
l’abbé Costard, Dieu nous impose une épreuve et nous
devons la surmonter.
— Comment ? Paniqua à nouveau le moinillon au
corps aussi disgracieux qu’une peinture de Ray
Charles1, nous ne savons rien faire.
— Nous avons besoin de peu de choses, le contra
l’abbé, et ensemble il nous faut chercher des solutions.

1
1930-2004 Chanteur et pianiste Américain non voyant (Hit the road Jack)
— Organisons une quête dans les villages de la
vallée, suggéra frère Dagobert.
— Ils sont plus pauvres que nous, cingla une sou-
tane aux dents rongées par des caries noires comme
l’âme du diable.
— Prions Saint Joseph ! clama un borgne squelet-
tique, tombant en génuflexion devant la statue du
Saint-homme.
— Que dieu nous vienne en aide ! Nous devons
faire pénitence, le salut de notre âme est dans la dou-
leur et la résilience, hurla à son tour un moine dépressif
en commençant à s’auto-flageller avec un chape-
let hérissé de clous préparé avec amour lors de ses
longues soirées solitaires.
— Imposons une dîme sur les confessions au
peuple de la vallée, insista à nouveau frère Dagobert,
ulcéré, chuchotant à ses voisins de banc, sa tache de vin
devenant aussi cramoisie qu’une plaque de cuisson en
vitrocéramique.

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— Que dieu te damne pour tes pensées impies !
lança un des moines, se signant rapidement à trois re-
prises.
— Le frère Dagobert Hernandes dos Fatima doit
se ressaisir lui reprocha sévèrement un autre moine au
visage ravagé par une acné juvénile mal soignée, sa-
chons accepter les épreuves divines.
— Épreuves divines, tu parles ! grimaça frère Da-
gobert, j’en ai assez de subir les décisions divines.
Le coup sourd d’un poing s’abattant sur le lutrin
fit taire les moines dissipés.
— Un peu de calme mes frères! Que toutes les
bonnes volontés réfléchissent dans la paix et me fas-
sent des propositions de redressement, proclama l’abbé
d’une voix forte, pour mettre fin au désordre qui
s’installait dans la chapelle. Je vous recevrai dès de-
main dans ma cellule, ajouta-t-il, ses bras maigrelets
levés vers le ciel. Allez dans la paix de notre seigneur…
Au son de la voix sévère, tel une bande de moi-
neaux effrayés par la présence d’un prédateur, les
moines s’éparpillèrent en piaillant, pour disparaître
dans leur retraite aux murs glacés.
*****

Dans la vallée, Apolline Bouffigue était tourmen-


tée. Comment allait-elle annoncer la nouvelle à son
père ? Être bourru, alcoolique et autoritaire dont
l’essentiel de la vie consistait à frapper son enclume
mécaniquement en entonnant les chants de messe qu’il
connaissait par cœur. Dans le village des Tours noires,
Apolline était connue pour une naïveté à la limite de la
bêtise et une prédisposition à succomber aux avances
du premier galant qui s’aventurerait dans ces contrées
lointaines et isolées. Or de galants, il n’y en avait pas
souvent et Apolline était bien seule. Les jeunes de son
âge qui le pouvaient étaient descendus chercher du tra-
vail à Bayonne et n’étaient jamais revenus. Oh ! bien
sûr il y avait les lettres vantant le mérite du moder-
nisme de cette nouvelle décennie soixante qui offrait
tant d’espoir comme la télé, les vaccins où même les
w.c, mais jamais une visite sous l’ombre funeste du Pic
du diable. Les enfants des Tours noires qui partaient,
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désertaient à jamais les terres qui les avaient vus
naître…

******

Le soleil venait à peine de se lever que l’abbé Cos-


tard attendait déjà avec la patience de celui qui sait
qu’une place lui est réservée à la droite du seigneur,
l’arrivée des propositions de sauvetage du monastère.
Le premier à se présenter fut le moine bedonnant à la
tache de vin en forme de crucifix. Après s’être courbé
jusqu’à terre devant son supérieur ecclésiastique,
l’homme se redressa, grimaçant de douleur.
— Votre hanche, frère Dagobert ? s’inquiéta
l’abbé. Allongez-vous sur ma paillasse lépreuse, vous y
serez bien plus confortable.
— Merci l’abbé, fit le gros, soupirant d’aise, nos
matelas sont trop durs, il gèle dans nos cellules et de-
puis quelques semaines nous ne mangeons que du
gruau, se plaignit le gros moine .
— Le Christ nous envoie des épreuves que nous
devons surmonter. Alors, vous avez des idées pour re-
médier à notre situation désastreuse ?
— J’ai pensé à une sorte de taxe sur le peuple...
— Vous l’avez déjà suggéré dans la chapelle et
cette idée est à rejeter loin de notre cœur.
— Une participation financière pour l’absolution
des péchés ? Poursuivit l’obèse, sa tache de vin
s’empourprant comme à chaque fois qu’il était contre-
dit.
— Mon dieu quelle horreur ! S’épouvanta l’abbé
en se bouchant les oreilles pleines de cire grasse. Mal-
gré nos difficultés nous devons garder l’esprit clair.
— Un impôt sur les enterrements ? Persévéra-t-il
en s’enfonçant dans les ressorts du matelas.
— Quittez mon sanctuaire frère Dagobert, soupi-
ra l’abbé, outré par les propositions indécentes de son
invité. Notre malheur vous fait perdre la tête. Je ne
vous reconnais plus avec vos propos ignominieux. Vous
savez que j’ai une affection particulière pour vous Da-

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gobert, mais ressaisissez-vous ! En sortant d’ici vous me
réciterez trois Pater et six Avé.
La tache de vin sortit aussi vite de la cellule
qu’elle était rentrée, vexée que ses propositions de re-
dressement des comptes n’aient pas été retenues. Déci-
dément plus rien n’allait dans ce monastère isolé du
monde. Il se sentait de plus en plus étranger à la vie
monastique et à ses contraintes. Sa foi allait-elle résis-
ter à cette nouvelle épreuve ? Allait-il finir sa vie entre
ses murs glacés ? Il était grand temps qu’il se pose les
bonnes questions. A qui pouvait-il se confier ? A qui
pouvait il confesser ses envies de liberté, ses pulsions,
ses péchés ? Qui les comprendrait ? Pour se venger de
l’abbé Costard, l’hérétique se promit de ne faire que
deux Pater et cinq Avé. En claudiquant vers sa cellule,
il se promit de songer à un autre avenir que de finir
entre ces murs si austères et décida de se confesser ra-
pidement auprès du doyen du monastère, le vénérable
Père François-Félicien de la Fraternité, ex-entraineur
de l’équipe de football du Vatican.
— Au suivant, soupira l’abbé, inquiet du compor-
tement de son frère en religion.
Un moine dont la carrure athlétique faisait cra-
quer les coutures de sa robe de bure entra, se courbant
par la porte étroite. Son visage cubique à la mâchoire
proéminente se caractérisait par une balafre disgra-
cieuse et mal suturée qui serpentait comme un torrent
sur tout le côté gauche. Ses oreilles décollées en chou-
fleur, semblaient avoir été greffées par erreur, quant à
ses mains anormalement disproportionnées elles au-
raient pu étrangler un éléphanteau d’une simple pres-
sion de ses phalanges, aussi épaisses que des saucisses
de Morteau.
— Frère Arnold-Archibald-Angus, se lança l’abbé,
comment vous adaptez vous à notre petite communau-
té ? Si ma mémoire ne me fait pas défaut, vous êtes ori-
ginaire de Dublin de par votre mère n’est-ce pas !
— Oui mon père, l’Irlande me manque parfois,
mais je me suis bien intégré dans votre congrégation.
— Cela s’entend… vous parlez Français sans ac-
cent.

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— Merci, je suis assez à l’aise, même si j’ai parfois
du mal avec les subtilités de certains surnoms dont
m’affublent parfois les moinillons espiègles.
— C’est-à-dire ?
— Arni la toise, triple A ou l’andouillette.
— Bien ! Je verrai ça avec leurs professeurs tous-
sota l’abbé avec un petit rire… je suis à votre écoute,
avez-vous une idée à me suggérer ?
— Donnez-moi l’autorisation de m’inscrire à une
manifestation sportive.
— Jésus-Marie ! Du sport ! Mais de quoi parlez-
vous ?
— Pendant ma jeunesse j’ai pratiqué le catch,
poursuivit le géant avec un rictus haineux, mimant une
prise d’étranglement et je suis prêt à m’y remettre pour
aider le monastère. J’ai gardé des contacts dans le mi-
lieu et je suis sûr que mon retour sur un ring…
— Par Saint-Joseph ! Vous faisiez du catch ?
s’étonna l’abbé.
— Oui, j’avais d’ailleurs une certaine réputation.
J’ai gagné de nombreux combats et plusieurs titres, dit-
il, tendant à son supérieur une vieille affichette annon-
çant la tenue d’une compétition avec en vedette un
match pour le titre de champion d’Irlande entre « The
white Angel » et « Son of a bitch ».
— Vous avez participé à cette compétition ?
— Hélas, j’ai perdu le titre cette année-là !
— L’ange blanc c’était vous ? demanda l’abbé
avec une certaine fierté d’avoir traduit le texte.
— Non, avoua honteux, le géant, le regard baissé.
— Donc « Son of a bitch » c’était donc vous ! Jé-
sus-Joseph , quel étrange pseudonyme ce « Fils de
plage ». Vous êtes né dans une bourgade côtière ?
Soulagé par la méprise de l’abbé, Arni resta muet
comme un caveau, laissant son père en religion pour-
suivre la conversation.
— De plus, vous savez que la violence sous
quelque forme que ce soit ne fait pas partie de nos prin-
cipes de vie frère Arnold.
— Il faut toujours un méchant dans ce genre de
compétition, se justifia le balafré, et vu mon physique,
les organisateurs…

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— Dieu vous pardonnera sûrement vos errances
de jeunesse.
— Ce sport s’apparente plus à un spectacle, plai-
da-t-il à nouveau.
— Où le but est de mettre à terre un autre
homme ! Et de l’humilier pour réjouir une horde de
spectateurs dont les pensées malsaines feraient honte à
notre seigneur Jésus-Christ, le sermonna l’abbé Ber-
trand, son index déformé par les rhumatismes levé vers
le ciel.
— Il y a bien eu les templiers et les moines com-
battants.
— Autres temps autres mœurs. Votre proposition
est inacceptable !
— Je peux également m’inscrire au marathon de
Paris ou à celui de Londres plaida encore le géant, je
m’entraîne régulièrement avec l‘abbé Bello Di Compos-
tela sur les sentiers de randonnée de la montagne.
— J’ai en effet déjà entendu parler de ce frère qui
sème parfois la zizanie au réfectoire. Il est parait-il in-
transigeant sur les repas que lui sert frère Pascal. Si
vous avez un tant soit peu d’influence sur lui, prévenez
le que manger du poisson matin midi et soir n’est abso-
lument pas recommandé. Dites-lui également qu’il se-
rait bon qu’il ouvre plus régulièrement son missel, plu-
tôt que d’être tout le temps l’oreille collée au poste de
T.S.F à écouter les calembredaines du général de
Gaulle. Qu’il garde son énergie pour la prière plutôt que
de courir comme un jeune bouquetin sur les contreforts
de la montagne. Rappelez-lui qu’il n’a plus vingt ans. Je
l’ai surpris l’autre jour à prendre le soleil, torse dénudé,
dans le cloître. Un peu de décence, nous ne sommes pas
chez les beatniks2 !
L’abbé Costard dont l’évocation du rebelle avait
fait monter la tension, reprit avec un peu plus de calme
tout en congédiant le géant.
— Frère Arnold, je vais néanmoins réfléchir à
votre proposition, mais surtout parlez à votre disciple et
dites-lui de boire beaucoup d’eau, jamais d’alcool ! Qu’il
ne reprenne pas ses mauvaises habitudes de mission-
naire lorsqu’il évangélisait les populations animistes de

2 Personne en révolte contre le conformisme bourgeois des années 60


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l’arc antillais. Au suivant ! poursuivit-il, sortant la tête
par la porte de sa cellule.
Aussi haut que large, le suivant ressemblait phy-
siquement à un gros poupon barbu. De ses chevilles
gonflées, aux poignets adipeux, en passant par un ab-
domen surdéveloppé, tout son corps reflétait une pro-
pension à l’absorption de charcuteries, de fromages
gras et de sucreries en tout genre. Cuisinier du monas-
tère (réfectorier en langage monastique), il était un
rouage indispensable au bien-être des moines. Sa capa-
cité à faire beaucoup avec rien, lui avait valu le respect
de la communauté, mais les soucis financiers du mo-
nastère lui compliquaient chaque jour un peu plus la
tâche. Lui qui adorait s’empiffrer de mayonnaise mai-
son accompagnée de foie gras, se trouvait désormais à
cours d’ingrédients essentiels à leur fabrication. Malgré
le froid, l’homme transpirait à grosses gouttes, sa barbe
noire mal taillée cachait son triple menton et reposait
sur une poitrine qui aurait fait pâlir d’envie certaines
starlettes du grand écran.
— Frère Pascal ! s’étonna l’abbé. Je suis heureux
de vous voir ici.
— J’ai eu une vision divine cette nuit, commença-
t-il, les yeux levés vers le ciel.
— Vous avez retrouvé la jarre d’huile d’olive que
vous aviez perdue ?
— Non pas encore, mieux que ça… je sais com-
ment aider le monastère !
— Quelle bonne nouvelle ! s’enthousiasma le
guide spirituel joignant les mains pour une prière
muette, dites-moi tout…
— Vous connaissez mon implication quotidienne
pour nourrir mes frères avec un budget qui fond
comme graisse au soleil ?
— Évidemment mon fils, vous faites beaucoup
avec peu pour notre communauté, le flatta l’abbé, lor-
gnant avec dégoût la robe de bure du cuisinier qui sem-
blait lui avoir servi de torchon. Quelle est votre idée ?
— Notre belle montagne attire de nombreux tou-
ristes, entama le gros homme, et avec frère Giacomo
nous avons fait un constat qui pourrait nous sauver.
Dans le village des Tours-noires, à part la boulangerie
des époux Pochard, la droguerie-épicerie de la vieille
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Anselmine, la forge d’Eugésipe Bouffigue et la taverne
miteuse du Glaireux, il n’y a rien pour retenir les ran-
donneurs de passage. Même le toit de l’église du village
est si décrépit que les messes sont annulées les di-
manches de pluie.
— Je sais tout ça mon brave Pascal, mais que
pouvons-nous y faire ?
— Redonner de la vie au village en proposant au
Glaireux de lui racheter sa taverne.
— Reprendre un débit de boisson ?
— Le modifier et en faire un restaurant de mon-
tagne, une étape gourmande pour les nombreux ran-
donneurs qui sillonnent nos sentiers en toute saison.
Évidemment je m’occuperai de la cuisine avec des plats
régionaux pour les touristes, des en-cas pour les ran-
donneurs. J’ai déjà tout prévu ! Imaginez quelques
tables avec une vue dégagée sur le massif du Pic du
diable, des tartines bien grasses de pâté de bouc, des
ragoûts de marmottes à l’edelweiss qui mijotent, atten-
dant d’être dégustés, des écrasés de truite aux glands,
des tartes à la gentiane, des…
— Vous pensez que le Glaireux, comme vous
l’appelez, serait prêt à nous céder sa taverne ? le coupa
l’abbé qui sentait une salive au goût de bile lui raviver
les papilles.
— Le Glaireux n’est plus tout jeune et je sais, par
frère Dagobert et frère Giacomo qui fréquentent parfois
la taverne, qu’il cherche à vendre son commerce...
— Frère Dagobert et frère Giacomo fréquentent la
taverne ?
— Pour l’abreuvoir qui se trouve devant,
s’embrouilla le frère cuisinier, cherchant ses mots…
Frère Dagobert y laisse boire ses ânes lorsqu’il va faire
les marchés. Quant à Giacomo, je lui ai demandé plu-
sieurs fois de récupérer de l’alcool de pomme de pin
chez le Glaireux… Je m’en sers pour donner un meilleur
goût à notre fromage de marcassin.
— Bien ! vous me rassurez. Mais il faudra que j’en
touche deux mots à nos frères, je ne voudrais pas que la
fréquentation de ce lieu de tentation les conduisent à
commettre des écarts. Comme vous le savez, le diable

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peut prendre toutes les apparences, même les plus ver-
tueuses.
Bien sûr qu’il le savait ! La taverne du Glaireux
était devenue le repaire officieux de la plupart des
moines qui avaient l’autorisation de sortir du monas-
tère. De frère Edmond, en passant par l’abbé Bello, de
frère Arnold, à lui-même, ils s’en donnaient à cœur joie
et gorge pleine. Tous avaient un jour ou l’autre poussé
la porte conduisant à l’enfer sublime de l’ivresse passa-
gère. Certains avaient été bien plus loin, oubliant pour
un instant leur sacerdoce et leur statut de moine, pour-
chassant de leurs rires gras la moindre proie féminine à
portée de griffe.

De retour dans la cuisine le frère Pascal fut tout


de suite happé par son commis-plongeur, le frère José-
Joseph béni des eaux.
— Alors vous l’avez vu ? s’enquit-il, secouant
énergiquement la manche du moine-cuistot.
Le frère José, lunettes d’écailles posées sur un vi-
sage bronzé en permanence, surmonté d’une chevelure
noire de suie semblait d’une apparence frêle. Pourtant
il n’en était rien ! Ses mains épaisses comme des bat-
toirs, aux doigts gercés et fripés à force d’avoir lavé des
milliers d’assiettes dans l’eau glacée de la montagne,
avait des ambitions démesurées : devenir l’égal, voire
remplacer le frère Pascal.
— Répondez-moi ! piétina le commis comme un
enfant à qui l’on refuse une friandise.
— Quoi ! Que voulez-vous savoir ?
— Vous lui avez parlé de mes recettes ?
— Lesquelles ? je ne me rappelle plus…
— Mes quiches, frère Pascal ! Ma quiche à la tar-
tiflette et celle au jus d’huîtres. La plus gourmande :
aux feuilles d’artichaut et au pamplemousse, ma quiche
dessert citron-pamplemousse, sans compter la spéciale
sushi-pamplemousse pour l’abbé Bello. Vous m’aviez
promis d’en parler à notre guide spirituel !
— Que saint Nectaire me pardonne ! Je promets
que si mon projet est retenu, nous mettrons toutes vos
quiches à la carte.
Le commis-plongeur ne prit même pas la peine
de répondre. Il fit volte-face vers l’évier en granite de la
- 30 -
cuisine, passer sa rage sur les marmites et les poêlons
dont il récura les fonds à s’en faire saigner les pha-
langes. Ce collectionneur compulsif possédait plus de
trois cents modèles de louches et soixante-quinze cou-
teaux, dont un exemplaire ayant appartenu à Escoffier
en personne, ce qui, pensait-il, lui donnait toute légiti-
mité pour devenir lui-même un grand cuisinier.

Quelques minutes plus tard, frère Edmond Chi-


ranne dont la taverne du Glaireux résonnait encore des
chansons paillardes qu’il éructait lors de ses sorties
nocturnes dans ce lieu de perdition, frappa avec dou-
ceur contre le chambranle de la porte de l’abbé. Le
moine, pâlichon et râblé avait un visage triangulaire
dont le front brillant aussi large qu’une page de calen-
drier des postes, le faisait ressembler au personnage
principal de Mary Shelley3, les sutures en moins. Des
sourcils aussi broussailleux qu’une haie d’aubépine et
un collier de barbe d’un roux flamboyant embellissaient
une mâchoire plus prognathe qu’un Bulldog anglais.
Des épaules tombantes, un corps aussi filiforme qu’une

3 1797-1851Romancière Anglaise autrice notamment de " Frankenstein"


tagliatelle al dente qui semblait s’amenuiser au fur et à
mesure que l’on approchait du sol, il semblait aussi fra-
gile qu’un vase en cristal. Ses tibias apparents couverts
de psoriasis semblaient posés sans jonction comme des
pierres sèches sur des chevilles transparentes.
— Je ne m’attendais pas à vous voir, commença
l’abbé, le regard dubitatif.
La voix qui sortit du corps malingre de frère Ed-
mond, ne correspondait pas du tout à son aspect phy-
sique et provoquait à chaque fois pour ceux qui ne le
connaissaient pas, un mélange de stupeur voire de
peur. Une voix quasiment robotique, sourde, rauque et
grave, comme si l’écho d’un grondement de coup ton-
nerre remplissait l’air ambiant. Mélange primitif entre
la voix de Joe Cocker4 et celle de Barry White5.
— Est-ce que vous connaissez les Chaussettes
noires ?
— Je n’en porte pas, fit l’abbé, baissant un regard
attendri vers ses sandales, tout en remuant ses orteils

4 1944-2014 Chanteur Anglais ( With The Little Help From My Friends)


5 1944-2003 Chanteur Américain (Let The Music Play)
- 32 -
aux ongles décimés par des vagues successives de
champignons.
— Je ne parle pas de ce genre de chaussettes,
mais d’un groupe de musique.
— Quel nom épouvantable ! J’imagine que c’est
un groupe de zazous6 dont l’âme est déjà en perdi-
tion…Vous savez frère Edmond, ma culture musicale se
borne aux chants religieux, à la musique classique et à
quelques chanteurs qui font l’honneur de la France
s’excusa presque l’abbé.
— Sœur Sourire, alors ? C’est une religieuse dont
la chanson « Dominique » passe en boucle à la radio.
C’est un succès immense…
— Connais pas ! soupira l’abbé perplexe.
— « Dominique nique nique s’en allait tout sim-
plement, routier pauvre et chantant, en tous chemins,
en tout lieu, il ne parle que du bon Dieu … » fredonna la
voix de contrebasse.
— Belle paroles, mais ça ne me dit rien de plus…
Où voulez-vous en venir ?

6 Jeunesse contestataire des années 40


— Avec quelques frères, nous pourrions créer un
groupe et reprendre des succès à la mode.
— Vous pensez à quoi ?
— « Si j’avais un marteau » de Claude François,
« Le pénitencier » de Johnny Hallyday.
— « Vadé retro satanas » ! fit l’abbé en se signant
rapidement à plusieurs reprises. Un épileptique qui se
roule comme un possédé sur la scène. J’ai lu un article
sur ce malfaisant dans le magazine « Salut les co-
pains » qui traînait dans la salle d’attente de mon
rhumatologue. C’est un démon qui entraîne notre jeu-
nesse tout droit vers l’enfer.
— Alors « La montagne » de Jean Ferrat...
— Un communiste ! s’écria-t-il, se signant à nou-
veau.
— « Mexico » de Luis Mariano...
— Mon dieu ! Un inverti.
— « Zorro est arrivé » d’Henri Salvador...
— Jésus-Marie-Joseph ! Un métisse !
— « Enfants de tout pays » d’Enrico Macias...
— Un musulman ! Malheureux !
- 34 -
— « Sacré Charlemagne » de France Gall...
— Une jeune femme sans mari et sans chaperon !
Vous perdez la tête !
— Pour un homme qui se vante d’être en retrait
des informations du monde vous me semblez bien in-
formé, osa frère Edmond, d’une voix pleine de re-
proches dont la fréquence fit s’entrechoquer les bou-
teilles d’eau bénite posées sur un guéridon en sapin
brut.
—Rhumatologue, podologue, dentiste, dermato-
logue, gynécologue, néphrologue, ne vous moquez pas
mon fils, mon âge avancé m’impose de longues heures
dans des salles d’attente peuplées uniquement de ma-
gazine hérétiques et malsains.
— « Les trois cloches » de Piaf ? tenta le moine-
chanteur en mal d’inspiration.
— Vous rêvez frère Edmond ? Vous voulez con-
currencer les compagnons de la chanson ? En toute
franchise, j’espère que vous n’avez aucun contact dans
ce monde de dépravés.
— On pourrait commencer par se faire connaître
lors de la fête du mouton à Saint Jean pied de Porc
proposa-t-il, imitant le cri des animaux. J’ai également
quelques talents dans ce genre de spectacle poursuivit-
il, singeant la voix nasillarde de Claude François.
— Je mets de côté cette idée, réfléchissez un peu
plus et revenez me voir avec une liste de chansons qui
pourraient plaire à un large public.
Toute la matinée, ceux qui le souhaitaient eurent
accès à l’oreille attentive de l’abbé Bertrand. Qui pour
proposer des solutions, qui pour geindre ou pour prier.
Le dernier à se présenter fut un moine au visage sem-
blable à ceux des mannequins affichés dans les salons
de coiffure et à la robe de bure bien trop grande pour sa
corpulence.
Il avança à pas prudents de la chambre du reli-
gieux en chef.
— Approchez frère Giacomo, approchez mon pe-
tit, lança l’abbé Costard l’œil gourmand et la lippe hu-
mide de convoitise.
— Hier soir, à la demande de frère Pascal, je suis
passé à l’épicerie du village des Tours-noires pour re-

- 36 -
nouveler notre stock de suif et j’ai été voir ma mère,
balbutia le jeune éphèbe.
— Soyez détendu, parlez sans crainte et appro-
chez-vous, je suis un peu sourd fit l’abbé, montrant une
oreille de laquelle semblait émerger une botte de persil
en décomposition.
En soupirant, le jeune moine haussa le ton.
— Marcelin Poulpier, son cousin a une petite so-
ciété à Bayonne…
— Marcelin Poulpier ? répéta le moine étonné,
j’ai connu un Marcelin autrefois.
— Je pense que nous pourrions faire appel à lui
pour nous conseiller. D’après ma mère, il a l’habitude
de gérer de gros dossiers et a peut-être de bonnes idées
à nous soumettre.
— Des idées ? Toutes les idées neuves et toutes
les expériences sont bonnes à prendre saliva l’abbé, dé-
couvrant des canines jaunes couvertes de tartre.
En songeant au loup du conte de Perrault, le
jeune moine fit volte-face et se retrouva dans le couloir.
— Je… je m’occupe de le contacter fit il, reculant
à petits pas.
Sa foi mise à rude épreuve depuis son arrivée au
monastère, semblait s’effriter de jour en jour, de nuit en
nuit. Pourquoi donc avait-il écouté sa mère, une femme
intransigeante et catholique qui l’avait contraint à
suivre une voie à laquelle il n’était pas préparé.

- 38 -
Marcelin Poulpier « Le Poulpe »

Deux jours plus tard, Marcelin Poulpier faisait


résonner la lourde cloche devant l’entrée du monastère.
Le frère Giacomo qui l’attendait depuis le lever du so-
leil, vint lui ouvrir avec soulagement
— J’ai amené avec moi mon comptable commen-
ça-t-il… Pas d’inconvénient ?
Les trois hommes traversèrent une cour pavée,
puis prirent silencieusement la direction de la partie
réservée aux cellules.
— C’est celle au fond à droite, sur laquelle est af-
fiché le portrait de Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus,
expliqua le moine après avoir traversé un dédale de
couloirs et de cryptes suintant l’humidité.
— Pas très moderne tout ça, commenta Marcelin
en frissonnant. Tu ne viens pas avec nous ? s’étonna-t-
il, observant que le moine restait en retrait.
— Connais rien aux affaires, s’excusa la gravure
de mode en disparaissant comme une ombre.
Marcelin toqua discrètement contre le cham-
branle de la porte
— Entrez ! répondit une voix chevrotante.
— Marcelin… Marcelin Poulpier se présenta le
nouvel arrivant, clignant de l’œil avec autant de discré-
tion qu’une charge de buffle dans la savane… Je suis le
cousin de la mère de Giacomo, je me suis permis de ve-
nir avec mon comptable, Mr Nicéphore Mulot.
L’homme vêtu d’un complet gris élimé au col, de
chaussures au cuir terne et d’une sacoche maronnasse
déformée par des années d’utilisation, semblait avoir
été prédestiné par son nom de famille. De petite taille et
chétif, il arrivait à peine à l’épaule de Marcelin. Le dos
voûté, comme accablé par le poids des milliers de bilans
qu’il avait consultés, l’homme avait le visage de son
nom. Deux yeux gris-noirs inquisiteurs en perpétuel
- 40 -
mouvement dissimulés derrière deux verres embués,
un nez pointu surmontant une moustache aux poils
rares, une dentition supérieure dont les incisives proé-
minentes reposaient sur une lèvre inférieure quasiment
invisible et un menton fuyant sur un cou décharné.
Pour compléter sa ressemblance, la nature l’avait doté
d’une chevelure poivre et sel aussi dense et lisse que
celle d’un rongeur. Dès son plus jeune âge, le jeune Mu-
lot s’était intéressé à cette nature qui l’avait rendu pour-
tant si disgracieux, courant à travers la campagne pour
explorer les quatre coins de son village natal. Chaque
jour, il profitait de toutes les expériences qui lui étaient
offertes, découvrant des lieux sublimes encore préser-
vés du tourisme. Chaque nuit, il répertoriait dans un
petit carnet à spirale les différents animaux qu’il croi-
sait lors de ses folles randonnées, collectionnant
plantes et fleurs qu’il insérait dans un herbier. Il avait
même réussi à créer un sent-bon, mélangeant des ex-
traits de bulbes de dahlia et de feuilles de menthe sau-
vage qu’il offrit à sa mère. Sa voie serait toute trouvée :
il serait journaliste-aventurier-porte-parole de la na-
ture. A l’adolescence, ses centres d’intérêts s’étaient ra-
dicalement modifiés, passant des chutes de rein de sa
voisine la mère Victoria à la froideur polaire de sa cou-
sine Berthe puis au généreux bassin de Lokavongo sa
voisine Namibienne qui lui avait transmis une maladie
vénérienne des plus tenaces. Délaissant sa passion
première, il s’était dirigé vers des études plus rentables
et devint comptable.
Nicéphore Mulot tendit une main aux ongles
rongés jusqu’au sang.
— Abbé Costard, répondit l’ecclésiastique d’une
voix aussi glaciale qu’une pierre tombale un lundi de
novembre dans le cimetière de Poliarnosk en Sibérie
septentrionale. Quelle est l’origine de votre prénom ?
poursuivit-il méfiant…
— Je ne l’ai jamais su, avoua le comptable.
— Vous êtes chrétien au moins ?
— Catholique et baptisé rétorqua sèchement Mr
Mulot. Pourrais-je avoir accès à vos documents comp-
tables ? demanda-t-il d’une voix qui ressemblait plus à
un couinement qu’à un timbre humain.

- 42 -
— C’est le frère Charles-Henri de la nativité qui
s’occupe de toutes les paperasses, expliqua le vieux
moine, faisant tinter une clochette en argent.
Comme par magie, une ombre coiffée d’une ca-
puche apparut par une petite porte dérobée qui
s’ouvrit dans un grincement sinistre. Lorsque le moine
découvrit son visage, les deux hommes ne purent ré-
primer un mouvement de recul.
— Un loup-Garou ! glapit Mr Mulot, se réfugiant
par réflexe derrière la silhouette massive de son patron.
— Je vous présente le frère Charles-Henry, n’ayez
crainte il est inoffensif, le pauvre est tout simplement
atteint d’hypertrichose.
Du sommet du crâne, jusqu’au cou, l’homme était
recouvert de poils qui semblaient d’origine animale. Le
dos de ses mains ainsi que ses phalanges étaient égale-
ment couvertes de la même fourrure. Même son sourire
à la dentition immaculée et aux canines proéminentes,
laissait un sentiment de malaise.
— C’est une maladie génétique s’excusa presque
le secrétaire, je suis désolé si je vous ai fait peur.
— Mr Mulot, le frère Charles-Henry va vous gui-
der. Le peu de documents que nous avons sont dans le
scriptorium, poursuivit-il, montrant une porte basse et
voûtée au fond de sa cellule. Vous en aurez vite fait le
tour.
C’est presque à reculons que le comptable suivit
le moine-garou dans les entrailles du bâtiment.
— Sacré Bertrand ! Si je m’attendais… Comme on
se retrouve ! lança d’une voix forte Marcelin Poulpier
en regardant disparaitre son comptable. Depuis le
temps ! Ça fait quoi ? neuf, dix ans qu’on s’est perdu de
vue ? Giacomo a dû te dire que j’avais un petit com-
merce à Bayonne.
L’abbé hocha la tête silencieusement, attendant
la suite.
— Je suis l’heureux propriétaire d’un magasin
d’antiquités et je me suis récemment lancé dans
l’import-export avec l’Espagne. Tu sais comment me
surnomment mes subalternes ?
Devant l’air interrogatif de son interlocuteur
l’antiquaire poursuivit.
- 44 -
— Marceau le Poulpe ! Tu sais pourquoi ? Tout
simplement parce que j’ai des idées à tour de bras mi-
ma-t-il, agitant ses mains dans tous les sens. Et tu sais
quoi ? Ça m’est égal qu’on m’ait affublé de ce surnom,
parce que c’est vrai... Je suis partout tout le temps, un
peu comme ton patron, acheva-il d’un geste du menton,
montrant un crucifix en or posé sur le bureau de l’abbé.
Bref, je ne suis pas là pour me vanter, mais pour
t’aider ! On va te soutenir avec Mr Mulot, lui du coté
comptabilité-gestion, moi du côté projets et organisa-
tion. Giacomo m’a laissé entendre que tu avais des dif-
ficultés financières…
— Ecoute Marcelin, bredouilla l’abbé, l’air aussi
gêné qu’un enfant de chœur surpris à boire du vin de
messe, je préférerais que notre relation reste ignorée de
la communauté et que l’on fasse comme si on ne se
connaissait pas.
— Monsieur l’abbé a honte de son passé ? rétor-
qua l’antiquaire froissé.
— Je ne fais plus partie du monde des hommes.
Je consacre ma vie à Dieu et à mes frères en religion.
J’ai fait table rase de mes erreurs de jeunesse.
— Ouais, et ben ça te réussit pas ! On a pratique-
ment le même âge et tu fais aussi vieux que mon pater-
nel… Paix à son âme.
— L’expiation de mes péchés sur cette terre en est
la cause et la charge d’un monastère est bien lourde,
aussi je te prie d’accepter ma requête.
— Je pige pas. On s’est pourtant bien marré en-
semble quand on y pense ! Enfin comme tu voudras, fit
Marcelin mi-figue mi-raisin.
— Je ne sais plus à quel saint me vouer, se signa
l’abbé, le regard triste. Le marquis Clovis Briville de
Barfleur étant subitement décédé lors d’une chevauchée
endiablée, le jour de l’inauguration de la maison de re-
traite pour cavalières de Lourdes, la banque a décidé de
nous couper tous les subsides qu’il nous accordait.
Nous n’avons plus aucune rentrée d’argent si ce n’est
les dons de quelques bienfaiteurs et les ventes de pro-
duits de notre ferme lors des marchés de village. Nous
avons dû couper le chauffage et depuis plusieurs mois
nos réserves de nourriture sont au plus bas. Nos sou-
tanes rapiécées sont si usées qu’elles deviennent trans-
- 46 -
parentes par endroit. Je sens que la colère gronde dans
le monastère, certains frères baissent les bras devant
l’adversité, nous ne sommes pas préparés à ça…
— Je vais essayer de t’aider du mieux que je peux,
fais-moi visiter le monastère pendant que Mr Mulot
épluche tes comptes.
— Allons-y fit l’abbé en se levant.

Pendant plus de trois heures, les deux hommes


visitèrent non seulement les lieux dédiés à la pratique
du culte, mais aussi les cellules, le réfectoire, les dépen-
dances, pour finir par les jardins, le potager et la mini
ferme qui se composait d’une étable, d’une bergerie et
d’une petite fromagerie. Marcelin Poulpier prit son an-
cien ami par le bras.
— C’est quoi ces grands bâtiments à l’écart ?
— Un ancien haras avec un manège, tu sais bien
que le marquis et son fils adoraient dresser leurs che-
vaux, ils ont même gagné quelques concours. Mais il y a
bien longtemps que cet endroit est à l’abandon.
— Il y a un accès à part me semble-t-il constata le
Poulpe, sa main droite en visière sur son front .
— Oui, il y a un chemin que nous n’utilisons ja-
mais qui descend vers la route principale. Mais mainte-
nant passons au clou du spectacle, si je peux
m’exprimer ainsi, il faut que je te montre quelque chose
de bien plus intéressant : notre bibliothèque, elle fait la
fierté de notre monastère...
— Tu sais, j’ai pas changé moi… A part « Play-
boy », les bouquins ça a jamais été ma tasse de thé.
Tout en regagnant le bâtiment principal du mo-
nastère, l’abbé expliqua à son hôte.
— Elle recèle pourtant des trésors… Des incu-
nables de la première partie du Moyen-Age, des édi-
tions originales de grands auteurs, des traités de philo-
sophie, d’alchimie, de mathématiques, des raretés à
faire pâlir d’envie le Vatican… Nous avons par exemple,
un traité de Nostradamus sur la concoction de breu-
vages en tout genre ainsi que le testament de Cléopâtre
sur papyrus.
En silence, le religieux ouvrit la porte à deux bat-
tants qui s’écartèrent majestueusement sur une pièce
immense aux murs tapissés entièrement de livres an-
- 48 -
ciens. Des dizaines d’escaliers de bois grimpaient à
l’assaut de mezzanines qui entouraient la pièce sur plu-
sieurs niveaux comme des colliers de savoirs ances-
traux.
— On ne sait plus où les mettre. Regarde ! On les
entasse sur les tables de lecture, et là-bas, a même le
sol. Quelle honte ! Il faut que j’en parle au père Fran-
çois-Félicien, notre patriarche qui est de surcroît le bi-
bliothécaire de ce lieu si singulier.
Marceau le Poulpe n’avait pas vu autant de livres
depuis sa classe de maternelle, mais son esprit avait
vite calculé la rentabilité d’un tel endroit.
— Il y en a combien ?
— Des milliers, des dizaines de milliers postillon-
na l’abbé, gonflant les joues et écarquillant les yeux en
même temps, ce qui lui donnait l’apparence du batra-
cien de la fable de la Fontaine, auteur dont la biblio-
thèque possédait plusieurs éditions complètes.
— Je vois… Je vois... Je vois... Répéta plusieurs
fois l’antiquaire, ne sachant où arrêter son regard.
En fait de voir, c’étaient des billets, voire des lin-
gots qui dansaient devant ses yeux ! De retour dans la
cellule de l’abbé, Nicéphore Mulot les attendait. Le
comptable prit la parole osant à peine regarder ses in-
terlocuteurs, son haleine, comme une fumée d’usine se
projetait dans l’air glacial et humide comme en plein
décembre à Cracovie.
— J’ai fait une analyse complète de la gestion du
monastère, commença-t-il, montrant une page couverte
de chiffres griffonnés à la hâte : c’est une catastrophe !
C’est très simple, vous n’avez aucune économie. Vos
comptes bancaires sont dans le rouge depuis quatre
mois et vous n’avez plus aucune rentrée d’argent pré-
vue, c’est la fin ! À moins que Jean XXIII7 en personne
ne vienne à votre secours, vous ne pourrez plus payer
vos créanciers, ni faire d’achats. Les banques ne vous
suivront pas. A moins d’hypothéquer vos bâtiments, il
n’y a pas d’issue. Vous êtes finis ! acheva-t-il, émettant
un couinement de plaisir. Comment avez-vous pu en
arriver là ? La seule rentrée d’argent est constituée par
les maigres revenus que vous tirez de la vente de pro-
duits fermiers.

7 Pape 1881-1963
- 50 -
— Grâce au ciel, c’est une idée de frère Dagobert.
C’est lui qui a initié cette pratique et qui parcourt les
marchés autour du monastère pour vendre une partie
de nos récoltes, de nos volailles et de la petite fromage-
rie… Cette année, il s’est même sacrifié, délaissant ses
prières journalières au monastère pour passer une se-
maine à la foire cantonale des Tours-noires…
Nicéphore Mulot, malgré son apparence de fonc-
tionnaire des années cinquante et son aspect physique
pour le moins repoussant, était non seulement un
homme redoutable qui se nourrissait du malheur
d’autrui, mais également un prédateur sexuel dont la
majorité des victimes, à part quelques jeunesses à la
santé mentale incertaine, étaient de préférence veuves,
naïves et désespérées. Comme le disait Marcelin, si Ni-
céphore avait été catholique, il aurait passé plus de
temps en confession qu’à faire des bilans comptables.
— Je le répète, souhaitons pour vous que la
banque soit d’une patience infinie, sinon, il vous faudra
hypothéquer le monastère.
— Hypothéquer le monastère ? s’effondra l’abbé.
Je ne l’accepterai jamais.
Marcelin Poulpier inspira longuement avant de
s’adresser à l’abbé Costard.
— Puis je m’entretenir seul à seul avec Mr Mu-
lot ?

A l’écart dans une petite pièce, Le Poulpe s’assit


lourdement sur un prie-Dieu qui traînait dans un coin.
— Alors ? demanda-t-il à son comptable.
— J’étais pas tranquille avec l’autre face de Yéti.
J’ai cru que j’allais faire dans mon Damart. J’arrêtais
pas de penser qu’il allait me planter ses crocs dans la
nuque.
— Rassure-toi, c’est pas contagieux ricana le
Poulpe. Bon, les comptes, ça donne quoi ?
— Aucun intérêt, on n’a rien à en tirer. Ils sont à
sec, sans ressource, et les bâtiments sont invendables.
— Au départ, on était ici pour aider Giacomo et
l’abbé Costard, mais j’ai eu une idée lumineuse… Il y a
des bâtiments inoccupés qui pourraient nous être utiles
pour stocker toute la contrebande et la marchandise
volée. Et puis le monastère, c’est une couverture
- 52 -
idéale… Qui irait imaginer qu’un gang puisse avoir son
repaire au cœur d’un édifice religieux ? Personne ! On
est à quelques kilomètres de l’Espagne. C’est un endroit
idéal pour faire transiter les cigarettes et les caisses
d’alcool.
— Suis pas très chaud commenta le comptable.
— J’ai envie de tenter le coup… En plus, il y a
quelques belles pièces de collection et des vieux bou-
quins qui intéresseraient certains de mes clients. Si je
manipule bien l’abbé, on devrait faire la culbute.

De retour dans la cellule de l’abbé Costard, les


deux hommes s’assirent de chaque côté du moine
comme pour mieux lui mettre la pression.
— C’est quoi votre petit nom ? lui demanda à
brûle-pourpoint le Poulpe, le fixant avec intensité pour
lui faire comprendre qu’il jouait le jeu de l’ignorance
demandé par son ex-ami.
— Bertrand, pourquoi ?
— Abbé Bertrand, je crois que j’ai une solution,
mais il va falloir me faire confiance…
A ces mots le regard du comptable s’illumina
d’un éclat malsain, comme celui de Néron attendant le
verdict du peuple annonçant la mise à mort d’un gladia-
teur. Sa langue allait et venait sur ses dents proémi-
nentes, attendant la prochaine attaque du Poulpe.
— J'ai vu que vous possédiez des meubles an-
ciens, quelques belles toiles dans la chapelle, notam-
ment un retable de Saint Joseph de bonne facture, des
calices en or, des crucifix ornés de pierre précieuses
mais également une relique de Sainte Emmanuelle -son
majeur- me semble-t-il.
— Non ! C’est son deuxième orteil, elle avait le
pied grec rectifia l’abbé.
— Bref peu importe… Vous savez que je suis anti-
quaire ! Confiez-moi la vente de ces œuvres, grâce à
mes contacts je pourrai en tirer un bon prix.
En fait d’Antiquaire, Marcelin Poulpier était plu-
tôt brocanteur-receleur-contrebandier et se contentait,
avec une petite équipe de comparses, d’écumer la ré-
gion à la recherche de tout ce qui pouvait se revendre
facilement. Leurs proies étaient généralement des per-
- 54 -
sonnes ayant subi le deuil de leur conjoint et sans fa-
mille proche.
Devant l’air livide de l’abbé, le comptable appuya
la démonstration de son patron.
— Grâce aux ventes de ces objets qui vous sont
superflus, vous pourrez investir à nouveau. Vous pour-
rez moderniser votre monastère. Faire, par exemple,
des chambres pour accueillir des pénitents en retraite !
Il faut vous ouvrir au monde. Accepter d’engranger des
revenus en vendant des produits que vous pourrez cul-
tiver, fabriquer et vendre en plus grand nombre (fruits,
légumes, fromages, vins, cuirs, chapelets, crucifix..).
Faire venir à vous les catholiques de la région, en leur
permettant d’assister à vos messes en latin ! Ainsi,
grâce à la quête et la mise en place de troncs, vous dé-
gagerez, là aussi, des revenus supplémentaires.
— Monsieur Mulot a raison, compléta Marcelin,
sa main compatissante posée sur l’épaule du moine.
— Votre chance, abbé Bertrand, c’est que j’ai été
formé par les meilleurs à vendre n’importe quoi à
n’importe qui. Vous avez devant vous la crème de la
crème. Je vois bien que vous n’êtes pas rassuré, c’est
normal ! Vous, votre métier c’est l’immatériel, le spiri-
tuel, moi c’est dans le concret que je travaille. Je suis
une vraie machine formatée à rapporter du profit. Je
serai votre inquisiteur et je traquerai toutes les failles
de votre mode de fonctionnement. Ma croisade person-
nelle sera de vous remettre le pied dans la sandale, de
vous remplir le calice, de vous faire remonter sur la
croix dont vous êtes tombé. Car, au risque de vous dé-
plaire, je peux déjà vous dire que votre méthode de ma-
nagement ne tient pas la route ! Vous êtes hors circuit,
comme ils disent chez les électriciens et à la traîne de
l’innovation. Si vous le permettez, je vais prendre les
choses en main. Je vous rassure tout de suite, question
rémunération, pas de salaire pour mon expertise. Je
fais ça par altruisme, pour gagner ma place auprès de
votre patron.
— La place auprès de notre seigneur ne se mon-
naye pas !
Devant l’air choqué de l’abbé, Marcelin Poulpier
se reprit rapidement.

- 56 -
— Rassurez-vous l’abbé, humour de commercial !
Moi et la religion, ça fait deux !
— Justement, vous et Mr Mulot ne faites pas par-
tie de notre…
Le beau parleur lui coupa rapidement la parole.
— Considérez-nous comme des mercenaires du
christ, comme des templiers à la recherche du Saint
Graal dont le but ultime est de se faire pardonner leurs
péchés pour nettoyer leurs âmes. Faites-nous con-
fiance, poursuivit-il, dardant des yeux quasi hypno-
tiques sur l’abbé. Pendant quelques jours, je m’infiltre
parmi votre communauté, j’observe, je scrute et
j’analyse. Au bout du compte avec Mr Mulot, on vous
fait un rapport, puis un plan d’action et ensuite on
prend les choses à bras le corps. Avec moi et mon bras
droit, dans moins d’un an, vous êtes sortis des ennuis.
— J’ai peur que votre vitalité, votre présence et
votre expertise guidée uniquement par la recherche du
profit sèment le trouble dans notre petite communauté.
— Je serai aussi discret qu’une ombre et aussi
pédagogue qu’un sergent instructeur, mais il faut que
vous preniez une décision. Vous êtes au bord d’un
abîme financier sans fond. Vous avez besoin d’aide, be-
soin d’une expertise sans concession. Vous ne pouvez
plus rester avec le même mode de fonctionnement que
dans les années trente. Je vous propose de plonger vers
le futur, de vous propulser directement dans les années
soixante-dix avec comme objectif, des jours meilleurs
pour vous et vos moines.
— Quelques jours pour analyser nos forces et nos
faiblesses, reprit l’abbé ensorcelé par le tourbillon ver-
bal.
— Quelques jours pour analyser vos faiblesses,
parce que pour être franc avec vous Bertrand, de forces
je n’en vois pas beaucoup, votre système économique
est désastreux, renchérit le Poulpe, la paume de sa
main tendue afin que l’abbé Costard valide leur enga-
gement en y plaquant à son tour la sienne. Avant de
partir, Marcelin Poulpier prit à part l’abbé Costard.
— Alors comment j’ai été ?
— Je ne comprends pas…
— Personne n’a remarqué qu’on se connaissait…
Pas vrai ?
- 58 -
Devant le mutisme de son interlocuteur, Marceau
le Poulpe le frappa amicalement du poing sur l’épaule.
— Tu vois Bertrand, si t’avais pas dépensé tout
ton fric, t’en serais pas là aujourd’hui…

*****

Aux Tours- noires, Apolline était toujours aussi


angoissée. Le soir du 12 mars 1960 resterait à jamais
gravé dans sa mémoire.
— Qu’est-ce que tu bouffes ! lui reprocha son pa-
ternel, en avalant bruyamment une cuillerée de soupe
aux choux.
— J’ai un truc à te dire.
— T’es boulimique ? Boulimique à trente ans ?
C’est ça cria-t-il, faisant couler sur son menton et les
poils de son torse la moitié de sa cuillère de soupe
grasse.
— Non, c’est pas ça !
— Tu veux descendre à Cambo ? Comme les
autres traîtres ? Tu te plais pas ici avec moi ?
— C’est pas ça papa !
— Quoi alors ? T’as des cales aux mains ? suggé-
ra-t-il subitement, inquiet en songeant que sa fille
s’adaptait mal à la formation de forgeronne qu’il lui in-
culquait depuis deux ans.
— Non !
— J'aime mieux ça ! Qu’est-ce qui va pas alors ma
fifille s’adoucit-il, croquant à pleine dents une gousse
d’ail non épluchée.
— Faut que je te dise…
— Dis-le alors !
— Papa ! Je suis… Je suis enceinte, se lança-t-
elle, la
tête courbée au ras de son assiette de soupe.
Son enclume lui serait tombée sur la tête qu’il
n’en aurait pas été plus ahuri. Bouche bée et regard
fixe, il semblait hypnotisé par son écuelle.
— Enceinte de qui ? hurla le père Bouffigue, les
veines de son cou prêtes à éclater.
— Je peux pas te le dire !
— Qui est le père ? insista le forgeron.
— Peux pas !
- 60 -
— Fille mère ! Catin ! Fille du diable ! Quelle
honte ! Quelle humiliation ! Tout le village va se mo-
quer de moi, continua-t-il, hystérique, en s’arrachant
les cheveux par poignées.
— C’est pas si grave après tout osa timidement
Apolline.
— Pas si grave ? répondit-il, hurlant comme un
dément, tout en l’empoignant par les tresses. Tant que
tu ne me diras pas qui est le père, tu ne sortiras pas
d’ici, la menaça-t-il en ouvrant une trappe dissimulée
sous le plancher. Je te garantis que j’obligerai ce salaud
à te marier, catin !
En chutant lourdement sur le sol, elle ne savait
pas qu’elle allait y rester enfermée un mois.

*****

Durant les premiers jours de ce qu’il appelait lui-


même sa croisade, Marcelin Poulpier avait laissé faire.
Introduit dans le monastère comme expert dépêché par
l’ordre des bénédictins pour analyser la situation, il se
promenait dans le monastère les mains derrière le dos,
lunettes sur le bout du nez, observant tranquillement le
comportement des moines. Notre ami Marceau le
Poulpe notait patiemment sur un carnet à spirale usagé
ses réflexions concernant les améliorations à apporter
au bon fonctionnement de la future entreprise.
Au terme d’une semaine d’inquisition solitaire, il
avait mis au point une stratégie qui devait redresser les
comptes du monastère. C’est avec une assurance digne
d’un joueur de poker qu’il prit date avec l’abbé, en
compagnie du comptable, pour lui exposer le plan de
redressement.
— Voilà ! Mr Mulot et moi-même avons travaillé
sur un plan à cinq ans pour redresser vos comptes. Je
vais laisser Nicéphore vous exposer les solutions…
L’homme au visage de rongeur s’humidifia les in-
cisives avec la langue avant de commencer.
— Avant toute chose vous devez savoir que j’ai
rencontré Mr Alain Kerviel le directeur de votre
banque, celle-ci ne vous soutient plus, dans moins d’un
mois vous serez mis devant le fait accompli et vos bâti-
ments seront mis en adjudication.
- 62 -
L’abbé dont les desquamations colorées faisait
ressembler son crâne à un nuancier proposant les
teintes du jaune moutarde au jaune beurre frais, vira
instantanément au vermillon, comme si un violent
coup de soleil venait de le frapper au visage. Une sueur
épaisse et odorante commença à inonder sa lèvre supé-
rieure, quant à sa main droite, plaquée contre sa poi-
trine, elle tremblait comme s'il avait vu la réincarnation
du diable.
— J'ai réussi à obtenir un délai, s’empressa
d’ajouter le comptable, malgré sa satisfaction d’avoir
assisté au quasi trépas du disciple de Dieu. Dans un
premier temps vous devez absolument nous confier la
vente des quelques objets du culte, calices, crucifix,
chandeliers, dont nous pouvons négocier la valeur pour
calmer la banque et ainsi réinvestir dans le monastère.
Et dans un second temps, vous devez vous adjoindre un
homme de confiance qui sera chargé de modifier l’état
d’esprit et la structure commerciale de votre commu-
nauté. En l’occurrence, Mr Poulpier est l’homme idéal
conclut-il avec un sourire carnassier, songeant que leur
proie était à point. En échange, nous vous demande-
rons un petit service…
— Un service ? Mais c’est accordé d’avance.
— Prêtez-nous les anciens bâtiments du haras,
nous les utiliserons afin de stocker l’aide humanitaire
pour les habitants d’Agadir.
— Agadir ? Le tremblement de terre8 ? Seigneur !
Quelle générosité !
— Mr Poulpier est un homme qui réserve bien
des surprises, se contenta de répondre le comptable.

Après l’accord de l’abbé qui, encore sous le choc


d’une menace d'adjudication (qui n’existait que dans
l’esprit du comptable) entérina la plupart des projets de
développement et des modifications radicales appor-
tées à l’ordre des Bénédictins, Nicéphore Mulot fut en-
gagé comme comptable et Marcelin Poulpier comme
directeur commercial de la nouvelle structure à but lu-
cratif. Et du lucratif, il y en aurait plus que de raison.

8Le 29 Février 1960, un séisme de 5.7 sur l’échelle de Richter fait 12000 morts et 25000
blessés
- 64 -
Marcelin Poulpier tenait entre ses mains une poule aux
œufs d’or dont il comptait bien extraire le maximum de
bénéfices… Malgré les conseils de l’abbé Costard qui
craignait une mutinerie monastique digne des « Révol-
tés du Bounty9 » qui le ferait passer aux yeux des reli-
gieux pour le digne héritier du capitaine « Francis
Bligh », Marceau le Poulpe persévéra dans son projet.
Il décida donc de convoquer l’ensemble de la
communauté Bénédictine dans une petite chapelle dé-
saffectée construite dans la roche granitique de la mon-
tagne. Comme l’avait suggéré l’abbé Costard, les moines
avaient été avertis grâce à un texte succinct rédigé sur
un parchemin punaisé contre la porte massive en chêne
du réfectoire : « Réunion en plénière de toutes les
forces vives de la communauté demain matin à 6H00
». Mais ce qui était plus inquiétant était la présence
d’une jeune chouette qui avait été violemment clouée
contre la porte et dont le corps tordu et mutilé provo-
quait un malaise profond parmi les moines affamés à

9Frégate de la Royal Navy célèbre en raison de la mutinerie d’une partie de son


équipage
cette heure matinale. Les interrogations étaient visibles
sur toutes les lèvres et dans tous les regards.
— Qui avait pu agir de la sorte, en exécutant ce
pauvre animal ?
— Quel être déséquilibré hantait les couloirs du
monastère ?
— Etait-ce la révolte muette d’un rebelle en sou-
tane ?

