Comme une pierre la voix dévala la montagne, tomba dans l’oreille d’Antoun qui gardait ses troupeaux. Secoué dans sa torpeur, il se leva en hâ te ; ses vêtements larges l’alourdissaient. Il fit quelques pas, regarda autour de lui à flanc de coteau et assez loin dans la vallée ; puis il hocha la tête comme pour dire : « Je ne vois rien » Il se tourna alors vers la montagne, écarta les jambes et, le corps bien d’aplomb, la tête rejetée en arrière, les mains en cornet devant la bouche pour que les mots grimpent mieux (ils avaient bien six cents mètres à parcourir), il cria du plus fort qu’il put, vers l’homme de là - haut : -Non je ne la vois pas ta chèvre ! Ensuite il revint s’asseoir à l’ombre des trois pins. Mais la voix qu’il n’entendait plus s’était engouffrée quelque part dans sa tête, battant entre ses tempes. Pour s’en débarrasser, de sa grosse main noueuse, puis de son index recourbé, Antoun se donna de petites tapes sur le crâ ne. Un moment après, il pensa qu’il serait bientô t l’heure de rentrer et il se mit à compter ses brebis. Il les compta au nombre de pattes. C’était la méthode qu’il préférait. Elle aidait à passer le temps. Il y fallait en plus de l’attention, de la mémoire et Antoun se flattait d’en être généreusement pourvu. Il y avait vingt- trois brebis mais pas de chèvre. Pourtant c’est si bondissant une chèvre ! Tellement fait pour les chemins rocailleux. Si attachant aussi lorsqu’elle vous regarde de cô té comme pour se moquer de votre gaucherie. Sitô t qu’il ouvrit la porte de sa maison, Antoun dit à sa femme : - Chafika, il y a le voisin de la montagne qui a perdu sa chèvre. Tu ne l’as pas vue dans les parages ? - Non. Mais viens, la soupe t’attend. Ah ! que cette femme parlait peu. Des nids de silence, les filles de ce pays. A longueur de journée, elles plongent leurs bras dans l’eau de linge et de vaisselle ; ou bien font reluire l’envers des casseroles de cuivre et le carrelage des chambres dénudées. - Il ne doit pas pouvoir manger ce soir ! - Qui ? - Mais le voisin ! Celui qui a perdu sa chèvre… - Dépêche-toi, ta soupe sera encore froide. Elle s’était levée pour aller vers ses Primus* - Je t’ai préparé ce que tu aimes, des feuilles de vignes farcies. Ce sont les premières. - Il est bien question de feuilles de vignes ! Comment pouvait-il être question de feuilles de vignes alors que là -haut un homme, un voisin, un frère se rongeait le cœur ? Antoun l’imaginait : il allait et venait dans les bois, il battait les fourrés, le pas nerveux, le front fermé. Il appelait, il appelait : « Ma chèvre ! Où est ma chèvre ? »C’est terrible un homme qui appelle. Ça ne vous laisse plus de repos. - Il ne dormira pas cette nuit. - Qui ça ? La femme revenait, portant sa casserole brû lante enveloppée dans un torchon. - Le voisin ! Le voisin ! (Chafika haussa le ton). C’est ridicule, tu ne l’as jamais vu ! Tu ne connais même pas son visage. - J’ai entendu sa voix…dit Antoun. Chafika soupira. C’était inutile de répondre. Quand les hommes s’attellent à une idée, ils se laissent entraîner, tout bêtement, comme des carrioles. - Mais finis donc ta soupe. « Les femmes, songeait Antoun, c’est comme la terre. Toujours à la même place. Elles connaissent les dix façons de faire du pain, d’accommoder les feuilles de vignes, de préparer une soupe; mais naissent et meurent sans rien imaginer ! Elles se lamentent pour une tache sur une robe, une viande trop cuite, pas sur un homme dans la peine; parce que, prétendent-elles, elles ne l’ont jamais vu ! » Antoun repoussa la table, se leva : - Ecoute ! L’assiette pleine se déversa sur la nappe. - Je n’y tiens plus…Donne-moi la lanterne, je pars chercher la chèvre. - Tu es fou ! A ton â ge et dans ce froid, tu attraperas la mort. - Elle est peut-être tout près. Je connais le chemin qui mène chez le voisin. Je connais aussi le sentier des chèvres ! Antoun s’en irait, elle ne pourrait pas le retenir. Il était comme cela, aboutissant à son idée par coups de tête successifs; et, celle-ci une fois atteinte, personne ne pouvait l’en déloger. - Je trouverais sa chèvre, je la trouverais. Chafika