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MARC JAOUEN
Page de couverture :
« Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lu-
mière »
Michel Audiard
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4ème de couverture :
« C’est une histoire de dingue, une histoire bête à pleurer
Serge Gainsbourg
ISBN: 978-2-9587787-0-5
Dépôt Légal : Avril 2023
Copyright © 2023 Marc Jaouen
Merci à tous ceux qui m’ont inspiré par leurs vies,
leurs écrits, leurs paroles ou leurs musiques tout au
long de l’écriture de ce roman.
Pour ceux qui n’ont pas les bases mais qui ose-
raient tout de même prendre le risque de tenter
l’aventure, vous les trouverez tout au long de ce volume.
Panique au Monastère
Mars 1960
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— Allez voir la banque ! s’emporta-t-il, elle ne
peut pas nous abandonner comme ça !
— Hélas, si, frère Dagobert, répondit l’abbé, do-
delinant de la tête tel un chien en plastique posé sur la
plage arrière d’une voiture. Notre petite communauté
n’est pas auto-suffisante, dans peu de temps nous
n’aurons plus les moyens de subvenir à nos besoins
quotidiens. Nous devons absolument redresser nos
comptes, sinon le monastère devra être vendu.
— Nous allons tous mourir ! la malédiction divine
est sur nous, hurla un moinillon au regard halluciné.
— Calmez-vous mon fils, tenta de le rassurer
l’abbé Costard, Dieu nous impose une épreuve et nous
devons la surmonter.
— Comment ? Paniqua à nouveau le moinillon au
corps aussi disgracieux qu’une peinture de Ray
Charles1, nous ne savons rien faire.
— Nous avons besoin de peu de choses, le contra
l’abbé, et ensemble il nous faut chercher des solutions.
1
1930-2004 Chanteur et pianiste Américain non voyant (Hit the road Jack)
— Organisons une quête dans les villages de la
vallée, suggéra frère Dagobert.
— Ils sont plus pauvres que nous, cingla une sou-
tane aux dents rongées par des caries noires comme
l’âme du diable.
— Prions Saint Joseph ! clama un borgne squelet-
tique, tombant en génuflexion devant la statue du
Saint-homme.
— Que dieu nous vienne en aide ! Nous devons
faire pénitence, le salut de notre âme est dans la dou-
leur et la résilience, hurla à son tour un moine dépressif
en commençant à s’auto-flageller avec un chape-
let hérissé de clous préparé avec amour lors de ses
longues soirées solitaires.
— Imposons une dîme sur les confessions au
peuple de la vallée, insista à nouveau frère Dagobert,
ulcéré, chuchotant à ses voisins de banc, sa tache de vin
devenant aussi cramoisie qu’une plaque de cuisson en
vitrocéramique.
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— Que dieu te damne pour tes pensées impies !
lança un des moines, se signant rapidement à trois re-
prises.
— Le frère Dagobert Hernandes dos Fatima doit
se ressaisir lui reprocha sévèrement un autre moine au
visage ravagé par une acné juvénile mal soignée, sa-
chons accepter les épreuves divines.
— Épreuves divines, tu parles ! grimaça frère Da-
gobert, j’en ai assez de subir les décisions divines.
Le coup sourd d’un poing s’abattant sur le lutrin
fit taire les moines dissipés.
— Un peu de calme mes frères! Que toutes les
bonnes volontés réfléchissent dans la paix et me fas-
sent des propositions de redressement, proclama l’abbé
d’une voix forte, pour mettre fin au désordre qui
s’installait dans la chapelle. Je vous recevrai dès de-
main dans ma cellule, ajouta-t-il, ses bras maigrelets
levés vers le ciel. Allez dans la paix de notre seigneur…
Au son de la voix sévère, tel une bande de moi-
neaux effrayés par la présence d’un prédateur, les
moines s’éparpillèrent en piaillant, pour disparaître
dans leur retraite aux murs glacés.
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gobert, mais ressaisissez-vous ! En sortant d’ici vous me
réciterez trois Pater et six Avé.
La tache de vin sortit aussi vite de la cellule
qu’elle était rentrée, vexée que ses propositions de re-
dressement des comptes n’aient pas été retenues. Déci-
dément plus rien n’allait dans ce monastère isolé du
monde. Il se sentait de plus en plus étranger à la vie
monastique et à ses contraintes. Sa foi allait-elle résis-
ter à cette nouvelle épreuve ? Allait-il finir sa vie entre
ses murs glacés ? Il était grand temps qu’il se pose les
bonnes questions. A qui pouvait-il se confier ? A qui
pouvait il confesser ses envies de liberté, ses pulsions,
ses péchés ? Qui les comprendrait ? Pour se venger de
l’abbé Costard, l’hérétique se promit de ne faire que
deux Pater et cinq Avé. En claudiquant vers sa cellule,
il se promit de songer à un autre avenir que de finir
entre ces murs si austères et décida de se confesser ra-
pidement auprès du doyen du monastère, le vénérable
Père François-Félicien de la Fraternité, ex-entraineur
de l’équipe de football du Vatican.
— Au suivant, soupira l’abbé, inquiet du compor-
tement de son frère en religion.
Un moine dont la carrure athlétique faisait cra-
quer les coutures de sa robe de bure entra, se courbant
par la porte étroite. Son visage cubique à la mâchoire
proéminente se caractérisait par une balafre disgra-
cieuse et mal suturée qui serpentait comme un torrent
sur tout le côté gauche. Ses oreilles décollées en chou-
fleur, semblaient avoir été greffées par erreur, quant à
ses mains anormalement disproportionnées elles au-
raient pu étrangler un éléphanteau d’une simple pres-
sion de ses phalanges, aussi épaisses que des saucisses
de Morteau.
— Frère Arnold-Archibald-Angus, se lança l’abbé,
comment vous adaptez vous à notre petite communau-
té ? Si ma mémoire ne me fait pas défaut, vous êtes ori-
ginaire de Dublin de par votre mère n’est-ce pas !
— Oui mon père, l’Irlande me manque parfois,
mais je me suis bien intégré dans votre congrégation.
— Cela s’entend… vous parlez Français sans ac-
cent.
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— Merci, je suis assez à l’aise, même si j’ai parfois
du mal avec les subtilités de certains surnoms dont
m’affublent parfois les moinillons espiègles.
— C’est-à-dire ?
— Arni la toise, triple A ou l’andouillette.
— Bien ! Je verrai ça avec leurs professeurs tous-
sota l’abbé avec un petit rire… je suis à votre écoute,
avez-vous une idée à me suggérer ?
— Donnez-moi l’autorisation de m’inscrire à une
manifestation sportive.
— Jésus-Marie ! Du sport ! Mais de quoi parlez-
vous ?
— Pendant ma jeunesse j’ai pratiqué le catch,
poursuivit le géant avec un rictus haineux, mimant une
prise d’étranglement et je suis prêt à m’y remettre pour
aider le monastère. J’ai gardé des contacts dans le mi-
lieu et je suis sûr que mon retour sur un ring…
— Par Saint-Joseph ! Vous faisiez du catch ?
s’étonna l’abbé.
— Oui, j’avais d’ailleurs une certaine réputation.
J’ai gagné de nombreux combats et plusieurs titres, dit-
il, tendant à son supérieur une vieille affichette annon-
çant la tenue d’une compétition avec en vedette un
match pour le titre de champion d’Irlande entre « The
white Angel » et « Son of a bitch ».
— Vous avez participé à cette compétition ?
— Hélas, j’ai perdu le titre cette année-là !
— L’ange blanc c’était vous ? demanda l’abbé
avec une certaine fierté d’avoir traduit le texte.
— Non, avoua honteux, le géant, le regard baissé.
— Donc « Son of a bitch » c’était donc vous ! Jé-
sus-Joseph , quel étrange pseudonyme ce « Fils de
plage ». Vous êtes né dans une bourgade côtière ?
Soulagé par la méprise de l’abbé, Arni resta muet
comme un caveau, laissant son père en religion pour-
suivre la conversation.
— De plus, vous savez que la violence sous
quelque forme que ce soit ne fait pas partie de nos prin-
cipes de vie frère Arnold.
— Il faut toujours un méchant dans ce genre de
compétition, se justifia le balafré, et vu mon physique,
les organisateurs…
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— Dieu vous pardonnera sûrement vos errances
de jeunesse.
— Ce sport s’apparente plus à un spectacle, plai-
da-t-il à nouveau.
— Où le but est de mettre à terre un autre
homme ! Et de l’humilier pour réjouir une horde de
spectateurs dont les pensées malsaines feraient honte à
notre seigneur Jésus-Christ, le sermonna l’abbé Ber-
trand, son index déformé par les rhumatismes levé vers
le ciel.
— Il y a bien eu les templiers et les moines com-
battants.
— Autres temps autres mœurs. Votre proposition
est inacceptable !
— Je peux également m’inscrire au marathon de
Paris ou à celui de Londres plaida encore le géant, je
m’entraîne régulièrement avec l‘abbé Bello Di Compos-
tela sur les sentiers de randonnée de la montagne.
— J’ai en effet déjà entendu parler de ce frère qui
sème parfois la zizanie au réfectoire. Il est parait-il in-
transigeant sur les repas que lui sert frère Pascal. Si
vous avez un tant soit peu d’influence sur lui, prévenez
le que manger du poisson matin midi et soir n’est abso-
lument pas recommandé. Dites-lui également qu’il se-
rait bon qu’il ouvre plus régulièrement son missel, plu-
tôt que d’être tout le temps l’oreille collée au poste de
T.S.F à écouter les calembredaines du général de
Gaulle. Qu’il garde son énergie pour la prière plutôt que
de courir comme un jeune bouquetin sur les contreforts
de la montagne. Rappelez-lui qu’il n’a plus vingt ans. Je
l’ai surpris l’autre jour à prendre le soleil, torse dénudé,
dans le cloître. Un peu de décence, nous ne sommes pas
chez les beatniks2 !
L’abbé Costard dont l’évocation du rebelle avait
fait monter la tension, reprit avec un peu plus de calme
tout en congédiant le géant.
— Frère Arnold, je vais néanmoins réfléchir à
votre proposition, mais surtout parlez à votre disciple et
dites-lui de boire beaucoup d’eau, jamais d’alcool ! Qu’il
ne reprenne pas ses mauvaises habitudes de mission-
naire lorsqu’il évangélisait les populations animistes de
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peut prendre toutes les apparences, même les plus ver-
tueuses.
Bien sûr qu’il le savait ! La taverne du Glaireux
était devenue le repaire officieux de la plupart des
moines qui avaient l’autorisation de sortir du monas-
tère. De frère Edmond, en passant par l’abbé Bello, de
frère Arnold, à lui-même, ils s’en donnaient à cœur joie
et gorge pleine. Tous avaient un jour ou l’autre poussé
la porte conduisant à l’enfer sublime de l’ivresse passa-
gère. Certains avaient été bien plus loin, oubliant pour
un instant leur sacerdoce et leur statut de moine, pour-
chassant de leurs rires gras la moindre proie féminine à
portée de griffe.
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nouveler notre stock de suif et j’ai été voir ma mère,
balbutia le jeune éphèbe.
— Soyez détendu, parlez sans crainte et appro-
chez-vous, je suis un peu sourd fit l’abbé, montrant une
oreille de laquelle semblait émerger une botte de persil
en décomposition.
En soupirant, le jeune moine haussa le ton.
— Marcelin Poulpier, son cousin a une petite so-
ciété à Bayonne…
— Marcelin Poulpier ? répéta le moine étonné,
j’ai connu un Marcelin autrefois.
— Je pense que nous pourrions faire appel à lui
pour nous conseiller. D’après ma mère, il a l’habitude
de gérer de gros dossiers et a peut-être de bonnes idées
à nous soumettre.
— Des idées ? Toutes les idées neuves et toutes
les expériences sont bonnes à prendre saliva l’abbé, dé-
couvrant des canines jaunes couvertes de tartre.
En songeant au loup du conte de Perrault, le
jeune moine fit volte-face et se retrouva dans le couloir.
— Je… je m’occupe de le contacter fit il, reculant
à petits pas.
Sa foi mise à rude épreuve depuis son arrivée au
monastère, semblait s’effriter de jour en jour, de nuit en
nuit. Pourquoi donc avait-il écouté sa mère, une femme
intransigeante et catholique qui l’avait contraint à
suivre une voie à laquelle il n’était pas préparé.
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Marcelin Poulpier « Le Poulpe »
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— C’est le frère Charles-Henri de la nativité qui
s’occupe de toutes les paperasses, expliqua le vieux
moine, faisant tinter une clochette en argent.
Comme par magie, une ombre coiffée d’une ca-
puche apparut par une petite porte dérobée qui
s’ouvrit dans un grincement sinistre. Lorsque le moine
découvrit son visage, les deux hommes ne purent ré-
primer un mouvement de recul.
— Un loup-Garou ! glapit Mr Mulot, se réfugiant
par réflexe derrière la silhouette massive de son patron.
— Je vous présente le frère Charles-Henry, n’ayez
crainte il est inoffensif, le pauvre est tout simplement
atteint d’hypertrichose.
Du sommet du crâne, jusqu’au cou, l’homme était
recouvert de poils qui semblaient d’origine animale. Le
dos de ses mains ainsi que ses phalanges étaient égale-
ment couvertes de la même fourrure. Même son sourire
à la dentition immaculée et aux canines proéminentes,
laissait un sentiment de malaise.
— C’est une maladie génétique s’excusa presque
le secrétaire, je suis désolé si je vous ai fait peur.
— Mr Mulot, le frère Charles-Henry va vous gui-
der. Le peu de documents que nous avons sont dans le
scriptorium, poursuivit-il, montrant une porte basse et
voûtée au fond de sa cellule. Vous en aurez vite fait le
tour.
C’est presque à reculons que le comptable suivit
le moine-garou dans les entrailles du bâtiment.
— Sacré Bertrand ! Si je m’attendais… Comme on
se retrouve ! lança d’une voix forte Marcelin Poulpier
en regardant disparaitre son comptable. Depuis le
temps ! Ça fait quoi ? neuf, dix ans qu’on s’est perdu de
vue ? Giacomo a dû te dire que j’avais un petit com-
merce à Bayonne.
L’abbé hocha la tête silencieusement, attendant
la suite.
— Je suis l’heureux propriétaire d’un magasin
d’antiquités et je me suis récemment lancé dans
l’import-export avec l’Espagne. Tu sais comment me
surnomment mes subalternes ?
Devant l’air interrogatif de son interlocuteur
l’antiquaire poursuivit.
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— Marceau le Poulpe ! Tu sais pourquoi ? Tout
simplement parce que j’ai des idées à tour de bras mi-
ma-t-il, agitant ses mains dans tous les sens. Et tu sais
quoi ? Ça m’est égal qu’on m’ait affublé de ce surnom,
parce que c’est vrai... Je suis partout tout le temps, un
peu comme ton patron, acheva-il d’un geste du menton,
montrant un crucifix en or posé sur le bureau de l’abbé.
Bref, je ne suis pas là pour me vanter, mais pour
t’aider ! On va te soutenir avec Mr Mulot, lui du coté
comptabilité-gestion, moi du côté projets et organisa-
tion. Giacomo m’a laissé entendre que tu avais des dif-
ficultés financières…
— Ecoute Marcelin, bredouilla l’abbé, l’air aussi
gêné qu’un enfant de chœur surpris à boire du vin de
messe, je préférerais que notre relation reste ignorée de
la communauté et que l’on fasse comme si on ne se
connaissait pas.
— Monsieur l’abbé a honte de son passé ? rétor-
qua l’antiquaire froissé.
— Je ne fais plus partie du monde des hommes.
Je consacre ma vie à Dieu et à mes frères en religion.
J’ai fait table rase de mes erreurs de jeunesse.
— Ouais, et ben ça te réussit pas ! On a pratique-
ment le même âge et tu fais aussi vieux que mon pater-
nel… Paix à son âme.
— L’expiation de mes péchés sur cette terre en est
la cause et la charge d’un monastère est bien lourde,
aussi je te prie d’accepter ma requête.
— Je pige pas. On s’est pourtant bien marré en-
semble quand on y pense ! Enfin comme tu voudras, fit
Marcelin mi-figue mi-raisin.
— Je ne sais plus à quel saint me vouer, se signa
l’abbé, le regard triste. Le marquis Clovis Briville de
Barfleur étant subitement décédé lors d’une chevauchée
endiablée, le jour de l’inauguration de la maison de re-
traite pour cavalières de Lourdes, la banque a décidé de
nous couper tous les subsides qu’il nous accordait.
Nous n’avons plus aucune rentrée d’argent si ce n’est
les dons de quelques bienfaiteurs et les ventes de pro-
duits de notre ferme lors des marchés de village. Nous
avons dû couper le chauffage et depuis plusieurs mois
nos réserves de nourriture sont au plus bas. Nos sou-
tanes rapiécées sont si usées qu’elles deviennent trans-
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parentes par endroit. Je sens que la colère gronde dans
le monastère, certains frères baissent les bras devant
l’adversité, nous ne sommes pas préparés à ça…
— Je vais essayer de t’aider du mieux que je peux,
fais-moi visiter le monastère pendant que Mr Mulot
épluche tes comptes.
— Allons-y fit l’abbé en se levant.
7 Pape 1881-1963
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— Grâce au ciel, c’est une idée de frère Dagobert.
C’est lui qui a initié cette pratique et qui parcourt les
marchés autour du monastère pour vendre une partie
de nos récoltes, de nos volailles et de la petite fromage-
rie… Cette année, il s’est même sacrifié, délaissant ses
prières journalières au monastère pour passer une se-
maine à la foire cantonale des Tours-noires…
Nicéphore Mulot, malgré son apparence de fonc-
tionnaire des années cinquante et son aspect physique
pour le moins repoussant, était non seulement un
homme redoutable qui se nourrissait du malheur
d’autrui, mais également un prédateur sexuel dont la
majorité des victimes, à part quelques jeunesses à la
santé mentale incertaine, étaient de préférence veuves,
naïves et désespérées. Comme le disait Marcelin, si Ni-
céphore avait été catholique, il aurait passé plus de
temps en confession qu’à faire des bilans comptables.
— Je le répète, souhaitons pour vous que la
banque soit d’une patience infinie, sinon, il vous faudra
hypothéquer le monastère.
— Hypothéquer le monastère ? s’effondra l’abbé.
Je ne l’accepterai jamais.
Marcelin Poulpier inspira longuement avant de
s’adresser à l’abbé Costard.
— Puis je m’entretenir seul à seul avec Mr Mu-
lot ?
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— Rassurez-vous l’abbé, humour de commercial !
Moi et la religion, ça fait deux !
— Justement, vous et Mr Mulot ne faites pas par-
tie de notre…
Le beau parleur lui coupa rapidement la parole.
— Considérez-nous comme des mercenaires du
christ, comme des templiers à la recherche du Saint
Graal dont le but ultime est de se faire pardonner leurs
péchés pour nettoyer leurs âmes. Faites-nous con-
fiance, poursuivit-il, dardant des yeux quasi hypno-
tiques sur l’abbé. Pendant quelques jours, je m’infiltre
parmi votre communauté, j’observe, je scrute et
j’analyse. Au bout du compte avec Mr Mulot, on vous
fait un rapport, puis un plan d’action et ensuite on
prend les choses à bras le corps. Avec moi et mon bras
droit, dans moins d’un an, vous êtes sortis des ennuis.
— J’ai peur que votre vitalité, votre présence et
votre expertise guidée uniquement par la recherche du
profit sèment le trouble dans notre petite communauté.
— Je serai aussi discret qu’une ombre et aussi
pédagogue qu’un sergent instructeur, mais il faut que
vous preniez une décision. Vous êtes au bord d’un
abîme financier sans fond. Vous avez besoin d’aide, be-
soin d’une expertise sans concession. Vous ne pouvez
plus rester avec le même mode de fonctionnement que
dans les années trente. Je vous propose de plonger vers
le futur, de vous propulser directement dans les années
soixante-dix avec comme objectif, des jours meilleurs
pour vous et vos moines.
— Quelques jours pour analyser nos forces et nos
faiblesses, reprit l’abbé ensorcelé par le tourbillon ver-
bal.
— Quelques jours pour analyser vos faiblesses,
parce que pour être franc avec vous Bertrand, de forces
je n’en vois pas beaucoup, votre système économique
est désastreux, renchérit le Poulpe, la paume de sa
main tendue afin que l’abbé Costard valide leur enga-
gement en y plaquant à son tour la sienne. Avant de
partir, Marcelin Poulpier prit à part l’abbé Costard.
— Alors comment j’ai été ?
— Je ne comprends pas…
— Personne n’a remarqué qu’on se connaissait…
Pas vrai ?
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Devant le mutisme de son interlocuteur, Marceau
le Poulpe le frappa amicalement du poing sur l’épaule.
— Tu vois Bertrand, si t’avais pas dépensé tout
ton fric, t’en serais pas là aujourd’hui…
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8Le 29 Février 1960, un séisme de 5.7 sur l’échelle de Richter fait 12000 morts et 25000
blessés
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Marcelin Poulpier tenait entre ses mains une poule aux
œufs d’or dont il comptait bien extraire le maximum de
bénéfices… Malgré les conseils de l’abbé Costard qui
craignait une mutinerie monastique digne des « Révol-
tés du Bounty9 » qui le ferait passer aux yeux des reli-
gieux pour le digne héritier du capitaine « Francis
Bligh », Marceau le Poulpe persévéra dans son projet.
Il décida donc de convoquer l’ensemble de la
communauté Bénédictine dans une petite chapelle dé-
saffectée construite dans la roche granitique de la mon-
tagne. Comme l’avait suggéré l’abbé Costard, les moines
avaient été avertis grâce à un texte succinct rédigé sur
un parchemin punaisé contre la porte massive en chêne
du réfectoire : « Réunion en plénière de toutes les
forces vives de la communauté demain matin à 6H00
». Mais ce qui était plus inquiétant était la présence
d’une jeune chouette qui avait été violemment clouée
contre la porte et dont le corps tordu et mutilé provo-
quait un malaise profond parmi les moines affamés à
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Un moine replet à la face de lune et aux yeux de
caméléon leva timidement le doigt, craignant les
foudres de leur nouveau guide commercial.
— C’est moi Monsieur ! D’habitude c’est frère
Dagobert, mais il est souffrant depuis plusieurs jours.
— C’est quoi ton nom ?
— Frère Paul Aurélien de la Sainte bible.
— Trop compliqué pour moi. Bon ! Je t’appellerai
Paul ou Paulo, ça ira plus vite… Pas de chichi entre
nous.
Hochement de tête du bénédictin qui haussa tout
de même les sourcils, le regard en coin vers ses col-
lègues de religion.
— J’ai observé l’équipe en place au marché de
dimanche dernier. Ça ne va pas du tout... Primo, ques-
tion présentation il faut être plus nickel que ça… On ne
vend pas de l’alimentaire avec des grosses taches sur sa
robe de bure. La prochaine fois : lavage à 60° avant
d’aller au marché. Et je veux des sandales impeccables
et des pieds propres… Autre chose importante : la ton-
sure… Ne plaisantez pas avec ça ! C’est l’image de
marque du monastère. Vous savez qu’on a de la concur-
rence sur le créneau ! Y a qu’à regarder vos collègues de
« Chaussée aux moines »… Eux prennent soin de leur
tonsure, pas un poil qui dépasse, une rotondité parfaite
mettant en valeur un crâne aussi lisse qu’une joue de
nouveau-né. Alors il faudra me soigner tout ça… Les
ongles, ça aussi j’y tiens. On aurait dit que vous veniez
de déterrer vos fromages ! Je sais, je sais, j’entends déjà
les commentaires : c’était pas moi monsieur, moi j’suis
pas comme ça. Ok, ok, mais en tout cas, la dernière fois,
vous aviez plutôt l’air de mineurs que de blanchis-
seuses… J’ai donc décidé qu’avant chaque marché ou
foire agricole, je vous passerai en revue individuelle-
ment et gare aux malpropres ! Pas d’objection ?
Devant le silence consentant de la communauté,
Marcelin Poulpier reprit de plus belle.
