Vous êtes sur la page 1sur 68

La noyée de la Fosse aux Ours.

V.D.Q.S., Jean-L. Carteret

La noyée de la Fosse aux


Ours.
(micro-pseudo-saga policière)

1
La noyée de la Fosse aux Ours.

Un : Ceinture.

Hier matin, un corps a été retrouvé sans vie dans le


Rhône, accroché à des branchages, à la hauteur de la
Fosse aux Ours. Il s’agit d’une vieille dame dont
l’identité n’est pas encore connue des services de
police. Il semble qu’elle n’ait pas subi de violence
hormis les atteintes dues à un séjour prolongé dans un
milieu aqueux, selon les experts des services de police.
Le Progrès de Lyon, quelque part dans les pages
intérieures.


Je vous plante le décor : les Brotteaux, un jour de
pluie massacré par le dernier Johnny. Dans l’immeuble,
dans la rue, dans les bagnoles. Impossible d’y échapper.
Je peux à peine distinguer la gare derrière les perches
des trolley-bus. La faute à la pluie, pas à Johnny.
Couac-euh...

2
La noyée de la Fosse aux Ours.

À cette époque, je portais une ceinture pour tenir mon


futal. C’est que je sentais déjà le gras-double pousser au
milieu de mes 187 cm. Depuis, j’ai adopté les bretelles,
mais… peut-être qu’un jour j’arrêterai la bière. Si, si, je
suis bien Lyonnais. Mais il ne faut pas oublier qu’à la
confluence du pot de Beaujolais et du ballon de Côtes, il
y a la Georges… la Brajo… Non, pas comme Brassens
Georges ! Bra-Jo comme Brasserie Georges.
Ma première cliente se pointe dans mon dos. J’avais
complètement oublié de fermer la porte.
— Monsieur Van Den… euh…
Je profite de cette hésitation pour sauter derrière mon
superbe bureau style Emmaüs bricolé.
— Appelez-moi V.D.Q.S.. Seuls mes ennemis sont
obligés de m’appeler par mon nom…
Elle entre dans mon beau local tout neuf, ma carte de
visite à la main: J.J. Van den Quatsch-Sternberg,
détective privé agréé.
Moi, je cherche pas les ambierles. J’ai toujours rêvé
de planquer des heures dans un bistrot, inventer un
compte-rendu à la louche et me faire payer par des
rombières en tailleur Chanel et en mal de divorce. Ou de
me payer la rombière.
Un long manteau en bestiau à poils blancs retourné.
Une chemise indienne très échancrée, sur un Denim
pattes d’éph décoré de guipures bigarrées, un bandana

3
La noyée de la Fosse aux Ours.

pour tenir ses cheveux interminables, elle pousse la


porte derrière elle et s’approche du bureau. Elle tire la
chaise bistrot. Vraiment très échancrée.
Je devrais lui dire qu’elle ne frappe pas à la bonne
porte, mais je suis un gone bien élevé, alors, avec la
perspicacité qui sied à mon art:
— Vous, vous ne venez pas pour faire suivre votre
mari.
Elle se contente d’un sourire, comment dire ? Un peu
condescendant.
— Qu’est-ce qui vous arrive et vous amène?
La question s’adressait autant à la déesse qu’à ses
seins.
Elle plonge les mains dans les larges poches.
— Ma Grand-mère est morte.
— Ah.
Elle désigne le journal étalé sur mon bureau aux pages
locales. Ce qui m’intéressait, c’était le dernier match de
l’U.S. Guillotière. L’U.S. Guillotière n’étant pas un
contre-torpilleur de la dernière guerre ! L’Union
Sportive Guillotière, c’est le petit club de hand où j’ai
failli user mes basquettes le temps de réaliser que le
philosophe avait raison : « les coups, quand ça vous
arrive, ça fait maaaal ! ».
— L’autre article. Celui avec la photo.

4
La noyée de la Fosse aux Ours.

Évidemment, j’avais vu la photo du pont de la


Guillotière, avec les plongeurs, les gyrophares et tout le
toutim. Mais ça, c’était un truc pour les vrais flics.
— Ah, la noyée c’est vous ?
— Dans un sens...
Si on continuait par le commencement ?
— Nom - âge profession - adresse, est-ce que tu
baises ?
— Je m’appelle Ombeline Charbouilloux. Ombeline,
comme ma grand-mère… la noyée du journal. Dans les
20 et quelques. Et je vais entrer dans un ashram.
— Un quoi ?

