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Au fil de la Semence.

- Or i uoist donc fait ele. Car se il demain ne deust reuenir il ni alast


hui par ma uolente.

- Qu’il parte donc, dit -elle, car s’il ne devait revenir demain, je ne
voudrais pas qu’il s’en aille aujourd’hui.

(Queste del saint Graal. BM de Lyon)

Le début de la fin.
Entre la poire et le fromage il y a le coup du milieu. Le coup, ça
veut bien dire ce que ça veut dire : coup de foudre, coup de poing,
coup d’arrêt coup de sang… Pour le coup, c’était un coup tout court.
Je vous plante le décor : un petit café-comptoir de campagne, ou
presque, le Saint-Roch, perdu, noyé plutôt, au milieu du bourg de
Charolles, et surplombant le confluent. Confluent totalement invi-
sible ce jour-là, vu qu’il était noyé, lui aussi dans une crue digne des
années 60. Les gars de la Ville avaient beau s’affairer à ouvrir grand
les vannes de la Poterie, la Semence engrossait l’Arconce dans ses
débordements contre-nature et la main de l’homme n’y pouvait mais.
Oui, Charolles a son confluent comme Lyon SA confluence. Autre
ville autres mœurs.
Et là, donc, au milieu des bruissements enfumés et patoisants
d’une époque révolue, tandis que la serveuse batifolait des cils et du
corsage, appuyée à une tablées de rigolards égrillards, avec mon
plateau de fromage dans l’autre main, le coup est arrivé. Je l’avais
bien vu du coin de l’œil, ce type bizarre, avec sa barbe de patriarche
et ses valises de voyageur cosmique sous les yeux, sans y prêter vrai-
ment attention. Mais lui a cru qu’on se connaissait ou je ne sais quoi.
Il est venu s’effondrer à ma table, son verre de rouge en main. Un
coup de tête en direction des rivières enlacées :
— À la source de la Semence, la Vérité tu trouveras…. Allez !
Sanctus !
La serveuse l’a renvoyé dans son coin en le soulevant d’une main
sous l’épaule.
— Allez ! Retourne dans ton trou, Diogène !
Elle commence à trancher les bouts de fromages que je lui indique.
— Il est un peu brelin mais il est pas méchant.
Elle devait être lyonnaise. Ici, on dit plutôt bredin.
— Il tient une boutique de poussière avec des bouquins dessous.
Vous voyez ce que je veux dire ? Il a pas l’air comme ça, mais sur le
pays il en connaît un rayon… tiens, je vous ai mis un fromage blanc.
Vous y avez pas droit avec le plat du jour, mais personne nous
regarde…