L’ambiance était donc pour le moins tendue dans


l’ancienne chapelle aux piliers de pierre finement ou-
vragés. Les immenses dalles inégales, usées depuis plu-
sieurs siècles par le passage des sandales en cuir
n’avaient pourtant jamais connu un tel spectacle. Tan-
dis que le peuple de bure envahissait lentement et sans
un bruit les bancs qui sentaient bon la cire d’abeille is-
sue des ruches du monastère, le Poulpe observait la
foule. Les jambes bien écartées, les bras croisés sur la
poitrine et le sourcil froncé en signe de mécontente-
ment, il faisait bonne figure dans son costume trois
pièces. Sa barbe fraîchement taillée le faisait ressembler
- 66 -
à un jardin à la française. Le cheveu, d’ordinaire en ba-
taille, avait été coupé avec soin par un visagiste de re-
nom et le faisait ressembler à Jean Gabin10 dans « Quai
des brumes ». Il avait même investi dans une paire de
Santiag aux bouts ferrés, s’amusant à jouer avec la lu-
mière du vitrail multicolore qui se réfléchissait sur leurs
bouts d‘acier. Son costume noir anthracite, de chez Ta-
quet & Fils, taillé sur mesure lui allait à la perfection
ainsi que la chemise vert pomme achetée chez un fai-
seur de haute renommée sur la place de Bayonne. En
une phrase : le Poulpe s’était mis sur son trente et un et
son œil noir ombré d’un discret fard à paupière mettant
en valeur sa pupille dilatée le rendait encore plus im-
pressionnant. Il se dirigea d’un pas assuré vers la chaire
en bois sculpté, on aurait pu entendre un ange voler.
Les visages blafards des moines se dressèrent d’un seul
mouvement vers l’orateur qui, quand il s ‘empara à
pleine main du micro, ressembla un instant au Caruso
dans l’ouverture du Barbier de Séville. Le visage em-
pourpré par une tension accumulée depuis plusieurs

10 1904-1976 Acteur Français (Le clan des siciliens)


jours, c’est avec une voix tonitruante qu’il éructa sa
première phrase après s’être raclé la gorge.
— Messieurs les moines, je me présente : Marce-
lin Poulpier pour vous servir, missionné par l’abbé Cos-
tard pour rétablir les finances du monastère et promu
au rang de directeur commercial de votre communauté.
Et non, je ne suis pas un expert dépêché par votre
ordre ! Pendant plusieurs jours, je me suis secrètement
fondu comme l’un des vôtres dans votre communauté,
vous regardant vivre, prier et commercer maigrement
au quotidien. Avec l’aide de mon comptable j’ai analysé
vos bilans financiers, étudié, disséqué vos comporte-
ments et j’en ai tiré les conclusions qui s’imposaient. Il
faut un changement radical ! Malgré votre bonne volon-
té, les comptes sont à zéro. L’abbé Bertrand m’a confié
la main car VOUS n’y êtes plus ! aboya-t-il, pointant
l’assemblée des moines d’un doigt accusateur. Atten-
dez-vous à du changement ! Le pauvre homme ne peut
tout assumer seul, poursuivit le Poulpe, désignant la
forme tremblotante du guide spirituel. C’est fini la belle
vie à prier toute la journée ! Je vais booster vos compé-
- 68 -
tences ! Vous apprendre à vous surpasser ! À donner le
meilleur de vous-mêmes, en toutes circonstances !
« Tous ensemble, tous ensemble, tous ! » termina-t-il,
brandissant un magnifique crucifix-baromètre made in
Wuhan.
Un murmure s’amplifia peu à peu sous la voûte
de la petite chapelle montant vers les cieux comme une
plainte funèbre.
— Pas de panique ! lança Marcelin en tapant du
poing sur le bois qui émit un craquement sous l’impact
de ses doigts couverts de bagues. Je vais tout vous ex-
pliquer, poursuivit-il, fixant intensément le premier
rang. Apeurés, les moinillons concernés baissèrent la
tête comme lors de la présentation du calice.
— Écoutez-moi attentivement ! J’ai eu le temps
de noter quelques idées pour nous permettre, tous en-
semble, de redresser la barre du navire qui se dirige
tout droit vers les écueils de l’immobilisme, de la séden-
tarité et du manque de dynamisme. C’est une véritable
révolution que je vous propose… Marcelin s’attendait,
après ce début de discours enflammé, à être supporté
par une salve d’applaudissements, mais c’est un silence
digne de la bibliothèque nationale qui s’installa dans
l’assemblée médusée.
— Bon, très bien ! J’ai l’impression d’avoir à faire
à des conservateurs, mais peu importe, l’abbé m’avait
mis en garde…
Nouveau murmure désapprobateur avec cette
fois ci quelques signes de croix et de baisers sur les cru-
cifix en pendentifs.
— Silence s’il vous plaît ! Soyez attentifs ! cria-t-il,
écume aux lèvres, regardant un grand moine squelet-
tique qui avait osé murmurer dans l’oreille de son voi-
sin de banc.
Lentement le Poulpe épousseta la manche de son
beau costume d’un revers de main avant de s’essuyer le
coin de la bouche avec son mouchoir en dentelle.
— On va d’abord parler de ce que vous croyez sa-
voir faire. Commençons par les entrées financières du
monastère. C’est qui le responsable du secteur fro-
mages et dérivés ?

- 70 -
Un moine replet à la face de lune et aux yeux de
caméléon leva timidement le doigt, craignant les
foudres de leur nouveau guide commercial.
— C’est moi Monsieur ! D’habitude c’est frère
Dagobert, mais il est souffrant depuis plusieurs jours.
— C’est quoi ton nom ?
— Frère Paul Aurélien de la Sainte bible.
— Trop compliqué pour moi. Bon ! Je t’appellerai
Paul ou Paulo, ça ira plus vite… Pas de chichi entre
nous.
Hochement de tête du bénédictin qui haussa tout
de même les sourcils, le regard en coin vers ses col-
lègues de religion.
— J’ai observé l’équipe en place au marché de
dimanche dernier. Ça ne va pas du tout... Primo, ques-
tion présentation il faut être plus nickel que ça… On ne
vend pas de l’alimentaire avec des grosses taches sur sa
robe de bure. La prochaine fois : lavage à 60° avant
d’aller au marché. Et je veux des sandales impeccables
et des pieds propres… Autre chose importante : la ton-
sure… Ne plaisantez pas avec ça ! C’est l’image de
marque du monastère. Vous savez qu’on a de la concur-
rence sur le créneau ! Y a qu’à regarder vos collègues de
« Chaussée aux moines »… Eux prennent soin de leur
tonsure, pas un poil qui dépasse, une rotondité parfaite
mettant en valeur un crâne aussi lisse qu’une joue de
nouveau-né. Alors il faudra me soigner tout ça… Les
ongles, ça aussi j’y tiens. On aurait dit que vous veniez
de déterrer vos fromages ! Je sais, je sais, j’entends déjà
les commentaires : c’était pas moi monsieur, moi j’suis
pas comme ça. Ok, ok, mais en tout cas, la dernière fois,
vous aviez plutôt l’air de mineurs que de blanchis-
seuses… J’ai donc décidé qu’avant chaque marché ou
foire agricole, je vous passerai en revue individuelle-
ment et gare aux malpropres ! Pas d’objection ?
Devant le silence consentant de la communauté,
Marcelin Poulpier reprit de plus belle.
— Question présentation du stand, j’aimerais un
peu de couleur sur la table, disons une nappe à fleurs
par exemple au lieu de vos tréteaux pourris et de la
planche en contreplaqué. Les fromages, surtout les
chèvres, on présente et on vend les plus vieux en pre-
mier. Faites attention aux dates de péremption ! On
- 72 -
perd de l’argent en étant pas assez attentif. La semaine
dernière, il a fallu se les coltiner à chaque repas sinon
c’était directement dans la poubelle. Moi, me goinfrer
du chèvre matin, midi et soir ça me donne de l’urticaire
et des flatulences. Ah ! Dernière chose… pour les sand-
wiches suif- fromage, interdiction formelle de les dis-
tribuer gratuitement aux pauvres en fin de marché. A
force ça se sait et ça les attire comme des mouches, en
plus c’est pas bon pour la fréquentation du stand.
Frère Paul s’assit pesamment sur son banc, les
bras ballants, le regard vide, hochant la tête mécani-
quement.
— Toi le petit chauve au troisième rang, enchaîna
le nouveau directeur.
Comme un seul homme, l’intégralité du troisième
rang s’auto-pointa immédiatement du doigt, émettant
un « moi ? » muet avec un ensemble quasi parfait.
— Non, pas vous… Toi là, le gros, enfin le plus
gros !
Un léger brouhaha monta du troisième rang. Tête
penchée vers l’abdomen de leurs voisins de banc, ils
comparaient la taille respective de leur panse, plaquant
leur soutane au maximum pour accentuer leur rotondi-
té stomacale.
— Làaaaa !… Toi, le troisième en partant du bout
de rang… Je sais que c’est toi le chef d’ équipe du miel
et de la confiture. Alors permets-moi de te dire que tu
as de gros progrès à faire. Tes contenants sont telle-
ment vieillots qu'on a vraiment l’impression que tu es-
sayes de fourguer un stock d’avant-guerre. Autre
chose : pas la peine de mettre de date sur les pots. La
confiture et le miel c’est comme les sardines : plus c’est
vieux, meilleur c’est ! Pas vrai l’abbé ? Bon ! Au tour de
l’équipe des babioles… C’est qui le responsable là-
dedans ?
Un brouhaha s’étendit rapidement dans
l’assemblée puis gonfla peu à peu, certains moines assis
aux premiers rangs se retournaient même vers le fond
de l’église pour voir si quelqu’un osait se dénoncer.
— C’est quoi ce bruit ? tempêta Marcelin, grima-
çant comme un beau diable.
Un moine nain leva le doigt comme à l’école at-
tendant d’être interrogé par Marcelin Poulpier.
- 74 -
— Tu veux quoi mon petit ? lança le Poulpe le re-
gard attendri.
— C’est qu’on ne sait pas ce que vous entendez
par « babioles ».
— Autant pour moi, reconnut Marcelin, ses
pouces glissés nonchalamment dans les poches de son
gilet. Les babioles, c'est tous les trucs que vous vendez :
style cierges, sent-bon à la sauge, statues de la vierge en
plastique, images pieuses, les livres genre gros dico…
Avec des mots « latins.
— Les missels ? suggéra sans lever le doigt,
« triple A », le moine à la carrure d’athlète.
— C’est ça mon grand ! Mais, par respect pour les
autres, je te demanderais de lever la main pour te faire
entendre, sinon ce sera la foire d’empoigne.
— Oui monsieur Marcelin, balbutia le colosse.
— Appelle-moi simplement « Monsieur le direc-
teur ».
— Oui, Monsieur le directeur.
Satisfait, celui-ci leva le pouce vers les lustres,
clignant de l’œil vers l’assemblée des croyants.
— Bon, on répond maintenant ! C’est qui le chef
d’équipe ?
Un moine au visage aussi parcheminé que celui
de Toutankhamon11 se leva, la main droite tremblo-
tante, appuyée sur une canne.
— C’est moi, chevrota le vieil homme, mettant sa
main en cornet sur son oreille droite. C’est moi, père
Lazare-du-Mont des oliviers pour vous servir.
— Vous en avez des noms à rallonge. Lazare ! Tu
m’entends au moins ?
— Oui Monsieur le directeur, trembla
l’octogénaire.
— J’ai rien contre toi, c’est pas personnel rassure-
toi, mais à moins d’un miracle, je te vois pas continuer.
Pour vendre de la babiole, j’ai besoin de sang neuf… Tu
peux te rasseoir, on va te mettre à la retraite d’office…
Aidez le bon dieu, vous autres ! Y va s’asseoir à côté.
Le Poulpe continua, se frottant les mains pour les
réchauffer. C’est vrai qu’il faisait frisquet dans cette

11Onzième pharaon de la XVIIIème dynastie, célèbre par la découverte de sa tombe et


de son trésor.
- 76 -
chapelle, pensa-t-il en observant les orteils violacés des
moines de la première rangée.
— Voilà, comme je le disais, je n’ai rien contre lui,
mais comme chef d’équipe, j’ai besoin d’un moine qui
en veuille. Un imaginatif capable de me trouver de nou-
veaux produits à vendre, un jeune loup aux dents
longues, un vrai carriériste. Pour vous donner un
exemple concret : le genre de type qui aurait votre
grade mais qui aurait l’ambition de devenir pape en
deux ans. Alors ça intéresse quelqu’un ? Mais je vous le
répète ! Il me faut un vrai leader, un type bourré d’idées
pour faire avancer le commerce et de surcroît, bon ges-
tionnaire, parce que le bibelot question marge c'est le
pactole ! Personne ? C’est bien dommage ! continua
Marcelin Poulpier en s’humidifiant les lèvres. Va falloir
que je désigne au hasard, que je promotionne au juger.
Toujours rien ?
Les moines aux dos courbés plièrent encore un
peu plus l’échine, espérant ne pas être désignés.
— Toi !… Là-bas au dernier rang, le grand au re-
gard vif.
L’homme immense aux oreilles aussi écartées
que les ailes d’un goéland en phase d’envol, se pointa
du doigt l’air étonné.
— Oui, c’est bien toi ! Lève-toi et présente-toi aux
autres.
— Oui Monsieur le directeur… Frère Robert-
Eusèbe du cloître en deuil, je suis entré en religion le 15
octobre 1935 dans le petit séminaire d’Angoulême où
j’ai fait mes vœux. Issu d’une famille Cathol…
— Ouais, bon, je crois qu’on a pigé ! l’interrompit
Marcelin en se grattant la barbe, mais je te coupe parce
qu’on n’est pas en avance sur mon timing.
— Bien Monsieur le directeur.
— Je t’ai déjà vu à l’œuvre, jouer au scrabble et tu
es à priori le plus vif de la bande. Donc c’est normal que
je te nomine.
— Mais je ne veux pas devenir pape !
— C’était une image évidemment, avec tes capaci-
tés je suis certain que tu t’en sortiras comme un dieu.
Par contre, il va falloir faire du ménage dans la troupe.
Contrairement aux vendeurs de Raclette pas besoin de
- 78 -
tonsure… Au contraire ça fait trop rétro. Le cheveu mi-
long genre Beatles ça m’irait tout à fait. Du sourire, ça
aussi c’est important donc tu n’engages que des moines
qui ont une balafre commerciale en travers du visage. Il
doit bien y en avoir non ? Il faut aussi des promos pour
dynamiser le chiffre, poursuivit le directeur en quasi
apnée commerciale, style deux croix achetées, une gra-
tuite, ou 20 % d’eau bénite en rab dans une bouteille de
deux litres : l’avantage c’est que la matière première ne
nous coûte pas cher.
Un moine dont la tension était quasi proche du
zéro, finit par s’évanouir en pensant que leurs âmes al-
laient directement filer en enfer sans passer par la case
purgatoire.
— C’est quoi le problème ? s’alarma Marceau, se
haussant sur la pointe des Santiag.
— Frère Zarathoustra du sépulcre vient de faire
un malaise, je pense qu’il n’a pas supporté votre vision
du commerce, osa le frère Ed Chiranne.
— Appelez un docteur ! ordonna Marcelin.
— Nous avons tous une formation en premiers
secours, rétorqua le révolté, soulevant le vieux par les
aisselles. Vos nouvelles idées sont dictées par le diable
en personne attaqua-t-il de nouveau.
— Houlà tout, doux mon roux ! C’est quoi votre
nom ?
— Frère Edmond Chiranne pour vous servir…
— L’abbé m’a parlé de vous, c’est vous le chan-
teur, non ?
Devant le mutisme du prognathe roux, Marceau
le Pouple contre-attaqua.
— Primo, me comparer au diable c’est un peu fort
de café, moi qui suis là pour assurer la survie du mo-
nastère. Deuzio c’est pas une raison pour s’en rendre
malade. Tertio ce sera au frère Robert-Eusèbe de gérer
le dossier babioles. Donc, moi je m’en lave les mains
comme dirait Pierre Pilate. Allez ! Sujet clos et mea cul-
pa comme vous dites entre vous. Passons au problème
suivant : en vous regardant trimer comme des fourmis,
j’ai remarqué que l’ancienne équipe était un peu molle
question présentation des nouveaux produits. J’ai cons-
taté qu’il n’y avait aucun Marketing. Attention ! La
vente n’est rien sans le « Market » poursuivit l’orateur,
- 80 -
le regard illuminé et les bras levés vers le ciel. Le Mar-
keting, c’est l’avenir des produits ! C’est pourquoi j’ai
décidé qu’il fallait créer notre propre marque. Mieux
encore ! Au lieu de se concurrencer entre monastères et
abbayes, fédérons-nous et créons une marque com-
mune : davantage de poids, davantage de pouvoir ! J’ai
déjà contacté les confréries des Dominicains, des Trap-
pistes, des Sœurs de Notre Dame de Sion, des Carmé-
lites. Vous vous rendez compte de l’opportunité qui
nous est offerte ? Avec un peu d’imagination, on va tout
exploser et décupler les ventes !
Comme hypnotisé par sa propre voix, le Poulpe
poursuivit sa harangue délirante sans s’apercevoir de la
violence contenue dans le regard des moines.
— J’ai déjà pensé au nom de la marque. Un truc
hyper fédérateur genre « Christus » et même à un slo-
gan qui irait avec :« Un souvenir éternel ». Pas mal
non ?… « Christus, un souvenir éternel ! ».
Marcelin Poulpier interpella à nouveau le frère
Ed Chiranne.
— Pour la diffusion sur les radios j’ai pensé à un
fond sonore, c’est là que vous intervenez ! Il me faudra
une sorte de chant de chorale comme vous savez faire,
mais en plus moderne, genre Aretha franklin 12 ou
James Brown13. Je compte sur vous pour me faire
quelque-chose de bien.
— Je ferai de mon mieux grommela le basson.
— Bon état d’esprit, le félicita le Poulpe.
Devant l’air particulièrement hébété du troupeau
aux sandales de cuir, Marcelin explosa une nouvelle
fois.
— Vous ne comprenez pas que c’est une opportu-
nité extraordinaire qui s’ouvre devant nous ? Vive la
modernité ! « Tous ensemble, tous ensemble,
tous… ! ».
Certains se signèrent en tremblant, d’autres
murmurèrent quelques psaumes les yeux baissés vers le
sol.
— J’en ai presque fini ! J’ai conscience qu’il s’agit
pour vous d’un grand bouleversement et qui dit boule-
versement, dit communication. Il me faut donc un

12 1942-2018 Chanteuse Américaine (Respect)


13 1933-2006 Chanteur Américain (It’s a Man, Man, Man, World)
- 82 -
porte-parole qui ai un look un peu plus commercial que
votre père supérieur qui pour nous, n’a aucune valeur
ajoutée à représenter le monastère en public. Il me faut
un homme qui plaise aux dames genre Cary Grant 14 ou
Marlon Brando15, mais en moine.
Un silence sépulcral semblait envelopper la cha-
pelle tel un suaire humide et glacé, le Poulpe agacé
poursuivit son discours.
— L’abbé Costard m’a fait part des idées que vous
lui avez proposé… j’ai retenu celle du cuistot tout en
l’améliorant : après la vente de quelques objets qui vont
permettre d’investir, on va créer un gîte d’étape pour
les randonneurs du week-end et pour les pèlerins de la
route de Compostelle… Si tout se passe bien, on pourra
même reprendre l’idée du frère Edmond et donner des
spectacles musicaux de temps en temps.
Le pauvre Marcelin Poulpier, menton en avant
espérait entendre au moins quelques applaudissements
qui ne vinrent jamais.
Ainsi commença l’ascension fulgurante de Mar-
ceau le Poulpe. Dans les jours puis les semaines qui

14 1904-1986 Acteur Anglo-Américain (La mort aux trousses)


15 1924-2004 Acteur Américain (Le parrain)
suivirent, notre antiquaire-directeur-commercial dut
mettre de l’eau dans son calice afin de mettre un terme
à la révolution monastique qui grondait depuis son dis-
cours magistral dans la chapelle.

*****

Dans la vallée, au village des Tours noires, après


un mois dans la cave de la forge, et plus de deux mois
de pressions quotidiennes, la pauvre Apolline fut con-
trainte d’avouer le nom de son amant. Lorsque le père
Bouffigue en eu connaissance, il entra dans une telle
rage et un tel anéantissement qu’il ordonna à sa fille
unique de quitter son toit sur le champ. Désespérée,
elle n’eut d’autre choix que d’alerter son amour d’un
soir qui prit la décision qui s’imposait : il quitta sur
l’heure le monastère Bénédictin de Sainte croix.

- 84 -
Zéraphine Hernandes dos Fatima
« Zazie-Sonar »

La disparition soudaine du frère Dagobert Her-


nandes dos Fatima, le moine à la tache de vin en forme
de crucifix, laissa le monastère sous le choc. Il y a ceux
qui savaient, comme la plupart des soutanes qui fré-
quentaient l’auberge du Glaireux et les autres, les purs,
qui conformément à leur ordre, passaient leurs jour-
nées et leurs nuits entre travail et prières.Un petit
groupe de moines s’était réuni nuitamment à la lueur
des bougies dans un coin du réfectoire.
— Toi qui a tes entrées partout, sais-tu où il
est parti? demanda le frère Edmond au cuistot.
— Non, pas exactement… Selon le Glaireux, il
s’est enfui avec la fille du forgeron sans demander son
reste, ça m’étonnerait qu’on les revoit un jour dans le
coin.
— Et le père Eugésipe ?
— On l’a retrouvé dans l’Adour avec son enclume
autour du cou, annonça le sacristain Bello. Je l’ai su en
allant courir du côté du Col d’Ibardin.
— Pauvre homme ! Je vous propose de prier tout
de même pour son âme, proposa frère Giacomo.
Tous se recueillirent quelques instants dans une
prière commune. Seules leurs lèvres remuaient silen-
cieusement. Frère Edmond, au collier de barbe plus
roux que le pelage d’un écureuil, rompit soudainement
leur prière.
— Ce Marcelin Poulpier est une vraie calamité !
Où veut-il en venir ? lança-t-il d’un ton sec, regardant le
pauvre Giacomo.
— Il est là pour sauver le monastère.
— Drôle de façon ! Depuis qu’il est arrivé, l’abbé
est complètement envoûté par ses paroles et il est prêt à
- 86 -
lui laisser faire n’importe quoi ! De moines, on va nous
faire devenir des agriculteurs-artisans.
— J’y suis pour rien ! Et... et ça m’est égal… Je
vais partir...
— Toi aussi ? s’alarma le frère cuistot… Tu as fau-
té avec une gueuse du village ?
— Non ! Je n’ai plus la foi ! Je le sais.
— Mon œil ! j’ai bien vu les œillades que tu faisais
à la mère Pochard.
— Mon destin est ailleurs, contra Giacomo en
rougissant.
— C'est une hémorragie ! s’emporta frère Ed-
mond, tout ça c’est à cause du Poulpe ! Il faut être soli-
daire, créer un comité qui agira dans l’ombre et surveil-
lera ses faits et gestes, l’abbé n’est plus capable de nous
guider!
— Demandons sa destitution, proposa l’abbé Bel-
lo, faisant gonfler ses mollets par saccade.
— C’est impossible dans notre ordre, lui rappela
le rouquin, avec une pointe de déception dans la voix.
C’est ce jour-là que fut formé un petit groupe
de « moines-résistants » qui prit le nom de « L’ordre de
Sainte Croix » et dont le signe de reconnaissance était
une gousse d’ail en pendentif.

De son côté, Marcelin Poulpier avançait avec la


puissance d’un char d’assaut américain, écrasant tout
sur son passage. Guidé uniquement par l’argent, il avait
rapidement pris rendez-vous avec le directeur du crédit
agricole de Bayonne. Avec un aplomb digne d’un boni-
menteur de foire, il mit le banquier dans sa poche, ren-
floua les comptes du monastère sur ses propres deniers,
obtint procuration sur ces mêmes comptes grâce à une
imitation à peine crédible de la signature de l’abbé Cos-
tard et ouvrit deux comptes supplémentaires dont un
transitant par Berne.
Néanmoins, sa tâche était immense et devrait
s’étendre sur plusieurs années pour pouvoir profiter au
maximum de l’opportunité financière qui lui était don-
née. Dès le lendemain de son intervention à la banque,
Marceau le Poulpe, à l’aide de Nicéphore Mulot,
s’évertua à convaincre l’Abbé Costard de lui céder un
des crucifix en or massif dont celui-ci était dépositaire.
- 88 -
— C’est une responsabilité immense fit l’abbé, les
mains tordues comme s’il voulait les essorer.
— Vous n’avez pas confiance en nous ? le provo-
qua Marcelin l’air aussi angélique que possible.
— Loin de moi cette idée, j’ai un sixième sens
quand il s’agit d’accorder ma confiance.
Nicéphore Mulot faillit s’étrangler en avalant un
bout d’Etorki qui traînait sur un coin de table.
— Vous êtes un homme perspicace confirma-t-il,
mais pour vous rassurer et que tout soit clair entre
nous, renchérit le comptable, nous allons rédiger un
contrat qui nous lie et nous donne tous pouvoirs pour
vendre au mieux les quelques objets que vous nous con-
fierez.
— Votre êtes un homme de biens, Mr Mulot.
A son tour, Marcelin Poulpier prit un malin plai-
sir à flatter l’abbé.
— Votre abnégation et votre volonté à sauver le
monastère vous vaudront une place à la droite du sei-
gneur.
— Alléluia ! Lança Mr Mulot sous le regard ré-
probateur du Poulpe, qui le prit à part à la sortie de la
cellule de l’abbé.
— N’en fais pas trop, il a beau être à l’ouest, il va
finir par se rendre compte de quelque-chose.
— Penses-tu ! Plus c’est gros, plus ça passe.

Et en effet, tout passait aussi facilement qu’une


ostie dans le gosier d’un premier communiant. En
quelques mois, Marceau le Poulpe, fit vendre deux cru-
cifix du XIII ème siècle en or et pierres précieuses et un
calice du même acabit. Son plus beau coup fut la vente
d’un chandelier sur pied, en or massif, à Hélène
Musque riche héritière d’une famille qui avait fait for-
tune dans la vente de bouilloires électriques, puis dans
la fabrication d’un suppositoire révolutionnaire en
forme de fusée. Une partie de ces ventes fut dépensée
dans l’achat de matériaux pour créer des cellules
d’hôtes bien plus confortables que celles des moines et
mettre en place une partie des projets qu’il avait évo-
qués en début d’année.
- 90 -
La chapelle principale étant inutilisable depuis
les restrictions budgétaires, (car sans un minimum de
chauffage elle ressemblait à un sauna glacé), le Poulpe
convoqua son petit monde au sein du réfectoire dans
lequel un petit apéritif dînatoire avait été servi par frère
José-Joseph.
— Merci à tous pour votre présence commença
l’abbé Costard… Avant de laisser la parole à notre bien-
faiteur, Marcelin Poulpier, je voulais lui assurer du sou-
tien de la communauté toute entière et de l’implication
que nous mettrons tous sans exception à nous investir
dans les nouveaux projets.
Frère Edmond Chiranne ne put s’empêcher de
faire remarquer à voix basse mais mélodieuse à ses voi-
sins de bancs, que tout ça était bien loin de leur mission
religieuse.
— Je tiens également à remercier le frère José-
Joseph béni des eaux pour cette petite collation qui a
été concoctée par ses soins.
Derrière ses lunettes d’écailles, l’apprenti cuisi-
nier laissa échapper une larme de joie. Lui qui était
jusqu’à présent l’homme à tout faire du frère Pascal,
cuisinier attitré du monastère, s’était vu, pour la pre-
mière fois dans son existence, propulsé sur le devant de
la scène. Timidement, il osa prendre la parole.
— J’ai réalisé un assortiment de mini quiches
ainsi qu’un jus d’ortie qui, je l’espère, vous ravira les
papilles, je vous…
Un applaudissement lent et solitaire, couvrant la
voix de frère José-Joseph, résonna comme une gifle
dans la quiétude du réfectoire. Le Poulpe prenant appui
d’une main sur une chaise, sauta d’un bond sur la table
la plus proche, piétinant une douzaine de mini quiches
sous le regard outré de leur créateur.
— Gourmandise égale péché capital, lança-t-il, ri-
golard, à l’assemblée muette. Bon ! Maintenant que
votre collègue nous a mis l’eau à la bouche, je vais vous
exposer mon plan.
Tous les yeux se braquèrent sur le pauvre José-
Joseph qui, livide, regardait le Poulpe avec une haine
non dissimulée.
— Mon but est simple: redresser le plus vite pos-
sible les comptes du monastère. Nicéphore Mulot et
- 92 -
moi-même avons mis un plan de bataille en place. Pri-
mo, le volet agricole… Il va falloir mettre les bouchées
doubles et s’organiser pour produire bien plus de lé-
gumes et de fruits. Coté volailles idem, on doit travailler
sur du sain, quand je dis sain, faut pas penser auréole…
Mais bio ! Les poulets élevés aux grains y’a rien de
meilleur. Les fromages idem, faudra faire du volume
mais sans perdre le coté goûtu. Par contre, suite à la
disparition du frère Dagobert, ou plutôt à sa fuite pré-
cipitée, qui serait, selon mes sources, due à des pulsions
copulatoires réprouvées par votre ordre…
Marcelin Poulpier prit un malin plaisir à laisser
un silence aussi pesant qu’un discours de Castro sur la
place de la révolution.
— J’ouvre une parenthèse : dorénavant, plus de
sortie nocturne sans mon accord ! Que vous fassiez des
papouilles entre vous ou avec les nones du couvent voi-
sin, soit ! Mais que vous alliez jouer du goupillon au
village… Pas question que la réputation du monastère
soit de nouveau entachée… pas vrai l’abbé ? poursuivit-
il, regardant le guide spirituel du monastère avec com-
plicité. D’ailleurs pour assurer notre sécurité, chaque
nuit, je vais lâcher mes deux dobermans (Vlad et Ba-
char), deux bestiaux capables de déchiqueter un sumo
en moins de temps qu’il vous faut pour lire un chapitre
de la bible. Fin de la parenthèse… Donc il faut rempla-
cer le frère Dagobert qui, malgré ses penchants à jouer
la bête à deux dos, faisait un boulot plutôt correct. J’ai
donc décidé de promotionner…
Un second silence aussi angoissant que celui qui
précède les résultats d’une présidentielle plomba le mo-
ral de l’assemblée aux abois.
— Frère Paul Aurélien ! aboya le Poulpe, l’index
pointé vers le lauréat. Il était déjà de facto le rempla-
çant du priape, donc pas de surprise.
Tous les yeux se braquèrent avec soulagement
vers le moine à la tonsure parfaite qui se gonfla de joie
à l’annonce de la confiance accordée par le Poulpe.
— Deuzio, le volet travaux. Là, c’est un chantier
énorme et, naturellement, c’est frère Arnold qui sera
chargé de mener les hommes. Si je n’étais pas si occupé,
j’aurais moi-même pris les rênes de l’opération que j’ai
nommé « Babybel » comme si nous devions recons-
- 94 -
truire la tour légendaire, ça m’aurait rappelé mes an-
nées de camaraderie dans la légion en Afrique.
François-Félicien de la Fraternité leva un doigt
osseux mais volontaire.
— « Babel »… La tour, c’est « Babel », rectifia le
bibliothécaire, repositionnant ses lunettes sur un nez
aussi ratatiné qu’un pruneau d’Agen.
— « Babel », Babybel, c’est kif kif bourricot, pas
vrai ? Mais va pour « Babel » admit Marceau le Poulpe.
Bien! Chantier énorme disais-je. Il nous faudra faire
des chambres d’hôte avec un minimum de confort et
réaménager un lieu pour les repas de nos invités. Les
matériaux sont déjà stockés dans l’ancien haras, der-
rière le monastère qu’il faudra lui aussi rénover entiè-
rement. Donc terminé les heures perdues à chanter vos
psaumes et à réciter vos sourates. Il va falloir se cracher
dans les mains. Comme je l’ai annoncé à l’abbé Costard:
la pelle, la pioche et la truelle à la place du missel et du
chapelet, pas vrai Bertrand ?
— En effet, si cette annonce peut paraître brutale
au premier abord, reprit l’abbé nous devons faire corps
pour affronter sereinement les semaines de labeur qui
nous font face. Le seigneur n’a-t-il pas enseigné dans
son discours aux pêcheurs du lac de Tibériade: « Tra-
vailler c’est trop dur et voler ce n’est pas beau,
d’mander la charité c’est qué’qu chose’ j’peux pas
faire».
Toute la communauté baissa lentement la tête
tout en se signant par trois fois.
— Carrelage, colle, parpaings, ciment, sanitaire,
ouvrants, tout le matériel est déjà à votre disposition
ajouta le Poulpe, les bras écartés comme s’il recevait le
Saint-Esprit. Les plans ont été conçus par Sébastien
Vauban, un pote du lycée qui m’assure que ces rénova-
tions seront toujours aussi solides dans cent ans. D’ici
là, on sera tous dans le cimetière du monastère à côté
du marquis et de sa famille. Pas vrai les gars ?
Se tournant à nouveau vers le frère Arnold, Mar-
ceau le Poulpe tint à mettre les choses au point.
— Attention ! Pas de tire-au-flanc. Moi, les pleu-
reuses de bénitier, j’en veux pas sur le chantier. Donc je
vous fais confiance pour gérer l’humain et répartir les
rôles en fonction des capacités de chacun.
- 96 -
Arnie, alias triple A, se contenta de hocher de la
capuche, serrant des poings aussi impressionnants
qu’une paire de boule de bowling.
— Encore quelques consignes reprit Marcelin :
dans un souci de bonne organisation, il faut que les
moinillons soient affectés à la brouette et à la pioche,
les plus âgés à l’approvisionnement et à la vérification,
les autres à la main d’œuvre de base. Pour la nourriture,
frères Pascal et José-Joseph à la cambuse avec du robo-
ratif. J’avais également pensé à vous faire tourner en
3/8, mais je laisse au frère Arnold la décision, avec
l’impératif que tout soit terminé dans six mois. Bien! Je
crois que tout est dit. Moi, je file sur Bayonne. Si gros
problème, vous pouvez toujours en référer à Mr Mulot
qui ne sera jamais bien loin… Et comme nous disons
tous désormais « Tous ensemble, tous ensemble,
tous… ! ».

Quelques heures plus tard « l’ordre de Sainte


croix » se rassembla dans la crypte autour de frère Ed-
mond qui prit la parole.
— J’ai le plaisir d’accueillir deux nouveaux
membres commença-t-il d’une voix chargée
d’émotion… Le frère Arnold et le frère José-Joseph.
Approchez-vous mes frères.
D’un geste empreint d’une gravité solennelle, le
rouquin dont la barbe luisait d’un éclat satanique sous
la lueur de la flamme tremblotante des bougies, glissa
autour du cou des aspirants, le pendentif à la gousse
d’ail.
— Des chiens ! Des interdictions de sortie ! Des
travaux d’esclaves ! Pourquoi pas bientôt des miradors !
s’emporta le sacristain Bello, tapant de la sandale sur le
sol inégal. Un jour ça va mal finir !
— Vous avez vu comment il a écrasé mes
quiches ? renchérit le frère José-Joseph, les lunettes
embuées par la sueur.
— Je suis d’accord ! C’est inadmissible, acquiesça
le frère cuistot. Un de ces quatre, je lui glisserai du con-
centré de pruneaux dans son café !
— Attention ! Ne nous emportons pas sous le
coup d’une vive émotion, le seigneur nous regarde, les
- 98 -
tempéra le frère Edmond. Prions ensemble pour nous
laver de nos pensées.
Le psaume 36 s’éleva avec délicatesse dans la
crypte sombre et glacée offrant à la petite chorale im-
provisée quelques minutes d’apaisement.
— Quelle belle voix ! se permit le cuistot en
s’adressant au rouquin prognathe.
Le moine rougit de plaisir, avouant qu’avec frère
Bello, il composait à ses heures perdues. Seul frère Ar-
nold n’avait pas ouvert la bouche depuis l’entrée du pe-
tit groupe dans la crypte, faisant craquer ses poings
spasmodiquement comme s’il broyait des noix.

*****

Quelques mois après cette réunion, Apolline


Bouffigue accoucha dans une ferme isolée sur les con-
treforts du Pic du diable. L’enfant, couché sur un cocon
de paille sèche entre une truie rachitique et une chèvre
obèse, possédait une étrange tache de vin sur le crâne
.Une tache en forme de crucifix…
Pour cacher leur amour, le couple et l’enfant vé-
curent reclus dans un village isolé jusqu’à ce
qu’Apolline, suite à une maladie dégénérescente hérédi-
taire, devienne folle à lier en quelques mois à peine.
Frère Dagobert n’eut alors d’autre choix que de rega-
gner la ville, d’interner Apolline et de confier la garde
de Zéraphine sa fille adorée à sa sœur, tenancière d’une
maison de passe, plus connue sous le pseudonyme de
« Sylvie cul de poule ». Malgré l’univers particulier
dans lequel elle travaillait, la tenancière du « Bella Ra-
gazza » promis à son frère d’élever sa fille dans le res-
pect de la religion et de lui donner une éducation irré-
prochable.
Dès l’école élémentaire, la petite Zéraphine ren-
contra des problèmes scolaires important et fut con-
frontée à des quolibets incessants de la part des élèves.
Sa tante, dans l’impossibilité de venir chercher réguliè-
rement sa fille à l’école, confiait cette mission à l’une ou
l’autre de ses protégées dont les tenues de travail indi-
gnaient les mères et titillait le regard des pères. Ce qui
devait arriver, arriva : Mlle Brigitte Psico, la directrice
- 100 -
de l’école « Sainte Bernadette » convoqua Sylvie Her-
nandes dos Fatima à un entretien. Pour l’occasion elle
s’était vêtue d’un imperméable lui descendant
jusqu’aux chevilles, ainsi que d’une écharpe en soie en-
roulée autour du cou.
— Bonjour madame Hernandes dos Fatima.
— Mlle ! rectifia Sylvie cul de poule.
— Je me présente, reprit la directrice, sans rele-
ver le commentaire, Mlle Psico Brigitte, directrice, je
vous ai convoquée car les parents des enfants scolarisés
dans notre établissement se plaignent des tenues ves-
timentaires portées par les personnes qui viennent
chercher Zéraphine à la sortie de l’école.
— Par exemple ?
— Mini-jupes et tenues clinquantes… On se de-
mande même si elles portent des soutiens gorges !
Quant à leur rouge à lèvres, ils sont plus voyants que la
lumière d’un phare par une nuit de pleine lune...
— Et ?
— Et bien ceci est insupportable ! Par la présence
de ces créatures, vous donnez à notre jeunesse un
exemple de luxure qui est à l’opposé de nos principes.
— Vous savez ce qu’elles vous disent les créatures
? hurla Sylvie cul de poule, son majeur embagousé levé
vers le ciel.
A partir de ce jour, Zéraphine changea réguliè-
rement d’école jusqu’à ce que son éducation soit prise
en charge par celles qu’elle appelait ses tantes (Mado
jambe de bois, Hyppi bang bang ou Kika revolver). Au
fil des années, aux côtés des enfants des prostituées du
« Bella Ragazza », elle apprit à lire et compter et se dota
d’une culture générale aussi variée qu’incertaine.
A 15 ans, après avoir échoué trois fois au certifi-
cat d’études, elle fut dirigée par sa tante Sylvie vers un
métier plus prometteur : celui de barmaid qu’elle prati-
qua plusieurs années. Jamais elle n’eut de nouvelle de
son géniteur qui, selon sa tante, était « parti faire sa
vie » en Amérique du Sud.
A force d’écouter à travers les murs du « Bella
Ragazza », la gamine développa des facultés acous-
tiques hors norme qui lui permirent de s’insérer dans
une vie professionnelle plus rémunératrice. Au bout de
quelques années, Zéraphine fut considérée comme la
- 102 -
référence en matière d’ouverture de coffre sous le pseu-
donyme de « Zazie sonar ».
Après avoir été en couple avec plusieurs malfrats
notables, elle entra rapidement dans le célèbre gang
« Des postiches » puis décida de vivre sa passion en so-
lo. Sa rencontre fortuite avec Nicéphore Mulot lors du
cambriolage raté de la propriété somptueuse du comp-
table, la contraignit à travailler définitivement pour le
Poulpe dont la bande écumait la région depuis plus de
vingt ans.
Maurice Papadhopoulos
« Momo belle gueule »

— Vite ! 36, rue Ravaillac, je suis en retard, ex-


pliqua la grosse femme au manteau d’Astrakan en mon-
tant dans le taxi garé contre le trottoir du boulevard des
Capucines.
La Ds flambant neuve démarra sans à coup,
s’élevant du sol comme un aéroglisseur. Son chauffeur,
Sidonin L’Archevêque, était fier comme un paon de sa
nouvelle acquisition. Il avait abandonné sans regret sa
vieille 404 Peugeot avec laquelle il avait pourtant tra-
vaillé pendant des années sans aucun ennui sérieux,
mais le progrès lui avait ouvert les bras, aussi tentant

- 104 -
qu’un harem de top models. Il avait longtemps hésité
sur la couleur. Noire où beige ? Choix difficile qui lui
avait demandé un mois de réflexion tant cette décision
était cruciale. Le noir, symbole somptueux des mi-
nistres et du général lui-même, était peut-être un peu
trop salissant, mais quelle classe ! Le beige, plus mo-
derne à ses yeux, offrait le grand avantage d’un net-
toyage moins régulier donc moins contraignant. Et
puis, au diable le conformisme, avait-il somme toute
pensé. Au risque de paraître un peu trop voyant dans
les rues de la capitale, il avait opté pour la couleur vive
beige clair. Quelle bagnole cette Ds ! Ou plutôt quelle
voiture ! Respect Madame ! Il en avait passé des heures
à baver devant la vitrine des Champs Élysées à mater la
nouvelle bombe. Des heures à tourner les pages du ca-
talogue de chez Citroën, à caresser les couvertures gla-
cées avec envie comme si c’était des playmates dénu-
dées. Il se revoyait encore, le soir dans leur grand lit en
fer forgé hérité de son grand-oncle, argumentant au-
près de son épouse Lucette pour qu’elle lui donne son
accord pour acheter la belle de ses rêves. Parce
qu’attention ! Si c’est Sidonin qui gagnait la croûte du
ménage, c’est bien Lucette qui tenait les cordons de la
bourse et de quelle manière ! Sûrement sa formation de
caissière qui, comme un gène de fourmi noire, lui en-
joignait d’épargner coûte que coûte en prévision des
mauvais jours. La guerre n’était pas un souvenir si loin-
tain…
Il lui avait fallu une sacrée dose de persuasion
pour arriver à ses fins, discourant sans faiblir des mé-
rites de la belle Citroën et du nouveau statut social
qu’elle leur apporterait. Après moult assauts nocturnes,
Lucette avait cédé avec un grand soupir, plus pour faire
plaisir au bellâtre que par conviction profonde. A vrai
dire, depuis quelques temps, Lucette se moquait bien
des envies de son pauvre Sidonin. Lucette n’en avait
que faire de ce nouvel achat car elle nageait dans un
bonheur quasi total. Lucette avait un amant !
Pour fêter sa décision, Sidonin avait été royal et
leur avait payé un bon gueuleton dans un bistrot de
Saint Germain. Puis, ça avait été le cinéma et ce film
que toutes les jeunes femmes avaient à la bouche :
« Angélique Marquise des Anges » dont les rôles titres
- 106 -
étaient partagés par une certaine Michèle Mercier et un
comédien qui, aux dires de Sidonin, ne ferait pas un
grand chemin artistique. Un certain Robert Hossein
dans le rôle de Joffrey de Peyrac.

Un mois plus tard, le temps de décider du choix


de la couleur, noire où beige, Sidonin ouvrait la porte
de la concession de Courbevoie, à quelques centaines de
mètres de leur domicile conjugal. Rien qu’en y pensant
il en avait encore des frissons.
Le hall s’illuminait sous les éclairages violents
des néons plaqués au plafond, les carrosseries ruti-
laient, l’odeur du cuir et des pneus neufs embaumait
l’atmosphère d’une senteur presque enivrante. A peine
arrivé près du comptoir en formica orange, derrière le-
quel trônait une secrétaire un peu endormie, un ven-
deur au regard commercial se précipita goulûment sur
lui comme un vampire avide de sa ration de sang frais.
L’homme au complet noir et à la cravate aux motifs
géométriques gris le détailla de pied en cap comme
pour mieux le jauger et réaliser la vente idéale. Ses yeux
globuleux, aussi vifs que ceux d’un caméléon des terres
australes, se posèrent rapidement sur tous les modèles
susceptibles d’intéresser ce nouveau client pour finale-
ment se fixer sur une 2Cv dernier cri. C’était ça ! Vu
l’apparence vestimentaire de son client et son aspect
emprunté, c’est sûrement une 2Cv qui ferait son bon-
heur.
— Maxence Parlier de Saint Fiacre ! se présenta
l’homme au complet noir. Chef d’agence de cette petite
structure , claironna-t-il, montrant du bras le vaste hall.
— Sidonin L’Archevêque ! se présenta à son tour
le chauffeur de taxi en serrant la main du vendeur.
— L’Archevêque ? J’ai connu un Archevêque au-
trefois, religieux de son état me semble-t-il… une pa-
renté peut être ?
Devant la moue dubitative de Sidonin, le chef
d’agence n’insista pas plus longtemps.
— Alors, comme ça, vous vous êtes décidé ?
— Décidé ? s’étonna à nouveau Sidonin.
— A acheter la voiture de vos rêves pardi !
— Vous êtes drôlement fort, vous, fit Sidonin, si-
déré par la perspicacité du vendeur. Décidément
- 108 -
l’homme lui plaisait. Belle allure, langage châtié et in-
telligence hors norme.
— Facile ! le tempéra le vendeur magnanime,
vous ne venez pas acheter une miche de pain, je sup-
pose, ou alors c’est que vous vous êtes trompé de bou-
tique continua-t-il en émettant un petit jappement de
plaisir qui aurait presque pu passer pour un rire.
— Vous alors !
— Elle est superbe n’est-ce pas ? continua
Maxence Parlier de Saint Fiacre.
— Magnifique ! des courbes tellement… tellement
avant-gardistes !
— Mais sobres à la fois rectifia le vendeur, se rap-
prochant d’une voiture décapotée.
— La 2Cv est indémodable poursuivit-il en tapo-
tant sur le capot bombé de la voiture.
— Mais c’est que…
— Nous avons des possibilités de crédit sur deux
ans ! s’empressa Maxence, se méprenant sur
l’hésitation de son client.
— C’est que je viens pour autre chose…
— Je vous rappelle que la 2Cv est notre modèle
de base. Si vous venez pour une occasion claqua
Maxence d’un ton glacial, tout notre stock est exposé
dans la cour.
— Je viens pour la Ds !
— La Ds ? ricana presque le chef d’agence, en dé-
taillant les vêtements de Sidonin.
Casquette râpeuse à carreaux rouges et bruns vis-
sée sur une tête porcine, veste de laine usée aux coudes
et tachée sur le revers, pull à col roulé déformé par les
années, formant des vagues irrégulières autour d’un
cou équipé d’un menton épais en galoche, pantalon de
tergal lustré sur les genoux, semblant atteints de gon-
flements anormaux et enfin vieilles chaussures macu-
lées de poussière dont la semelle de droite commençait
à bailler aux corneilles.
— Vous êtes certain ? insista à nouveau le ven-
deur.
— J’ai même déjà choisi la couleur, précisa Si-
donin, levant le doigt comme à l’école.

- 110 -
— Dans ce cas… vous savez que la Ds est le fleu-
ron incontestable et incontesté des ateliers Citroën ! Ce
qui se fait de mieux en matière de construction auto-
mobile. Avec elle, vous vous inscrivez d’ores et déjà
dans le futur. Dans l’univers des visionnaires ! Une
forme aérodynamique incroyable ! Jamais aucun ingé-
nieur n’avait songé à une suspension hydraulique ré-
glable, assurant fluidité et confort de conduite et une
direction assistée…
— Je sais tout ça Monsieur, le coupa avec timidité
Sidonin. J’ai tout lu dit-il, brandissant le catalogue
technique. Je viens simplement l’acheter.
Sidonin repartit trois heures plus tard avec sa Ds
rutilante dont le compteur indiquait une série de zéro
qui le remplissaient d’aise. Au volant de l’automobile
noire, (le beige, couleur à la mode n’étant plus dispo-
nible en stock et le gris avait été jugé trop triste par Si-
donin), il sentait qu’une nouvelle vie allait commencer.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les mé-
canos de la concession de Courbevoie lui avaient instal-
lé le kit complet du chauffeur de taxi. Lumière sur le
toit et compteur kilométrique affichant le prix en gros
chiffres blancs sur fond noir. Un rapide passage dans
l’appartement désert pour glisser dans le coffre imma-
culé de sa nouvelle acquisition son vieux fusil de chasse,
assurance vie contre les malfaisants nocturnes et les
envieux de tous poils et Sidonin était reparti, le cœur
plein d’allant. Après avoir chargé un premier client taci-
turne gare Montparnasse, direction boulevard des Ca-
pucines, il avait entendu cette grosse femme au man-
teau d’Astrakan lui crier dans l’oreille :
— Vite ! 36, rue Ravaillac, je suis en retard…
— Rue Ravaillac fit Sidonin, se massant le lobe de
l’oreille en signe de perplexité, je vois pas où c’est !
— A côté de la porte de Champerret, insista la
grosse femme en pestant. Chez « Appolonus » ! le cé-
lèbre visagiste des stars, renchérit-elle, soupirant à
pleine bouche.
— Ah ! Ça y est je vois ! confirma le chauffeur en
enclenchant la marche avant.
— Ouh ! Qu’est-ce que…? s’alarma la grosse
femme apeurée, sentant la Citroën décoller du sol
comme un ascenseur.
- 112 -
— Z’inquiétez pas, c’est l’hydraulique qui se met
en route ! Au départ ça surprend, mais après c’est aussi
moelleux qu’un bon matelas, lui expliqua Sidonin en
clignant de l’œil. Elle est neuve, ajouta-t-il, caressant le
volant en cuir, vous sentez l’odeur ?
— Je ne savais pas que le neuf sentait le saindoux
et la sueur attaqua-t-elle sèchement, en observant avec
dégoût la nuque épaisse et luisante de son interlocu-
teur.
— Vous allez souvent chez « Appolonus » ? de-
manda Sidonin pour changer de sujet.
— J’aime prendre soin de mon corps, moi, et
« Appolonus » est un expert !
« Appolonus » Alias Zacharie Papadhopoulos
était ce qu’on appelle un éphèbe. Le visage angélique,
les yeux bleus océans et le front large et intelligent. Des
pommettes finement ciselées sur des joues roses et
douces, des lèvres charnues faites pour embrasser sur-
montées de fines moustaches à la Clark Gable 16. Le
menton volontaire scindé par une petite fossette digne

16 1901-1960 Acteur Américain (Autant en emporte le vent)


de Kirk Douglas17, il était une publicité vivante pour ses
salons de beauté parisiens. Fils d’un paysan grec de Sa-
lonique qui avait émigré en France à la suite d’une pas-
sion sentimentale avec un marin de la royale, il était né
par hasard à Paris d’un accouplement aviné, furtif et
contre nature, entre son père, Stavridis Papadhopoulos
et une marchande de fruits et légumes de la rue Pois-
sard, Etiennette Le Branchard. Mis devant le fait ac-
compli, Stavridis avait eu l’élégance de reconnaître sa
progéniture, mais l’avait aussitôt abandonnée laissant à
son égarement d’un soir le rôle d’élever l’enfant. Etien-
nette Le Branchard était d’apparence aussi masculine
que Stavridis dégageait une féminité incontestable, ce
qui pouvait légitimer le coït nocturne et l’erreur de ju-
gement du grec quant à son choix de partenaire. Bref,
malgré son handicap de départ, Etiennette fut une mère
sinon gracieuse du moins aimante et attentionnée qui
encouragea son rejeton à persévérer dans la voie qu’il
s’était choisi : coiffeur pour Dames.

17 1916-2020 Acteur Américain (Spartacus)


- 114 -
On ne peut pas dire que tout fut rose chaque jour,
lui aussi avait eu sa part de vaches maigres et de pain
noir, mais il y était arrivé et avait ouvert son premier
salon de coiffure en 1952 .De fil en aiguille il avait créé
de nouveaux magasins, avait inventé de nouveaux soins
relaxants, de nouvelles lotions revitalisantes et sa re-
nommée n’avait pas tardé à faire le tour de la capitale.
Zacharie Papadhopoulos pouvait être fier de sa réussite
sociale. Les plus grands venaient se faire coiffer dans
son salon ultra moderne : Charles Trenet, Jean Marais
et Cocteau pour les hommes, Sheila, Line Renaud et
Juliette Gréco pour les femmes. Le bruit courait même
que B.B y était venue se faire masser le corps entier. De
son père, il n’avait plus jamais eu aucune nouvelle.
Quant à sa mère, c’était devenu sa meilleure cliente
jusqu’à son décès prématuré, écrasée par un camion de
courges alors qu’elle traversait pesamment la rue de la
Compotée. Ce fut un drame si cruel pour Zacharie qu’il
chercha rapidement à combler cette absence féminine
par une overdose de rencontres éphémères toutes sans
lendemain. D’un autre côté, son activité professionnelle
ne connut aucun répit et c’est en 1959 que ses salons de
coiffure prirent leur nom définitif d’ « Appolonus »
avec ce slogan désormais célèbre : « Appolonus, la
beauté des dieux offerte aux femmes ».

Le salon du 36, rue Ravaillac était comble. Une


clientèle variée emplissait les trois étages de
l’établissement. De la septuagénaire aux cheveux bleus-
gris, à la jeunette en mal de bronzage intégral, de la
molle du visage à la raide du bassin, toutes piaillaient
comme une basse-cour en folie, attendant leur passage
sous les mains expertes des coiffeuses-masseuses du
petit univers d’Appolonus. Le maître des lieux, quant à
lui, debout, les bras croisés et la tête penchée sur le côté
derrière Madame Parlier de Saint Fiacre, la femme du
concessionnaire Citroën de Courbevoie, observait leurs
reflets dans le vaste miroir mural.
— Finalement, je me demande si je ne vais pas
vous dégager le visage genre coupe à la garçonne.
— C’est vous qui décidez, susurra la jeune femme
avec une œillade digne d’une effeuilleuse profession-
nelle.
- 116 -
— Micheline ! interpella le styliste d’un ton auto-
ritaire, vous vous occuperez de shampouiner Madame
Parlier de Saint Fiacre avec notre lotion « spécial che-
veux gras », ensuite je prendrai le relais pour la coupe.
— J’aimerais aussi un massage revitalisant aux
brindilles de chardons urticants.
— En avez-vous réellement besoin ? minauda le
flatteur, votre peau est presque parfaite… Micheline !
après le shampoing, massage revitalisant pour Madame
avec crème n°12 et sels de Guérande.
Madame Parlier de Saint Fiacre soupira d’aise en
admirant son visage boutonneux dans le miroir.
Comme elle se sentait bien dans cet univers feutré. Au
troisième étage, dans ce salon privé, inondé de lumière,
qu’ « Appolonus » ne réservait qu’à ses meilleures
clientes.
— Quel bel homme ! lança la cliente à Micheline
après avoir constaté que le maître des lieux avait quitté
la pièce.
— Soulevez la nuque, s’il vous plaît, que je glisse
cette serviette autour de votre cou.
— Non seulement il est beau, mais riche et cé-
lèbre, ce qui ne gâte rien gloussa la cliente en émettant
un petit rire saccadé.
— L’eau n’est pas trop chaude ? s’inquiéta la
shampouineuse indifférente.
— Très bien mon petit, mais dites-moi… J’ai en-
tendu dire que son couple battait de l’aile murmura-t-
elle sous le ton de la confidence.
— Je ne suis pas au courant, éluda Micheline,
fixant le visage de sa cliente à l’envers sur l’appui-tête
du bac à rinçage.
— Selon la rumeur qui court dans le Tout-Paris,
« Appolonus » aurait une maîtresse...
— Monsieur est très libre et n’est pas marié avec
Mlle Conception.
— Ils ont pourtant un enfant ensemble ! Le petit
Mokhtar, il me semble, lança-t-elle, exagérant une
moue, la faisant ressembler à Michel Simon18 dans
« Boudu sauvé des eaux.