— Laisse tomber. Pour le moment, je loge à l’hôtel,


rue du Petit David.
Évidemment. C’est un des rares lieux où j’ai laissé
traîner mes cartes de visite. Le genre d’établissement
pas très catholique mais chaleureux et accueillant, si tu
vois ce que je veux dire.
Elle se lève d’un coup de rein.
— Bon, on y va ?
— Euh… Où ça ?
— Ben au Parc de la Tête d’Or ! C’est pas là-bas que
ça c’est passé ?
Ombeline venait de la campagne, de Tournus, là-haut
dans le grand nord. Il a fallu que je lui explique que le

5
La noyée de la Fosse aux Ours.

quartier de la Fosse aux Ours tenait son nom de l’espèce


de passage piétons créé en face du nouveau pont de la
Guillotière et ainsi nommé par la grâce d’un gazetier,
sans doute amateur de balades dominicales dans le zoo
du parc en question.

Ombeline, n’avait pas de nouvelles d’Ombeline


depuis un mois et des bananes. Elles ne se voyaient pas
très souvent, quasiment jamais, mais la mère-grand lui
avait remis, avec une certaine solennité, un objet de
famille, un vieux collier.
— C’est peut-être pas elle ?

À part qu’elle habitait dans le même secteur et qu’il


lui arrivait d’aller promener son chien le soir sur les
quais de l’autre côté de la fosse aux ours. Je n’ai pas
voulu lui dire, mais cette histoire d’ héritage, ça sentait
le suicide.

6
La noyée de la Fosse aux Ours.

Deux : Nada.

C’est aussi ce qu’ils lui ont dit à l’institut médico-


légal. Enfin, le grand type chauve, à petites lunettes, qui
semblait être le chef, avec ses stylos-bille en barrette
d’ancien combattant.
— C’est elle ?
— Ça y ressemble.

Faïence poisseuse, mais crasse d’époque. Néon


triste. Gloussements de carabins dans les cintres. C’est
le moment ou jamais de jouer au docteur sur de la
viande vivante… Ou alors, c’est pour se rassurer. Mais
de quoi ? les morts n’ont jamais tué personne. Sous le
scialytique glacial, la mamie était raccord : Pas très
ragoûtante. Des bleus partout, quelques fractures,
normal, elle a dû rouler contre les bas-quais du fleuve
roi sur une bonne distance. Je recule un peu, histoire de
mettre les idées et les boyaux en place. Elle, au

7
La noyée de la Fosse aux Ours.

contraire, elle se penche sur sa parente avec un


froncement docte des sourcils.
— J’y crois pas.
— Oh, il y a pas vraiment de doute…
« À part l’hématome au foie ! » Grince une voix
venue du fin fond du palais des trucidés.
— Vous occupez pas. Oui, il y a bien ce coup au
niveau du foie, mais si vous dites, mademoiselle, que
votre parente était dans les ordres, on peut imaginer que,
juchée sur le parapet d’un pont, battant sa coulpe
violemment avant de…
Un « ouaf ! » narquois.
— … Bref, ce geste corrobore en tout point la thèse
du suicide.
Il commence à montrer des signes d’impatience.
— Bon, allez ! Vous allez me remplir ces papiers
comme quoi vous reconnaissez  madame-eeee …
— Sœur Marie des Anges, Ombeline Grimouche de
son vrai nom!... Chez nous, on est bonne-sœur de grand-
mère en petite fille.
— ...en tant que votre aïeule. De toute façon, c’est
monsieur ou madame, y a pas d’autre case.
Ils lui ont donné ses affaires. C’était vite vu : à part
les sous-vêtements qui sont restés bloqués dans les
scellés - « J’y peux rien, ils sont pas perdus les scellés,

8
La noyée de la Fosse aux Ours.

mais on sait pas où y sont » - il y avait une blouse triste


et un manteau en grosse laine pauvre.
— Vous n’aurez qu’à les donner à la morgue, pour
l’habiller, si vous ne trouvez rien d’autre chez elle.
— Et la clé de sa piaule ? Et son chien ?
Pas vus, nada ! Les pompiers avaient fouillé la
moindre pierraille et, à part un cadre de bicyclette Follis,
un pneu de Jaguar type E…
— Nada, on a compris.
Après ? « Eh bien, demain matin le corps sera
transféré à la morgue ; vous pourrez le récupérer et vous
en ferez ce que vous voudrez». Une signature ici, un
paraphe là...
— De toute façon, on va pas la garder jusqu’à la Saint
Glinglin, maintenant que l’affaire est pliée…
Il faut dire que le juge avait d’autres chats à fouetter.
Pour moi aussi, affaire pliée, même si je n’ai pas le
moindre chat à fouetter. A part celui de ma cliente, bien
sûr, mais je ne voudrais pas précipiter les évènements,
malgré les gazouillis du perchoir. Allez, ciao !
— Bon, ben je vais vous laisser. Docteur…
— Professeur !
— Désolé, j’avais pas vu… Ombeline, je vous rac’...
— Ils l’ont zigouillée !
— Zigouillée !