— Question présentation du stand, j’aimerais un
peu de couleur sur la table, disons une nappe à fleurs
par exemple au lieu de vos tréteaux pourris et de la
planche en contreplaqué. Les fromages, surtout les
chèvres, on présente et on vend les plus vieux en pre-
mier. Faites attention aux dates de péremption ! On
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perd de l’argent en étant pas assez attentif. La semaine
dernière, il a fallu se les coltiner à chaque repas sinon
c’était directement dans la poubelle. Moi, me goinfrer
du chèvre matin, midi et soir ça me donne de l’urticaire
et des flatulences. Ah ! Dernière chose… pour les sand-
wiches suif- fromage, interdiction formelle de les dis-
tribuer gratuitement aux pauvres en fin de marché. A
force ça se sait et ça les attire comme des mouches, en
plus c’est pas bon pour la fréquentation du stand.
Frère Paul s’assit pesamment sur son banc, les
bras ballants, le regard vide, hochant la tête mécani-
quement.
— Toi le petit chauve au troisième rang, enchaîna
le nouveau directeur.
Comme un seul homme, l’intégralité du troisième
rang s’auto-pointa immédiatement du doigt, émettant
un « moi ? » muet avec un ensemble quasi parfait.
— Non, pas vous… Toi là, le gros, enfin le plus
gros !
Un léger brouhaha monta du troisième rang. Tête
penchée vers l’abdomen de leurs voisins de banc, ils
comparaient la taille respective de leur panse, plaquant
leur soutane au maximum pour accentuer leur rotondi-
té stomacale.
— Làaaaa !… Toi, le troisième en partant du bout
de rang… Je sais que c’est toi le chef d’ équipe du miel
et de la confiture. Alors permets-moi de te dire que tu
as de gros progrès à faire. Tes contenants sont telle-
ment vieillots qu'on a vraiment l’impression que tu es-
sayes de fourguer un stock d’avant-guerre. Autre
chose : pas la peine de mettre de date sur les pots. La
confiture et le miel c’est comme les sardines : plus c’est
vieux, meilleur c’est ! Pas vrai l’abbé ? Bon ! Au tour de
l’équipe des babioles… C’est qui le responsable là-
dedans ?
Un brouhaha s’étendit rapidement dans
l’assemblée puis gonfla peu à peu, certains moines assis
aux premiers rangs se retournaient même vers le fond
de l’église pour voir si quelqu’un osait se dénoncer.
— C’est quoi ce bruit ? tempêta Marcelin, grima-
çant comme un beau diable.
Un moine nain leva le doigt comme à l’école at-
tendant d’être interrogé par Marcelin Poulpier.
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— Tu veux quoi mon petit ? lança le Poulpe le re-
gard attendri.
— C’est qu’on ne sait pas ce que vous entendez
par « babioles ».
— Autant pour moi, reconnut Marcelin, ses
pouces glissés nonchalamment dans les poches de son
gilet. Les babioles, c'est tous les trucs que vous vendez :
style cierges, sent-bon à la sauge, statues de la vierge en
plastique, images pieuses, les livres genre gros dico…
Avec des mots « latins.
— Les missels ? suggéra sans lever le doigt,
« triple A », le moine à la carrure d’athlète.
— C’est ça mon grand ! Mais, par respect pour les
autres, je te demanderais de lever la main pour te faire
entendre, sinon ce sera la foire d’empoigne.
— Oui monsieur Marcelin, balbutia le colosse.
— Appelle-moi simplement « Monsieur le direc-
teur ».
— Oui, Monsieur le directeur.
Satisfait, celui-ci leva le pouce vers les lustres,
clignant de l’œil vers l’assemblée des croyants.
— Bon, on répond maintenant ! C’est qui le chef
d’équipe ?
Un moine au visage aussi parcheminé que celui
de Toutankhamon11 se leva, la main droite tremblo-
tante, appuyée sur une canne.
— C’est moi, chevrota le vieil homme, mettant sa
main en cornet sur son oreille droite. C’est moi, père
Lazare-du-Mont des oliviers pour vous servir.
— Vous en avez des noms à rallonge. Lazare ! Tu
m’entends au moins ?
— Oui Monsieur le directeur, trembla
l’octogénaire.
— J’ai rien contre toi, c’est pas personnel rassure-
toi, mais à moins d’un miracle, je te vois pas continuer.
Pour vendre de la babiole, j’ai besoin de sang neuf… Tu
peux te rasseoir, on va te mettre à la retraite d’office…
Aidez le bon dieu, vous autres ! Y va s’asseoir à côté.
Le Poulpe continua, se frottant les mains pour les
réchauffer. C’est vrai qu’il faisait frisquet dans cette
*****
- 84 -
Zéraphine Hernandes dos Fatima
« Zazie-Sonar »
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qu’un harem de top models. Il avait longtemps hésité
sur la couleur. Noire où beige ? Choix difficile qui lui
avait demandé un mois de réflexion tant cette décision
était cruciale. Le noir, symbole somptueux des mi-
nistres et du général lui-même, était peut-être un peu
trop salissant, mais quelle classe ! Le beige, plus mo-
derne à ses yeux, offrait le grand avantage d’un net-
toyage moins régulier donc moins contraignant. Et
puis, au diable le conformisme, avait-il somme toute
pensé. Au risque de paraître un peu trop voyant dans
les rues de la capitale, il avait opté pour la couleur vive
beige clair. Quelle bagnole cette Ds ! Ou plutôt quelle
voiture ! Respect Madame ! Il en avait passé des heures
à baver devant la vitrine des Champs Élysées à mater la
nouvelle bombe. Des heures à tourner les pages du ca-
talogue de chez Citroën, à caresser les couvertures gla-
cées avec envie comme si c’était des playmates dénu-
dées. Il se revoyait encore, le soir dans leur grand lit en
fer forgé hérité de son grand-oncle, argumentant au-
près de son épouse Lucette pour qu’elle lui donne son
accord pour acheter la belle de ses rêves. Parce
qu’attention ! Si c’est Sidonin qui gagnait la croûte du
ménage, c’est bien Lucette qui tenait les cordons de la
bourse et de quelle manière ! Sûrement sa formation de
caissière qui, comme un gène de fourmi noire, lui en-
joignait d’épargner coûte que coûte en prévision des
mauvais jours. La guerre n’était pas un souvenir si loin-
tain…
Il lui avait fallu une sacrée dose de persuasion
pour arriver à ses fins, discourant sans faiblir des mé-
rites de la belle Citroën et du nouveau statut social
qu’elle leur apporterait. Après moult assauts nocturnes,
Lucette avait cédé avec un grand soupir, plus pour faire
plaisir au bellâtre que par conviction profonde. A vrai
dire, depuis quelques temps, Lucette se moquait bien
des envies de son pauvre Sidonin. Lucette n’en avait
que faire de ce nouvel achat car elle nageait dans un
bonheur quasi total. Lucette avait un amant !
Pour fêter sa décision, Sidonin avait été royal et
leur avait payé un bon gueuleton dans un bistrot de
Saint Germain. Puis, ça avait été le cinéma et ce film
que toutes les jeunes femmes avaient à la bouche :
« Angélique Marquise des Anges » dont les rôles titres
- 106 -
étaient partagés par une certaine Michèle Mercier et un
comédien qui, aux dires de Sidonin, ne ferait pas un
grand chemin artistique. Un certain Robert Hossein
dans le rôle de Joffrey de Peyrac.
- 110 -
— Dans ce cas… vous savez que la Ds est le fleu-
ron incontestable et incontesté des ateliers Citroën ! Ce
qui se fait de mieux en matière de construction auto-
mobile. Avec elle, vous vous inscrivez d’ores et déjà
dans le futur. Dans l’univers des visionnaires ! Une
forme aérodynamique incroyable ! Jamais aucun ingé-
nieur n’avait songé à une suspension hydraulique ré-
glable, assurant fluidité et confort de conduite et une
direction assistée…
— Je sais tout ça Monsieur, le coupa avec timidité
Sidonin. J’ai tout lu dit-il, brandissant le catalogue
technique. Je viens simplement l’acheter.
Sidonin repartit trois heures plus tard avec sa Ds
rutilante dont le compteur indiquait une série de zéro
qui le remplissaient d’aise. Au volant de l’automobile
noire, (le beige, couleur à la mode n’étant plus dispo-
nible en stock et le gris avait été jugé trop triste par Si-
donin), il sentait qu’une nouvelle vie allait commencer.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, les mé-
canos de la concession de Courbevoie lui avaient instal-
lé le kit complet du chauffeur de taxi. Lumière sur le
toit et compteur kilométrique affichant le prix en gros
chiffres blancs sur fond noir. Un rapide passage dans
l’appartement désert pour glisser dans le coffre imma-
culé de sa nouvelle acquisition son vieux fusil de chasse,
assurance vie contre les malfaisants nocturnes et les
envieux de tous poils et Sidonin était reparti, le cœur
plein d’allant. Après avoir chargé un premier client taci-
turne gare Montparnasse, direction boulevard des Ca-
pucines, il avait entendu cette grosse femme au man-
teau d’Astrakan lui crier dans l’oreille :
— Vite ! 36, rue Ravaillac, je suis en retard…
— Rue Ravaillac fit Sidonin, se massant le lobe de
l’oreille en signe de perplexité, je vois pas où c’est !
— A côté de la porte de Champerret, insista la
grosse femme en pestant. Chez « Appolonus » ! le cé-
lèbre visagiste des stars, renchérit-elle, soupirant à
pleine bouche.
— Ah ! Ça y est je vois ! confirma le chauffeur en
enclenchant la marche avant.
— Ouh ! Qu’est-ce que…? s’alarma la grosse
femme apeurée, sentant la Citroën décoller du sol
comme un ascenseur.
- 112 -
— Z’inquiétez pas, c’est l’hydraulique qui se met
en route ! Au départ ça surprend, mais après c’est aussi
moelleux qu’un bon matelas, lui expliqua Sidonin en
clignant de l’œil. Elle est neuve, ajouta-t-il, caressant le
volant en cuir, vous sentez l’odeur ?
— Je ne savais pas que le neuf sentait le saindoux
et la sueur attaqua-t-elle sèchement, en observant avec
dégoût la nuque épaisse et luisante de son interlocu-
teur.
— Vous allez souvent chez « Appolonus » ? de-
manda Sidonin pour changer de sujet.
— J’aime prendre soin de mon corps, moi, et
« Appolonus » est un expert !
« Appolonus » Alias Zacharie Papadhopoulos
était ce qu’on appelle un éphèbe. Le visage angélique,
les yeux bleus océans et le front large et intelligent. Des
pommettes finement ciselées sur des joues roses et
douces, des lèvres charnues faites pour embrasser sur-
montées de fines moustaches à la Clark Gable 16. Le
menton volontaire scindé par une petite fossette digne
- 124 -
— Et alors ! Dès le départ, j’ai été réglo avec toi.
Je ne suis pas l’homme d’une seule femme !
— Tu es… Tu es comme ton fils ! Tu es un
monstre…
- 126 -
quelques mots incompréhensibles d’où émergeait régu-
lièrement un prénom féminin : Lucette !
Devant la porte du 36 rue Ravaillac, un taxi Ds
noire au compteur kilométrique presque neuf, moteur
allumé, continuait à ronronner de plaisir, attendant son
propriétaire qui ne reviendrait jamais.
- 128 -
Nicodème Trouyard
« Nicky la main blanche »
- 134 -
— Ça va être encore sa fête, songea le régisseur,
pensant avec tristesse au clown principal du cirque
« Garibaldo ».
L’artiste que tous les enfants attendaient avec
impatience chaque soir, celui qui faisait briller les yeux
des petits comme des grands manquait une fois de plus
à la répétition générale.
A pas pressés, Philippo sortit du chapiteau et se
déplaça parmi le dédale des semi-remorques, des cages
en acier et des caravanes des artistes, demandant à cha-
cun s'il avait aperçu « Bouffono », le clown déserteur.
Grande star des années cinquante et des débuts
soixante « Bouffono » était le digne héritier des plus
grands augustes de ce siècle. Il avait fait rire aux éclats
des milliers d’enfants qui, à leur tour, avaient initié les
leurs aux facéties du célèbre pitre. Mais la gloire est su-
jette aux aléas de la vie et « Bouffono » n’était plus que
l’ombre de lui-même.
Philippo savait pertinemment où le trouver, mais
un faible espoir lui murmurait qu’il se trompait peut
être, et c’est avec une certaine appréhension qu’il frap-
pa contre la porte de la roulotte du clown.
— Marcel ? T’es là Marcel ? c’est moi, Philippo,
lança le régisseur en cognant avec fermeté contre
l’ouverture en souhaitant n’y trouver personne.
Une sorte de grommellement lui parvint à travers
la paroi en bois sur laquelle était affiché en lettre d’or
sur fond noir « Bouffono le clown rigolo » euphémisme
s’il en est, à moins qu’un clown eut pu être aussi triste
qu’une chanson de Barbara. Hélas, depuis quelques an-
nées, c’était justement le cas. En dehors de ses repré-
sentations obligatoires Marcel Trouyard alias « Bouf-
fono » traînait une déprime aussi tenace que profonde
qu’il tentait de faire disparaître sous un flot de tord-
boyaux quasi permanent : « Bouffono » était alcoo-
lique !
— Ouvre Marcel ! La porte est fermée, insista le
régisseur, forçant sur la poignée en forme de nez rouge.
Un bruit de pas lourds et chancelants répondit à
son appel, puis ce fut le déclic de la clef dans la serrure.
La porte s’ouvrit lentement, entraînant le mécanisme
sonore qu’avait fait installer « Bouffono », à l’époque où
il était encore un jeune clown plein d’avenir. Un rire
- 136 -
nasillard et répétitif qui, à chaque fois, faisait sursauter
les visiteurs et enrager ses voisins de parking, exaspérés
par le bruit déclenché par l’ouverture de la porte, à
n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit.
— Tu devrais débrancher ce bazar, se renfrogna
Philippo, en grimpant dans la caravane.
— Rien à fout’ ânonna l’auguste qui s’écroula
dans un vieux fauteuil en cuir craquelé.
— Je m’étonne qu’on t’ai pas encore cassé la
gueule, avec tout ce raffut.
— Z’on qu’à v’nir ! hurla le clown, postillonnant
avec force, les yeux injectés de sang.
— T’es prêt ? Tu sais que la répét’ a commencé…
— Un peu que j’suis prêt ! R’garde l’est ti pas
beau « Bouffono », éclata l’ivrogne d’un rire gras.
Marcel était l’archétype du clown parfait. Visage
entièrement grimé de blanc et lèvres outrageusement
ourlées de rouge carmin lui dessinant un sourire figé.
Accent circonflexe des sourcils exagérés par un fard
couleur de la nuit et chapeau surmonté d’un tournesol
vissé sur une perruque rousse. Costume queue de pie
écarlate à damier et immenses chaussures aussi plates
qu’un gant de toilette humide. Seuls sa bouche en coin,
sa diction pesante et son regard noyé dans les brumes
éthyliques laissaient deviner que Marcel en avait un
sacré coup dans l’aile.
— Non mais tu t’es vu ? le secoua Philippo,
l’empoignant par le bras. Allez lève-toi !
— J’chuis pas prêt p’tet ? fit il, lissant son cos-
tume tout froissé.
— Il est à peine midi et t’es déjà rond comme une
balle !
— Oh ! Calmos Popo, t’as pas droit me traiter
comme ça ! J’ai à peine commencé ma journée,
s’indigna-t-il d’une voix avinée.
— Et c’est quoi ça ? montra le régisseur en poin-
tant du doigt une bouteille de whisky au trois quart
vide. Du lait de chèvre ?
— P’ti déj', pouffa le clown, en s’emparant à
pleine bouche du goulot de la bouteille.
— Ça suffit ! on t’attend pour les répét', alors tu
vas prendre une douche glacée pour décoincer ou c’est
moi qui t’y colle d’office.
- 138 -
— Qui m’attend ? qui ?
— « Kong » évidemment ! Il est dans une fureur
noire.
— J’m’ en fous, moi, du singe ! C’est qu’un gros
Kong point barre, pouffa-t-il d’un rire mécanique de-
vant sa blague.
— Tu penses ce que tu veux, mais moi je dois te
ramener là-bas, alors tu prends ta douche et tu te
magnes !
Dix minutes plus tard, l’esprit ragaillardi par la
fraîcheur de l’eau froide et l’estomac colmaté par un
café aussi épais qu’une purée de pruneaux, « Bouf-
fono »fit son apparition, vacillant encore un peu sur le
sable de la piste. Bras croisés sur le torse et rictus aux
lèvres, Saturnin Garibaldo l’attendait de pied ferme.
— T’es encore bourré ! Tu empestes l’alcool à
plein nez éructa le patron du cirque, avançant sa mâ-
choire inférieure vers sa proie. Quand je dis : « répéti-
tion à dix heures. », c’est pour tout le monde et à jeun
de préférence. J’en ai assez de ce comportement ! Tu
m’entends « Bouffono » ? Assez de devoir traîner un
boulet comme toi, hurla à nouveau Saturnin, le visage
couvert d’une sueur âcre.
— Un boulet ? se révolta Marcel d’une voix pâ-
teuse qui se voulait outrée. C’est moi qui suis la vedette
de ton putain de cirque d’éclopés ! Moi que les gamins
viennent voir ! Quand à tes répétitions, ça fait vingt ans
que j’fais le boulot ! Vingt ans que la machine à rire est
rodée au quart de tour !
— Vingt ans de trop ! tu ferais mieux de passer la
main, mon pauvre vieux répliqua « Kong », l’air mépri-
sant. Si t’avais pas un contrat en béton, y’a longtemps
que j’t’aurais foutu dehors ! T’es plus bon qu’à faire rire
les morts.
— Je suis toujours le meilleur ! « Le grand Bouf-
fono » est toujours au top ! Pas vrai les gars ? éructa le
clown en s’adressant aux artistes s’entraînant autour de
lui. Dites-lui que je suis le meilleur, poursuivit-il, fai-
sant jaillir un geyser de fumée blanche de son chapeau.
— Ils te répondent même pas ! ricana « Kong »
l’air sadique. T’es fini Marcel !
- 140 -
— M’appelle pas Marcel, Marcel c’est pour les
amis, pour toi je suis « Bouffono » la star du cirque
« Garibaldo ».
— T’as plus d’ami mon pauvre vieux !
T’emmerdes tout le monde avec ta sirène ridicule… Tu
fais plus rire personne ! « Bouffono » est mort noyé
dans une mare de pinard !
— Je t’interdis de m’causer comme ça, cracha-t-il
en serrant les poings.
— Faut passer la main !
— Les enfants m’aiment… eux...
— Parlons-en des enfants ! certains soirs t’es tel-
lement cuit que les gosses ne comprennent même pas
ce que tu racontes. Et tu veux que je te dise la vérité ?
Tu leur fait peur aux gamins ! Y’a qu’à voir le tien.
— Salaud !
Marcel Trouyard levant bien haut les pieds,
comme s'ils étaient chaussés de palmes, se rua en direc-
tion de « Kong » le poing levé prêt à en découdre.
— Calmes toi Marcel ! intervint Philippo,
l’enserrant par la taille, calme-toi, le patron y pense pas
ce qu’il dit.
— Il a pas le droit de s’attaquer à mon gosse !
— Ton gosse ? persifla « Kong » le regard mau-
vais, qu’est-ce que t’en sais que c’est ton gosse ? Ta
femme s’est barrée en te laissant le mouflet sur les bras
et…
— Salaud ! Salaud ! Salaud ! hurla « Bouffono »
en s’échappant de l’emprise de son ami. Tu vas le payer
cher, cria-t-il, avant de s’affaler lourdement aux pieds
de « Kong ».
— Tu me fais pitié lança Saturnin Garibaldo, le
regard plein de mépris en s’éloignant de l’homme à
terre. Vas cuver ton vin et sois prêt pour demain soir !
Philippo se pencha vers son ami et l’aida à se re-
lever.
— Allez viens Marcel ! on va rentrer, tu vas te re-
poser.
Le clown, le visage couvert de grains de sable se
redressa péniblement et, les épaules voûtées, sortit de
la piste accompagné par le régisseur. Demain, il aurait
tout oublié…
- 142 -
— J’sais bien qu’il est pas de moi ce gosse !
s’épancha le clown en pénétrant dans sa caravane. Tout
le monde le sait qu’il est pas de moi ! Mais il n’a pas le
droit de me le dire comme ça devant tout le monde.
— « Kong » est énervé, faut l’excuser, plaida Phi-
lippo. Faut dire que ces temps-ci t’en a toujours plein la
soute. Tu devrais arrêter de boire ! T’occuper de ton
gamin par exemple.
— C’est pas mon gosse !
— T’en sais rien après tout...
— Elle m’a fait cocu avec tous les types qui
avaient deux jambes, avant de se barrer avec cet enfoiré
de contorsionniste et tu penses que je vais croire qu’il
est de moi ce gamin ? Il a rien de moi ! Il me ressemble
pas pour un rond.
— Forcément avec ton maquillage…
— Te fous pas de moi Popo ! Ce gosse je peux pas
l’encadrer.
— Il y est pour rien, Marcel, tu devrais mettre un
peu d’eau dans ton vin, si je peux me permettre.
— Continue comme ça, tu vas me faire rire…
— Pourquoi tu lui apprendrais pas ton métier ?
Clown, c’est sympa pour les gamins. D’ailleurs il est où
en ce moment ?
— Y fait le zouave avec le dresseur de caniche.
Môssieur s’est entiché des bestioles en forme de mou-
ton.
— Tu vois qu’il est intéressé par le spectacle !
Pense à mon idée, si ça se trouve Nicodème deviendra
un grand clown, peut-être même plus grand que toi.
- 146 -
— Fais pas l’impertinent, ou je te flanque une ta-
loche ! J’ai décidé de t’inculquer mon beau métier lança
fièrement le clown, le torse bombé.
— Ça veut dire quoi « inculter » ?
— Inculquer triple crétin ! Ça veut dire ap-
prendre ! Je vais te guider dans ton futur métier.
— Mais j’ veux pas être clown pa’ !
— C'est moi qui décide ! je ferai de toi le plus
grand clown du monde.
— J’aime pas ça, j’aime pas les clowns, y me font
peur.
— T’en connais pas !
— Si… toi .
— C’est pas parce que je te file des raclées de
temps en temps que tu dois avoir peur des clowns.
— J’aime pas les clowns insista Nicodème.
— Eh ben tant pis ! Tant que t’auras pas 21 ans,
c’est moi qui déciderai de ton avenir.
— Comme ça ? tout d’un coup, tu t’intéresses à
moi ?
— Ouaip, parfaitement ! Comme j’t’ai dit, j’ai pris
une résolution : j’arrête la picole pour me consacrer à
ton éducation clownesque.
— Mais je sais pas faire ça et surtout je veux pas !
— Tu veux ce que je veux ! point final.
— J’ai pas de disposition pour ça tenta Nicodème
le regard apeuré.
— Tu plaisantes ? C’est génétique la clowne-
rie chez les Trouyard ! Et puis avec tes oreilles décol-
lées, ton nez en trompette, et ta face d’osselet, tu fais
déjà marrer tous les gosses du cirque, cracha le clown,
éclatant d’un rire méchant.
— Pourquoi tu m’aimes pas pa’ ? lança le garçon-
net au bord des larmes.
— Demande à ta mère si t’en as une !
Anéanti par tant de méchanceté, Nicodème
s’affala sur une banquette en sanglotant.
— Arrête de geindre comme une fillette, tu
m’écœures !
— J’veux pas être clown papa ! Tout mais pas ça !
Pas clown !
- 148 -
— Tu vas en bouffer du clown ! C’est moi qui t’le
dis ! Clown le matin, clown le midi et clown le soir ! Je
f’rai de toi le meilleur !