18Acteur franco-Suisse 1895-1975 au physique atypique et à la voix rauque (Drôle de


drame)
- 118 -
— Pas Mokhtar, Maurice ! le petit Maurice, recti-
fia la shampouineuse, aspergeant le crâne de sa cliente
d’un produit moussant.
— Il parait que ce petit est un sujet de discorde
permanent.
— Elever un enfant n’est jamais facile, contourna
habilement Micheline en massant le cuir chevelu de sa
cliente. Votre peau est irritée constata-t-elle avec dé-
goût, je sens des protubérances calleuses sur la partie
gauche de votre crâne, sûrement des croûtes de chaleur.
— Vous croyez ? s’inquiéta-t-elle, se palpant le
crâne avec frénésie.
— Je vais vous appliquer une lotion après sham-
poing qui cicatrise et protège les peaux irritées par
l’excès de sébum.
— Excès de sébum ?
— Vous suez trop Madame !
— Et c’est efficace ce produit ?
— C’est le meilleur sur le marché : un de nos
clients, un directeur de cirque, atteint d’hyper sudation
due à son système pileux hypra développé, était fort
ennuyé par ce phénomène qui le gênait depuis sa plus
tendre enfance. L’efficacité de « Stopodor » lui a radi-
calement changé la vie !
— Allons-y pour « Stopodor » soupira la client,
songeant que ce produit ne pourrait pas lui faire de
mal.
— Dois-je vous épiler la moustache également ?
revint à la charge Micheline, satisfaite d’avoir détourné
la conversation embarrassante concernant son patron.

C’est vrai que depuis quelque temps, le couple


battait de l’aile comme l’avait signifié Madame Parlier
de Saint Fiacre. Oh certes, dès l’amorce de sa relation
avec Conception Déogracias, Zacharie avait été on ne
peut plus explicite : il était sexuellement libre et comp-
tait bien le rester. Mais avec le temps et une passion
qu’elle espérait commune, Conception avait eu l’espoir
de faire changer son amant. Hélas l’arrivée du petit
Maurice, au lieu de souder le couple n’avait fait que les
éloigner l’un de l’autre. A la naissance pourtant, Zacha-
rie fut le plus heureux des pères, fier d’avoir un héritier
à qui confier la suite de son œuvre capillaire. Et puis le
- 120 -
petit avait grandi... Au départ ce fut un bébé comme les
autres que tous trouvaient divin, fruit d’un éphèbe Grec
et d’une splendide Brésilienne de Fortaleza et puis
Maurice avait changé.
Du poupon adorable qu’il était à sa naissance, il
s’était peu à peu modifié et son visage, tel celui du
« docteur Jekill », s’était transformé en toute autre
chose. Contre toute attente, Maurice n’avait pas hérité
de la finesse de trait de ses parents. En un mot comme
en cent, il ressemblait à sa grand-mère paternelle, mais
en plus chevalin. Lui, ne s’en rendait pas compte, à
peine quelques remarques désobligeantes de la part de
camarades d’école le comparant à Belphégor19, mais
rien de bien sérieux. Il faut dire qu’à cinq ans, on se
soucie peu de son apparence physique. Attention ! le
petit Maurice n’était pas un monstre, il n’était tout sim-
plement pas beau comme aurait pu l’espérer ses géni-
teurs. Sa vie était rythmée par l’école de la rue Boulain-
gros et par l’effervescence du salon du 36, rue Ravaillac.
Il aimait ce brouhaha permanent et l’attention que lui
portaient toutes les employées de son père vêtues de
19
Alias le fantôme du Louvre, personnage principal du mini feuilleton du
même nom
robes courtes et légères. Les clientes aussi lui déco-
chaient des sourires amicaux et complices et Momo se
sentait entouré d’amour, au centre de ce monde peuplé
de créatures féminines et odorantes. Il aimait le clique-
tis des ciseaux entamant les longues mèches soyeuses
qui tombaient sur le sol en une pluie blonde, rousse ou
noire. Il adorait les senteurs mélangées des onguents,
shampoings et lotions corporelles de toutes sortes. Il
rêvait, regardant ces posters en noir et blanc des man-
nequins aux visages mélancoliques punaisés sur les
murs du salon, proposant des exemples de coiffures
ondulantes. Surtout celle d’un ancien moine bénédictin,
un certain Giacomo, ayant abandonné la vie confinée
du monastère montagnard de Sainte Croix pour se lan-
cer dans celle plus enrichissante du mannequinat capil-
laire. Mais ce qu’il aimait le plus était l’odeur forte de
l’acétone et des vernis à ongles multicolores exhalant
leur parfum entêtant. Son monde à lui était là, gracile et
féminin. Comme son père avant lui, son œil pourtant
encore jeune était attiré par les corps souples se déhan-
chant devant lui, par ces hanches rondes s’agitant à la
- 122 -
hauteur de ses yeux, par ces jambes immenses gainées
de soie se croisant sous son regard innocent. Momo le
pressentait déjà, un jour il serait adulé par toutes les
femmes du monde.

Au troisième étage, rien n’allait plus !


— Où est ton fils ? hurla Conception le regard
dardé sur son compagnon.
— Il est devant la télé, il regarde Zorro comme
d’habitude.
— Toujours fourré devant cette satanée télé !
Quelle idée tu as eu d’acheter ce truc-là ?
— Il faut vivre avec son temps, commenta Zacha-
rie sans se retourner.
— Tu sais qu’il ressemble de plus en plus à ta
mère ? critiqua la jeune femme qui cherchait une bonne
raison de déclencher une scène de ménage.
— Tu me l’as déjà dit, écourta Zacharie, impuis-
sant, le regard torve.
— Tu t’en fous ? C’est ça ?
— Qu’est-ce que j’y peux ?
— C’est pas toi qui vas le chercher à l’école et qui
dois subir le regard des autres !
— Faut pas exagérer ! Maurice n’est pas si vilain
que ça.
— Pas si vilain que ça ?
— Moi au moins, je le vois avec les yeux de
l’amour !
— Tu t’en occupes même plus ! Tu ne joues ja-
mais avec lui ! Depuis que tu t’es aperçu qu’il ressem-
blait à ta mère, tu t’en es éloigné comme s’il te rebutait.
Et tu parles d’amour ?
— Tu ne peux pas comprendre…
— Ce que je comprends c’est que tu as une nou-
velle traînée que tu exhibes dans tout Paris rebondit-
elle hargneuse.
— Ne change pas de sujet s’il te plait.
— C’est le même ! Tu nous abandonnes ! Tu nous
délaisses, au profit d’une catin de Courbevoie !
— Tu délires, ma pauvre…
— Je connais son nom !

- 124 -
— Et alors ! Dès le départ, j’ai été réglo avec toi.
Je ne suis pas l’homme d’une seule femme !
— Tu es… Tu es comme ton fils ! Tu es un
monstre…

Le pauvre Maurice vécut ses premières années


dans un conflit perpétuel entre ses parents. Sa structure
mentale, elle, ne changea jamais d’un iota, persuadé
d’être un « Apollon » comme l’indiquait l’enseigne au-
dessus des magasins de son père. Petit à petit, il se
compara avec une idole du petit écran, qui, à ses yeux,
représentait l’homme idéal mêlant courage, grâce, vo-
lonté, humour et beauté : « Don Diego de la Véga20 »
alias Zorro. Comme lui, il sauverait le monde des mé-
chants. Comme lui, il volerait au secours de la veuve et
de l’orphelin. Comme lui, il combattrait les êtres ser-
viles avides de pouvoir. Comme lui, il défierait la gente
militaire et tous les « sergents Garcia21» du monde. Sur
ce dernier point, il tint parole…

20 Nom officiel du personnage de fiction derrière lequel se cache Zorro.


21 Officier en second de la garnison de Monterrey (Série télévisée Zorro)
Zacharie Papadhopoulos fut assassiné en pleine
création capillaire, alors qu’il s’acharnait sur la touffe
de la Comtesse Albertine De La Mottebrulée. Le pre-
mier tir à bout portant, issu de la gueule noire du fusil à
canon scié, lui déchira les reins et il s’affaissa sur sa
cliente, vomissant un flot de sang aussi brun qu’une
teinture à base de henné. Le second mit un terme à ses
souffrances ainsi qu’à la vie de la Comtesse qui ne sut
jamais ce que donnerait « Soir d’automne sur la forêt
vierge », sa nouvelle coiffure inventée par le visagiste.
Le carnage fut total et fit la une des journaux pendant
plus de quinze jours. Trente victimes dont la femme du
concessionnaire Citroën de Courbevoie. Six décès parmi
lesquels le propriétaire des salons « Appolonus » et sa
compagne Conception Déogratias, la Comtesse de la
Mottebrulée et une grosse femme au manteau
d’Astrakan.
L’assassin fut arrêté sur place, le regard halluci-
né, baignant dans une mare de sang, de cheveux et de
teinture. Au policier qui l’interpella, l’homme balbutia

- 126 -
quelques mots incompréhensibles d’où émergeait régu-
lièrement un prénom féminin : Lucette !
Devant la porte du 36 rue Ravaillac, un taxi Ds
noire au compteur kilométrique presque neuf, moteur
allumé, continuait à ronronner de plaisir, attendant son
propriétaire qui ne reviendrait jamais.

Six mois plus tard, Maurice Papadhopoulos re-


joignait l’orphelinat du boulevard des Saints-Martyrs,
dans le 11eme. Quinze ans plus tard, sous le patronyme
de « Momo belle gueule », il était devenu un Escort-
boy, recherché par la gent féminine désargentée. Son
petit business lui rapportait à peine de quoi vivre, mais
Maurice estimait qu’il avait réussi…
Tout se passait pour le mieux, jusqu’au jour où, le
mari jaloux d’une nonagénaire en goguette, lui tira une
balle en direction des génitoires, ratant de peu la dispa-
rition de la descendance Papadhopoulos. Après deux
mois d’hospitalisation et une rééducation sans faille à la
force du poignet, Maurice décida de se mettre au vert
dans les Pyrénées. Pyrénées qu’il ne quitta plus jamais
sous prétexte que les Basquaises et les Espagnoles
avaient le sang chaud. Quelques mois après son arrivée,
il intégra la bande de Marceau le Poulpe et fit la con-
naissance de Zéraphine, qu’il considéra non pas comme
une proie potentielle, mais comme une relation de tra-
vail.

- 128 -
Nicodème Trouyard
« Nicky la main blanche »

Tel un serpent rouge et or se lovant en un cercle


concentrique pour commencer sa nuit, l’immense cara-
vane du cirque international « Garibaldo » s’installa sur
le champ de foire à l’herbe râpeuse, derrière la salle de
sport vétuste de la grosse bourgade endormie de St
Marcelin des Fontaines. Les gros moteurs poussifs des
Saviem et des Berliet tractant le matériel, les animaux
et les hommes se turent lentement, comme dans un
soupir de contentement. Ce fut ensuite les premiers
claquements de portières et le chuchotement des voix
humaines vérifiant la bonne organisation du campe-
ment nocturne. Le silence s’installa à son tour, uni-
quement entrecoupé par moment du rugissement des
fauves tournant en rond dans leurs cages aux barreaux
épais. Demain une nouvelle foule viendrait les applau-
dir, frémissant de peur devant le spectacle audacieux de
leur dompteur aux nerfs d’acier.
Pour certains, la nuit fut courte car le spectacle
n’attendait pas. A pied d’œuvre au petit matin, les mon-
teurs avaient commencé à implanter les deux mats gi-
gantesques servant à soutenir le chapiteau aux couleurs
de Saturnin Garibaldo. Bien rodée, la fourmilière des
hommes s’activait en tous sens. Les mats érigés et les
câbles tendus, ce fut au tour de l’immense chapiteau de
toile rouge et or, de s’étaler comme un voile protecteur
au-dessus du champ de foire, puis ce fut celui des gra-
dins et de la piste sablonneuse. Petit à petit, le cirque
international prenait place. Un peu à l’écart, d’autres
hommes nourrissaient les animaux. Lions, tigres, élé-
phants, dromadaires, chevaux, tous réclamaient leur
pitance quotidienne, piaffant d’impatience. A peine le
chapiteau mit en place, les artistes s’emparèrent à leur
tour de l’ombre bienfaisante. Jongleurs, magiciens, fu-
- 130 -
nambules, équilibristes s’appliquèrent à s’entraîner
d’arrache-pied pour le spectacle du lendemain. Satur-
nin Garibaldo, quant à lui, supervisait l’ensemble d’une
poigne de fer, étant présent partout à la fois, veillant
d’un œil vigilant sur tous, intransigeant sur le moindre
écart de conduite. L’homme au corps aussi épais qu’un
tronc d’arbre et au système pileux quasi simiesque était
capable de coups de gueule aussi impressionnants
qu’une tempête sibérienne. Lorsque ses sourcils brous-
sailleux se rejoignaient en une jungle épaisse et que sa
mâchoire inférieure se décalait d’un cran vers sa proie,
il valait mieux se faire tout petit et réagir au quart de
tour aux injonctions du cyclone en formation. Mêlant
vociférations bestiales et bouillonnement frénétique,
ses mains aux poils drus et compacts, semblables à
deux tarentules sud-américaines, s’agitaient alors en
tous sens mimant, au final, un étranglement mortel ac-
compagné d’un rictus psychotique. La tornade
s’apaisait généralement aussi subitement qu’elle s’était
levée laissant sa victime aussi anéantie qu’un petit port
après un cataclysme.
Le nez épaté et les lèvres aussi fines que ses
oreilles étaient épaisses, Saturnin se souciait fort peu de
son physique peu avenant qui lui avait valu le surnom
original de « Kong ». Seule sa passion et l’amour du
travail bien fait comptaient pour ce fils d’italien de Flo-
rence qui avait fait du cirque « Garibaldo » un des tout
premiers d’Europe. Assis pesamment sur la dernière
rangée de sièges des gradins, il contemplait son petit
monde en pleine répétition. Comme à son habitude il
suait abondamment, et ce malgré l’application régulière
de « Stopodor », un nouveau produit miracle lancé ré-
cemment par les établissements « Appolonus ». Malgré
ce handicap, il lorgnait avec intérêt les nouveaux numé-
ros programmés pour cette nouvelle tournée. Il avait
fait de bons choix. Le recrutement avait été particuliè-
rement sélectif cette année. Les « Soviet » par exemple,
cette brave famille de trapézistes de Langres
l’emplissait de joie devant leur spectacle époustouflant
associant cinq générations. Davos Minsky, le nouveau
dompteur aveugle originaire de Dunkerque et sa har-
diesse incomparable ou Mike et Kim l’incroyable duo de
- 132 -
contorsionnistes siamois. Comme chaque entreprise,
pour gagner de nouvelles parts de marché, il fallait se
renouveler, proposer du neuf, de l’extraordinaire. Sa-
turnin sentait que son spectacle plairait à la foule avide
de sensations fortes. Tous ses artistes étaient là devant
lui à s’entraîner pour offrir le meilleur. Ses yeux vifs
toujours à l’affût se mirent soudainement à papillonner
de droite à gauche comme atteint du syndrome de Ro-
land Garros. Il manquait quelqu’un. Toujours le même !
« Kong » se leva soudainement, bomba le torse,
aspirant le maximum d’air, fronça les sourcils, avança
une mâchoire inférieure capable de déchirer d’un seul
coup de dent un annuaire téléphonique en deux parties
distinctes puis expédia en direction de la piste un hur-
lement auprès duquel le cri de guerre des « All blacks »
aurait pu passer pour un doux murmure.
— Où est ce qu’il est encore ce putain de
clown… ? Où… ?
Tous les artistes se figèrent comme statufiés par
l’ouragan verbal. Les chevaux se cabrèrent, les lions
miaulèrent de peur, les fildeféristes trébuchèrent, les
balles des jongleurs tombèrent sur le sol sablonneux de
la piste. Un des trapézistes vint même s’écraser avec
frayeur contre le filet de protection tendu entre les deux
mats. Un silence sépulcral s’installa sous le chapiteau,
nul n’osant répondre au maître « Kong ».
— Je répète ma question, hurla-il avec la puis-
sance d’ un mégaphone. OU-EST-LE -CLOWN... ?
Nouveau silence embarrassé. La montagne de
chair sembla se calmer avec difficulté avant de re-
prendre d’une voix tremblante de rage en direction de
Philippo, le régisseur et présentateur attitré de tous les
numéros.
— Philippo, où est ce satané clown ? Il est onze
heure trente, grogna « Kong » en regardant sa montre à
gousset et je ne vois pas la moindre trace de la présence
de ce clown de pacotille.
— Je vais le chercher, patron, ânonna le régisseur
en marchant à reculons vers la sortie.
— Fin de l’entracte ! On reprend, tonna Saturnin,
faisant craquer les jointures de ses doigts aussi massifs
que des saucisses de Montbéliard.

- 134 -
— Ça va être encore sa fête, songea le régisseur,
pensant avec tristesse au clown principal du cirque
« Garibaldo ».
L’artiste que tous les enfants attendaient avec
impatience chaque soir, celui qui faisait briller les yeux
des petits comme des grands manquait une fois de plus
à la répétition générale.
A pas pressés, Philippo sortit du chapiteau et se
déplaça parmi le dédale des semi-remorques, des cages
en acier et des caravanes des artistes, demandant à cha-
cun s'il avait aperçu « Bouffono », le clown déserteur.
Grande star des années cinquante et des débuts
soixante « Bouffono » était le digne héritier des plus
grands augustes de ce siècle. Il avait fait rire aux éclats
des milliers d’enfants qui, à leur tour, avaient initié les
leurs aux facéties du célèbre pitre. Mais la gloire est su-
jette aux aléas de la vie et « Bouffono » n’était plus que
l’ombre de lui-même.
Philippo savait pertinemment où le trouver, mais
un faible espoir lui murmurait qu’il se trompait peut
être, et c’est avec une certaine appréhension qu’il frap-
pa contre la porte de la roulotte du clown.
— Marcel ? T’es là Marcel ? c’est moi, Philippo,
lança le régisseur en cognant avec fermeté contre
l’ouverture en souhaitant n’y trouver personne.
Une sorte de grommellement lui parvint à travers
la paroi en bois sur laquelle était affiché en lettre d’or
sur fond noir « Bouffono le clown rigolo » euphémisme
s’il en est, à moins qu’un clown eut pu être aussi triste
qu’une chanson de Barbara. Hélas, depuis quelques an-
nées, c’était justement le cas. En dehors de ses repré-
sentations obligatoires Marcel Trouyard alias « Bouf-
fono » traînait une déprime aussi tenace que profonde
qu’il tentait de faire disparaître sous un flot de tord-
boyaux quasi permanent : « Bouffono » était alcoo-
lique !
— Ouvre Marcel ! La porte est fermée, insista le
régisseur, forçant sur la poignée en forme de nez rouge.
Un bruit de pas lourds et chancelants répondit à
son appel, puis ce fut le déclic de la clef dans la serrure.
La porte s’ouvrit lentement, entraînant le mécanisme
sonore qu’avait fait installer « Bouffono », à l’époque où
il était encore un jeune clown plein d’avenir. Un rire
- 136 -
nasillard et répétitif qui, à chaque fois, faisait sursauter
les visiteurs et enrager ses voisins de parking, exaspérés
par le bruit déclenché par l’ouverture de la porte, à
n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit.
— Tu devrais débrancher ce bazar, se renfrogna
Philippo, en grimpant dans la caravane.
— Rien à fout’ ânonna l’auguste qui s’écroula
dans un vieux fauteuil en cuir craquelé.
— Je m’étonne qu’on t’ai pas encore cassé la
gueule, avec tout ce raffut.
— Z’on qu’à v’nir ! hurla le clown, postillonnant
avec force, les yeux injectés de sang.
— T’es prêt ? Tu sais que la répét’ a commencé…
— Un peu que j’suis prêt ! R’garde l’est ti pas
beau « Bouffono », éclata l’ivrogne d’un rire gras.
Marcel était l’archétype du clown parfait. Visage
entièrement grimé de blanc et lèvres outrageusement
ourlées de rouge carmin lui dessinant un sourire figé.
Accent circonflexe des sourcils exagérés par un fard
couleur de la nuit et chapeau surmonté d’un tournesol
vissé sur une perruque rousse. Costume queue de pie
écarlate à damier et immenses chaussures aussi plates
qu’un gant de toilette humide. Seuls sa bouche en coin,
sa diction pesante et son regard noyé dans les brumes
éthyliques laissaient deviner que Marcel en avait un
sacré coup dans l’aile.
— Non mais tu t’es vu ? le secoua Philippo,
l’empoignant par le bras. Allez lève-toi !
— J’chuis pas prêt p’tet ? fit il, lissant son cos-
tume tout froissé.
— Il est à peine midi et t’es déjà rond comme une
balle !
— Oh ! Calmos Popo, t’as pas droit me traiter
comme ça ! J’ai à peine commencé ma journée,
s’indigna-t-il d’une voix avinée.
— Et c’est quoi ça ? montra le régisseur en poin-
tant du doigt une bouteille de whisky au trois quart
vide. Du lait de chèvre ?
— P’ti déj', pouffa le clown, en s’emparant à
pleine bouche du goulot de la bouteille.
— Ça suffit ! on t’attend pour les répét', alors tu
vas prendre une douche glacée pour décoincer ou c’est
moi qui t’y colle d’office.
- 138 -
— Qui m’attend ? qui ?
— « Kong » évidemment ! Il est dans une fureur
noire.
— J’m’ en fous, moi, du singe ! C’est qu’un gros
Kong point barre, pouffa-t-il d’un rire mécanique de-
vant sa blague.
— Tu penses ce que tu veux, mais moi je dois te
ramener là-bas, alors tu prends ta douche et tu te
magnes !
Dix minutes plus tard, l’esprit ragaillardi par la
fraîcheur de l’eau froide et l’estomac colmaté par un
café aussi épais qu’une purée de pruneaux, « Bouf-
fono »fit son apparition, vacillant encore un peu sur le
sable de la piste. Bras croisés sur le torse et rictus aux
lèvres, Saturnin Garibaldo l’attendait de pied ferme.
— T’es encore bourré ! Tu empestes l’alcool à
plein nez éructa le patron du cirque, avançant sa mâ-
choire inférieure vers sa proie. Quand je dis : « répéti-
tion à dix heures. », c’est pour tout le monde et à jeun
de préférence. J’en ai assez de ce comportement ! Tu
m’entends « Bouffono » ? Assez de devoir traîner un
boulet comme toi, hurla à nouveau Saturnin, le visage
couvert d’une sueur âcre.
— Un boulet ? se révolta Marcel d’une voix pâ-
teuse qui se voulait outrée. C’est moi qui suis la vedette
de ton putain de cirque d’éclopés ! Moi que les gamins
viennent voir ! Quand à tes répétitions, ça fait vingt ans
que j’fais le boulot ! Vingt ans que la machine à rire est
rodée au quart de tour !
— Vingt ans de trop ! tu ferais mieux de passer la
main, mon pauvre vieux répliqua « Kong », l’air mépri-
sant. Si t’avais pas un contrat en béton, y’a longtemps
que j’t’aurais foutu dehors ! T’es plus bon qu’à faire rire
les morts.
— Je suis toujours le meilleur ! « Le grand Bouf-
fono » est toujours au top ! Pas vrai les gars ? éructa le
clown en s’adressant aux artistes s’entraînant autour de
lui. Dites-lui que je suis le meilleur, poursuivit-il, fai-
sant jaillir un geyser de fumée blanche de son chapeau.
— Ils te répondent même pas ! ricana « Kong »
l’air sadique. T’es fini Marcel !

- 140 -
— M’appelle pas Marcel, Marcel c’est pour les
amis, pour toi je suis « Bouffono » la star du cirque
« Garibaldo ».
— T’as plus d’ami mon pauvre vieux !
T’emmerdes tout le monde avec ta sirène ridicule… Tu
fais plus rire personne ! « Bouffono » est mort noyé
dans une mare de pinard !
— Je t’interdis de m’causer comme ça, cracha-t-il
en serrant les poings.
— Faut passer la main !
— Les enfants m’aiment… eux...
— Parlons-en des enfants ! certains soirs t’es tel-
lement cuit que les gosses ne comprennent même pas
ce que tu racontes. Et tu veux que je te dise la vérité ?
Tu leur fait peur aux gamins ! Y’a qu’à voir le tien.
— Salaud !
Marcel Trouyard levant bien haut les pieds,
comme s'ils étaient chaussés de palmes, se rua en direc-
tion de « Kong » le poing levé prêt à en découdre.
— Calmes toi Marcel ! intervint Philippo,
l’enserrant par la taille, calme-toi, le patron y pense pas
ce qu’il dit.
— Il a pas le droit de s’attaquer à mon gosse !
— Ton gosse ? persifla « Kong » le regard mau-
vais, qu’est-ce que t’en sais que c’est ton gosse ? Ta
femme s’est barrée en te laissant le mouflet sur les bras
et…
— Salaud ! Salaud ! Salaud ! hurla « Bouffono »
en s’échappant de l’emprise de son ami. Tu vas le payer
cher, cria-t-il, avant de s’affaler lourdement aux pieds
de « Kong ».
— Tu me fais pitié lança Saturnin Garibaldo, le
regard plein de mépris en s’éloignant de l’homme à
terre. Vas cuver ton vin et sois prêt pour demain soir !
Philippo se pencha vers son ami et l’aida à se re-
lever.
— Allez viens Marcel ! on va rentrer, tu vas te re-
poser.
Le clown, le visage couvert de grains de sable se
redressa péniblement et, les épaules voûtées, sortit de
la piste accompagné par le régisseur. Demain, il aurait
tout oublié…

- 142 -
— J’sais bien qu’il est pas de moi ce gosse !
s’épancha le clown en pénétrant dans sa caravane. Tout
le monde le sait qu’il est pas de moi ! Mais il n’a pas le
droit de me le dire comme ça devant tout le monde.
— « Kong » est énervé, faut l’excuser, plaida Phi-
lippo. Faut dire que ces temps-ci t’en a toujours plein la
soute. Tu devrais arrêter de boire ! T’occuper de ton
gamin par exemple.
— C’est pas mon gosse !
— T’en sais rien après tout...
— Elle m’a fait cocu avec tous les types qui
avaient deux jambes, avant de se barrer avec cet enfoiré
de contorsionniste et tu penses que je vais croire qu’il
est de moi ce gamin ? Il a rien de moi ! Il me ressemble
pas pour un rond.
— Forcément avec ton maquillage…
— Te fous pas de moi Popo ! Ce gosse je peux pas
l’encadrer.
— Il y est pour rien, Marcel, tu devrais mettre un
peu d’eau dans ton vin, si je peux me permettre.
— Continue comme ça, tu vas me faire rire…
— Pourquoi tu lui apprendrais pas ton métier ?
Clown, c’est sympa pour les gamins. D’ailleurs il est où
en ce moment ?
— Y fait le zouave avec le dresseur de caniche.
Môssieur s’est entiché des bestioles en forme de mou-
ton.
— Tu vois qu’il est intéressé par le spectacle !
Pense à mon idée, si ça se trouve Nicodème deviendra
un grand clown, peut-être même plus grand que toi.

Peu de personnes l’apostrophaient par son pré-


nom qu’il avait en horreur. On l’appelait plus commu-
nément par le sobriquet de Nic parfois Nicky mais plus
couramment, surtout les nouveaux venus, parlaient de
lui en disant : « Le fils du clown ».
Le fils du clown né le 20 février 1960 avait qua-
torze ans, âge de tous les espoirs et de tous les rêves.
Mal aimé par son père qui buvait de plus en plus,
l’enfant avait très tôt cherché refuge auprès des autres
artistes du cirque. Élevé en partie par la femme du
dresseur d’éléphant, il s’était pris très tôt d’une passion
- 144 -
sans borne pour les pachydermes auxquels il se confiait
en les étrillant chaque matin. Les années passèrent tant
bien que mal au rythme de nouvelles villes traversées,
de nouvelles écoles, de nouveaux pensionnats, de nou-
veaux artistes, de nouvelles crises éthyliques de son
père. Lorsque Zoé, la femme du dresseur, décéda écra-
sée par le postérieur de Pomponette, la jeune femelle
du spectacle, Nicodème jura de ne plus jamais avoir de
relation avec les monstres de chair auxquels il voua une
haine tenace. Après son tabassage en règle par les dis-
ciples du père Lesueur, (directeur du petit séminaire
Franciscain de Saint Julien de la Geôle dans lequel il
avait été placé), son père renonça à lui faire suivre un
parcours scolaire normal. Le fils du clown papillonna
d’apprentissages en apprentissages, au gré des bonnes
volontés des artistes. Tantôt magicien, tantôt acrobate
ou jongleur, il vivait sa petite vie, sous l’indifférence
totale de son père présumé.
Le corps sec et osseux, le pauvre Nicodème était
plutôt du genre lymphatique et son manque d’entrain
ne résistait pas longtemps aux entraînements contrai-
gnant des enfants de la balle. Vite découragé par
l’effort, il lassait les adultes exaspérés par son incons-
tance. Quant aux enfants de son âge, ils étaient trop oc-
cupés à s’entraîner régulièrement pour tenir compte du
fils du clown. Nicodème, malgré son jeune âge en
éprouvait une amertume tenace qui ne fit que
s’accentuer au fil des années. Il haïssait les éléphants,
les êtres humains et le cirque.

Peu de temps après sa conversation avec Philip-


po, « Bouffono » convoqua son fils dans sa caravane.
L’homme était déjà ivre et la pièce empestait l’alcool
bon marché.
— Viens par ici fiston éructa le clown, émettant
un gargouillis innommable.
— Tu veux quoi pa’ ?
— Faut qu’on cause… entre hommes.
— T’es pas en état pa’, t’as encore bu …
— De quoi j’me mêle sale morveux ? Viens là, ap-
proche toi, j’ai pris une décision...
— Tu vas arrêter de boire ?

- 146 -
— Fais pas l’impertinent, ou je te flanque une ta-
loche ! J’ai décidé de t’inculquer mon beau métier lança
fièrement le clown, le torse bombé.
— Ça veut dire quoi « inculter » ?
— Inculquer triple crétin ! Ça veut dire ap-
prendre ! Je vais te guider dans ton futur métier.
— Mais j’ veux pas être clown pa’ !
— C'est moi qui décide ! je ferai de toi le plus
grand clown du monde.
— J’aime pas ça, j’aime pas les clowns, y me font
peur.
— T’en connais pas !
— Si… toi .
— C’est pas parce que je te file des raclées de
temps en temps que tu dois avoir peur des clowns.
— J’aime pas les clowns insista Nicodème.
— Eh ben tant pis ! Tant que t’auras pas 21 ans,
c’est moi qui déciderai de ton avenir.
— Comme ça ? tout d’un coup, tu t’intéresses à
moi ?
— Ouaip, parfaitement ! Comme j’t’ai dit, j’ai pris
une résolution : j’arrête la picole pour me consacrer à
ton éducation clownesque.
— Mais je sais pas faire ça et surtout je veux pas !
— Tu veux ce que je veux ! point final.
— J’ai pas de disposition pour ça tenta Nicodème
le regard apeuré.
— Tu plaisantes ? C’est génétique la clowne-
rie chez les Trouyard ! Et puis avec tes oreilles décol-
lées, ton nez en trompette, et ta face d’osselet, tu fais
déjà marrer tous les gosses du cirque, cracha le clown,
éclatant d’un rire méchant.
— Pourquoi tu m’aimes pas pa’ ? lança le garçon-
net au bord des larmes.
— Demande à ta mère si t’en as une !
Anéanti par tant de méchanceté, Nicodème
s’affala sur une banquette en sanglotant.
— Arrête de geindre comme une fillette, tu
m’écœures !
— J’veux pas être clown papa ! Tout mais pas ça !
Pas clown !
- 148 -
— Tu vas en bouffer du clown ! C’est moi qui t’le
dis ! Clown le matin, clown le midi et clown le soir ! Je
f’rai de toi le meilleur !

Marcel Trouyard tint parole, durant les années


qui suivirent, il ne toucha plus une seule goutte d’alcool
et reporta tout son ressentiment sur son fils, l’obligeant
à se grimer pendant la journée pour bien appréhender
son nouveau rôle. Malgré les supplications régulières de
Nicodème, il lui enseigna l’art de faire rire les petits et
les grands, l’art de jongler, de marcher sur un fil, de
jouer de plusieurs instruments, de tomber de façon gro-
tesque sur le sable en grimaçant outrageusement. Au fil
des années, Nicodème devint encore plus aigri, plus ta-
citurne, plus violent aussi. Il ne vivait que par et pour le
monde de « Bouffono le clown rigolo ». Son seul plaisir,
il l’avait trouvé auprès de William Shake la nouvelle ve-
dette du cirque « Garibaldo ». Lanceur de couteaux
émérite, l’homme lui avait tout appris du maniement
des armes blanches dans lequel il devint excellent, au
grand dam de son père qui voyait d’un mauvais œil
l’intrusion d’un étranger dans sa formation de clown.
Trois ans plus tard, avec l’assentiment de maître
« Kong » en personne, un nouveau couple de clown fut
la vedette du cirque « Garibaldo ». « Bouffono et Tarti-
bule » firent la joie des enfants de la France entière.
Chaque soir, en rentrant dans leur roulotte, Nicodème
s’essuyait violemment le visage comme s’il avait été
souillé d’infamie.
— J’en peux plus de faire le clown ! Ça me rend
dingue de me ridiculiser devant la foule.
— Ça fait une pige que je fais ça et moi ça me va.
— J’suis pas toi, et j’en ai marre ! hurla Nico-
dème, le visage aussi pâle que s’il était encore grimé.
— Monsieur à ses humeurs ?
— Je veux arrêter ! C’était la dernière, je suis à
bout !
— C’est moi qui décide ordonna son père en le re-
gardant, l’air narquois. Je t’ai tout appris, tu vas conti-
nuer !
— J’en peux plus, hurla à nouveau Nicodème, les
poings serrés.
- 150 -
— C’est pas à dix-sept ans qu’on choisit sa vie ! Ta
vie, elle est là, entre mes mains, cingla « Bouffono » en
crispant les doigts méchamment.
— Je veux faire autre chose, protesta le garçon.
— Que veux-tu faire mon pauvre ? Tu es bon à
rien !
— Je peux faire lanceur de couteaux avec Wil-
liam.
— Tu me fais rire ! Tu te couperais les doigts en
épluchant une patate. T’es bon à rien que j’te dis ! Bon à
rien et sans reconnaissance, comme ta salope de mère !
Je t’ai tout appris et tu veux me quitter ? s’emporta
Marcel Trouyard, le visage congestionné. Espèce de pe-
tit saligaud, je vais t’apprendre le respect moi ! Si tu te
crois trop grand pour prendre une raclée, tu te trompes,
continua-t-il, s’emparant d’un ceinturon en cuir épais.
— M’approche pas ! N’essaye même pas ! Le me-
naça Nicodème blême de rage.
— Tu vas en prendre une, c’est moi qui t’ le dis !
— Approche pas où je te pique ! l’avertit le gar-
çon, en sortant une lame effilée et tranchante comme
un rasoir.
— Tu me fais peur, ricana le clown, faisant tour-
noyer sa ceinture au-dessus de sa tête.
Marcel Trouyard n’eut pas le temps de com-
prendre. Avec dextérité, Nicodème s’empara du ceintu-
ron puis bloqua son adversaire contre la cloison de la
caravane. Avec la lame de son couteau il fit sourdre une
gouttelette de sang du cou de son père et le regarda
fixement, les yeux hallucinés.
— Plus jamais tu ne lèveras la main sur moi ! Plus
jamais tu ne m’obligeras à faire quoi que ce soit !
Le 17 octobre 1977, près de Foix, Nicodème
disparut à jamais du monde du cirque. Laissant une
cicatrice de cinq centimètres sur la gorge de son père
comme un tatouage indélébile. Avant de partir, il eut
cette simple phrase :
— Je hais les éléphants, les êtres humains et je
maudis les clowns.

Quelques années plus tard, Nicodème Trouyard


était connu dans la pègre sous le patronyme de « Nicky
la main blanche », homme de main sans scrupule venu
- 152 -
d’on ne sait où. Sa rencontre avec Maurice Papadho-
poulos lui ouvrit les portes de la bande du Poulpe au
sein de laquelle il put exprimer son talent, sa mauvaise
humeur et sa haine du genre humain.
Gustave Percheron
« Le gros »

Une mélopée langoureuse aux sonorités afri-

caines sortait comme un rayon de soleil tropical du bar


restaurant le « Teranga ». Le petit estaminet de quar-
tier tenu par un ancien apprenti marabout borgne au
visage recouvert de cicatrices rituelles, sentait bon
l’oignon frit, le poivre noir et la sueur âcre exsudée par
son propriétaire. C’est vrai qu’il faisait chaud dans
l’arrière cuisine, en cet été 57 et Mamadou N’Dialo,
surnommé « Neuneuil » par ses meilleurs amis, n’était
plus habitué aux fortes chaleurs.

- 154 -
Dieu que le Sénégal était loin de cette ville de
pierres et de bitume. Pourtant Mamadou s’y sentait
bien. Sur le mur, derrière le bar, une tête de phacochère
empaillée au pelage miteux accueillait les clients avec
un sourire édenté. Ses défenses jaunâtres servaient de
porte clef au patron qui affirmait avoir lui-même étran-
glé ce magnifique spécimen à mains nues, après avoir
été éborgné par la bête en furie. Entre Pastis et whisky,
sur l’étagère centrale en verre, deux palmiers et une pi-
rogue en plastique lui rappelaient la Casamance et ses
ancêtres pêcheurs de méduses. La partie réservée au
restaurant était ornée d’immenses boubous multico-
lores représentant des scènes de chasse au pélican du
delta et égayaient quelque peu la pièce au carrelage gris
sale. Mais le vrai sanctuaire de Mamadou, c’était la cave
et ses murs recouverts de moquette épaisse. Le sous-sol
du « Teranga » était entièrement et exclusivement con-
sacré à la passion du Sénégalais : la musique ! Amplis,
guitares électriques et acoustiques, saxos, trompettes,
accordéons, triangles, étaient sagement alignés sur
leurs supports en attendant que le maître des lieux
daigne leur consacrer un peu de son temps. L’ancien
apprenti marabout touchait à tout mais Mamadou avait
un don particulier pour les percussions dont il possé-
dait plusieurs exemplaires. Du tam-tam de brousse
tendu en peau d’éléphant du Botswana, aux maracas
finement ouvragées par des petites mains de Valparai-
so, en passant par la première batterie du futur Ringo
Star achetée lors d’une vente dans un vide grenier à Li-
verpool, Mamadou N’Dialo possédait tout ou presque
pour s’adonner à son inclination dévorante.
Même lorsqu’il était tranquillement installé der-
rière le bar il ne pouvait s’empêcher de tambouriner
avec ses ongles crasseux sur le comptoir en formica
écaillé. Ses lèvres crevassées formaient alors une sorte
d’ovale irrégulier dans lequel sa langue aussi chargée
que la hotte du père noël le soir du 25 décembre venait
s’encastrer habilement. Puis il émettait un crachote-
ment saccadé et humide qui se répandait avec force sur
les avant- bras des clients pesamment accoudés au bar.
C’est ainsi que Mamadou fit la connaissance de
Hyacinthe Percheron, musicien de père en fils, depuis
des temps immémoriaux.
- 156 -
— Ça fait plusieurs semaines que je vous ob-
serve… vous avez le rythme dans la peau c’est le moins
qu’on puisse dire, fit remarquer Hyacinthe, essuyant
les postillons gras entachant le col de sa veste de laine.
— C'est génétique et héréditaire chez les N’Dialo,
s’enorgueillit le batteur ongulé, ravit qu’on ait remar-
qué son aptitude rythmique. A l’âge de trois mois, mon
petit neveu claquait des doigts pour réclamer le sein
nourricier, quant à grand-mère, à quatre-vingt-douze
ans elle joue encore du tambourin ivoirien dans
l’orchestre de brousse de Traoré Boujoumbouri.
— Comme moi ! répliqua Hyacinthe en levant un
sourcil aussi broussailleux qu’un roncier abandonné.
— Vous jouez du tambourin ivoirien ?
— Pas encore, mais moi aussi j’ai la musique dans
la peau, et pas qu’un peu !
— Vous êtes amateur ou professionnel ?
— Semi-amateur. Je suis issu d’une famille de
musiciens dont l’origine remonte au douzième siècle.
— C’est pas courant de remonter son arbre généa-
logique aussi loin, s’étonna le borgne sur la défensive.
— Mon ancêtre, Jean le Claquesonne, était mé-
nestrel à la cour de François 1er et son chant était si mé-
lodieux qu’on pensait entendre la voix des anges.
— Vous m’en direz tant ! lança Mamadou scep-
tique, jetant négligemment son torchon gras sur son
épaule… Et vous chantez vous aussi ?
— J’ai un certain talent qui ne laisse pas indiffé-
rent.
— Allez-y pour voir !
Hyacinthe Percheron se leva calmement de son
tabouret, s’éloigna, reculant du comptoir en formica,
puis toussota pour s’éclaircir la voix.
— « One, two, three o’clock, four o’clock rock
Five, six, seven o’clock, height o’clock
rock
Nine, ten, eleven o’clock, twelve
o’clock rock
We gona rock, around, the clock to-
night…»
— Pas mal du tout, le félicita Mamadou à la fin du
morceau, ça swingue drôlement bien, c’est de vous ?
- 158 -
— Non, ça vient des States, un certain Bill Haley
and the Comets22.
— Drôle de nom pour un groupe, lança Mama-
dou, faisant une moue qui mettait en valeur ses lèvres
humides. En tout cas, en ce qui vous concerne, la voix
est là.
— Et surtout j’ai des textes en béton, se vanta
Hyacinthe, bombant son torse maigrelet.
— Et vous en faites quoi de tout ça ?
— J’ai l’intention de monter un orchestre.
— Quel genre de musique ?
— Moderne et inventive genre Rock n’roll et
Rythm n’ blues.
— Rock n ‘roll ? J’adore ! Vous avez un batteur ?
Un percussionniste ? demanda avidement Mamadou
dégoulinant d’espoir, priant qu’il ne soit pas encore
trop tard pour intégrer la future formation en gestation.
— Pas encore… Mais je crois que je viens d’en
trouver un aujourd’hui. Et qui, atout supplémentaire,
réalise les meilleurs sandwiches aux oignons frits au
monde.

22 Groupe de rock Américain des années 50 (Rock Around the Clock)


Ainsi naquit ce qui allait faire le ciment d’un
groupe qui hanta longtemps les plateaux télé de
l’émission « Age tendre et tête de bois23 » et faire jeu
égal avec les futures vedettes des années soixante.
Pourtant les débuts ne furent pas faciles.

— Rien ne va plus mon pauvre Neuneuil ! Depuis


qu’on a créé notre duo, on n’a réussi à faire que deux
représentations minables. La première devant une as-
semblée d’abrutis ivres morts dans une salle de quartier
sordide de la grande couronne, la seconde dans une
maison de retraite de Poissy qui s’était trompée en éta-
blissant sa programmation musicale. Les sonotones
s’en rappellent encore ! Surtout quand tu as commencé
le solo de batterie en gueulant aux pensionnaires que tu
allais faire swinguer leurs vieilles carcasses et leurs dé-
ambulateurs. Remarque, ça m’étonne qu’à moitié que la
directrice se soit trompée en nous invitant pour la soi-
rée de gala. Le nom du groupe prête à confusion. « Hya

23
Emission de variété des années 60, pour les jeunes, animée par Albert Raisner.
- 160 -
et Mamadou » ça fait plutôt variétoche africaine à deux
balles ! Faut un nom plus trapu, plus vendeur, en phase
avec notre genre de musique ! Regarde les Ricains ! Tu
crois qu’ils gardent leurs vrais blazes ?
— Parce que tu trouves que Bill allée, Elvis
presse-les ou Chuque Berri, ça fait Rock ? M’en fous de
savoir qu’il vient du Berri, ton chuque.
— Fais pas l’idiot, Mamadou, y a pas que le nom
du groupe qui coince. Les titres de tes chansons ne cor-
respondent pas à l’époque. Je t’ai déjà expliqué qu’il
fallait des titres qui frappent l’imaginaire des gamins !
Jusqu’à présent je t’ai laissé faire, mais faut changer
tout ça Mamadou !
— C’est pas mes titres qui sonnent pas bons, c’est
le chanteur qui a une voix de crécelle crâcha le sénéga-
lais vexé par la remise en cause de son partenaire.
— Le prends pas mal Neuneuil mais « J’ai deux
amours mon pays et la brousse » ou « Ma cabane en
Casamance », c’est plutôt teinté anciennes colonies.
Malgré le rythme tropical, ça fait pas gigoter le bassin
des adolescents pré pubères et des gamines bouton-
neuses. Une voix, même talentueuse, et une batterie
c’est pas suffisant ! On n’attire pas les foules ! Faut se
renouveler et rapidos encore, sinon le succès va nous
passer sous le nez aussi vite qu’un défilé de majorettes
dans la cour des Baumettes. En plus, faut dire qu’avec
tes cicatrices rituelles sur la gueule et ton œil en carafe
tu fais peur aux minettes. T’as beau être dans l’ombre
derrière moi, t’inspires pas confiance…
— T’as plus rien à me reprocher crétin des Alpes ?
T’es qu’un ingrat ! s ‘emporta à son tour Mamadou en
épluchant violemment un oignon rosé de Roscoff. La
gueularde pré-pubère et l’acnéique à la voix de crécelle,
ne sont pas mes cibles. Quant à mes cicatrices rituelles,
j’y peux rien ! C’était la tradition dans mon village.
— Tu parles d’une coutume ! En tout cas ça,
t’embellit pas mon pauvre Mamadou.
— Tu vois çui-là ? lâcha-t-il, montrant son poing.
Si tu continues à m’attaquer sur mon physique, tu vas
l’prendre en pleine tronche ! J’vais te faire sortir les ra-
tiches par le fion ! Tu crois que t’es mieux avec tes rou-
flaquettes et ta face de croque-mort ?

- 162 -
— Au moins, je plais aux filles ! Quand je claque
des doigts, y’en a une vingtaine qui tombent du ciel.
— Faut voir dans quel état elles arrivent par terre
ricana l’ancien marabout, les yeux aussi exorbités que
deux calzones aux oignons. T’as toujours été qu’un van-
tard ! Allez, prends les rênes du groupe si ça te chante.
J’en ai rien à faire d’être le leader. Moi, ce qui
m’intéresse, c’est le bon rock n’roll, la musique afri-
caine et mon resto.
Décision fut donc prise par Hyacinthe de re-
mettre à plat la destinée, la composition, l’orientation
et le nom du groupe. « Hya et Mamadou » en tant que
tel n’avait plus que quelques jours à vivre.

— Mamadou ! Oh, Neuneuil ! Où tu as mis la par-


tition de « Give me ton corps babe » ? Tu t’en es pas
servi pour envelopper un de tes sandwiches infâmes au
moins ?
— Sur le piano, dans la cave, grommela le sénéga-
lais en sortant de l’huile bouillante une louchée de pe-
lures carbonisées.
— Tu es prêt pour l’audition ? Le premier musi-
cien ne devrait plus tarder.
— Moi, je trouve qu’à deux on était bien.
— Tu ne vas pas recommencer ! Fais-moi con-
fiance, je vais nous propulser à la tête du hit-parade.
— Tu veux embaucher combien de personnes ?
— Un guitariste, un bassiste, un pianiste et trois
danseuses. Avec toi et moi, ça fera huit.
— Et le nom du groupe, je suppose que tu l’as dé-
jà trouvé ?
— J’avais pensé à « Hyggy Rock et les ensorce-
leurs ». Hyggy pour le côté Rock n’ roll et ensorceleur
pour le coté africain de notre ancien duo de base. J’ai
même pensé à nos noms de scène. Pour moi « Hyggy
Rock » évidemment et pour toi j’avais en tête « Max
Drummer » rapport à ton instrument de scène.
— C’est quoi encore cette bizarrerie ?
— Drum… c’est batterie en Anglais… drummer,
batteur… pour le guitariste, j’avais pensé à « Slim
Fast »-Slim le rapide-, pour le pianiste « Goldfingers »-
doigts d’or-, pour le…
- 164 -
— Je m’en fous des noms de scène, Hyacinthe, ce
qui m’importe c’est que dans leur domaine ce soit des
pros.

Le groupe définitif fut composé en moins d’un


mois et Hyacinthe commença rapidement à écrire de
nouveaux textes sur de nouvelles musiques. Contre
toute attente, ses mélodies endiablées et ses reprises de
grands standards américains commencèrent à plaire à
un public d’adolescents en rébellion contre la musique
de grand-papa. Dès l’année 58 « Hyggy et les ensorce-
leurs » faisait salle comble à la M.J.C de Sannois et
avait déjà un contrat pour la tournée des plages de l’été.
L’ambiance estivale, l’attirance des corps et un succès
croissant conduisit deux membres du groupe à une
brève liaison qui devait laisser une trace indélébile dans
la poursuite de la carrière du fondateur du groupe. Ce
qui devait arriver arriva. Hyacinthe tomba follement
amoureux d’une des danseuses malgré les avertisse-
ments réguliers et protecteurs de son ami Mamadou
N’Dialo. Il est vrai que la jeune femme au nom de scène
prophétique de «Sandy Love » avait tout fait pour agui-
cher le leader du groupe. La passion foudroyante de la
belle pour le maigrelet « Hyggy Rock » fut ponctuée le
19 mai 1959 par la naissance inattendue et embarras-
sante d’un petit Gustave qui devint malgré tout la mas-
cotte de la petite troupe en pleine ascension média-
tique.

Une année plus tard, la belle Sandy, attirée par la


renommée grandissante d’un anglais de Dartford aux
lèvres lippues, chanteur d’un groupe au nom étrange,
décida qu’il était grand temps de mettre un terme à sa
liaison avec ce pauvre Hyacinthe. Elle abandonna
amant et enfant pour s’expatrier en Angleterre où elle
mourut quelques années plus tard d’une overdose de
betteraves hallucinogènes. Après le départ de la dan-
seuse, Mamadou devint en quelque sorte la nounou de
l’enfant qui fut totalement ignoré par sa mère et dont le
père, accaparé par ses multiples fonctions de musicien-
parolier- impresario et comptable était trop occupé
pour lui porter quelque attention que ce soit. Le Séné-
galais devint pour Gustave un second père que celui-ci
- 166 -
baptisa affectueusement « Onk N’Dialo ». Surnom qui
rendit le batteur du groupe aussi fier que s'il avait com-
posé pour la postérité la cinquième de Ludwig.

La gloire était cependant en route et le groupe al-


lait bientôt rencontrer celui qui allait les propulser au
zénith : L’impresario des stars Joris Lapince, « Mou-
moute » pour les intimes, eu égard à son postiche, imi-
tation poil de vigogne acheté à prix d’or et directement
importé de New-York. L’homme était connu dans le
milieu pour son flot de paroles souvent incompréhen-
sibles et sa capacité à dire n’importe quoi à n’importe
qui. Le premier rendez-vous se fit à Paris dans l’arrière
salle du bar des artistes jouxtant le célèbre Olympia qui
avait vu passer tant de célébrités. Dès les premiers
mots, l’homme fut aussi direct qu’enthousiaste :
— Vous voyez la baraque à côté ? Ça fait rêver,
non ? Et bien, si vous suivez mes conseils, dans six
mois, vous y passez en vedette américaine, et dans un
an, c’est vous qui serez en tête d’affiche avec le nom du
groupe en lettres gigantesques.
— On se débrouille très bien jusqu’à présent ob-
jecta Mamadou, méfiant par nature.
— Les enfants… j’ai entendu votre musique et je
peux vous garantir que, bien que vous ayez du talent, si
vous n’êtes pas drivés correctement, vous finirez en bal-
tringues.
— On a un public qui nous suit régulièrement,
contra à son tour Hyacinthe un peu vexé par les propos
de Joris Lapince.
— Je sais que c’est toi qui diriges le groupe argu-
menta l’impresario, mais c’est pas ton métier ! Toi t’es
un vrai musicos ! Un vrai créateur ! T’as pas à
t’emmerder avec la paperasse et le reste.
— C’est vrai que je n’ai plus beaucoup de temps à
consacrer aux répet' et question création… je cale un
peu.
Voyant qu’il avait tapé juste, Joris Lapince reprit
sa diarrhée verbale, s’écoutant parler avec ravissement.
— Qu’est-ce que je disais ! Faites plus cavalier
seul les gars ! Vous n’arriverez à rien de plus ! Dans ce
métier faut connaître les peoples ! Ceux qui décident et
- 168 -
qui tranchent, croyez-moi les mômes, côté adresses, j’ai
un carnet aussi épais que le tome II de la bible. Faut
surfer sur la vague yéyé, donner du twist et du rock à
tous ces jeunes, les noyer sous un flot de rythmes affo-
lants en provenance des States, faut oser dans tous les
domaines ! Tenez, votre idée du batteur indigène, et
ben sur ce coup-là je dis chapeau ! Moi-même, j’aurais
pas fait mieux.
— Gare à toi « Blanchette » ! J’ai pas pris de re-
pas aujourd’hui lança Neuneuil furieux, claquant des
incisives comme un chien prêt a mordre.
— Te vexe pas ! J’ai pas dit cannibale, j’ai dit in-
digène comme j’aurais dit pygmée… L’essentiel c’est de
proposer du neuf et vous l’avez fait ! Ça c’est good !
— Vous savez quoi ? L’indigène est indigné et
vous salue bien. Allez-vous faire foutre ! fit le sénégalais
en quittant la réunion brusquement. Pour moi c’est
clair ! Pas d’impresario, surtout un rigolo de cette
trempe !
— Qu’est-ce qu’il lui prend ?
— Il n’est pas très content simplifia Hyacinthe,
après ce que vous lui avez balancé ça se comprend,
ajouta-t-il, regardant son comparse s’éloigner en gro-
gnant.
— Pas très commode votre partenaire et esthéti-
quement pas très vendeur non plus. A votre place, je
m’en séparerais. Il me donne la chair de poule avec son
gros œil et ses balafres sur les joues.
— Ce sont des cicatrices rituelles, rectifia Hya-
cinthe, l’air compatissant.
— En tout cas, c’est pas très clean ! Enfin, peu
importe, revenons à nos moutons… J’ai découvert et
fait signer deux jeunots, continua l’homme sans prêter
plus d’attention au départ du batteur. Deux pointures
de la musique et je suis prêt à parier ma Rolex que ces
deux-là, avec mes conseils de pro, z’ont pas fini de faire
parler d’eux. Seul bémol, leurs noms de scènes que je
dois modifier. Edouard Michelle et Didier Rivière ça
fait pas assez rock n’roll à mon goût… J’ai plein d’idées
qui fourmillent dans mon crâne. Je suis un visionnaire
du spectacle, continua à se vendre Joris Lapince en
pleine ascension verbale. Par exemple, je verrais bien
une sorte de festival d’été, avec plein de vedettes dont
- 170 -
vous feriez partie intégrante. Un truc gigantesque, un
concert de folie quoi ! Pourquoi pas dans une ville
paumée genre la Rochelle, Carhaix ou Clisson… On
paierait pas cher l’emplacement et ça ferait venir les
péquenots du coin. Au lieu de dépenser leur pognon au
salon de l’agriculture, le fric tomberait direct dans nos
portefeuilles. Je suis une usine à faire du pognon que
j’vous dis ! Physiologiquement j’ai été conçu pour ça.
J’ai le génome de la main d’or ! Faites-moi confiance,
avec moi vous allez vous en mettre plein les poches…
— Et vous prenez combien pour nous faire béné-
ficier de vos services ?
— 20 pions. C’est le tarif habituel. Et si vous si-
gnez dans l’heure, je vous offre en prime d’engagement
pour vos déplacements en province, une superbe Ds qui
a presque pas roulé. Je l’ai achetée d’occase à une
femme de chauffeur de taxi dans le besoin. Une vraie
affaire comme je les aime.