9
La noyée de la Fosse aux Ours.

Le premier zigouillée, Ombeline, plantée contre la


table d’autopsie, l’avait craché entre les dents. L’autre
venait de là-bas.
— Ah ! Vous voyez!
Elle se rengorge. Moi, juste curieux :
— C’est qui?
— C’est rien, c’est le quota.
— Le quota ?
— Ouais, la touffe de cheveux qui dépasse du fauteuil
roulant, là-bas au fond.
Là-bas au fond, il y a comme un trou noir, dans une
arcade. Sans doute une porte murée du temps de
Lacassagne. Bien à l’abri dans ce trou noir, un bureau
sombre, garni d’un lumignon qui se contente d’éclairer
le téléphone en bakélite, un énorme bloc de papier, une
pile de journaux, et une grosse main biscornue qui
s’agite mécaniquement sur le bloc. Une naissance
difficile, une maîtrise de droit, un doctorat en
psychologie, deuxième de sa promo à l’école de police,
premier en thanatologie. Pour finir, une arrivée imposée
par le ministère dans un commissariat de quartier, pour
faire plaisir aux socialos, ça nous fait une paire d’yeux
globuleux, amplifiés par deux verres de téléscope en
guises de lunettes. au sommet d’un corps ratatiné.
Un bourdonnement erratique fait pivoter le fauteuil
d’un quart de tour.

10
La noyée de la Fosse aux Ours.

— Vous voyez, le bon dieu m’a pourvu du strict


nécessaire : une grosse main pour manipuler cet engin,
une petite pour me gratter les testoches. Les jambes, je
m’assois dessus. Les bras ? de toute façon, j’aime pas le
chocolat. Et une grosse tête dotée d’une mémoire
absolue. J’ai englouti tous les faits divers de la région
depuis 1945. En haut lieu ils savaient pas où me poser
mais ils étaient obligés de me poser quelque-part. Je fais
l’interface avec les enquêteurs. Du coup, je gêne
personne ici.
Mais bien-sûr ! Toujours à mettre son grain de sel, à
contester à chercher la petite bête, ça met tout le monde
de mauvaise humeur, ça ralentit les enquêtes, on se
demande à quoi ça rime tout ce tintouin.
— J’ai quand-même résolu quelques affaires.
Du coup, le professeur, jette nerveusement les papiers
à signer sur le bureau sombre. Genre : démerde-toi avec
ça puisque tu es si malin. Et puis, il tourne les talons en
fouillant nerveusement dans sa blouse, à la recherche du
paquet de clopes qu’il a oublié sur le ventre de la morte.

— Évidemment, il a que ça à foutre !... Mon briquet,


où j’ai foutu mon briquet… Oh ! Là-haut! Vous pouvez
pas aller faire vos cochonneries ailleurs !

11
La noyée de la Fosse aux Ours.

J’ai raccompagné ma cliente à son hôtel. Avec ma


vieille DS pourrave. Ce soir-là, j’ai regretté de ne pas
avoir acheté la petite MG avec le levier de vitesses au
plancher. Et, pour ceux qui se souviennent, la DS, à
l’avant, c’était chacun chez soi et la main bien loin du
jean moule moule. En plus, pas moyen de se garer dans
la rue microscopique. Arrêt en double-file, une roue sur
une marche d’escalier.
— Eh bien...
Son sourire s’est humanisé :
— Eh bien, bonne nuit, V.D.Q.S. !
Elle est dehors en une torsion reptilienne, repousse la
porte du bout des doigts.
—Ah ! J’oubliais…
Elle toque à la vitre. Je me penche en travers des
fauteuils pour descendre la vitre à la manivelle. Elle
s’appuie à la portière et, comme une confession:
— Jamais le premier soir.
Euh… le temps que mes petites cellules grises se
mettent en branle, elle me tournait le dos.
— La réponse à la cinquième question… Faites de
beaux rêves !
Sa silhouette d’ange s’évapore derrière la porte en
verre cathédral. Au premier étage, le rire poisseux d’une
fille. Retour sur terre. Rentré chez moi dans le flap-flap

12
La noyée de la Fosse aux Ours.

d’une roue à plat.

13
La noyée de la Fosse aux Ours.

Trois : N’importe quoi .

J’ai retrouvé Ombeline rue Aimé Collomb, devant la


porte de l’immeuble de la grand-mère, avec un serrurier.
L’appartement était au cinquième sans ascenseur. Entre
son déhanchement et ses yeux dans les étoiles, j’ai eu le
temps de me demander ce qu’elle cherchait. L’amour
avec un grand A ou l’amour avec un gros tas.
La porte était déjà ouverte. J’ai suggéré d’appeler la
police.
— Pourquoi ? Vous avez les jetons?
Elle se tourne.
— Vous avez un flingue ?
Elle avait déjà poussé la porte.
— Et encore quoi !
— Qui est-ce qui m’a fichu un détective pareil !
— Halte au feu ! Elle est là la police !
— Oh non ! pas lui...