- 154 -
Dieu que le Sénégal était loin de cette ville de
pierres et de bitume. Pourtant Mamadou s’y sentait
bien. Sur le mur, derrière le bar, une tête de phacochère
empaillée au pelage miteux accueillait les clients avec
un sourire édenté. Ses défenses jaunâtres servaient de
porte clef au patron qui affirmait avoir lui-même étran-
glé ce magnifique spécimen à mains nues, après avoir
été éborgné par la bête en furie. Entre Pastis et whisky,
sur l’étagère centrale en verre, deux palmiers et une pi-
rogue en plastique lui rappelaient la Casamance et ses
ancêtres pêcheurs de méduses. La partie réservée au
restaurant était ornée d’immenses boubous multico-
lores représentant des scènes de chasse au pélican du
delta et égayaient quelque peu la pièce au carrelage gris
sale. Mais le vrai sanctuaire de Mamadou, c’était la cave
et ses murs recouverts de moquette épaisse. Le sous-sol
du « Teranga » était entièrement et exclusivement con-
sacré à la passion du Sénégalais : la musique ! Amplis,
guitares électriques et acoustiques, saxos, trompettes,
accordéons, triangles, étaient sagement alignés sur
leurs supports en attendant que le maître des lieux
daigne leur consacrer un peu de son temps. L’ancien
apprenti marabout touchait à tout mais Mamadou avait
un don particulier pour les percussions dont il possé-
dait plusieurs exemplaires. Du tam-tam de brousse
tendu en peau d’éléphant du Botswana, aux maracas
finement ouvragées par des petites mains de Valparai-
so, en passant par la première batterie du futur Ringo
Star achetée lors d’une vente dans un vide grenier à Li-
verpool, Mamadou N’Dialo possédait tout ou presque
pour s’adonner à son inclination dévorante.
Même lorsqu’il était tranquillement installé der-
rière le bar il ne pouvait s’empêcher de tambouriner
avec ses ongles crasseux sur le comptoir en formica
écaillé. Ses lèvres crevassées formaient alors une sorte
d’ovale irrégulier dans lequel sa langue aussi chargée
que la hotte du père noël le soir du 25 décembre venait
s’encastrer habilement. Puis il émettait un crachote-
ment saccadé et humide qui se répandait avec force sur
les avant- bras des clients pesamment accoudés au bar.
C’est ainsi que Mamadou fit la connaissance de
Hyacinthe Percheron, musicien de père en fils, depuis
des temps immémoriaux.
- 156 -
— Ça fait plusieurs semaines que je vous ob-
serve… vous avez le rythme dans la peau c’est le moins
qu’on puisse dire, fit remarquer Hyacinthe, essuyant
les postillons gras entachant le col de sa veste de laine.
— C'est génétique et héréditaire chez les N’Dialo,
s’enorgueillit le batteur ongulé, ravit qu’on ait remar-
qué son aptitude rythmique. A l’âge de trois mois, mon
petit neveu claquait des doigts pour réclamer le sein
nourricier, quant à grand-mère, à quatre-vingt-douze
ans elle joue encore du tambourin ivoirien dans
l’orchestre de brousse de Traoré Boujoumbouri.
— Comme moi ! répliqua Hyacinthe en levant un
sourcil aussi broussailleux qu’un roncier abandonné.
— Vous jouez du tambourin ivoirien ?
— Pas encore, mais moi aussi j’ai la musique dans
la peau, et pas qu’un peu !
— Vous êtes amateur ou professionnel ?
— Semi-amateur. Je suis issu d’une famille de
musiciens dont l’origine remonte au douzième siècle.
— C’est pas courant de remonter son arbre généa-
logique aussi loin, s’étonna le borgne sur la défensive.
— Mon ancêtre, Jean le Claquesonne, était mé-
nestrel à la cour de François 1er et son chant était si mé-
lodieux qu’on pensait entendre la voix des anges.
— Vous m’en direz tant ! lança Mamadou scep-
tique, jetant négligemment son torchon gras sur son
épaule… Et vous chantez vous aussi ?
— J’ai un certain talent qui ne laisse pas indiffé-
rent.
— Allez-y pour voir !
Hyacinthe Percheron se leva calmement de son
tabouret, s’éloigna, reculant du comptoir en formica,
puis toussota pour s’éclaircir la voix.
— « One, two, three o’clock, four o’clock rock
Five, six, seven o’clock, height o’clock
rock
Nine, ten, eleven o’clock, twelve
o’clock rock
We gona rock, around, the clock to-
night…»
— Pas mal du tout, le félicita Mamadou à la fin du
morceau, ça swingue drôlement bien, c’est de vous ?
- 158 -
— Non, ça vient des States, un certain Bill Haley
and the Comets22.
— Drôle de nom pour un groupe, lança Mama-
dou, faisant une moue qui mettait en valeur ses lèvres
humides. En tout cas, en ce qui vous concerne, la voix
est là.
— Et surtout j’ai des textes en béton, se vanta
Hyacinthe, bombant son torse maigrelet.
— Et vous en faites quoi de tout ça ?
— J’ai l’intention de monter un orchestre.
— Quel genre de musique ?
— Moderne et inventive genre Rock n’roll et
Rythm n’ blues.
— Rock n ‘roll ? J’adore ! Vous avez un batteur ?
Un percussionniste ? demanda avidement Mamadou
dégoulinant d’espoir, priant qu’il ne soit pas encore
trop tard pour intégrer la future formation en gestation.
— Pas encore… Mais je crois que je viens d’en
trouver un aujourd’hui. Et qui, atout supplémentaire,
réalise les meilleurs sandwiches aux oignons frits au
monde.
23
Emission de variété des années 60, pour les jeunes, animée par Albert Raisner.
- 160 -
et Mamadou » ça fait plutôt variétoche africaine à deux
balles ! Faut un nom plus trapu, plus vendeur, en phase
avec notre genre de musique ! Regarde les Ricains ! Tu
crois qu’ils gardent leurs vrais blazes ?
— Parce que tu trouves que Bill allée, Elvis
presse-les ou Chuque Berri, ça fait Rock ? M’en fous de
savoir qu’il vient du Berri, ton chuque.
— Fais pas l’idiot, Mamadou, y a pas que le nom
du groupe qui coince. Les titres de tes chansons ne cor-
respondent pas à l’époque. Je t’ai déjà expliqué qu’il
fallait des titres qui frappent l’imaginaire des gamins !
Jusqu’à présent je t’ai laissé faire, mais faut changer
tout ça Mamadou !
— C’est pas mes titres qui sonnent pas bons, c’est
le chanteur qui a une voix de crécelle crâcha le sénéga-
lais vexé par la remise en cause de son partenaire.
— Le prends pas mal Neuneuil mais « J’ai deux
amours mon pays et la brousse » ou « Ma cabane en
Casamance », c’est plutôt teinté anciennes colonies.
Malgré le rythme tropical, ça fait pas gigoter le bassin
des adolescents pré pubères et des gamines bouton-
neuses. Une voix, même talentueuse, et une batterie
c’est pas suffisant ! On n’attire pas les foules ! Faut se
renouveler et rapidos encore, sinon le succès va nous
passer sous le nez aussi vite qu’un défilé de majorettes
dans la cour des Baumettes. En plus, faut dire qu’avec
tes cicatrices rituelles sur la gueule et ton œil en carafe
tu fais peur aux minettes. T’as beau être dans l’ombre
derrière moi, t’inspires pas confiance…
— T’as plus rien à me reprocher crétin des Alpes ?
T’es qu’un ingrat ! s ‘emporta à son tour Mamadou en
épluchant violemment un oignon rosé de Roscoff. La
gueularde pré-pubère et l’acnéique à la voix de crécelle,
ne sont pas mes cibles. Quant à mes cicatrices rituelles,
j’y peux rien ! C’était la tradition dans mon village.
— Tu parles d’une coutume ! En tout cas ça,
t’embellit pas mon pauvre Mamadou.
— Tu vois çui-là ? lâcha-t-il, montrant son poing.
Si tu continues à m’attaquer sur mon physique, tu vas
l’prendre en pleine tronche ! J’vais te faire sortir les ra-
tiches par le fion ! Tu crois que t’es mieux avec tes rou-
flaquettes et ta face de croque-mort ?
- 162 -
— Au moins, je plais aux filles ! Quand je claque
des doigts, y’en a une vingtaine qui tombent du ciel.
— Faut voir dans quel état elles arrivent par terre
ricana l’ancien marabout, les yeux aussi exorbités que
deux calzones aux oignons. T’as toujours été qu’un van-
tard ! Allez, prends les rênes du groupe si ça te chante.
J’en ai rien à faire d’être le leader. Moi, ce qui
m’intéresse, c’est le bon rock n’roll, la musique afri-
caine et mon resto.
Décision fut donc prise par Hyacinthe de re-
mettre à plat la destinée, la composition, l’orientation
et le nom du groupe. « Hya et Mamadou » en tant que
tel n’avait plus que quelques jours à vivre.
21 Juin 1986
- 180 -
néaire, les deux hommes prirent la direction de Cambo
les bains.
L’inspecteur, au visage grêlé par une acné mal
soignée, au nez Cyranesque et aux cheveux raides dres-
sés sur le crâne comme s’ils avaient été figés à l’azote,
ressemblait à un fourmilier à la recherche d’insectes
xylophages.
— A ta place, je me laisserais pousser la barbe,
marmonna le commissaire d’un air rêveur en regardant
son chauffeur.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Pour rien, comme ça ! Pousse la bête, ordonna-
t-il, tapant violemment du poing sur le tableau de bord.
— Je fais ce que je peux, grommela le conducteur.
Avec ces putains de pantoufles aux pieds, j’ai du mal à
coller à la meilleure trajectoire.
— Des pantoufles ?
— Avec la pression que tu m’as foutue, pas eu le
temps de me changer. Je regardais 30 millions d’amis
avec les mioches, quand on m’a appelé… C’est pas le
commissariat d’Hendaye qui aurait dû s’y coller ?
— T’occupes, carbure ! Après Cambo, tu files vers
Bidarray.
— Ça va faire un de ces ramdams cette histoire !
prédit le grêlé, redressant la voiture en crabe dans un
virage.
— Ça, tu peux le dire, confirma le commissaire.
Le commissaire Peyo Fleurdesel, à l’aube de ses
cinquante-cinq printemps, ressemblait à un père Noël
en cure d’amaigrissement. Cheveux blancs mi-longs à la
Hugues Auffray, barbe et moustache de la même cou-
leur sur un visage rondouillard qui donnait confiance,
l’homme était doté d’un calme à toute épreuve. Pour-
tant ses yeux aussi sombres qu’une marée noire sur les
côtes de l’Alaska, laissaient présager qu’il était capable
de colères dévastatrices. En regardant son reflet dans le
pare-brise, Peyo se replongea quelques minutes dans
son passé.
- 182 -
professionnel de soubassophone26 qui s’étaient rencon-
trés lors du troisième concours international de Fan-
fare en 1931, l’enfant avait vécu une enfance paisible.
Atteint d’une légère surdité de l’oreille gauche dès son
plus jeune âge, le petit Peyo n’avait pu suivre les cours
de cor de chasse que ses parents avaient envisagés pour
lui. Son père étant appelé sous les drapeaux dès les
premiers mois de la guerre, le jeune homme fut expédié
chez ses grands-parents maternels en plein cœur du
pays basque. Fermiers depuis des générations, les
Vinssanlatzu cultivaient du blé, des piments et possé-
daient un troupeau de moutons de plus de cinquante
têtes qu’ils convoyaient l’été vers les alpages. Loin des
fracas de la guerre, les gamins du village de Saint
Etienne de Baïgorry s’épanouissaient entre l’école, le
travail à la ferme et les escapades sur les versants es-
carpés des montagnes. Leurs jeux d’enfants s’étaient
adaptés à la géographie des lieux. Ici le jeu des cow-
boys et indiens, s’était transformé en celui des contre-
bandiers et gendarmes. Le petit Peyo, déjà d’un carac-
tère bien trempé, se positionnait toujours comme chef
26 Instrument de musique de la famille des tubas principalement utilisé dans les fanfares
des gendarmes et était capable d’une mauvaise foi
digne d’un politicien chevronné lors de la défaite de son
camp. Les bagarres qui s’en-suivaient, donnaient lieu à
des réconciliations qui finissaient le plus souvent en
grandes rigolades dans les torrents proches du village.
— Bon sang Peyo ! Dans quel état t’es-tu mis ? le
sermonnait sa mémé à chaque fois qu’il rentrait, le vi-
sage tuméfié.
— C’est les fils Etchebeste, protestait à chaque
fois le gamin.
— T’approche pas d’eux, c’est de la mauvaise
graine, lançait inexorablement sa mémé, ces gens-là
vivent pas comme nous.
— C’est des copains !
— On ne fréquente pas les fils d’un contreban-
dier, assénait à chaque fois la vieille femme pour mettre
fin à la conversation.
Et puis, la guerre avait fait son œuvre : son père,
capturé dès les premiers jours de l’offensive allemande,
avait été dirigé comme prisonnier de guerre dans une
- 184 -
ferme du Bade-Wurtemberg. Sa mère, elle, était reve-
nue dans l’exploitation familiale.
Au fil des mois, les contrebandiers étaient deve-
nus des résistants, exfiltrant vers l’Espagne des pilotes
alliés, des réfugiés de guerre ou de simples inconnus.
C’est à cette époque que le jeune Peyo pris conscience
que la frontière entre le bien et le mal était souvent de
la largeur d’un trait de plume. Malgré les ordres de sa
mère, lui demandant de rester indifférent aux bruisse-
ments de la guerre, argumentant que c’était une affaire
d’hommes et non pas d’adolescents, il en avait décidé
autrement. Dès l’été 1944, avec les frères Etchebeste et
un groupe de résistants, il avait participé à l’exfiltration
de nombreuses familles, jusqu’à ce que le conflit prenne
fin.
Son père n’était jamais revenu d’Allemagne, pré-
férant sa nouvelle vie dans la région de Bühl auprès de
sa nouvelle compagne Gertrude, qui l’initiera à la pra-
tique obligatoire du Cor des Alpes et de la lutte gréco-
romaine. Elle l’abandonnera quelques années plus tard
pour se lancer dans une carrière d’avaleuse de sabre
dans le Cirque Garibaldo, devenant par la même occa-
sion la maîtresse de « Kong », propriétaire du cirque,
qui s’était entiché d’une femme au système pileux aussi
développé que le sien. Rapidement, ils eurent un fils
qu’ils prénommèrent Charles-Henri, et qui, malgré un
avenir tout tracé de circassien, décida des années plus
tard d’entrer en religion, au grand dam de ses parents.
27
« Se tortiller » en Anglais. Danse du début des années 60
28 Danse des années 60
29 Danse de couples enlacés sous des lumières tamisées
- 186 -
furtif à l’arrière de sa 2cv. Comme si cela ne lui suffisait
pas, au moment des fêtes de Bayonne, il fréquentait as-
sidûment le « Bella Ragazza » tenu par la délicieuse «
Sylvie cul de poule » et son giron de service « Lolo belle
gueule » alias Lazlo Kromesky. Un polonais qui se la-
vait les dents à coup de Stolichnaya et au courage aussi
fuyant qu’un banc de maquereaux devant un grand re-
quin blanc.
Son Master de Droit en poche, le Casanova de
Bayonne, passa avec succès son concours d’inspecteur
de police (concours à l’issu duquel il reçut la palme na-
tionale de l’orthographe judiciaire), le plaçant de facto
dans les pas de Clémenceau. Il fut muté sur Paris, où
une nouvelle passion, musicale celle-là, prit une place
importante dans sa vie. Peyo passait son temps libre à
écumer toutes les caves de Saint Germain, écoutant les
jazzmen venus d’outre-Atlantique présenter leurs der-
nières compositions. De Miles Davis30 à Sydney Be-
chet31, en passant par les rythmes endiablés d’Art Bla-
key32, il ne manquait aucun concert. Au fil des années,
30
1926-1991 Trompettiste Américain (Jazz)
31
1897-1959Saxophoniste Américain (Jazz)
32
1919-1990 Batteur Américain (Jazz)
il s’était constitué une discothèque aussi complète que
rare et qui valait une petite fortune.
Après l’arrestation du chauffeur de taxi, Sidonin
L’Archevèque, responsable de la tuerie chez « Appolo-
nus » célèbre coiffeur pour dames (tuerie qui fit la une
« D’ici paris » et de « Détective » pendant plus d’un
mois), Peyo Fleurdesel fut muté avec les honneurs au
36 quai des orfèvres. Propulsé au sein de la criminelle,
il côtoya pendant des années les bas-fonds sordides de
Paris et de sa banlieue, résolvant quelques crimes qui
avaient fait la une des gazettes. Comme l’assassinat du
Duc de glandes, laissé pour mort après avoir été dévali-
sé de deux bourses pleines de pièces d’or, le massacre
au déambulateur de six infirmières de la maison de re-
traite « Au joyeux drille » ou le cambriolage de la villa
du maire de Levallois.
Puis, vint l’année 1968 et la mobilisation de
toutes les forces policières de Paris. Peyo, prenant fait
et cause pour les étudiants en révolte et les anarchistes
de tout poil, se fit le plus discret possible. Jusqu’au jour
où, tombant sur un groupe de CRS qui massacraient
- 188 -
allègrement à coup de matraques, une étudiante antil-
laise végétarienne en sciences comportementales, il
s’interposa avec force pour mettre fin à la boucherie.
Les trois casqués dont le QI cumulé ne devait pas dé-
passer celui d’un orang-outang, se ruèrent vers
l’inspecteur qui n’avait pas eu le temps de dégainer sa
carte de police. Malgré ses cris de « J’suis flic », les
coups de poing, de bottes et de matraques, les crachats
et les insultes ne cessèrent que lorsqu’il se retrouva bai-
gnant dans son sang, la mâchoire fracturée, le visage
entaillé de cicatrices indélébiles.
Sa hiérarchie prit immédiatement les mesures
nécessaires : les coupables furent sanctionnés immédia-
tement. Le premier fut muté comme garde champêtre à
Saint-Pierre-et-Miquelon. Le second comme gardien de
la paix dans les quartiers nord de Marseille où son es-
pérance de vie était comparable à celle d'une assiette de
charcuterie dans la cuisine d’un boulimique. Quant au
troisième, il préféra se suicider quand il apprit sa muta-
tion à Plouglauque-sur-misère, en plein centre de la
Bretagne. Peyo, quant à lui, fut promu comme commis-
saire à Bayonne et décida de se laisser pousser barbe et
moustache pour dissimuler les cicatrices de son tabas-
sage en règle.
Son nouveau look le faisant ressembler à Pava-
rotti33, son équipe l’affubla du surnom de « Maestro »,
autant pour son aspect physique que pour ses réussites
en matière de résolution de crime. C’est lors de
l’attaque du Casino de Biarritz par une bande
d’arméniens dirigée par le redoutable psychopathe
Yvanoff Silvazian alias « Portefeuille », que le commis-
saire reçut une balle de calibre 22, lui explosant le ge-
nou comme un ballon de baudruche à la foire du trône.
Opéré d’urgence au centre hospitalier de la côte
Basque, le commissaire reçut une prothèse en titane et
aluminium qui, malgré son efficacité, le laissa frappé
d’un léger boitillement, le faisant ressembler au culbuto
du célèbre clown Bouffono.
C’est en côtoyant à nouveau ses amis d’enfance,
les frères Etchebeste, à la trajectoire scolaire aussi si-
nueuse que la scoliose de « Quasimodo », que le Maes-
tro du commissariat de Bayonne fit son premier faux
33
1935-2007 Ténor Italien
- 190 -
pas. Dans un premier temps, il se contenta de fermer
les yeux sur leurs trafics avec l’Espagne jugeant que
c’était l’affaire de la « volante34». Puis, peu à peu, il
s’était laissé tenter par l’argent facile, acceptant,
moyennant finance, de détourner le regard sur certains
braquages de la pègre locale. Le Maestro en croquait !
Et pas seulement avec les frangins.
34
Douane mobile
— Nom de dieu ! T’as pris la direction de
l’Espagne, pauvre cloche ! Fais demi-tour, je t’ai dit di-
rection Bidarray !
— Je voulais passer par le col de Dantxarinéa, la
route est meilleure.
— Primo, y’a pas de meilleure route dans ce pu-
tain de pays, deuzio, la seule route qui mène au monas-
tère, c’est par la vieille route de Baïgorry. Pense pas,
mon pauvre vieux, ça te ramollit le cerveau !
— Vous êtes dur avec moi patron.
— Fais turbiner les pistons, Fangio35, on a encore
un sacré bout de route, et j’aimerais bien arriver avant
les pandores36, expliqua Le Maestro en plaquant amica-
lement sa main sur l’épaule du grêlé.
Comme si elle avait été propulsée par un lance-
pierre, la voiture s’élança à l’assaut de la montagne avec
la vigueur d’une jeune mariée.
— Tribord toute dans deux kilomètres ! claironna
le commissaire.
- 194 -
— Pas très utile, tu pourrais peut-être en faire
moins !
— Ça me défoule, les bleus, j’peux pas les sa-
quer !
Le commissaire sortit précipitamment du véhi-
cule dont le moteur était aussi brûlant que la gueule des
enfers et se dirigea vers le portail massif du bâtiment.
— Y’a pas de sonnette ? On voit rien dans ce trou
à rats avec ce satané brouillard, s’énerva-t-il, tambouri-
nant sur la porte.
— Foutez z’y un coup santiag renchérit
l’inspecteur en gueulant : ouvrez police ! Regardez, y’a
une corde sur la droite. Y’a peut-être une cloche au
bout ?
— Mieux vaut ça qu’un pendu, murmura le Maes-
tro d’une voix sépulcrale.
La cloche résonna comme un glas dans la brume
humide qui s’épaississait à vue d’œil. Au bout de
quelques secondes qui parurent des heures aux deux
hommes, un judas s’ouvrit avec un grincement de fer-
raille mal huilée. Un visage lunaire aux yeux de camé-
léon apparut dans l’ouverture.
— Ouvrez tout de suite ! Police ! claqua le com-
missaire en plaquant sa carte officielle sur la face de
lune.
— Où sont les collègues ? demanda l’inspecteur,
entrant dans un couloir aussi accueillant qu’une
chambre mortuaire.
— Vous vous êtes trompés d’entrée. Ils sont tous
derrière, corrigea le moine, des tremblements dans la
voix.
— Y’a une autre entrée ?
— Oui, cinq cents mètres sur la gauche. Il y a un
chemin de terre qui mène à l’ancien haras derrière le
monastère… C’est là qu’on l’a trouvé fit le caméléon en
posant la main sur son cœur comme pour le protéger.
Les deux policiers allaient faire demi-tour, lors-
que le religieux, leur montrant le couloir sombre qui
semblait s’enfoncer dans les entrailles du bâtiment, ra-
jouta d’une voix basse.
— Maintenant, tant que vous êtes là, on peut
couper par ici.
- 196 -
— C’est quoi votre nom ? demanda le commis-
saire au moine à la face de lune qui courbait le dos.
— Frère Paul-Aurélien, je m’occupe de la ferme et
du magasin se hâta-t-il de répondre.
— Longtemps que vous êtes à Sainte-Croix ?
— Presque trente ans… Si j’avais su qu’un jour…
— Il y a longtemps que les gendarmes sont arri-
vés ?
— A peine une demi-heure… un peu après les
pompiers et les ambulances.
Après avoir traversé le monastère de part en part,
les trois hommes débouchèrent sur une petite porte
donnant sur un terrain empli d’herbes folles.
— C’est là- bas, l’ancien haras du marquis, mon-
tra le moine en précédant les policiers en direction de la
multitude de gyrophares bleus qui clignotaient à plus
de deux cents mètres sur un léger promontoire.
— Qui a fait venir tout ce carnaval ? demanda
l’inspecteur Pavier d’un air dépité.
— Notre ancien sacristain, le frère Bello. Depuis
la disparition de notre patriarche, il a été nommé
chantre, responsable de la bibliothèque. C’est lui qui a
pris l’initiative. On ne savait pas quoi faire, ni qui appe-
ler. Nous ne sommes pas habitués vous savez… Si on
s’attendait ! … Alors dans le doute, avec un sang-froid
extraordinaire, il a appelé tout le monde.
— C’est lui le boss ici ?
— Non, c’est l’abbé Costard, mais il est tellement
anéanti qu’il n’a pas ouvert la bouche depuis la décou-
verte de… du …
— Qui a découvert le corps ? abrégea l’acnéique
aux pantoufles.
— Je crois que ce sont les chiens.
— Les chiens ?
— Oui Bachar II et Vlad IV, les deux dobermans
qui gardent l’enceinte du haras. Ils hurlaient à la mort !
À s’arracher les griffes sur la porte du pigeonnier.
Aussi mutique qu’un muezzin atteint d’une an-
gine blanche, le commissaire écoutait attentivement.