Dès la signature du contrat, « Moumoute » tint


parole et, six mois plus tard, propulsa le groupe dans
les émissions de télé, puis à l’Olympia en vedette amé-
ricaine en première partie d’un certain Johnny Hally-
day. Un an plus tard, « Hyggy et les ensorceleurs »
étaient programmés en tête d’affiche de la salle légen-
daire. Mamadou dût peu à peu laisser la gérance du
« Teranga » à un cousin éloigné, débarqué en urgence
du Mali. Il s’occupa néanmoins de façon soutenue, de
l’éducation musicale du jeune Gustave qui partageait la
vie de tournée du groupe. Mamadou lui apprit à jouer
sur tous les instruments. Tout d’abord sur des bongos
sur lesquels le gamin tapait comme un demeuré jusqu’à
ne plus sentir les paumes de ses mains. Les peaux de
tambour ne résistant pas aux impacts dévastateurs du
petit Gustave, Oncle N’Dialo jugea préférable d’orienter
son neveu de cœur vers la contrebasse, plus adaptée à
sa morphologie naissante.
En effet, élevé à grand renfort de frites, de steaks
bien gras et de beignets frits, le gamin s’étoffa rapide-
ment aussi bien en taille qu’en diamètre pour atteindre
dès le CE1, le mètre cinquante pour un poids de 70 kgs.
Soupe au lait, son irascibilité naturelle l’isola rapide-
ment de ses camarades de classe qui le prenaient pour
- 172 -
un monstre. C’est à coup de poing que le gamin grandit
sans contradiction dans un univers scolaire ou manifes-
tement il n’avait pas sa place. C’est également à cette
époque qu’il commença à se prendre de passion pour
un nouveau héros du grand écran -un certain James
Bond- dont l’habileté au volant de son Aston-Martin, le
laissait admiratif. Son trop grand corps ne lui permet-
tant pas de se glisser dans les voitures à pédales des en-
fants de son âge, Mamadou apprit au petit Gustave les
bases de la conduite sur les terrains vagues jouxtant le
« Teranga ». Les deux complices s’amusaient à faire
fuir devant eux des bandes de vagabonds, tels des
gnous pourchassés par un prédateur.
En décembre 65, la formation fit sa première télé
en tant qu’invitée d’honneur et son retentissement fut
tel que la chanson phare du groupe « Fais fuir le jour »
devint première vente au classement Europe n° 1, pen-
dant plus de trois semaines, délogeant le célèbre « Pé-
nitencier » de Johnny Hallyday.
Hélas, si les deux années suivantes furent encore
pleines de succès, celui-ci s’éroda petit à petit et le
groupe, malgré les conseils de « Moumoute », ne fut
plus que l’ombre de lui-même. « Slim Fast » quitta la
troupe en 68, puis ce fut au tour de « Goldfingers » et
du bassiste de mettre un terme à leur contrat. Devant
l’adversité, Hyacinthe tenta de changer la structure
même du groupe en suivant l’évolution des goûts du
public et des styles de musique à la mode.
En 72 la formation changea une première fois de
nom pour s’appeler « Hya Disco et les ensorceleurs »,
puis en 76 « Hyarg Punk et les emmerdeurs ». En 77,
sur les conseils de Mamadou, l’orchestre prit un nou-
veau tournant musical pour offrir un nouveau genre de
musique et prit le nom de « Mamadou Reggae et ses
percussionnistes ». Gustave en personne jouait de la
guitare électrique et du banjo lorsque la formation prit
le nom, en 79, de « Cosmic-Hya et les électrons », puis
« La bande à Hyacinthe » et enfin « les Hya’s boys »
après s’être séparée de son équipe de danseuses vieillis-
santes.
Après avoir passé son permis qu’il obtint du pre-
mier coup, Gustave devint le chauffeur-garde-du-corps
attitré du groupe en perdition. Il faut dire qu’avec son
- 174 -
mètre quatre-vingt-quinze, son quintal bien tassé, son
cou de taureau et ses poings aussi larges que des en-
clumes, il imposait le respect aux excités de tous poils.
Sa passion pour l’espion britannique et sa maîtrise du
volant étant toujours aussi vive, Gus passait son temps
libre à tenter de copier son idole et à améliorer sa Golf
GTI et son kit sport ultra-vitaminé, pour participer à
des courses sauvages. Sa corpulence étant plus adaptée
à un char Sherman qu’à une petite citadine, son extrac-
tion de l’habitacle servait de test de désincarcération
grandeur nature à la brigade de sapeurs-pompiers du
quartier, appelée bien souvent en renfort.

Malgré toutes les tentatives du groupe, il fallut


bien l’admettre, la petite troupe ne plaisait plus et avait
perdu le feu sacré de ses débuts. C’est la mort dans
l’âme que, le 12 février 1981, Mamadou N’Dialo décida
de rendre son tablier musical pour reprendre celui de
son restaurant le « Teranga » qui, avec l’acharnement
de son cousin Limane N’Dialo était devenu un des lieux
les plus prisés des gourmets de cuisine africaine aux
oignons. C’est à partir de cette époque que Gustave fut
contraint par les deux hommes à faire un choix crucial.
Soit suivre son géniteur dans une tournée à deux, soit
devenir l’associé de Mamadou dans l’exploitation de
son restaurant qu’il avait l’intention de transformer en
cabaret. Le choix fut simple, rapide et sans regrets :
Gustave resta avec « Onk N’Dialo » et participa active-
ment à l’essor de l’établissement Sénégalais qui devint
peu à peu le repaire d’une faune interlope mais argen-
tée.
La séparation entre père et fils fut d’une froideur
sibérienne. Celle qui mit fin à la collaboration des deux
créateurs de l’épopée « Hyacienne » fut amère du côté
de Mamadou, méprisante et incomprise du coté de
Hyacinthe qui traita son ancien ami de bouffeur
d’oignons sans ambition. Les relations entre le père et
le fils furent plutôt distendues. Chacun vécut de son
côté jusqu’à ce funeste jour de mars 83 où tout bascula !

Ce jeudi-là, l’ambiance était surchauffée et des


centaines de jeunes aux cheveux gras et ébouriffés
avaient envahi la petite salle des fêtes de Saint-Germain
- 176 -
des blés. La vague des années yéyé avait déferlé avec
plus de vingt ans de retard mais avec une force peu
commune dans cette petite ville de l’arrière-pays Beau-
ceron. Visages trempés de sueur, boutons écarlates à la
limite éruptifs et rires aigus des voix en pleine muta-
tion, un groupe d’adolescents pré-pubères s’était agglu-
tiné, comme un essaim d’abeille, contre l’estrade en
bois poussiéreux. Les idoles de la soirée allaient bientôt
apparaître dans toute leur splendeur. Malgré les réti-
cences du maire du village, fan de Luis Mariano24 et
admirateur de la grande Joséphine Baker25, le conseil
municipal avait autorisé avec une écrasante majorité la
représentation du spectacle musical en tournée promo-
tionnelle dans toute la France. Il faut dire que ce n’est
pas tous les jours qu’on pouvait accueillir un enfant du
pays ayant réussi dans le show-biz. Car telle était la réa-
lité, Hyacinthe Percheron, qui avait repris son nom de
scène des débuts, « Hyggy rock » ex-idole des années
soixante, était une star aussi vénérée qu’Eddy Mitchell,
Johnny Hallyday, où Dick Rivers, pour les jeunes de la
paroisse.

24 1914-1970 Chanteur Basque-Espagnol (Mexico)


25 1906-1975 Chanteuse, danseuse et résistante Française (J’ai deux Amours)
Hyacinthe s’était toujours imaginé mourir sur
scène. Ce fut le cas… Un vulgaire fil de guitare élec-
trique dénudé et une peau suintant la transpiration,
malgré l’application du révolutionnaire « Stopodor »,
mit un terme à la carrière du chanteur, dans le village
qui l’avait vu naître. Sa mort ne fit que quelques lignes
dans le journal local et, parmi sa famille et ses intimes,
seul Mamadou et Gustave assistèrent aux funérailles.

Dans les années suivantes, et pour son grand


malheur, Gustave fit des rencontres qu’il n’aurait ja-
mais dû faire, notamment un certain Maurice Papad-
hopoulos, « Momo belle gueule » pour les initiés qui
profita de l’afflux de clientèle féminine au « Teranga »
pour s’y pavaner à la recherche de clientes solitaires
mais généreuses. De joueur de contrebasse (plus adap-
tée à sa carrure), Gustave, à l’embonpoint aussi géné-
reux qu’une montgolfière, devint maître-chanteur sous
le pseudonyme du « Gros » et quitta son oncle spirituel
pour se perdre dans l’ivresse de la pègre parisienne.
Quelques années plus tard, suivant son ami Momo, il
- 178 -
rejoignit le sud-ouest de la France et l’équipe de «Mar-
ceau le Poulpe » où il devint le cogneur et pilote attitré
de la bande.
Peyo Fleurdesel
« Le Maestro »

21 Juin 1986

La Renault 21 du commissaire Peyo Fleurdesel,


sirène hurlante et gyrophare bleu allumé, fonçait à tra-
vers une pluie battante dans les rues de Saint-Jean-de-
Luz. Son chauffeur, l’inspecteur Patrick Pavier (« Pé-
pé » pour ses collègues), langue pincée entre les lèvres,
maîtrisait à la perfection les dérapages du véhicule qui
laissait autant de gomme sur la route que de beurre salé
sur la tartine d’un breton de retour d’exil en Provence.
Quittant les faubourgs embourgeoisés de la station bal-

- 180 -
néaire, les deux hommes prirent la direction de Cambo
les bains.
L’inspecteur, au visage grêlé par une acné mal
soignée, au nez Cyranesque et aux cheveux raides dres-
sés sur le crâne comme s’ils avaient été figés à l’azote,
ressemblait à un fourmilier à la recherche d’insectes
xylophages.
— A ta place, je me laisserais pousser la barbe,
marmonna le commissaire d’un air rêveur en regardant
son chauffeur.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Pour rien, comme ça ! Pousse la bête, ordonna-
t-il, tapant violemment du poing sur le tableau de bord.
— Je fais ce que je peux, grommela le conducteur.
Avec ces putains de pantoufles aux pieds, j’ai du mal à
coller à la meilleure trajectoire.
— Des pantoufles ?
— Avec la pression que tu m’as foutue, pas eu le
temps de me changer. Je regardais 30 millions d’amis
avec les mioches, quand on m’a appelé… C’est pas le
commissariat d’Hendaye qui aurait dû s’y coller ?
— T’occupes, carbure ! Après Cambo, tu files vers
Bidarray.
— Ça va faire un de ces ramdams cette histoire !
prédit le grêlé, redressant la voiture en crabe dans un
virage.
— Ça, tu peux le dire, confirma le commissaire.
Le commissaire Peyo Fleurdesel, à l’aube de ses
cinquante-cinq printemps, ressemblait à un père Noël
en cure d’amaigrissement. Cheveux blancs mi-longs à la
Hugues Auffray, barbe et moustache de la même cou-
leur sur un visage rondouillard qui donnait confiance,
l’homme était doté d’un calme à toute épreuve. Pour-
tant ses yeux aussi sombres qu’une marée noire sur les
côtes de l’Alaska, laissaient présager qu’il était capable
de colères dévastatrices. En regardant son reflet dans le
pare-brise, Peyo se replongea quelques minutes dans
son passé.

Né d’une mère Basquaise, joueuse de grosse


caisse de renommée nationale et d’un père Normand

- 182 -
professionnel de soubassophone26 qui s’étaient rencon-
trés lors du troisième concours international de Fan-
fare en 1931, l’enfant avait vécu une enfance paisible.
Atteint d’une légère surdité de l’oreille gauche dès son
plus jeune âge, le petit Peyo n’avait pu suivre les cours
de cor de chasse que ses parents avaient envisagés pour
lui. Son père étant appelé sous les drapeaux dès les
premiers mois de la guerre, le jeune homme fut expédié
chez ses grands-parents maternels en plein cœur du
pays basque. Fermiers depuis des générations, les
Vinssanlatzu cultivaient du blé, des piments et possé-
daient un troupeau de moutons de plus de cinquante
têtes qu’ils convoyaient l’été vers les alpages. Loin des
fracas de la guerre, les gamins du village de Saint
Etienne de Baïgorry s’épanouissaient entre l’école, le
travail à la ferme et les escapades sur les versants es-
carpés des montagnes. Leurs jeux d’enfants s’étaient
adaptés à la géographie des lieux. Ici le jeu des cow-
boys et indiens, s’était transformé en celui des contre-
bandiers et gendarmes. Le petit Peyo, déjà d’un carac-
tère bien trempé, se positionnait toujours comme chef

26 Instrument de musique de la famille des tubas principalement utilisé dans les fanfares
des gendarmes et était capable d’une mauvaise foi
digne d’un politicien chevronné lors de la défaite de son
camp. Les bagarres qui s’en-suivaient, donnaient lieu à
des réconciliations qui finissaient le plus souvent en
grandes rigolades dans les torrents proches du village.
— Bon sang Peyo ! Dans quel état t’es-tu mis ? le
sermonnait sa mémé à chaque fois qu’il rentrait, le vi-
sage tuméfié.
— C’est les fils Etchebeste, protestait à chaque
fois le gamin.
— T’approche pas d’eux, c’est de la mauvaise
graine, lançait inexorablement sa mémé, ces gens-là
vivent pas comme nous.
— C’est des copains !
— On ne fréquente pas les fils d’un contreban-
dier, assénait à chaque fois la vieille femme pour mettre
fin à la conversation.
Et puis, la guerre avait fait son œuvre : son père,
capturé dès les premiers jours de l’offensive allemande,
avait été dirigé comme prisonnier de guerre dans une

- 184 -
ferme du Bade-Wurtemberg. Sa mère, elle, était reve-
nue dans l’exploitation familiale.
Au fil des mois, les contrebandiers étaient deve-
nus des résistants, exfiltrant vers l’Espagne des pilotes
alliés, des réfugiés de guerre ou de simples inconnus.
C’est à cette époque que le jeune Peyo pris conscience
que la frontière entre le bien et le mal était souvent de
la largeur d’un trait de plume. Malgré les ordres de sa
mère, lui demandant de rester indifférent aux bruisse-
ments de la guerre, argumentant que c’était une affaire
d’hommes et non pas d’adolescents, il en avait décidé
autrement. Dès l’été 1944, avec les frères Etchebeste et
un groupe de résistants, il avait participé à l’exfiltration
de nombreuses familles, jusqu’à ce que le conflit prenne
fin.
Son père n’était jamais revenu d’Allemagne, pré-
férant sa nouvelle vie dans la région de Bühl auprès de
sa nouvelle compagne Gertrude, qui l’initiera à la pra-
tique obligatoire du Cor des Alpes et de la lutte gréco-
romaine. Elle l’abandonnera quelques années plus tard
pour se lancer dans une carrière d’avaleuse de sabre
dans le Cirque Garibaldo, devenant par la même occa-
sion la maîtresse de « Kong », propriétaire du cirque,
qui s’était entiché d’une femme au système pileux aussi
développé que le sien. Rapidement, ils eurent un fils
qu’ils prénommèrent Charles-Henri, et qui, malgré un
avenir tout tracé de circassien, décida des années plus
tard d’entrer en religion, au grand dam de ses parents.

Pensionnaire au Lycée catholique de Bayonne,


puis à la fac de droit, Peyo profitait de l’éloignement
avec sa famille pour s’en donner à cœur joie, faisant le
mur avec les frères Etchebeste qui avaient suivi le
même cursus scolaire, pour aller bambocher dans tous
les bals de la ville. Peyo Fleurdesel dont le physique
avantageux et l’air inoffensif attirait la gent féminine,
faisait des conquêtes à tour d’appendice reproducteur.
Délaissant l’une pour s’enticher d’une autre. Blondes,
brunes, rousses, il les entraînait dans des twists27 en-
diablés, des mashed-potatoes28 de folie ou des slows29
sensuels qui finissaient immanquablement par un coït

27
« Se tortiller » en Anglais. Danse du début des années 60
28 Danse des années 60
29 Danse de couples enlacés sous des lumières tamisées

- 186 -
furtif à l’arrière de sa 2cv. Comme si cela ne lui suffisait
pas, au moment des fêtes de Bayonne, il fréquentait as-
sidûment le « Bella Ragazza » tenu par la délicieuse «
Sylvie cul de poule » et son giron de service « Lolo belle
gueule » alias Lazlo Kromesky. Un polonais qui se la-
vait les dents à coup de Stolichnaya et au courage aussi
fuyant qu’un banc de maquereaux devant un grand re-
quin blanc.
Son Master de Droit en poche, le Casanova de
Bayonne, passa avec succès son concours d’inspecteur
de police (concours à l’issu duquel il reçut la palme na-
tionale de l’orthographe judiciaire), le plaçant de facto
dans les pas de Clémenceau. Il fut muté sur Paris, où
une nouvelle passion, musicale celle-là, prit une place
importante dans sa vie. Peyo passait son temps libre à
écumer toutes les caves de Saint Germain, écoutant les
jazzmen venus d’outre-Atlantique présenter leurs der-
nières compositions. De Miles Davis30 à Sydney Be-
chet31, en passant par les rythmes endiablés d’Art Bla-
key32, il ne manquait aucun concert. Au fil des années,

30
1926-1991 Trompettiste Américain (Jazz)
31
1897-1959Saxophoniste Américain (Jazz)
32
1919-1990 Batteur Américain (Jazz)
il s’était constitué une discothèque aussi complète que
rare et qui valait une petite fortune.
Après l’arrestation du chauffeur de taxi, Sidonin
L’Archevèque, responsable de la tuerie chez « Appolo-
nus » célèbre coiffeur pour dames (tuerie qui fit la une
« D’ici paris » et de « Détective » pendant plus d’un
mois), Peyo Fleurdesel fut muté avec les honneurs au
36 quai des orfèvres. Propulsé au sein de la criminelle,
il côtoya pendant des années les bas-fonds sordides de
Paris et de sa banlieue, résolvant quelques crimes qui
avaient fait la une des gazettes. Comme l’assassinat du
Duc de glandes, laissé pour mort après avoir été dévali-
sé de deux bourses pleines de pièces d’or, le massacre
au déambulateur de six infirmières de la maison de re-
traite « Au joyeux drille » ou le cambriolage de la villa
du maire de Levallois.
Puis, vint l’année 1968 et la mobilisation de
toutes les forces policières de Paris. Peyo, prenant fait
et cause pour les étudiants en révolte et les anarchistes
de tout poil, se fit le plus discret possible. Jusqu’au jour
où, tombant sur un groupe de CRS qui massacraient
- 188 -
allègrement à coup de matraques, une étudiante antil-
laise végétarienne en sciences comportementales, il
s’interposa avec force pour mettre fin à la boucherie.
Les trois casqués dont le QI cumulé ne devait pas dé-
passer celui d’un orang-outang, se ruèrent vers
l’inspecteur qui n’avait pas eu le temps de dégainer sa
carte de police. Malgré ses cris de « J’suis flic », les
coups de poing, de bottes et de matraques, les crachats
et les insultes ne cessèrent que lorsqu’il se retrouva bai-
gnant dans son sang, la mâchoire fracturée, le visage
entaillé de cicatrices indélébiles.
Sa hiérarchie prit immédiatement les mesures
nécessaires : les coupables furent sanctionnés immédia-
tement. Le premier fut muté comme garde champêtre à
Saint-Pierre-et-Miquelon. Le second comme gardien de
la paix dans les quartiers nord de Marseille où son es-
pérance de vie était comparable à celle d'une assiette de
charcuterie dans la cuisine d’un boulimique. Quant au
troisième, il préféra se suicider quand il apprit sa muta-
tion à Plouglauque-sur-misère, en plein centre de la
Bretagne. Peyo, quant à lui, fut promu comme commis-
saire à Bayonne et décida de se laisser pousser barbe et
moustache pour dissimuler les cicatrices de son tabas-
sage en règle.
Son nouveau look le faisant ressembler à Pava-
rotti33, son équipe l’affubla du surnom de « Maestro »,
autant pour son aspect physique que pour ses réussites
en matière de résolution de crime. C’est lors de
l’attaque du Casino de Biarritz par une bande
d’arméniens dirigée par le redoutable psychopathe
Yvanoff Silvazian alias « Portefeuille », que le commis-
saire reçut une balle de calibre 22, lui explosant le ge-
nou comme un ballon de baudruche à la foire du trône.
Opéré d’urgence au centre hospitalier de la côte
Basque, le commissaire reçut une prothèse en titane et
aluminium qui, malgré son efficacité, le laissa frappé
d’un léger boitillement, le faisant ressembler au culbuto
du célèbre clown Bouffono.
C’est en côtoyant à nouveau ses amis d’enfance,
les frères Etchebeste, à la trajectoire scolaire aussi si-
nueuse que la scoliose de « Quasimodo », que le Maes-
tro du commissariat de Bayonne fit son premier faux

33
1935-2007 Ténor Italien
- 190 -
pas. Dans un premier temps, il se contenta de fermer
les yeux sur leurs trafics avec l’Espagne jugeant que
c’était l’affaire de la « volante34». Puis, peu à peu, il
s’était laissé tenter par l’argent facile, acceptant,
moyennant finance, de détourner le regard sur certains
braquages de la pègre locale. Le Maestro en croquait !
Et pas seulement avec les frangins.

C’est un éternuement de force 7 sur l’échelle de


Richter étoilant le pare-brise d’une multitude d’impacts
gluants qui sortit le commissaire de sa rêverie. Le va-
carme de l’éruption nasale laissa la place à la voix nasil-
larde de l’inspecteur Pavier.
— Putain de rhube des foins !
— Tu pourrais faire attention, bordel ! maugréa
Peyo, tentant d’essuyer le pare-brise avec sa manche.
L’opacité grasse rendant la visibilité de la route
de montagne quasi nulle, la R21 fit une embardée,
mordant le bas-côté.

34
Douane mobile
— Nom de dieu ! T’as pris la direction de
l’Espagne, pauvre cloche ! Fais demi-tour, je t’ai dit di-
rection Bidarray !
— Je voulais passer par le col de Dantxarinéa, la
route est meilleure.
— Primo, y’a pas de meilleure route dans ce pu-
tain de pays, deuzio, la seule route qui mène au monas-
tère, c’est par la vieille route de Baïgorry. Pense pas,
mon pauvre vieux, ça te ramollit le cerveau !
— Vous êtes dur avec moi patron.
— Fais turbiner les pistons, Fangio35, on a encore
un sacré bout de route, et j’aimerais bien arriver avant
les pandores36, expliqua Le Maestro en plaquant amica-
lement sa main sur l’épaule du grêlé.
Comme si elle avait été propulsée par un lance-
pierre, la voiture s’élança à l’assaut de la montagne avec
la vigueur d’une jeune mariée.
— Tribord toute dans deux kilomètres ! claironna
le commissaire.

35 1911-1995 Juan Manuel Fangio : Quintuple champion du monde de F1


36 Gendarme en argot
- 192 -
Au bout d’une demi-heure d’un rallye infernal,
évitant les moutons suicidaires endormis sur les routes
et les pottoks en liberté, ils arrivèrent à proximité du
monastère. La montagne embrumée était éclairée par
les éclats diffus des véhicules de secours déjà sur place,
donnant au paysage un aspect irréel.
Un cadavre dans le pigeonnier

— C’est quoi ce cirque ! tempêta le commissaire.


Pépé ! On arrive trop tard. Moi qui pensais la jouer en
solo, c’est loupé. C’est la foire aux gyros.
— J’y peux rien ! J’avais la pantoufle au plan-
cher…
L’inspecteur Pavier stoppa son véhicule dans un
nuage de poussière sur l’esplanade gravillonnée don-
nant sur la porte principale du monastère. D’un coup de
frein à main magistral, le pilote glissa la R21 entre une
estafette de gendarmerie et un camion de pompiers
tout-terrain couvert de boue séchée.
— Vous avez vu l’arrivée ?

- 194 -
— Pas très utile, tu pourrais peut-être en faire
moins !
— Ça me défoule, les bleus, j’peux pas les sa-
quer !
Le commissaire sortit précipitamment du véhi-
cule dont le moteur était aussi brûlant que la gueule des
enfers et se dirigea vers le portail massif du bâtiment.
— Y’a pas de sonnette ? On voit rien dans ce trou
à rats avec ce satané brouillard, s’énerva-t-il, tambouri-
nant sur la porte.
— Foutez z’y un coup santiag renchérit
l’inspecteur en gueulant : ouvrez police ! Regardez, y’a
une corde sur la droite. Y’a peut-être une cloche au
bout ?
— Mieux vaut ça qu’un pendu, murmura le Maes-
tro d’une voix sépulcrale.
La cloche résonna comme un glas dans la brume
humide qui s’épaississait à vue d’œil. Au bout de
quelques secondes qui parurent des heures aux deux
hommes, un judas s’ouvrit avec un grincement de fer-
raille mal huilée. Un visage lunaire aux yeux de camé-
léon apparut dans l’ouverture.
— Ouvrez tout de suite ! Police ! claqua le com-
missaire en plaquant sa carte officielle sur la face de
lune.
— Où sont les collègues ? demanda l’inspecteur,
entrant dans un couloir aussi accueillant qu’une
chambre mortuaire.
— Vous vous êtes trompés d’entrée. Ils sont tous
derrière, corrigea le moine, des tremblements dans la
voix.
— Y’a une autre entrée ?
— Oui, cinq cents mètres sur la gauche. Il y a un
chemin de terre qui mène à l’ancien haras derrière le
monastère… C’est là qu’on l’a trouvé fit le caméléon en
posant la main sur son cœur comme pour le protéger.
Les deux policiers allaient faire demi-tour, lors-
que le religieux, leur montrant le couloir sombre qui
semblait s’enfoncer dans les entrailles du bâtiment, ra-
jouta d’une voix basse.
— Maintenant, tant que vous êtes là, on peut
couper par ici.

- 196 -
— C’est quoi votre nom ? demanda le commis-
saire au moine à la face de lune qui courbait le dos.
— Frère Paul-Aurélien, je m’occupe de la ferme et
du magasin se hâta-t-il de répondre.
— Longtemps que vous êtes à Sainte-Croix ?
— Presque trente ans… Si j’avais su qu’un jour…
— Il y a longtemps que les gendarmes sont arri-
vés ?
— A peine une demi-heure… un peu après les
pompiers et les ambulances.
Après avoir traversé le monastère de part en part,
les trois hommes débouchèrent sur une petite porte
donnant sur un terrain empli d’herbes folles.
— C’est là- bas, l’ancien haras du marquis, mon-
tra le moine en précédant les policiers en direction de la
multitude de gyrophares bleus qui clignotaient à plus
de deux cents mètres sur un léger promontoire.
— Qui a fait venir tout ce carnaval ? demanda
l’inspecteur Pavier d’un air dépité.
— Notre ancien sacristain, le frère Bello. Depuis
la disparition de notre patriarche, il a été nommé
chantre, responsable de la bibliothèque. C’est lui qui a
pris l’initiative. On ne savait pas quoi faire, ni qui appe-
ler. Nous ne sommes pas habitués vous savez… Si on
s’attendait ! … Alors dans le doute, avec un sang-froid
extraordinaire, il a appelé tout le monde.
— C’est lui le boss ici ?
— Non, c’est l’abbé Costard, mais il est tellement
anéanti qu’il n’a pas ouvert la bouche depuis la décou-
verte de… du …
— Qui a découvert le corps ? abrégea l’acnéique
aux pantoufles.
— Je crois que ce sont les chiens.
— Les chiens ?
— Oui Bachar II et Vlad IV, les deux dobermans
qui gardent l’enceinte du haras. Ils hurlaient à la mort !
À s’arracher les griffes sur la porte du pigeonnier.
Aussi mutique qu’un muezzin atteint d’une an-
gine blanche, le commissaire écoutait attentivement.
— Je pige pas, reprit l’inspecteur en se mouchant
l’appendice. Vous les moines, vous faites du cheval et
vous faites garder vos canassons par des chiens
d’attaque ?
- 198 -
— Le haras et le terrain où nous arrivons ne nous
appartiennent plus, ils sont loués depuis de nom-
breuses années. A part quelques-uns d’entre nous qui
viennent nourrir les chiens, nous venons rarement par
ici… Si vous voulez en savoir plus, il faut vous adresser
à l’abbé Costard… Quel malheur ! Quel malheur ! répéta
le frère Paul-Aurélien, se signant à plusieurs reprises.
— Et à part les chiens, qui a découvert le corps ?
— C’est le frère Charles-Henry, le secrétaire de
notre père supérieur, également circateur de notre mo-
nastère qui a été désigné pour aller voir ce qui se pas-
sait.
— Circateur ?
— C’est lui qui est chargé de la discipline et des
éventuels relâchements dans le comportement de nos
camarades… Je peux vous garantir que personne ne
bouge une oreille, glissa-t-il comme sous le sceau de la
confidence.
— Il est sévère ? Brutal ?
— Vous comprendrez quand vous le verrez…
— Pourquoi est-ce lui qui a été désigné pour aller
voir ce qui se passait ?
— Disons qu’il a des affinités physiques particu-
lières avec le monde animal et il n’a peur de rien ni de
personne.
— Même pas du diable ? le provoqua l’inspecteur
d’un air moqueur.

Une porte cochère permettait d’accéder dans


l’enceinte du haras. Les murs hérissés de tessons de
bouteilles, bues par des générations de moines en in-
terdisaient l’accès, même aux fakirs les plus téméraires.
— Je vous laisse entre vous prévint le frère Paul-
Aurélien, s’éclipsant aussi furtivement qu’un crotale
dans la vallée de la mort.
C’est un adjudant de la gendarmerie, dont le vi-
sage grisâtre se confondait avec les pierres du monas-
tère, qui les accueillit avec une froideur toute militaire.
— Adjudant Lapellerine, gendarmerie de Cambo,
commença l’homme d’un ton aussi jovial que celui d’un
condamné à une injection létale. Vous êtes ?

- 200 -
— Commissaire Fleurdesel et inspecteur Pavier
de la crim', s’imposa Peyo, montrant à nouveau sa
carte. Je prends l’affaire en main. Vous en êtes où ?
Le militaire jeta un regard suspicieux et mépri-
sant sur les pantoufles humides de l’inspecteur, se di-
sant que le monde partait à vau-l’eau.
— Nous avons bouclé la zone et nous avons appe-
lé la scientifique de Bayonne ainsi que le procureur, ré-
pliqua le joyeux drille, ils seront là dans une heure.
— Ok, guidez-nous sur les lieux et faites nous une
synthèse des événements de la journée.
L’homme se redressa de toute sa taille dans son
uniforme bien trop grand pour lui et ouvrit ses bras dé-
charnés, pointant un index volontaire vers le pigeon-
nier. Son ombre bleutée, projetée sur le sol, le fit sou-
dainement ressembler à un arbre mort.
— Nous avons reçu un appel du monastère, il y a
environ trois heures, expliqua-t-il, regardant tristement
sa montre (cadeau de rupture de Mme Lapellerine,
tombée en pâmoison devant un certain Maurice, un
beau-parleur notoire au passé sulfureux). Un appel pa-
niqué, lancé par un certain Bello di Compostella,
moine-chancre ou chanvre du monastère me semble-t-
il, poursuivit le képi. Il était complètement paniqué ! Il
a appelé tous les numéros qui lui tombaient sous la
main. Des pompiers, en passant par le plombier, les
gars d’Edf, le groupe folklorique « Aire tun txikitun »,
la taverne du Glaireux, la gare d’Hendaye. En vérifiant
les communications, on s’est aperçu qu’il avait même
appelé le « Bella Ragazza » ... On se demande comment
il avait ce numéro, poursuivit-il, ses yeux déprimés le-
vés vers le ciel. Quand on est arrivé ici, c’était la foule
des grands jours. On se serait cru aux fêtes de Bayonne,
le béret en moins… Vous pensez bien ! Un crime à
Sainte-Croix…
— Un crime… c’est sûr ? demanda le commis-
saire.
— En tout cas, c’est ce qu’il beuglait dans le com-
biné et vu l’état du cadavre, je ne pense pas qu’il se soit
trompé. Le légiste est déjà sur place… C’est au premier
étage.
Les trois hommes, à la file indienne, gravirent les
marches du pigeonnier. Le palier donnait directement
- 202 -
dans une pièce ronde au décor chargé. Sur le mur de
droite, exposées comme des tableaux de maîtres, des
boites de camembert encombraient l’espace : Lanque-
tot aux couleurs Soulage, Gilot de Saint-Hilaire-de-
Briouze, Cœur de lion, le premier exemplaire du ca-
membert Président fabriqué en 68, le Marie Harel
moulé à la louche, des pépites comme le chistéra
Basque ou le D-day de la crémerie Pierroux, des exo-
tiques comme le calendos chinois ou celui plus piquant
de la Fromagerie Zaporijia37 attiraient immanquable-
ment le regard des néophytes. Clou de la collection :
une étiquette peinte par Dali en 1962, représentant un
fermier à tête de brebis se faisant traire par un diablo-
tin au sourire béat, était mise en évidence dans un
cadre sous-verre.
Sur le mur opposé, des centaines d’appareils den-
taires exposés dans de petites vitrines accrochées au
mur, racontaient par leur présence, l’évolution formi-
dable de la prothèse dentaire de l’antiquité à nos jours.
Du dentier égyptien en fémur d’hippopotame du Nil, en
passant par celui en dents de cadavres de la Renais-

37 Ville d’Ukraine dans laquelle est construite la plus grande centrale nucléaire d’Europe
sance, de ceux en porcelaine de limoges du célèbre pro-
thésiste Bernardaud, à celui en dents de requin du pa-
tron de la banque Lehman Brothers, la collection
s’étalait sur des siècles. La grande vitrine centrale met-
tait en avant les spécimens les plus rares : le dentier en
bois de Georges Washington côtoyait celui du tribun
Mélanchonus. L’authentique dent de bouddha dérobée
à Kandy38 en 1954 trônait à côté de la prothèse en cuir
de Marcel Cerdan. La plus récente, en plastique mou bi-
composants et portée par Neil Armstrong lors de son
vol sur Apollo 11, sublimait une collection probable-
ment unique au monde.
— Un vrai cabinet de curiosité, fit Pépé, en se
passant la langue sur les incisives comme pour vérifier
qu’elles étaient toujours en place.
— La scène de crime est dans l’autre pièce, fit
l’adjudant d’un signe de tête, prenant un mouchoir
bleu, blanc et rouge, qu’il s’appliqua sur le nez.
Après être passés sous un cordon jaune indiquant
« gendarmerie, zone interdite », ils arrivèrent dans une

38 Ville du Sri-Lanka dans laquelle est exposée la dent de Bouddha


- 204 -
vaste pièce aux murs en pierres jointoyées à la main et
au centre de laquelle trônait un bureau en bois pré-
cieux. Une grande plaque en or massif en indiquait la
provenance : l’usine de la famille Bolsonaro implantée
sur les bords du rio Machucambos au Brésil. Une odeur
pestilentielle, semblable à la décharge de pneus de
New-Dehli, desséchait l’atmosphère. Penché sur un
corps sans vie, le docteur Bouldesuif, nez dégoulinant
d’une morve qui semblait vivante se releva difficilement
à l’approche des trois hommes. Son visage semblable à
un agrégat de gélatine et son abdomen, copie conforme
d’une bombonne de butane, ne laissaient aucun doute
sur son penchant pour une nourriture grasse et protéi-
née de préférence.
— Commissaire, inspecteur… Je viens de termi-
ner les premiers constats.
Le légiste essuya ses mains couvertes de matière
visqueuse sur un torchon à rayures, acheté à la maison
Lartigue lors du salon des thanatopracteurs à l’automne
dernier. Il a pris cher votre client ! Un meurtre sans au-
cun doute ! On s’est acharné sur son crâne puis sur son
visage avec un objet biseauté, style burin ou pied de
biche… Mort depuis deux jours au moins. Avec précau-
tion, le docteur retourna d’un bloc le cadavre qui gisait
face contre terre. Un visage méconnaissable, déformé
par les coups, bouche ouverte en un cri muet sur des
incisives en argent et en or, luisait sous la lampe fron-
tale du légiste.
— C’est ce type ? demanda l’inspecteur, montrant
sur le mur, derrière le bureau, un portrait sur pied d’un
homme élégant vêtu d’un pyjama à rayures.
— Oui, s’étouffa l’adjudant à travers son mou-
choir. C’est un brocanteur de Bayonne, un certain Mar-
celin Poulpier.
Le commissaire, se grattant nerveusement le lobe
de l’oreille, reconnut un des malfrats à qui il vendait
parfois ses services et songea qu’il ne profiterait plus
jamais des largesses du Poulpe.
Au nez et à la barbe des douaniers, grâce à son
improbable tanière, ce diable de Marcelin Poulpier au-
rait préservé son fructueux commerce jusqu’à sa fin
dramatique.

- 206 -
En descendant du pigeonnier, accompagné des
trois officiers, le docteur Bouldesuif qui exhalait une
odeur de Boursin à l’ail, s’épongea le front d’une main
aussi moite que le pied d’un marathonien.
— Sans être un expert de la scientifique, ce que je
peux rajouter c’est qu’il n’a pas été tué ici.
— C’est-à-dire ? demanda l’inspecteur, évitant de
croiser le souffle fétide du médecin.
— En arrivant, j’ai repéré des traces de sang dans
l’escalier.
— Vous en concluez qu’il a été transporté dans
son bureau ?
— Ce n’est pas à moi de conclure quoi que ce soit,
attaqua-t-il, lâchant une flatulence en provenance di-
recte des enfers, mais, il n’y a pas assez de sang sur la
scène de crime pour que le meurtre ait eu lieu dans la
pièce ou on l’a retrouvé.
— Vous m’envoyez votre rapport d’autopsie le
plus vite possible, écourta le commissaire pour
s’éloigner du nuage toxique qui enveloppait le groupe.
— Vous ne serez pas présent ? s’étonna le doc en
régurgitant un reste de cassoulet.
— Trop de boulot ici, suffoqua Peyo, proche de
l’asphyxie.
En maudissant son intolérance aux haricots tar-
bais, le médecin légiste s’éloigna, accompagné d’un
chuintement continu semblable à celui d’une montgol-
fière qui se dégonfle.

- 208 -
Toute la vérité,
rien que la vérité ?

— Je retourne là-haut… Toi Pépé, tu commences

à interroger l’abbé Costard en priorité, puis tous les


moines que tu peux choper. Y’en a bien un qui a vu ou
entendu quelque chose, ordonna-t-il à l’inspecteur.
Quant à vous et vos hommes, adjudant, vous fouillez la
zone et vous interdisez l’accès à qui que ce soit.
De retour dans le pigeonnier, après avoir aéré
abondement la pièce, le Maestro muni de gants en latex
commença une fouille systématique du bureau du
Poulpe. Ses quelques complaisances, offertes moyen-
nant finances au Poulpe et à sa bande, ne l’inquiétaient
nullement : tout lui avait été payé en cash de la main à
la main par un certain Gus.
Après une heure de fouille, il ne trouva rien
d’intéressant à part quelques numéros de téléphone
rangés dans un maigre répertoire en ivoire. Au premier
abord, pas un seul papier compromettant dans la ta-
nière du Poulpe. Seules des rangées de classeurs en
cuir emplis de factures de camemberts et d’appareils
dentaires, côtoyant une petite collection de boules à
neige dédiée aux plages de Saint-Barth sous le blizzard,
s’étalait sur les étagères. Un colis, non encore ouvert,
posé à l’écart, attira cependant son attention. Délicate-
ment avec mille précautions, comme si c’était un colis
piégé, le commissaire ouvrit lentement le paquet d’une
quinzaine de centimètres de côté. A peine les bords en-
trouverts, une odeur de charnier lui brûla les sinus et
s’attaqua à ses pupilles avec autant de puissance qu’un
gaz lacrymogène. Au bord de l’évanouissement, le cer-
veau enfumé par les vapeurs mortelles, le Maestro,
dans un ultime réflexe de survie, eut la présence
d’esprit de se précipiter vers la fenêtre, de s’y pencher
- 210 -
pour aspirer un maximum d’air pur et de vomir tout
son saoul. C’est en apnée qu’il quitta précipitamment le
bureau du Poulpe en priant pour que ses poumons
n’aient pas été atteints.

Le Break de la police scientifique venait à peine


d’arriver lorsque le commissaire déboucha du pigeon-
nier.
— Faites gaffe, là-haut y’a un colis pas catholique,
genre sarin ou chlore, équipez-vous en conséquence.
— Merci, répondit brièvement un des techniciens,
enfilant la tenue blanche de rigueur.
— Je vous fais confiance, passez tout à la loupe,
on est sur une sale histoire. Venez me voir si vous trou-
vez quelque chose d’inhabituel, je serai sûrement dans
le monastère.

De son côté, l’inspecteur Pavier avait commencé


à faire le tour des éventuels témoins. Dans un premier
temps, il avait réussi à récupérer face de lune, le frère
Paul-Aurélien, pour lui servir de guide à travers le dé-
dale catholique.
— J’aimerais parler avec celui qui a découvert le
corps, demanda l’inspecteur.
— Suivez-moi, il doit être au chevet de l’abbé, le
pauvre homme est complètement accablé.
— Ça tombe bien, lui aussi, je voulais
l’interroger.
Une suite de couloirs sombres qui semblaient in-
terminables conduisit les deux hommes vers les cellules
des moines.
— Un vrai labyrinthe, on se croirait chez Minos 39,
frissonna le grêlé, regardant derrière lui comme par
superstition.
— C’est ici, indiqua le moine en toquant à la
porte, ne soyez pas surpris, frère Charles-Henri a un
aspect… comment dire… inhabituel.
— Vous savez, dans mon métier on voit de tout,
gloussa-t-il en regardant fixement les yeux globuleux
aux paupières tombantes striées de rides, de la face de
lune.

39
Légendaire roi de Crète qui ordonna la construction d’un labyrinthe pour y
enfermer le Minautore
- 212 -
Lorsque la porte s’ouvrit, l’inspecteur ne put
s’empêcher de porter la main à son holster. Bousculant
le frère Paul-Aurélien en reculant précipitamment, il lui
déchiqueta le gros orteil droit, comme on écrase une
fraise trop mure.
— C’est quoi ce truc ? hurla-t-il, distinguant une
fourrure dans l’entrebâillement de la porte.
— C’est le frère Charles Henri, geignit le repré-
sentant de Dieu sur terre en maudissant l’inspecteur.
N’ayez crainte ! Son système pileux hors norme impres-
sionne parfois nos visiteurs mais il est en général plutôt
paisible.
— Ça va ? s’excusa Pavier d’un regard en coin
vers l’éclopé, tout en vérifiant que le plantigrade hu-
main restait inoffensif.
Adossé sur une jambe contre le mur du couloir,
sa main gauche enveloppant son orteil ensanglanté, le
frère Paul-Aurélien bredouilla un : « Pas grave » dont
la sincérité évoquait celle d’un bonimenteur de foire. Il
s’adressa au secrétaire de l’abbé en serrant les dents.
— C’est l’inspecteur Pavier de Bayonne couina le
blessé, les yeux humides de larmes.
— Entrez, fit la masse velue, agitant son index re-
croquevillé, l’abbé se repose.
L’inspecteur pénétra lentement dans la pièce avec
le sentiment étrange qu’il entrait dans une tanière. Sans
demander son reste, le frère Paul-Aurélien s’éloigna en
boitillant vers l’infirmerie, laissant derrière lui une
traînée sanglante. A chaque pas, il affublait l’inspecteur
d’insultes qui n’auraient pas dépareillé lors d’une rixe
entre gangs de rappeurs du Bronx.
— L’abbé est encore sous le choc, expliqua le se-
crétaire, se penchant vers celui qu’il considérait comme
son modèle en religion. Quelqu’un a-t-il prévenu Nicé-
phore Mulot ? poursuivit-il en regardant l’inspecteur.
— Le mulot ? Quel mulot ?
— Le comptable de Mr Poulpier, expliqua le
moine, regardant avec stupéfaction les pantoufles de
son interlocuteur ainsi que son nez presque tuméfié à
force d’avoir été mouché.
— Pas au courant comme prénom… je le note.
Non, personne n’a prévenu qui que ce soit… Alors
l’abbé, racontez-moi.
- 214 -
— Si vous me le permettez, je répondrais à sa
place proposa la fourrure.
— C’est vous qui avez découvert le corps ? de-
manda abruptement le grêlé.
— Ce sont d’abord les chiens qui nous ont alertés,
expliqua le secrétaire en se lissant mécaniquement les
poils de la main droite… Ils hurlaient à la mort !
— Depuis combien de temps ?
— Aucune idée, nous n’allons pas souvent de ce
côté du monastère, expliqua-t-il, aussi figé qu’une gar-
gouille. Marcelin Poulpier n’aimait pas être dérangé et
nous n’y allions qu’à sa demande pour nourrir ses
chiens.
— C’est vous qui étiez chargé de cette besogne ?
demanda-t-il, observant le secrétaire, dont la carrure de
grizzly lui laissait penser qu’il n’aurait fait qu’une bou-
chée de ces pauvres animaux.
— Pas forcément, le frère José-Joseph y allait
aussi, mais il est vrai qu’ils m’aiment bien. Mais, pour
répondre à votre question, c’est l’abbé qui m’a demandé
d’y aller.
— Racontez-moi, demanda l’inspecteur en se di-
sant que cet homme devait faire la fortune de son bar-
bier.
— J’ai tout d’abord calmé Vlad et Bachar, puis je
les ai enfermés dans le chenil. Ensuite je suis monté
dans le pigeonnier pour voir si tout allait bien. C’est là
que j’ai découvert le drame, fit-il en se signant. J’ai tout
de suite compris qu’il était mort, ajouta-t-il, fixant
l’inspecteur de ses yeux perçants.
— Vous me confirmez que la porte était ouverte et
que vous n’avez touché à rien…
Le secrétaire acquiesça plusieurs fois, faisant on-
duler sa crinière soyeuse comme dans une publicité
pour un shampoing démêlant.
— Y a-t-il une autre issue qui mène au Pigeon-
nier ?
Devant la négation de l’ursidé, l’inspecteur reprit
son interrogatoire.
— Quelles étaient vos relations avec Marcelin
Poulpier ?

- 216 -
— L’abbé Costard est plus à même de répondre,
fit le velu en désignant l’ombre assise derrière lui.
— Alors l’abbé ? Il faisait quoi, ce monsieur, par
ici ?
— Prions pour son âme ! commença le vieil
homme, d’une voix à peine audible, joignant ses mains
aussi sèches que les manuscrits de la mer morte. Je
connaissais Mr Poulpier depuis plus de vingt ans. Il
nous a aidés à redresser les comptes désastreux du mo-
nastère et a complètement réorganisé notre mode de
fonctionnement. En contrepartie, nous lui louions le
haras pour une somme modique.
— Il en faisait quoi de ce haras ?
— Je n’en sais rien, admit l’abbé. « Le Poulpe »
comme il aimait à se faire appeler, avait une petite af-
faire de brocante à Bayonne, me semble-t-il. De temps à
autre, des camions venaient déposer de la marchandise
dans le haras qu’il avait fait réhabiliter sur ses propres
deniers. Je crois que ce brave homme travaillait égale-
ment dans l’humanitaire… Pourquoi lui ? gémit à nou-
veau l’abbé, pourquoi ici ? Les mystères de dieu sont
impénétrables.
— En tout cas, Dieu ou pas, moi je suis ici pour
les résoudre vos mystères. Moi ou le commissaire… Et
je vous préviens tout de suite, il n’est pas commode… Si
vous savez quelque chose ou si vous avez appris quoi
que ce soit, même sous le secret de la confession, je
vous conseille de tout lâcher ! Vous lui connaissiez des
ennemis au Marcelin?
— Il n’y a pas d’ennemis qui tiennent en ces lieux
sacrés, rétorqua sèchement l’abbé, embrassant avec
amour son crucifix en pendentif.
— Oui, enfin, ce n’est pas un ami qui lui a trans-
formé la calebasse en bouillie, le provoqua l’acnéique
tout en éclatant une pustule nasale. Vous êtes combien
à vivre ici dans ces murs ?
— Une quinzaine de moines, une demi-douzaine
de novices et parfois quelques hôtes-pénitents de pas-
sage.
— Ça en fait des suspects !
Les deux religieux se signèrent silencieusement,
regardant l’inspecteur comme si Belzébuth en personne
venait de surgir des enfers.
- 218 -
— Vous ne croyez tout de même pas… commença
le grizzly.
— Je ne crois rien et je n’exclus rien ! Ce que je
sais, c’est que les chiens ont laissé passer le ou les
meurtriers. Donc ils le connaissaient, c’est aussi clair
que de l’eau bénite.
Les deux religieux se regardèrent avec gravité,
comme si la date de l’apocalypse selon Saint Jean ve-
nait de leur être fixée par l’inspecteur Pavier.
— Où sont tous les autres ? reprit l’enquêteur, pas
mécontent d’avoir mis un coup de massue sur la ton-
sure des deux moines.
— Je crois que frère José-Joseph est en cuisine
avec le frère Pascal, soupira l’abbé encore plus accablé.
Quant aux autres, ils sont sûrement en prière à l’office
des complies40 dans la chapelle. Je vous prierais de ne
pas les déranger car vous êtes dans la maison de Dieu,
poursuivit-il sur un ton qui n’acceptait pas de refus.
— Ouh là ! Pas d’ordre de ce genre avec moi Mon-
sieur Costar. Provisoirement, le boss ici, c’est moi !
N’en déplaise au barbu sur la croix ! Laissez-moi faire

40 Dernière prière Catholique du jour, chantée peu après le coucher du soleil


mon boulot comme je l’entends, sinon je vais être obli-
gé de convoquer tous vos bonzes au commissariat de
Bayonne. Ça sera du plus bel effet… Capito ?
L’inspecteur eut le sentiment diffus que le grizzly
se retenait pour ne pas lui sauter à la gorge. Le frère
Charles-henry lui répliqua d’une voix sourde que les
cuisines se situaient à droite dans le couloir, puis deux
fois à gauche après le scriptorium, une fois à droite en
bas des escaliers, puis tout droit jusqu’à la salle com-
mune qu’il fallait traverser en diagonale et en cake-
walk41 pour rejoindre les frères réfectoriers dans leur
paradis culinaire.
Après avoir erré plusieurs minutes dans le laby-
rinthe monastique, se retournant à chaque intersection
pour vérifier qu’il n’était pas suivi par la bête,
l’inspecteur guidé par des bruits de vaisselle parvint
enfin dans la cuisine. Frère José-Joseph, les bras
jusqu’aux coudes dans une eau savonneuse si brûlante
qu’elle laissait échapper un nuage de vapeur, (aussi

41
Danse populaire née parmi les noirs du Sud des Etats-Unis pour se moquer de leurs
maîtres
- 220 -
dense que celle du hammam Sultan Süleyman
d’Istanbul), était occupé à décrasser un plat gigan-
tesque en pyrex.
— Alors tu y arrives ? demanda la voix du cuistot
en chef en provenance du frigo.
— La prochaine fois, tu évites la tartiflette à
l’aligot : j’ai l’impression de nettoyer une auge de colle à
carrelage.
En éventant les émanations brûlantes qui flot-
taient dans la cuisine, l’inspecteur Pavier dont les épis
gélifiés de sa chevelure avaient fondu en une masse
grasse lui tombant sur les yeux, annonça sa présence
par un tonitruant :
— Bonsoir messieurs !
D’un geste maladroit, après s’être désencombré
les naseaux dans un mouchoir de Cholet plus humide
qu’une éponge, il tenta de remettre en place sa toison
ruisselante.
— Fait chaud ici, on se croirait dans le chaudron
du diable, ajouta-t-il, avant de réaliser son indélica-
tesse.
— Vous êtes ? demanda José-Joseph, essuyant
ses mains aux ongles encrassés par des croûtes de Re-
blochon, sur un torchon à l’effigie du Christ.
— Inspecteur Pavier, police criminelle de
Bayonne, vous pouvez m’appeler lieutenant si vous pré-
férez. Qui est le frère Pascal ?
— C’est moi ! fit l’adipeux, levant un doigt boudi-
né.
— Donc, vous, vous êtes José-Joseph, lut-il sur
un petit calepin qu’il venait de sortir de sa poche revol-
ver.
— Affirmatif ! admit la frêle silhouette du moine,
s’approchant de lui, le regard attiré par les pantoufles
spongieuses de l’inspecteur.
— J’interroge le personnel du monastère pour sa-
voir si vous avez vu quelque chose d’inhabituel ces
jours-ci.
— R.A.S mon lieutenant, répondit du tac au tac le
frère José-Joseph.
— Vous avez fait l’armée, vous !

- 222 -
— Absolument ! Deux ans dans le troisième ba-
taillon de parachutistes de Pau.
— Fichtre ! Vous n’avez pourtant pas la carrure, si
je peux me permettre.
— Depuis mon entrée en prêtrise j’évite les pro-
téines superflues, le fromage, l’alcool et les desserts…
J’ai perdu 20 kg de muscles en suivant le régime de
Sœur Coquarde… La mère supérieure du couvent des
Ursulines de Saint-Jean-Pied-de-Port.
— Vous mangez quoi ?
— Des quiches végétariennes… Si vous voulez
goûter ma dernière recette… Une quiche à la betterave,
piment et gingembre, proposa-t-il tout en désignant sa
préparation rougeoyante à peine sortie du four. J’y ai
rajouté un colorant de ma fabrication qui fera parler
dans les chaumières !
— Non merci, sans façon. Dites-moi, frère José-
Joseph, on vous a probablement appris à tuer dans les
commandos para ?
— Pas vraiment, moi j’étais affecté au pliage des
parachutes, expliqua-t-il, se remémorant avec nostalgie
ses débuts difficiles et son éviction du groupe d’assaut
sur Kolwezi42 pour fautes professionnelles à répétitions.