lui donna la lanterne, et il partit. Le chemin tapissé de pierres inégales était plein de pièges. Il visitait les broussailles, faisait claquer sa langue contre son palais ; c’était là sa façon de parler aux bêtes. Au bout de quelques temps, le vent se leva, et Antoun dut avancer plié en deux ? « Chafika a raison, je vais attraper la mort. ».Il tira de sa large ceinture un mouchoir qu’il enroula autour de son cou. Et sa coiffe ? Il se demanda ce qu’il devait en faire. La forme cylindrique de ce fez* vous empêchait de le garder sous le bras ou de le fourrer dans une poche. Un coup de vent le fit tomber puis l’envoya rouler dans la vallée. Antoun le regarda disparaître, haussa les épaules et reprit sa marche. La pente était raide, le vieil homme s’essoufflait. Pour se donner du courage, il repensa au voisin. Il l’aimait encore plus depuis que, pour lui, il avait quitté sa maison, affronté la nuit. Et la chèvre ? Peut-être était-elle blessée, couchée sur le flanc, terrifiée de tout ce noir autour d’elle, les yeux grands ouverts. Antoun allongea son chemin pour explorer les sentiers de traverse. Il braqua sa lumière sur le sol pour y chercher des traces. L’â ge lui pesait dans les jambes; la fatigue l’empoignait, il respirait mal. Il aurait voulu s’étendre, dormir. Il pensa à son lit, à ses draps ; des draps d’un blanc dont Chafika avait, seule, le secret. Mais il grimpa encore. Jamais ses chaussures ne lui avaient paru si étroites. La mèche faiblit, se consuma; la nuit devint totale. Antoun dut abandonner la lampe et, s’aidant de ses mains, faire le reste du trajet sur les genoux. Posé comme une couronne sur le sommet de la colline, le village s’appelait Pic des Oiseaux, à cause de la prédilection des hirondelles pour ces arbres. Antoun y entra avec l’aube. Balançant son urne* à bout de bras, une femme allait vers la fontaine - Que le jour te soit clair, ô mon oncle ! Une autre, adossée au battant de sa porte, l’interpelle aussi : - Tu viens sans doute de loin, tu portes la fatigue sur toi. Et tes mains, dans quel état les as- tu mises ? Entre vite ici te reposer. - Je te remercie, je ne peux pas. Je cherche un homme. - Un homme ? Quel homme ? - Hier, au crépuscule, un homme de chez vous a crié dans la vallée. Il était malheureux. Il appelait. - Pourquoi appelait-il ? - Il avait perdu une chèvre. - Ah ! C’est Iskandat dont tu parles. - Je ne sais pas. Il souffrait. Elle éclata de rire - Mais qu’est-ce que tu as ? - Il ne l’a pas perdue, il l’a vendue. Le matin même avec dix-neuf autres. Le soir, il s’est trompé en recomptant son troupeau. Que veux-tu, il a tellement de bêtes ! C’est le plus gros propriétaire de la région. - Tu es sû re ? - Puisque je te le dis. Se laissant choir* sur une marche du perron, les coudes sur les genoux, le menton dans les mains, Antoun contempla longtemps la vallée et considéra la distance qu’il venait de parcourir. - Tiens, le voici ! reprit la femme. Sa carriole l’attend un peu plus bas, il va passer devant nous. Une fois par semaine pour les besoins de son commerce, il fait la tournée des villages, et c’est aujourd’hui son jour. Bordé d’un cô té par les maisons, de l’autre par un précipice, ici le chemin se rétrécissait. L’homme avançait avec assurance, déplaçant l’air de ses larges épaules; il portait un pantalon de toile blanche, une veste noire, une coiffe rouge. En passant, il fit un bref salut à la femme, puis toisa du regard cet étranger, couvert de poussière, accroupi sur le porche, comme un vagabond. Andrée CHEDID. Le Corps et le Temps Dénouement inattendu ou (Chute) « primus » : réchaud / « une urne » : une jarre, un récipient / « se laissant choir » : se laissant tomber / « fez » : chéchia. LA MOUCHADOU On l’appelait la Mouchadou et vous allez comprendre pourquoi. Elle devait avoir douze ans mais paraissait en avoir huit ou neuf. Elle était petite et maigre et on voyait mal son visage sous ses longs cheveux noirs. Un peu sauvage, elle sautait de rocher en rocher avec un petit bourdonnement de mouche. La Mouchadou était sourde et muette. Á cette époque, dans les villages, il y avait souvent