— Je pige pas, reprit l’inspecteur en se mouchant
l’appendice. Vous les moines, vous faites du cheval et
vous faites garder vos canassons par des chiens
d’attaque ?
- 198 -
— Le haras et le terrain où nous arrivons ne nous
appartiennent plus, ils sont loués depuis de nom-
breuses années. A part quelques-uns d’entre nous qui
viennent nourrir les chiens, nous venons rarement par
ici… Si vous voulez en savoir plus, il faut vous adresser
à l’abbé Costard… Quel malheur ! Quel malheur ! répéta
le frère Paul-Aurélien, se signant à plusieurs reprises.
— Et à part les chiens, qui a découvert le corps ?
— C’est le frère Charles-Henry, le secrétaire de
notre père supérieur, également circateur de notre mo-
nastère qui a été désigné pour aller voir ce qui se pas-
sait.
— Circateur ?
— C’est lui qui est chargé de la discipline et des
éventuels relâchements dans le comportement de nos
camarades… Je peux vous garantir que personne ne
bouge une oreille, glissa-t-il comme sous le sceau de la
confidence.
— Il est sévère ? Brutal ?
— Vous comprendrez quand vous le verrez…
— Pourquoi est-ce lui qui a été désigné pour aller
voir ce qui se passait ?
— Disons qu’il a des affinités physiques particu-
lières avec le monde animal et il n’a peur de rien ni de
personne.
— Même pas du diable ? le provoqua l’inspecteur
d’un air moqueur.
- 200 -
— Commissaire Fleurdesel et inspecteur Pavier
de la crim', s’imposa Peyo, montrant à nouveau sa
carte. Je prends l’affaire en main. Vous en êtes où ?
Le militaire jeta un regard suspicieux et mépri-
sant sur les pantoufles humides de l’inspecteur, se di-
sant que le monde partait à vau-l’eau.
— Nous avons bouclé la zone et nous avons appe-
lé la scientifique de Bayonne ainsi que le procureur, ré-
pliqua le joyeux drille, ils seront là dans une heure.
— Ok, guidez-nous sur les lieux et faites nous une
synthèse des événements de la journée.
L’homme se redressa de toute sa taille dans son
uniforme bien trop grand pour lui et ouvrit ses bras dé-
charnés, pointant un index volontaire vers le pigeon-
nier. Son ombre bleutée, projetée sur le sol, le fit sou-
dainement ressembler à un arbre mort.
— Nous avons reçu un appel du monastère, il y a
environ trois heures, expliqua-t-il, regardant tristement
sa montre (cadeau de rupture de Mme Lapellerine,
tombée en pâmoison devant un certain Maurice, un
beau-parleur notoire au passé sulfureux). Un appel pa-
niqué, lancé par un certain Bello di Compostella,
moine-chancre ou chanvre du monastère me semble-t-
il, poursuivit le képi. Il était complètement paniqué ! Il
a appelé tous les numéros qui lui tombaient sous la
main. Des pompiers, en passant par le plombier, les
gars d’Edf, le groupe folklorique « Aire tun txikitun »,
la taverne du Glaireux, la gare d’Hendaye. En vérifiant
les communications, on s’est aperçu qu’il avait même
appelé le « Bella Ragazza » ... On se demande comment
il avait ce numéro, poursuivit-il, ses yeux déprimés le-
vés vers le ciel. Quand on est arrivé ici, c’était la foule
des grands jours. On se serait cru aux fêtes de Bayonne,
le béret en moins… Vous pensez bien ! Un crime à
Sainte-Croix…
— Un crime… c’est sûr ? demanda le commis-
saire.
— En tout cas, c’est ce qu’il beuglait dans le com-
biné et vu l’état du cadavre, je ne pense pas qu’il se soit
trompé. Le légiste est déjà sur place… C’est au premier
étage.
Les trois hommes, à la file indienne, gravirent les
marches du pigeonnier. Le palier donnait directement
- 202 -
dans une pièce ronde au décor chargé. Sur le mur de
droite, exposées comme des tableaux de maîtres, des
boites de camembert encombraient l’espace : Lanque-
tot aux couleurs Soulage, Gilot de Saint-Hilaire-de-
Briouze, Cœur de lion, le premier exemplaire du ca-
membert Président fabriqué en 68, le Marie Harel
moulé à la louche, des pépites comme le chistéra
Basque ou le D-day de la crémerie Pierroux, des exo-
tiques comme le calendos chinois ou celui plus piquant
de la Fromagerie Zaporijia37 attiraient immanquable-
ment le regard des néophytes. Clou de la collection :
une étiquette peinte par Dali en 1962, représentant un
fermier à tête de brebis se faisant traire par un diablo-
tin au sourire béat, était mise en évidence dans un
cadre sous-verre.
Sur le mur opposé, des centaines d’appareils den-
taires exposés dans de petites vitrines accrochées au
mur, racontaient par leur présence, l’évolution formi-
dable de la prothèse dentaire de l’antiquité à nos jours.
Du dentier égyptien en fémur d’hippopotame du Nil, en
passant par celui en dents de cadavres de la Renais-
37 Ville d’Ukraine dans laquelle est construite la plus grande centrale nucléaire d’Europe
sance, de ceux en porcelaine de limoges du célèbre pro-
thésiste Bernardaud, à celui en dents de requin du pa-
tron de la banque Lehman Brothers, la collection
s’étalait sur des siècles. La grande vitrine centrale met-
tait en avant les spécimens les plus rares : le dentier en
bois de Georges Washington côtoyait celui du tribun
Mélanchonus. L’authentique dent de bouddha dérobée
à Kandy38 en 1954 trônait à côté de la prothèse en cuir
de Marcel Cerdan. La plus récente, en plastique mou bi-
composants et portée par Neil Armstrong lors de son
vol sur Apollo 11, sublimait une collection probable-
ment unique au monde.
— Un vrai cabinet de curiosité, fit Pépé, en se
passant la langue sur les incisives comme pour vérifier
qu’elles étaient toujours en place.
— La scène de crime est dans l’autre pièce, fit
l’adjudant d’un signe de tête, prenant un mouchoir
bleu, blanc et rouge, qu’il s’appliqua sur le nez.
Après être passés sous un cordon jaune indiquant
« gendarmerie, zone interdite », ils arrivèrent dans une
- 206 -
En descendant du pigeonnier, accompagné des
trois officiers, le docteur Bouldesuif qui exhalait une
odeur de Boursin à l’ail, s’épongea le front d’une main
aussi moite que le pied d’un marathonien.
— Sans être un expert de la scientifique, ce que je
peux rajouter c’est qu’il n’a pas été tué ici.
— C’est-à-dire ? demanda l’inspecteur, évitant de
croiser le souffle fétide du médecin.
— En arrivant, j’ai repéré des traces de sang dans
l’escalier.
— Vous en concluez qu’il a été transporté dans
son bureau ?
— Ce n’est pas à moi de conclure quoi que ce soit,
attaqua-t-il, lâchant une flatulence en provenance di-
recte des enfers, mais, il n’y a pas assez de sang sur la
scène de crime pour que le meurtre ait eu lieu dans la
pièce ou on l’a retrouvé.
— Vous m’envoyez votre rapport d’autopsie le
plus vite possible, écourta le commissaire pour
s’éloigner du nuage toxique qui enveloppait le groupe.
— Vous ne serez pas présent ? s’étonna le doc en
régurgitant un reste de cassoulet.
— Trop de boulot ici, suffoqua Peyo, proche de
l’asphyxie.
En maudissant son intolérance aux haricots tar-
bais, le médecin légiste s’éloigna, accompagné d’un
chuintement continu semblable à celui d’une montgol-
fière qui se dégonfle.
- 208 -
Toute la vérité,
rien que la vérité ?
39
Légendaire roi de Crète qui ordonna la construction d’un labyrinthe pour y
enfermer le Minautore
- 212 -
Lorsque la porte s’ouvrit, l’inspecteur ne put
s’empêcher de porter la main à son holster. Bousculant
le frère Paul-Aurélien en reculant précipitamment, il lui
déchiqueta le gros orteil droit, comme on écrase une
fraise trop mure.
— C’est quoi ce truc ? hurla-t-il, distinguant une
fourrure dans l’entrebâillement de la porte.
— C’est le frère Charles Henri, geignit le repré-
sentant de Dieu sur terre en maudissant l’inspecteur.
N’ayez crainte ! Son système pileux hors norme impres-
sionne parfois nos visiteurs mais il est en général plutôt
paisible.
— Ça va ? s’excusa Pavier d’un regard en coin
vers l’éclopé, tout en vérifiant que le plantigrade hu-
main restait inoffensif.
Adossé sur une jambe contre le mur du couloir,
sa main gauche enveloppant son orteil ensanglanté, le
frère Paul-Aurélien bredouilla un : « Pas grave » dont
la sincérité évoquait celle d’un bonimenteur de foire. Il
s’adressa au secrétaire de l’abbé en serrant les dents.
— C’est l’inspecteur Pavier de Bayonne couina le
blessé, les yeux humides de larmes.
— Entrez, fit la masse velue, agitant son index re-
croquevillé, l’abbé se repose.
L’inspecteur pénétra lentement dans la pièce avec
le sentiment étrange qu’il entrait dans une tanière. Sans
demander son reste, le frère Paul-Aurélien s’éloigna en
boitillant vers l’infirmerie, laissant derrière lui une
traînée sanglante. A chaque pas, il affublait l’inspecteur
d’insultes qui n’auraient pas dépareillé lors d’une rixe
entre gangs de rappeurs du Bronx.
— L’abbé est encore sous le choc, expliqua le se-
crétaire, se penchant vers celui qu’il considérait comme
son modèle en religion. Quelqu’un a-t-il prévenu Nicé-
phore Mulot ? poursuivit-il en regardant l’inspecteur.
— Le mulot ? Quel mulot ?
— Le comptable de Mr Poulpier, expliqua le
moine, regardant avec stupéfaction les pantoufles de
son interlocuteur ainsi que son nez presque tuméfié à
force d’avoir été mouché.
— Pas au courant comme prénom… je le note.
Non, personne n’a prévenu qui que ce soit… Alors
l’abbé, racontez-moi.
- 214 -
— Si vous me le permettez, je répondrais à sa
place proposa la fourrure.
— C’est vous qui avez découvert le corps ? de-
manda abruptement le grêlé.
— Ce sont d’abord les chiens qui nous ont alertés,
expliqua le secrétaire en se lissant mécaniquement les
poils de la main droite… Ils hurlaient à la mort !
— Depuis combien de temps ?
— Aucune idée, nous n’allons pas souvent de ce
côté du monastère, expliqua-t-il, aussi figé qu’une gar-
gouille. Marcelin Poulpier n’aimait pas être dérangé et
nous n’y allions qu’à sa demande pour nourrir ses
chiens.
— C’est vous qui étiez chargé de cette besogne ?
demanda-t-il, observant le secrétaire, dont la carrure de
grizzly lui laissait penser qu’il n’aurait fait qu’une bou-
chée de ces pauvres animaux.
— Pas forcément, le frère José-Joseph y allait
aussi, mais il est vrai qu’ils m’aiment bien. Mais, pour
répondre à votre question, c’est l’abbé qui m’a demandé
d’y aller.
— Racontez-moi, demanda l’inspecteur en se di-
sant que cet homme devait faire la fortune de son bar-
bier.
— J’ai tout d’abord calmé Vlad et Bachar, puis je
les ai enfermés dans le chenil. Ensuite je suis monté
dans le pigeonnier pour voir si tout allait bien. C’est là
que j’ai découvert le drame, fit-il en se signant. J’ai tout
de suite compris qu’il était mort, ajouta-t-il, fixant
l’inspecteur de ses yeux perçants.
— Vous me confirmez que la porte était ouverte et
que vous n’avez touché à rien…
Le secrétaire acquiesça plusieurs fois, faisant on-
duler sa crinière soyeuse comme dans une publicité
pour un shampoing démêlant.
— Y a-t-il une autre issue qui mène au Pigeon-
nier ?
Devant la négation de l’ursidé, l’inspecteur reprit
son interrogatoire.
— Quelles étaient vos relations avec Marcelin
Poulpier ?
- 216 -
— L’abbé Costard est plus à même de répondre,
fit le velu en désignant l’ombre assise derrière lui.
— Alors l’abbé ? Il faisait quoi, ce monsieur, par
ici ?
— Prions pour son âme ! commença le vieil
homme, d’une voix à peine audible, joignant ses mains
aussi sèches que les manuscrits de la mer morte. Je
connaissais Mr Poulpier depuis plus de vingt ans. Il
nous a aidés à redresser les comptes désastreux du mo-
nastère et a complètement réorganisé notre mode de
fonctionnement. En contrepartie, nous lui louions le
haras pour une somme modique.
— Il en faisait quoi de ce haras ?
— Je n’en sais rien, admit l’abbé. « Le Poulpe »
comme il aimait à se faire appeler, avait une petite af-
faire de brocante à Bayonne, me semble-t-il. De temps à
autre, des camions venaient déposer de la marchandise
dans le haras qu’il avait fait réhabiliter sur ses propres
deniers. Je crois que ce brave homme travaillait égale-
ment dans l’humanitaire… Pourquoi lui ? gémit à nou-
veau l’abbé, pourquoi ici ? Les mystères de dieu sont
impénétrables.
— En tout cas, Dieu ou pas, moi je suis ici pour
les résoudre vos mystères. Moi ou le commissaire… Et
je vous préviens tout de suite, il n’est pas commode… Si
vous savez quelque chose ou si vous avez appris quoi
que ce soit, même sous le secret de la confession, je
vous conseille de tout lâcher ! Vous lui connaissiez des
ennemis au Marcelin?
— Il n’y a pas d’ennemis qui tiennent en ces lieux
sacrés, rétorqua sèchement l’abbé, embrassant avec
amour son crucifix en pendentif.
— Oui, enfin, ce n’est pas un ami qui lui a trans-
formé la calebasse en bouillie, le provoqua l’acnéique
tout en éclatant une pustule nasale. Vous êtes combien
à vivre ici dans ces murs ?
— Une quinzaine de moines, une demi-douzaine
de novices et parfois quelques hôtes-pénitents de pas-
sage.
— Ça en fait des suspects !
Les deux religieux se signèrent silencieusement,
regardant l’inspecteur comme si Belzébuth en personne
venait de surgir des enfers.
- 218 -
— Vous ne croyez tout de même pas… commença
le grizzly.
— Je ne crois rien et je n’exclus rien ! Ce que je
sais, c’est que les chiens ont laissé passer le ou les
meurtriers. Donc ils le connaissaient, c’est aussi clair
que de l’eau bénite.
Les deux religieux se regardèrent avec gravité,
comme si la date de l’apocalypse selon Saint Jean ve-
nait de leur être fixée par l’inspecteur Pavier.
— Où sont tous les autres ? reprit l’enquêteur, pas
mécontent d’avoir mis un coup de massue sur la ton-
sure des deux moines.
— Je crois que frère José-Joseph est en cuisine
avec le frère Pascal, soupira l’abbé encore plus accablé.
Quant aux autres, ils sont sûrement en prière à l’office
des complies40 dans la chapelle. Je vous prierais de ne
pas les déranger car vous êtes dans la maison de Dieu,
poursuivit-il sur un ton qui n’acceptait pas de refus.
— Ouh là ! Pas d’ordre de ce genre avec moi Mon-
sieur Costar. Provisoirement, le boss ici, c’est moi !
N’en déplaise au barbu sur la croix ! Laissez-moi faire
41
Danse populaire née parmi les noirs du Sud des Etats-Unis pour se moquer de leurs
maîtres
- 220 -
dense que celle du hammam Sultan Süleyman
d’Istanbul), était occupé à décrasser un plat gigan-
tesque en pyrex.
— Alors tu y arrives ? demanda la voix du cuistot
en chef en provenance du frigo.
— La prochaine fois, tu évites la tartiflette à
l’aligot : j’ai l’impression de nettoyer une auge de colle à
carrelage.
En éventant les émanations brûlantes qui flot-
taient dans la cuisine, l’inspecteur Pavier dont les épis
gélifiés de sa chevelure avaient fondu en une masse
grasse lui tombant sur les yeux, annonça sa présence
par un tonitruant :
— Bonsoir messieurs !
D’un geste maladroit, après s’être désencombré
les naseaux dans un mouchoir de Cholet plus humide
qu’une éponge, il tenta de remettre en place sa toison
ruisselante.
— Fait chaud ici, on se croirait dans le chaudron
du diable, ajouta-t-il, avant de réaliser son indélica-
tesse.
— Vous êtes ? demanda José-Joseph, essuyant
ses mains aux ongles encrassés par des croûtes de Re-
blochon, sur un torchon à l’effigie du Christ.
— Inspecteur Pavier, police criminelle de
Bayonne, vous pouvez m’appeler lieutenant si vous pré-
férez. Qui est le frère Pascal ?
— C’est moi ! fit l’adipeux, levant un doigt boudi-
né.
— Donc, vous, vous êtes José-Joseph, lut-il sur
un petit calepin qu’il venait de sortir de sa poche revol-
ver.
— Affirmatif ! admit la frêle silhouette du moine,
s’approchant de lui, le regard attiré par les pantoufles
spongieuses de l’inspecteur.
— J’interroge le personnel du monastère pour sa-
voir si vous avez vu quelque chose d’inhabituel ces
jours-ci.
— R.A.S mon lieutenant, répondit du tac au tac le
frère José-Joseph.
— Vous avez fait l’armée, vous !
- 222 -
— Absolument ! Deux ans dans le troisième ba-
taillon de parachutistes de Pau.
— Fichtre ! Vous n’avez pourtant pas la carrure, si
je peux me permettre.
— Depuis mon entrée en prêtrise j’évite les pro-
téines superflues, le fromage, l’alcool et les desserts…
J’ai perdu 20 kg de muscles en suivant le régime de
Sœur Coquarde… La mère supérieure du couvent des
Ursulines de Saint-Jean-Pied-de-Port.
— Vous mangez quoi ?
— Des quiches végétariennes… Si vous voulez
goûter ma dernière recette… Une quiche à la betterave,
piment et gingembre, proposa-t-il tout en désignant sa
préparation rougeoyante à peine sortie du four. J’y ai
rajouté un colorant de ma fabrication qui fera parler
dans les chaumières !
— Non merci, sans façon. Dites-moi, frère José-
Joseph, on vous a probablement appris à tuer dans les
commandos para ?
— Pas vraiment, moi j’étais affecté au pliage des
parachutes, expliqua-t-il, se remémorant avec nostalgie
ses débuts difficiles et son éviction du groupe d’assaut
sur Kolwezi42 pour fautes professionnelles à répétitions.
42
Ville du Zaïre rendue célèbre par l’intervention de la légion Française pour
délivrer des otages Européens
- 224 -
— T’en es où ? demanda le Maestro, ignorant la
réponse.
— J’en ai presque terminé avec celui-ci, indiqua-
t-il, en montrant le moine aux mains rougies par les
betteraves. Tu veux que je le mette sur le grill ? pour-
suivit l’inspecteur dans un murmure.
— Vas-y mollo ! On est chez les curetons quand
même, le conseilla Peyo sur le même ton.
— Alors frère José-Joseph ! On reprend notre pe-
tite discussion ?
Le pauvre moine tripotait nerveusement un pen-
dentif qui faisait penser à une gousse d’ail.
— Que voulez-vous savoir lieutenant ?
— Marcelin Poulpier… Vous avez quelque chose à
me dire sur lui ? Il paraît que vous étiez un de ceux qui
allaient nourrir ses chiens.
— Mr Poulpier, on ne le voyait presque plus ! Au
début, il était souvent après nous, le temps de mettre
tous ses projets en place, un peu comme un sergent ins-
tructeur. Quand je dis au début, c’était il y a une quin-
zaine d’années. Et puis peu à peu, il s’est effacé. Ces
dernières années, seul l’abbé et son secrétaire avaient
affaire avec lui.
— C’est tout ?
— C’est sûr qu’au début, nous avons trouvé ses
propositions pour redresser les comptes du monastère,
un peu… brutales. Certains d’entre nous ont préféré
quitter Sainte-Croix, comme le frère Giacomo ou le
frère Dagobert. Mais nous avons été vigilants ! Lorsqu’il
a commencé à vendre le patrimoine religieux du mo-
nastère, nous avons fait connaître notre inquiétude au-
près de l’abbé.
— Les camions ! Il faut parler des camions,
s’interposa le frère Pascal, s’approchant du petit
groupe.
Les deux policiers s’avancèrent avec calme,
comme s’ils voulaient encercler la bedaine en soutane.
— Quels camions ? dites-nous en plus frère Pas-
cal.
— Ma cellule donne du côté du haras et certaines
nuits, ce sont des convois entiers de fourgonnettes qui
débarquent.
- 226 -
— Fréquemment ? demanda Peyo, regardant avec
dégoût le tablier aux taches multicolores qui aurait pu
servir d’exemple à la mère Denis43.
— Environ une fois par mois. Ce n’est pas régu-
lier... Avec l’ordre de Sainte- Croix nous tenons à jour
une sorte de journal de bord sur les activités de ce Mar-
celin.
— L’ordre de Sainte-Croix ?
— C’est une sorte de club, expliqua le cuistot,
montrant son pendentif.
— C’est votre signe de ralliement ? s’étonna le
Maestro en s’approchant pour identifier le symbole en
bois. Ça représente un testicule ?
— Non… Non, c’est une gousse d’ail s’empressa
de se justifier le frère Pascal. Une gousse d’ail pour
combattre le mal.
— Le mal ? Je vais reformuler votre pensée,
commença le commissaire en utilisant une technique
de communication apprise lors d’un séminaire conjoint
entre les flics de la P.J et les vendeurs de papier hygié-
- 232 -
religieuse dans la vitrine du chef-pâtissier Gaston Le-
nôtre.
En entendant l’adverbe « provisoirement », les
deux compères oscillèrent quelques instants entre sou-
lagement et menace, avant de se statufier en compre-
nant que l’inspecteur Pavier s’adressait à nouveau à
eux.
— Si j’ai bien compris ce que m’a laissé entendre
l’abbé, vos collègues sont en prière dans la chapelle ?
Un silence de crypte s’installa soudainement
dans la cuisine, laissant la place au glougloutement
bouillonnant d’une soupe à la tortue, nouveau plat mis
au point par l’adjoint du cuistot.
— Oh ! Hé ! C’est la fin du monde ? s’étonna
l’inspecteur devant le mutisme des deux moines.
— C’est-à-dire que… commença frère José-
Joseph.
— Oui ?
— Il y a eu un contretemps, hésita l’inventeur cu-
linaire comme s’il craignait une excommunication pa-
pale.
— Mais encore ! On ne va pas y passer la soirée !
— Ils ne sont pas dans la chapelle…
— Ils sont où ? s’impatienta le commissaire, les
lèvres parsemées de traces pourpres indélébiles et de
miettes de gingembre.
— Ils ne sont pas au monastère, fit le moine, se
faisant le plus petit possible.
— IlS-SONT-OÙ ? hurla cette fois le Maestro, ar-
ticulant chaque syllabe, bouche ouverte sur des dents
d’un rouge fluo agressif.
— Patron ! Vous saignez des dents, s’alarma
l’inspecteur, pointant les siennes pour être plus expli-
cite.
— Ils me fatiguent les deux Bocuse, s’essouffla le
commissaire en s’essuyant avec une Spontex récupérée
sur le plan de travail. Alors ils sont où vos collègues
moines ?
— Chez… Chez le Glaireux finit par avouer le roi
de la quiche.
— C’est qui ça le Glaisieux ? reprit l’inspecteur,
laissant le temps au commissaire de se récurer les dents
avec le coté vert de l’éponge.
- 234 -
— Le Glaireux, corrigea le frère José-Joseph.
C’est l’aubergiste du village des Tours-noires à cinq ki-
lomètres du monastère.
— Qu’est-ce qu’ils font là-bas ?
— Je n’aime pas le football, se contenta de ré-
pondre le moine.
— Je ne comprends pas ! Ils vont TOUS jouer au
foot dans une auberge avec un type qui s’appelle le Gla-
vieux ?
— Le Glaireux, rectifia à nouveau le virtuose de la
quiche. Ils ne vont pas jouer, ils vont regarder la télé...