14
La noyée de la Fosse aux Ours.

Le coassement fait du ping-pong dans l’escalier. Un


coup d’œil par dessus la rambarde, il y a le fauteuil
roulant qui me regarde en contre-champ, une main
jupitérienne tendue tant bien que mal dans ma direction.
— Vous touchez à rien ! Ceci est une scène de crime !
— Qu’est-ce que vous foutez là, d’abord ?
— J’ai décidé de reprendre l’enquête. Le chef a dit
que ça lui ferait des vacances… Bon, vous venez me
chercher ou bien…
Comment tu veux que j’aille le chercher ? Son
fauteuil pesait une tonne avec ses deux batteries de
Berliet.


Mademoiselle chaud et froid a eu un petit sourire
sardonique quand elle m’a vu arriver avec le nain de
jardin dans les bras. C’est pour ça que j’ai jamais eu de
gosse : pour pas avoir cet air con. À la fin de l’enquête,
on fera les comptes! J’ai balancé mon paquet sur le
fauteuil Voltaire usé jusqu’à la moelle. C’est vrai qu’il y
a une enquête, j’ai failli oublier.
L’appartement, on ne peut pas dire qu’il était sens
dessus dessous vu qu’il n’y avait rien à mettre sens
dessus dessous. Mais on voyait bien que la minuscule
chambre de bonne sœur avec son crucifix qui fait
bénitier, sa boule à neige - Lourdes en entier, grotte

15
La noyée de la Fosse aux Ours.

comprise -, une couverture de Télé 7 Jours encadrée,


avec la tête du pape, avait été visitée. Une boite à
bijoux renversée sur un monceau de chapelets en
plastique, un vestiaire sans veste, ses quelques cintres à
la bade dans la piaule. Qu’est-ce qu’ils cherchaient ? Un
coffre de banque ?
— Hé ! c’est qui qui va me payer ?
Le bruge était encore sur le pas de la porte, ses outils
à la main et la lippe sous les chicots.
— Vous payer quoi ?
Elle me fait un clin d’œil et un coup de sourcils en
direction du quémandeur.
— Moi ?
— Vous mettrez ça sur ma note, j’ai rien sur moi.
C’est demandé si gentiment ! Je lui ai filé cinquante
balles pour ses papier-maïs et on est allés faire le point
au bistrot d’à côté.


— Il manque quelque-chose ?
— Je ne pense pas.
— Mais alors, qu’est-ce qu’ils cherchaient ?

Un petit sourire futé.


— À mon avis… Ça.
Et elle sort de sa poche son héritage : un collier des
années 50 avec une petite croix rouillée qui pendouille

16
La noyée de la Fosse aux Ours.

au bout. Pour une fois, le Quota et moi, on est sur la


même longueur d’onde:
— Vous pouviez pas le dire avant !
— Avant quoi ?
— Avant qu’on se pose trop de questions, par
exemple.
Sauf que moi, je ne m’en posais pas des questions.
— Ben, pour une bonne-sœur, je vois pas ce qu’il y a
d’extraordinaire.
— Hé ! Vous allez pas me la chourer, quand-même ?!
— Hum… Tant que c’est pas une pièce à
conviction…
— C’est surtout mon seul héritage. Elle me l’a remise
avant de manger les nems, de l’autre côté de la place du
Pont, elle la tenait comme si c’était le saint sacrement.
Elle m’a dit en latin « Vingt et Un, comme ma grand-
mère avant moi, je te remets ce symbole éternel... »
après, c’était incompréhensible, j’ai pas fait latin
première langue, désolée.
— Vingt et Un ?
— C’est ce que j’ai compris. Mes parents disaient
qu’elle était un peu zinzin.
Entre la poire William et le fromage de tête, elle s’est
inquiétée du moral des troupes auto-portées.
— Et… ça vous gêne pas, qu’on vous appelle comme
ça… ?

17
La noyée de la Fosse aux Ours.

— Le Quota ? Oh, on a tous des surnoms, au boulot.


Le temps que je descende un sérieux il nous avait
passé en revue tout le personnel de l’IML et maintenant
il attaquait le commissariat. Il sautait, il tressautait, il
sursautait sur son perchoir ! Je suppose qu’il tentait de
mimer coreligionnaires.
Tout le bistrot avait baissé d’un ton et profitait des
belles histoires de l’oncle Quota. Sauf Ombeline qui
attendait patiemment une brèche dans la logorrhée.
— Et si c’était pas une croix ?

N’importe quoi.

18
La noyée de la Fosse aux Ours.

Quatre : N’importe Qui.