Un hurlement, venu du fond du couloir permet-


tant d’accéder aux cuisines, fit sursauter les trois
hommes comme des bouchons de champagne.
— T’es où Pépé ? bordel ! résonna la voix toni-
truante du Maestro.
— Par ici, commissaire ! Encore deux kilomètres
et vous y êtes.
— Très drôle inspecteur, grommela Peyo, débou-
chant dans la cuisine comme un taureau dans une
arène recherchant l’homme au costume d’or et aux bas
roses, pour l’encorner par les grelots. T’as pris une
douche ? s’étonna-t-il, observant la chevelure de son
adjoint plaquée sur son crâne comme une tablette de
chocolat fondu.
— J’aurais préféré ! Y’a dix minutes, on se serait
cru la gueule dans le poèle de Landru.

42
Ville du Zaïre rendue célèbre par l’intervention de la légion Française pour
délivrer des otages Européens
- 224 -
— T’en es où ? demanda le Maestro, ignorant la
réponse.
— J’en ai presque terminé avec celui-ci, indiqua-
t-il, en montrant le moine aux mains rougies par les
betteraves. Tu veux que je le mette sur le grill ? pour-
suivit l’inspecteur dans un murmure.
— Vas-y mollo ! On est chez les curetons quand
même, le conseilla Peyo sur le même ton.
— Alors frère José-Joseph ! On reprend notre pe-
tite discussion ?
Le pauvre moine tripotait nerveusement un pen-
dentif qui faisait penser à une gousse d’ail.
— Que voulez-vous savoir lieutenant ?
— Marcelin Poulpier… Vous avez quelque chose à
me dire sur lui ? Il paraît que vous étiez un de ceux qui
allaient nourrir ses chiens.
— Mr Poulpier, on ne le voyait presque plus ! Au
début, il était souvent après nous, le temps de mettre
tous ses projets en place, un peu comme un sergent ins-
tructeur. Quand je dis au début, c’était il y a une quin-
zaine d’années. Et puis peu à peu, il s’est effacé. Ces
dernières années, seul l’abbé et son secrétaire avaient
affaire avec lui.
— C’est tout ?
— C’est sûr qu’au début, nous avons trouvé ses
propositions pour redresser les comptes du monastère,
un peu… brutales. Certains d’entre nous ont préféré
quitter Sainte-Croix, comme le frère Giacomo ou le
frère Dagobert. Mais nous avons été vigilants ! Lorsqu’il
a commencé à vendre le patrimoine religieux du mo-
nastère, nous avons fait connaître notre inquiétude au-
près de l’abbé.
— Les camions ! Il faut parler des camions,
s’interposa le frère Pascal, s’approchant du petit
groupe.
Les deux policiers s’avancèrent avec calme,
comme s’ils voulaient encercler la bedaine en soutane.
— Quels camions ? dites-nous en plus frère Pas-
cal.
— Ma cellule donne du côté du haras et certaines
nuits, ce sont des convois entiers de fourgonnettes qui
débarquent.
- 226 -
— Fréquemment ? demanda Peyo, regardant avec
dégoût le tablier aux taches multicolores qui aurait pu
servir d’exemple à la mère Denis43.
— Environ une fois par mois. Ce n’est pas régu-
lier... Avec l’ordre de Sainte- Croix nous tenons à jour
une sorte de journal de bord sur les activités de ce Mar-
celin.
— L’ordre de Sainte-Croix ?
— C’est une sorte de club, expliqua le cuistot,
montrant son pendentif.
— C’est votre signe de ralliement ? s’étonna le
Maestro en s’approchant pour identifier le symbole en
bois. Ça représente un testicule ?
— Non… Non, c’est une gousse d’ail s’empressa
de se justifier le frère Pascal. Une gousse d’ail pour
combattre le mal.
— Le mal ? Je vais reformuler votre pensée,
commença le commissaire en utilisant une technique
de communication apprise lors d’un séminaire conjoint
entre les flics de la P.J et les vendeurs de papier hygié-

431893-1989 Figure emblématique des publicités pour la marque de machines à laver


Vedette
nique de chez Lotus. Si je comprends bien, Mr Poulpier
incarnait pour vous le mal absolu ?
— Il nous a obligés à délaisser nos prières quoti-
diennes pendant des mois, s’offusqua le moine.
— Et le noble art de la cuisine ! renchérit le frère
José-Joseph en levant un index accusateur vers les
cieux.
— A la place, c’étaient des travaux d’esclaves pour
rénover ce monastère reprit le cuistot.
— Ou des corvées dans les champs ! rajouta son
collègue, pointant sa tête par-dessus l’épaule de son
chef.
— C’est nous, les anciens, qui avons tout remis à
neuf ! y compris le pigeonnier, le haras et le manège
couvert qui va avec, surenchérit le cuistot en roulant
des yeux.
— Il a fait pire ! s’insurgea l’ayatollah de la
quiche, sautillant derrière la silhouette massive du frère
Pascal. Il nous a fait rénover entièrement des chambres
monacales qui sont louées à prix d’or aux âmes en
manque de spiritualité… Il faut savoir que nous,
- 228 -
pauvres moines, dormons toujours dans des réduits
saumâtres dont une bête ne voudrait même pas ! Sur
des lits en métal dont les ressorts nous transpercent le
cuir ! Nous n’avons même pas de latrines individuelles !
Pire ! Il nous a aussi obligé à faire des messes en latin et
en public, comme si nous étions des saltimbanques en
représentation.
Le frère Pascal, galvanisé par les propos de son
collègue, s’enhardit à son tour.
— Au lieu de faire les marchés dans les villes et
villages avoisinants, c’est désormais les clients qui dé-
barquent faire leurs courses au monastère ! Mr Marce-
lin a fait édifier une sorte de mini-supermarché ou le
commun des mortels, catholiques comme païens, peut
acheter tous les produits cultivés ou fabriqués par nous,
moines-fermiers-artisans ! Regardez ! fulmina-t-il, ou-
vrant un réfrigérateur qui abritait autant d’amibes que
l’intestin d’un ruminant.
Des dizaines de produits frais, commercialisés
sous la marque Christus s’empilaient sur les étagères.
Certains étaient même devenus des incontournables,
recherchés par les amateurs de sensations fortes
comme le célèbre boudin au piment scorpion, les pâtés
d’escargots, ou les flans au pamplemousse. (Recettes
mises au point par le frère José-Joseph qui souhaitait
explorer de nouvelles voies culinaires).
— Vous vous rendez compte ? explosa le cuistot,
le nom de notre Seigneur utilisé comme une vulgaire
marque de sous-vêtements !
— Dis-lui pour les visites, l’excita l’inventeur du
pâté d’escargot, en poussant son ami du coude.
— La visite guidée du monastère ! Encore un
chef-d’œuvre du Poulpe, comme il aimait à se faire ap-
peler ! Le clou de cette visite est la contemplation de la
relique de l’orteil de sainte Emmanuelle et s’achève par
une légère collation dans une salle dédiée à l’histoire
des lieux. Ce mécréant a fait installer dans cette pièce
des troncs-mécaniques ! Imaginez-vous ? Sur le con-
cept des bandits manchots, on insère un jeton imprimé
d’une valeur de deux francs, puis on actionne un levier
qui fait tourner simultanément trois écrans où appa-
raissent des symboles religieux. Trois christs alignés en
même temps, et hop ! C’est une bible qui tombe dans
- 230 -
l’escarcelle. Trois couronnes d’aubépine et c’est une
bougie senteur lavande, trois clous et c’est une image
pieuse.
— J’imagine que tout ceci a été validé par votre
abbé, commenta le commissaire qui s'ennuyait comme
s’il assistait au jour du seigneur sur Antenne 244, un
dimanche matin pluvieux de novembre. En somme,
vous ne l’aimiez pas ! synthétisa-t-il au bord du suicide.
— Un jour, il a même piétiné les quiches que
j’avais préparées pour une réception, asséna le frère
José-Joseph, aussi rancunier que John McEnroe45 un
jour de finale a Roland-Garros.
— Un sacré psychopathe, ricana amèrement
Peyo. Vous aviez donc un motif sérieux pour
l’assassiner, reprit-il d’une voix menaçante. Et tous les
ustensiles nécessaires, acheva-t-il, montrant d’un geste
large les panoplies de couteaux, hachoirs, masses et
autres appareils de cuisine en fonte, étalés comme des
preuves sur les divers plans de travail.
Les deux moines se ratatinèrent comme une
verge après un bain de minuit dans le détroit de Béring,

44 Ancien nom de France 2


45 1959- Joueur de tennis Américain réputé pour son mauvais caractère
puis se turent en attendant la suite. D’un signe de tête
directif, le commissaire fit signe à l’inspecteur de le
suivre.
— Des baltringues ! récapitula le Maestro en
aparté pour son inspecteur. Ça m’étonnerait qu’ils
soient capables de violence.
— Pas d’accord ! Vous avez vu le regard de l’autre
quand il a commencé parler de ses quiches écrabouil-
lées ? le contra l’acnéique… J’en ai eu des frissons dans
le dos !
— Réflexion faite, tu as peut-être raison admit-il
en se remémorant le crâne défoncé de Marcelin Poul-
pier, comme si quelqu’un avait voulu reproduire un
écrabouillement sauvage et incontrôlable. Il va falloir le
surveiller celui-là !
Les deux policiers s’approchèrent à nouveau des
moines apeurés.
— C’est bon pour nous ! On en a provisoirement
fini avec vous, lança le commissaire, avalant goulûment
un bout de quiche rougeâtre qui l’attirait comme une

- 232 -
religieuse dans la vitrine du chef-pâtissier Gaston Le-
nôtre.
En entendant l’adverbe « provisoirement », les
deux compères oscillèrent quelques instants entre sou-
lagement et menace, avant de se statufier en compre-
nant que l’inspecteur Pavier s’adressait à nouveau à
eux.
— Si j’ai bien compris ce que m’a laissé entendre
l’abbé, vos collègues sont en prière dans la chapelle ?
Un silence de crypte s’installa soudainement
dans la cuisine, laissant la place au glougloutement
bouillonnant d’une soupe à la tortue, nouveau plat mis
au point par l’adjoint du cuistot.
— Oh ! Hé ! C’est la fin du monde ? s’étonna
l’inspecteur devant le mutisme des deux moines.
— C’est-à-dire que… commença frère José-
Joseph.
— Oui ?
— Il y a eu un contretemps, hésita l’inventeur cu-
linaire comme s’il craignait une excommunication pa-
pale.
— Mais encore ! On ne va pas y passer la soirée !
— Ils ne sont pas dans la chapelle…
— Ils sont où ? s’impatienta le commissaire, les
lèvres parsemées de traces pourpres indélébiles et de
miettes de gingembre.
— Ils ne sont pas au monastère, fit le moine, se
faisant le plus petit possible.
— IlS-SONT-OÙ ? hurla cette fois le Maestro, ar-
ticulant chaque syllabe, bouche ouverte sur des dents
d’un rouge fluo agressif.
— Patron ! Vous saignez des dents, s’alarma
l’inspecteur, pointant les siennes pour être plus expli-
cite.
— Ils me fatiguent les deux Bocuse, s’essouffla le
commissaire en s’essuyant avec une Spontex récupérée
sur le plan de travail. Alors ils sont où vos collègues
moines ?
— Chez… Chez le Glaireux finit par avouer le roi
de la quiche.
— C’est qui ça le Glaisieux ? reprit l’inspecteur,
laissant le temps au commissaire de se récurer les dents
avec le coté vert de l’éponge.
- 234 -
— Le Glaireux, corrigea le frère José-Joseph.
C’est l’aubergiste du village des Tours-noires à cinq ki-
lomètres du monastère.
— Qu’est-ce qu’ils font là-bas ?
— Je n’aime pas le football, se contenta de ré-
pondre le moine.
— Je ne comprends pas ! Ils vont TOUS jouer au
foot dans une auberge avec un type qui s’appelle le Gla-
vieux ?
— Le Glaireux, rectifia à nouveau le virtuose de la
quiche. Ils ne vont pas jouer, ils vont regarder la télé...
Nous, on n’en a pas ici.
Le frère Pascal écarta vivement son collègue du
bras, perdant tout contrôle.
— C’est le quart de finale de la coupe du monde !
France-Brésil ! Si vous n’étiez pas arrivés dans nos
basques avec vos questions, j’y serais déjà moi aussi.
— Monsieur s’énerve ? constata l’inspecteur.
— Évidemment ! Ça fait plus de vingt ans qu’on
n’a pas vu ça ! Et plus d’un quart d’heure que c’est
commencé !
— Vous devriez supporter Bayonne, le rugby ça
porte moins sur les nerfs, persifla Pavier, lançant un
ballon imaginaire au cuistot.
— Par où on sort d’ici ? interrogea le commis-
saire, le menton imprégné de rigoles rosâtres.
— A droite dans le couloir, puis deux fois à
gauche après la salle de lecture, une fois à gauche en
haut des escaliers, puis tout droit jusqu’au cloître que
vous traverserez en diagonale au petit-trot pour re-
joindre la sortie.
A peine les deux hommes eurent-ils disparu de la
pièce que le cuistot, jetant à bas son tablier raidi par la
crasse, se rua vers le cellier dont la porte donnait sur la
façade sud du monastère.
— Il faut que je prévienne les autres, lança-t-il à
la volée au Picasso de la quiche. A travers la forêt, j’y
serai avant eux.

— Je prends le manche, fit le commissaire,


s’installant derrière le volant. Tu ne peux pas conduire
et te moucher en même temps. On dirait que tu viens
- 236 -
de prendre un gnon dans le pif ! A propos, t’as pas trop
secoué l’abbé ?
— Pas plus qu’une bouteille d’Orangina.
— T’es con ou quoi ? Tu veux qu’on ait des em-
merdes avec le proc' ? Si jamais le vieux se plaint, on est
bon pour avoir un blâme.
— Vous en faites pas, j’y ai été mollo et puis
l’abbé n’était pas tout seul. Il était accompagné de son
secrétaire, le frère Charles-Henry. Pas commode, le
type. Aussi trapu qu’une armoire Normande et gaulé
comme Chewbacca.
— Connais pas ce chou-bacca.
— La trilogie Star Wars au cinéma ! La guerre des
étoiles ! Georges Lucas ! Harrison Ford !
— Moi, les ricains c’est pas trop mon truc. Je suis
plutôt Bourvil46, Ventura47, Gabin.
— Alors, disons gaulé comme Jean Marais48 dans
la belle et la bête !
— Un sacré spécimen ton moine, ça promet ! De
toute façon, il faudra probablement convoquer tout ce

46 1917-1970 Acteur Français (la grande vadrouille)


47 1919-1987 Acteur Français (Les tontons flingueurs)
48 1913-1998 Acteur Français (Fantômas)
petit monde au commissariat, on verra ça avec le pro-
cureur.

La route en épingle s’enfonçait vers les Tours-


noires, comme une menace indéfinissable entre les
arbres centenaires.
— Vous savez où c’est, l’auberge du Glaviot ? de-
manda l’inspecteur, se recoiffant maladroitement.
— On trouvera bien, il doit y avoir trois pouilleux
et une éclopée dans ce village. En venant, j’ai même pas
remarqué qu’on en avait traversé un ! Faut dire, avec
tout ce brouillard, on y voit pas grand-chose.
— En tout cas, vos dents, elles peuvent servir de
feux arrière de brouillard, s’esclaffa Pépé malgré le re-
gard noir du Maestro.

Le frère Pascal n’y voyait pas plus, bondissant


comme un kangourou obèse à travers les buissons
d’aubépines qui recouvraient les espaces entre les mé-
lèzes. La pente était si raide qu’il dévalait la montagne à
la vitesse d’un TGV, bafouant les principes de
- 238 -
l’équilibre et de l’apesanteur par des rétablissements
spectaculaires.
Malgré les gifles des branches basses qui fouet-
taient ses joues marbrées par des veinules bleuâtres, le
cuistot savait où il allait. Ce sentier visible uniquement
par les initiés, il l’avait emprunté des centaines de fois
pour échapper à la stricte discipline du monastère.
En songeant que l’assassin du Poulpe aurait pu
prendre ce même chemin, il sentit un frisson désa-
gréable lui parcourir l’épine dorsale.
But de Michel Platini !

— 8 virages ! Je les ai comptés, se plaignit

l’inspecteur, en serrant les mâchoires.


— La montagne, faut la mériter, ricana Peyo,
freinant à l’approche du village des Tours-noires.
En ralentissant, la R21 emprunta la rue princi-
pale aussi déserte que les plages de Mourmansk49 en
plein été.
— Pas folichon votre montagne, fit l’inspecteur,
montrant une forge à l’abandon depuis des années, sui-
vie de plusieurs maisons manifestement délabrées.

49 Ville et port Russe au nord du cercle arctique


- 240 -
— Toi qui veux investir et qui recherches du
calme, ça ne doit pas être trop cher par ici, répliqua le
Maestro tout en se frottant les lèvres.
— Là ! Arrêtez-vous ! demanda Pépé. Sur sa
droite, la boulangerie des époux Pochard, dont
l’enseigne rouillée « Au petit Mitron » laissait deviner
le nom de l’établissement semblait encore ouverte.

Le grelot déclenché par l’ouverture de la porte fit


apparaître un personnage enfariné aux yeux plus
rouges qu’un château Margaux et dont la corpulence
faisait penser à celle une baguette rassie.
— Pu de pain, reste qu’un croissant de la veille,
annonça le boulanger, haussant ses épaules osseuses.
— Alors je le prends, j’ai une faim d’ogre… Des
problèmes d’allergie ? demanda Pavier, faisant un geste
circulaire autour de ses yeux pour amadouer le com-
merçant.
— La levure… Ça fait des années que j’aurais dû
changer de métier, se plaignit le boulanger derrière son
tiroir-caisse.
— On est tous pareil, abonda l’inspecteur, compa-
tissant.
— Vous aussi vous avez des allergies ? demanda
l’homme en blanc, montrant le nez enrhumé puis les
cratères sur la peau de son client. Moi, à votre place, je
me laisserais pousser la barbe.
— Aucune allergie, rétorqua l’inspecteur vexé.
Vous connaissez l’auberge du Glaviot ?
— Vous voulez dire du Glaireux ?... Tous les ama-
teurs de foot y sont ce soir, y compris ma femme Geor-
gette… Tout droit jusqu’à la ferme des Poissards à la
sortie du village, puis deux fois à droite après le bois du
pendu. Ensuite, vous traversez le torrent des martyrs,
puis vous laissez la chapelle Sainte Tuile à main gauche.
Après c’est facile, y’a la D632 qui monte en lacet vers le
col. À environ trois cent mètres vous verrez une bifurca-
tion en forme de langue de serpent. C’est à gauche à
environ 1km.
— Vous pouvez me dessiner un petit plan ?

- 242 -
En remontant dans la voiture, Pavier fut rappelé
à l’ordre par le commissaire d’une voix aussi sèche que
la farine du boulanger.
— T’en a mis du temps ! T’achetais la boutique ?

Après s’être égarés à chaque intersection, les


deux as de la crim' de Bayonne arrivèrent quasiment
aphones dans la cour de l’auberge, se reprochant mu-
tuellement cette Bérézina50 vicinale.
La vieille bâtisse aux murs centenaires et au toit
couvert de lauzes, semblait endormie au milieu des
arbres qui paraissaient lui offrir un cocon protecteur.
Une lumière tremblotante sortait péniblement à travers
les carreaux dont l’opacité faisait penser aux comptes
de la CGT.
A peine le pied posé sur le sol boueux, un hurle-
ment de déception émis par une multitude de voix, ex-
plosa à travers les murs de la gargote. C’est avec une
indifférence générale que les deux hommes pénétrèrent
discrètement dans l’auberge du Glaireux.

50 Bataille perdue par Napoléon contre les Russes en 1812


Un large bar en chêne au comptoir zingué, par-
semé de bouteilles vides s’étirait sur toute la largeur de
la pièce. Sur le mur, derrière le bar, des dizaines de
chopes de bière empoussiérées renvoyaient la lumière
vacillante des spots dirigés vers un espace spécialement
dédié à l’accroche de nombreuses photos. Le commis-
saire y reconnut celle du frère Pascal, entouré de deux
jeunes femmes aux sourires édentés. Le moine, ventre
dénudé, sur-lequel était écrit au rouge à lèvres « I love
Allah » affichait un sourire digne d’un sauf-conduit aux
portes du paradis. D’autres photos, dont il ne connais-
sait pas les visages (et encore moins les fessiers exposés
comme par défi) peuplaient abondamment le pêle-mêle
photographique. Des personnages sans complexe affi-
chaient leurs faciès déformés par l’alcool, comme celui
d’un moine, à la barbe rousse dégoulinante de bière et
qui riait aux éclats face à l’objectif, ou bien encore ce
gros plan sur un crâne tonsuré de près et laissant aper-
cevoir une tache de vin en forme de crucifix. Parmi tous
ces chefs d’œuvres Peyo aperçut une photo du Poulpe
en compagnie d’un homme dont le visage surexposé par
- 244 -
le flash disparaissait presque sous la lumière crue. Se
penchant par-dessus le bar, le commissaire arracha la
photographie de son support pour la mettre dans sa
poche.
— Ça a l’air de bien s’amuser ici, commenta
l’inspecteur en examinant à son tour l’exposition.
— Ça sent de moins en moins bon, cette histoire
soupira le Maestro.
Le plafond en épicéa, aux poutres apparentes
renvoyait le son de la télévision dont le volume poussé à
fond rendait encore plus pesant le silence des téléspec-
tateurs. Les clients, la plupart en soutane, tous regrou-
pés en demi-cercle autour de tables rectangulaires,
couvertes de verres vides, scrutaient le petit écran
comme si leur vie en dépendait. Le score logique de 1-0
pour le Brésil de Socratès51, s’affichait comme un cou-
peret au fil des minutes qui passaient à la vitesse d’une
tourista dans les boyaux d’un pèlerin. Michel Drucker
et Roger Piantoni52 aux commentaires du match depuis
plus de trente minutes ne tarissaient pas d’éloge sur la
qualité de la rencontre, lorsqu’un tir brésilien sur le po-

51 1954-2011 Footballeur international Brésilien


52 1931-2018 Footballeur international Français
teau glaça soudainement le camp français. Toute la
clientèle de l’auberge poussa un « Ouf » de soulage-
ment crispé, puis, comme pour exorciser la menace,
chacun fit son commentaire pour expliquer avec des
bredouillements plus ou moins avinés les erreurs com-
mises par la défense.
— On fait quoi ? demanda l’inspecteur. On ne va
pas rester au bar pendant des heures. Surtout sans rien
à boire. J’ai le gosier en papier de verre, moi !
— Le moine a beau avoir la réputation d’être d’un
naturel calme et pacifique, je te conseille d’attendre la
mi-temps pour interroger les tonsures… Sauf si tu veux
finir cloué sur un des arbres de la forêt. Viens, on va
s’asseoir sur le banc de la grande table proposa le Maes-
tro, désignant le meuble central de plus de trois mètres
de long, taillé d’un seul morceau dans un tronc.
Alors que les deux hommes allaient s’asseoir pai-
siblement pour attendre la mi-temps, un Goaaaaal !
libérateur explosa avec force de postillons hou-
blonesques de la bouche édentée d’un moine au bord de
l’apoplexie. Des hurlements démentiels, à s’en faire pé-
- 246 -
ter les carotides, explosèrent de toutes les gorges : Mi-
chel Platini53 venait de marquer le but égalisateur.
Comme des fanatiques, regards hallucinés, les
moines se levèrent d’un bond, sautillant les uns sur les
autres en un pogo enflammé. Un peu à l’écart, un
moine au visage cramoisi, walkman sur les oreilles beu-
glait : «Qui ne saute pas, n’est pas pour les bleus.», ta-
pant des mains et des pieds comme un possédé. Dans
ce capharnaüm effréné, au summum de l’excitation, un
colosse en soutane s’empara d’une des rares femmes et
la posa comme une écharpe autour de sa nuque, tour-
billonnant sur lui-même comme une tornade.
L’explosion des sens était à son apogée et le diable se
frottait les griffes de plaisir.
Une toux grasse fit se retourner les deux policiers
vers un vieil homme au regard creux.
— Sacrée mère Pochard ! gloussa-t-il, en obser-
vant une femme entre deux âges retirer son chemisier
pour le faire tourner comme une serviette au-dessus de
sa tête. Toujours la première à se mettre le slip sur la

53 1955 Footballeur international Français


tête. C’est vous les deux flics qui enquêtez sur le
meurtre de Sainte-Croix ?
— Enchanté, répondit laconiquement le commis-
saire la voix couverte par le tumulte en provenance de
la fan zone. Vous êtes le Glaireux je suppose ?
— Bien joué Sherlock !
— Je constate que les nouvelles vont vite, mau-
gréa le commissaire, agacé par la nonchalance du souf-
freteux.
D’un geste de la tête, le Glaireux, expectorant un
conglomérat jaunâtre dans sa paume pour l’essuyer sur
son pantalon, indiqua la porte de l’auberge comme
pour désigner un coupable. Une sorte de masse bru-
nâtre et spongieuse, au visage qui ressemblait à une pe-
lote d’épines de toutes sortes, se tenait dégoulinante et
boueuse près de l’entrée.
— Frère Pascal ! Apparemment, vous venez de
faire votre chemin de croix, se moqua l’inspecteur.
— Un raccourci... Arrivé trop tard ! suffoqua la
boule en s’écroulant avec un bruit humide sur le banc.

- 248 -
Beau joueur, dans un vacarme de fin du monde,
le commissaire commanda au Glaireux trois Akerbeltz.
Deux brunes pour mon collègue et moi… Et ? poursui-
vit-il, tendant l’oreille vers le cuistot.
— Une blonde, j’ai toujours adoré les blondes.
— Oui, j’ai vu ça, valida le commissaire, pointant
du pouce les photos derrière le bar.
La danse de l’égalisation prit soudainement une
ampleur inattendue. Les supporters, délaissant les
avant-postes de la fan zone, décidèrent d’entamer une
chenille vociférante à la tête de laquelle la sautillante
mère Pochard au chemisier noué autour du front, gueu-
lait des insanités à l’encontre de l’équipe Brésilienne. La
farandole des soutanes dont les pendentifs se balan-
çaient en cadence, s’enroula autour de la table centrale
comme un serpentin. Se saisissant avec vigueur de la
main du commissaire, Georgette tenta de l’extraire du
banc pour rejoindre la cohorte beuglante. Devant la ré-
sistance surhumaine de Peyo, la procession carnava-
lesque reprit sa route, jusqu’à ce que le frère Bello, sou-
tane par-dessus tête, saute à pieds joints sur le plateau
de la table. Le moine désinhibé par des années
d’abstinence footballistique commença à entamer le
Haka des rugbymen Néo-Zélandais. Les jambes flé-
chies, le bassin ondulant en direction de Georgette, la
langue pendante, il articulait difficilement des paroles
inintelligibles dans un patois vendéen.

Le jeune Donatien Bello issu d’une famille de


ventrachoux54 du bas-bocage avait rapidement compris
que l’argent ne se trouvait pas sous le sabot d’un cheval.
Au terme de sa dixième année, sa tirelire en forme de
moulin étant pleine à craquer, il décida d’investir la to-
talité de son pécule dans l’acquisition d’une action de
l’entreprise de brioches Pasquier.
Pour sa première communion, refusant
tout cadeau autre que monétaire, il fit une crise de nerfs
sous prétexte que son oncle, missionnaire à Rio de Ja-
neiro, lui avait fait parvenir la photo du christ rédemp-
teur sur le Corcovado. Malgré ses tentatives pour
vendre l’image pieuse lors de brocantes de village, il ne
put s’en débarrasser qu’au prix d’un effort commercial

54 Surnom des Vendéens


- 250 -
immense. Deux jours après cet acte contre-nature, le
petit Bello tomba en catalepsie. Malgré l’intervention
d’un exorciste financier, il ne se réveilla qu’une semaine
plus tard.
Des études primaires et secondaires sans his-
toires, ponctuées de jobs d’été à l’aquarium de La Ro-
chelle, lui permirent d’acheter rapidement sa première
voiture. Une Fiat Panda qu’il usa jusqu’à la corde, mais
qu’il revendit avec bénéfice à une famille d’immigrés
espagnols dans le besoin.
D’un naturel sportif, le jeune Bello, après avoir
échoué lors de la traversée vers l’Île d’Aix en dos crawlé,
décida de s’adonner à la pratique du base-jump, puis du
ski acrobatique, pour enfin trouver sa voie : la pêche à
la mouche, dont il devint champion de France, catégo-
rie « petite canne », attrapant une truite de plus de 50
livres dans le bassin de refroidissement de Flaman-
ville55. C’est la pratique de ce sport et son attrait pour
l’océan qui l’encouragea à chercher un métier dans un
univers proche de la mer : désoperculateur de bigor-
neaux dans un restaurant de crustacés, homme-

55 Commune Française sur laquelle est construit un réacteur nucléaire


grenouille dans les marais salants, nettoyeur de piliers
sur le pont de l’ile de Ré ou encore vendeur d’auto-
bronzant à base d’entrailles de daurade royale à Châte-
laillon-Plage. Après chaque échec, comme mu par un
ressort invisible, a l’instar du Zébulon56 de son enfance,
il repartait à l’assaut d’un nouveau métier jusqu’au jour
où il trouva sa voie : il serait pâtre dans les montagnes
Pyrénéennes.
A partir de ce jour, il sillonna « à mollets-que-
veux-tu » les sentiers abruptes de cet espace de liberté.
C’est à la suite d’une déconvenue sentimentale avec un
danseur de flamenco norvégien, sosie de Georges Mick-
ael, en plus petit, plus gros et dont le QI de Pecten
Maximus57 (pourtant son animal fétiche) le laissait in-
tellectuellement exsangue, qu’il se décida d’entrer en
religion et de prendre le nom de frère Bello di Compos-
tella. Son objectif était de réaliser un rêve… Rejoindre à
pied la pointe de la Galice avec la croix du christ sur le
dos.

56 Personnage de la série télévisée Française d’animation « le manège enchanté »


57 Nom scientifique de la coquille Saint-Jacques
- 252 -
Pour l’instant il ondulait du bassin, la soutane re-
levée à mi-cuisse sous le regard enamouré mais alcooli-
sé de la femme du boulanger.
A bout de patience, le commissaire, d’un geste
ferme, empoignant le danseur par le bras, le fit des-
cendre sans ménagement.
— Commissaire Fleurdesel ! Brigade criminelle,
cria-t-il, collant sa carte entre les deux yeux de
l’hérétique. C’est fini vos conneries ? C’est quoi votre
nom ?
— Frère Bello ! hoqueta le moine, le visage virant
au vert.
Les soutanes en goguette se figèrent comme un
seul prêtre, les regards braqués sur les deux policiers.
— Le Glaireux ! brailla le Maestro, apportez-moi
une bassine de café très très fort, j’ai deux mots à dire à
Noureev58. Pépé, tu me prends l’identité de tous ces
guignols, on verra si on a le temps d’en tirer quelque
chose.

581938-1993 Danseur classique Russe, chorégraphe et directeur de ballet


Après plusieurs minutes de calme et l’absorption
de plusieurs litres d’arabica dont la teneur en caféine
aurait tenu éveillé un congrès de narcoleptiques, les
moines au garde-à-vous attendaient patiemment la re-
prise du match, jetant de brefs coups d’œil anxieux sur
le téléviseur en mode silence.
— J’ai fait le tour des zouaves annonça
l’inspecteur Pavier. J’ai noté leurs noms, ajouta-t-il,
montrant au Maestro son petit calepin. La plupart sont
du monastère. J’en ai repéré deux ou trois avec le fa-
meux pendentif à la gousse d’ail.
Les deux hommes se dirigèrent vers le frère Pas-
cal qui se reposait, face collée par la sueur, contre la
table centrale. L’inspecteur le secoua comme on retape
un oreiller.
— Vous êtes combien dans votre bande de fana-
tiques ?
— Quelle bande ? Quels fanatiques ? demanda le
cuistot, émergeant d’un demi-sommeil.

- 254 -
— Votre ordre de Sainte-Croix pardi, y’en a par-
tout dans cette taule, j’ai l’impression d’être dans un
coin à champignons !
— C’est normal, c’est un peu notre quartier géné-
ral, et pour répondre à votre question, nous sommes à
peine une demi-douzaine.
— Laisse tomber ! ordonna le commissaire à son
adjoint en s’éloignant, on verra ça plus tard.
A son tour Peyo monta sur la table comme on
monte sur une estrade.
— Messieurs, Mesdames, nous ne sommes pas ici
pour vous juger. Avant que le match ne vous remette en
transe, j’ai une simple question à vous poser : avez-
vous, ces jours-ci, remarqué quoi que ce soit d’anormal
aux alentours du monastère ?
Devant le mutisme de l’assemblée, le commis-
saire précisa sa pensée.
— Un véhicule inhabituel... des visites
d’inconnus... des bruits suspects dans la forêt ?
Le frère Edmond Chiranne leva timidement un
doigt couvert de poils plus flamboyants qu’un été in-
dien à Chicoutimi59.
— Il y a bien les hôtes que nous recevons au mo-
nastère.
— Ils sont toujours là ?
— Ils sont partis ce matin, s’interposa le frère
Pascal, c’est le frère José-Joseph qui leur a servi le petit
déjeuner avant l’office des laudes60.
— Combien de personnes ?
— Un couple et un homme seul, je crois…
— Qui s’occupe de les recevoir ? Vous avez un re-
gistre avec leurs coordonnées ?
— C’est le frère José-Joseph qui assure les fonc-
tions de prévôt et qui est chargé d’accueillir nos hôtes-
pénitents. C’est un réceptionniste né.
— Très bien, nous verrons ça avec lui ultérieure-
ment si besoin… Rien d’autre ? demanda-t-il à l'assem-

59 Ville et province du Québec


60 Prière chrétienne du lever du soleil
- 256 -
blée impatiente de se coaguler contre l’écran qui an-
nonçait la reprise du match.
Peyo descendit de la table avec précaution, puis
s’adressa avec discrétion à son adjoint.
— On n’en tirera rien de plus ce soir. Ils sont
complètement cuits et obnubilés par leur foutu match.
— Et moi, vous m’interrogez pas ? Pas de fouille
au corps ? glapit la mère Pochard, un cigarillo humide
au coin de la bouche. J’en sais des choses pourtant ! Les
filles comme moi, ça passe inaperçu, mais ça entend
tout ! Et puis le Môssieur Poulpier, tout Môssieur qu’il
était, il s’arrêtait souvent à la Boulangerie m’acheter
une baguette de campagne poursuivit-elle d’une voix
gouailleuse façon Edith Piaf61. Et pis, je connais même
sa pâtisserie préférée…
— Fort intéressant la coupa le commissaire, on
vous convoquera prochainement pour plus de détails
sur ses préférences pâtissières.
— Et ça ! poursuivit-elle, en émettant un rot so-
nore mêlant des relents de bière et de vin, vous savez
qui me les fournissait ?

61 1915-1963 Chanteuse Française (La vie en rose)


L’index pointé sur son visage rubicond, Georgette
Pochard montrait ostensiblement le cigarillo qui pen-
dait mollement entre ses lèvres violacées par l’alcool.
— Vous voulez dire qu’il vous offrait des cigares ?
— Offrir ? Ah ! Ah ! Ah ! c’était pas son genre.
C’était plutôt moi qui les lui achetais.
— Contrebande ? interrogea l’inspecteur Pavier
soupçonneux.
— Et pas que du tabac, ricana la boulangère, titu-
bante.
— Je crois qu’on tient un truc, patron !
Embarrassé, le Maestro regarda son collègue en
se mordillant les lèvres sur lesquelles les traces de bet-
teraves commençaient à disparaître.
— On prendra sa déposition, quand elle aura des-
saoulé, note-le en lettres capitale sur ton carnet à spi-
rale « Colombo62 ».
En s’approchant du bar, un Chiwawa sortit de
nulle part s’attaqua comme un mort de faim aux plis du

62 Lieutenant de police Américain héros de la série du même nom


- 258 -
pantalon en tergal du commissaire, tentant même de
mordiller ses chaussettes en pur fil d’Ecosse.
— Tranquille ! Laisse le monsieur tranquille,
« Cerbère », gueula le Glaireux, toussant de plus belle.
— Vous tombez bien ! riposta le Maestro, se-
couant sa jambe pour se débarrasser de la petite teigne.
Vous connaissiez bien Mr Poulpier ?
— Bien, c’est exagéré. Il venait boire un verre ici
de temps en temps, se justifial’aubergiste en se tapotant
du plat de la main sur la poitrine.
— Vous faisiez des affaires avec lui ? demanda
sournoisement l’inspecteur.
— De quoi vous parlez ? Quels genres d’affaires ?
— Genre bonnes affaires espagnoles, genre mar-
chandise tombée du camion, genre prix d’ami…
— Vous voulez voir mes comptes ? crachota le
Glaireux, se protégeant la bouche avec son avant-bras.
— Ça se pourrait, attaqua l’inspecteur du tac au
tac.
Un choc sourd contre le bar, suivi d’un couine-
ment prolongé en direction de la porte de la réserve,
annonça que le commissaire avait réussi à se débarras-
ser de « Cerbère ».
— Mr le Glaireux préfère sûrement nous ré-
pondre dans les locaux du commissariat, le menaça le
Maestro.
— Vous pensez que vous me faites peur ? le pro-
voqua l’aubergiste, montrant sur son biceps gonflé le
tatouage « Légio Patria Nostra ». Les trois mots flot-
taient comme une menace dans une bannière, au-
dessus d’une tête de mort serrant un couteau de combat
dans la bouche. Alors… les poulets… soit vous buvez un
coup gentiment sans faire d’histoire, soit vous me con-
voquez dans les règles de l’art et vous dégagez de mon
zinc…
Le commissaire répondit par un clin d’œil ac-
compagné d’un sourire carnassier découvrant sa denti-
tion marbrée de traînées roses.
— Garde ton souffle pour ta déposition mon joli.
Des grandes gueules comme toi, j’en ai fait cracher plus
d’une au bassinet… A bientôt donc !

- 260 -
Alors que la porte se refermait sur les deux poli-
ciers, un glaviot compact s’écrasa comme une déjection
de mouette sur le chambranle.

— Bon, celui-là aussi faudra me le mettre sous


presse, fit le commissaire en ouvrant la porte conduc-
trice.
— Quelle bande de furieux ! Ils sont complète-
ment déchirés dans ce bled, lâcha l’inspecteur.
— A propos de bled, ma mère n’habite pas très
loin. Ça te dérangerait de redescendre avec l’équipe de
la « scientifique » sur Bayonne ?
— No problèmo, du moment qu’ils me déposent
chez moi.
Lorsque la R21 arriva derrière le monastère, un
groupe d’hommes en pleine discussion semblait les at-
tendre.
— Tiens ! Voilà le nouveau procureur fit remar-
quer le Maestro.
— Un bébé procureur, vous voulez dire, se moqua
Pavier en constatant la jeunesse du magistrat.
Le jeune diplômé avoisinait les deux mètres. Aus-
si longiligne qu’un pied de parasol, l’homme habillé fa-
çon croque-mort, ses grands bras écartés comme s’il
haranguait une foule, le faisaient ressembler à un cor-
beau. Il s’approcha de la R21, à grands pas de girafe.
— Mr Fleurdesel ! entama le proc' sans même lui
laisser le temps de descendre de son véhicule.
— Quelle fougue ! s’étonna le Maestro en
s’extirpant de la R21.
Le jeune procureur tendit une main aux longs
doigts de lémurien.
— Deloème, Stéphane Deloème, procureur de
Bayonne.
— C’est votre premier crime ? lança immédiate-
ment le commissaire d’un air narquois.
— Une sale affaire… Une victime qui à priori n’est
pas blanc-bleu. Assassinée dans un lieu aty-
pique, déplora le jeune magistrat sans relever
l’insolence du commissaire. Vous avez avancé ? Un sus-
pect ?

- 262 -
— Ouh là ! On vient à peine de commencer. Pour
l’instant toutes les hypothèses sont possibles, y compris
le meurtre par un des moines.
— Attention Fleurdesel ! Nous marchons sur des
œufs avec cette proximité avec le monastère. Je ne veux
pas que l’affaire s’ébruite. Évitez les convocations des
moines au commissariat, faites vos interrogatoires sur
place. Ça sera plus discret.
— Vous avez raison, on prendra une chambre au
monastère, persifla Peyo en haussant les épaules… Ras-
surez-vous, on connaît notre métier… moines ou pas.
— Comprenez-moi bien, je ne veux pas d’ennuis
avec la communauté catholique.
— Vous avez peur d’être excommunié ? railla à
nouveau le Maestro en lui tournant le dos.
— Je vous laisse faire le point avec les gendarmes
et la scientifique, rajouta le procureur au Maestro qui
s’éloignait à pas lents. Le juge Picolo a signé l’ordre de
perquisition du haras ajouta-t-il, parlant dans le vide.

— On a du lourd, annonça l’adjudant Lapellerine


aux deux policiers. Une vraie caverne d’Ali-baba. A tra-
vers les fenêtres qui donnent sur les écuries, on dis-
tingue des dizaines de cartons de cigarettes et d’alcool
de toutes sortes. Probablement de la contrebande. A la
demande du procureur, on va faire intervenir les
douanes. Mrs Deloème et Piocolo ont donné leur accord
pour la perquise. Les gars de la scientifique ont trouvé
un trousseau de clefs dans les poches du cadavre mais
on va attendre demain pour intervenir. Je vais laisser
quelques hommes pour garder le périmètre et on fera
appel à un Serrurier au cas où...
— Merci adjudant, on se voit demain matin alors,
marmonna le commissaire pensif, se caressant la barbe
comme on caresse un animal familier.
L’ambulance transportant la dépouille du Poulpe
s’éloigna lentement vers l’institut médico-légal de
Bayonne où l’attendaient déjà les mains gourmandes du
docteur Bouldesuif.
Les trois techniciens de la police scientifique hé-
lèrent les deux policiers d’un geste de la main.
— Alors les gars, commença l’inspecteur Pavier,
vous avez trouvé de l’or ?
- 264 -
— Mademoiselle, répliqua une des trois combi-
naisons blanches, en ôtant son masque de protection.
Et oui messieurs ! Il n’y a pas que des burnes dans la
police, continua-t-elle, agressive, jetant un regard as-
sassin sur l’acnéique.
— Tout doux, ma jolie ! Comment je pouvais sa-
voir ? On ne distingue rien à travers vos protections.
Mâle ou femelle, black, blanc ou beur, vos combis c’est
comme une pochette surprise… En plus agressif appa-
remment…
— Si tu ne veux pas redescendre à pied, soit un
peu plus psychologue, lui murmura le Maestro.
Ignorant l’inspecteur, avec le mépris d’un cham-
pion de Scrabble pour un analphabète, elle s’adressa au
commissaire.
— Je peux vous dire deux mots à part ?
L’entrainant un peu à l’écart, elle s’adossa sur la
porte du break de la scientifique pour reprendre la pa-
role.
— C’est moi qui dirige cette petite équipe, expli-
qua-t-elle à Peyo. Nous avons fait tous les relevés habi-
tuels sur la scène de crime. Pas d’arme sur place ou à
proximité. Évidemment, il y a de nombreuses em-
preintes que nous devrons vérifier en rentrant à
Bayonne. Pour l’instant, rien de bien évident à part le
fait que le crime n’a pas eu lieu dans cette pièce. Le
corps a probablement été transporté depuis le monas-
tère, nous avons trouvé quelques traces de sang dans
l’herbe. Probablement que la tête était entourée d’un
linge, soit pour éviter de laisser une piste, soit par honte
pour ne pas voir le visage du cadavre. Je vous transmet-
trai l’ensemble de nos constatations dans deux ou trois
jours.
— Rien de plus ? s’étonna le commissaire.
— Non, je ne vois pas…
— Et le colis que je vous ai signalé ? Le gaz c’était
du sarin ? De l’anthrax ? Du cyanure ?
La jeune femme pris un air inquiet avant de poser
sa main d’un geste théâtral sur l’épaule de commissaire.
— Du Réo…
— Connais pas fit le Maestro, sentant un étau lui
étreindre la poitrine.

- 266 -
— Un camembert ! Une AOP au lait cru, moulé à
la louche précisa-t-elle, pouffant de rire. Ça devait faire
quelques jours qu’il était dans cette pièce. Forcément
avec la chaleur qu’on a eu ces jours ci… ça fouette ! Ex-
pliqua-t-elle, en éclatant d’un rire moqueur.
Honteux et confus, le commissaire jura, mais un
peu tard qu’on ne l’y prendrai plus.

Souvenirs d'enfance.
Lorsque Peyo arriva près de la petite ferme lovée
dans un écrin de verdure sur les pentes douces de la
campagne de Saint-Etienne-de-Baïgorry, c’est toute son
enfance qui remonta à la surface.
Il se revoyait en hiver, rentrant de l’école à tra-
vers les champs enneigés. Se battant à coup de boules
de neige avec les frères Etchebeste et la malicieuse Co-
lette, frisée comme un mouton et aussi gracieuse qu’un
abcès sur la cuisse d’un lépreux. Au printemps, en plein
dégel, courant nu vers les torrents en compagnie de la
grassouillette Nicole, son premier amour au langage de
charretier, mais si prompte à lui réchauffer le corps en
le frictionnant avec les herbes folles encore raidies de
gel matinal. En été, avec Carmen la retraitée des postes,
une Espagnole qui lui avait appris que c’est dans les
vieux pots qu’on faisait la meilleure soupe. Avec Sophie
dont l’haleine automnale aux relents de terreau,
d’écorce putride et de mousse décomposée, lui faisait

- 268 -
penser aux paniers de champignons qu’ils emplissaient
ensemble dans les sous-bois proches de la ferme.
Ce sont tous ces souvenirs, toutes ses senteurs
qui lui emplissaient la tête, lorsqu’il ouvrit avec silence
la porte de la ferme familiale. Sa mère, à moitié somno-
lente, les yeux fixés sur la TV dont le volume était au
maximum, regardait un reportage sur la reproduction
en déclin des pingouins du zoo de Bornéo.
— Maman ! C’est moi lança le commissaire d’une
voix trop douce pour être entendue par l’ornithologue
en herbe.
— Mon dieu Peyo ! suffoqua la vieille femme en
sursautant malgré l’avertissement de son fils. Si je
m’attendais ! Ce n’est ni ma fête, ni mon anniversaire,
encore moins la Toussaint sourit la vieille femme, ten-
dant ses bras vers son garçon.
— Je passais dans le coin pour une enquête, cria-
t-il, pour supplanter le son de la télé. Alors je me suis
dit que je pouvais dormir ici.
— Tu es toujours le bienvenu chez ta mère. Tu
pourras dormir dans ta chambre, le lit est toujours fait
et j’ai retrouvé le pyjama que tu portais quand tu étais
jeune homme… Tu veux une tisane ? Une soupe de poi-
reaux ? Un laxatif ? demanda la vielle femme qui par-
fois perdait la tête sans s’en apercevoir.
— Plutôt une tisane, si tu veux bien, proposa-t-il
en baissant le volume du poste.
— Une Gitane ? s’étonna la vieille femme, sourde
de l’oreille droite après des années de pratique de
grosse caisse.
— Non ! Une tisane… Mais laisse-moi faire. Je
vais m’en occuper… Tu en veux une toi aussi ?
— Je ne fume plus depuis des années, mon
pauvre Peyo…
— Viens t’asseoir en face de moi, proposa-t-elle,
en voyant revenir son fils de la cuisine. Dis-moi ce qui
t’a fait venir par ici. C’est tranquille habituellement !
Le commissaire se laissa tomber comme une
masse dans le fauteuil poussiéreux, projetant une my-
riade de cadavres de mouches mortes depuis des
lustres.
— Pas grand-chose d’intéressant, crois-moi, af-
firma-t-il, baillant à s’en décrocher les mandibules.
- 270 -
— C’est quoi ces dents rouges ? Tu te laves bien
les dents matin et soir, Peyo.
— Maman ! J’ai plus cinq ans !
— Désolée, raconte-moi.
— Une affaire pas très marrante à côté du monas-
tère.
— Sur les terres du marquis ?
— De quoi tu me parles ? s’agaça-t’il en pensant
que sa mère déraillait une nouvelle fois.
— Enfin Peyo ! Le marquis Briville de Barfleur !
Sa famille possédait le monastère, le haras et des hec-
tares de terres tout autour.
— Ils ne sont pas d’ici avec un nom comme ça !
— Et toi ? Tu crois que Fleurdesel c’est basque ?
— Un point pour toi, bougonna le Maestro.
— La famille était originaire de la Baie de
Somme, si je me rappelle bien, mais Monsieur le mar-
quis possédait un petit pied à terre à Biarritz et toutes
les terres dont je t’ai parlé… Quel malheur quand j’y
pense…
— Qu’est-ce que tu dis m’man ? Je ne t’ai encore
parlé de rien !
— Je te parle du sort qui s’est acharné sur le mar-
quis… D’abord la naissance de son fils dont la santé
mentale était très fragile puis le suicide de sa femme et
l’incendie de leur maison de Biarritz. Pour couronner le
tout, la mort tragique de son gamin en Afrique. Et puis
toutes ces rumeurs ! Tu veux des petits gâteaux avec ta
tisane ?
— Quelles rumeurs ?
— J’ai des parts de flanc au pamplemousse que
j’ai fait livrer du monastère, des chocolats aux courges,
de la tarte au kirsch.
— Je vais me faire des nouilles, c’est plus sûr,
soupira-t-il, écoutant son estomac émettre des gar-
gouillis presque aussi sonores qu’un lavabo que l’on dé-
bouche.
— Après ta tisane ?
— Oui, tout ça, ça finit au même endroit pas vrai !
— Par Saint-Orel ! Je ne t’ai pas appris à parler
comme ça ! C’est sûrement des restes de ta liaison avec
la petite Nicole ! La politesse et le respect des an-

- 272 -
ciens c’est pourtant simple, basique ! Tu ne connais
pas les bases, mon pauvre Peyo.
— Bon ! Quelles rumeurs à propos du marquis ?
la recadra son fils.
— Des rumeurs comme dans toutes les cam-
pagnes. Des rumeurs de gens jaloux qui cherchent à
faire du mal.
— Mais encore ?
— Les gens disaient que la mort du fils du mar-
quis était suspecte.
— Qu’est-ce qu’ils en savaient puisqu’il est mort
en Afrique.
— Ils sont partis à cinq ! Cinq jeunes du pays,
cinq amis dont le fils du marquis, à la conquête de
l’Afrique. Mais ils ne sont revenus qu’à quatre, dont un
grièvement blessé ! Alors tu penses, les gens ont jasé.
— Ils ont raconté quoi les quatre autres en reve-
nant ?
— Nous, on a jamais su…
—C’était quoi leurs noms à ces gars ? demanda
Peyo, plus pour discuter, que par intérêt.
— Je ne sais plus, ça fait si longtemps ! Il y avait
un gars dont les parents cultivaient du piment, il me
semble. Un autre, fils de forain (un marchand de frites
et de chichis qui avait un nom qui sonnait allemand). À
l’époque c’était mal vu… Le troisième, je me rappelle
que c’était un grand échalas qui s’occupait des chevaux
du marquis. Quant au dernier, je crois bien qu’il avait
fait des bêtises. Il était recherché par les gendarmes. Un
sacré lascar, celui-là… Je crois que c’est lui et
l’Allemand qui ont entrainé les autres en Afrique.
Le Maestro qui égouttait ses nouilles à deux
mains, se retourna lentement vers sa mère, feignant
l’intéressement.
— C’était en quelle année tout ça ? Tu te rap-
pelles ?
— Houlà ! C’est loin tout ça. Je crois que c’était
juste après la guerre. Il me semble que tu étais déjà en
pension à Bayonne… Dis-moi plutôt ce qui t’amène par
ici ?
— Rien de bien joli, joli, comme tu t’en doutes.
J’enquête sur un meurtre près du monastère.
- 274 -
— Mon dieu ! La victime n’est pas un moine tout
de même ?
— Rassure-toi, ils vont tous bien, la rassura-t-il,
avec un sourire moqueur aux lèvres, songeant aux soi-
rées de ripailles que certains passaient dans l’auberge
du Glaireux.

Allongé sur son lit, dans un pyjama bien trop pe-


tit qui lui compressait le ventre comme une camisole de
force, Peyo Fleurdesel regardait sur le mur de sa
chambre les photos de ses idoles de jeunesse. Marilyn
Monroe63, Grace Kelly64, John Wayne65, Louison Bo-
bet66, et tant d’autres, se disputaient la place sur un
pêle-mêle en liège. Avec un grand soupir, il songea que
ce temps d’innocence était bien loin, et que le lende-
main serait une fois de plus consacré au crime d’un dé-
traqué.
Comme à son habitude, c’est au petit jour qu’il se
leva. A peine dans les escaliers, une bonne odeur de
chocolat chaud lui titilla les narines. Sa mère en robe de

63
1926-1962 Actrice Américaine (Sept ans de réflexion)
64 1929-1982 Actrice Américaine puis princesse de Monaco (Fenêtre sur cour)
65 1907-1979 Acteur Américain (Rio bravo)
66 1925-1983 Coureur cycliste Français triple vainqueur du Tour de France
chambre lui faisait griller des tartines tandis qu’un œuf
sur le plat rissolait dans une poêle.
— Tu es déjà debout m’man ? s’étonna le com-
missaire en l’embrassant sur le front.
— J’avais trop peur de te louper.
— Je ne serai tout de même pas parti sans te dire
au revoir, la rassura- t-il en s’asseyant… Quel petit dé-
jeuner ! Tu m’as gâté.
— Prends de la compote de pomme de terre, c’est
moi qui l’ai faite.
— Pommes ! De pommes, maman !
— Oui, c’est ce que j’ai dit mon fils !
Peyo voulait déjeuner en paix, il abandonna sur
sa chaise le journal du matin, les nouvelles étaient
mauvaises, d’où qu’elles viennent. Après avoir pris une
bonne douche revigorante, il prit congé de sa mère en
songeant que le temps passait bien trop vite.

En une demi-heure à peine, il rejoignit le haras


ou plusieurs voitures de gendarmerie étaient station-
nées. Juste à côté, une fourgonnette sérigraphiée au
- 276 -
nom de Christobald Colon, serrurier-droguiste à Cambo
les bains, était garée à ras de la porte principale à
double battant.
— Bonjour adjudant Lapellerine, lança le Maestro
d’un geste de la main.
— Vous êtes bien matinal pour un policier de la
criminelle, l’attaqua le gendarme, manifestement déjà
de mauvaise humeur.
Sans relever, Peyo lui expliqua qu’il avait dormi
chez sa mère à Saint-Etienne-de-Baïgorry. Il allait se
diriger vers le serrurier-droguiste lorsqu’envahi par un
remords presque oppressant, il se retourna vers le gen-
darme.
— Vous par contre, vous avez dormi sur place
dans votre estafette, lâcha-t-il avec une moue de dé-
goût, montrant l’uniforme froissé de l’adjudant.
La journée de travail avait mal commencé. Pour
rajouter à son énervement, l’inspecteur Pavier au volant
d’une Clio sport, déboucha comme une bombe sur le
tertre devant le haras.
— Toujours aussi discret, commenta le commis-
saire agacé.
— Je nous apporte du renfort, le contra
l’acnéique, sans relever la pique. Voici notre nouveau
stagiaire, l’élève officier…
— Messieurs c’est ouvert ! les interrompit Mr Co-
lon, en faisant carillonner un trousseau de clefs aussi
imposant que celui d’un gardien de prison.
— Félicitations, le complimenta l’adjudant.
— Avec ça, je pourrais ouvrir les portes du Para-
dis, se vanta-t-il, clignant involontairement des yeux à
chaque syllabe, ce qui lui avait valu le surnom de Tic-
Tic auprès de toute la profession.
L’équipe de gendarmerie, suivie de près par les
trois policiers et le serrurier, entrèrent dans l’immense
manège vide qui servait autrefois au dressage des che-
vaux du marquis. De nombreuses traces de roues sur la
terre meuble laissaient penser que des véhicules de fort
tonnage empruntaient régulièrement cet espace clos à
l’abri du regard.