Nous, on n’en a pas ici.
Le frère Pascal écarta vivement son collègue du
bras, perdant tout contrôle.
— C’est le quart de finale de la coupe du monde !
France-Brésil ! Si vous n’étiez pas arrivés dans nos
basques avec vos questions, j’y serais déjà moi aussi.
— Monsieur s’énerve ? constata l’inspecteur.
— Évidemment ! Ça fait plus de vingt ans qu’on
n’a pas vu ça ! Et plus d’un quart d’heure que c’est
commencé !
— Vous devriez supporter Bayonne, le rugby ça
porte moins sur les nerfs, persifla Pavier, lançant un
ballon imaginaire au cuistot.
— Par où on sort d’ici ? interrogea le commis-
saire, le menton imprégné de rigoles rosâtres.
— A droite dans le couloir, puis deux fois à
gauche après la salle de lecture, une fois à gauche en
haut des escaliers, puis tout droit jusqu’au cloître que
vous traverserez en diagonale au petit-trot pour re-
joindre la sortie.
A peine les deux hommes eurent-ils disparu de la
pièce que le cuistot, jetant à bas son tablier raidi par la
crasse, se rua vers le cellier dont la porte donnait sur la
façade sud du monastère.
— Il faut que je prévienne les autres, lança-t-il à
la volée au Picasso de la quiche. A travers la forêt, j’y
serai avant eux.
- 242 -
En remontant dans la voiture, Pavier fut rappelé
à l’ordre par le commissaire d’une voix aussi sèche que
la farine du boulanger.
— T’en a mis du temps ! T’achetais la boutique ?
- 248 -
Beau joueur, dans un vacarme de fin du monde,
le commissaire commanda au Glaireux trois Akerbeltz.
Deux brunes pour mon collègue et moi… Et ? poursui-
vit-il, tendant l’oreille vers le cuistot.
— Une blonde, j’ai toujours adoré les blondes.
— Oui, j’ai vu ça, valida le commissaire, pointant
du pouce les photos derrière le bar.
La danse de l’égalisation prit soudainement une
ampleur inattendue. Les supporters, délaissant les
avant-postes de la fan zone, décidèrent d’entamer une
chenille vociférante à la tête de laquelle la sautillante
mère Pochard au chemisier noué autour du front, gueu-
lait des insanités à l’encontre de l’équipe Brésilienne. La
farandole des soutanes dont les pendentifs se balan-
çaient en cadence, s’enroula autour de la table centrale
comme un serpentin. Se saisissant avec vigueur de la
main du commissaire, Georgette tenta de l’extraire du
banc pour rejoindre la cohorte beuglante. Devant la ré-
sistance surhumaine de Peyo, la procession carnava-
lesque reprit sa route, jusqu’à ce que le frère Bello, sou-
tane par-dessus tête, saute à pieds joints sur le plateau
de la table. Le moine désinhibé par des années
d’abstinence footballistique commença à entamer le
Haka des rugbymen Néo-Zélandais. Les jambes flé-
chies, le bassin ondulant en direction de Georgette, la
langue pendante, il articulait difficilement des paroles
inintelligibles dans un patois vendéen.
- 254 -
— Votre ordre de Sainte-Croix pardi, y’en a par-
tout dans cette taule, j’ai l’impression d’être dans un
coin à champignons !
— C’est normal, c’est un peu notre quartier géné-
ral, et pour répondre à votre question, nous sommes à
peine une demi-douzaine.
— Laisse tomber ! ordonna le commissaire à son
adjoint en s’éloignant, on verra ça plus tard.
A son tour Peyo monta sur la table comme on
monte sur une estrade.
— Messieurs, Mesdames, nous ne sommes pas ici
pour vous juger. Avant que le match ne vous remette en
transe, j’ai une simple question à vous poser : avez-
vous, ces jours-ci, remarqué quoi que ce soit d’anormal
aux alentours du monastère ?
Devant le mutisme de l’assemblée, le commis-
saire précisa sa pensée.
— Un véhicule inhabituel... des visites
d’inconnus... des bruits suspects dans la forêt ?
Le frère Edmond Chiranne leva timidement un
doigt couvert de poils plus flamboyants qu’un été in-
dien à Chicoutimi59.
— Il y a bien les hôtes que nous recevons au mo-
nastère.
— Ils sont toujours là ?
— Ils sont partis ce matin, s’interposa le frère
Pascal, c’est le frère José-Joseph qui leur a servi le petit
déjeuner avant l’office des laudes60.
— Combien de personnes ?
— Un couple et un homme seul, je crois…
— Qui s’occupe de les recevoir ? Vous avez un re-
gistre avec leurs coordonnées ?
— C’est le frère José-Joseph qui assure les fonc-
tions de prévôt et qui est chargé d’accueillir nos hôtes-
pénitents. C’est un réceptionniste né.
— Très bien, nous verrons ça avec lui ultérieure-
ment si besoin… Rien d’autre ? demanda-t-il à l'assem-
- 260 -
Alors que la porte se refermait sur les deux poli-
ciers, un glaviot compact s’écrasa comme une déjection
de mouette sur le chambranle.
- 262 -
— Ouh là ! On vient à peine de commencer. Pour
l’instant toutes les hypothèses sont possibles, y compris
le meurtre par un des moines.
— Attention Fleurdesel ! Nous marchons sur des
œufs avec cette proximité avec le monastère. Je ne veux
pas que l’affaire s’ébruite. Évitez les convocations des
moines au commissariat, faites vos interrogatoires sur
place. Ça sera plus discret.
— Vous avez raison, on prendra une chambre au
monastère, persifla Peyo en haussant les épaules… Ras-
surez-vous, on connaît notre métier… moines ou pas.
— Comprenez-moi bien, je ne veux pas d’ennuis
avec la communauté catholique.
— Vous avez peur d’être excommunié ? railla à
nouveau le Maestro en lui tournant le dos.
— Je vous laisse faire le point avec les gendarmes
et la scientifique, rajouta le procureur au Maestro qui
s’éloignait à pas lents. Le juge Picolo a signé l’ordre de
perquisition du haras ajouta-t-il, parlant dans le vide.
- 266 -
— Un camembert ! Une AOP au lait cru, moulé à
la louche précisa-t-elle, pouffant de rire. Ça devait faire
quelques jours qu’il était dans cette pièce. Forcément
avec la chaleur qu’on a eu ces jours ci… ça fouette ! Ex-
pliqua-t-elle, en éclatant d’un rire moqueur.
Honteux et confus, le commissaire jura, mais un
peu tard qu’on ne l’y prendrai plus.
Souvenirs d'enfance.
Lorsque Peyo arriva près de la petite ferme lovée
dans un écrin de verdure sur les pentes douces de la
campagne de Saint-Etienne-de-Baïgorry, c’est toute son
enfance qui remonta à la surface.
Il se revoyait en hiver, rentrant de l’école à tra-
vers les champs enneigés. Se battant à coup de boules
de neige avec les frères Etchebeste et la malicieuse Co-
lette, frisée comme un mouton et aussi gracieuse qu’un
abcès sur la cuisse d’un lépreux. Au printemps, en plein
dégel, courant nu vers les torrents en compagnie de la
grassouillette Nicole, son premier amour au langage de
charretier, mais si prompte à lui réchauffer le corps en
le frictionnant avec les herbes folles encore raidies de
gel matinal. En été, avec Carmen la retraitée des postes,
une Espagnole qui lui avait appris que c’est dans les
vieux pots qu’on faisait la meilleure soupe. Avec Sophie
dont l’haleine automnale aux relents de terreau,
d’écorce putride et de mousse décomposée, lui faisait
- 268 -
penser aux paniers de champignons qu’ils emplissaient
ensemble dans les sous-bois proches de la ferme.
Ce sont tous ces souvenirs, toutes ses senteurs
qui lui emplissaient la tête, lorsqu’il ouvrit avec silence
la porte de la ferme familiale. Sa mère, à moitié somno-
lente, les yeux fixés sur la TV dont le volume était au
maximum, regardait un reportage sur la reproduction
en déclin des pingouins du zoo de Bornéo.
— Maman ! C’est moi lança le commissaire d’une
voix trop douce pour être entendue par l’ornithologue
en herbe.
— Mon dieu Peyo ! suffoqua la vieille femme en
sursautant malgré l’avertissement de son fils. Si je
m’attendais ! Ce n’est ni ma fête, ni mon anniversaire,
encore moins la Toussaint sourit la vieille femme, ten-
dant ses bras vers son garçon.
— Je passais dans le coin pour une enquête, cria-
t-il, pour supplanter le son de la télé. Alors je me suis
dit que je pouvais dormir ici.
— Tu es toujours le bienvenu chez ta mère. Tu
pourras dormir dans ta chambre, le lit est toujours fait
et j’ai retrouvé le pyjama que tu portais quand tu étais
jeune homme… Tu veux une tisane ? Une soupe de poi-
reaux ? Un laxatif ? demanda la vielle femme qui par-
fois perdait la tête sans s’en apercevoir.
— Plutôt une tisane, si tu veux bien, proposa-t-il
en baissant le volume du poste.
— Une Gitane ? s’étonna la vieille femme, sourde
de l’oreille droite après des années de pratique de
grosse caisse.
— Non ! Une tisane… Mais laisse-moi faire. Je
vais m’en occuper… Tu en veux une toi aussi ?
— Je ne fume plus depuis des années, mon
pauvre Peyo…
— Viens t’asseoir en face de moi, proposa-t-elle,
en voyant revenir son fils de la cuisine. Dis-moi ce qui
t’a fait venir par ici. C’est tranquille habituellement !
Le commissaire se laissa tomber comme une
masse dans le fauteuil poussiéreux, projetant une my-
riade de cadavres de mouches mortes depuis des
lustres.
— Pas grand-chose d’intéressant, crois-moi, af-
firma-t-il, baillant à s’en décrocher les mandibules.
- 270 -
— C’est quoi ces dents rouges ? Tu te laves bien
les dents matin et soir, Peyo.
— Maman ! J’ai plus cinq ans !
— Désolée, raconte-moi.
— Une affaire pas très marrante à côté du monas-
tère.
— Sur les terres du marquis ?
— De quoi tu me parles ? s’agaça-t’il en pensant
que sa mère déraillait une nouvelle fois.
— Enfin Peyo ! Le marquis Briville de Barfleur !
Sa famille possédait le monastère, le haras et des hec-
tares de terres tout autour.
— Ils ne sont pas d’ici avec un nom comme ça !
— Et toi ? Tu crois que Fleurdesel c’est basque ?
— Un point pour toi, bougonna le Maestro.
— La famille était originaire de la Baie de
Somme, si je me rappelle bien, mais Monsieur le mar-
quis possédait un petit pied à terre à Biarritz et toutes
les terres dont je t’ai parlé… Quel malheur quand j’y
pense…
— Qu’est-ce que tu dis m’man ? Je ne t’ai encore
parlé de rien !
— Je te parle du sort qui s’est acharné sur le mar-
quis… D’abord la naissance de son fils dont la santé
mentale était très fragile puis le suicide de sa femme et
l’incendie de leur maison de Biarritz. Pour couronner le
tout, la mort tragique de son gamin en Afrique. Et puis
toutes ces rumeurs ! Tu veux des petits gâteaux avec ta
tisane ?
— Quelles rumeurs ?
— J’ai des parts de flanc au pamplemousse que
j’ai fait livrer du monastère, des chocolats aux courges,
de la tarte au kirsch.
— Je vais me faire des nouilles, c’est plus sûr,
soupira-t-il, écoutant son estomac émettre des gar-
gouillis presque aussi sonores qu’un lavabo que l’on dé-
bouche.
— Après ta tisane ?
— Oui, tout ça, ça finit au même endroit pas vrai !
— Par Saint-Orel ! Je ne t’ai pas appris à parler
comme ça ! C’est sûrement des restes de ta liaison avec
la petite Nicole ! La politesse et le respect des an-
- 272 -
ciens c’est pourtant simple, basique ! Tu ne connais
pas les bases, mon pauvre Peyo.
— Bon ! Quelles rumeurs à propos du marquis ?
la recadra son fils.
— Des rumeurs comme dans toutes les cam-
pagnes. Des rumeurs de gens jaloux qui cherchent à
faire du mal.
— Mais encore ?
— Les gens disaient que la mort du fils du mar-
quis était suspecte.
— Qu’est-ce qu’ils en savaient puisqu’il est mort
en Afrique.
— Ils sont partis à cinq ! Cinq jeunes du pays,
cinq amis dont le fils du marquis, à la conquête de
l’Afrique. Mais ils ne sont revenus qu’à quatre, dont un
grièvement blessé ! Alors tu penses, les gens ont jasé.
— Ils ont raconté quoi les quatre autres en reve-
nant ?
— Nous, on a jamais su…
—C’était quoi leurs noms à ces gars ? demanda
Peyo, plus pour discuter, que par intérêt.
— Je ne sais plus, ça fait si longtemps ! Il y avait
un gars dont les parents cultivaient du piment, il me
semble. Un autre, fils de forain (un marchand de frites
et de chichis qui avait un nom qui sonnait allemand). À
l’époque c’était mal vu… Le troisième, je me rappelle
que c’était un grand échalas qui s’occupait des chevaux
du marquis. Quant au dernier, je crois bien qu’il avait
fait des bêtises. Il était recherché par les gendarmes. Un
sacré lascar, celui-là… Je crois que c’est lui et
l’Allemand qui ont entrainé les autres en Afrique.
Le Maestro qui égouttait ses nouilles à deux
mains, se retourna lentement vers sa mère, feignant
l’intéressement.
— C’était en quelle année tout ça ? Tu te rap-
pelles ?
— Houlà ! C’est loin tout ça. Je crois que c’était
juste après la guerre. Il me semble que tu étais déjà en
pension à Bayonne… Dis-moi plutôt ce qui t’amène par
ici ?
— Rien de bien joli, joli, comme tu t’en doutes.
J’enquête sur un meurtre près du monastère.
- 274 -
— Mon dieu ! La victime n’est pas un moine tout
de même ?
— Rassure-toi, ils vont tous bien, la rassura-t-il,
avec un sourire moqueur aux lèvres, songeant aux soi-
rées de ripailles que certains passaient dans l’auberge
du Glaireux.
63
1926-1962 Actrice Américaine (Sept ans de réflexion)
64 1929-1982 Actrice Américaine puis princesse de Monaco (Fenêtre sur cour)
65 1907-1979 Acteur Américain (Rio bravo)
66 1925-1983 Coureur cycliste Français triple vainqueur du Tour de France
chambre lui faisait griller des tartines tandis qu’un œuf
sur le plat rissolait dans une poêle.
— Tu es déjà debout m’man ? s’étonna le com-
missaire en l’embrassant sur le front.
— J’avais trop peur de te louper.
— Je ne serai tout de même pas parti sans te dire
au revoir, la rassura- t-il en s’asseyant… Quel petit dé-
jeuner ! Tu m’as gâté.
— Prends de la compote de pomme de terre, c’est
moi qui l’ai faite.
— Pommes ! De pommes, maman !
— Oui, c’est ce que j’ai dit mon fils !
Peyo voulait déjeuner en paix, il abandonna sur
sa chaise le journal du matin, les nouvelles étaient
mauvaises, d’où qu’elles viennent. Après avoir pris une
bonne douche revigorante, il prit congé de sa mère en
songeant que le temps passait bien trop vite.
- 278 -
— L’accès aux écuries est de ce côté. J’ai réussi à
obtenir un plan compléta l’adjudant, comme s’il avait
décrypté les hiéroglyphes de la pierre de rosette67.
— Félicitations ! Vous êtes de la graine des
Champollion68, le chambra le commissaire.
— Par-là, c’est l’ancienne remise à fourrage qui a
été transformée en bureau, par ici un garage et dans ce
coin la vielle forge qui a été modifiée pour être allouée…
Je ne sais pas à quoi, avoua-t-il en consultant son plan.
En tout cas les murs semblent plus épais que ceux des
pyramides, conclut-il, jetant un regard noir au commis-
saire.
— On commence par quoi ? demanda Tic-Tic
avec impatience.
— Les écuries, indiqua Lapellerine, c’est là-bas
qu’on a aperçu les montagnes de cartons.
C’est en utilisant le trousseau de clefs trouvé sur
le Poulpe, que le serrurier-droguiste de Cambo ouvrit
toutes les portes des anciens boxes pour chevaux.
A l’intérieur de chaque compartiment, des di-
zaines de cartons aux marques bien connues
- 288 -
— Un coup de chalumeau ? suggéra l’inspecteur
Pavier.
— Ce truc-là est ignifugé, si nous ne trouvons pas
les clefs, il faudra faire appel à un perceur de coffre of-
ficiel.
— Je ne sais pas ce qu’il y a là-dedans, intervint
Yaouen Plougourn, mais sûrement pas du Kouign-
Amann.
— Pour avoir installé un blockhaus de ce genre, je
pense, en effet, qu’il y a autre chose que des ortolans à
l’intérieur, renchérit Christobald Colon, s’adressant à
l’élève officier.
— Ni des homards bleus de l’ile de Sein.
— Ni de l’Ossau-Iraty vieillit huit mois en mon-
tagne.
— Ni le cidre millésimé de…
— Stop ! Les arrêta le commissaire, même si j’en
ai l’eau à la bouche, je crois qu’on a tous compris vos
métaphores chauvino-gastronomiques… Revenons à
nos brebis, acheva Peyo par un clin d’œil a Tic-Tic.
— Tenez, reprenez le trousseau que nous avons
trouvé sur le cadavre, fit le grêlé, tendant au serrurier
un porte-clés en forme de dentier miniature.
— Rien à voir ! s’offusqua immédiatement
l’artisan, ce que vous me montrez ce sont des clefs de
porte d’entrée et des clefs de voitures. Il va falloir atta-
quer la bête à coup de disqueuse à diamant.
— A ce propos, a-t-on trouvé la voiture de Mr
Poulpier ? demanda le commissaire.
— Pas dans les environs proches, grommela
l’adjudant. Il reste encore le garage à explorer ajouta le
képi, le doigt pointé sur son plan, désignant un espace
immense anciennement dédié aux attelages. Quelques
tours de clefs plus tard, les doubles portes du garage
s’ouvrirent en grand, dégageant sur une sorte de
grange. A peine le seuil franchi, un éclairage automa-
tique éclaira d’une lumière vive une dizaine de voitures.
Garée à la va vite, une R25 Bacarra bi turbo semblait
avoir été utilisée récemment. Derrière elle deux
Porsches, une De Loréan et deux Mercedes côtoyaient
une Aston-Martin et une Ds taxi des années soixante.
- 290 -
— Eh bien ! Il s’emmerdait pas le Poulpe fit le
commissaire, sifflant d’admiration devant le parc de
véhicules.
— J’ai la clef ! jubila l’inspecteur Pavier, ouvrant
à distance la berline française.
— Fouillez-moi ça ! ordonna l’adjudant à un de
ses hommes.
— Un vrai salon ambulant et d’une fiabilité in-
croyable cette bagnole, commenta Yaouen Plougourn.
J’ai un oncle, un commercial de haut vol, qui vendait
des glaçons à fonte lente dans les émirats. Il a fait plus
de cinq cent mille km avec ce même modèle et il dor-
mait dedans.
Hélas, la fouille du véhicule de la régie ne permit
pas de découvrir quoi que ce soit d’utile à l’enquête.
— Bon ! Ce coup-ci on remballe proposa le com-
missaire. Venez tous ici qu’on fasse le point avant que je
redescende sur Bayonne. Vous Adjudant, vous me met-
tez en lieu sûr les liquidités trouvées dans le coffre, puis
des scellées sur toutes les portes. Je vous laisse voir la
suite avec vos collègues douaniers. Par contre, vous
laissez une petite équipe à poste au cas où des fouineurs
voudraient mettre leur nez où il ne faut pas. Pépé et
Yaouen, vous me passez au crible l’état civil du Poulpe.
Ensuite, vous enquêtez discrètement sur la bande de
furieux d’hier soir, en particulier le dingo de la quiche
et vous en profiterez pour voir avec lui qui étaient les
hôtes qui dormaient au monastère. N’oubliez pas éga-
lement de me dénicher un type capable d’ouvrir la
chambre forte aussi vite qu’une boite de sardines. Moi
je file au village, discutailler avec la mère Pochard. On
se retrouve demain au commissariat.
- 296 -
— Vous allez voir, il va vous foutre dehors à
grands coups de taloche dans le fion !
Le farineux émergea de son fournil vêtu d’un
short de sport, l’air étonné.
— Qu’est-ce qu’il y a ma « Georgeounette » ?
— Monsieur insinue des choses pas très honnêtes
sur mon compte.
— Et ?
— Fous le dehors ! postillonna-t-elle avec ce qui
lui restait de salive.
Comme un peuplier oscillant de droite à gauche
lors d’une tornade, Georgette Pochard menaçait de
s’écrouler à chaque instant.
— Commissaire Fleurdesel, s’annonça le policier
au boulanger pour éviter tout quiproquo.
— Excusez-la, elle a fait la fête hier soir avec des
amis. Elle adore le football ! Il faut bien qu’elle se dé-
foule de temps à autre. Moi, ma passion, c’est le point
de croix. D’ailleurs, il faut que j’y aille, j’ai un match cet
après-midi.
— Un match de point de croix ? Je ne connaissais
pas.
— Trois entrainements par semaine dans la mer-
cerie de la vieille Gisèle, plus la musculation des doigts
grâce au pétrissage de la pâte à croissants. Je suis passé
semi-pro à l’âge de 21 ans. En individuel, j’ai terminé
« aiguille d’or » du département l’année dernière.
— Parce que vous jouez également en équipe ?
— Oui, je fais partie du Biarritz Olympique. On
joue contre le stade Français… Si on gagne, on termine
champion de France et puis après, c’est le championnat
d’Europe avec le « canevas de platine » au bout, et la
reconnaissance internationale. Je suis prêt à leur
mettre une pâtée aux parisiens.
— Epoustouflant ! admit le commissaire stupé-
fait. Bon match alors ! l’encouragea Peyo, regardant
l’athlète partir avec son sac de sport en bandoulière.
La mère Pochard s’était rassise sur sa chaise
comme on tombe dans un gouffre.
— Le Glaireux, c’est quoi son vrai nom ? reprit le
Maestro.
- 298 -
— J’en sais rien, gargouilla-t-elle, entre un renvoi
œsophagien et une déformation mécanique de la joue.
Faudrait demander ça aux vieux du village.
Comme par miracle, comme si Bacchus 73 l’avait
entendue, une ancienne du village fit carillonner la
porte du petit commerce.
— Egun on74 ! lança l’ancêtre, entrant dans la
boulangerie d’un pas leste.
— Mam’ Tuco ! beugla la boulangère en levant
péniblement la main.
— Oh ! Ma bella, vous avez encore fait la fête,
vous, poursuivit-t-elle, frisant les narines, en observant
l’état vestimentaire de la commerçante. Je voudrais une
baguette pas trop cuite s’il vous plaît.
— Pas comme votre boulangère alors, ricana
Peyo.
— Allez-vous servir Maria-Bénédicto, c’est gra-
tuit. C’est ma tournée aujourd’hui ! lâcha l’alcoolique.
Le monsieur à côté de moi voudrait connaitre le nom de
famille du Glaireux.
- 302 -
— Aidez-moi à le retourner sur le ventre ordonna
le légiste.
Avec une certaine répugnance Fleurdesel obtem-
péra quasiment en apnée.
— Je ne l’ai pas entièrement terminé, annonça le
docteur, mais je voulais vous montrer quelque chose
d’incroyable.
En fouillant dans la poche de sa blouse qui laissa
s’échapper une dizaine de barquettes vides de mini
boudin à l’ail, le docteur sortit une loupe qu’il tendit au
policier.
— Approchez-vous ! ordonna le légiste, braquant
sa loupe sur l’arrière du crâne du Poulpe… Plus près
insista-t-il.
C’est avec dégoût qu’il approcha son visage de ce-
lui du docteur Bouldesuif qui, malgré le froid, suait de
l’ail à grosses gouttes.
— Vous voyez ? Là, au fond de la fracture ? mon-
tra-t-il, braquant une petite lampe dans l’anfractuosité.
Entre les morceaux d’os et les débris cervicaux,
brillait une sorte de petit caillou aux éclats verdâtres.