La fosse aux ours était un cloaque immonde. Pas


l’original celui du parc de la Tête d’Or. Non, l’autre, le
passage pour piétons inauguré en grande pompe (à fric)
en 1958 au bout du nouveau pont de la Guillotière. Un
rond-point avec l’idée sublime de faire passer les
piétons sous les voies pour débouler, par quatre
souterrains, au milieu, à l’air libre. Enfin… si tu arrives
jusque là. Déjà, quand tu attaques les premières marches
tu es saisi par l’odeur de blockhaus Et puis, il faut se
remettre en apnée pour plonger dans le marigot final.
Bref, ça donne pas envie. Conclusion : le pékin moyen
comme toi et moi, il continue de se faire écrabouiller en
faisant du slalom sur le quai Augagneur.
Mais moi, je n’étais pas là pour traverser. Je voulais
savoir si les ours mal léchés avaient vu quelque-chose.
Quatre souterrains, quatre clans : côté Montebello les

19
La noyée de la Fosse aux Ours.

Ritals, côté place Raspail les Sénégalais, côté


Augagneur les n’importe quoi, côté piscine du Rhône
les Yougos, et, au milieu, une grande arène dégazonnée.
J’avais mon cabas en toile cirée rempli de vin du
Carillon. D’après Ombeline, Ombeline faisait tous les
soirs une petite balade sur les quais, sans passer par la
case fosse aux ours évidemment. Moi, je visais les
n’importe quoi.
Les n’importe quoi c’étaient n’importe qui. Sauf le
professeur. Il passait la journée en robe de chambre
couleur gros rouge sur un pull mité, et charentaises à
motif couverture de grand-mère. Une barbichette poivre
et sel et pisse de chat entre les joues rasées un jour sur
trois ou quatre. C’est lui qui répondait à toutes les
questions. Même, des fois, les autres, ceux des autres
souterrains, lui envoyaient un émissaire, pour savoir ce
qui était écrit sur un papier de la sécu ou autre.
N’importe lequel des n’importe quoi l’aurait envoyé
bouler. Pas lui. Lui c’était quelqu’un.
— T’sais, petit - il faisait une tête de moins que moi,
mais bon…- un jour j’t’apprendrai des choses. En
attendant, qu’est-ce tu veux savoir ?
Il te racontait même des trucs que tu lui demandais
pas :

20
La noyée de la Fosse aux Ours.

— T’sais que les Sénégalais, en face, c’est comme


pendant la guerre, c’est pas des Sénégalais. T’as des
Camerounais, des Maliens, des Ivoiriens…
Quand a sonné la dernière bouteille de Carillon, il
m’avait quand-même raconté tout ce qui m’intéressait.
À savoir, un : que quelqu’un avait aperçu trois ou quatre
bargeots, des qui étaient pas du coin, qui se bagarraient
sur les bords du Rhône. Deux : qu’un autre avait
entendu un petit excité qui criait « tape-lui dessus !
Tape-lui dessus ! ». Trois : qu’un autre en allant
soulager ses boyaux au bout du souterrain s’était heurté
à un personnage bizarre qui l’a attrapé par le colbac en
gueulant : « Elle est où la rue Aimé Collomb ? Hein ?
elle est où la rue Aim… mais il me pisse dessus, ce
con ! Bon, ça va je trouverai tout seul... » et qui a
disparu dans la brume. Je sais, la nuit était
particulièrement claire, mais je ne parle pas de cette
brume-là. Un signe particulier ? Ben non, chauve, une
haleine de chacal, normal. Ah ben si ! Il avait comme
une espèce de robe noire pleine de boutons.
— Un curé !?
— Fous-moi la paix, c’est l’heure de ma méditation.
Bonne nuit.
Le soleil était au zénith et j’avais une petite faim.

21
La noyée de la Fosse aux Ours.

Cinq : Le Mystère de la Clef.

Comment ça, pas une croix ? Ça faisait pourtant bien


comme une croix aux branches raccourcies, mais il y
avait un petit retour carré en bas, pas très catholique si
je puis me permettre. Et puis les branches faisaient
comme des lettres, peut-être un B et un C. Mais c’était
tellement rouillé…
La rue de la Charité c’est la rue des vieilleries. Tu as
le musée des tissus, avec des robes pharaoniques, les
vieux qui vont faire les beaux place Bellecour, les
vieilles qui se pomponnent à la devanture d’une
bijouterie et, surtout, les boutiques d’antiquités.
Attention ! pas de la brocante, des an-ti-qui-tés. Ce sont
ces dernières qui m’intéressaient ce jour-là. Le Quota
m’avait tuyauté vers une qui était spécialisée dans les
bondieuseries.
« Ouh-là ! » qu’il a fait, le tenancier de ladite
boutique. Pendant ce temps, Ombeline faisait le tour du

22
La noyée de la Fosse aux Ours.

proprio avec l’air de se désintéresser complètement de


la discussion. Et que je te tripatouille un chapelet par-ci
et que je te caresse un chandelier par-là...
Le broque s’approche de la vitrine festonnée de ses
chiures de mouches d’origine, antiquité oblige, chausse
son œil d’une loupe d’horloger.
— Ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais… Ben non,
c’est pas une croix ! Je vous en donne 25 balles.
J’ai essayé de lui expliquer que c’était un héritage
que ci que là...
— Allez, 40, pour vous faire plaisir.