une personne un peu simplette ou folle. On l’acceptait, elle faisait partie du village mais les enfants la tourmentaient sans réfléchir. Nous aussi, nous faisions la même chose. Oui, bien sû r, la pauvre Mouchadou n’était pas folle, mais elle ne pouvait pas parler. Elle était différente et, pour cette raison, nous la tourmentions comme nous tourmentions un chat, des fourmis, une mouche… Et peut-être aussi que nous avions peur d’elle et de ses grands yeux noirs où nous pouvions lire le malheur. Angéline Carrel, l’institutrice, faisait son possible pour la Mouchadou. Elle la prenait après la classe, lui montrait des mots. Mais nous étions en 1925 ou 1926, nous habitions à La Cluse, petit village des Alpes, et on ne connaissait pas les méthodes modernes pour aider les enfants comme la Mouchadou. L’institutrice était, après le curé et le maire, une personne que tout le monde respectait. Elle nous parlait des sciences et de l’orthographe mais aussi des choses du monde, de la vie, de la santé. Quand elle voyait un « grand » dans un coin avec une cigarette, il devait conjuguer cette phrase à l’imparfait et au passé composé : « Je ruine ma santé, je perds mon argent, je désobéis à mes parents et je fais de la peine à mon institutrice. » Les parents devaient signer le tout, alors, vous voyez le problème. Angéline Carrel nous parlait aussi de la Mouchadou, de sa solitude. Elle utilisait des images terribles que nous comprenions d’abord mais que nous oubliions vite, une fois en groupe. Ma vie, c’était la vie des garçons du village. J’avais treize ans, j’allais à l’école, je travaillais déjà beaucoup aux champs. En été, je gardais les moutons, seul dans la montagne. Je restais des semaines loin de tout et, quand le besoin de parler et d’entendre une voix devenait trop fort, je pensais à la Mouchadou. Alors je criais pour entendre le son de ma voix. En novembre, la neige fermait la vallée, mais elle avait pour nous cet avantage : nous avions enfin un peu de temps, et nous pouvions jouer. Le plus beau jour de l’année, c’était le jour de la fête du village, le premier juillet. On dansait, on mangeait de bons gâ teaux. La fête finissait tard dans la nuit et quand les parents étaient au lit, les garçons du village transportaient une charrette au sommet d’un rocher au-dessus du village. Ce n’était pas facile dans l’obscurité. Mais au matin, le propriétaire de la charrette pouvait voir en haut les deux bras de sa charrette et on l’entendait crier dans le village : « Ah ! bande de sacripants ! Ah, vauriens ! » Nous étions en juillet 1926. Comme d’habitude, la fête finissait en chansons, les gens rentraient chez eux. Il était une heure du matin quand Etienne a eu cette idée diabolique : « Cette année, on va tirer la charrette du père Roux sur le rocher, mais on va faire beaucoup mieux… Demain le vieux va… une fille sur sa charrette. » — Une fille ? Tu ne veux pas emmener une fille là -haut ? a demandé François. — Si ! On va laisser une fille sur la charrette. On va l’attacher, bien sû r. Je crois qu’on va bien rire. Imaginez demain la tête du père Roux… — Mais enfin, ont protesté Michel et François, elle va avoir froid, et puis pense à ses parents, elle va les appeler, ils vont en faire des histoires ! — Froid ? Vous croyez ? Une nuit à la belle étoile en juillet, ce n’est pas un malheur ! Et on lui laisse une couverture, moi je veux bien. Et puis je connais une fille qui ne peut pas appeler, qui ne peut rien raconter à ses parents… La Mouchadou ! » L’idée ne me plaisait pas trop et j’ai hésité un moment. Mais j’étais le plus jeune du groupe et je faisais partie du « coup » de la charrette pour la première fois. La Mouchadou était encore là . Elle regardait les filles qui dansaient entre elles. Alors, É tienne est allé vers elle, puis il l’a prise par la main et la petite l’a regardé avec de grands yeux. Ils sont venus vers nous et É tienne a dit à la Mouchadou : « On va faire une blague au père Roux, tu viens avec nous. » Alors, Michel et François sont allés chercher la charrette du père Roux qui dormait sur ses deux oreilles et l’escalade a commencé : É tienne et François poussaient la charrette, Michel la tirait et moi je tenais la Mouchadou par la main. De temps en temps, elle me regardait et je devinais son regard inquiet dans la nuit. Elle pouvait m’échapper mais ne le faisait pas. Pourquoi ? Que pensait la Mouchadou ? Est- ce qu’elle ne comprenait pas encore notre idée ? Est-ce qu’elle n’osait rien faire ? Peut-être qu’elle voulait faire partie de notre aventure, peut-être qu’elle ne voulait plus être seule… Nous avons mis une heure pour arriver au sommet du rocher. Là , nous avons attaché la Mouchadou sur la charrette. Elle ne pleurait pas, elle ne criait pas mais on entendait le bourdonnement un peu fou de sa respiration et je sentais en elle une peur violente. « N’aie pas peur, a dit Michel, tu ne risques rien… — Elle ne t’entend pas a dit É tienne, partons. » Nous sommes partis. Michel chantait, François et Etienne racontaient des blagues et moi je riais. Pendant que nous redescendions, une petite fille là -haut tremblait de peur et ne pouvait appeler personne .Mais tout le monde voulait être gai. Moi je croyais sentir la main de la petite Mouchadou. Une fois chez moi, je n’ai pas pu dormir. Chaque fois que je fermais les yeux, j’imaginais la fille là -haut sur la charrette. Et tout à coup j’ai pensé aux histoires de loup que ma grand- mère et nos parents racontaient à la veillée. Mais non, il n’y avait plus de loups dans nos montagnes…et surtout pas en été. Quand je gardais les moutons, je restais souvent la nuit dehors. Et je n’avais pas peur. Oh !si j’avais peur ! J’avais peur de la solitude. J’avais peur de la nuit, des loups, des bandits cachés dans les cavernes, des bêtes cachées sous les pierres, je criais, j’appelais le chien… Vous devez, vous voulez leur parler. C’est votre vie qui est en jeu. Ils vous voient mais ne vous entendent pas et ne vous comprennent pas… » Mademoiselle Carrell exagérait comme toujours. Et la Mouchadou… J’ai sauté du lit au moment où j’ai pensé : « Après tout c’est bien fait pour elle. » J’ai mis mes chaussures et j’ai couru. L’escalade m’a paru très longue. Et je glissais et tombais sur les pierres. A un moment j’ai entendu un bruit de pierre qui venait de la gauche. J’ai écouté et j’ai entendu une nouvelle pierre qui roulait sur la pente, mais cette fois c’était à ma droite. On montait et on descendait. Des personnes ou des bêtes ? Mais je ne voulais plus hésiter une minute, alors j’ai continué mon chemin. Un quart d’heure plus tard j’étais arrivé à la charrette et j’ai délivré la Mouchadou. Tout à coup, j’ai vu une ombre derrière la charrette. J’ai pris la Mouchadou qui tremblait dans mes bras _ je tremblais aussi_ et j’ai crié : »Qui est là ? » « Moi » a dit Michel, et, en effet c’était bien lui. Il était aussi gêné que moi : « Je crois qu’on a eu la même idée ! » et tout à coup « Chut ! Il y a quelqu’un qui monte ! » Cachés avec la fillette derrière la charrette, nous avons entendu la voix de François qui l’appelait : « La Mouchadou ! La Mouchadou ! Où est-ce que tu es ? Je suis venu te délivrer ! » Nous n’avons pas bougé mais notre rire nous a trahis. Le lendemain matin, nous avons entendu le père Roux qui criait dans la rue : « Réveillez vos garçons ou je vais les réveiller à coups de pieds là où je pense ! » J’ai regardé par la fenêtre, j’ai vu Etienne qui courait et son père derrière lui qui criait : « Alors vous l’avez montée là - haut ? C’est vous qui l’avez montée là -haut ? » Et Etienne qui répondait et courait toujours : « Mais je te jure qu’elle est redescendue, si ! Je te jure, elle est redescendue ! Elle est rentrée chez elle, je ne l’ai plus revue. Elle n’était plus là -haut quand je suis remontée. ! » Et son père : « Comment ça, elle est redescendue ? Eh !vaurien ! Regarde là -haut, tu ne la vois pas peut-être ? Ce n’est pas toi qui l’as montée là -haut ? Tu n’as pas d’yeux pour voir, hein ? Redescendue, redescendue ! Et depuis quand est-ce qu’elles ont des ailes les charrettes ? » Jean PAILLOUX La Mouchadou Situatuon initiale Elément perturbateur Péripétie 1 Péripétie 2 Dénouement Situation finale et la chute