— C’est quoi ? lui demanda le commissaire au
bord de la nausée.
— Une émeraude commissaire, une émeraude.
- 304 -
Dernières volontés.
23 juin 1986
- 308 -
— Alors, tu connais pas la nouvelle ? Le boss !
Lança le gros Gus angoissé, il a passé l’arme à gauche.
Maurice Papadhopoulos, « Momo belle gueule »
pour les initiés, resta bouche bée devant la nouvelle
pour le moins dramatique qui les laissait, pour certains,
orphelins de père pour la seconde fois de leur existence.
Outre son statut de gigolo dans les thés dansants, la se-
conde activité de Mo était de réaliser avec Gus et
quelques autres pointures du même acabit de coupables
forfaits au sein d’une bande de malfaiteurs spécialisés
dans la contrebande et le trafic d’œuvres d’art. Bande à
la tête de laquelle régnait le boss, Monsieur Marcelin,
coupable présumé d’un voyage précipité dans l’au-delà.
— T’en es sûr Gus ? insista le gigolo, essuyant
d’un geste vif une larme naissante au coin de son œil
droit où pouvait se lire une intelligence bovine digne
d’un premier prix de concours agricole.
— Certain ! affirma l’ex musicien, sa narine
gauche reniflant une goutte de tristesse.
— J’en chialerais presque si j’étais pas si con,
poursuivit Mo, ses méninges tentant de se remémorer
la dernière occasion où le flot lacrymal lui avait inondé
le visage. Et c’est arrivé comment ? Et quand ? ques-
tionna-t-il , incrédule.
— Sais pas encore… y paraît qu’on l’a retrouvé
dans le pigeonnier aussi froid qu’un iceberg.
— Mort naturelle ou alors quelqu’un l’a aidé ?
— Sais pas !
— Tu sais rien finalement ! conclut Mo, aussi dé-
çu que s’il avait perdu le premier prix en tant que sosie
d’Alain Delon.
— On le saura bien assez tôt. J’ai reçu un coup de
bigo de Nicéphore Mulot. On est convoqué à 14H00
chez « Maître Saragosse ». C’est lui qui s’occupe de la
succession du boss.
— Qui ça ? On ?
— Toi, moi, Zaz, Nic et Mulot.
— Toute la bande quoi ! constata Maurice désa-
busé, avant de raccrocher son combiné, songeant que la
disparition du Poulpe allait sûrement provoquer des
remous dans l’univers clos des malfrats de la région.
- 310 -
A l’heure dite, la troupe au complet se retrouva
64 rue des vidangeurs à Bayonne devant l’immense
porte vert foncé d’un hôtel particulier, résidence et of-
fice notarial de « Maître Saragosse ».
— Y’en a pour du pognon ici, remarqua Momo,
l’œil gourmand, contemplant l’immeuble aussi cossu
que celui de l’ambassade des États-Unis.
— T’énerve pas là-dessus, le coupa tout de suite
Gus, j’ai pris mes renseignements sur le scribouillard et
y vaut mieux pas y toucher. Il paraît que, quand un de
nos « collègues » a besoin d’un notaire, c’est toujours
à Saragosse qu’il s’adresse. Il est aussi protégé que la
Joconde. On n’essaye même pas de lui piquer un cen-
drier, pigé Momo ?
— Tu me prends pour un décérébré ou quoi ? Pas
besoin de me répéter deux fois la même chose, râla
l’intéressé, crachant un conglomérat verdâtre sur le sol.
— Tiens, voilà Nic et Zazie, gloussa Gustave, l’œil
attiré par un coupé sport rouge faisant crisser ses pneus
au coin de la rue.
Le véhicule bondit sur le trottoir, klaxonnant
bruyamment pour se garer, manquant d’écrabouiller un
vieux couple de nonagénaires promenant paisiblement
un caniche grisâtre aux poils poussiéreux. L’animal, le
cœur usé par des années de nourriture grasse, succom-
ba instantanément de peur devant l’apparition toni-
truante. Le vieux couple, quant à lui, encore tremblant,
réussit à s’adosser au mur décrépi, évitant de justesse la
voiture de Nicky qui en sortit hilare, s’adressant à Gus-
tave.
— T’as vu l’as du guidon ? Maîtrise totale du vé-
hicule, perception innée des distances et capacité à an-
ticiper. Depuis tout jeune, j’ai des réflexes de super hé-
ros. Si j’avais pas eu une réaction de dernière minute,
j’écrasais les deux vieillards et leur cabot.
« Zazie-Sonar », un tic nerveux lui déplaçant la-
téralement la mâchoire, tapota sur l’épaule du pilote lui
désignant l’animal d’un doigt accusateur.
— T’as fait crever le clebs ! Nic.
— Un pollueur de trottoir en moins, ricana le
Fangio des trottoirs en reniflant bruyamment. Ces bes-
tiaux-là, c’est bien simple, je peux plus les voir en pein-
ture.
- 312 -
— Je te signale que les proprios n’envisagent pas
la situation de la même façon que toi, lui souffla Gus à
l ‘oreille, lui désignant par un geste du pouce le couple,
apparemment abattu par l’envol prématuré de leur
compagnon vers le purgatoire canin.
Changeant de comportement aussi rapidement qu’un caméléon
gobe un hémiptère, le coupable s’approcha de la vieille femme qui
leva un bras sur son visage en geste de protection.
— Eh ! Tout doux Mamie. Je vais pas t’en claquer
une, expliqua Nic, levant ses deux mains bien haut pour
montrer ses intentions pacifiques. S’cusez moi plutôt, je
m'en vais vous dédommager, rajouta-t-il, sortant
comme par magie une grosse liasse de billets de la
poche de sa veste en croco du Nil.
— Mon Loulou ! Mon Loulou ! Mon pauvre Lou-
lou, ne cessait de pleurnicher la vieille dame, le regard
figé sur le cadavre du chien pendant encore mollement
au bout de sa laisse en cuir.
— Combien ça vaut un frisé comme ça, demanda
le pilote, se tournant vers Gus qui haussa les épaules en
riant.
— Sais pas ? Deux balles… Non j’en sais rien, tu
me demandes ça, à moi ! Pose plutôt la question à la
propriétaire, tu seras fixé.
— Madame, Madame ! Je vous dois combien pour
votre Loulou ? demanda-t-il d’une voix qui se voulait
posée et avenante.
— Je vous interdis de l’appeler Loulou, hurla la
nonagénaire ulcérée, à deux doigts d’éjecter son dentier
dernier cri qui n’aurait pas dépareillé dans la collection
du Poulpe.
— Calme toi Sidonie, l’apaisa son mari avec dou-
ceur, ton Loulou nous a quitté pour le paradis des
chiens, c’était son heure, on n’ y peut rien.
— Ferme là Augustin ! lui postillonna-t-elle au vi-
sage, remettant en place d’une main experte son appa-
reil dentaire qui s’était effectivement décalé de sa mâ-
choire tremblante. De toute façon, tu l’as jamais aimé
Loulou. Alors forcément, tu n’en as rien à faire de mon
pauvre petit…
— Tu exagères ma Sidonie, ce n’est pas parce que
j’ai une préférence pour Patapouf que…
- 314 -
— Ah, enfin tu l’avoues ! Je l’ai toujours su !
s’écria la vieille femme aigrie, reportant sa fureur sur
son mari. Et je suis certaine que tu as dressé ton sale
chat à attaquer mon pauvre Loulou, ajouta-t-elle en fai-
sant un signe de croix, se rappelant par ce geste le décès
prématuré du quadrupède gris sale.
Légèrement agacé par des propos aussi injustes,
Augustin se révolta calmement lançant une pique qui
envenima le débat.
— Premièrement, on ne peut pas dresser un chat
à l’attaque, ma Sidonie, et deuxièmement si tu n’avais
pas engraissé ce pauvre chien à base de jambon, de pâté
de campagne, d’andouillette et de tranches de foie de
veau, son cœur aurait sûrement été plus résistant.
— Quoi ? s’égosilla l’acariâtre, tu m’accuses
d’avoir… Ignoble individu, déchet humain, tu ne vaux
pas mieux que ton horrible chat.
Le bruit de la dispute commençant à attirer les
regards, Nic tenta d’intervenir une nouvelle fois.
— C’est pourtant vrai qu’il était obèse votre…
chien, se reprit-il, pensant au sermon précédent.
Changeant de cible la vieille femme aboya tel un
roquet.
— Vous, taisez-vous ! Assassin ! Tueur de chiens !
Bourreau d’animaux ! Chauffard ! Pilote sans permis !
Bien que réelle, cette dernière remarque fit ex-
ploser les bonnes résolutions de Nicodème qui, d’un
bond rapide et précis, tel un félin dans la savane, se jeta
sur la gorge de Sidonie, commençant à lui broyer la tra-
chée. Sans l’intervention de Gus, la nonagénaire aurait
succombé à l’étranglement puissant du chauffard.
— Holà ! Du calme mon Nicky, l’arrêta Gus, arra-
chant d’une poigne puissante les mains de son ami vis-
sées autour du cou d’autruche de la vieille, qui suffo-
quait par à-coup.
le gros Gus tenta de plaider en faveur de son ami,
tandis que Nicky, les oreilles rouges comme des pi-
voines, passait sa rage, frappant du pied les pneuma-
tiques de sa décapotable.
— Excusez le, M’dame, il s’énerve un peu, par-
fois…
- 316 -
Il enfourna une somme rondelette dans la poche
du pardessus du vieux mari, tandis que la femme tous-
sait en se massant la gorge sur laquelle on apercevait
encore les empreintes rougeâtres des pouces de son
agresseur. Gustave ajouta d’un air faussement affecté,
en guise de conclusion : « Un de perdu, dix de retrouvés
». Entrainant son épouse par le bras gauche ainsi que
le cadavre inerte du chien qui, accroché à la laisse glis-
sait derrière eux, le vieil homme chuchota d’un air ravi
à l’oreille de sa femme.
— Tu vois ma Sido, tout s’est arrangé finale-
ment…
Le regard noir que lui lança sa chérie lui fit com-
prendre d’arrêter là toute autre remarque. La matinée
avait finalement été assez bonne : le gros sac à puces ne
grognerait plus de jalousie quand il voudrait s’asseoir
dans son propre canapé et l’homme à la voiture rouge
avait réalisé ce que lui, pauvre Augustin, rêvait de faire
depuis des années : étrangler à pleines mains l’acariâtre
Sidonie.
Observant le couple s’éloigner au coin de la rue,
Gustave prit à part son ami Nicky.
— T’as oublié de prendre ton Témesta avant de
sortir de chez les dingos ?
Puis, d’une voix forte et rageuse, pointant son in-
dex sur sa tempe.
— T’es pas malade ? Ça va plus non ? Agresser
une vieille femme en pleine rue, aux yeux de tous ! Tu
aurais pu nous faire embarquer par les bleus.
— Y’a pas mort d’homme, Gus, s’excusa
l’étrangleur, tu sais bien que je m’emporte par-
fois quand il s’agit d’animaux. Surtout les caniches, les
oiseaux et les éléphants, spécifia-t-il comme pour bor-
ner les limites incompressibles de ses antipathies ani-
males.
Un peu, parfois étaient des euphémismes que
son caractère soupe au lait rendaient amusant. En effet
« Nicky la main blanche » était connu pour garder son
sang-froid aussi longtemps que met un sucre à fondre
dans un café bouillant. Son profil psychologique était
plus proche de celui du psychopathe que de l’assistante
sociale et seul son ami Gus était capable de calmer la
« bête » quand elle se réveillait. Son lourd passé
- 318 -
d’enfant de la balle et les drames qui avaient jalonné
son enfance faisait de Nicodème Trouyard une vraie
bombe à retardement. Heureusement, jusqu’à au-
jourd’hui le pire avait été évité car aucun clown n’avait
plus jamais croisé sa route.
— Bon, les gars, trèfle de plaisanterie, faut y aller,
on va être en retard si ça continue, fit remarquer Zéra-
phine en roulant de l’œil gauche comme si elle ne par-
venait plus à le maîtriser.
— Trève… ma vieille, c’est trêve qu’on dit, rectifia
Maurice fièrement.
— Trèfle, trêve, pour moi c’est kif kif bourricot si
tu vois ce que je veux dire et après tout tu m’avais com-
pris ! Pas vrai Momo ? répliqua-t-elle, se grattant ner-
veusement le cuir chevelu comme si sa vie en dépen-
dait.
- 326 -
Un toussotement discret suivi de l’apparition de
« Maître Saragosse », leur jetant un regard plein de re-
proches muets mais néanmoins perceptibles, (même au
plus abruti des prétendants au titre de « Mister muscle,
Paris-intra-muros »), mit un terme à l’altercation ver-
bale. Sanglé dans un costume noir-corbeau-mort, taillé
apparemment sur mesure, il imposait naturellement le
respect. Sans un mot, il invita les quatre compères à
s’asseoir autour de son immense bureau style Napo-
léon. Nicéphore Mulot qui était déjà là, se leva dès leur
arrivée.
— Bonjour les gars, bonjour Zéraphine avança-t-
il en tendant une main de bienvenue à laquelle per-
sonne ne répondit.
— Pourquoi t’es déjà là ? s’étonna Nicky sèche-
ment.
Maître Saragosse ouvrant un dossier volumineux
s’empara de fines lunettes rondes, qu’il posa avec auto-
rité sur son long nez aquilin et prit la parole, devançant
la réponse du comptable.
— Bonjour messieurs, madame, commença-t-il
d’une voix aiguë cherchant à se poser. Il me faudrait
tout d’abord la preuve de vos identités. Mr Gustave
Percheron ?
L’immense Gus tendit une carte d’identité vieil-
lissante, la laissant entrevoir à Zazie qui s’esclaffa à voix
haute.
— Waouh ! La tronche de comique ! On te recon-
naît à peine ! Hyper maigrichon ! Et les tifs ? On dirait
ma tante Sylvie cul de poule ! T’avais quel âge mon
pauvre Gustave ? Tu ressembles à une espèce de hippie,
genre…
Un grand coup de pompe du détenteur de la carte
mis un terme rapide aux moqueries de « Zazie-Sonar »
qui sentit sur elle le regard glacial du notaire, impa-
tient.
— Mr Nicodème Trouyard ? continua le notaire
imperturbable.
— Nicodème Trouyard ? repartit de plus belle la
jeune femme, ne pouvant s’empêcher d’éclater de rire.
Ton blaze c’est Nicodème Trouyard ? continua-t-elle, se
tapant sur les cuisses, des larmes faisant couler son
mascara. Le gros dur ne s’appelle pas Nicky, mais Nico-
- 328 -
dème ! Et Trouyard en plus ! Ça fait pas très vendeur
pour une pointure comme toi.
Croisant le regard de Nicky aussi acéré que la
lame de son cran d’arrêt toujours prête à entailler la
chair humaine, elle s’obligea aussitôt à cesser de rire,
s’essuyant les dernières larmes perlant au coin de ses
deux yeux encore humides. Le notaire poursuivit im-
perturbablement.
— Mlle Zéraphine Hernandes dos Fatima ?
— C’est bibi ! lança-t-elle le pouce pointé vers sa
poitrine généreuse en bombant fièrement le torse à
l’énoncé de son patronyme. Ça, au moins, ça en jette
comme blaze, ajouta-t-elle, défiant à nouveau Nicky.
— Vous avez un justificatif d’identité ?
— Carte de rhésus sanguin, ça vous va ? plaisanta
l’interpellée, la mâchoire tordue par un mouvement in-
contrôlé.
Devant l’air impénétrable du notaire dont les
mains jointes sur son sous-main en cuir fauve atten-
daient patiemment le document demandé, « Zazie-
Sonar » tendit une carte d’identité flambant neuve.
— Maurice Papadhopoulos, je suppose que c’est
vous, continua l’homme en noir en s’adressant à Mo.
— Touché pleine bogue, commenta Maurice, y’a
pas à dire, dans le notarial vous êtes des têtes. Z’avez
fait des études pour ça, ou c’est votre paternel qui vous
a filé la boite ?
— Bien ! poursuivit le notaire, sans prêter atten-
tion aux questions du moustachu, maintenant que j’ai
vérifié vos identités, nous allons pouvoir continuer.
— Et au Mulot, vous-lui demandez rien ?
Môssieur a des privilèges ?
— Je connais Mr Mulot depuis quelques temps,
pas besoin de justificatif.
Puis, reprenant son souffle en gonflant sa poi-
trine comme s’il tentait le record du monde d’apnée en
profondeur, il se saisit de ses lorgnons, les essuya avec
un mouchoir immaculé et regarda ses interlocuteurs
d’un air attentif.
— Messieurs, je vous ai convoqués suite au décès
brutal de Mr Marcelin-Ignace Poulpier, né le 25 dé-
cembre 1920, 11 avenue Dubonnet 64250 Espelette.
- 330 -
— Comme le petit Jésus sur la croix ! certifia Zaz,
contractant involontairement les mâchoires.
— Certes, commenta le notaire. Il y a quelques
semaines, mon client m’avait confié une lettre à
n’ouvrir qu’après son décès et uniquement en cas de
mort violente. Ce pli cacheté devant être ouvert impéra-
tivement en votre présence. Comme c’est hélas le cas, je
vais donc…
— Une pointure le Poulpe ! le coupa inutilement
Zéraphine dont le visage grimaçant reflétait une impa-
tience incontrôlable.
— Certes, confirma à nouveau le notaire… Pour le
moins prévoyant en tout cas ! Je vais donc procéder à
l’ouverture de la missive testamentaire.
— T’as vu comment qui cause bien ! fit remarquer
Momo, s’adressant à Gus le regard braqué sur Maître
Saragosse.
— « Bayonne 01 Mai 1986. Moi Marcelin Poul-
pier » commença le notaire en fronçant les sourcils.
— Pile poil le même jour que la fête des fonction-
naires ! s’empressa a nouveau Zazie interloquée par la
similitude de date.
— Mlle Hernandes…
— Moi ! lança l’interpellée, le doigt levé bien
haut.
— Je souhaiterais, si cela ne vous importune pas
outre mesure, pouvoir poursuivre sans interruptions
intempestives et inopportunes de votre fait, la lecture
in extenso de la lettre rédigée par le défunt susnommé.
Nous ne sommes pas dans un film comique, la fustigea
le notaire excédé.
La jeune femme, le regard inexpressif se tourna
vers Gustave.
— Tu peux me traduire ? demanda l’empêcheuse
de lire en rond, dont l’état de nervosité faisait trembler
ses genoux par saccades comme un marteau-piqueur.
— Que tu fermes ta boîte à conneries cinq mi-
nutes, exigea Nicky, à la place de Gustave. Continuez
Monsieur Sargasses.
— Saragosse, monsieur Trouyard, mais merci de
votre intervention. Je continue donc : « Mes amis, si
maître Saragosse vous lit cette lettre, c’est que j’aurais
passé l’arme à gauche d’une manière un peu plus ra-
- 332 -
pide que prévue et c’est la raison de votre présence au-
jourd’hui.Vous savez tous que notre collaboration a été
très fructueuse, en partie grâce à votre implication
dans nos affaires. J’ai donc jugé normal, n’ayant au-
cune famille, de vous inscrire tous les cinq comme héri-
tiers exclusifs. Biens immobiliers dont le restaurant
« Aux trois gorets », ma brocante et mon pied à terre
de Biarritz, placements boursiers, chevaux de course,
bijoux, voitures, ainsi que les divers revenus dont vous
connaissez l’origine, vous seront distribués à part
égale, à une seule condition… ».
Maître Saragosse se racla énergiquement la
gorge, sortit un mouchoir immaculé de sa poche, puis
déchaussant ses lunettes, il en essuya les verres avec
lenteur, regardant tour à tour chacun de ses clients
avant de poursuivre.
« ...à une seule condition : retrouver mon ou mes
assassins et mettre fin à leurs jours en leur faisant su-
bir le même traitement. Au cas où ce petit service ne
serait pas réalisé à la date anniversaire de ma dispari-
tion, l’ensemble de ma fortune reviendrait à une tierce
personne que je tiens en très haute estime et dont
Maître Saragosse est le seul à posséder le nom sous
une enveloppe cachetée… ».
— Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ? cla-
qua Mo, tapant du poing sur le plateau du bureau. C’est
qui ce type qui veut nous dépouiller ? Manquerait plus
que ça ! Après tout le mal qu’on s’est donné à épauler
M’sieur Marceau, ça me ferait mal au ventre de filer
tout son blé au premier quidam venu.
— Ceci n’est pas encore chose faite, Monsieur Pa-
padhopoulos, vous avez un an pour vous plier aux exi-
gences testamentaires du défunt.
— Et qui c’est le gagnant du gros lot, si par hasard
on échoue ? demanda Nicky, un rictus cruel au bord des
lèvres.
— Vous comprendrez bien que cette information
est confidentielle et qu’en tout état de cause, même si je
la connaissais, je ne pourrais la communiquer à per-
sonne. C’est uniquement à la date anniversaire du décès
de Mr Marcelin que j’ouvrirai l’enveloppe afin de dé-
couvrir, comme vous, le patronyme de l'héritier de la
fortune Poulpier.
- 334 -
— Et elle se monte à combien la tirelire ? miaula
Gustave, salivant par avance.
— Je suis désolé, mais là encore cette information
doit rester confidentielle jusqu’à réalisation de la de-
mande testamentaire.
— Pour faire simple, y a que le jour où on aura
vengé Marceau le Poulpe qu’on saura combien on palpe
et qui était en second sur la liste pour toucher le pac-
tole, résuma Maurice, lissant nerveusement sa mous-
tache en forme de guidon de vélo.
— C’est à peu près ça... Puis-je poursuivre la lec-
ture du testament si vous n’avez pas d’autres ques-
tions ?
Cinq têtes plus ou moins vides dodelinèrent si-
lencieusement en même temps, permettant à Maître
Saragosse de reprendre sa lecture là où il avait été in-
terrompu.
— « Pour vous aider dans vos recherches, vous
pourrez vous adjoindre l’aide du commissaire Peyo
Fleurdesel que je rétribue régulièrement, et sur lequel
je possède un dossier que Maître Saragosse vous
communiquera en temps utile. L’urgence est de vider le
coffre de mon bureau de Sainte-Croix qui contient
quelques économies, mais surtout de récupérer au plus
vite la marchandise et les documents à l’abri dans la
chambre-forte. Les deux codes sont identiques, il vous
suffira de relever le numéro tatoué sur mon corps pour
y avoir accès. Quant aux deux clefs permettant
d’ouvrir la chambre forte, l’une est détenue par mon
comptable Mr Mulot… »
Quatre paires d’yeux, façon Dracula en hypogly-
cémie se braquèrent avec insistance vers le comptable.
— T’as une clef du coffre ? s’étonna Gus, se frot-
tant les mains nerveusement.
Nicéphore Mulot se dandina d’une fesse sur
l’autre comme s’il avait une crise subite d’hémorroïdes
avant de répondre.
— Sans vouloir vous offenser, Mr Marcelin
m’avait confié cette clef, non pas parce qu’il me faisait
plus confiance qu’à vous quatre, mais parce que nos
relations de comptable à patron étaient plus régulières
et fréquentes… Soyez rassurés ! On ne peut rien faire
- 336 -
avec une seule clef, acheva-t-il, sentant un Niagara de
sueur lui parcourir le corps.
— Et où elle est cette clef ? insista Nicky, serrant
les dents à s’en faire péter l’émail.
— Ici ! indiqua en une microseconde le comptable
qui posa avec ostentation un porte-clefs sur le bureau.
— Puis-je continuer ? demanda le notaire avant
de reprendre la lecture : « L’autre est dissimulée parmi
ma collection de boites à camembert dans le bureau de
Sainte-Croix. Enfin, dans mon magasin de brocante
dont Mr Mulot a également les clefs, vous y trouverez,
cachée dans le sarcophage du faucon de « Touhtmesfé-
lis » une somme suffisante à vos premiers frais… ».
— Dis donc ! T’es le chouchou du boss, constata
Zéraphine qui croisa les bras sur sa poitrine opulente.
— C’est pas normal tout ça ! rebondit Mo en ap-
puyant violemment son index sur l’épaule de son comp-
table de voisin.