— Hé, Ducon ! Je vends pas ! T’as pas compris.


— Pas la peine, de crier, jeune fille. Bon, on va
repartir sur de nouvelles bases. On va dire que c’est
médiéval, il y a des amateurs pour cette époque,
disons… soixante d…
— Bon, allez, je vais m’en griller une dehors.
Le maître des lieux est allé retenir la porte, parce que
Ombeline, elle n’avait pas l’intention de se retenir..
— Non, mais c’est vrai quoi. C’est une clef. Une clef
de coffret. C’est vieux, c’est médiéval. Je vais pas vous
dire qu’y a pas une clientèle pour ça... Mais sans le
coffret, ça vaut que tchi.
Je voulais lui reprendre la croix-clé. Mais il s’est
retourné vers la vitrine. On s’est retrouvés quasi dans la

23
La noyée de la Fosse aux Ours.

devanture, entre une sainte vierge en porcelaine et un


ostensoir cabossé.
— Ah, ça ! Diantre, fichtre, peste ! On dirait… tiens,
regardez...
Il me confie la loupe.
— ...Ça ressemble bien au blason des Cisterciens. Et
ça pourrait être confirmé par les lettres B et C. Bernard
abbé de Clairvaux. Saint Bernard si vous préférez.
Il a laissé planer un silence débordant de sous-
entendus. Saint Bernard, moi, je voyais un gros toutou
batifolant dans la poudreuse avec un tonnelet de Négrita
sous le museau.
— Allez faire un tour aux archives diocésaines… et
revenez me voir après. Je pense qu’on va faire affaire.
Cîteaux dit sitôt fait. Désolé, je ne pouvais pas la
laisser passer.

24
La noyée de la Fosse aux Ours.

Six : Chut !

Devinette du jour : Quelle est la différence entre la


bibliothèque municipale et les archives diocésaines ?
Dans la première il ne faut pas faire de bruit, dans
l’autre il faut faire du silence. Même les mouches
n’osent pas péter. Juste un néant sonore, avec,
parcimonieusement, subrepticement, sur la pointe des
temps, le gong sourd de la porte d’entrée, quelque-part
en bas à droite. Ainsi sont les archives du diocèse de
Lyon, noyées dans le massif bâtiment de l’archevêché,
lui-même dans l’ombre de l’éléphantesque basilique de
Fourvières.
Or donc, de bon matin, Ombeline et votre serviteur
prîmes la ficelle pour escalader la colline qui prie, selon
le terme consacré par les guides touristiques. Nous
étions entourés de nonnes encornettées qui allaient au
turbin, agrippées à leur chapelet, mutiques et absentes.
Elle, elle les défiait de son regard ironique et envieux.
Collé contre son parfum de musc et de sueur, je rêvais
de lui démouler le jean devant une volée de moinettes

25
La noyée de la Fosse aux Ours.

effarouchées, mais je me suis contenté de glisser la main


dans son dos, le long de la barre d’appui. Ben quoi ?
Moi, j’appelle ça la stratégie des petits pas.
Accueillis par un petit abbé qui osait à peine regarder
Ombeline dans les doigts de pied.
— Frère Yannick, pour vous servir. Je serai votre
guide dans cette aventure. Hi hi...
Pour elle, l’aventure s’arrêtait au rez de chaussée,
dans l’immense réfectoire réservé aux pèlerins. La gent
féminine n’avait pas le privilège de franchir le cordon
de velours rouge qui entrave l’accès au monumental
escalier de marbre.
Bref, me voici dans les limbes entouré de documents
d’époque et de l’attention du petit abbé rougeoyant et
qui sait tout.
— Ah non, le spécialiste, sur la région, c’est le père…
hum ! C’était le successeur de Fouetteau, il me semble.
En tout cas, pour la procession et tout le cérémonial.
N’était-ce point l’abbé Bourniquet ou quelque-chose
comme ça ? Ça va me revenir… Non, moi, je ne suis
qu’un modeste docteur en littérature religieuse. Je vous
ai mis des post-it…
Outch ! Que du lourd : Sancti Bernardi Opera, Les
Mémoires de François le Bourguignon, clerc de
l’Abbaye de Clairvaux, le Grand livre des paroisses du