- 278 -
— L’accès aux écuries est de ce côté. J’ai réussi à
obtenir un plan compléta l’adjudant, comme s’il avait
décrypté les hiéroglyphes de la pierre de rosette67.
— Félicitations ! Vous êtes de la graine des
Champollion68, le chambra le commissaire.
— Par-là, c’est l’ancienne remise à fourrage qui a
été transformée en bureau, par ici un garage et dans ce
coin la vielle forge qui a été modifiée pour être allouée…
Je ne sais pas à quoi, avoua-t-il en consultant son plan.
En tout cas les murs semblent plus épais que ceux des
pyramides, conclut-il, jetant un regard noir au commis-
saire.
— On commence par quoi ? demanda Tic-Tic
avec impatience.
— Les écuries, indiqua Lapellerine, c’est là-bas
qu’on a aperçu les montagnes de cartons.
C’est en utilisant le trousseau de clefs trouvé sur
le Poulpe, que le serrurier-droguiste de Cambo ouvrit
toutes les portes des anciens boxes pour chevaux.
A l’intérieur de chaque compartiment, des di-
zaines de cartons aux marques bien connues

67 Fragment de stèle gravée qui a permis le déchiffrage des hiéroglyphes


68 1790-1832 Egyptologue Français le premier à décrypter les hiéroglyphes
s’amoncelaient parfois jusqu’au plafond. Dans le pre-
mier, des cartons de formes rectangulaires de Marlbo-
ro, Winston, Gauloises, mentholées, tabac blond, brun
s’empilaient comme des cubes les uns sur les autres.
Dans le second, des boites entières de Montecristo, Co-
hiba, Partagas, Davidoff s’étalaient dans un espace do-
té d’un humidificateur flambant neuf. Dans les sui-
vants, des centaines de cartons d’alcool de toutes
sortes, du Pastis aux Whiskies les plus chers, atten-
daient d’être livrés en douce dans tout le département.
— Incroyable ! Il y a même du Cynar fit l’élève-
officier d’un air gourmand, après avoir fait le tour de la
pièce.
— Du pinard ? reprit le commissaire, secouant le
lobe de son oreille déficiente.
— Non ! Mieux ! Du Cynar. Je croyais cette bois-
son disparue.
— Et c’est à base de quoi ?
— Feuilles d’artichauts et herbes aromatiques, un
régal avec une crêpe aux huîtres, compléta le stagiaire,
les yeux brillants de gourmandise.
- 280 -
— Vous me plaisez, vous ! lança le commissaire
en songeant qu’il avait trouvé sur sa route un amateur
de bonne chère.
— Un sacré stock, commenta Lapellerine. Il y a de
quoi fournir les fêtes de Bayonne pendant une semaine.
On tient un sacré truc !
— Vos collègues douaniers arrivent à dos d’âne ?
ricana le Maestro en regardant sa montre.
— Ils seront là en début d’après-midi. Ils sont sur
un gros coup à la frontière au col de Lizarietta.
— Ici, les caisses ne se feront pas la malle fit re-
marquer l’inspecteur-stagiaire avec un clin d’œil ap-
puyé.
— Houlà ! Très très bon ça ! applaudit le commis-
saire, j’adore ! Un élève officier gourmand et comique,
c’est la première fois que je vois ça. On va être potes
tous les deux… Lui, je le veux dans mon équipe, pour-
suivit Peyo à l’attention de l’inspecteur Pavier. C’est
quoi votre nom ? demanda le commissaire, au jeune
stagiaire.
— Elève officier Yaouen Plougourn.
— C’est lequel des deux votre prénom ?
— Yaouen, fit Plougourn, je suis du Finistère-
Nord.
— Houlà je vous plains ! À part le chou-fleur, les
patates et le beurre salé, vous n’avez pas grand-chose à
vous mettre sous la dent.
L’inspecteur Pavier donnant un coup de coude à
son jeune collègue, lui glissa dans l’oreille.
— Il t’a à la bonne, le Maestro, c’est bon pour toi.
— Allez go ! Je crois qu’on a tout vu ici, constata
le commissaire. Je vous propose d’aller explorer le bu-
reau.
Aussi habile qu’Arsène Lupin69 au meilleur de sa
forme, le serrurier inséra une des clefs du Poulpe. Mal-
gré ses tressautements permanents, il ouvrit la porte
dès son premier essai.
— Je peux récupérer le trousseau ? demanda
l’inspecteur Pavier, estimant que ce rôle de porte-clefs
lui revenait de droit.
La pièce qui fleurait bon le chien mouillé, res-
semblait à celle d’un magnat de l’industrie.

69 Héros (gentleman cambrioleur) du romancier Hercule Poirot


- 282 -
— Ça sent l’épagneul, murmura le breton, frisant
les narines avec ravissement.
Les lieux respiraient un luxe aussi outrancier que
la bague de l’émir du Koweït sur un lépreux de New-
Dehli. Une moquette épaisse en poil de berger des Py-
rénées et un bureau central gigantesque en bois de
Dalmatie sur lequel reposaient un écran d’ordinateur
éteint, un bloc-notes et un pot à crayons empli de
Mont-Blanc, donnaient un premier sentiment de faste.
Des étagères en cristal exposant une collection de
pieuvres et de calmars miniatures en porcelaine, des
draperies de velours, des tableaux de maitres aux murs
et une bibliothèque chargée de livres anciens ache-
vaient le décor somptueux du bureau.
— Vous pouvez ramener quelques hommes ici ?
demanda le commissaire à Lapellerine, y’en a pour des
heures à fouiller cette pièce.
— Je suis sûr qu’il y a un coffre derrière ce ta-
bleau, paria Pépé, montrant une scène de pêche de nuit
à l’encornet sur l’embouchure brumeuse de la tamise.
— Vous avez vu la signature ? C’est un Gainsbo-
rough, les alerta l’inspecteur Plougourn, le nez sur la
toile.
— Je ne savais pas que Gainsbourg peignait,
s’étonna le Maestro, l’œil rivé sur le chef-d’œuvre.
— Pas le chanteur, rectifia l’élève officier, Gains-
borough le peintre anglais.
— Il est un peu sourdingue de l’oreille gauche,
osa le grêlé à son jeune collègue, parle lui dans la
droite, surtout quand tu fais des blagues.
— C’est pas une blague, je te signale… Il doit va-
loir une petite fortune.
Comme par magie le tableau pivota lentement
sur des gonds invisibles découvrant un coffre-fort de la
maison Harpagon.
— A vous de jouer Mr Colon, ordonna l’adjudant
Lapellerine.
— Je vais essayer, mais je ne vous garantis rien,
soupira Tic-Tic, en s’emparant d’un stéthoscope et
d’une boite de passe-partout usinés spécialement sur
l’ile d’Aix par l’entreprise de Julius Fouras.
- 284 -
— Pendant ce temps, on fouille la bibli' et le bu-
reau. Qui s’y connaît en ordinateur, interrogea Peyo à la
ronde ?
Yaouen Plougourn leva timidement la main.
— Je connais deux ou trois trucs, mais s’il y a un
code, c’est macache bono ! prévint-il, mettant en route
l’unité centrale.
Toute l’équipe s’appliquait à fouiller l’entièreté de
la bibliothèque, lorsque le commissaire s’approcha du
stagiaire.
— Je reviens sur cette histoire de tableau, ça vaut
combien un truc comme ça ?
— Au moins un million… Voire deux, évalua le
breton, fixant l’écran qui venait de s’allumer. Pas de
code en tout cas, on va pouvoir fouiller.
Juste à côté des deux policiers, l’inspecteur Pa-
vier muni de gants protecteurs en latex, ouvrit le bloc-
notes Oxford posé sur le bureau et lança un cri de vic-
toire.
— Euréka ! rugit-il, comme s’il venait de décou-
vrir une loi de l’univers.
— T’as quoi Archimède70 ? lui demanda Peyo, les
sourcils froncés.
— Regardez patron ! s’empressa-t-il, montrant
sur la première feuille un texte griffonné à la hâte :
« 14H00 bar le Perroquet borgne Hendaye ».
— Si ça se trouve, ça date d’un mois, le tempéra le
commissaire.
— Oui, mais en tout cas, c’est la dernière chose
qu’il a écrite sur ce bloc.
— Pas faux ! faudra vérifier ça en rentrant.
— Rien d’intéressant de mon côté, signala l’élève
officier : que des fichiers de factures et quelques photos.
Rien sur la navigation internet non plus, tout a été effa-
cé.
Au bout d’une demi-heure à s’acharner sur le
coffre, un dernier déclic salvateur libéra le verrou, ren-
dant Tic-Tic aussi fier que Spaggiari71 lors du braquage
de la société générale.

70 287-212 av J-C physicien Grec associé à la phrase « Euréka »


71 Malfaiteur Français auteur du « Casse s-du siècle » de la Société Générale de Nice
- 286 -
— Sans violence ni haine, lança le serrurier en
ouvrant la porte blindée, reprenant à son compte le slo-
gan du voleur de banque.
Attirés comme des mouches sur un étron frais,
toutes les forces présentes dans le bureau convergèrent
vers le serrurier de Cambo. La gueule béante du coffre
laissait apercevoir des liasses de billets de 500 francs et
plusieurs lingots entassés les uns sur les autres.
— On a ouvert sa tirelire, commenta le grêlé, les
yeux agrandis par la découverte.
— Vous me comptez tout ça, ordonna l’adjudant à
ses hommes et vous posez les scellées.
Au bout d’une heure d’investigation, après avoir
inspecté l’ensemble des rayonnages de la bibliothèque,
les gendarmes sous les ordres de l’adjudant Lapellerine
n’avaient pas trouvé plus d’indices que d’humanité dans
le cerveau d’un officier du K.G.B.
— Chou blanc ! avoua à son tour le breton, étei-
gnant rageusement l’unité centrale, avant de
s’intéresser, à la demande du commissaire, au second
tableau accroché sur le mur opposé à celui du coffre.
— Je crois lire Basquiat, supposa l’élève-
inspecteur en regardant avec circonspection l’œuvre
moderne. Basque, Basquiat, sûrement le pseudo d’un
type du coin… A priori sans intérêt.
— Ok, bon, on déménage ! On a terminé ? de-
manda-t-il à la ronde.
— Il reste la pièce non identifiée, de l’autre côté
du haras, ainsi que le garage s’agaça l’adjudant.
En file indienne, comme une colonne de bousiers
coprophages à la recherche de leur pitance, les enquê-
teurs se dirigèrent vers l’espace mystère. Dès
l’ouverture d’une porte qui n’était même pas fermée à
clef, les hommes restèrent muets devant la monstruosi-
té qui leur faisait face : une chambre forte aussi massive
que celle de la banque de France luisait dans la pé-
nombre.
— Sur ce coup-là, je passe mon tour, fit le serru-
rier, la main caressant l’acier de la porte blindé comme
s’il cajolait sa nouvelle fiancée, dénichée sur internet
auprès d’une agence matrimoniale de Vilnius.

- 288 -
— Un coup de chalumeau ? suggéra l’inspecteur
Pavier.
— Ce truc-là est ignifugé, si nous ne trouvons pas
les clefs, il faudra faire appel à un perceur de coffre of-
ficiel.
— Je ne sais pas ce qu’il y a là-dedans, intervint
Yaouen Plougourn, mais sûrement pas du Kouign-
Amann.
— Pour avoir installé un blockhaus de ce genre, je
pense, en effet, qu’il y a autre chose que des ortolans à
l’intérieur, renchérit Christobald Colon, s’adressant à
l’élève officier.
— Ni des homards bleus de l’ile de Sein.
— Ni de l’Ossau-Iraty vieillit huit mois en mon-
tagne.
— Ni le cidre millésimé de…
— Stop ! Les arrêta le commissaire, même si j’en
ai l’eau à la bouche, je crois qu’on a tous compris vos
métaphores chauvino-gastronomiques… Revenons à
nos brebis, acheva Peyo par un clin d’œil a Tic-Tic.
— Tenez, reprenez le trousseau que nous avons
trouvé sur le cadavre, fit le grêlé, tendant au serrurier
un porte-clés en forme de dentier miniature.
— Rien à voir ! s’offusqua immédiatement
l’artisan, ce que vous me montrez ce sont des clefs de
porte d’entrée et des clefs de voitures. Il va falloir atta-
quer la bête à coup de disqueuse à diamant.
— A ce propos, a-t-on trouvé la voiture de Mr
Poulpier ? demanda le commissaire.
— Pas dans les environs proches, grommela
l’adjudant. Il reste encore le garage à explorer ajouta le
képi, le doigt pointé sur son plan, désignant un espace
immense anciennement dédié aux attelages. Quelques
tours de clefs plus tard, les doubles portes du garage
s’ouvrirent en grand, dégageant sur une sorte de
grange. A peine le seuil franchi, un éclairage automa-
tique éclaira d’une lumière vive une dizaine de voitures.
Garée à la va vite, une R25 Bacarra bi turbo semblait
avoir été utilisée récemment. Derrière elle deux
Porsches, une De Loréan et deux Mercedes côtoyaient
une Aston-Martin et une Ds taxi des années soixante.
- 290 -
— Eh bien ! Il s’emmerdait pas le Poulpe fit le
commissaire, sifflant d’admiration devant le parc de
véhicules.
— J’ai la clef ! jubila l’inspecteur Pavier, ouvrant
à distance la berline française.
— Fouillez-moi ça ! ordonna l’adjudant à un de
ses hommes.
— Un vrai salon ambulant et d’une fiabilité in-
croyable cette bagnole, commenta Yaouen Plougourn.
J’ai un oncle, un commercial de haut vol, qui vendait
des glaçons à fonte lente dans les émirats. Il a fait plus
de cinq cent mille km avec ce même modèle et il dor-
mait dedans.
Hélas, la fouille du véhicule de la régie ne permit
pas de découvrir quoi que ce soit d’utile à l’enquête.
— Bon ! Ce coup-ci on remballe proposa le com-
missaire. Venez tous ici qu’on fasse le point avant que je
redescende sur Bayonne. Vous Adjudant, vous me met-
tez en lieu sûr les liquidités trouvées dans le coffre, puis
des scellées sur toutes les portes. Je vous laisse voir la
suite avec vos collègues douaniers. Par contre, vous
laissez une petite équipe à poste au cas où des fouineurs
voudraient mettre leur nez où il ne faut pas. Pépé et
Yaouen, vous me passez au crible l’état civil du Poulpe.
Ensuite, vous enquêtez discrètement sur la bande de
furieux d’hier soir, en particulier le dingo de la quiche
et vous en profiterez pour voir avec lui qui étaient les
hôtes qui dormaient au monastère. N’oubliez pas éga-
lement de me dénicher un type capable d’ouvrir la
chambre forte aussi vite qu’une boite de sardines. Moi
je file au village, discutailler avec la mère Pochard. On
se retrouve demain au commissariat.

Direction les Tours-noires, pensa le Maestro, la


main sur la clef de contact. Cette affaire sentait aussi
mauvais que le colis du Poulpe. S’il connaissait les af-
faires de contrebande du malfaiteur, il n’avait jamais su
où se trouvait son repère. La découverte de cette
chambre forte aussi irréelle qu’une ballerine du Bol-
choï72 dans une mine de charbon le mettait mal à l'aise.
D’un coup de frein rageur, il s’arrêta devant la fa-
çade du commerce des époux Pochard. Au lieu du par-

72 Célèbre théâtre Moscovite


- 292 -
fum des baguettes croustillantes et celui des croissants
sortant du four, une odeur de tabac froid, de vomi et
d’urine le prit à la gorge. La propriétaire des lieux, vau-
trée sur une chaise, menton sur la poitrine et jambes
écartées en « Y », ronflait avec un bruit auprès duquel
celui du pas de tir de Kourou, un jour de lancement,
ressemblait à un doux murmure. Un filet de bave, sec et
brillant comme la trace d’un escargot, reliait ses lèvres à
son cou déformé par un triple menton, tandis qu’un
reste de cigarillo finissait de se consumer aux coins de
ses lèvres. Dernier détail qui confirmait le melting-pot
des odeurs perçues par le commissaire, une flaque
d’urine encore fumante inondait le sol sous la boulan-
gère. D’un geste précautionneux, en se demandant par
quel miracle elle pouvait tenir en équilibre, il secoua
lentement la mère Pochard. En évitant de toucher les
coulées brunâtres et malodorantes qui imprégnaient
son chemisier grand ouvert sur un mamelon égaré, il
tenta de remettre le tissu en place.
— Oh ! Pas touche à la marchandise, éructa la
boulangère, ouvrant un œil encore collé par le sommeil.
— Vous me remettez ? demanda-t-il sans préam-
bule.
— Oui, vous êtes un des deux policiers d’hier soir,
riposta la mère Pochard, d’une voix aussi chargée que la
fumée d’une centrale à charbon.
— Bonne réponse ! Ça va mieux ? Pas trop la
gueule de bois ?
— Un beau match, une belle victoire. On les a tor-
chés comme il fallait, répondit la noceuse en évitant la
question.
— Y’a pas qu’eux qui ont été torchés insista Peyo,
ça vous arrive souvent de vous mettre minable à ce
point-là chez le Glaireux ?
— Minable, c’est beaucoup dire ! Vous m’avez
jamais vu au nouvel an, rétorqua la fêtarde d’un rire
aussi gras qu’un pot de mayonnaise. Avec les copains,
on a célébré la victoire. Cotillons et farandole à la ma-
nière des carnavaleux de Dunkerque !
— Vous connaissiez bien Mr Poulpier apparem-
ment. En tout cas, vous m’avez laissé entendre qu’il
vous fournissait en cigarillos.
- 294 -
— Oui, enfin, faut pas pousser la boulangère dans
les orties ! Il traficotait un peu, comme tout le monde.
Une cartouche par-ci, un carton de whisky par là.
— Parce que vous trafiquez vous ?
— Y’a pas plus de beurre dans les croissants de
mon mari que de roubignolles sur un castra gloussa-t-
elle, reniflant comme si elle venait de prendre un rail de
coke. On y met du suif de porc dans nos croissants !
— Belle vision du métier de boulanger.
— Vous savez, moi, il faut pas me la faire à
l’envers ! On a tenu un commerce en plein cœur de la
cité des 4000, alors, tout policier que vous êtes, je suis
sûr que vous bouffez à toutes les cantines. J’parierais
bien un fût de gnôle que vous êtes pas le dernier à vous
faire graisser la paluche.
— Vous connaissez cet homme ? demanda-t-il,
ignorant la pique, montrant la photo dérobée chez le
Glaireux.
— Ben ! C’est le Poulpe.
— Non, l’autre évidemment.
— La face d’albinos ? demanda-t-elle, en obser-
vant l’homme ébloui par le flash. Non jamais vu, vous
savez j’y suis pas fourrée tout le temps chez le Glaireux.
— A ce propos, vous n’auriez pas des relations
particulières avec l’un ou l’autre ?
— Holà ! Vous me prenez pour qui ? C’est pas
parce que je m’en fous une dans le cornet de temps en
temps que j’ai pas ma respectabilité ! Vous les hommes
vous êtes bien tous les mêmes ! Vous nous prenez pour
des filles à soldat. Une femme, c’est comme un coffre-
fort, tant que vous n’avez pas la bonne combinaison,
elle restera sourde à vos boniments de dragueur de
comptoir.
— Et c’est quoi votre combinaison, a vous ? Pastis
et Whisky ? Ou pinard et bière chaude ?
— Vous voulez que j’appelle mon mari ? menaça-
t-elle, se décollant avec mal de sa chaise.
D’une voix rauque a peine audible, elle gueula
« poupoule », viens « poupoule », viens « poupoule »,
viens vite !

- 296 -
— Vous allez voir, il va vous foutre dehors à
grands coups de taloche dans le fion !
Le farineux émergea de son fournil vêtu d’un
short de sport, l’air étonné.
— Qu’est-ce qu’il y a ma « Georgeounette » ?
— Monsieur insinue des choses pas très honnêtes
sur mon compte.
— Et ?
— Fous le dehors ! postillonna-t-elle avec ce qui
lui restait de salive.
Comme un peuplier oscillant de droite à gauche
lors d’une tornade, Georgette Pochard menaçait de
s’écrouler à chaque instant.
— Commissaire Fleurdesel, s’annonça le policier
au boulanger pour éviter tout quiproquo.
— Excusez-la, elle a fait la fête hier soir avec des
amis. Elle adore le football ! Il faut bien qu’elle se dé-
foule de temps à autre. Moi, ma passion, c’est le point
de croix. D’ailleurs, il faut que j’y aille, j’ai un match cet
après-midi.
— Un match de point de croix ? Je ne connaissais
pas.
— Trois entrainements par semaine dans la mer-
cerie de la vieille Gisèle, plus la musculation des doigts
grâce au pétrissage de la pâte à croissants. Je suis passé
semi-pro à l’âge de 21 ans. En individuel, j’ai terminé
« aiguille d’or » du département l’année dernière.
— Parce que vous jouez également en équipe ?
— Oui, je fais partie du Biarritz Olympique. On
joue contre le stade Français… Si on gagne, on termine
champion de France et puis après, c’est le championnat
d’Europe avec le « canevas de platine » au bout, et la
reconnaissance internationale. Je suis prêt à leur
mettre une pâtée aux parisiens.
— Epoustouflant ! admit le commissaire stupé-
fait. Bon match alors ! l’encouragea Peyo, regardant
l’athlète partir avec son sac de sport en bandoulière.
La mère Pochard s’était rassise sur sa chaise
comme on tombe dans un gouffre.
— Le Glaireux, c’est quoi son vrai nom ? reprit le
Maestro.

- 298 -
— J’en sais rien, gargouilla-t-elle, entre un renvoi
œsophagien et une déformation mécanique de la joue.
Faudrait demander ça aux vieux du village.
Comme par miracle, comme si Bacchus 73 l’avait
entendue, une ancienne du village fit carillonner la
porte du petit commerce.
— Egun on74 ! lança l’ancêtre, entrant dans la
boulangerie d’un pas leste.
— Mam’ Tuco ! beugla la boulangère en levant
péniblement la main.
— Oh ! Ma bella, vous avez encore fait la fête,
vous, poursuivit-t-elle, frisant les narines, en observant
l’état vestimentaire de la commerçante. Je voudrais une
baguette pas trop cuite s’il vous plaît.
— Pas comme votre boulangère alors, ricana
Peyo.
— Allez-vous servir Maria-Bénédicto, c’est gra-
tuit. C’est ma tournée aujourd’hui ! lâcha l’alcoolique.
Le monsieur à côté de moi voudrait connaitre le nom de
famille du Glaireux.

73 Dieu du vin dans la mythologie Romaine


74 Bonjour en Basque
La vieille femme se signa plusieurs fois avant de
pointer son index tordu par les rhumatismes vers le po-
licier en guise d’avertissement.
— Cet homme, c’est le diable en personne. Toute
sa vie, il a fait le mal ! Maintenant, il est comme moi,
trop vieux pour bouger, trop vieux pour être malfaisant.
— C’est-à-dire ?
— Ne remuons pas le passé ! Si vous voulez son
nom, le voici : Je me suis jurée de ne plus le prononcer,
ajouta-t-elle en écrivant rapidement sur un bout de pa-
pier sale pris sur le comptoir.

Lorsque Peyo rejoignit sa voiture, sa radio cra-


chouillait son nom avec insistance.
— Commissaire Fleurdesel ! appelait une voix
féminine. Commissaire Fleurdesel !
— Oui, je prends…
— Ah, Enfin ! J’ai un message du docteur Boulde-
suif, il veut vous voir de toute urgence.
Pestant contre le légiste, le commissaire prit la
route en direction de la côte. En passant le long du ri-
- 300 -
vage, Peyo se rappela ses vacances au bord de la mer
quand il regardait les bateaux et suçait des glaces à
l’eau. Le matin il se réveillait tôt, sur la plage pendant
des heures, il prenait des couleurs. Sortant de sa rêve-
rie il prit la direction de l’institut médico-légal de
Bayonne.
L’ambiance glaciale de l’institut lui avait toujours
fait froid dans le dos et c’est avec un sentiment désa-
gréable qu’il s’enfonça dans les sous-sols du bâtiment.
Le docteur Bouldesuif, les mains dans les entrailles
d’un cadavre, un casque sur les oreilles chantait à tue-
tête « Des cornichons, de la moutarde, du pain du
beurre, des p’tis oignons, des confitures et des œufs
durs… ».
Peyo, le cœur au bord des lèvres, se plaça face au
légiste pour lui faire comprendre qu’il était là.
— Ah ! Commissaire. Je termine Mme Esperan-
dieu et je suis à vous. Son mari était tellement con,
qu’elle a préféré se suicider à la quiche aux choux de la
marque Christus. On a retrouvé l’étiquette sur la table
de nuit.
— Comment c’est possible ? demanda le Maestro
en se bouchant les narines. Je ne savais pas qu’on pou-
vait se suicider à la nourriture.
— Vous n’avez pas vu le film « la grande bouffe »
avec Andréa Féréeol75, Mastroianni76, Noiret77… ? Eh
bien, elle a fait pareil ! Sauf que là, c’était avec des
quiches. Elle en a bouffé jusqu’à ce que son estomac
explose. Vous en voulez un bout ? explosa de rire le
docteur, tendant un bout d’intestin sanguinolent.
Le commissaire, main devant la bouche s’éloigna
à grands pas vers une rangée de lavabo.
— Alors ! remis ? fit le docteur, narquois, en
s’essuyant les mains sur son pantalon. Venez, poursui-
vit-il, avançant d’une démarche chaloupée vers les ca-
siers réfrigérés de la chambre mortuaire. C’est ici ! Au
12 de la rue des gueules froides, plaisanta-t-il. Un corps
recouvert d’un drap blanc apparut dans toute sa rai-
deur. Une étiquette entourée autour du gros orteil indi-
quait qu’il s’agissait de Marcelin Poulpier.

75 Actrice Française 1947 (Le dernier métro)


76 Acteur Italien 1924-1996 (La dolce vita)
77 Acteur Français 1930-2006 (Le vieux fusil)

- 302 -
— Aidez-moi à le retourner sur le ventre ordonna
le légiste.
Avec une certaine répugnance Fleurdesel obtem-
péra quasiment en apnée.
— Je ne l’ai pas entièrement terminé, annonça le
docteur, mais je voulais vous montrer quelque chose
d’incroyable.
En fouillant dans la poche de sa blouse qui laissa
s’échapper une dizaine de barquettes vides de mini
boudin à l’ail, le docteur sortit une loupe qu’il tendit au
policier.
— Approchez-vous ! ordonna le légiste, braquant
sa loupe sur l’arrière du crâne du Poulpe… Plus près
insista-t-il.
C’est avec dégoût qu’il approcha son visage de ce-
lui du docteur Bouldesuif qui, malgré le froid, suait de
l’ail à grosses gouttes.
— Vous voyez ? Là, au fond de la fracture ? mon-
tra-t-il, braquant une petite lampe dans l’anfractuosité.
Entre les morceaux d’os et les débris cervicaux,
brillait une sorte de petit caillou aux éclats verdâtres.
— C’est quoi ? lui demanda le commissaire au
bord de la nausée.
— Une émeraude commissaire, une émeraude.

- 304 -
Dernières volontés.

23 juin 1986

Les doigts du pied droit en éventail, bien posé


sur le plateau de son superbe bureau en formica écaillé,
Maurice Papadhopoulos était sur le point de réussir une
opération délicate. Il s’appliquait, tirant une langue
chargée et blanche, à gratter avec la pointe du capuchon
de son stylo, les couches successives de champignons
qui s’étaient, au fil des années, amassées entre ses or-
teils velus. Cette occupation lui prit facilement une de-
mi-heure. Il s’attaqua ensuite au pied gauche. N’ayant
pas d’instrument tranchant à sa disposition, il tenta
d’égaliser ses ongles de pieds en les sectionnant avec
ses incisives. Sa souplesse et sa dextérité buccale lui
permirent d’atteindre le résultat escompté rapidement
et sans blessure. A chaque coup de dent, il expédiait
d’un coup de langue expert, les rognures tranchées en
direction de la poubelle, débordante de détritus aussi
divers que nauséabonds.
Ses soins de manucure étant terminés, il décida
de s’attaquer au tri de son linge sale qui s’amoncelait
dangereusement depuis plus de trois semaines. Durée
pendant laquelle il était tombé dans un semi-coma
d’origine éthylique, à la suite d’un pari stupide avec son
ami et partenaire de beuverie Gustave Percheron.
Changeant tout à coup d’idée en pensant que ce travail
de classement pouvait finalement attendre un jour ou
deux de plus, il sourit benoîtement en se remémorant
leurs facéties tragico-alcooliques, puis se leva en émet-
tant un rot de plaisir. Le cerveau encore embrumé, il
manœuvra en direction d’un cagibi dans lequel trônait
un lavabo ébréché qui avait dû autrefois être blanc et
qui lui servait parfois d’urinoir. Juché au-dessus de
l’émail jaunâtre, s’observant dans la glace éclaboussée
- 306 -
de projections diverses, il fit une constatation qui le
laissa ravi et satisfait : malgré les années, il n’avait pas
changé d’un pouce. Aussi beau que le jour de sa nais-
sance et digne héritier du physique enjôleur et irrésis-
tible de son défunt géniteur, le propriétaire des salons
de coiffure « Appolonus ». Son crâne rasé à nu était
aussi lisse qu’une table de marbre de carrare. Son front,
parcouru de fines ridules, surplombait des sourcils aus-
si broussailleux qu’une fourrure de grizzly. Quant à ses
yeux habituellement bleus délavés, ils paraissaient en-
core plus pâles sous le reflet du néon éclairant le cagibi.
C’est vrai que son nez n’était plus totalement rectiligne,
cassé en plusieurs endroits par de multiples rixes, mais
d’autres n'avaient-ils pas réussi avec des défauts phy-
siques bien plus apparents ? Satisfait de son inventaire,
il se brossa rapidement les quelques dents saines qui lui
restaient, rasa avec soin sa mâchoire en forme de ga-
loche ((prenant bien soin au passage de tailler sa mous-
tache en forme de guidon avec une petite paire de ci-
seaux tranchants), puis aspergea vigoureusement son
visage ingrat de parfum made in china, à trois francs
l’hectolitre.
Encore en caleçon en ce début d’après-midi, il
décida de s’habiller « proprement » avant de sortir.
Pantalon de tergal gris souris, chemise en coton blanc
ivoire et veste noire en skaï. Il allait se précipiter en di-
rection du bar voisin « Chez Paul» alias Paulo la cou-
rante (rapport aux problèmes intestinaux qui lui pour-
rissaient la vie), quand le téléphone mural fit retentir sa
sonnerie stridente. Hésitant quand même un peu avant
de répondre, craignant une obligation de dernière mi-
nute, il décrocha à regret, lançant d’un ton désa-
gréable.
— Qu'est-ce que ?
— C’est moi, Gus, répondit une voix grave et si-
nistre.
— Ben ! Qu’est-ce que t’as ? T’as pas l’air dans ton
assiette ! T’as toujours trois grammes dans chaque
poche ou t’as la langue collée au palais ?
— T’as pas eu le Mulot au téléphone ?
— Non, j’étais plutôt dans le coltard suite à la vic-
toire des footeux d’hier soir.

- 308 -
— Alors, tu connais pas la nouvelle ? Le boss !
Lança le gros Gus angoissé, il a passé l’arme à gauche.
Maurice Papadhopoulos, « Momo belle gueule »
pour les initiés, resta bouche bée devant la nouvelle
pour le moins dramatique qui les laissait, pour certains,
orphelins de père pour la seconde fois de leur existence.
Outre son statut de gigolo dans les thés dansants, la se-
conde activité de Mo était de réaliser avec Gus et
quelques autres pointures du même acabit de coupables
forfaits au sein d’une bande de malfaiteurs spécialisés
dans la contrebande et le trafic d’œuvres d’art. Bande à
la tête de laquelle régnait le boss, Monsieur Marcelin,
coupable présumé d’un voyage précipité dans l’au-delà.
— T’en es sûr Gus ? insista le gigolo, essuyant
d’un geste vif une larme naissante au coin de son œil
droit où pouvait se lire une intelligence bovine digne
d’un premier prix de concours agricole.
— Certain ! affirma l’ex musicien, sa narine
gauche reniflant une goutte de tristesse.
— J’en chialerais presque si j’étais pas si con,
poursuivit Mo, ses méninges tentant de se remémorer
la dernière occasion où le flot lacrymal lui avait inondé
le visage. Et c’est arrivé comment ? Et quand ? ques-
tionna-t-il , incrédule.
— Sais pas encore… y paraît qu’on l’a retrouvé
dans le pigeonnier aussi froid qu’un iceberg.
— Mort naturelle ou alors quelqu’un l’a aidé ?
— Sais pas !
— Tu sais rien finalement ! conclut Mo, aussi dé-
çu que s’il avait perdu le premier prix en tant que sosie
d’Alain Delon.
— On le saura bien assez tôt. J’ai reçu un coup de
bigo de Nicéphore Mulot. On est convoqué à 14H00
chez « Maître Saragosse ». C’est lui qui s’occupe de la
succession du boss.
— Qui ça ? On ?
— Toi, moi, Zaz, Nic et Mulot.
— Toute la bande quoi ! constata Maurice désa-
busé, avant de raccrocher son combiné, songeant que la
disparition du Poulpe allait sûrement provoquer des
remous dans l’univers clos des malfrats de la région.

- 310 -
A l’heure dite, la troupe au complet se retrouva
64 rue des vidangeurs à Bayonne devant l’immense
porte vert foncé d’un hôtel particulier, résidence et of-
fice notarial de « Maître Saragosse ».
— Y’en a pour du pognon ici, remarqua Momo,
l’œil gourmand, contemplant l’immeuble aussi cossu
que celui de l’ambassade des États-Unis.
— T’énerve pas là-dessus, le coupa tout de suite
Gus, j’ai pris mes renseignements sur le scribouillard et
y vaut mieux pas y toucher. Il paraît que, quand un de
nos « collègues » a besoin d’un notaire, c’est toujours
à Saragosse qu’il s’adresse. Il est aussi protégé que la
Joconde. On n’essaye même pas de lui piquer un cen-
drier, pigé Momo ?
— Tu me prends pour un décérébré ou quoi ? Pas
besoin de me répéter deux fois la même chose, râla
l’intéressé, crachant un conglomérat verdâtre sur le sol.
— Tiens, voilà Nic et Zazie, gloussa Gustave, l’œil
attiré par un coupé sport rouge faisant crisser ses pneus
au coin de la rue.
Le véhicule bondit sur le trottoir, klaxonnant
bruyamment pour se garer, manquant d’écrabouiller un
vieux couple de nonagénaires promenant paisiblement
un caniche grisâtre aux poils poussiéreux. L’animal, le
cœur usé par des années de nourriture grasse, succom-
ba instantanément de peur devant l’apparition toni-
truante. Le vieux couple, quant à lui, encore tremblant,
réussit à s’adosser au mur décrépi, évitant de justesse la
voiture de Nicky qui en sortit hilare, s’adressant à Gus-
tave.
— T’as vu l’as du guidon ? Maîtrise totale du vé-
hicule, perception innée des distances et capacité à an-
ticiper. Depuis tout jeune, j’ai des réflexes de super hé-
ros. Si j’avais pas eu une réaction de dernière minute,
j’écrasais les deux vieillards et leur cabot.
« Zazie-Sonar », un tic nerveux lui déplaçant la-
téralement la mâchoire, tapota sur l’épaule du pilote lui
désignant l’animal d’un doigt accusateur.
— T’as fait crever le clebs ! Nic.
— Un pollueur de trottoir en moins, ricana le
Fangio des trottoirs en reniflant bruyamment. Ces bes-
tiaux-là, c’est bien simple, je peux plus les voir en pein-
ture.
- 312 -
— Je te signale que les proprios n’envisagent pas
la situation de la même façon que toi, lui souffla Gus à
l ‘oreille, lui désignant par un geste du pouce le couple,
apparemment abattu par l’envol prématuré de leur
compagnon vers le purgatoire canin.
Changeant de comportement aussi rapidement qu’un caméléon
gobe un hémiptère, le coupable s’approcha de la vieille femme qui
leva un bras sur son visage en geste de protection.
— Eh ! Tout doux Mamie. Je vais pas t’en claquer
une, expliqua Nic, levant ses deux mains bien haut pour
montrer ses intentions pacifiques. S’cusez moi plutôt, je
m'en vais vous dédommager, rajouta-t-il, sortant
comme par magie une grosse liasse de billets de la
poche de sa veste en croco du Nil.
— Mon Loulou ! Mon Loulou ! Mon pauvre Lou-
lou, ne cessait de pleurnicher la vieille dame, le regard
figé sur le cadavre du chien pendant encore mollement
au bout de sa laisse en cuir.
— Combien ça vaut un frisé comme ça, demanda
le pilote, se tournant vers Gus qui haussa les épaules en
riant.
— Sais pas ? Deux balles… Non j’en sais rien, tu
me demandes ça, à moi ! Pose plutôt la question à la
propriétaire, tu seras fixé.
— Madame, Madame ! Je vous dois combien pour
votre Loulou ? demanda-t-il d’une voix qui se voulait
posée et avenante.
— Je vous interdis de l’appeler Loulou, hurla la
nonagénaire ulcérée, à deux doigts d’éjecter son dentier
dernier cri qui n’aurait pas dépareillé dans la collection
du Poulpe.
— Calme toi Sidonie, l’apaisa son mari avec dou-
ceur, ton Loulou nous a quitté pour le paradis des
chiens, c’était son heure, on n’ y peut rien.
— Ferme là Augustin ! lui postillonna-t-elle au vi-
sage, remettant en place d’une main experte son appa-
reil dentaire qui s’était effectivement décalé de sa mâ-
choire tremblante. De toute façon, tu l’as jamais aimé
Loulou. Alors forcément, tu n’en as rien à faire de mon
pauvre petit…
— Tu exagères ma Sidonie, ce n’est pas parce que
j’ai une préférence pour Patapouf que…
- 314 -
— Ah, enfin tu l’avoues ! Je l’ai toujours su !
s’écria la vieille femme aigrie, reportant sa fureur sur
son mari. Et je suis certaine que tu as dressé ton sale
chat à attaquer mon pauvre Loulou, ajouta-t-elle en fai-
sant un signe de croix, se rappelant par ce geste le décès
prématuré du quadrupède gris sale.
Légèrement agacé par des propos aussi injustes,
Augustin se révolta calmement lançant une pique qui
envenima le débat.
— Premièrement, on ne peut pas dresser un chat
à l’attaque, ma Sidonie, et deuxièmement si tu n’avais
pas engraissé ce pauvre chien à base de jambon, de pâté
de campagne, d’andouillette et de tranches de foie de
veau, son cœur aurait sûrement été plus résistant.
— Quoi ? s’égosilla l’acariâtre, tu m’accuses
d’avoir… Ignoble individu, déchet humain, tu ne vaux
pas mieux que ton horrible chat.
Le bruit de la dispute commençant à attirer les
regards, Nic tenta d’intervenir une nouvelle fois.
— C’est pourtant vrai qu’il était obèse votre…
chien, se reprit-il, pensant au sermon précédent.
Changeant de cible la vieille femme aboya tel un
roquet.
— Vous, taisez-vous ! Assassin ! Tueur de chiens !
Bourreau d’animaux ! Chauffard ! Pilote sans permis !
Bien que réelle, cette dernière remarque fit ex-
ploser les bonnes résolutions de Nicodème qui, d’un
bond rapide et précis, tel un félin dans la savane, se jeta
sur la gorge de Sidonie, commençant à lui broyer la tra-
chée. Sans l’intervention de Gus, la nonagénaire aurait
succombé à l’étranglement puissant du chauffard.
— Holà ! Du calme mon Nicky, l’arrêta Gus, arra-
chant d’une poigne puissante les mains de son ami vis-
sées autour du cou d’autruche de la vieille, qui suffo-
quait par à-coup.
le gros Gus tenta de plaider en faveur de son ami,
tandis que Nicky, les oreilles rouges comme des pi-
voines, passait sa rage, frappant du pied les pneuma-
tiques de sa décapotable.
— Excusez le, M’dame, il s’énerve un peu, par-
fois…

- 316 -
Il enfourna une somme rondelette dans la poche
du pardessus du vieux mari, tandis que la femme tous-
sait en se massant la gorge sur laquelle on apercevait
encore les empreintes rougeâtres des pouces de son
agresseur. Gustave ajouta d’un air faussement affecté,
en guise de conclusion : « Un de perdu, dix de retrouvés
». Entrainant son épouse par le bras gauche ainsi que
le cadavre inerte du chien qui, accroché à la laisse glis-
sait derrière eux, le vieil homme chuchota d’un air ravi
à l’oreille de sa femme.
— Tu vois ma Sido, tout s’est arrangé finale-
ment…
Le regard noir que lui lança sa chérie lui fit com-
prendre d’arrêter là toute autre remarque. La matinée
avait finalement été assez bonne : le gros sac à puces ne
grognerait plus de jalousie quand il voudrait s’asseoir
dans son propre canapé et l’homme à la voiture rouge
avait réalisé ce que lui, pauvre Augustin, rêvait de faire
depuis des années : étrangler à pleines mains l’acariâtre
Sidonie.
Observant le couple s’éloigner au coin de la rue,
Gustave prit à part son ami Nicky.
— T’as oublié de prendre ton Témesta avant de
sortir de chez les dingos ?
Puis, d’une voix forte et rageuse, pointant son in-
dex sur sa tempe.
— T’es pas malade ? Ça va plus non ? Agresser
une vieille femme en pleine rue, aux yeux de tous ! Tu
aurais pu nous faire embarquer par les bleus.
— Y’a pas mort d’homme, Gus, s’excusa
l’étrangleur, tu sais bien que je m’emporte par-
fois quand il s’agit d’animaux. Surtout les caniches, les
oiseaux et les éléphants, spécifia-t-il comme pour bor-
ner les limites incompressibles de ses antipathies ani-
males.
Un peu, parfois étaient des euphémismes que
son caractère soupe au lait rendaient amusant. En effet
« Nicky la main blanche » était connu pour garder son
sang-froid aussi longtemps que met un sucre à fondre
dans un café bouillant. Son profil psychologique était
plus proche de celui du psychopathe que de l’assistante
sociale et seul son ami Gus était capable de calmer la
« bête » quand elle se réveillait. Son lourd passé
- 318 -
d’enfant de la balle et les drames qui avaient jalonné
son enfance faisait de Nicodème Trouyard une vraie
bombe à retardement. Heureusement, jusqu’à au-
jourd’hui le pire avait été évité car aucun clown n’avait
plus jamais croisé sa route.
— Bon, les gars, trèfle de plaisanterie, faut y aller,
on va être en retard si ça continue, fit remarquer Zéra-
phine en roulant de l’œil gauche comme si elle ne par-
venait plus à le maîtriser.
— Trève… ma vieille, c’est trêve qu’on dit, rectifia
Maurice fièrement.
— Trèfle, trêve, pour moi c’est kif kif bourricot si
tu vois ce que je veux dire et après tout tu m’avais com-
pris ! Pas vrai Momo ? répliqua-t-elle, se grattant ner-
veusement le cuir chevelu comme si sa vie en dépen-
dait.

Gus, prenant la tête de la troupe, sonna à


l’interphone en laiton au-dessus duquel trônait une
caméra de surveillance dernier cri. Une voix féminine,
chaude, sensuelle et souriante se fit entendre dans le
haut-parleur.
— Bonjour ! Que puis-je pour vous ?
— Nous avons rendez-vous avec Maître Saragosse
à onze heures, madame, expliqua poliment Gustave
comme s’il s’adressait à son institutrice de maternelle
dont le visage radieux embellissait encore ses nuits.
— Et vous êtes ? repris la voix mélodieuse.
— Gustave Percheron, Maurice Pa…
— Ah ! effectivement, coupa immédiatement la
secrétaire, j’ai vos noms sur ma liste de rendez-vous. Je
vous ouvre immédiatement. M. Mulot est déjà dans nos
murs, acheva-t-elle d’une voix enchanteresse. Un déclic
discret annonça l’ouverture de la porte massive. Pous-
sant un des deux battants, Gus, suivi de ses acolytes
pénétra dans le hall immense et gravit avec peine
l’escalier de marbre menant à l’étage.
C’est vrai qu’il avait changé ce sacré Gus. Du
jeune homme à la carrure de colosse et aux muscles
saillants qu’il était lors de ses prestations scéniques
avec la troupe musicale de son père et de « Onk
N’Dialo », il était devenu au fil des années un homme,
certes impressionnant, mais handicapé par un embon-
- 320 -
point qu’il tentait de dissimuler sous d’immenses che-
mises à fleurs, héritage d’un lointain passé avec ses fré-
quentations sénégalaises. De ses années au sein du
show-biz, il avait gardé une passion effrénée pour la
musique. Il continuait à s’intéresser de près à tout ce
qui se rapportait à la chanson sous quelque forme que
ce soit. Ses idoles et ses maîtres à penser étant bien évi-
demment Johnny, Dick et Eddy. Il avait quelques an-
nées plus tôt, partagé les mêmes débuts frénétiques et
connaissait toutes leurs chansons sur le bout de ses
doigts boudinés. C’est en sifflant « Sur la route de
Memphis » de l’incontournable Eddy Mitchell, qu’il
s’engagea sur la seconde partie de l’escalier dont
chaque marche représentait le salaire mensuel d’un ou-
vrier Bengali. Dans l’angle gauche du mur, au-dessus
d’un tableau monochrome inspiré d’un paysage campa-
gnard New-yorkais, une seconde caméra épiait les visi-
teurs.
— Dis donc Gus, commenta Zazie, les muscles de
son cou se contractant spasmodiquement et violem-
ment, t’as vu les portes blindées et les caméras ? On di-
rait qu’on rentre dans la réserve d’or de Fort Alamo.
— Fort Knox, Zaz, Fort Knox… à propos, devant
le notaire tu me laisses parler si tu n’y vois pas
d’inconvénient, ok ?
— T’as pas confiance ? Tu crois que je pourrais
dire des conneries peut- être ? Dit-elle, offusquée par la
mise en garde du gros. C’est ça ?
— Non, crois pas ça ma chérie, mentit le colosse,
mais c’est pas la peine qu’on cause tous ensemble, tu
vois ? Question efficacité vocale, je pense que c’est pré-
férable. Tu crois pas ?
— T’as raison, Gus, admit-elle satisfaite, cares-
sant de la paume la rampe d’escalier en acajou massif.
On dirait que c’est un bon job, notaire ! Tu crois que
c’est dans mes cordes ? termina-t-elle en arrivant sur le
premier palier aussi vaste qu’un appartement de mi-
nistre.
— Faut faire des sacrées études, éluda Gus. Des
types comme lui quand y causent, tu crois qu’y
s’inventent des mots rien que pour te mettre minable.
J’en ai connu un qui m’a tenu le crachoir pendant des
heures avec des mots en latin, pour m’expliquer que
- 322 -
l’héritage de mon paternel valait pas le prix du bois
pour le mettre en caisse.
— J’en ai fait des études moi aussi ! le contra
« Zazie-Sonar », pointant de son index son oreille, et
j’ai eu des sacrées profs toutes aussi dévouées les unes
que les autres, ajouta-t-elle émue, songeant à Mado
jambe de bois, Hyppi bang bang et Kika revolver.
— En tout cas, moi, j’ai pas fait d’études mais ce
que j’ai remarqué, c’est que la secrétaire a l’air aussi
comestible qu’un défilé de miss monde, annonça Mau-
rice toujours sur le qui-vive.
— Comment tu peux savoir ça, mon canard,
s’étonna Zazie, faisant craquer ses phalanges, tu l’as
même pas vue.
— Rien qu’au son de sa douce voix, j’imagine faci-
lement son physique. J’ai un don pour ça, je te signale,
rétorqua l’expert. Ecoutez un peu ! reprit il en
s’adressant au petit groupe qui gravissait lentement les
marches du second étage : 20, 25 ans, assez grande, le
corps ferme mais souple à la fois…
— Une sportive quoi, l’interrompit Zéraphine.
Genre haltérophile ou lanceuse de disque…
— Ouais, si tu veux concéda Maurice, mais en
moins grande alors, moins lourde et moins musclée
aussi. Plutôt genre Jamie lee Curtis78, si tu vois ce que
je veux dire. Une belle brune quoi ! Je l’imagine avec
des ongles rouges, des lèvres charnues, des yeux verts
pétillants de malice, provocante à souhait et surtout
impuissante à résister à mon charme.
— C’est pas gagné alors ! contra Gus, sonnant à
une seconde porte qui s’ouvrit sur une vaste pièce, au
fond de laquelle émergeait un chignon brun dissimulé
par un comptoir en bois exotique du Ka-
zakhstan. Maurice, apercevant l’extrémité capillaire de
sa proie, constata la justesse de son hypothèse et appli-
qua un grand coup de coude à Nicky pour qu’il admire
la justesse de son analyse. Celle-ci émergeant du comp-
toir pour accueillir la petite troupe, déploya son mètre
cinquante et annonça de sa voix toujours aussi suave.
— J’ai prévenu maître Saragosse de votre arrivée,
vous pouvez vous asseoir en attendant. Il va vous rece-
voir dans quelques minutes.

78 1958 Actrice Américaine (Un poisson nommé Wanda)


- 324 -
Gustave effectua un demi-tour immédiat et prit la
direction de la salle d’attente, évitant d’éclater de rire
devant la quinquagénaire. Zazie, la tête rouge, convul-
sionnée par les gloussements qu’elle tentait désespéré-
ment de retenir manqua de s’étouffer après avoir détail-
lé la proie de « Momo belle gueule ».
La secrétaire, fine comme une asperge et aussi
austère qu’une journée grise de novembre sur la bal-
tique, était aussi ridée qu’une pomme trop mure. La
teinture brune avec laquelle elle essayait de dissimuler
son âge, avait déteint par plaques irrégulières au som-
met de son front sur la base du crâne, là où la racine des
cheveux prend vie. Habillée aussi sobrement qu’un
moine du douzième siècle, elle semblait être d’une
autre époque, d’un autre temps. Seul Nicky, indifférent
à la comparaison erronée de son comparse observait les
rayonnages emplis de livres de la salle d’attente se de-
mandant comment on pouvait perdre son temps à lire
autant de bouquins. Lui se contentait de parcourir de
temps en temps « l’Equipe » et quelques livres aux pho-
tographies abondantes réservés aux adultes en mal de
relations charnelles. Maurice, furieux de l’attitude mo-
queuse de ses deux partenaires, s’assit lourdement dans
un canapé aussi moelleux qu’un faux filet de bœuf ar-
gentin en les avertissant d’une voix pleine de rage :
— Doucement les basses, c’est bon ! Vous vous
êtes marrés comme des baleines, maintenant vous arrê-
tez immédiatement, avant que je bourre la gueule à un
de vous deux.
— Voilà l’expert en voix qui s’énerve, répliqua
Gus calmement, sûr de sa force.
— Le dénicheur de miss a ses vapeurs, continua
Zazie dont l’œil droit était parcouru de clignements
spasmodiques.
— Tout à l’heure, c’est toi que je vais passer à la
vapeur ! La tronche plaquée au-dessus de la cocotte-
minute. Compris ?
— Doucement, calmez-vous, y’à pas mort
d’homme ! On va pas se foutre sur la gueule entre nous
quand même, les apaisa Gustave, les bras écartés pour
séparer les deux belligérants, prêts à en venir aux
mains.