— Laissez-moi terminer par pitié ! les supplia
Maître Saragosse, accélérant son débit de paroles, le
faisant ressembler au célèbre bonimenteur Joris Duc,
capable de cracher dix syllabes par seconde : « Avant
de vous quitter définitivement et afin que ma succes-
sion se déroule sans accroc, c’est à Gustave que je con-
fie le rôle de coordinateur du groupe. Même si vous
êtes associés à parts égales, je vous demande de res-
pecter ses décisions comme vous avez su respecter les
miennes. Adieu mes amis. »
Un silence pesant plana sur l’assistance et fut
soudainement perturbé par une flatulence involontaire
de Mo qui rougit jusqu’aux oreilles.
— T’as aucun respect pour rien, toi, le sermonna
Gus, dévisageant le coupable.
— Oh doucement mon gros ! J’y peux rien !
Toutes ces nouvelles m’ont détraqué les intestins. Et
c’est pas parce que tu viens de prendre du galon que tu
vas aussi contrôler mes sphincters répliqua le coupable
qui se caressa l’arête du nez fracturé en plusieurs en-
droits.
— Tu pourrais les contrôler toi-même, ça éviterait
ce genre de situation embarrassante, s’interposa Zazie,
dont les narines se plissaient convulsivement.
- 338 -
— Ça te gêne, toi ? interrogea l’épandeur le re-
gard braqué sur Nicodème.
Avant que celui-ci eu le temps de répondre, le no-
taire s’empressa de mettre un terme à cette discussion
médicale.
— Messieurs, madame, ces interrogations sur ce
bruit émis lors de cet oubli sont totalement superflues
en ce lieu. Je vous suggère donc de remettre à plus tard
vos investigations sur ce phénomène intestinal qui
semble vous préoccuper au plus haut point.
— De toute façon, j’ fais ce que je veux, où que
j’veux, s’énerva l’inculpé, maudissant in petto79 sa fuite
involontaire.
— Messieurs, madame, insista le notaire en se le-
vant pour mettre un terme à l’entretien, je pense avoir
été clair et vous avoir retranscrit intégralement les der-
nières volontés de mon client. Nous nous reverrons
lorsque vous aurez mis un nom sur le meurtrier de Mr
Poulpier.
- 342 -
En aparté
Chez Paulo la courante.
- 348 -
— Bon, reprit Gus, je vais tenter de faire le point :
primo, monsieur Marcelin, paix à son âme, nous quitte
prématurément. Deuzio, il nous quitte d’une manière
involontaire… probablement assassiné. Tertio, on doit
tous les cinq hériter de sa fortune, sous les conditions
que nous connaissons tous. Quat… qra...
— Quarto ? suggéra Zazie, qui, par sa remarque
fort juste pour une fois, s’attira un regard respectueux
de son ami Gus.
— Quarto, faut se magner la croupe pour trouver
le, ou les quidams, que l’on doit zigouiller.
— Tu sais Gus, fit remarquer Momo judicieuse-
ment, des types qui en voulaient au boss, y doit y en
avoir treize à la douzaine alors si tu veux mon avis…
— Non pas pour l’instant Maurice ! le coupa sè-
chement le gros homme. La première chose à faire est
de prendre contact avec le commissaire Fleurdesel, lui
seul peut nous fournir des renseignements intéressants
sur le meurtre du boss.
— T’as raison Gus, appuya Nicky, on sait même
pas comment il est mort le patron.
Nicéphore Mulot qui, comme à l’habitude, se sen-
tait exclu du groupe et dont le mutisme le faisait res-
sembler à un anaconda en pleine digestion, prit la pa-
role en grignotant un gressin.
— Je sais que vous ne me considérez pas comme
l’un d’entre vous...
— Tu sais Nicéphore, l’interrompit Zazie le regard
ému, on choisit pas sa famille, on choisit pas ses amis,
on choisit pas non plus les trottoirs de Manille, de Pa-
ris ou d’Alger pour apprendre à marcher. Alors
l’amitié ça ne se décide pas…
— Je sais Zéraphine, comme il est vrai aussi que
je n’ai aucun talent qui pourrait vous être utile sur le
terrain. Je ne sais ni cogner, ni jouer du couteau, ni
fracturer un coffre et je ne suis pas beau gosse poursui-
vit-il, ses yeux détaillant le visage de Mo qui ressem-
blait plus au croquis d’un caricaturiste de Montmartre
qu’au portrait de la Joconde. Je voulais vous dire que,
malgré mon enthousiasme …
— En plus, nous, à part Zéraphine qui veut mon-
ter une maison de retraite pour call-girls en mémoire
- 350 -
de sa tante, on est des claque-tunes ! l’interrompit
Maurice. Toi, t’es plutôt du genre castor, et je ne parle
pas de tes chicots ! Je fais référence à toutes les mai-
sons que tu t’es achetées. On n’a pas les mêmes valeurs
comme dirait Bordeau-Chesnel80.
— Et oh ! Moi j’ai investi dans des bagnoles, recti-
fia Gus. Et pas n’importe lesquelles ! L’Aston-Martin du
dernier James-bond, je l’ai payée une fortune, et la DS
de mon vieux, un jour elle vaudra de l’or.
— Si elle est là-haut à Sainte-Croix tu vas pouvoir
lui dire adieu, fit remarquer Zéraphine, jonglant avec
des cacahuètes. Avec la mort du Poulpe, les flics vont
tout saisir.
Gustave devint subitement aussi vert que les
olives qui encombraient la bouche du comptable Mulot
dont la ressemblance évoquait celle d’un hamster anti-
cipant la grande famine de 1789.
— Bon ! Mulot, tu voulais dire quoi finalement ?
aboya Nicodème agacé.
- 354 -
Le patron les servit puis repartit à la vitesse d’un
TGV en direction des latrines.
— Faudra faire gaffe à nos rognons lança Nic, le
regard inquiet, toute cette histoire va faire des envieux !
C’est une fin de règne, la concurrence va s’entre-
déchirer pour reprendre les affaires du boss. Il faut ab-
solument mettre à l’abri toute la marchandise qui est
là-haut… Ça vaut des millions, précisa-t-il pensif, le re-
gard brillant.
— T’as pas tort, confirma Gustave soucieux. Ce
soir, c’est visite à la morgue et demain à la première
heure, on file à la brocante du Poulpe chercher l’oseille
planquée dans le sarcophage de touhtmesfélis , puis on
monte à Sainte-Croix.
— A cinq, on est invincible ! Un pour tous, tous
pour un ! gueula Zéraphine, en buvant d’un coup sec
son shot de Ricard.
- 358 -
— C’est le moins qu’on puisse dire… D’abord, on
nous liquide le boss et ensuite on essaye de nous trans-
former en particules élémentaires ! Quand je pense
qu’ils auraient pu toucher à mon Hildegarde.
— De qui qu’ tu causes ?
— De ma bagnole ! Ras du ciboulot ! Tu sais bien
qu’à chaque fois que je change de caisse, je lui donne un
nouveau prénom.
— J’avais pas remarqué fit le moustachu en se
grattant la tête, surpris par la révélation de son ami.
C’est un peu bizarre comme manie ! Non ?
— Quand tu changes de femme, tu te sers pas du
prénom de ton ex pour lui causer, pas vrai ? Alors moi,
pour mes bagnoles c’est pareil… j’veux pas les vexer.
— Mais elles causent pas tes charrettes !
— T’occupes Momo. Pour ma pomme, c’est
comme si ! Moi je fais dans le charnel, dans l’émotion,
avec mes rouleuses… Regarde Hildegarde, depuis que
j’l’ai, pas une seule plainte. Ça, c’est de l’allemande !
— Moi, je serais plutôt italienne si j’avais le choix,
confia Maurice, faisant grincer ses dents comme des
ongles sur un tableau noir.
— T’es malade mon pauvre ! L’italienne c’est pas
fiable pour un sou. Vas pas t’engager dans une histoire
comme ça ! J’suis d’accord que sous le capot c’est de
vraies tigresses qui démarrent au quart de tour. Mais
après, t’as plus rien de bon ! Ça gémit au moindre pro-
blème et question consommation, ton budget explose !
Fais-moi confiance, je sais de quoi je parle, pendant six
mois je me suis baladé avec Gina.
— Et t’y trouves quoi à l’allemande ?
— Ah ! … Rien à voir, ma tronche, commenta
Nicky en spécialiste. L'allemande est confortable,
touche-z-y un peu le cuir, tâte-lui le pommeau, renifle-
moi ce parfum et mate un peu son look ! Peut-être plus
lente à chauffer mais, une fois lancée, t’en as pour ton
pognon. Quand tu l’as bien en main t’en fais ce que tu
veux. Regarde Hildegarde par exemple ! J’lui caresse à
peine la pédale qu’elle vibre de plaisir… Écoute-la ron-
ronner. Ah ! J’allais oublier un détail, question endu-
rance rien à voir avec la méditerranéenne, au moins tu
sais qu’avec elle c’est pour un bail.
— Et question puissance, ça donne quoi ?
- 360 -
— Pas de problème, je vais te montrer. Serre les
fesses et cramponne-toi. C’est parti pour une démons-
tration façon Ayrton Senna82.
La Porsche se cabra soudainement comme un
cheval sauvage et bondit en rugissant dans le boulevard
désert à cette heure de la journée. Nicky, pied au plan-
cher atteignit rapidement les 100Km/heure.
— 0 à 100 en moins de cinq secondes, c’est t’y pas
beau ça ?
— Pour sûr, répliqua Mo, le corps collé par
l’accélération au siège de la voiture.
— Et t’as encore rien vu ! regarde le compteur.
Hildegarde fit crisser ses pneus taille basse, pre-
nant à pleine vitesse une grande courbe à droite sur le
boulevard des trépassés.
— Lorgne z’y le compteur : 235 ! Ça cogne pas
vrai ! s’exclama Nicky, l’œil rivé sur le tableau de bord.
— J’me sens pas bien, ralentis pour l’amour de
dieu…
— J’t’ai déjà dit c’que j’en pensais des bondieuse-
ries. Fais pas chier !
- 364 -
— Pour sûr, que je vais te laisser avant que tu im-
bibes mon baquet en cuir.
Donnant un grand coup de volant, accompagné
du frein à main, la voiture se cabra pour s’arrêter vio-
lemment en tête à queue contre le trottoir.
— Descend tout de suite de ma caisse, sac à pu-
rin ! Va te talquer l’arrière train ! La prochaine fois que
tu montes avec moi, prévois un paquet de couches
grandes tailles… Quand on a les foies à ce point-là on
travaille dans un Ehpad, pas dans un gang !
Claquant violemment la portière, Maurice eut le
temps de lui répondre en levant un poing menaçant.
— Je te préviens, si tu racontes quoi que ce soit
aux autres, je t’étripe sur le champ.
Nicky démarra rapidement en levant son majeur
vers le ciel en guise de réponse.
- 366 -
Rendez-vous avait été pris par la petite troupe à
23 heures, place des boucheries, à deux pas de la
morgue municipale dans laquelle reposait le pauvre Mr
Marcelin.
Assise sur un banc, vêtue d’un legging sombre,
d’un justaucorps noir et d’un brassard de deuil autour
du bras, « Zazie-Sonar » attendait ses amis sous la lu-
mière froide d’un lampadaire sentant l’urine de clo-
chard. Quelques instants plus tard, Maurice apparut au
bout de la place, jetant des regards méfiants autour de
lui comme s’il se sentait surveillé, puis s’assit sans un
mot à côté de sa comparse. Gustave montra le bout de
sa chemise XXXL multicolore avec deux minutes de
retard sur l’horaire prévu, chantonnant un air de Dick
Rivers
— Dis Zazie, commença-t-il avec un sourire mo-
queur, t’as vu comment y te zieute le Mulot ? On dirait
qu’il a de l’or dans les yeux tellement qu’ils brillent à
chaque fois qu’il te regarde, ce gars-là, il t’aime comme
un fou, comme un soldat, comme une star de cinéma.
— Tu déconnes Gus !
— Non je t’assure, tu lui fais de l’effet au comp-
table.
— J’suis pas trop branchée face de rat… Moi j’les
préfère plutôt genre Roger Moore, fit elle en clignant de
l’œil à Gustave, grand adepte de l’espion britannique
dont il admirait l’élégance.
Nicky arriva avec une bonne demi-heure de
retard.
— On avait dit onze heures pétantes, le répri-
manda Gus, tu pourrais au moins être à l’heure quand
on doit faire des choses importantes.
— S’cuse, mais j’ai dû désinfecter ma voiture,
cause d’un malpropre qui m’a refait le cuir de la
Porsche.
— T’as qu’à pas embarquer des inconnus bizar-
roïdes, fit remarquer Gus.
— C’est sûr, t’as fichtrement raison concéda
Nicky, lançant une œillade ironique à son ex-passager
qui rougit intensément.
- 368 -
La petite troupe se dirigea silencieusement en file
indienne vers la rue des martyrs, nom prédestiné, si-
tuée sur la façade arrière de l’institut médico-légal tant
convoité. Le bâtiment austère et froid dressait ses murs
gris sur toute la longueur de la petite rue aux im-
meubles décrépis. Le quartier, peu attractif, avait été
petit à petit abandonné par ses habitants, ce qui laissait
aux quatre malfrats une liberté d’action relativement
confortable. La plupart des appartements encore occu-
pés avaient leurs volets clos et seule une musique as-
sourdie en provenance d’un squat voisin donnait un
semblant de vie à ce quartier endormi. Se glissant dans
l’ombre protectrice de l’entrée, les quatre compères
parlèrent à voix basse.
— Vas-y Zéraphine, ouvre-nous ça, ordonna Gus
en désignant la porte à double battant, c’est toi la spé !
— Moi j’y donnerais un grand coup de latte et le
tour serait joué, fanfaronna Momo.
— Tout faux, « Momo belle gueule », reprit Zaz,
se grattant violemment la tête, regarde bien là-haut, les
fils qui dépassent. C’est une alarme silencieuse, mon
tout con ! Et ton grand coup de pompe aurait fait inter-
venir tous les poulagas du quartier. Laisse faire les pros
et fais-moi plutôt la courte échelle.
Atteignant rapidement les fils de l’alarme, elle la
mit hors d’usage puis farfouilla deux secondes dans la
serrure pour ouvrir la porte avec un sourire victorieux
aux lèvres.
— Emballé c'est pesé ! Et voilà le travail, annon-
ça-t-t-elle fièrement en éclairant le hall avec une mini
lampe qu’elle avait sortie comme par magie de sa poche
arrière.
Maurice regarda la jeune femme, d’un air cir-
conspect.
— C’est quoi ce brassard noir autour de ton bras ?
— Signe de deuil et de respect pour le boss, Mo,
sanglota-t-elle, se tordant la mâchoire à 45°, respect
pour le boss.
Écartant ses deux équipiers d’un geste autori-
taire, Gus entra le premier dans le bâtiment puis, après
un dédale de couloirs sentant le chloroforme, il pénétra
dans une pièce lugubre qui manifestement servait de
salle d’autopsie. En plein centre de la pièce, éclairée par
- 370 -
la lueur fantomatique de la lampe de Zazie, la table
d’opération en acier semblait inquiétante et dange-
reuse. Le mur ouest de la salle était entièrement occupé
par des dizaines de casiers muraux dans lesquels les
cadavres attendaient leur sort avec une patience dé-
sormais éternelle. Les ombres dansantes, provoquées
par le faisceau lumineux, rendaient l’atmosphère en-
core plus lugubre et angoissante. Sur un grand panneau
en aluminium vissé au mur, les outils tranchants ser-
vant à la dissection des corps brillaient doucement dans
la nuit, semblant prêts à mordre les chairs.
— Eh les gars ! J’aime pas trop cet endroit, se
confia Zéraphine, crispant les muscles de son cou.
— Rassure-toi ma poulette, les cadavres c’est pas
comme tes p’tits copains, ça bouge plus une fois que
c’est tout raide… Fais-moi confiance, railla Nicky, se
curant une dent creuse avec le bout de sa lame.
— Bon ! Y’a pas le choix, décida Gus lui-même
peu rassuré, faut ouvrir toutes les cases pour trouver le
boss.
— T’es… t’es bien sûr qu’il est là-dedans ?
s’inquiéta une nouvelle fois Zazie, un peu foireuse, sur-
sautant alors que Momo lui touchait l’épaule pour lui
répondre.
— Mais non, il est pas là le boss, il est parti han-
ter le rocher de la vierge. C’est son tour de garde au-
jourd’hui. Pauvre pomme va ! Où veux-tu qu’il soit Mr
Marcelin à c’t’heure ?
Nicky était déjà à pied d’œuvre, ouvrant le pre-
mier casier réfrigéré et découvrant le drap de lin dissi-
mulant un cadavre anonyme.
— Pas lui, commenta « la main blanche » d’une
voix monocorde comme s'il découvrait une pièce de
boucherie.
— T’es sûr ? s’angoissa à nouveau Zaz.
— Oui, ma Colombe, à moins que le boss ait une
paire de nibards qui lui soient poussé pendant la nuit !
Et puis, tu vas pas commencer à poser des questions
sans arrêt, sinon je te garantis que c’est toi qui vas te
coltiner tous les tiroirs, compris ?
— Je crois bien que notre amie Zéraphine est un
peu dérangée par le lieu, tenta de les apaiser Gus en
s’adressant au groupe. Soyons donc indulgents et con-
- 372 -
tinuons nos recherches tranquillement. Quand à toi Za-
zie, garde tes commentaires en réserve s’il te plaît.
La fouille se poursuivit sans autre incident,
jusqu’à ce que Nicky laisse échapper un tonitruant.
— C’est dingue ça !
— Chut ! Moins fort ! lui ordonna le gros Gus. En
gueulant comme ça t’es bien capable d’en réveiller un
ou deux.
— Pas celui-là en tout cas, répliqua l’intéressé.
Venez tous voir.
Dans le tiroir métallique, gisait épars les restes
découpés de ce qui avait été un corps humain.
— Vous reconnaissez ? questionna Nicky, le re-
gard fier.
— On dirait Jo, « Jo la ferraille », constata Gus,
les sourcils froncés, détaillant la tête du cadavre posée à
côté du tronc.
— Ouais, tout juste, le complimenta Nic.
— Je croyais qu’il était parti chez les amerloques
du côté de L’os-En-Gelée s’étonna « Momo belle
gueule », clignant de l’œil, ravi de sa blague qui, hélas,
ne fit rire personne, pas même lui.
— Comme tu dis, « on croyait », rétorqua Nicky,
un sourire en coin éclairant son visage lugubre. C’est t’y
pas du bon boulot ça ?
— Parce que c’est de toi la découpe ?
— Pour sûr, c’est signé « Nicky la main blanche »
tout ça, répondit-il fièrement.
— Tu finiras en enfer ! l’agressa Zéraphine.
— T’en fais pas ma vieille ! Comme dirait ton
vieux : On ira tous au paradis, même moi. Qu’on soit
béni ou qu’on soit maudit, on ira. Toutes les bonnes
sœurs et tous les voleurs, toutes les brebis et tous les
bandits, on ira tous au paradis !
— Pauvre taré, se contenta de répondre Zaz, en
s’éloignant du cadavre.
— On peut te demander pourquoi t’as fait ça ?
demanda Mo un peu inquiet. Au cas où on serait tenté
de faire la même chose que lui.
— Il me devait du blé cet ivrogne, et moi, quand
on cause pognon faut pas m’agacer. Il avait tout misé
sur un brelan d’as par les rois, ce con, et moi j'avais un
carré d’as.
- 374 -
— Mais, y’avait combien d’as dans ce jeu ?
— J’aime pas les tricheurs !
— Il te devait combien ?
— C’est pas le problème ! Un sou, c’est un sou,
alors à force de promettre de me payer sans tenir pa-
role… Un jour , j’ me suis énervé et j’l’ai piqué tout sim-
plement.
— T’appelles ça piqué toi ? Il est coupé en ron-
delles comme un salami ce pauvre Jo.
— J’ai voulu lui donner une leçon et puis dans
l’action j’y ai peut-être été un peu trop fort. De toute
façon il avait perdu tellement de sang qu’avec ce qui lui
restait dans les veines on n’aurait pas pu faire une por-
tion de boudin aux pommes. J’ai dû le couper en mor-
ceaux pour me débarrasser du corps.
— Et ses dents, elles sont où ? s’étonna Gustave,
constatant l’absence des incisives et des canines en or
qui avaient valu son surnom à « Jo la ferraille ».
— Fait pas chier s’énerva l’assassin, tu sais bien
que chez moi, une dette c’est une dette, et en plus le
Poulpe en rêvait depuis si longtemps.
— Tu veux pas dire que t’ as donné les dents d’un
cadavre à Mr Marcelin !
— Bon ! c’est pas tout ça, relança Zazie, grelottant
de dégoût et mettant un terme à la contemplation des
restes de l’infortuné Jo. Faut continuer à fouiller les
gars !
Un quart d’heure supplémentaire se passa dans le
simple bruit des tiroirs mortuaires coulissant sur leurs
rails. Si la plupart d’entre eux étaient vides, d’autres
renfermaient des corps plus ou moins abîmés, plus ou
moins bien conservés, plus ou moins regardables.
Zéraphine n’en pouvait plus de découvrir ces
corps inertes et blancs, la fixant parfois de leurs orbites
vides.
— J’arrête ! J’en peux plus de voir ces tronches.
— Pauvre petite, commenta Nicky en regardant
d’un air méprisant sa collègue à moitié cachée par la
pénombre de la pièce.
— Bingo ! s’écria soudainement Momo, désignant
un tiroir grand ouvert. On le tient ! J’ai trouvé le boss !
- 376 -
— Montre ! ordonna Gus en écartant vivement
son ami.
Effectivement, sans aucun doute possible, c’était
bien le corps sans vie de celui qui avait été leur patron
qui gisait à présent sur le métal froid de la morgue.
— Aidez-moi ! Faut le transporter là-bas, sur la
table, expliqua-t-il, désignant la masse métallique et
lugubre trônant au centre de la pièce.
Se plaçant de part et d’autre du corps, ils le portè-
rent sur la table d’autopsie, le posant délicatement sur
le socle en acier.
— Éclaire-moi avec ta lampe, demanda Gus à Za-
zie qui acquiesça, braquant le rayon lumineux sur le
corps blafard de son ancien patron.
Manifestement, celui-ci avait été tué par surprise
avant d’être massacré par un fou furieux.
— Cherchez avec moi ce foutu tatouage, se plai-
gnit le gros tout en regardant les autres qui restaient les
bras ballants, intimidés à l’idée de toucher au corps nu
et raide de Marceau le Poulpe.
— Attendez ! demanda Zazie d’une voix sup-
pliante.
— Quoi encore ? grogna Nicky.
— Juste une petite prière pour Mr Marcelin,
quémanda la perceuse de coffre en se signant. Vous lui
devez bien ça non ?
Nicky, dont la foi était aussi intense que la lave
d’un volcan d'Auvergne, soupira bruyamment en lan-
çant :
— Allez, vas-y ! Fais-nous voir tes pitreries de cu-
ré, qu’on en finisse…
— Pitreries de curé ? Un peu de respect, Nic ! Au
moins pour le boss… Respect !
— Le boss, il était comme moi, rétorqua Nicky,
les bénitiers dans ton genre il leur crachait sur la
fente !
— T’es qu’un type ignoble mon pauvre, répliqua
Zéraphine, remuant la tête de haut en bas et de droite à
gauche dans un mouvement incontrôlé. Ferme ta
grande gueule et… et … recuei… cueil... ueil toi avec
nous une minute, bégaya-t-elle, en proie à une émotion
intense.
- 378 -
— T’es même pas capable de jacter correctement,
Jean Paul II83, ironisa Nicky, retroussant ses lèvres
comme un chien prêt à mordre.
— Stop ! Ça suffit ! C’est pas le moment de vous
foutre sur la gueule ou vous aurez à faire à moi, les me-
naça Gus dont le ton les calma immédiatement.
Après quelques nano secondes de recueillement
qui parurent des heures à Nicky, celui-ci râla à nou-
veau.
— Je vois que dalle, soupira-t ’il en retournant
dans tous les sens les bras et les jambes du cadavre.
— Décidément, je vois rien de rien, moi non plus,
lança Momo dépité. Un tatouage ça se met pourtant en
évidence non ?