26
La noyée de la Fosse aux Ours.

Dauphiné, le Traité de Saint-Bernard premier abbé de


Clervaux de l'Amour de Dieu….
— C’est quoi ce truc : Charges journelles et estor ?
— Oh, c’est rien, je vous ai mis ça au cas où. C’est un
peu l’inventaire du nécessaire de voyage sous la
responsabilité de ce François Guillot, avec le
prévisionnel des achats… Par exemple, vous voyez ici :
une vaselette estaimee por vin de messe. Il s’agit du
récipient qui contient le vin de messe. Tout n’est pas
aussi clair. Deus covertors de lange, par exemple, ce
sont deux couvertures de laine.
— Ouais, ouais, ouais...
— Je vous laisse un instant, je vais voir si votre
compagne – je l’ai vu rougir du coin de l’œil - n’a
besoin de rien.
— Hein ? Ah, oui, c’est bon, je vais me débrouiller.
Au fait c’est pas ma…
Ouais, on s’en fout.

Jeune clergeault, fus je adjoinct ad servis de frère


Bernard, a fin d’icelui toutes charges journelles, estor
et menue escripturie, porvoier .
(Mémoires de François Guillot dit Bourgoignon.)
Depuis son show à Vézelay, où il a mis le feu à la
cour royale venue l’applaudir, Bernard ne se sent plus

27
La noyée de la Fosse aux Ours.

pisser. Rappel des faits : Pâques 1146, cent mille fans en


délire, le roi et la reine qui lui arrachent les habits, et les
jeunes nobliaux qui cassent les bancs.

Dans la foulée, il décide de pousser jusqu’en


Dauphiné dans l’idée de rameuter les nobles du coin
pour sa fameuse croisade. Et hardi petit ! Que je te saute
dans mon char branslan, direction Luon, avec un arrêt à
Beaujeu histoire de taster le vin de messe local.
Remarque, on ne partait pas pour une balade de santé.
Son secrétaire lui avait donc dégoté ce petit gars érudit
et roué, le François Guillot, qui se tapait tout le boulot
d’intendance tandis que Bernard jouait les sergents
recruteurs chez les nobliaux. C’est en gros ce que le
petit gars écrivait tout au début de ses mémoires.

J’ai continué par le petit bouquin noir en haut de la


pile : Monographie non exhaustive de la vie de Bernard
de Clairvaux par le père Fouetteau, curateur de la
Chapelle saint Bernard de la Guillotière, Lyon 1932. un
titre long comme du Audiard, mais au moins, c’était
écrit en vrai français.

28
La noyée de la Fosse aux Ours.

Travailler, c'est prier.


Que les hommes sachent bien qu'ils sont des hommes.
J'aime parce que j'aime; j'aime afin que je puisse aimer.
La raison qui nous doit faire aimer Dieu, c’est Dieu même.

Il avait le sens de la formule, le bougre. Il aurait pu


faire politicien.
Parce que ça marchait en plus ! Homme, femme,
enfant, noble, manant, tous ils se collaient à ses sandales
et sa robe de bure et hardi petit, la fleur à la rapière, on
va casser du sarrasin. D’autant que tu étais absout
d’avance: tu n’étais pas un malfaiteur mais un malicide.
Donc le voilà parti sur les routes avec la bénédiction
du boss, le papounet Gégène, ce qui, entre parenthèses,
lui permettait de faire un doigt aux dignitaires officiels
de l’Église. Et justement, l’hospitalité des prélats du cru,
ça l’emballait pas des masses. Il en cause à son
clergeounet : « T’as pas une idée, coco, pour m’éviter de
côtoyer cette bande de faux-cul ? ». « Mais si mais si,
mon cher maître ; il se trouve que le frère de mon
géniteur, Maître Guillot de la Motte, est le parrain de la
rive gauche. »
Son fief commençait de l’autre côté du fragile pont
qui reliait la ville de Lyon au Dauphiné, et ses nervis
contrôlaient tout ce qui passait par le pont ou par le
fleuve. Du même coup, tout ce qui est commerce de
chair lui payait redevance et, si j’ai bien compris, tant la
chair morte des échoppes que celle bien vigourette des
29
La noyée de la Fosse aux Ours.