- 326 -
Un toussotement discret suivi de l’apparition de
« Maître Saragosse », leur jetant un regard plein de re-
proches muets mais néanmoins perceptibles, (même au
plus abruti des prétendants au titre de « Mister muscle,
Paris-intra-muros »), mit un terme à l’altercation ver-
bale. Sanglé dans un costume noir-corbeau-mort, taillé
apparemment sur mesure, il imposait naturellement le
respect. Sans un mot, il invita les quatre compères à
s’asseoir autour de son immense bureau style Napo-
léon. Nicéphore Mulot qui était déjà là, se leva dès leur
arrivée.
— Bonjour les gars, bonjour Zéraphine avança-t-
il en tendant une main de bienvenue à laquelle per-
sonne ne répondit.
— Pourquoi t’es déjà là ? s’étonna Nicky sèche-
ment.
Maître Saragosse ouvrant un dossier volumineux
s’empara de fines lunettes rondes, qu’il posa avec auto-
rité sur son long nez aquilin et prit la parole, devançant
la réponse du comptable.
— Bonjour messieurs, madame, commença-t-il
d’une voix aiguë cherchant à se poser. Il me faudrait
tout d’abord la preuve de vos identités. Mr Gustave
Percheron ?
L’immense Gus tendit une carte d’identité vieil-
lissante, la laissant entrevoir à Zazie qui s’esclaffa à voix
haute.
— Waouh ! La tronche de comique ! On te recon-
naît à peine ! Hyper maigrichon ! Et les tifs ? On dirait
ma tante Sylvie cul de poule ! T’avais quel âge mon
pauvre Gustave ? Tu ressembles à une espèce de hippie,
genre…
Un grand coup de pompe du détenteur de la carte
mis un terme rapide aux moqueries de « Zazie-Sonar »
qui sentit sur elle le regard glacial du notaire, impa-
tient.
— Mr Nicodème Trouyard ? continua le notaire
imperturbable.
— Nicodème Trouyard ? repartit de plus belle la
jeune femme, ne pouvant s’empêcher d’éclater de rire.
Ton blaze c’est Nicodème Trouyard ? continua-t-elle, se
tapant sur les cuisses, des larmes faisant couler son
mascara. Le gros dur ne s’appelle pas Nicky, mais Nico-
- 328 -
dème ! Et Trouyard en plus ! Ça fait pas très vendeur
pour une pointure comme toi.
Croisant le regard de Nicky aussi acéré que la
lame de son cran d’arrêt toujours prête à entailler la
chair humaine, elle s’obligea aussitôt à cesser de rire,
s’essuyant les dernières larmes perlant au coin de ses
deux yeux encore humides. Le notaire poursuivit im-
perturbablement.
— Mlle Zéraphine Hernandes dos Fatima ?
— C’est bibi ! lança-t-elle le pouce pointé vers sa
poitrine généreuse en bombant fièrement le torse à
l’énoncé de son patronyme. Ça, au moins, ça en jette
comme blaze, ajouta-t-elle, défiant à nouveau Nicky.
— Vous avez un justificatif d’identité ?
— Carte de rhésus sanguin, ça vous va ? plaisanta
l’interpellée, la mâchoire tordue par un mouvement in-
contrôlé.
Devant l’air impénétrable du notaire dont les
mains jointes sur son sous-main en cuir fauve atten-
daient patiemment le document demandé, « Zazie-
Sonar » tendit une carte d’identité flambant neuve.
— Maurice Papadhopoulos, je suppose que c’est
vous, continua l’homme en noir en s’adressant à Mo.
— Touché pleine bogue, commenta Maurice, y’a
pas à dire, dans le notarial vous êtes des têtes. Z’avez
fait des études pour ça, ou c’est votre paternel qui vous
a filé la boite ?
— Bien ! poursuivit le notaire, sans prêter atten-
tion aux questions du moustachu, maintenant que j’ai
vérifié vos identités, nous allons pouvoir continuer.
— Et au Mulot, vous-lui demandez rien ?
Môssieur a des privilèges ?
— Je connais Mr Mulot depuis quelques temps,
pas besoin de justificatif.
Puis, reprenant son souffle en gonflant sa poi-
trine comme s’il tentait le record du monde d’apnée en
profondeur, il se saisit de ses lorgnons, les essuya avec
un mouchoir immaculé et regarda ses interlocuteurs
d’un air attentif.
— Messieurs, je vous ai convoqués suite au décès
brutal de Mr Marcelin-Ignace Poulpier, né le 25 dé-
cembre 1920, 11 avenue Dubonnet 64250 Espelette.
- 330 -
— Comme le petit Jésus sur la croix ! certifia Zaz,
contractant involontairement les mâchoires.
— Certes, commenta le notaire. Il y a quelques
semaines, mon client m’avait confié une lettre à
n’ouvrir qu’après son décès et uniquement en cas de
mort violente. Ce pli cacheté devant être ouvert impéra-
tivement en votre présence. Comme c’est hélas le cas, je
vais donc…
— Une pointure le Poulpe ! le coupa inutilement
Zéraphine dont le visage grimaçant reflétait une impa-
tience incontrôlable.
— Certes, confirma à nouveau le notaire… Pour le
moins prévoyant en tout cas ! Je vais donc procéder à
l’ouverture de la missive testamentaire.
— T’as vu comment qui cause bien ! fit remarquer
Momo, s’adressant à Gus le regard braqué sur Maître
Saragosse.
— « Bayonne 01 Mai 1986. Moi Marcelin Poul-
pier » commença le notaire en fronçant les sourcils.
— Pile poil le même jour que la fête des fonction-
naires ! s’empressa a nouveau Zazie interloquée par la
similitude de date.
— Mlle Hernandes…
— Moi ! lança l’interpellée, le doigt levé bien
haut.
— Je souhaiterais, si cela ne vous importune pas
outre mesure, pouvoir poursuivre sans interruptions
intempestives et inopportunes de votre fait, la lecture
in extenso de la lettre rédigée par le défunt susnommé.
Nous ne sommes pas dans un film comique, la fustigea
le notaire excédé.
La jeune femme, le regard inexpressif se tourna
vers Gustave.
— Tu peux me traduire ? demanda l’empêcheuse
de lire en rond, dont l’état de nervosité faisait trembler
ses genoux par saccades comme un marteau-piqueur.
— Que tu fermes ta boîte à conneries cinq mi-
nutes, exigea Nicky, à la place de Gustave. Continuez
Monsieur Sargasses.
— Saragosse, monsieur Trouyard, mais merci de
votre intervention. Je continue donc : « Mes amis, si
maître Saragosse vous lit cette lettre, c’est que j’aurais
passé l’arme à gauche d’une manière un peu plus ra-
- 332 -
pide que prévue et c’est la raison de votre présence au-
jourd’hui.Vous savez tous que notre collaboration a été
très fructueuse, en partie grâce à votre implication
dans nos affaires. J’ai donc jugé normal, n’ayant au-
cune famille, de vous inscrire tous les cinq comme héri-
tiers exclusifs. Biens immobiliers dont le restaurant
« Aux trois gorets », ma brocante et mon pied à terre
de Biarritz, placements boursiers, chevaux de course,
bijoux, voitures, ainsi que les divers revenus dont vous
connaissez l’origine, vous seront distribués à part
égale, à une seule condition… ».
Maître Saragosse se racla énergiquement la
gorge, sortit un mouchoir immaculé de sa poche, puis
déchaussant ses lunettes, il en essuya les verres avec
lenteur, regardant tour à tour chacun de ses clients
avant de poursuivre.
« ...à une seule condition : retrouver mon ou mes
assassins et mettre fin à leurs jours en leur faisant su-
bir le même traitement. Au cas où ce petit service ne
serait pas réalisé à la date anniversaire de ma dispari-
tion, l’ensemble de ma fortune reviendrait à une tierce
personne que je tiens en très haute estime et dont
Maître Saragosse est le seul à posséder le nom sous
une enveloppe cachetée… ».
— Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ? cla-
qua Mo, tapant du poing sur le plateau du bureau. C’est
qui ce type qui veut nous dépouiller ? Manquerait plus
que ça ! Après tout le mal qu’on s’est donné à épauler
M’sieur Marceau, ça me ferait mal au ventre de filer
tout son blé au premier quidam venu.
— Ceci n’est pas encore chose faite, Monsieur Pa-
padhopoulos, vous avez un an pour vous plier aux exi-
gences testamentaires du défunt.
— Et qui c’est le gagnant du gros lot, si par hasard
on échoue ? demanda Nicky, un rictus cruel au bord des
lèvres.
— Vous comprendrez bien que cette information
est confidentielle et qu’en tout état de cause, même si je
la connaissais, je ne pourrais la communiquer à per-
sonne. C’est uniquement à la date anniversaire du décès
de Mr Marcelin que j’ouvrirai l’enveloppe afin de dé-
couvrir, comme vous, le patronyme de l'héritier de la
fortune Poulpier.
- 334 -
— Et elle se monte à combien la tirelire ? miaula
Gustave, salivant par avance.
— Je suis désolé, mais là encore cette information
doit rester confidentielle jusqu’à réalisation de la de-
mande testamentaire.
— Pour faire simple, y a que le jour où on aura
vengé Marceau le Poulpe qu’on saura combien on palpe
et qui était en second sur la liste pour toucher le pac-
tole, résuma Maurice, lissant nerveusement sa mous-
tache en forme de guidon de vélo.
— C’est à peu près ça... Puis-je poursuivre la lec-
ture du testament si vous n’avez pas d’autres ques-
tions ?
Cinq têtes plus ou moins vides dodelinèrent si-
lencieusement en même temps, permettant à Maître
Saragosse de reprendre sa lecture là où il avait été in-
terrompu.
— « Pour vous aider dans vos recherches, vous
pourrez vous adjoindre l’aide du commissaire Peyo
Fleurdesel que je rétribue régulièrement, et sur lequel
je possède un dossier que Maître Saragosse vous
communiquera en temps utile. L’urgence est de vider le
coffre de mon bureau de Sainte-Croix qui contient
quelques économies, mais surtout de récupérer au plus
vite la marchandise et les documents à l’abri dans la
chambre-forte. Les deux codes sont identiques, il vous
suffira de relever le numéro tatoué sur mon corps pour
y avoir accès. Quant aux deux clefs permettant
d’ouvrir la chambre forte, l’une est détenue par mon
comptable Mr Mulot… »
Quatre paires d’yeux, façon Dracula en hypogly-
cémie se braquèrent avec insistance vers le comptable.
— T’as une clef du coffre ? s’étonna Gus, se frot-
tant les mains nerveusement.
Nicéphore Mulot se dandina d’une fesse sur
l’autre comme s’il avait une crise subite d’hémorroïdes
avant de répondre.
— Sans vouloir vous offenser, Mr Marcelin
m’avait confié cette clef, non pas parce qu’il me faisait
plus confiance qu’à vous quatre, mais parce que nos
relations de comptable à patron étaient plus régulières
et fréquentes… Soyez rassurés ! On ne peut rien faire

- 336 -
avec une seule clef, acheva-t-il, sentant un Niagara de
sueur lui parcourir le corps.
— Et où elle est cette clef ? insista Nicky, serrant
les dents à s’en faire péter l’émail.
— Ici ! indiqua en une microseconde le comptable
qui posa avec ostentation un porte-clefs sur le bureau.
— Puis-je continuer ? demanda le notaire avant
de reprendre la lecture : « L’autre est dissimulée parmi
ma collection de boites à camembert dans le bureau de
Sainte-Croix. Enfin, dans mon magasin de brocante
dont Mr Mulot a également les clefs, vous y trouverez,
cachée dans le sarcophage du faucon de « Touhtmesfé-
lis » une somme suffisante à vos premiers frais… ».
— Dis donc ! T’es le chouchou du boss, constata
Zéraphine qui croisa les bras sur sa poitrine opulente.
— C’est pas normal tout ça ! rebondit Mo en ap-
puyant violemment son index sur l’épaule de son comp-
table de voisin.
— Laissez-moi terminer par pitié ! les supplia
Maître Saragosse, accélérant son débit de paroles, le
faisant ressembler au célèbre bonimenteur Joris Duc,
capable de cracher dix syllabes par seconde : « Avant
de vous quitter définitivement et afin que ma succes-
sion se déroule sans accroc, c’est à Gustave que je con-
fie le rôle de coordinateur du groupe. Même si vous
êtes associés à parts égales, je vous demande de res-
pecter ses décisions comme vous avez su respecter les
miennes. Adieu mes amis. »
Un silence pesant plana sur l’assistance et fut
soudainement perturbé par une flatulence involontaire
de Mo qui rougit jusqu’aux oreilles.
— T’as aucun respect pour rien, toi, le sermonna
Gus, dévisageant le coupable.
— Oh doucement mon gros ! J’y peux rien !
Toutes ces nouvelles m’ont détraqué les intestins. Et
c’est pas parce que tu viens de prendre du galon que tu
vas aussi contrôler mes sphincters répliqua le coupable
qui se caressa l’arête du nez fracturé en plusieurs en-
droits.
— Tu pourrais les contrôler toi-même, ça éviterait
ce genre de situation embarrassante, s’interposa Zazie,
dont les narines se plissaient convulsivement.

- 338 -
— Ça te gêne, toi ? interrogea l’épandeur le re-
gard braqué sur Nicodème.
Avant que celui-ci eu le temps de répondre, le no-
taire s’empressa de mettre un terme à cette discussion
médicale.
— Messieurs, madame, ces interrogations sur ce
bruit émis lors de cet oubli sont totalement superflues
en ce lieu. Je vous suggère donc de remettre à plus tard
vos investigations sur ce phénomène intestinal qui
semble vous préoccuper au plus haut point.
— De toute façon, j’ fais ce que je veux, où que
j’veux, s’énerva l’inculpé, maudissant in petto79 sa fuite
involontaire.
— Messieurs, madame, insista le notaire en se le-
vant pour mettre un terme à l’entretien, je pense avoir
été clair et vous avoir retranscrit intégralement les der-
nières volontés de mon client. Nous nous reverrons
lorsque vous aurez mis un nom sur le meurtrier de Mr
Poulpier.

79 Expression Latine : dans son for intérieur, secrètement


Levant sa carcasse avec autant de difficulté qu’on
sort une épave du fond de l’océan, Gustave se pencha
vers le bureau du notaire.
— Je prends la clef du coffre, c’est plus sûr ! an-
nonça-t-il avec un regard menaçant en direction de Ni-
céphore Mulot.
Puis, se tournant vers le notaire avant de prendre
congé.
— Vous le connaissiez bien Monsieur Marcelin ?
— Pourquoi cette question ?
— Sans divulguer quoi que ce soit de confidentiel,
vous avez peut-être des informations qui nous seraient
utiles.
Le notaire resta pensif quelques instants, sem-
blant hésiter sur la manière de répondre à Gustave.
— Soit ! Deux informations qui vous serviront
peut-être. Mr Poulpier se sentait menacé depuis plu-
sieurs semaines, c’est la raison pour laquelle il est venu
me consulter récemment pour rédiger son testament.
— Il avait peur de quoi ou de qui ? questionna
« Zazie-Sonar », en se curant l’oreille droite avec son
- 340 -
annulaire, sortant de son conduit auditif un conglomé-
rat de cire digne d’un essaim d’abeilles.
— Aucune idée !
— Et la deuxième info ? demanda Nicky, plus
impatient qu’un jouvenceau dans les couloirs du « Bella
Ragazza».
— Il était sur la préparation d’un coup fabuleux.
Selon lui, le plus extraordinaire de toute l’histoire de la
criminalité.
Ce coup fabuleux, toute l’Espagne en avait fait les
gros titres. Le problème était que ce butin était désor-
mais inaccessible, bien à l’abri dans la chambre forte du
Poulpe sur les contreforts du Pic du diable.

Rejoignant la porte de son bureau, maître Sara-


gosse l’ouvrit largement, invitant d’un large geste du
bras le chemin de la sortie. En descendant l’escalier,
Gus, imaginant les perspectives qui s’offraient à eux
sifflota à pleine bouche l’air de « Ah si j’étais riche !» du
célèbre russe à la toque de fourrure : Yvan Rebroff,
dont il était resté un fervent admirateur. Il était bien
loin de se douter que leurs ennuis ne faisaient que
commencer. La mort, toute proche, guettait une nou-
velle proie à se mettre sous la faux.

- 342 -
En aparté
Chez Paulo la courante.

Les cinq compères se retrouvèrent séance te-

nante dans leur quartier général, dans l’arrière salle du


bar « Chez Paul », à l’angle de la rue Vespasienne et de
l’avenue des Goguenots.
— Paulo ! Une bouteille d’extra et cinq verres !
ordonna Nic, désignant la pièce du fond dissimulée par
un rideau crasseux.
— Ouais ! dans trente secondes, bafouilla « Paulo
la courante » se précipitant vers les gogues à la vitesse
d’un coureur de haies.
Grand et maigre, le visage osseux et chevalin, le
pauvre Paulo subissait régulièrement les assauts d’une
maladie tropicale, chopée en Tanzanie qui lui avait dé-
traqué les intestins à tout jamais. Ses va-et-vient cons-
tants en direction des lieux d’aisances avaient rebuté
plus d’un client et son affaire avait peu à peu périclité
jusqu’au jour où la bande du Poulpe avait investi son
établissement, y drainant au fur et à mesure une faune
inquiétante, mais payant rubis sur l’ongle. Sortant pré-
cipitamment des W.C repeints à neuf par un sponsor en
produits désodorisants, et pour ne pas contrarier
l’homme au couteau, Paulo s’empressa de servir la
troupe assoiffée.
— Merci mon Paulo, lança Gus, maintenant
laisse-nous et qu’on nous dérange sous aucun prétexte.
— Monsieur Gus…
— Calte qu’on t’a dit ! s’emporta Nicky, repous-
sant de la main le bistrotier incontinent.
— Doucement mon Nic, qu’est ce qui veut le Pau-
lo ?
— C’est que, j’ai un message pour vous monsieur
Gus, de la part d’un certain Peyo.
— Qui ça ? s’impatienta Gustave.
- 344 -
— Le commissaire Peyo Fleurdesel, compléta
Paulo, tortillant de l’arrière train comme une danseuse
orientale.
— Ah ! Et y veut quoi le poulaga ?
— Il m’a laissé un numéro où vous pouvez le
joindre.
— File moi ça, et disparaît maintenant, le remer-
cia Gus du geste de l’auto-stoppeur impatient.
Obéissant au doigt et à l’œil, le tenancier dispa-
rut, émettant un gargouillement sonore annonciateur
d’une nouvelle visite au trône en céramique. Écartant le
rideau lourd de crasse, pour vérifier que leur conversa-
tion n’était pas écoutée, Gus se rassit et prit la parole.
— Bon les gars, maintenant y va falloir se serrer
les coudes comme les quatre mousquetaires.
— Un pour tous, tous bourrins ! déclama Zazie, le
bras tendu au-dessus de la table comme si
elle brandissait l’épée de D’Artagnan.
— On dit « pour un » rectifia Gustave en son-
geant que la méprise de Zazie n’était pas si loin que ça
de la vérité.
— Ta gueule, fait pas chier avec tes simagrées, ra-
jouta Nicky, on se demande parfois si t’as pas que du
vide dans la boite crânienne. Si t’étais pas si douée pour
ouvrir les coffres, y’a bien longtemps que j’t’aurais bien
volontiers coupé la lécheuse de timbres.

« Zazie-Sonar » devait son surnom à ses qualités


de perceuse de coffres et à sa capacité auditive excep-
tionnelle, héritage de milliers d’heures à écouter les
ahanements des clients de la maison à la lanterne rouge
qui l’avait hébergée dans sa prime jeunesse. Le seul
problème apparent, outre son inculture généralisée,
provenait de ses nombreuses convulsions involontaires
du visage qui apparaissaient inopinément à tout mo-
ment de la journée. Du tressautement de la paupière,
au décrochage des mâchoires, en passant par l’agitation
frénétique de la tête de droite à gauche, ses tics nerveux
pourrissaient la vie de la pauvre Zéraphine. Bien sûr,
elle était allée consulter de nombreux psychiatres. Tous
aussi dérangés les uns que les autres, et qui avaient
unanimement conclu à des troubles obsessionnels
- 346 -
compulsifs dus à un problème relationnel avec ses pa-
rents, disparus depuis plusieurs années. Dès son en-
fance, elle avait été élevée sévèrement dans les prin-
cipes religieux les plus rigoureux. Son père, un moine
défroqué, illuminé notoire, dont le crâne tonsuré était
marqué d’une tache de vin en forme de croix, jurait par
tous les saints être en contact avec Dieu le père, lui-
même.
C’est lors d’une nuit d’ivresse un peu plus noire
que les autres, qu’il décida, comme son idole, de sacri-
fier sa fille pour le bien de l’humanité. La pauvre Zéra-
phine, âgée tout au plus de dix ans, se retrouva ficelée
sur deux planches en bois, croisées entre elles en guise
de croix. Ce n’est que deux jours plus tard que sa tante
Sylvie la découvrit crucifiée dans le salon avec une
lettre de son père, annonçant qu’il allait mettre fin à ses
jours par noyade dans une cuve de fermentation de
château Margaux. L’arrivée imprévue de la sœur ca-
dette de son père lui avait sauvé la vie !
Hélas, depuis cette nuit tragique, ses troubles
compulsifs n’avaient cessé de croître. Elle vouait par
contre un culte sans égal à la mémoire de sa tante, dé-
cédée depuis deux ans, et allait régulièrement se re-
cueillir sur sa tombe qu’elle fleurissait chaque semaine.
Un médaillon en or autour du cou dissimulait une pho-
to de la pauvre femme qu’elle considérait comme une
sainte. Tenancière du bordel de la rue Sainte Anne à
Bayonne pendant plus de vingt ans, la tante de Zaz,
Sylvie cul de Poule, avait succombé en plein travail, vic-
time d’une crise cardiaque sous un magistrat de renom.
Le visage fin et délicat, le cheveu noir et dru coif-
fé en queue de cheval, Zazie Hernandes dos Fatima
était devenue, malgré ses tics handicapants, la meil-
leure briseuse de coffres de la profession. Ayant vécu
une partie de sa vie, isolée en pleine montagne, puis
virée de nombreuses écoles élémentaires, elle savait à
peine lire mais avait un instinct indéniable pour les
chiffres qu’elle maniait avec dextérité. Bien souvent la
jeune femme tentait de dissimuler son inculture par des
remarques qu’elle pensait judicieuses mais qui, sou-
vent, tombaient à plat.

- 348 -
— Bon, reprit Gus, je vais tenter de faire le point :
primo, monsieur Marcelin, paix à son âme, nous quitte
prématurément. Deuzio, il nous quitte d’une manière
involontaire… probablement assassiné. Tertio, on doit
tous les cinq hériter de sa fortune, sous les conditions
que nous connaissons tous. Quat… qra...
— Quarto ? suggéra Zazie, qui, par sa remarque
fort juste pour une fois, s’attira un regard respectueux
de son ami Gus.
— Quarto, faut se magner la croupe pour trouver
le, ou les quidams, que l’on doit zigouiller.
— Tu sais Gus, fit remarquer Momo judicieuse-
ment, des types qui en voulaient au boss, y doit y en
avoir treize à la douzaine alors si tu veux mon avis…
— Non pas pour l’instant Maurice ! le coupa sè-
chement le gros homme. La première chose à faire est
de prendre contact avec le commissaire Fleurdesel, lui
seul peut nous fournir des renseignements intéressants
sur le meurtre du boss.
— T’as raison Gus, appuya Nicky, on sait même
pas comment il est mort le patron.
Nicéphore Mulot qui, comme à l’habitude, se sen-
tait exclu du groupe et dont le mutisme le faisait res-
sembler à un anaconda en pleine digestion, prit la pa-
role en grignotant un gressin.
— Je sais que vous ne me considérez pas comme
l’un d’entre vous...
— Tu sais Nicéphore, l’interrompit Zazie le regard
ému, on choisit pas sa famille, on choisit pas ses amis,
on choisit pas non plus les trottoirs de Manille, de Pa-
ris ou d’Alger pour apprendre à marcher. Alors
l’amitié ça ne se décide pas…
— Je sais Zéraphine, comme il est vrai aussi que
je n’ai aucun talent qui pourrait vous être utile sur le
terrain. Je ne sais ni cogner, ni jouer du couteau, ni
fracturer un coffre et je ne suis pas beau gosse poursui-
vit-il, ses yeux détaillant le visage de Mo qui ressem-
blait plus au croquis d’un caricaturiste de Montmartre
qu’au portrait de la Joconde. Je voulais vous dire que,
malgré mon enthousiasme …
— En plus, nous, à part Zéraphine qui veut mon-
ter une maison de retraite pour call-girls en mémoire
- 350 -
de sa tante, on est des claque-tunes ! l’interrompit
Maurice. Toi, t’es plutôt du genre castor, et je ne parle
pas de tes chicots ! Je fais référence à toutes les mai-
sons que tu t’es achetées. On n’a pas les mêmes valeurs
comme dirait Bordeau-Chesnel80.
— Et oh ! Moi j’ai investi dans des bagnoles, recti-
fia Gus. Et pas n’importe lesquelles ! L’Aston-Martin du
dernier James-bond, je l’ai payée une fortune, et la DS
de mon vieux, un jour elle vaudra de l’or.
— Si elle est là-haut à Sainte-Croix tu vas pouvoir
lui dire adieu, fit remarquer Zéraphine, jonglant avec
des cacahuètes. Avec la mort du Poulpe, les flics vont
tout saisir.
Gustave devint subitement aussi vert que les
olives qui encombraient la bouche du comptable Mulot
dont la ressemblance évoquait celle d’un hamster anti-
cipant la grande famine de 1789.
— Bon ! Mulot, tu voulais dire quoi finalement ?
aboya Nicodème agacé.

80 Entreprise agroalimentaire Française ( célèbre pour son slogan et ses rillettes)


Crachotant une dizaine de noyaux en direction de
la poubelle de table, le comptable reprit la suite de son
propos.
— Je voulais donc vous dire que, malgré mon en-
thousiasme, je ne me sens pas de taille à vous accompa-
gner sur le terrain. Je suis d’un naturel plutôt craintif,
expliqua-t-il, se recroquevillant sur lui-même comme
une feuille morte. Je serai plus un boulet qu’autre
chose… Par contre, question comptabilité et inten-
dance, vous pouvez compter sur moi.
Maurice regarda le comptable d’un air compatis-
sant.
— La nature, faut pas la contrarier ! Quand t’as le
palpitant qui carbure à 170 et l’intestin qui pense qu’à
se réfugier dans la cuvette des gogues, faut laisser tom-
ber ! C’est que t’es pas équipé pour la cambriole.
— OK, on a pigé, riposta Gustave qui avait repris
une teinte presque normale. On n’est pas tous burnés
de la même façon. Toi Nicéphore, t’es plutôt rachitique
et poltron, alors c’est vrai qu’on va pas trimbaler un sac
à emmerdes sur les épaules. Fin du sujet Mulot. Je pro-
- 352 -
pose qu’on se répartisse les tâches : Zazie tu viendras
avec moi au rendez-vous avec le commissaire et vous
autres vous fouinerez et interrogerez vos potes pour
savoir s’ils sont au courant de quelque chose.
— Doucement mon Gus, se rebella Mo, on fait
comment pour la chambre forte de Mr Marcelin ?
— Si tu as bien écouté le notaire, il faut choper un
numéro tatoué sur le corps du boss. Et pour avoir accès
au cadavre, il vaut mieux être accompagné du commis-
saire, non ?
— Pas d’accord Gus, il suffit de passer à la
morgue c’est tout !
— Et tu crois qu’ils vont te laisser éplucher le
corps pour trouver le tatouage ?
— La nuit y’a plus personne, y suffit de fracturer
la porte. Ça doit pas être trop surveillé un endroit pa-
reil. Leurs clients ne risquent pas de s’enfuir… Pas
vrai ! S’esclaffa Momo, ravi de sa blague.
Un hochement de tête simultané de Zéraphine et
de Nicky fit céder Gus qui accepta à contrecœur la pro-
position de son collègue.
— OK ça marche, par contre on fait le coup ce
soir, après ça risque d’être trop tard.
— Quand on y pense, fit Maurice, dont le cerveau
fumait autant qu’un Massey-Ferguson en fin de vie, le
business de contrebande du Poulpe, c’était son argent
de poche…
— Et un bon moyen de faire transiter la camelote
qu’on piquait, ni vu ni connu, par les mêmes itinéraires
sécurisés, compléta le gros en acquiesçant.
— On s’en jette un dernier ? proposa Zazie, met-
tant ses deux doigts à la bouche pour émettre un siffle-
ment qui fit apparaître Paulo la courante comme par
magie.
— Trois jaunes sans eau pour moi et Gus com-
mença-t-elle.
— Un lait de poule poursuivit le Mulot, j’ai des ai-
greurs.
— Une pinte de Tequila, ronchonna Nic.
— Whisky-Vodka, termina Maurice, songeant dé-
jà à la chaleur du liquide lui descendre dans la gorge.

- 354 -
Le patron les servit puis repartit à la vitesse d’un
TGV en direction des latrines.
— Faudra faire gaffe à nos rognons lança Nic, le
regard inquiet, toute cette histoire va faire des envieux !
C’est une fin de règne, la concurrence va s’entre-
déchirer pour reprendre les affaires du boss. Il faut ab-
solument mettre à l’abri toute la marchandise qui est
là-haut… Ça vaut des millions, précisa-t-il pensif, le re-
gard brillant.
— T’as pas tort, confirma Gustave soucieux. Ce
soir, c’est visite à la morgue et demain à la première
heure, on file à la brocante du Poulpe chercher l’oseille
planquée dans le sarcophage de touhtmesfélis , puis on
monte à Sainte-Croix.
— A cinq, on est invincible ! Un pour tous, tous
pour un ! gueula Zéraphine, en buvant d’un coup sec
son shot de Ricard.

Nicky et Momo allaient monter dans la Porsche


carrera rouge sang de bœuf de « l’as » de la lame, lors-
qu’ils virent Gustave et sa chemise aussi bariolée qu’un
kaléidoscope, surgir au coin de la rue, gesticulant
comme un épileptique.
— Ne mets pas le contact ! haleta-t-il, d’une voix
alarmante. J’avais assez de dynamite sous mon capot
pour nous expédier avec Zazie en orbite sur saturne.
Nic recula rapidement, prenant Momo par le
bras, regardant sa Porsche comme un animal mons-
trueux.
— Comment t’as découvert ça ?
— Coup de fion… J’dois avoir un ange gardien, le
type qui a posé la bombe avait mal fermé le capot. Alors
fait attention mon Nicky ! Quand tu disais qu’il fallait
faire gaffe à nos rognons, on est en plein dedans ! Avec
tes prédictions de Madame Soleil81, tu nous as porté la
poisse !
— Qui nous a fait ce coup -là ? questionna Zazie,
qui venait aux nouvelles.
— Ça peut être n’importe qui.

81 1913-1996 astrologue Française


- 356 -
Une fois le capot de sa Porsche ouvert avec au-
tant de précaution qu’on manie une éprouvette
d’Anthrax, Nicodème s’aperçut que son démarreur
était, lui aussi, connecté à une charge de dynamite ca-
pable de les transformer en microparticules. Après une
inspection en règle de son véhicule, aidé par ses trois
compères, il fut soulagé de constater l’absence de tout
problème.
— Vous savez quoi les amis ? Si on avait tous sau-
té ce soir, il restait qui en lice ?
— Tu crois quand même pas que le Mulot serait
capable de nous envoyer taper à la porte de Saint
Pierre, commença Gus incrédule.
— A celle de Saint- Pierre sûrement pas, rétorqua
Nic en crachant par terre, à celle du diable c’est pro-
bable ! Moi, les rongeurs, humains ou animaux, je pré-
fère les voir morts que vivants.
— Tu te trompes Nicky, plaida Zéraphine, sans
nous, il ne peut rien faire, pas vrai Gus ?
— C’est moi qui ai la clef du paradis, blagua-t-il,
faisant tournoyer le porte clef comme un lasso autour
de son index. Et puis le code, on l’a pas encore…
— Il a largement eu le temps de faire un double,
ce rat, insista Nicodème, moi à sa place…
— J’y crois pas une seconde… et puis on sait où
trouver Nicéphore, pas vrai ? plaida à nouveau Zéra-
phine. Foireux comme il est, vous imaginez le Mulot
avec ses doigts griffus, installer un pétard sous nos ca-
pots ? A part compter le pognon des autres, il sait rien
faire.
— A moins qu’il ait des complices, insista Nicky.
— Le Mulot ! Des complices ? Pas la carrure, in-
tervint à son tour Gustave, il se ferait mettre en pièces
par le premier chat de gouttière venu.
Nicky, rassuré, s’installa avec satisfaction
au volant de sa voiture.
— Les émotions, ça me fout la cervelle en ébulli-
tion, il faut que je me calme, annonça-t-il, en faisant
ronfler son moteur.
— On nous en veut, on dirait, lança Maurice qui
s’installa confortablement dans le fauteuil passager en
cuir.

- 358 -
— C’est le moins qu’on puisse dire… D’abord, on
nous liquide le boss et ensuite on essaye de nous trans-
former en particules élémentaires ! Quand je pense
qu’ils auraient pu toucher à mon Hildegarde.
— De qui qu’ tu causes ?
— De ma bagnole ! Ras du ciboulot ! Tu sais bien
qu’à chaque fois que je change de caisse, je lui donne un
nouveau prénom.
— J’avais pas remarqué fit le moustachu en se
grattant la tête, surpris par la révélation de son ami.
C’est un peu bizarre comme manie ! Non ?
— Quand tu changes de femme, tu te sers pas du
prénom de ton ex pour lui causer, pas vrai ? Alors moi,
pour mes bagnoles c’est pareil… j’veux pas les vexer.
— Mais elles causent pas tes charrettes !
— T’occupes Momo. Pour ma pomme, c’est
comme si ! Moi je fais dans le charnel, dans l’émotion,
avec mes rouleuses… Regarde Hildegarde, depuis que
j’l’ai, pas une seule plainte. Ça, c’est de l’allemande !
— Moi, je serais plutôt italienne si j’avais le choix,
confia Maurice, faisant grincer ses dents comme des
ongles sur un tableau noir.
— T’es malade mon pauvre ! L’italienne c’est pas
fiable pour un sou. Vas pas t’engager dans une histoire
comme ça ! J’suis d’accord que sous le capot c’est de
vraies tigresses qui démarrent au quart de tour. Mais
après, t’as plus rien de bon ! Ça gémit au moindre pro-
blème et question consommation, ton budget explose !
Fais-moi confiance, je sais de quoi je parle, pendant six
mois je me suis baladé avec Gina.
— Et t’y trouves quoi à l’allemande ?
— Ah ! … Rien à voir, ma tronche, commenta
Nicky en spécialiste. L'allemande est confortable,
touche-z-y un peu le cuir, tâte-lui le pommeau, renifle-
moi ce parfum et mate un peu son look ! Peut-être plus
lente à chauffer mais, une fois lancée, t’en as pour ton
pognon. Quand tu l’as bien en main t’en fais ce que tu
veux. Regarde Hildegarde par exemple ! J’lui caresse à
peine la pédale qu’elle vibre de plaisir… Écoute-la ron-
ronner. Ah ! J’allais oublier un détail, question endu-
rance rien à voir avec la méditerranéenne, au moins tu
sais qu’avec elle c’est pour un bail.
— Et question puissance, ça donne quoi ?
- 360 -
— Pas de problème, je vais te montrer. Serre les
fesses et cramponne-toi. C’est parti pour une démons-
tration façon Ayrton Senna82.
La Porsche se cabra soudainement comme un
cheval sauvage et bondit en rugissant dans le boulevard
désert à cette heure de la journée. Nicky, pied au plan-
cher atteignit rapidement les 100Km/heure.
— 0 à 100 en moins de cinq secondes, c’est t’y pas
beau ça ?
— Pour sûr, répliqua Mo, le corps collé par
l’accélération au siège de la voiture.
— Et t’as encore rien vu ! regarde le compteur.
Hildegarde fit crisser ses pneus taille basse, pre-
nant à pleine vitesse une grande courbe à droite sur le
boulevard des trépassés.
— Lorgne z’y le compteur : 235 ! Ça cogne pas
vrai ! s’exclama Nicky, l’œil rivé sur le tableau de bord.
— J’me sens pas bien, ralentis pour l’amour de
dieu…
— J’t’ai déjà dit c’que j’en pensais des bondieuse-
ries. Fais pas chier !

82 1960-1994 pilote de course Brésilien triple champion du monde de F1


— Alors ralentis pour l’amour d’Hildegarde, tenta
Mo d’une voix rendue aiguë par la peur.
— Elle est pas comme toi… Elle aime ça quand
j’l’a débride .
— J’ai envie de dégueuler, se plaignit « Momo
belle gueule », regardant défiler les façades des im-
meubles à toute allure et les feux rouges grillés avec la
même inconscience qu’un danseur de Hip Hop sur un
champ de mines.
— Fais pas le con ou j’te fais bouffer ta gerbe,
s’énerva le pilote, accélérant à nouveau… J’te préviens
amicalement : on ne salit pas ma caisse ou je sors ma
lame ! Z’yeute un peu : 260 km/heure !
La pupille dilatée par l’adrénaline, rivée sur le
capot rouge de la Porsche, Nicky ne vit pas les lumières
bleutées des gyrophares lancés à sa poursuite.
— J’crois qu’on nous a repérés, lança timidement
Maurice cramponné à sa ceinture.
— T’inquiète… je contrôle.
Toujours lancée à plus de 260, la voiture freina
brusquement, bloquant ses quatre roues dans un bruit
- 362 -
strident de pneus écorchés sur l’asphalte. Dans le même
temps, d’un geste brusque, Nicodème donna un grand
coup de volant qui fit pivoter Hildegarde, capot rutilant
pointant comme par défi en contre sens du boulevard,
face à ses poursuivants.
— Et maintenant pleine gomme… comme au bo-
wling.
— Tu… tu … tu... tu.
— Tu veux que je klaxonne en plus, s’époumona
Nicky, hilare.
— Tu… tu vas pas foncer dedans ? J’veux des-
cendre !
— Trop tard Balthazar… Et puis de toute façon,
fais-moi confiance : les bleus vont s’écarter au dernier
moment, comme toujours.
La mâchoire crispée, « Nicky la main blanche »
fit à nouveau vrombir le moteur de son Hildegarde. Les
feux de route blancs et les gyrophares bleus semblaient
se ruer vers eux à toute vitesse et le choc frontal parais-
sait inévitable. Maurice hurla de peur en s’apercevant
que leurs adversaires, à quelques mètres à peine de la
collision, n’avaient toujours pas décidé de modifier leur
trajectoire. Au moment où Mo relâchait ses sphincters
en prévision du crash inévitable, Nicky donna un bref
coup de volant sur la droite qui fit passer la Porsche
entre le terre-plein central et le véhicule de police.
— Sévèrement burné le flic ! se contenta
d’apprécier Nic en se passant la langue sur les lèvres.
J'aurais pourtant parié ma chevalière en or que la fli-
caille aurait cédé en premier. Je dois vieillir, ou alors je
suis tombé sur un fêlé du volant. Y sont dingues ces
nouveaux flics ! Si ça se trouve, ils auraient pu provo-
quer un accident et nous on aurait fini à l’hôpital. En
tout cas, on a eu chaud, et question sensation ça vaut
un tour en grand huit… Pas vrai ?
Maurice, la main crispée sur la poignée de toit, se
tut, le regard figé sur la route.
— Dis donc, y’a comme une odeur bizarre tout à
coup. Comme une odeur de campagne… Eh ! Dis Mo !
tu te serais pas taché le calbut par hasard ?
— Dépose-moi, se contenta sommairement de
répondre le suspect.

- 364 -
— Pour sûr, que je vais te laisser avant que tu im-
bibes mon baquet en cuir.
Donnant un grand coup de volant, accompagné
du frein à main, la voiture se cabra pour s’arrêter vio-
lemment en tête à queue contre le trottoir.
— Descend tout de suite de ma caisse, sac à pu-
rin ! Va te talquer l’arrière train ! La prochaine fois que
tu montes avec moi, prévois un paquet de couches
grandes tailles… Quand on a les foies à ce point-là on
travaille dans un Ehpad, pas dans un gang !
Claquant violemment la portière, Maurice eut le
temps de lui répondre en levant un poing menaçant.
— Je te préviens, si tu racontes quoi que ce soit
aux autres, je t’étripe sur le champ.
Nicky démarra rapidement en levant son majeur
vers le ciel en guise de réponse.

A quelques centaines de mètres de chez Paulo la


courante, un homme à la carrure de catcheur, pardes-
sus noir et feutre mou de la même couleur, entra dans
une cabine téléphonique, épiant instinctivement les
passants de cette rue commerçante.
— Allô patron ? Ça a foiré. J’sais pas comment,
mais le gros type a trouvé le paquet sous son capot et
ensuite il a été prévenir son collègue.
— Quelqu’un t’a vu ? demanda une voix contra-
riée.
— Aussi discret qu’une mouche sur un étron.
Mais maintenant, ils savent que quelqu’un leur cherche
des poux. Ils vont se méfier.
— On passe au plan B… ce soir ! ordonna
l’homme, sur un ton sans réplique.

Visite mortuaire, place des boucheries.

- 366 -
Rendez-vous avait été pris par la petite troupe à
23 heures, place des boucheries, à deux pas de la
morgue municipale dans laquelle reposait le pauvre Mr
Marcelin.
Assise sur un banc, vêtue d’un legging sombre,
d’un justaucorps noir et d’un brassard de deuil autour
du bras, « Zazie-Sonar » attendait ses amis sous la lu-
mière froide d’un lampadaire sentant l’urine de clo-
chard. Quelques instants plus tard, Maurice apparut au
bout de la place, jetant des regards méfiants autour de
lui comme s’il se sentait surveillé, puis s’assit sans un
mot à côté de sa comparse. Gustave montra le bout de
sa chemise XXXL multicolore avec deux minutes de
retard sur l’horaire prévu, chantonnant un air de Dick
Rivers
— Dis Zazie, commença-t-il avec un sourire mo-
queur, t’as vu comment y te zieute le Mulot ? On dirait
qu’il a de l’or dans les yeux tellement qu’ils brillent à
chaque fois qu’il te regarde, ce gars-là, il t’aime comme
un fou, comme un soldat, comme une star de cinéma.
— Tu déconnes Gus !
— Non je t’assure, tu lui fais de l’effet au comp-
table.
— J’suis pas trop branchée face de rat… Moi j’les
préfère plutôt genre Roger Moore, fit elle en clignant de
l’œil à Gustave, grand adepte de l’espion britannique
dont il admirait l’élégance.
Nicky arriva avec une bonne demi-heure de
retard.
— On avait dit onze heures pétantes, le répri-
manda Gus, tu pourrais au moins être à l’heure quand
on doit faire des choses importantes.
— S’cuse, mais j’ai dû désinfecter ma voiture,
cause d’un malpropre qui m’a refait le cuir de la
Porsche.
— T’as qu’à pas embarquer des inconnus bizar-
roïdes, fit remarquer Gus.
— C’est sûr, t’as fichtrement raison concéda
Nicky, lançant une œillade ironique à son ex-passager
qui rougit intensément.

- 368 -
La petite troupe se dirigea silencieusement en file
indienne vers la rue des martyrs, nom prédestiné, si-
tuée sur la façade arrière de l’institut médico-légal tant
convoité. Le bâtiment austère et froid dressait ses murs
gris sur toute la longueur de la petite rue aux im-
meubles décrépis. Le quartier, peu attractif, avait été
petit à petit abandonné par ses habitants, ce qui laissait
aux quatre malfrats une liberté d’action relativement
confortable. La plupart des appartements encore occu-
pés avaient leurs volets clos et seule une musique as-
sourdie en provenance d’un squat voisin donnait un
semblant de vie à ce quartier endormi. Se glissant dans
l’ombre protectrice de l’entrée, les quatre compères
parlèrent à voix basse.
— Vas-y Zéraphine, ouvre-nous ça, ordonna Gus
en désignant la porte à double battant, c’est toi la spé !
— Moi j’y donnerais un grand coup de latte et le
tour serait joué, fanfaronna Momo.
— Tout faux, « Momo belle gueule », reprit Zaz,
se grattant violemment la tête, regarde bien là-haut, les
fils qui dépassent. C’est une alarme silencieuse, mon
tout con ! Et ton grand coup de pompe aurait fait inter-
venir tous les poulagas du quartier. Laisse faire les pros
et fais-moi plutôt la courte échelle.
Atteignant rapidement les fils de l’alarme, elle la
mit hors d’usage puis farfouilla deux secondes dans la
serrure pour ouvrir la porte avec un sourire victorieux
aux lèvres.
— Emballé c'est pesé ! Et voilà le travail, annon-
ça-t-t-elle fièrement en éclairant le hall avec une mini
lampe qu’elle avait sortie comme par magie de sa poche
arrière.
Maurice regarda la jeune femme, d’un air cir-
conspect.
— C’est quoi ce brassard noir autour de ton bras ?
— Signe de deuil et de respect pour le boss, Mo,
sanglota-t-elle, se tordant la mâchoire à 45°, respect
pour le boss.
Écartant ses deux équipiers d’un geste autori-
taire, Gus entra le premier dans le bâtiment puis, après
un dédale de couloirs sentant le chloroforme, il pénétra
dans une pièce lugubre qui manifestement servait de
salle d’autopsie. En plein centre de la pièce, éclairée par
- 370 -
la lueur fantomatique de la lampe de Zazie, la table
d’opération en acier semblait inquiétante et dange-
reuse. Le mur ouest de la salle était entièrement occupé
par des dizaines de casiers muraux dans lesquels les
cadavres attendaient leur sort avec une patience dé-
sormais éternelle. Les ombres dansantes, provoquées
par le faisceau lumineux, rendaient l’atmosphère en-
core plus lugubre et angoissante. Sur un grand panneau
en aluminium vissé au mur, les outils tranchants ser-
vant à la dissection des corps brillaient doucement dans
la nuit, semblant prêts à mordre les chairs.
— Eh les gars ! J’aime pas trop cet endroit, se
confia Zéraphine, crispant les muscles de son cou.
— Rassure-toi ma poulette, les cadavres c’est pas
comme tes p’tits copains, ça bouge plus une fois que
c’est tout raide… Fais-moi confiance, railla Nicky, se
curant une dent creuse avec le bout de sa lame.
— Bon ! Y’a pas le choix, décida Gus lui-même
peu rassuré, faut ouvrir toutes les cases pour trouver le
boss.
— T’es… t’es bien sûr qu’il est là-dedans ?
s’inquiéta une nouvelle fois Zazie, un peu foireuse, sur-
sautant alors que Momo lui touchait l’épaule pour lui
répondre.
— Mais non, il est pas là le boss, il est parti han-
ter le rocher de la vierge. C’est son tour de garde au-
jourd’hui. Pauvre pomme va ! Où veux-tu qu’il soit Mr
Marcelin à c’t’heure ?
Nicky était déjà à pied d’œuvre, ouvrant le pre-
mier casier réfrigéré et découvrant le drap de lin dissi-
mulant un cadavre anonyme.
— Pas lui, commenta « la main blanche » d’une
voix monocorde comme s'il découvrait une pièce de
boucherie.
— T’es sûr ? s’angoissa à nouveau Zaz.
— Oui, ma Colombe, à moins que le boss ait une
paire de nibards qui lui soient poussé pendant la nuit !
Et puis, tu vas pas commencer à poser des questions
sans arrêt, sinon je te garantis que c’est toi qui vas te
coltiner tous les tiroirs, compris ?
— Je crois bien que notre amie Zéraphine est un
peu dérangée par le lieu, tenta de les apaiser Gus en
s’adressant au groupe. Soyons donc indulgents et con-
- 372 -
tinuons nos recherches tranquillement. Quand à toi Za-
zie, garde tes commentaires en réserve s’il te plaît.
La fouille se poursuivit sans autre incident,
jusqu’à ce que Nicky laisse échapper un tonitruant.
— C’est dingue ça !
— Chut ! Moins fort ! lui ordonna le gros Gus. En
gueulant comme ça t’es bien capable d’en réveiller un
ou deux.
— Pas celui-là en tout cas, répliqua l’intéressé.
Venez tous voir.
Dans le tiroir métallique, gisait épars les restes
découpés de ce qui avait été un corps humain.
— Vous reconnaissez ? questionna Nicky, le re-
gard fier.
— On dirait Jo, « Jo la ferraille », constata Gus,
les sourcils froncés, détaillant la tête du cadavre posée à
côté du tronc.
— Ouais, tout juste, le complimenta Nic.
— Je croyais qu’il était parti chez les amerloques
du côté de L’os-En-Gelée s’étonna « Momo belle
gueule », clignant de l’œil, ravi de sa blague qui, hélas,
ne fit rire personne, pas même lui.
— Comme tu dis, « on croyait », rétorqua Nicky,
un sourire en coin éclairant son visage lugubre. C’est t’y
pas du bon boulot ça ?
— Parce que c’est de toi la découpe ?
— Pour sûr, c’est signé « Nicky la main blanche »
tout ça, répondit-il fièrement.
— Tu finiras en enfer ! l’agressa Zéraphine.
— T’en fais pas ma vieille ! Comme dirait ton
vieux : On ira tous au paradis, même moi. Qu’on soit
béni ou qu’on soit maudit, on ira. Toutes les bonnes
sœurs et tous les voleurs, toutes les brebis et tous les
bandits, on ira tous au paradis !
— Pauvre taré, se contenta de répondre Zaz, en
s’éloignant du cadavre.
— On peut te demander pourquoi t’as fait ça ?
demanda Mo un peu inquiet. Au cas où on serait tenté
de faire la même chose que lui.
— Il me devait du blé cet ivrogne, et moi, quand
on cause pognon faut pas m’agacer. Il avait tout misé
sur un brelan d’as par les rois, ce con, et moi j'avais un
carré d’as.
- 374 -
— Mais, y’avait combien d’as dans ce jeu ?
— J’aime pas les tricheurs !
— Il te devait combien ?
— C’est pas le problème ! Un sou, c’est un sou,
alors à force de promettre de me payer sans tenir pa-
role… Un jour , j’ me suis énervé et j’l’ai piqué tout sim-
plement.
— T’appelles ça piqué toi ? Il est coupé en ron-
delles comme un salami ce pauvre Jo.
— J’ai voulu lui donner une leçon et puis dans
l’action j’y ai peut-être été un peu trop fort. De toute
façon il avait perdu tellement de sang qu’avec ce qui lui
restait dans les veines on n’aurait pas pu faire une por-
tion de boudin aux pommes. J’ai dû le couper en mor-
ceaux pour me débarrasser du corps.
— Et ses dents, elles sont où ? s’étonna Gustave,
constatant l’absence des incisives et des canines en or
qui avaient valu son surnom à « Jo la ferraille ».
— Fait pas chier s’énerva l’assassin, tu sais bien
que chez moi, une dette c’est une dette, et en plus le
Poulpe en rêvait depuis si longtemps.
— Tu veux pas dire que t’ as donné les dents d’un
cadavre à Mr Marcelin !
— Bon ! c’est pas tout ça, relança Zazie, grelottant
de dégoût et mettant un terme à la contemplation des
restes de l’infortuné Jo. Faut continuer à fouiller les
gars !
Un quart d’heure supplémentaire se passa dans le
simple bruit des tiroirs mortuaires coulissant sur leurs
rails. Si la plupart d’entre eux étaient vides, d’autres
renfermaient des corps plus ou moins abîmés, plus ou
moins bien conservés, plus ou moins regardables.
Zéraphine n’en pouvait plus de découvrir ces
corps inertes et blancs, la fixant parfois de leurs orbites
vides.
— J’arrête ! J’en peux plus de voir ces tronches.
— Pauvre petite, commenta Nicky en regardant
d’un air méprisant sa collègue à moitié cachée par la
pénombre de la pièce.
— Bingo ! s’écria soudainement Momo, désignant
un tiroir grand ouvert. On le tient ! J’ai trouvé le boss !

- 376 -
— Montre ! ordonna Gus en écartant vivement
son ami.
Effectivement, sans aucun doute possible, c’était
bien le corps sans vie de celui qui avait été leur patron
qui gisait à présent sur le métal froid de la morgue.
— Aidez-moi ! Faut le transporter là-bas, sur la
table, expliqua-t-il, désignant la masse métallique et
lugubre trônant au centre de la pièce.
Se plaçant de part et d’autre du corps, ils le portè-
rent sur la table d’autopsie, le posant délicatement sur
le socle en acier.
— Éclaire-moi avec ta lampe, demanda Gus à Za-
zie qui acquiesça, braquant le rayon lumineux sur le
corps blafard de son ancien patron.
Manifestement, celui-ci avait été tué par surprise
avant d’être massacré par un fou furieux.
— Cherchez avec moi ce foutu tatouage, se plai-
gnit le gros tout en regardant les autres qui restaient les
bras ballants, intimidés à l’idée de toucher au corps nu
et raide de Marceau le Poulpe.
— Attendez ! demanda Zazie d’une voix sup-
pliante.
— Quoi encore ? grogna Nicky.
— Juste une petite prière pour Mr Marcelin,
quémanda la perceuse de coffre en se signant. Vous lui
devez bien ça non ?
Nicky, dont la foi était aussi intense que la lave
d’un volcan d'Auvergne, soupira bruyamment en lan-
çant :
— Allez, vas-y ! Fais-nous voir tes pitreries de cu-
ré, qu’on en finisse…
— Pitreries de curé ? Un peu de respect, Nic ! Au
moins pour le boss… Respect !
— Le boss, il était comme moi, rétorqua Nicky,
les bénitiers dans ton genre il leur crachait sur la
fente !
— T’es qu’un type ignoble mon pauvre, répliqua
Zéraphine, remuant la tête de haut en bas et de droite à
gauche dans un mouvement incontrôlé. Ferme ta
grande gueule et… et … recuei… cueil... ueil toi avec
nous une minute, bégaya-t-elle, en proie à une émotion
intense.

- 378 -
— T’es même pas capable de jacter correctement,
Jean Paul II83, ironisa Nicky, retroussant ses lèvres
comme un chien prêt à mordre.
— Stop ! Ça suffit ! C’est pas le moment de vous
foutre sur la gueule ou vous aurez à faire à moi, les me-
naça Gus dont le ton les calma immédiatement.
Après quelques nano secondes de recueillement
qui parurent des heures à Nicky, celui-ci râla à nou-
veau.
— Je vois que dalle, soupira-t ’il en retournant
dans tous les sens les bras et les jambes du cadavre.
— Décidément, je vois rien de rien, moi non plus,
lança Momo dépité. Un tatouage ça se met pourtant en
évidence non ?
— Pas celui du numéro de ton coffre, fit remar-
quer Gus.
— T’as regardé sous les burnes ? demanda Mo, le
regard pointé sur Nicky.
— C’est pas à moi de faire ça ! protesta la fine
lame, demande plutôt ça à Zazie.
— Pourquoi moi ? se plaignit l’intéressée.

83
1920-2005 Pape d’origine Polonaise
— Parce que dans ta famille y’a des spécialistes, si
je me trompe pas.
— Retire ça immédiatement ! J’en ai ras les
couettes de tes blagues foireuses. Retire ça tout de
suite, relança-t-elle ou ma lampe je te l’enfourne si pro-
fondément dans la bouche qu’on verra un rayon de lu-
mière te sortir par le fion !
— Gracieuse avec ça ! T’es même pas capable de
faire mal à un cloporte, ma pauvre Zaz, alors tes me-
naces de baltringue…
Se lançant brusquement à l’assaut de l’homme au
couteau, bien décidée à le frapper de toutes ses forces,
elle fut brutalement arrêtée par la main puissante de
Gus.
— Éclaire-moi, plutôt, pendant que je lui soulève
les parties.
— C’est stupide mon Gus, râla Zaz avant
d’obtempérer, t’as déjà vu quelqu’un se faire tatouer à
cet endroit-là ?
— On ne sait jamais, répliqua l’homme en soule-
vant les deux masses molles et flasques.
- 380 -
— Je t’avais bien dit ! fit remarquer l’éclaireuse,
constatant l’absence de toute trace de tatouage.
— Quand elle cause la Zazie, faut l’écouter lança
Nicky, levant un doigt en l’air d’un geste professoral,
parce que question pedigree des valseuses, c’est une
spécialiste la camarade.
La lampe torche vola avec un léger sifflement en
direction de l’homme de main qui eut à peine le temps
de se baisser, éclatant d’un rire gras et moqueur.
— J’espère que tu vises mieux quand tu t’assois
sur le trône.
— Assez, assez ! hurla Zéraphine, tremblant de
tous ses membres et perdant tout contrôle d’elle-même.
— Pour la dernière fois, arrêtez tout de suite vos
histoires, menaça Gus dont les poings se serraient par
à-coups. A chaque fois c’est la même chose ! Vous pou-
vez pas être sur le même coup sans que ça se passe
mal ! Cherchez plutôt ce foutu tatouage au lieu de vous
chercher des noises.
La totalité des recoins que pouvait abriter un
corps humain fut inspecté avec soin et attention.
— Et dans le corps ? On peut y tatouer quelque
chose, demanda Zaz, se grattant violemment
l’entrejambe.
— Tu penses à quel endroit ? L’estomac ? Les in-
testins ? L’aorte ? énuméra Nicodème tout en prenant
l’aspect d’un demeuré.
— Mais non, crétin ! Je pensais à la bouche, im-
bécile, répliqua-t-elle, se frappant la tête avec la main
droite. Un coup de résine sur les dents et hop, le tour
est joué.
— Pas con ça, mais improbable ! admit Momo qui
essaya d'écarter les mâchoires du boss.
— J’y arrive pas ! Dures comme du béton !
Comme scellées avec de la colle UHU ces putains de
râteliers.
— Laisse-moi faire, ordonna Nicky, faisant surgir
d’on ne sait où une sorte de couteau de boucher mons-
trueux.
Insérant le tranchant rutilant entre les incisives
du cadavre, il fit crisser la lame sur l’émail jauni, écar-
tant peu à peu les mâchoires bloquées par la raideur
- 382 -
cadavérique. Millimètre par millimètre, l’ouverture de
la bouche laissa entrevoir un gouffre noir et putride.
Bloquant la tête du cadavre d’une main en l’enserrant
de toutes ses forces, il fit pivoter de nouveau la lame en
acier et l’enfonça de plus en plus profondément dans la
cavité buccale. Il parvint finalement à ouvrir, toute
grande, la bouche de son ancien patron.
— Mon cadeau est bien là, s’enorgueillit-t-il fiè-
rement, montrant les dents récupérées sur « Jo la fer-
raille ».
— Incroyable ! constata le grand Gus, plein
d’admiration.
— Super efficace, compléta Momo, on aurait dit
que tu ouvrais une huître géante.
— File-moi ta lampe, ordonna Nic d’un air autori-
taire à Zazie, qui s’exécuta immédiatement.
Éclairant le trou béant, le faisceau lumineux fit
briller les molaires usées du cadavre.
— Évidemment, y’a rien ! Encore une idée foi-
reuse, fit l’homme au couteau, regardant Zéraphine
d’un air mauvais.
— On a tout inspecté se plaignit Momo. Si ça se
trouve, tout ça c’est des conneries !
— Non ! Pas de la part du boss. C’est pas possible
le contra Gus. On a mal cherché c’est tout ! Allez hop !
On se le retourne commanda-t-il… à trois… Un, deux...
Le corps fit un demi-tour intégral et subit à nou-
veau les regards scrutateurs des quatre compères.
— Rien de plus, soupira le gros qui posa une fesse
sur la table en inox comme si c’était un tabouret de bar.
— Et si c’était tatoué sur son crâne ? suggéra Za-
zie, en désespoir de cause.
— Désolé, j’ai pas pris ma tondeuse, ricana Mau-
rice.
— J’ai la mienne ! rétorqua Nicky du tac au tac,
sortant un cran-d ‘arrêt qui émit un petit claquement
sec en s’ouvrant.
Avec application, comme on pèle une pomme
Golden, l’homme au couteau éplucha consciencieuse-
ment à blanc le crâne de son ancien patron.