— Pas celui du numéro de ton coffre, fit remar-
quer Gus.
— T’as regardé sous les burnes ? demanda Mo, le
regard pointé sur Nicky.
— C’est pas à moi de faire ça ! protesta la fine
lame, demande plutôt ça à Zazie.
— Pourquoi moi ? se plaignit l’intéressée.
83
1920-2005 Pape d’origine Polonaise
— Parce que dans ta famille y’a des spécialistes, si
je me trompe pas.
— Retire ça immédiatement ! J’en ai ras les
couettes de tes blagues foireuses. Retire ça tout de
suite, relança-t-elle ou ma lampe je te l’enfourne si pro-
fondément dans la bouche qu’on verra un rayon de lu-
mière te sortir par le fion !
— Gracieuse avec ça ! T’es même pas capable de
faire mal à un cloporte, ma pauvre Zaz, alors tes me-
naces de baltringue…
Se lançant brusquement à l’assaut de l’homme au
couteau, bien décidée à le frapper de toutes ses forces,
elle fut brutalement arrêtée par la main puissante de
Gus.
— Éclaire-moi, plutôt, pendant que je lui soulève
les parties.
— C’est stupide mon Gus, râla Zaz avant
d’obtempérer, t’as déjà vu quelqu’un se faire tatouer à
cet endroit-là ?
— On ne sait jamais, répliqua l’homme en soule-
vant les deux masses molles et flasques.
- 380 -
— Je t’avais bien dit ! fit remarquer l’éclaireuse,
constatant l’absence de toute trace de tatouage.
— Quand elle cause la Zazie, faut l’écouter lança
Nicky, levant un doigt en l’air d’un geste professoral,
parce que question pedigree des valseuses, c’est une
spécialiste la camarade.
La lampe torche vola avec un léger sifflement en
direction de l’homme de main qui eut à peine le temps
de se baisser, éclatant d’un rire gras et moqueur.
— J’espère que tu vises mieux quand tu t’assois
sur le trône.
— Assez, assez ! hurla Zéraphine, tremblant de
tous ses membres et perdant tout contrôle d’elle-même.
— Pour la dernière fois, arrêtez tout de suite vos
histoires, menaça Gus dont les poings se serraient par
à-coups. A chaque fois c’est la même chose ! Vous pou-
vez pas être sur le même coup sans que ça se passe
mal ! Cherchez plutôt ce foutu tatouage au lieu de vous
chercher des noises.
La totalité des recoins que pouvait abriter un
corps humain fut inspecté avec soin et attention.
— Et dans le corps ? On peut y tatouer quelque
chose, demanda Zaz, se grattant violemment
l’entrejambe.
— Tu penses à quel endroit ? L’estomac ? Les in-
testins ? L’aorte ? énuméra Nicodème tout en prenant
l’aspect d’un demeuré.
— Mais non, crétin ! Je pensais à la bouche, im-
bécile, répliqua-t-elle, se frappant la tête avec la main
droite. Un coup de résine sur les dents et hop, le tour
est joué.
— Pas con ça, mais improbable ! admit Momo qui
essaya d'écarter les mâchoires du boss.
— J’y arrive pas ! Dures comme du béton !
Comme scellées avec de la colle UHU ces putains de
râteliers.
— Laisse-moi faire, ordonna Nicky, faisant surgir
d’on ne sait où une sorte de couteau de boucher mons-
trueux.
Insérant le tranchant rutilant entre les incisives
du cadavre, il fit crisser la lame sur l’émail jauni, écar-
tant peu à peu les mâchoires bloquées par la raideur
- 382 -
cadavérique. Millimètre par millimètre, l’ouverture de
la bouche laissa entrevoir un gouffre noir et putride.
Bloquant la tête du cadavre d’une main en l’enserrant
de toutes ses forces, il fit pivoter de nouveau la lame en
acier et l’enfonça de plus en plus profondément dans la
cavité buccale. Il parvint finalement à ouvrir, toute
grande, la bouche de son ancien patron.
— Mon cadeau est bien là, s’enorgueillit-t-il fiè-
rement, montrant les dents récupérées sur « Jo la fer-
raille ».
— Incroyable ! constata le grand Gus, plein
d’admiration.
— Super efficace, compléta Momo, on aurait dit
que tu ouvrais une huître géante.
— File-moi ta lampe, ordonna Nic d’un air autori-
taire à Zazie, qui s’exécuta immédiatement.
Éclairant le trou béant, le faisceau lumineux fit
briller les molaires usées du cadavre.
— Évidemment, y’a rien ! Encore une idée foi-
reuse, fit l’homme au couteau, regardant Zéraphine
d’un air mauvais.
— On a tout inspecté se plaignit Momo. Si ça se
trouve, tout ça c’est des conneries !
— Non ! Pas de la part du boss. C’est pas possible
le contra Gus. On a mal cherché c’est tout ! Allez hop !
On se le retourne commanda-t-il… à trois… Un, deux...
Le corps fit un demi-tour intégral et subit à nou-
veau les regards scrutateurs des quatre compères.
— Rien de plus, soupira le gros qui posa une fesse
sur la table en inox comme si c’était un tabouret de bar.
— Et si c’était tatoué sur son crâne ? suggéra Za-
zie, en désespoir de cause.
— Désolé, j’ai pas pris ma tondeuse, ricana Mau-
rice.
— J’ai la mienne ! rétorqua Nicky du tac au tac,
sortant un cran-d ‘arrêt qui émit un petit claquement
sec en s’ouvrant.
Avec application, comme on pèle une pomme
Golden, l’homme au couteau éplucha consciencieuse-
ment à blanc le crâne de son ancien patron.
- 384 -
— Putain ! elle avait raison la Zazie ! admit-t-il,
regardant la jeune femme avec autant de respect que
s’il conversait avec un affûteur de couteaux.
— Vous notez les gars ? Ou faut qu’en plus de
jouer au coiffeur, je fasse le scribouillard ?
— On est suspendu à tes lèvres, chuchota Gus
avec solennité, comme s’ils étaient sur le point de violer
la sépulture de Toutankhamon.
— 6…3…8…8…Voilà, c’est tout, termina
l’apprenti coiffeur, refermant son couteau d’un mou-
vement brusque.
— T’en es bien sûr ? interrogea Momo,
s’approchant du crâne pour vérifier.
— Aussi sûr que je peux te découper en tranches,
comme « Jo la ferraille ».
— Pigé Nick, j’te crois…
— Bon, maintenant qu’on a ce qu’il faut, on doit
le remettre dans son casier, ordonna Gus, prenant le
cadavre à bras le corps.
— Attends je t’aide, l’avertit Momo, qui s’empara
à son tour du corps.
Dans sa précipitation à remettre le cadavre de
leur patron dans son cercueil de métal, Mo heurta la
table d’autopsie et laissa s’échapper la dépouille du
boss qui atterrit violemment sur le sol carrelé de la
pièce.
— Tu peux pas faire gaffe ! le sermonna Zaz en
tapant du pied, t’as aucun respect toi non plus. Tu vou-
drais qu’on fasse pareil avec ton corps, quand tu seras
claqué ?
— Y’a pas de risque, moi je veux me faire momi-
fier pour que toutes les femmes du monde puissent ve-
nir idolâtrer mon corps d’éphèbe jusqu’à la fin des
temps. Je finirai dans un musée et on paiera cher pour
venir me voir…
— Genre muséum d’histoire naturelle ? Section
des malformations congénitales ? claqua Nicky, détail-
lant son ami avec répugnance comme on observe un
cafard que l’on va écraser sous sa semelle.
— Tu l’as esquinté, constata Zazie dont la lampe
était braquée sur le corps raide de Marcelin Poulpier.
— Elle a raison, confirma Gus, regardez sa tête !
- 386 -
Le crâne du boss semblait s’être fissuré et dépla-
cé. Une fine ouverture apparaissait au-dessus de ses
sourcils, soulignée par une ligne rosâtre faisant le tour
de son crâne.
— C’est rien, affirma Maurice, je vais réparer ça.
C’est de la faute au toubib, il n’a pas dû recoller le crâne
correctement après l’autopsie et maintenant avec le
choc ça se craquelle et la calotte crânienne s’est dépla-
cée. C’est rien ! Laissez-moi faire.
S’emparant de la torche de Zazie qu’il plaça entre
ses dents, il se pencha vers le cadavre, fit glisser la ca-
lotte découpée pour la remettre correctement en place
puis se redressa, le visage blême sous l’éclat faiblissant
de la lampe.
— Qu’est-ce que t’as ? demanda Zazie anxieuse,
observant la tête de son ami, aussi laiteuse qu’une
huître d’arrière-saison.
Les yeux toujours fixés sur le corps gisant sur le
sol, celui-ci murmura d’une voix rauque, braquant sa
lampe sur le crâne de Mr Marcelin.
— Si c’est ce que je crois, on est marron !
— Dans le creux de la découpe chirurgicale,
presque invisible dans cette obscurité, un éclat argenté
émergeait du sillon creusé dans les chairs.
— J’suis sûr que ça y était pas tout à l’heure,
compléta Nicky.
— Probablement le choc, commenta Gus. Il me
faut un truc, genre pince à épiler, demanda-t-il, se pen-
chant vers le crâne du boss.
— J’en ai une, fit Nicky, en sortant un couteau
suisse multifonction d’une de ses poches.
Gus introduisit la pince dans la cicatrice, tirant la
langue avec une concentration chirurgicale.
— Je l’ai !
Entre ses doigts, il brandissait une petite épingle
en acier d’un centimètre de long.
— C’est quoi ce truc ? demanda Nic les yeux
ronds.
Aussi vif qu’un cobra, Zazie s’empara de l’objet
tout en appliquant son index en travers de ses lèvres,
comme pour intimer à ses partenaires un mutisme ab-
solu. Puis, dans un silence digne de la basilique Saint
- 388 -
Pierre de Rome, elle articula silencieusement mais dis-
tinctement deux syllabes qui laissèrent statufiée la
troupe mortuaire au grand complet.
— MI-CRO.
D’un geste rapide, elle jeta l’épingle à terre et
l’écrasa avec son talon.
- 390 -
— On raconte bien que les murs ont des oreilles,
lança Zaz, pour faire baisser la tension entre les deux
hommes.
— Toi, Zazie, ta gueule ! fit Gus en pointant
l’index dans sa direction. Et toi, Nicky, la prochaine fois
que j’ai un doute, la prochaine fois que je pense que tu
tentes de nous doubler, je t’écrase comme un cancrelat.
Capito ?... C’est quoi le code ?
— J’ai inversé les chiffres, c’est 8.8.6.3.
— 8 Aout 63 ! Le jour de l’attaque du train postal
Glasgow Londres, fit Zéraphine, claquant des mains
comme une gamine ravie de sa capacité à retenir des
dates inutiles.
- 392 -
Encore tremblant de son audace, il se dirigea vers
la cuisine se servir un lait de poule fermenté puis gri-
gnota un reste de gorgonzola en frisant des narines. Dé-
sormais, quoi qu’il arrive, il se sentait gagnant sur toute
la ligne. Non seulement les quatre abrutis ne trouve-
raient jamais qui avait tué le Poulpe et c’est lui qui héri-
terait de toute sa fortune officielle, mais en plus il récu-
pérerait la moitié de la valeur des marchandises enfer-
mées dans la chambre forte de Sainte-Croix. C’est avec
une confiance absolue dans son avenir de roi de Biar-
ritz, que Nicéphore Mulot se coucha dans son lit king-
size avec le sentiment du devoir accompli.
Mais son destin allait prendre une tournure qu’il
n’aurait jamais imaginée.
Retour à Sainte Croix.
24 juin 1986
- 394 -
Joseph, aussi tendu qu’un élastique pendant un jump
sur le viaduc de Garabit.
Tous les moines avaient alors retiré leur penden-
tif en bois représentant une gousse d’ail, puis les
avaient remis avec gravité au frère Chiranne en son-
geant que tout rentrait dans un ordre naturel.
- 398 -
inspecteurs revenaient l’interroger, il ne manquerait
pas de tout leur dire.
- 416 -
voix. Tous les tableaux avaient apparemment été décro-
chés des murs, puis jetés à terre comme des rebuts.
— Avance ! Ouvre la porte du magasin, enjoignit
Gustave à son ami, impatient de découvrir la pièce
principale.
La vision qui s’offrit au quatuor était encore plus
terrible que dans l’arrière-boutique. Si les tableaux
avaient eux aussi fait l’objet d’une attention particu-
lière, le sol était jonché d’un bric à brac protéiforme
comme si un cyclone tropical et vengeur avait dévasté la
pièce. Des meubles renversés, des vases en porcelaine
brisés, des canapés et des fauteuils éventrés, des bibe-
lots jetés au sol puis écrasés, offraient un spectacle aus-
si affligeant qu’une représentation de « Panpan le petit
lapin blanc » par des élèves de maternelle. Manifeste-
ment, quelqu’un était passé avant eux.
— Quel carnage ! Aussi fracassé que le cerveau de
Maurice, ricana Nicky, donnant un coup de pied dans
l’amas de bibelots jonchant le sol.
— Qui a fait ça ? tempêta Gus en regardant d’un
air ébahi ses amis.
— Rappelez-moi qui avait la clef ? insinua Nic.
— Bon dieu tu as raison ! Le Mulot ! C’est lui qui
l’avait.
— Tout doux les gars, les calma Zéraphine ! Je
sais bien que vous n’êtes pas les couteaux les plus aigui-
sés du tiroir, mais si c’était Nicéphore qui avait la clef, il
n’aurait pas forcé la porte. Réfléchissez ! Et puis, pour-
quoi il aurait fait ça ?
— Dis donc, tu le défends bien ton chéri, ricana
Nicky.
— Tu vois cette théière en porcelaine ? dit-elle, en
la récupérant intacte parmi les débris : imagine que
c’est ton crâne plein de conneries le menaça-t-elle, la
brisant nette d’un coup de poing rageur.
— Ça suffit ! Où est le pognon ? demanda Mau-
rice, si incolore qu’il se refléta à peine lorsqu’il passa
devant un miroir rescapé du carnage.
— Dans un sarcophage, rétorqua Gus, qui cher-
chait des yeux le cercueil en bois.
— Quel foutoir ! Pourtant un sarcophage ça doit
se repérer tout de même ! fit Zazie en escaladant des
meubles renversés.
- 418 -
— Un sarcophage de faucon, spécifia le gros, ça
doit être plus petit.
Au bout de quelques minutes de fouilles dignes
d’Howard Carter89 en personne, Nicky arbora fièrement
le linceul en bois d’un faucon stylisé.
— Je crois que c’est ça ! annonça-t-il, sortant une
lame dentelée de sa veste pied de poule, pour ouvrir la
cassette égyptienne.
Les trois autres s’approchèrent, les visages plus
graves que celui d’un banquier en 1929. Nicky ouvrit le
sarcophage aussi facilement qu’une boite de « piquillos
farcis à la morue ». Plusieurs rouleaux de 500 francs
emplissaient l’espace creux.
— En tout cas, les types qui ont foutu le bordel ne
sont pas venus pour ça, lança Gus, en récupérant
l’argent pour le distribuer en quatre parts égales.
— Tu crois vraiment qu’ils étaient là pour les ta-
bleaux du Prado90 ? proposa Maurice qui enfournait
plusieurs liasses dans sa poche.
— Gueule le plus fort pendant que tu y es ! aboya
Zazie.
89
1874-1939 archéologue Anglais découvre le tombeau de Toutankhamon
90 Musée de Madrid
— Ben quoi ! On est tout seul ici.
— Le micro, à la morgue, ça t’as pas suffi ?
— Tu vois le mal partout Zaz.
- 424 -
— Que de gentillesses ! Bon ! Ça commence à
s’éclaircir, toussota le commissaire, le visage plus son-
geur que celui du penseur de Rodin.
— On sort du brouillard pour entrer dans la
brume rétorqua Pépé, d’un air sceptique.
— Deux plus deux ont toujours fait quatre, ins-
pecteur, le reprit Peyo. Des lettres anonymes qui récla-
ment du fric, des visiteurs qui cherchent des tableaux.
Pour moi c’est clair ! C’est la bande du Poulpe qui a volé
les tableaux du Prado et quelqu’un était au courant. Ce
quelqu’un a mis sa menace à exécution et a liquidé le
brocanteur dans son pigeonnier à Sainte-Croix ! Il faut
chercher soit dans les bandes rivales du Poulpe, soit
parmi ses complices.
— Ce type était fiché nulle part s’emporta
l’inspecteur Pavier. Pas de casier, même pas une con-
travention ! Les douanes n’avaient rien sur lui non
plus ! Comment voulez-vous lui trouver des complices ?
Sur quelles bases on part ?
— On va faire le tour des petits malfrats de la
pègre locale et plus particulièrement les spécialistes de
la cambriole… J’en connais quelques-uns à qui
j’aimerais dire deux mots, histoire de vérifier leurs ali-
bis. Allez ! On file sur Hendaye, ordonna le commis-
saire après avoir appelé le poste de police le plus proche
pour faire garder la brocante en attendant l’arrivée de
la brigade scientifique.
- 426 -
l’impression d’avancer dans une brume invisible et
chaude.
Un bar en formica rouge pâle, aux flancs ébré-
chés en plusieurs endroits, probablement par des coups
de pieds, s’étalait à droite de l’entrée. Quelques tables
de la même couleur et de multiples chaises aux pieds en
aluminium complétaient l’essentiel de la pièce. Aucune
décoration aux murs, à part une vieille affiche publici-
taire racornie, pour du Picon-bière. Le bistrot respirait
la misère et la désolation. Devant le bar, agglutinés
comme des moules sur un bouchot, une demi-douzaine
de clients discutaient dans un nuage de fumée aussi
épais que celle de la Montagne Pelée en 1932. Derrière
le bar, celui qui semblait être le patron, torchon sur
l’épaule et tricot de peau sans manche constellé de
taches de graisse, les dévisagea avec une grimace de
mépris. A sa gauche, suspendue au plafond par un cro-
chet, une cage métallique emprisonnait un perroquet
gris du Gabon auquel il manquait un œil.
— Bonjourrrrr la flicaille… Bonjourrrrr la flicaille
répéta le volatile qui semblait être atteint d’une pelade
laissant apparaître sa peau rosée par endroit.
Comme s’ils venaient de recevoir le même ordre,
les six hommes du comptoir se retournèrent vers
l’entrée, fixant les arrivants comme des esclaves affran-
chis dans une réunion du Ku-Klux-Klan.
— Très courtois votre perroquet, lança Peyo en
surprenant tout son monde. Il nous a reconnu malgré
l’odeur infernale qui enveloppe votre palace… Commis-
saire Fleurdesel et mes adjoints, les inspecteurs Pavier
et Plougourn, poursuivit-il sans montrer ses papiers…
Allez ! C’est mon jour de générosité, enchaîna-t-il à
l’attention des consommateurs qui commençaient à
serrer les poings. Vous détalez comme des garennes
devant un tireur d’élite, et on n’en parle plus…
— Sinon ? fit un gros rougeaud, en salopette de
chantier, un béret basque calé sur l’oreille gauche.
Les deux inspecteurs se positionnèrent, bras croi-
sés, à droite et à gauche du commissaire, comme un
mini pack de rugby prêt à affronter les Anglais.
— Sinon, c’est interrogatoire et fouille au corps
façon déménageurs bretons, s’imposa en premier
- 428 -
l’élève inspecteur, en tapant son poing contre la paume
de sa main.
Ceux qui n’avaient pas terminé leurs verres, les
burent d’un seul trait puis sortirent du « Perroquet
borgne » sans demander leur reste.
— Mais c’est qu’il prend de l’assurance, le Finisté-
rien ! le complimenta Peyo, en lui assenant un grand
coup dans le dos.
Puis, s’adressant au patron qui semblait aussi
sympathique qu’un désosseur à l’abattoir de La Villette,
le commissaire s’approcha du comptoir.
— Il s’appelle comment votre terreur ?
— « Javert91 » cracha à contrecœur le taulier.
— Il sait dire autre chose ?
— « Mort aux vaches ! » ricana le bistrotier, en
époussetant son zinc avec son torchon.
— Et son œil ? poursuivit le commissaire, d’un
calme olympien, malgré le sang qui commençait à
bouillir dans ses veines.
— Un chat, un coup de patte, répondit laconi-
quement le patron.
- 430 -
Le patron du « Perroquet borgne », un sourire
narquois aux lèvres, continuait à fixer le commissaire
par défi, sans prononcer un mot.
— Élève inspecteur Plougourn, commença le
Maestro, ce qui va se passer dans quelques instants
n’est pas très réglementaire. Aussi, il serait préférable
d’attendre dehors que notre conversation avec le mon-
sieur derrière le bar ait prit fin, avant de réintégrer ce
quatre étoiles, inscrit au patrimoine des chefs-d ’œuvre
en péril.
— Oh, non ! S’il vous plaît patron, pour une fois
que ça devient marrant…
— Qu’est-ce que t’en penses Pépé ? demanda le
commissaire.
L’inspecteur Pavier, soulevant par le dossier une
des chaises en formica qui se trouvait derrière lui, ré-
pondit calmement.
— Faut bien qu’il apprenne ! On peut lui faire
cette fleur. C’est pas tous les jours qu’on peut se défou-
ler autant.
— Vous jouez à quoi les comiques ? les provoqua
le tenancier, en leur décochant un rictus méprisant.
D’un mouvement digne d’un champion de lancer
à la mouche, Pavier propulsa sa chaise derrière le bar,
sur les étagères pleines de bouteilles d’alcool qui explo-
sèrent et se fracassèrent au sol dans un bruit assourdis-
sant.
— Strike ! Gueula l’inspecteur, levant les mains
vers le ciel en signe de victoire.
— Bonjourrrrr la flicaille… Bonjourrrrr la fli-
caille... Morrrrt aux vaches... siffla Javert, apeuré en
tentant de s’envoler.
— Ok les gars ! J’ai pigé fit le patron, les mains
levées en signe de reddition.
— On reprend proposa le commissaire. Qu’est-ce
que vous pouvez me dire sur le type de la photo, pour-
suivit-il, en posant le cliché sur le bar.
— J’le connais pas ! Mais je l’ai vu une fois ici,
rectifia le barman, rapidement. Y’a une quinzaine a peu
près. Pas le genre de la maison, il avait rendez-vous
avec un autre type. Que j’connaissais pas non plus
s’empressa-t-il de préciser. En tout cas c’était pas des
- 432 -
potes, ça gueulait pognon comme c’est pas permis ! Voi-
là ce que j’peux dire.
— Quoi d’autre ?
— J’suis pas un magnétophone ! J’suis pas là
pour écouter ce que disent mes clients.
— Brave homme ! ricana Peyo, en faisant signe à
l’inspecteur Pavier qui s’empara à pleines mains d’une
seconde chaise.
— Vous êtes dingues ? hurla le patron. Ok ! ils
parlaient de monastère, de lion, de train. A un moment
j’ai dû les calmer ! Surtout le grand type qui gueulait
comme s’il s’en foutait qu’on l’entende ! Il attendait sa
part, qu’il disait !... Vous savez, ici j’ai l’habitude d’avoir
des types pas très clean. Mais quand le grand a sorti
une petite machette de son sac à dos, moi j’ai sorti ma
lacrymo et j’ai aspergé les deux furieux jusqu’à ce qu’ils
dégagent de mon bar.
— Vous pouvez me décrire le grand type ?
C’est à contrecœur comme si on lui avait deman-
dé de faire un salto arrière qu’il reprit d’une voix mono-
corde.
— Très grand, je dirais deux mètres, plus un poil
sur le caillou, un visage de squelette avec une balafre
qui lui traverse la gueule de part en part, des mains
grandes comme des pelles. Et puis ses yeux ! Si ça avait
été des lasers, le type en face aurait été découpé en ron-
delles. Un beau spécimen de déglingué acheva le patron
en soupirant.
— Quel âge ?
— J’ai pas de notion d’âge quand il s’agit de vieux
comme vous ! Je dirais entre entre 60 et 70.
— Eh ben voilà ! ironisa le commissaire d’un air
satisfait, c’était pourtant simple. Allez les gars, on dit
merci et on s’en va. Je vous enverrai des collègues pour
le portait robot, ça vous évitera de passer pour une ba-
lance en allant au commissariat.
A suivre….