La maison du curé.
Charnay (Beaubery). Perdu entre Mont et la Butte de Suin, à la
recherche de LA source. Il faut dire que je cherchais quelque-chose
comme un panneau de bois indiquant source de la Semence , vu que,
sur la carte Michelin, c’est tout juste si on distingue un filet bleu
entre les gros traits jaunes des voies de circulation, et que le seul site
remarquable c’est la butte de Suin. Et puis, en passant tranquillement
devant un croisement, je la vois, en contrebas, sur la petite route qui
plonge vers la Semence qui a tracé le sillon ou coule maintenant la
RN 79. Ce n’est pas une source qui attire mon regard, mais une
toiture anglo-normande jaillie d’une végétation indomptée. Des
ardoises dans une harmonie de tuiles plates ou canal, pedues dans les
pâturages charolais, il y avait de quoi être perplexe. Arrivé au pied de
l’artefact, je constate qu’il s’agit d’une modeste tour carrée couron-
née de cet extravagant toit en encorbellement. Mais, cet édifice,
prolongé d’un soubassement en meulière solidement maçonnée, ne
représente que la proue d’un bâtiment beaucoup plus ambitieux. Un
gros-œuvre à-même de traverser les ans, mais les ornements en zinc,
eux, font grise mine. Les épis de faîtage, en particulier, qui s’ap-
prêtent à piquer du nez au premier coup de vent.
J’étais intrigué. Cette bâtisse inachevée avait une histoire. Peut-
être était-elle construite sur la fameuse source ? Et si je découvrais ou
re-découvrais la source ? Et si cette source avait des vertus…
J’avais déjà poussé la porte basse de la cave. Des vertus miracu-
leuses ? Ça sentait le moisi et l’humidité séculaire, mais de source
point. Point final, je suis ressorti.
À une petite cinquantaine de mètres de là, de l’autre côté de la
route, il y avait une ferme et un fermier appuyé sur son portail et qui
me scrutait d’un air que je subodorais suspicieux. Je n’avais pas
spécialement envie de discuter avec lui, mais je me suis dit qu’il
risquait d’appeler la gendarmerie locale si je partais en regardant
ailleurs. Je suis donc allé le trouver pour lui démontrer mes bonnes
intentions…
— Non, je n’ai pas l’intention de l’acheter. Je suis déjà en train
d’en retaper une vers Cluny. Mais… vous ne connaissez pas les
propriétaires, par hasard ?
— Hou, là ! Je sais que c’est un curé de Paray qu’avait le bout de
terrain, et qui s’est mis à tomber malade…
Paray le Monial, février 1889. Les fleurs de givre ornent les vitres
de l’hospice où l’abbé Antonin Dumoulay gît sur son lit de douleur,
coincé entre le docteur X*** et un jeune abbé.
— Mouais, fait le praticien, en signant un dossier qu’il tend à une
novice à moitié fondue dans la pénombre glaciale. Je crois que la
Faculté ne peut plus rien pour vous. Je vous laisse entre les mains de
votre patron. Votre commensal ici présent va organiser le voyage.
Prenant la relève, le jeune abbé se signe et baise son étole dont il
s’affuble avec une certaine onction. Dans l’ombre une nonne reçoit
un coup de coude de sa voisine pour avoir murmuré alors, il va
passer, ou bien ?. Le jeune prêtre hausse un sourcil et s’apprête à
déboucher son flacon d’huile sainte. Mais la main famélique du père
Dumoulay s’agrippe fermement sur son poignet.
— Pas tout de suite, mon fils. Pas tout de suite. Permettez-moi de
dire quelques mots d’adieu à la Vierge Marie, avec l’aide de ces
saintes femmes.
Un soupir émane du groupe des saintes femmes en question.
Soulagement ? Agacement ? Bousculant un peu le jeune homme
d’église, elles bondissent sur le malade qui s’accroche à ses draps
pour se soulever. Elles l’aident à s’agenouiller au pied du lit. La plus
âgée dans le grade le plus élevé revient avec un triptyque en bois
peint. Un genou en terre, elle l’ouvre devant les yeux du mourant. La
Vierge Marie apparaît, le visage illuminé de feuille d’or,encadrée de
Sainte Marguerite-Marie Alacoque et d’un sainte germanique oubliée
par les siècles.
Pendant un temps indéterminé, il égrène une prière incompréhen-
sible. Et puis, très distinctement, dans un fugace état de grâce : Très
Sainte mère, il y a encore tellement à faire pour que vous rendre tous
les bienfaits que vous nous avez donnés ! Je vous promets solennelle-
ment d’œuvrer jour et nuit pour votre culte exclusif. Pour cela je vais
bâtir, sur mon terrain de Charnay, une somptueuse chapelle qui vous
sera dédiée. Puis il reprend son grommelot et sa place sur son lit de
douleur. Toujours aussi faible mais transfiguré par un sourire
déterminé.
Quelques jours plus tard, il se remet à manger. Au mois d’avril,
quand il sort de l’hospice, appuyé sur sa canne mais tout ce qu’il y a
de fringant, les sœurs lui font une haie d’honneur en criant au
miracle. Les travaux n’ont pas tardé. Il savait précisément ce qu’il
voulait : il avait une carte postale de Houlgate qui ne le quittait
jamais, depuis une cure en bord de mer. Un an plus tard, un fier