- 384 -
— Putain ! elle avait raison la Zazie ! admit-t-il,
regardant la jeune femme avec autant de respect que
s’il conversait avec un affûteur de couteaux.
— Vous notez les gars ? Ou faut qu’en plus de
jouer au coiffeur, je fasse le scribouillard ?
— On est suspendu à tes lèvres, chuchota Gus
avec solennité, comme s’ils étaient sur le point de violer
la sépulture de Toutankhamon.
— 6…3…8…8…Voilà, c’est tout, termina
l’apprenti coiffeur, refermant son couteau d’un mou-
vement brusque.
— T’en es bien sûr ? interrogea Momo,
s’approchant du crâne pour vérifier.
— Aussi sûr que je peux te découper en tranches,
comme « Jo la ferraille ».
— Pigé Nick, j’te crois…
— Bon, maintenant qu’on a ce qu’il faut, on doit
le remettre dans son casier, ordonna Gus, prenant le
cadavre à bras le corps.
— Attends je t’aide, l’avertit Momo, qui s’empara
à son tour du corps.
Dans sa précipitation à remettre le cadavre de
leur patron dans son cercueil de métal, Mo heurta la
table d’autopsie et laissa s’échapper la dépouille du
boss qui atterrit violemment sur le sol carrelé de la
pièce.
— Tu peux pas faire gaffe ! le sermonna Zaz en
tapant du pied, t’as aucun respect toi non plus. Tu vou-
drais qu’on fasse pareil avec ton corps, quand tu seras
claqué ?
— Y’a pas de risque, moi je veux me faire momi-
fier pour que toutes les femmes du monde puissent ve-
nir idolâtrer mon corps d’éphèbe jusqu’à la fin des
temps. Je finirai dans un musée et on paiera cher pour
venir me voir…
— Genre muséum d’histoire naturelle ? Section
des malformations congénitales ? claqua Nicky, détail-
lant son ami avec répugnance comme on observe un
cafard que l’on va écraser sous sa semelle.
— Tu l’as esquinté, constata Zazie dont la lampe
était braquée sur le corps raide de Marcelin Poulpier.
— Elle a raison, confirma Gus, regardez sa tête !
- 386 -
Le crâne du boss semblait s’être fissuré et dépla-
cé. Une fine ouverture apparaissait au-dessus de ses
sourcils, soulignée par une ligne rosâtre faisant le tour
de son crâne.
— C’est rien, affirma Maurice, je vais réparer ça.
C’est de la faute au toubib, il n’a pas dû recoller le crâne
correctement après l’autopsie et maintenant avec le
choc ça se craquelle et la calotte crânienne s’est dépla-
cée. C’est rien ! Laissez-moi faire.
S’emparant de la torche de Zazie qu’il plaça entre
ses dents, il se pencha vers le cadavre, fit glisser la ca-
lotte découpée pour la remettre correctement en place
puis se redressa, le visage blême sous l’éclat faiblissant
de la lampe.
— Qu’est-ce que t’as ? demanda Zazie anxieuse,
observant la tête de son ami, aussi laiteuse qu’une
huître d’arrière-saison.
Les yeux toujours fixés sur le corps gisant sur le
sol, celui-ci murmura d’une voix rauque, braquant sa
lampe sur le crâne de Mr Marcelin.
— Si c’est ce que je crois, on est marron !
— Dans le creux de la découpe chirurgicale,
presque invisible dans cette obscurité, un éclat argenté
émergeait du sillon creusé dans les chairs.
— J’suis sûr que ça y était pas tout à l’heure,
compléta Nicky.
— Probablement le choc, commenta Gus. Il me
faut un truc, genre pince à épiler, demanda-t-il, se pen-
chant vers le crâne du boss.
— J’en ai une, fit Nicky, en sortant un couteau
suisse multifonction d’une de ses poches.
Gus introduisit la pince dans la cicatrice, tirant la
langue avec une concentration chirurgicale.
— Je l’ai !
Entre ses doigts, il brandissait une petite épingle
en acier d’un centimètre de long.
— C’est quoi ce truc ? demanda Nic les yeux
ronds.
Aussi vif qu’un cobra, Zazie s’empara de l’objet
tout en appliquant son index en travers de ses lèvres,
comme pour intimer à ses partenaires un mutisme ab-
solu. Puis, dans un silence digne de la basilique Saint
- 388 -
Pierre de Rome, elle articula silencieusement mais dis-
tinctement deux syllabes qui laissèrent statufiée la
troupe mortuaire au grand complet.
— MI-CRO.
D’un geste rapide, elle jeta l’épingle à terre et
l’écrasa avec son talon.

A quelques mètres de là, un récepteur collé dans


l’oreille, un homme mit le contact de son tout-terrain
puis s’engagea vers le centre-ville de Bayonne en son-
geant qu’il avait bien fait de graisser la pogne grassouil-
lette du Docteur Bouldesuif.

— Nom de dieu ! ne put s’empêcher de


s’époumoner Gus. On est marron pour le coffre. Nicky
vient de gueuler le code en plein micro. Faut vite filer
sur Sainte-Croix…
— Je m’en doutais... commença timidement Nic,
d’une voix aussi enrouée que celle d’un bonimenteur de
foire atteint d’une laryngite aiguë. Je crois que c’est pas
la peine de s’empresser bêtement…
— Quand l’ami Nick se fait aussi humble, c’est
qu’il y a une magouille dans l’air, suspecta Momo en
sortant de sa cavité nasale assez de matière pour farcir
un escargot de Bourgogne. Je parie qu’il nous a pas refi-
lé les bons numéros.
— J’y crois pas ! Quelle enflure ! relança Zaz, do-
delinant la tête de droite à gauche.
— Fais gaffe à ton vocabulaire, la menaça Nicky.
Au contraire vous devriez tous me féliciter ! Si j’avais
pas eu la présence d’esprit de vous donner les mauvais
numéros, on serait sacrément dans de beaux draps.
— Parce que tu savais que le patron avait un mi-
cro planté dans le crâne ? lui demanda Gus en frottant
son poing droit dans la paume de sa main.
— J'ai pas dit ça Gus ! le tempéra Nicky qui recu-
lait pas à pas. J’ai eu comme un pressentiment, c’est
tout ! On sait jamais, on aurait pu nous écouter.
— C’est sûr que les cadavres dans les casiers
étaient tous aux aguets de ce qu’on aurait pu trouver.

- 390 -
— On raconte bien que les murs ont des oreilles,
lança Zaz, pour faire baisser la tension entre les deux
hommes.
— Toi, Zazie, ta gueule ! fit Gus en pointant
l’index dans sa direction. Et toi, Nicky, la prochaine fois
que j’ai un doute, la prochaine fois que je pense que tu
tentes de nous doubler, je t’écrase comme un cancrelat.
Capito ?... C’est quoi le code ?
— J’ai inversé les chiffres, c’est 8.8.6.3.
— 8 Aout 63 ! Le jour de l’attaque du train postal
Glasgow Londres, fit Zéraphine, claquant des mains
comme une gamine ravie de sa capacité à retenir des
dates inutiles.

Debout face à l’océan, sur le toit terrasse d’un loft


magnifique donnant sur la grande plage de Biarritz, la
silhouette chétive d’un homme contemplait les éclats
du phare, comme hypnotisée par la lumière blanche.
D’un geste machinal, il recoiffa sa chevelure dense et
lisse qui brillait sous la lune, se lissa la moustache avec
la langue et se dirigea vers le salon. Ses deux yeux gris-
noirs se fixèrent sur le téléphone qui semblait attendre
sa décision. Comme si son choix venait d’être arrêté,
d’un geste précipité, il composa un numéro qu’il avait
retenu par cœur. A la seconde sonnerie, son interlocu-
teur décrocha le combiné mais resta muet, semblant
attendre qu’il prenne la parole.
— Je l’ai, j’ai le code.
— J’attends ! fit la voix de l’autre côté.
— Vous ne me croyez pas tout de même assez
stupide pour vous le donner !
— Nous avons été rendre visite au bric à brac du
Poulpe, je pourrais vous rendre visite également, mena-
ça l’homme au bout du fil.
Un rire nerveux et saccadé comme un couine-
ment de rongeur, résonna dans le téléphone.
— Pas de chambre forte n’est-ce pas ! Pas de bu-
tin ! Tout ça pour rien ! Vous n’avez pas fouillé au bon
endroit. Sans moi, vous ne trouverez rien ! Sans moi ce
que vous cherchez finira entre les mains des flics…
Rappelez-moi, vite, avant qu’il ne soit trop tard, ajouta-
t-il avant de raccrocher.

- 392 -
Encore tremblant de son audace, il se dirigea vers
la cuisine se servir un lait de poule fermenté puis gri-
gnota un reste de gorgonzola en frisant des narines. Dé-
sormais, quoi qu’il arrive, il se sentait gagnant sur toute
la ligne. Non seulement les quatre abrutis ne trouve-
raient jamais qui avait tué le Poulpe et c’est lui qui héri-
terait de toute sa fortune officielle, mais en plus il récu-
pérerait la moitié de la valeur des marchandises enfer-
mées dans la chambre forte de Sainte-Croix. C’est avec
une confiance absolue dans son avenir de roi de Biar-
ritz, que Nicéphore Mulot se coucha dans son lit king-
size avec le sentiment du devoir accompli.
Mais son destin allait prendre une tournure qu’il
n’aurait jamais imaginée.
Retour à Sainte Croix.

24 juin 1986

Suite au décès du Poulpe, l’ordre de Sainte-Croix


s’était réuni dans le réfectoire et le frère Ed Chirrane à
la barbe aussi automnale qu’un automne sur la forêt
québécoise avait pris la parole d’un air solennel.
— Mes frères, avait-il entamé, l’ordre de Sainte-
Croix n’a plus de raison d’exister. Il est mort de lui-
même avec celle de Mr Marcelin Poulpier, avait-il pour-
suivi, se signant par trois fois.
— D’autant plus que nous avons attiré sur nous
l’attention de la police, avait poursuivi le frère José-

- 394 -
Joseph, aussi tendu qu’un élastique pendant un jump
sur le viaduc de Garabit.
Tous les moines avaient alors retiré leur penden-
tif en bois représentant une gousse d’ail, puis les
avaient remis avec gravité au frère Chiranne en son-
geant que tout rentrait dans un ordre naturel.

L’effroyable meurtre de Marcelin Poulpier avait


remué toute la communauté à divers degrés. L’abbé
Costard avait fait en sorte que plusieurs messes soient
célébrées en hommage au défunt qui avait tant fait pour
le développement du monastère. Lui-même avait passé
ses journées dans le recueillement, préférant rester iso-
lé dans sa cellule. C’est le frère José-Joseph qui fut
chargé par le secrétaire de l’abbé de lui apporter ses re-
pas dans sa cellule.
— Quel drame ! avait entamé l’adjoint réfecto-
rier, tout en déposant son plateau sur la table bancale
calée par une image pieuse pliée en quatre.
— Merci frère José, commença le vieil homme,
aussi accablé que s’il s’adressait à un perdant multiré-
cidiviste de la loterie nationale. Puis- je vous adresser
une requête ?
— Bien sûr, mon père, articula-il distinctement
avec compassion.
— Voici deux jours que vous m’apportez genti-
ment à manger dans mon humble cellule. J’adore les
quiches ! Surtout la Lorraine que vous faites avec une
telle maîtrise qu’elle mériterait d’être classée au patri-
moine mondial de l’humanité… Mais !
— Mais ? s’étonna le quichier, un peu inquiet.
— Mais, matin, midi et soir… je dois avouer que
mon estomac réclame une autre pitance, surtout le ma-
tin.
Accablé par cette révélation qui le laissa aussi
muet que froissé, l’adjoint réfectorier s’en alla sans
avoir salué son supérieur.
De retour aux cuisines, le cœur lourd, il se confia
à son alter ego, le frère Pascal qui cuisinait une soupe
de suif de bouc aux airelles.
— Moi aussi, j’ai connu des attaques et des cri-
tiques injustifiées ! Sachez que la cuisine est un art qui
- 396 -
ne touche pas le cœur des lèches-gamelles réfractaires
aux innovations. Malgré les revers que nous impose la
vie, nous devons toujours relever la tête.
Requinqué par cette recommandation de son
frère, il se remit aux fourneaux avec milles idées en
tête. Puis, après avoir tenté une nouvelle recette de
quiche aux pruneaux, se dirigea pensif vers sa cellule.
Plusieurs choses le tracassaient ! Plusieurs choses qu’il
n’avait pas avouées au commissaire Fleurdesel et à son
adjoint aux pantoufles. La première le concernait indi-
rectement, donc sans risque. Quant à la seconde, il hé-
sitait encore à se confier aux deux hommes qui lui
avaient fait si peur. Contrairement à ses collègues
moines qui avaient peu de relations avec le Poulpe, lui,
frère José-Joseph, avait plusieurs fois partagé de
longues discussions avec Mr Marcelin car ils avaient
une addiction commune, presque obsessionnelle : « La
collectionnite aiguë ». Si le Poulpe collectionnait les
boules à neige, les dentiers et les boites de camembert,
lui, était tombé dès son plus jeune âge dans la « Dis-
neyïte inversée », passion qui s’était étendue à d’autres
personnages de bande dessinée.
En pénétrant dans sa cellule, le moine tomba en
génuflexion, non pas devant le Christ, mais devant sa
dernière acquisition: une statuette de Mary Poppins
avec la tête d’Obélix. Car là était la plus grande difficul-
té : trouver ces objets aussi rares qu’insolites, dont le
corps et la posture parfaitement normaux, étaient sur-
montés d’une tête ne leur appartenant pas ! Ainsi, bien
alignées sur des étagères en sapin, de nombreuses er-
reurs de la nature semblaient remercier leur sauveteur
de la mise au rebut à laquelle elles étaient normalement
destinées. Le Tintin du vase du lotus bleu avec la tête de
Simplet, le corps de Dumbo avec celui de Cendrillon, un
Mickey de 50 cm avec le sourire cruel du Capitaine Cro-
chet, Blanche Neige avec la tête de Bourriquet, celle de
Mowgli greffée sur le corps énorme de Baloo, tous, sans
exception avaient été achetés avec son maigre pécule de
moine.
Préoccupé par les omissions qu’il avait faites au-
près des policiers, il se jura sur la tête de Merlin
l’Enchanteur posée sur le corps de Minnie que, si les

- 398 -
inspecteurs revenaient l’interroger, il ne manquerait
pas de tout leur dire.

Comme chaque matin après ses obligations reli-


gieuses, le frère Bello vaquait, malgré l’ambiance pe-
sante du crime du Poulpe, à ses nouvelles tâches quoti-
diennes. Depuis sa nomination au poste de chantre,
après le décès de frère François-Félicien de la Fraterni-
té, son rôle parmi les cadres du monastère avait pris
une ampleur qu’il n’aurait jamais imaginée. Plutôt d’un
tempérament discret voire timide sauf quand il descen-
dait se mettre minable chez le Glaireux, le frère Dona-
tien Bello avait dû se prendre en main pour s’adapter
aux nouvelles charges qui lui incombaient.
C’est d’un pas décidé, mollets saillants, qu’il se
dirigea vers la petite chapelle pour rejoindre son ami
Edmond Chiranne, chef de chœur du trio qu’ils avaient
monté avec le frère Robert-Eusèbe, le moine aux
oreilles démesurées. En préparation de la messe du
Noël prochain, ils avaient monté le projet de chanter
« Jingle Bells » a capella. Complètement bilingue, c’est
le frère Bello qui était à l’origine du choix du titre de la
chanson au grand dam des deux autres qui auraient
préféré une création dont le frère Chiranne était à
l’origine : « All I want for christmas is God » et que
tous les moinillons fredonnaient déjà au réfectoire.
— Frère Bello ! L’apostropha dès son arrivée le
frère Robert-Eusèbe. Avec le frère Edmond, nous avons
une annonce à vous faire.
— Mais encore ? demanda le chantre étonné.
— A la fin des vêpres, nous avons fait écouter en
test à l’aveugle à l’ensemble des participants, les deux
chansons qui étaient en balance pour la cérémonie de
Noël. C’est la composition du frère Chiranne qui est ar-
rivée en tête. Nous pensons donc qu’il est juste de re-
mettre en question votre choix.
Aussi vexé que Kasparov84 battu par un footbal-
leur du PSG, le mis en cause, dont le visage venait de
tourner au rouge Château-Laffitte, aboya comme une
sanction à l’encontre des trublions monastiques, une
phrase sans appel.
— Pas de répétition aujourd’hui !

84 1963 Champion du monde d’échec Russe naturalisé Croate


- 400 -
Claquant violemment ses sandales sur le sol en
dalles disjointes pour faire un maximum de bruit, il
s’éloigna à grands pas, capuche relevée en signe de dé-
saccord, vers la sortie de la chapelle. Les yeux rageurs,
il se dirigea vers la bibliothèque qui était devenue son
refuge, son havre de paix, pour digérer cette mutinerie.
Lui qui lisait couramment le grec ancien, le latin
dans le texte et l’égyptien de Charm-El-Check, nageait
comme un têtard dans l’eau trouble au cœur de cette
cathédrale de culture qui avait été régulièrement enri-
chie par le marquis Briville de Barfleur.
Son travail consistait à trier et ranger les milliers
de livres qui s’entassaient parfois pêle-mêle sur le sol.
En regardant ce lieu gigantesque aux murs entièrement
tapissés de livres anciens et les mezzanines qui entou-
raient la pièce sur plusieurs niveaux, le frère Bello son-
gea qu’il n’aurait pas assez de toute une vie pour classer
tout ce savoir. Au sommet d’une pile d’ouvrages ano-
nymes, le premier livre dont il épousseta la couverture
usée par le temps, était une traduction latine d’un ou-
vrage de cuisine en mésopotamien décrivant les mul-
tiples façons de préparer les boulettes de viande. Pour
ranger cet ouvrage hors du commun, en songeant qu’il
devrait en parler au frère José-Joseph, il monta sur un
tabouret puis sur un vieux pupitre qui craqua sous son
poids. Les deux pieds droits du meuble se déboitèrent
vers l’avant et le firent chuter sur la poignée de la porte
principale, la brisant net, comme on casse un œuf de
perdrix.
Le col du fémur endolori, il réussit péniblement à
ouvrir la porte en introduisant un crayon dans la gâche.
Puis, la main sur la hanche, il se dirigea en claudiquant
vers l’atelier du monastère. Au fond de la pièce, se dres-
sait la croix du Christ qu’il améliorait de jour en jour
pour son projet de pèlerinage à Saint Jacques-de-
Compostelle. Cette croix, d’environ deux mètres de
haut, garnie de petites sacoches de transport et de trois
emplacements pour des gourdes de bonne taille, avait
été spécialement étudiée par ses soins pour être légère
et pratique à transporter sur son dos. Dans le pied de la
croix, il avait même pensé à créer un compartiment
creux dans lequel il pourrait mettre son porte-monnaie,
cadeau d’anniversaire de ses dix ans, ainsi que sa carte
- 402 -
d’abonnement aux hôtels formule 1. Chaîne d’hôtels à
bas prix dans lesquels il comptait résider si les dortoirs
surpeuplés de miasmes en tous genres qui étaient ré-
servés aux pèlerins, se retrouvaient complets en pleine
saison. Juste à côté, sur une étagère dédiée à son pèle-
rinage, son crédential85 à la couverture en écaille de
dorade lui permettant de valider toutes les étapes de
son voyage initiatique, trônait à côté d’un pendentif
« Coquille Saint- Jacques » dont il avait habilement
transformé les valves en boussole-émetteur-récepteur-
couteau-suisse du dernier cri. Comble de l’innovation
un poussoir latéral au niveau de la valve inférieure,
permettait de vaporiser un puissant bactéricide qui lui
serait utile lors de ses nuits dans les gourbis infâmes
dans lesquels il comptait reposer sa carcasse. Posé
contre le mur, le dernier élément de sa quête spirituelle,
son bâton de pèlerin dont le pommeau représentait une
fourmi sur un tas d’or, avait été sculpté par ses soins
dans un tasseau dérobé sur le chantier de l’Hermione86.

85Passeport du pèlerin, en l’occurrence pour Saint-Jacques-de-Compostelle


86Réplique de la frégate Française qui transporta le général La Fayette aux Etats-Unis
en 1780
Farfouillant sur l’établi, le frère Bello, bricoleur
dans l’âme (c’est lui qui avait entièrement restauré
l’autel consacré à Saint Herblain au pied duquel il ve-
nait s’agenouiller tous les matins en demandant pros-
périté au monastère) cherchait frénétiquement une so-
lution pour réparer la poignée en porcelaine de la bi-
bliothèque.
A force de s’agiter comme un psychotique à ten-
ter de trouver le Graal, le moine, sujet à l’hypersudation
même lors des hivers les plus rigoureux, se saisit d’un
chiffon en coton graisseux avec lequel il s’épongea le
front puis qu’il jeta maladroitement, ratant la poubelle
à ses pieds.
C’est en se baissant pour ramasser ce linge qu’il
aperçut sous l’établi un scintillement verdâtre, enfoui
dans un tas de sciure. Avec curiosité, il tira vers lui un
morceau de métal qui devint au fur et à mesure de son
extraction un objet qu’il reconnut immédiatement.
Comme s’il venait d’être piqué par une tarentule
guyanaise, le moine laissa tomber par terre sa décou-
verte. La croix ornée de pierreries qu’il venait de mettre
- 404 -
à jour était couverte de traînées brunâtres faisant pen-
ser à du sang ! Le visage déformé par la terreur, il sortit
en hurlant comme si le diable voulait l’attraper par les
chevilles.

Du haut du campanile ouest, dissimulée derrière


un rideau crasseux, une paire d’yeux l’épiait depuis plu-
sieurs minutes en scrutant avec obsession la porte de
l’atelier.

Les battements de son cœur résonnaient encore


dans ses tympans, comme les tambours de la grande
armée à Waterloo, lorsque le frère Bello pénétra dans la
chapelle déserte en songeant à sa macabre découverte.
Comme un footballeur exalté après un retourné acroba-
tique victorieux dans le but adverse, il fit une glissade
de plusieurs mètres sur les genoux pour s’arrêter dans
la nef, face à l’autel en granite, puis leva les bras vers la
croix magistrale qui lui faisait face.
— Mon dieu ! Mon dieu ! Qu’ai-je fait pour méri-
ter une telle épreuve ? Aidez-moi ! Éclairez-moi de
votre lumière divine ! Que dois-je faire ? Vers qui me
tourner ? Ayez pitié, Seigneur, guidez mes pas de péni-
tent !
Le front appuyé sur le sol froid, les genoux écor-
chés, rappés par les dalles de pierres, le moine attendait
la réponse divine lorsqu’une voix d’outre-tombe réson-
na comme un glas dans le silence sépulcral de la cha-
pelle.
— Frère Bello…
Le moine se retourna comme tétanisé par le son
venu de nulle part. Le cœur dans la gorge. Les muscles
endoloris par la tension. Le souffle court. S’attendant à
apercevoir un être de lumière apparaître dans la nef,
c’est presque en apnée qu’il entendit à nouveau la voix
divine s’adresser à lui.
— Frère Bello…
Son regard apeuré se dirigea vers le confession-
nal de Sainte Cécile d’où semblait lui parvenir ce timbre
aux accents miraculeux. Dans la partie droite réservée
aux pénitents, le rideau bougea lentement tel un souffle
mystérieux, l’invitant à s’y rendre. A pas lents, comme
s’il marchait sur des braises ardentes, le frère Bello
- 406 -
s’approcha de l’isoloir du XIIème siècle. La voix se fit à
nouveau entendre.
— Entrez dans le confessionnal et bénissez-moi
mon père parce que j’ai pêché !
Derrière le rideau, masquant presque entière-
ment le pénitent, le frère Bello di Compostella discerna
le bas d’une robe de bure et des chaussettes de laine
« Mickey » glissées dans les sandales réglementaires de
l’ordre bénédictin. En ouvrant la porte centrale du con-
fessionnal qui grinça comme une persienne mal huilée,
il fut presque soulagé de savoir qu’en face de lui, un
moine attendait sa bénédiction, et non une apparition
divine. En ouvrant la petite grille qui le séparait du pé-
nitent, il distingua une forme encapuchonnée.
L’ombre salvatrice du meuble liturgique avait
toujours été propice aux confidences les plus épouvan-
tables du genre humain, mais ici, dans le monastère, les
pêchés étaient bien souvent de simples omissions ou
des pensées impies qui se concluaient par une bénédic-
tion et une pénitence de deux ou trois « Je vous salue
Marie ».
— Je vous écoute mon fils, commença le moine
d’une voix presque suave.
Dans un murmure étouffé, le pénitent reprit la
phrase rituelle.
— Bénissez- moi mon père parce que j’ai pêché !
Le frère Bello fit le signe de croix protecteur à
travers la grille.
— Je vous bénis mon fils. Parlez sans crainte,
vous êtes dans la maison de Dieu. Depuis combien de
temps date votre dernière confession ?
— Une semaine fit humblement la voix… « Je re-
connais avec simplicité mon péché envers Dieu, mon
prochain et moi-même. »
— Je vous écoute avec bienveillance, comme
notre Seigneur le faisait avec ses apôtres.
Après une pause interminable, rendue pesante
par l’atmosphère de la chapelle aussi silencieuse que
celle d’une tombe abandonnée, la voix reprit dans un
murmure à peine audible.
— Bénissez moi mon père, car je sais qui a tué Mr
Poulpier…
- 408 -
Du « Fouineur rassasié »
au « Perroquet borgne »

Du côté de Bayonne, le commissaire avait réuni


ses troupes pour faire le point sur l’enquête.
— Bonjour Pépé, bonjour Yaouen ! Bien dormi les
gars ?
— Comme un cormoran sur du goémon lâcha le
breton hilare.
— J’ai eu les résultats de Bouldesuif, commença
Peyo en consultant les conclusions du gros légiste : date
de la mort le 19/06/1986 aux alentours de 23H00 suite
à de nombreuses lésions cérébrales sur l’os pariétal…
Etc… Ah voilà ! … Par un objet biseauté métallique type
barre à mine ou burin. Une petite émeraude dont la
provenance pourrait provenir de l’arme du crime a été
retrouvée dans les blessures de l’os pariétal à une pro-
fondeur de 0,2 mms… Bon ! J’ai jamais vu un burin ser-
ti d’émeraude moi ! Quelqu’un a une idée ?
— Un poing américain de luxe ? Une bague ?
proposa Pépé avant de se taire face au regard explicite
de son chef.
Devant le mutisme compréhensible de ses deux
collègues, le Maestro les relança :
— L’état civil de Poulpier ? demanda-t-il, levant
des sourcils aussi blancs que les dents de Patrick Saba-
tier87 dans le jeu de la vérité.
— Rien de concluant de ce côté-là, se plaignit
l’inspecteur Pavier : né en 1920 à Espelette. Pas
d’enfant, plus de famille à part un petit neveu, ancien
mannequin coiffure. Coté patrimoine, c’est autre
chose ! Bourré aux as ! Restaurant, villa, son magasin
de brocante à Biarritz et encore on n’a pas tout vérifié…

87 1951 Animateur de radio et tv Français


- 410 -
— Tout ça en plus de ce qu’on a découvert là-
haut! compléta Yaouen, extirpant de sa narine gauche
ce qui ressemblait à un corps de bigorneau bien cuit.
— Du côté perceur coffre ? Vous en êtes où ? in-
terrogea Peyo salivant à la pensée qu’il mangerait bien
un plateau de fruits de mer à midi.
Sortant un paquet de biscuits Traou-Mad de sa
poche portefeuille, l’élève-inspecteur Plougourn en
proposa à ses deux collègues.
— Ces gars-là sont aussi rares à dénicher qu’un
coin à palourdes dans la baie de Douarnenez. Pas dis-
ponibles avant trois jours selon la préfecture. Je me
suis également permis de vérifier l’origine du Gainsbo-
rough exposé dans le pigeonnier, poursuivit-il. Il faudra
vérifier si ce n’est pas une copie, le vrai a été volé il y a
deux ans dans la collection privée d’un certain Joey
Bolton.
— Ça ouvre d’autres perspectives, fit Peyo, la
bouche pleine de galettes au beurre salé.
— Concernant les moines, rien de suspect, pas de
casiers. Il faut qu’on retourne là-haut à Sainte-Croix si
on veut réinterroger le frère José-Joseph concernant les
hôtes qui résidaient au Monastère, renchérit Pépé. Le
procureur ne veut pas qu’on le fasse venir ici.
Aussi contrarié qu’un ours polaire dans un ham-
mam, le Maestro tournait et virait devant ses deux col-
lègues, impatients de passer à l’action.
— Il m’emmerde celui-là ! Il faudrait également
enquêter sur le Glaireux. Son vrai nom est Hippolyte
Kamp et son père était marchand forain à la fin de la
guerre. J’ai entendu de vieilles histoires sur lui et
j’aimerais un topo complet sur son passé. Mais pour
l’instant, acheva-t-il en enfilant malgré la chaleur sa
gabardine en duvet de panda (payée une fortune grâce
au divers dessous de table glanés à droite et à gauche),
j’aimerais bien aller fouiller du côté de la brocante de
monsieur Poulpier. Ensuite, direction Hendaye, pour
voir ce qu’on trouve au « Perroquet borgne ».
— Elle a un nom cette brocante ? l’interrogea
l’inspecteur Plougourn.
— « Au fouineur rassasié », tout un programme !
commenta Pépé, enfilant avec hâte son blouson en
skaï.
- 412 -
Au même moment, l’ex-bande du Poulpe pre-
nait, elle aussi, la direction de la brocante.
— Ça se présente pas mal pour l’instant,
s’enthousiasma Gus qui tapotait en rythme sur son vo-
lant tandis que la radio, volume à fond, retransmettait
le dernier tube de son idole.
Le gros, chemise à losanges multicolores sur la-
quelle apparaissaient des palmiers entremêlés en
ombres chinoises, prit une respiration digne de Jacques
Mayol88 pour couvrir le son de sa radio et meugla
comme un buffle « Qu’on me donne l’envie, l’envie
d’avoir envie, qu’on allume ma viiiiiiiiie ».
— On t’entend arriver depuis le fond du boule-
vard, lui fit remarquer Nicky, alors que Gustave se ga-
rait le long du trottoir.
— Qu’est-ce que tu baves ? demanda le chauf-
feur.
D’un geste de la main, Nic lui demanda de baisser
le volume de son enceinte roulante.

88 1927-2017 apnéiste Français


— Désolé, moi quand j’suis dans mon trip, j’me
rends plus compte de rien, s’excusa-t-il, en mimant un
riff de guitare.
— Zazie n’est pas avec toi ?
— Elle a préféré prendre le bus 142, elle nous at-
tend à l’arrêt du casino. Maurice devrait déjà être sur
place.
Après avoir récupéré la jeune femme, Gustave ga-
ra le plus discrètement possible son coupé sport alle-
mand dans la rue derrière le magasin. Maurice les at-
tendait déjà.
— Quand je pense à hier soir, j’en ai encore des
frissons, fit Zéraphine, se frottant les bras malgré la
chaleur de four à pizza de ce mois de Juin.
— Si j’attrape les salauds qui lui ont fait ça... lui
répondit Nicky.
— Pour sûr… J’en suis encore toute retournée,
couina-t-elle, les larmes embuant ses yeux, les faisant
ressembler à un étang turquoise.
— Ne retiens pas tes larmes, la consola Gus,
laisse aller ton chagrin. C’est une page qui se tourne et
- 414 -
tu n’y peux rien. Ne retiens pas tes larmes, pleurer ça
fait du bien et si tu as de la peine souviens toi que l’on
t’aime, nous ne serons jamais loin.
— Qu’est-ce que tu jactes bien, s’étonna Maurice,
dont le gel de la moustache fondait au soleil.
— T’en fais pas ma Zazie, intervint Nic, on les
chopera ces saligauds.
— Tu crois que quelqu’un savait qu’on braquerait
la morgue et qu’on découvrirait ce que tu sais ?
— Forcément qu’on nous attendait ! Pour ce qui
est de la découverte du micro, on a eu du bol. En tout
cas une chose est sûre, on n’est pas seuls sur le
coup, mais grâce à mon intuition ils peuvent toujours
courir pour ouvrir le coffre !
Gustave lui jeta un regard noir à l’évocation du
mot « Intuition ».
— J’y pense, on n’a pas les clefs pour entrer ici,
constata Gus, qui fouillait les poches de son sarouel
sans succès, c’est le Mulot qui les a gardées !
— Pas besoin de clefs, fit Mo, on a Zazie.
— Fais le guet en attendant que je lui fasse son af-
faire, ordonna-t-elle, montrant la porte protégée par
une grille en métal.
Comme une hyène à la recherche d’une charogne,
Maurice se glissa sans bruit, à quelques mètres de là
pour surveiller la rue.
— Reviens ! lui ordonna immédiatement Zéra-
phine, on a un problème. On n’est pas les premiers à
être passé. La grille de protection est ouverte. J’imagine
que la porte aussi, compléta-t-elle, la poussant du plat
de la main pour vérifier son diagnostic.
Une odeur de bois, de vieux journaux et de naph-
taline se dégageait de l’arrière-boutique par laquelle ils
venaient d’entrer. Dans la pénombre, on apercevait les
ombres d’un capharnaüm gigantesque.
— Allume ! ordonna Zazie à Maurice qui ouvrait
la marche, épiant l’obscurité comme un éclaireur iro-
quois, la crête en moins.
Lorsque le plafonnier éclaira l’arrière-boutique
d’une lumière vive, les quatre compères restèrent sans

- 416 -
voix. Tous les tableaux avaient apparemment été décro-
chés des murs, puis jetés à terre comme des rebuts.
— Avance ! Ouvre la porte du magasin, enjoignit
Gustave à son ami, impatient de découvrir la pièce
principale.
La vision qui s’offrit au quatuor était encore plus
terrible que dans l’arrière-boutique. Si les tableaux
avaient eux aussi fait l’objet d’une attention particu-
lière, le sol était jonché d’un bric à brac protéiforme
comme si un cyclone tropical et vengeur avait dévasté la
pièce. Des meubles renversés, des vases en porcelaine
brisés, des canapés et des fauteuils éventrés, des bibe-
lots jetés au sol puis écrasés, offraient un spectacle aus-
si affligeant qu’une représentation de « Panpan le petit
lapin blanc » par des élèves de maternelle. Manifeste-
ment, quelqu’un était passé avant eux.
— Quel carnage ! Aussi fracassé que le cerveau de
Maurice, ricana Nicky, donnant un coup de pied dans
l’amas de bibelots jonchant le sol.
— Qui a fait ça ? tempêta Gus en regardant d’un
air ébahi ses amis.
— Rappelez-moi qui avait la clef ? insinua Nic.
— Bon dieu tu as raison ! Le Mulot ! C’est lui qui
l’avait.
— Tout doux les gars, les calma Zéraphine ! Je
sais bien que vous n’êtes pas les couteaux les plus aigui-
sés du tiroir, mais si c’était Nicéphore qui avait la clef, il
n’aurait pas forcé la porte. Réfléchissez ! Et puis, pour-
quoi il aurait fait ça ?
— Dis donc, tu le défends bien ton chéri, ricana
Nicky.
— Tu vois cette théière en porcelaine ? dit-elle, en
la récupérant intacte parmi les débris : imagine que
c’est ton crâne plein de conneries le menaça-t-elle, la
brisant nette d’un coup de poing rageur.
— Ça suffit ! Où est le pognon ? demanda Mau-
rice, si incolore qu’il se refléta à peine lorsqu’il passa
devant un miroir rescapé du carnage.
— Dans un sarcophage, rétorqua Gus, qui cher-
chait des yeux le cercueil en bois.
— Quel foutoir ! Pourtant un sarcophage ça doit
se repérer tout de même ! fit Zazie en escaladant des
meubles renversés.
- 418 -
— Un sarcophage de faucon, spécifia le gros, ça
doit être plus petit.
Au bout de quelques minutes de fouilles dignes
d’Howard Carter89 en personne, Nicky arbora fièrement
le linceul en bois d’un faucon stylisé.
— Je crois que c’est ça ! annonça-t-il, sortant une
lame dentelée de sa veste pied de poule, pour ouvrir la
cassette égyptienne.
Les trois autres s’approchèrent, les visages plus
graves que celui d’un banquier en 1929. Nicky ouvrit le
sarcophage aussi facilement qu’une boite de « piquillos
farcis à la morue ». Plusieurs rouleaux de 500 francs
emplissaient l’espace creux.
— En tout cas, les types qui ont foutu le bordel ne
sont pas venus pour ça, lança Gus, en récupérant
l’argent pour le distribuer en quatre parts égales.
— Tu crois vraiment qu’ils étaient là pour les ta-
bleaux du Prado90 ? proposa Maurice qui enfournait
plusieurs liasses dans sa poche.
— Gueule le plus fort pendant que tu y es ! aboya
Zazie.

89
1874-1939 archéologue Anglais découvre le tombeau de Toutankhamon
90 Musée de Madrid
— Ben quoi ! On est tout seul ici.
— Le micro, à la morgue, ça t’as pas suffi ?
— Tu vois le mal partout Zaz.

Le casse magistral du Musée du Prado restait


pour l’instant non élucidé, mettant sur les dents, non
seulement la police Espagnole, mais plus largement
toutes celles d’Europe. Dans la nuit du 30 avril au 1er
Mai, alors que le musée était fermé, trois hommes et
une femme déguisés en policiers s’étaient présenté au
Prado, puis après avoir neutralisé les agents de sécurité,
avaient en toute impunité dérobé une dizaine de ta-
bleaux dont « Le christ Crucifié » de Vélasquez, « Los
Très de mayo » de Goya, « Les sept péchés capitaux »
de Jérôme Bosch et « La vierge à la rose » de Raphaël.
D’une valeur inestimable, ces chefs-d’œuvre étaient in-
vendables, même sur le marché parallèle. Sauf si un
collectionneur privé était le commanditaire du vol. Ni
les interrogatoires à répétition des agents de sécurité, ni
les caméras dont les enregistrements avaient été déro-
bés, n’avaient pu apporter la moindre piste aux enquê-
- 420 -
teurs. Pour l’instant ces œuvres inestimables dormaient
bien à l’abri sur le versant de la montagne du Pic du
diable. Les ordres du Poulpe avaient été clairs. Il fallait
laisser retomber la pression policière le plus longtemps
possible. Les tableaux devraient rester à l’abri au moins
un an avant d’être acheminés vers leur nouveau pro-
priétaire.
Un bruit de clef dans la serrure de la devanture
du « Fouineur rassasié » fit bondir les quatre compères
comme s’ils étaient attaqués par un essaim de frelons
asiatiques.
— Les flics ! Murmura Gus en se débinant, je suis
sûr que c’est les condés…
Sans demander leur reste, les quatre visiteurs
s’éclipsèrent aussi silencieusement que possible, slalo-
mant entre les débris qui encombraient le sol.

L’élève inspecteur Yaouen Plougourn après avoir


utilisé sans succès plusieurs clefs du trousseau du
Poulpe, parvint enfin à insérer le sésame permettant
l’ouverture de la brocante.
— Waouh ! Quel boxon ! Lança-t-il en constatant
l’état du magasin. On dirait la chambre de mon ex…
— Y’a pas que la crim’ qui s’intéresse aux affaires
du Poulpe, rajouta le commissaire. Ils n’y ont pas été de
main morte ! En tout cas, ils n’étaient pas là pour voler
du tout-venant. Ils cherchaient quelque-chose de bien
précis. Mets tes gants, ordonna-t-il au jeune Plou-
gourn.
Équipé de protections en latex, l’inspecteur Pa-
vier agita les doigts de sa main droite d’une façon fréné-
tique.
— J’suis sûr que le latex, tu le mets ailleurs
d’habitude ! gloussa-t-il à l’intention de son collègue,
tout en regardant les objets qui semblaient avoir été
pilés par un pachyderme amateur de pogo. Va-t’en sa-
voir ce qu’ils cherchaient !
— Dans ce cas-là on appelle la scientifique ? de-
manda Yaouen à son collègue accroupi parmi les dé-
bris.
— S’ils doivent tout vérifier, ils en ont pour des
plombes ! fit remarquer le grêlé d’un geste du bras en
- 422 -
montrant les centaines de fragments. Le proc'
n’acceptera jamais ! Ils seront uniquement missionnés
pour rechercher des empreintes sur les ouvertures…
D’ailleurs ils sont rentrés par où nos visiteurs ?
En file indienne, le commissaire en tête, ils se di-
rigèrent vers l’arrière-boutique, jetant par réflexe pro-
fessionnel des coups d’œil circulaires à travers la pièce.
— C’est par ici qu’ils sont entrés ! Et il n’y a pas
bien longtemps ! La porte est encore ouverte, constata
Peyo tout en jetant un œil sur les tableaux décrochés du
mur. Tu as vu que la plupart étaient comme raturés en
bas à droite ? Quelqu’un a essayé de retirer la couche de
vernis, s’étonna-t ’il, en s’adressant au breton.
— Oui je viens de voir ça, c’est comme s’ils
avaient voulu vérifier que la peinture n’en cachait pas
une autre, supposa Yaouen, inspectant avec effarement
une toile représentant Gengis Khan en tutu, à califour-
chon sur un baudet du Poitou, signé Robert Hotte.
— Tu penses comme moi ?
— Au vol du Prado ?
— Faut pas s’emballer, mais du coup on va quand
même insister auprès du proc ’pour faire appel à la
scientifique. Avec un coup de bol ils trouveront peut-
être des empreintes. Si c’est ça, on est sur une affaire
qui nous dépasse.
L’inspecteur Pavier qui était occupé à fouiller une
autre partie de l’arrière-boutique, les interpella d’un air
victorieux en brandissant un dossier à rabat, rouge
basque.
— Vous ne le croirez jamais ! Le Poulpe recevait
des menaces. Des lettres anonymes.
— Où tu as trouvé ça ? demanda Peyo, l’air aussi
surpris qu’une huître dans l’estomac d’un végétarien.
— En évidence, déposé sur le bureau.
— Et ça dit quoi ?
— Regarde toi-même, proposa-t-il, déposant les
courriers anonymes aux lettres multicolores de toutes
tailles et de typologies disparates. « Je veux mon fric,
vite ou j’en liquide un » - « Vous allez tous payer » -
« Préviens les autres, je sais où vous trouver » - « Tu
vas crever en premier » ...

- 424 -
— Que de gentillesses ! Bon ! Ça commence à
s’éclaircir, toussota le commissaire, le visage plus son-
geur que celui du penseur de Rodin.
— On sort du brouillard pour entrer dans la
brume rétorqua Pépé, d’un air sceptique.
— Deux plus deux ont toujours fait quatre, ins-
pecteur, le reprit Peyo. Des lettres anonymes qui récla-
ment du fric, des visiteurs qui cherchent des tableaux.
Pour moi c’est clair ! C’est la bande du Poulpe qui a volé
les tableaux du Prado et quelqu’un était au courant. Ce
quelqu’un a mis sa menace à exécution et a liquidé le
brocanteur dans son pigeonnier à Sainte-Croix ! Il faut
chercher soit dans les bandes rivales du Poulpe, soit
parmi ses complices.
— Ce type était fiché nulle part s’emporta
l’inspecteur Pavier. Pas de casier, même pas une con-
travention ! Les douanes n’avaient rien sur lui non
plus ! Comment voulez-vous lui trouver des complices ?
Sur quelles bases on part ?
— On va faire le tour des petits malfrats de la
pègre locale et plus particulièrement les spécialistes de
la cambriole… J’en connais quelques-uns à qui
j’aimerais dire deux mots, histoire de vérifier leurs ali-
bis. Allez ! On file sur Hendaye, ordonna le commis-
saire après avoir appelé le poste de police le plus proche
pour faire garder la brocante en attendant l’arrivée de
la brigade scientifique.

La route en direction de l’Espagne brillait sous le


soleil déjà brûlant de cette fin Juin. La R21 banalisée
des trois hommes se fondait parmi le flot des véhicules
empressés. Le bar, le « Perroquet borgne » 12 rue de
l’industrie joyeuse, se situait dans la zone industrielle
qui longeait la Bidassoa, comme un serpent
d’entrepôts, de parkings et d’usines qui vomissaient
leurs déchets dans la rivière se jetant dans l’océan.
Entre les transports Ibaremborde et les ateliers com-
munaux, le concessionnaire Iveco et l’usine de sardines
Lartigue et Fils, le bar semblait voué à une prochaine
démolition. Dès leur entrée, une odeur, mélange de
poissons en décomposition et de frites, les saisit à la
gorge. L’air ambiant semblait si épais qu’ils avaient

- 426 -
l’impression d’avancer dans une brume invisible et
chaude.
Un bar en formica rouge pâle, aux flancs ébré-
chés en plusieurs endroits, probablement par des coups
de pieds, s’étalait à droite de l’entrée. Quelques tables
de la même couleur et de multiples chaises aux pieds en
aluminium complétaient l’essentiel de la pièce. Aucune
décoration aux murs, à part une vieille affiche publici-
taire racornie, pour du Picon-bière. Le bistrot respirait
la misère et la désolation. Devant le bar, agglutinés
comme des moules sur un bouchot, une demi-douzaine
de clients discutaient dans un nuage de fumée aussi
épais que celle de la Montagne Pelée en 1932. Derrière
le bar, celui qui semblait être le patron, torchon sur
l’épaule et tricot de peau sans manche constellé de
taches de graisse, les dévisagea avec une grimace de
mépris. A sa gauche, suspendue au plafond par un cro-
chet, une cage métallique emprisonnait un perroquet
gris du Gabon auquel il manquait un œil.
— Bonjourrrrr la flicaille… Bonjourrrrr la flicaille
répéta le volatile qui semblait être atteint d’une pelade
laissant apparaître sa peau rosée par endroit.
Comme s’ils venaient de recevoir le même ordre,
les six hommes du comptoir se retournèrent vers
l’entrée, fixant les arrivants comme des esclaves affran-
chis dans une réunion du Ku-Klux-Klan.
— Très courtois votre perroquet, lança Peyo en
surprenant tout son monde. Il nous a reconnu malgré
l’odeur infernale qui enveloppe votre palace… Commis-
saire Fleurdesel et mes adjoints, les inspecteurs Pavier
et Plougourn, poursuivit-il sans montrer ses papiers…
Allez ! C’est mon jour de générosité, enchaîna-t-il à
l’attention des consommateurs qui commençaient à
serrer les poings. Vous détalez comme des garennes
devant un tireur d’élite, et on n’en parle plus…
— Sinon ? fit un gros rougeaud, en salopette de
chantier, un béret basque calé sur l’oreille gauche.
Les deux inspecteurs se positionnèrent, bras croi-
sés, à droite et à gauche du commissaire, comme un
mini pack de rugby prêt à affronter les Anglais.
— Sinon, c’est interrogatoire et fouille au corps
façon déménageurs bretons, s’imposa en premier

- 428 -
l’élève inspecteur, en tapant son poing contre la paume
de sa main.
Ceux qui n’avaient pas terminé leurs verres, les
burent d’un seul trait puis sortirent du « Perroquet
borgne » sans demander leur reste.
— Mais c’est qu’il prend de l’assurance, le Finisté-
rien ! le complimenta Peyo, en lui assenant un grand
coup dans le dos.
Puis, s’adressant au patron qui semblait aussi
sympathique qu’un désosseur à l’abattoir de La Villette,
le commissaire s’approcha du comptoir.
— Il s’appelle comment votre terreur ?
— « Javert91 » cracha à contrecœur le taulier.
— Il sait dire autre chose ?
— « Mort aux vaches ! » ricana le bistrotier, en
époussetant son zinc avec son torchon.
— Et son œil ? poursuivit le commissaire, d’un
calme olympien, malgré le sang qui commençait à
bouillir dans ses veines.
— Un chat, un coup de patte, répondit laconi-
quement le patron.

91 Inspecteur de police, personnage du roman de Victor Hugo « les Misérables »


— D’où le nom de votre bel établissement ! ironi-
sa Peyo. Puis sortant la photographie dérobée chez le
Glaireux la veille, il la lui fourra sous le nez en pointant
du doigt le Poulpe… Vous connaissez cet homme ?
— Jamais vu, ironisa-t-il, sans regarder une se-
conde la photo surexposée.
Comme pour se décontracter les muscles, le
Maestro agita vigoureusement ses bras en les laissant
pendre le long de son corps.
— Tu sais que tu commences à me plaire ? lança-
t-il, avec un sourire qui contrastait avec la lueur de
meurtre qui brillait dans ses yeux.
— On passe au tutoiement ? le nargua l’homme
au torchon, en croisant les bras sur sa poitrine.
— Désolé, chez moi c’est une habitude ! J’peux
pas m’empêcher de tutoyer les cons, surtout les gros !
Alors si tu veux que je reprenne les bonnes manières, va
falloir être plus coopératif. Le barbu sur la photo, on
sait qu’il est venu ici accompagné.

- 430 -
Le patron du « Perroquet borgne », un sourire
narquois aux lèvres, continuait à fixer le commissaire
par défi, sans prononcer un mot.
— Élève inspecteur Plougourn, commença le
Maestro, ce qui va se passer dans quelques instants
n’est pas très réglementaire. Aussi, il serait préférable
d’attendre dehors que notre conversation avec le mon-
sieur derrière le bar ait prit fin, avant de réintégrer ce
quatre étoiles, inscrit au patrimoine des chefs-d ’œuvre
en péril.
— Oh, non ! S’il vous plaît patron, pour une fois
que ça devient marrant…
— Qu’est-ce que t’en penses Pépé ? demanda le
commissaire.
L’inspecteur Pavier, soulevant par le dossier une
des chaises en formica qui se trouvait derrière lui, ré-
pondit calmement.
— Faut bien qu’il apprenne ! On peut lui faire
cette fleur. C’est pas tous les jours qu’on peut se défou-
ler autant.
— Vous jouez à quoi les comiques ? les provoqua
le tenancier, en leur décochant un rictus méprisant.
D’un mouvement digne d’un champion de lancer
à la mouche, Pavier propulsa sa chaise derrière le bar,
sur les étagères pleines de bouteilles d’alcool qui explo-
sèrent et se fracassèrent au sol dans un bruit assourdis-
sant.
— Strike ! Gueula l’inspecteur, levant les mains
vers le ciel en signe de victoire.
— Bonjourrrrr la flicaille… Bonjourrrrr la fli-
caille... Morrrrt aux vaches... siffla Javert, apeuré en
tentant de s’envoler.
— Ok les gars ! J’ai pigé fit le patron, les mains
levées en signe de reddition.
— On reprend proposa le commissaire. Qu’est-ce
que vous pouvez me dire sur le type de la photo, pour-
suivit-il, en posant le cliché sur le bar.
— J’le connais pas ! Mais je l’ai vu une fois ici,
rectifia le barman, rapidement. Y’a une quinzaine a peu
près. Pas le genre de la maison, il avait rendez-vous
avec un autre type. Que j’connaissais pas non plus
s’empressa-t-il de préciser. En tout cas c’était pas des

- 432 -
potes, ça gueulait pognon comme c’est pas permis ! Voi-
là ce que j’peux dire.
— Quoi d’autre ?
— J’suis pas un magnétophone ! J’suis pas là
pour écouter ce que disent mes clients.
— Brave homme ! ricana Peyo, en faisant signe à
l’inspecteur Pavier qui s’empara à pleines mains d’une
seconde chaise.
— Vous êtes dingues ? hurla le patron. Ok ! ils
parlaient de monastère, de lion, de train. A un moment
j’ai dû les calmer ! Surtout le grand type qui gueulait
comme s’il s’en foutait qu’on l’entende ! Il attendait sa
part, qu’il disait !... Vous savez, ici j’ai l’habitude d’avoir
des types pas très clean. Mais quand le grand a sorti
une petite machette de son sac à dos, moi j’ai sorti ma
lacrymo et j’ai aspergé les deux furieux jusqu’à ce qu’ils
dégagent de mon bar.
— Vous pouvez me décrire le grand type ?
C’est à contrecœur comme si on lui avait deman-
dé de faire un salto arrière qu’il reprit d’une voix mono-
corde.
— Très grand, je dirais deux mètres, plus un poil
sur le caillou, un visage de squelette avec une balafre
qui lui traverse la gueule de part en part, des mains
grandes comme des pelles. Et puis ses yeux ! Si ça avait
été des lasers, le type en face aurait été découpé en ron-
delles. Un beau spécimen de déglingué acheva le patron
en soupirant.
— Quel âge ?
— J’ai pas de notion d’âge quand il s’agit de vieux
comme vous ! Je dirais entre entre 60 et 70.
— Eh ben voilà ! ironisa le commissaire d’un air
satisfait, c’était pourtant simple. Allez les gars, on dit
merci et on s’en va. Je vous enverrai des collègues pour
le portait robot, ça vous évitera de passer pour une ba-
lance en allant au commissariat.

Au moment où ils allaient franchir la porte, par-


mi les « Bonjourrrrr la flicaille… Bonjourrrrr la fli-
caille » qui redoublaient en provenance de la cage de
Javert, un « Enfants de chienne, fils de Gestapiste » les
fit se retourner vers l’homme du bar.
- 434 -
A pas lents, le commissaire s’empara d’une chaise
et la tendit à l’inspecteur Plougourn, en disant :
— Fais-toi plaisir !

A suivre….

Merci a ceux et celles qui ont eus la patience,


la curiosité, de lire les quelques chapitres de cette co-
médie policière … J’espère que cet extrait vous aura
avant tout fait sourire et vous aura détendu…
A bientôt peut être, n’hésitez pas à me laisser
vos commentaires et vos remarques.

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