clocher dans le pur style des luxueuses résidences côtières se dresse
dans la petite vallée et il se met en devoir de respecter l’autre part du
contrat. Une ou deux messes quotidiennes, une petite chorale de reli-
gieuses pour chanter les louanges de la Vierge Marie, des soupes
pour les défavorisés… Oh ! elles ne se sont pas fait prier, les bonne-
sœurs, pour assister LEUR saint à ELLES. Même si l’évêque ne
parlait que de demande de béatification. Et encore, juste pour avoir la
paix. Elles se sont même un peu crêpé le chignon pour savoir qui
serait l’élue, le jour où le prêtre bâtisseur eût l’idée de l’Ablution
Mariale.
Il avait entendu dire que l’eau de la Semence avait des vertus…
revigorantes. Il ferait venir les malades des environs et il fallait que
l’une des novices se sacrifie pour laver les pieds de chaque patient.
La gagnante, ce fut la petite paysanne vaudoise, sœur Rose de la
Crucifixion, la petite impertinente qui gloussait au monastère-hôpital,
le jour du miracle de Paray. C’est elle que ses consœurs avaient dési-
gnée pour asticoter les autorités ecclésiastiques. « Elle sait pas tenir
sa langue, autant que cette langue aille déboucher les oreilles des
corbeaux pourpres. » Pour la calmer, l’évêque lui a permis d’écourter
son noviciat.
La fraîchement galonnée Sœur Rose retrousse ses manches
jusqu’au coude, dévoilant des avant-bras charpentés mais gainés
d’une fine peau claire et immaculée. Deux paysans aux épaules de
broutards portent, dans le chœur de la petite chapelle, un gros homme
monumental, un notable qui avait réussi à passer devant tout le
monde. Statufié dans son voltaire, seul le filet de bave qui sourd de
ses lèvres bouffies trahit l’ersatz de vie caché dans les tréfonds de sa
masse de viande. Il est livré tel qu’au saut du lit, enveloppé d’une
ample chemise de coton doublée d’une couverture de laine. Au fond
du chœur un petit groupe de religieuses entonne, presque à voix
basse, un Ave Maria concocté pour la circonstance. Elle, suivant
scrupuleusement le protocole prescrit par l’homme de Dieu, lui glisse
délicatement les pieds nus dans un antique récipient d’argent, une
espèce de cuvette cabossée, avec deux anses, que le prêtre détenait de
toute éternité. Tout aussi délicatement, le presque saint homme verse,
d’un broc de même facture, un peu de la précieuse eau de la
Semence. La jeune nonne se met alors en devoir d’arroser les
membres presque transparents avec le précieux liquide. Puis elle
masse les pieds raides, les réchauffe, avant d’enserrer le droit dans la
coque de ses mains et de le baiser de ses lèvres virginales, alors que
le chant s’achève sur un point d’orgue éthéré. À ce moment, le prêtre
relève les yeux et là, il jurerait voir, sous la bedaine hiératique, un
frémissement du pli de la chemise de coton.
Et puis il y a eu la mendiante. Vêtue de lambeaux et de puanteur,
chancelante, elle va seule s’écrouler sur un tabouret de traite qu’une
novice vient glisser du bout des doigts sur les carreaux du chœur. Le
frottement de la peau nacrée sur les chevilles décrépies, le souffle
tiède de l’assistance, la mélopée sourde du chœur des vierges…
L’eau commence à produire ses effets… sur le prêtre et la pudique
Rose…
Ils ont aménagé, au-dessus du petit autel, non consacré il est vrai,
un étage, avec une cuisine et un petit lit dans un coin. Mais, avec l’af-
flux des pèlerins, la petite chapelle s’est vite avérée exiguë. Alors, il a
semblé évident de prolonger le clocher par une nef. On s’est mis à
rêver d’une église et, pourquoi pas, pour célébrer dans quelques
années la canonisation, une basilique.
Les travaux commencent dans la foulée. Les pierres meulières, un
lit de briques rouges en débord. Un plancher de hourdis pour couvrir
une vaste crypte…
— Non ! Pas une crypte, une cave. Une cave à vin.
Ce jour-là, avant d’attaquer les murs, le maître d’œuvre déplie ses
plans.
— Et pour les fenêtres, vous avez décidé ? Arc brisé ou plein
cintre ?
— Ah non ! Pas d’arc, pas de vitraux : des fenêtres, normales,
enfin, une vraie maison dans le style anglo-normand comme sur la
carte postale.
Et puis, on ne sait pas trop pourquoi, il a braqué ses yeux étonnés
vers le ciel d’azur, sur un petit nuage blanc.
— N…
On ne saura jamais s’il voulait crier non ! Ou balbutier un Notre
Père, la maladie l’a rattrapé d’un seul coup d’un seul et il s’est
écroulé sur sa carte postale.
Le paysan a conclu son récit par un long hochement de tête.
— Mort de chez mort… Comme quoi…
Mais je ne savais toujours pas qui était l’actuel propriétaire. Ni,
surtout, ou se trouvait la source.
— Ah ! Mais y a pas de source ! L’eau ruisselle de partout, c’est
tout, faut pas chercher plus loin… C’est ben les lyonnais ça. Faut
toujours qu’il y ait un début à tout.
***
19/12/23

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