établissements de bains. Un quartier insoumis, pas


fréquentable pour deux ronds. Alors ça, ça lui plaît bien
à Bernard : «Excellente idée, mon fils, je dormirai plus
tranquille sur un bas-flanc dans un faubourg de racailles
que dans un baldaquin moelleux, entouré de maîtres
patelins qui couvent une dague sous leurs chemises de
soie.»
De l’autre côté du pont, le tonton n’était pas chaud-
chaud. « Tiens, bois un coup. Ouais tu comprends, ces
beaux messieurs qui pètent dans la soie et qui ne
peuvent pas chier sans torche-cul, ça va coûter bonbon.
Et ça va me rapporter quoi ? » Tu rigoles, tonton ! Pas
mon Nanard. Lui, son style c’est une robe de bure rouge
comme le sang, et les besoins courants c’est à la va
comme je te pousse.
Et puis une indulgence plénière garantie par la ZE
Star, c’est toujours bon à prendre. L’affaire fut vite
conclue. Deux jours d’arrêt à Myrelingues la brumeuse
dans les conditions prévues : on trinque au pichetogorne
local en échangeant une histoire salace contre une
parabole biblique et notre futur auréolé reprend la route
avec son adjoint... Après, la routine. Les croisés
prennent la pâtée et rentrent la queue entre les jambes.
Fin de l’histoire.
— Alors ?

30
La noyée de la Fosse aux Ours.

Le petit abbé était derrière moi. Il avait quelques


feuillets dans les mains. Qui concernaient la mort de
Bernard et sa canonisation. Je savais déjà que, à cette
époque, François Guillot se faisait tanner le cuir par ses
cousins de la Guillotière qui attendaient un retour
d’ascenseur digne de ce nom, maintenant que leur hôte
était posthumement monté en grade. Et puis, faire la
nique à l’archevêque n’était pas pour déplaire à ces
fieffés négociants. L’oncle avait calanché entre-temps,
c’est le curé du village de Bron qui a mis tout le monde
d’accord : « Tu leur donnes un petit souvenir de ton pote
et eux s’engagent à construire une chapelle en sa
mémoire. »
Je ne voyais pas ce que je pouvais apprendre de plus,
mais il restait une bonne demi-heure avant l’apéro. J’ai
jeté un œil : c’est sa sœur qui a hérité de la robe de bure
et deux-trois bricoles. Normal. Sa sœur, qui était aussi
moniale et… QUOI !
Mon estomac gargouillait franchement. J’ai récupéré
Ombeline derrière la grande double porte grinçante,
attablée devant un verre et un pot de blanc au milieu du
grand réfectoire humide.
—Vous avez du pot, vous. Du pot lyonnais, même.
Toujours cet humour qui me fait tant rire.
— Je suis allée me servir, qu’est-ce que vous croyez.
— Allez, on y va. Vous êtes pas gelée ?

31
La noyée de la Fosse aux Ours.

— Bah… On se réchauffe comme on peut.

32
La noyée de la Fosse aux Ours.

Sept: Changez rien!

Ombeline, c’était un drôle de numéro. Mais je lui ai


soufflé le scoop sous le nez.
Débriefing derrière la place d’Arsonval, dans le petit
canis dont nous avions fait notre quartier général . À
cinq minutes à pied de l’I.M.L. , trente minutes sur des
roulettes. Bi-cause le carrousel des bus et des tramways,
et les multiples obstacles, trottoirs et caniveaux pavés de
mauvaises intentions.
Un ballon de Côtes pour elle, un mélange infâme à
base de pastis et divers ingrédients pour l’autre, et une
pinte de Kilkenny pour moi. Michel Jonasz, dans le
juke-box, qui chantait changez tout. Nos petites cellules
grises avaient de quoi se mettre sous la dent. Le Quota
ouvre le ban.
— D’ailleurs elles sont pas grises les cellules grises.
— Ah bon ? Elles sont de quelle couleur alors ?
— Ça dépend de la date et des causes de la mort !
Il a éclaté d’un rire qui a failli lui péter une côte.
Ombeline lève un sourcil et baisse les yeux sur son
verre.

33
La noyée de la Fosse aux Ours.

— Ben moi, j’ai appris un VRAI truc rigolo. Il avait


une sœur, saint Bernard.
— Moi je sais : Ombeline ! - c’est ça, mon scoop -
Ombeline de Jully. J’ai découvert ça dans la poussière
de l’archevêché. Même qu’elle a eu un chiard derrière
les barreaux du couvent. C’est marrant, non ? Drôle de
coïncidence. Un chiard qui a eu une fille qui a eu...

— Hilarant… Au fait, j’ai oublié de vous faire voir un


truc. Je l’avais pas sur moi l’autre jour. Je ne sais pas si
ça a de l’importance...

Elle sort la lettre de convocation de sa tante, qui


commence par un mystérieux : « ma chère 21... »
Et après, elle lui dit qu’il faut qu’elles se voient
d’urgence etc., on connaît la suite.
Le Quota zébulonne sur son fauteuil :
— Bon gland, mais c’est bien dur ! Tout nous ramène
à Saint Bernard ! Vous avez bien parlé d’une chapelle ?
Et puis, une médaille en chocolat pour bibi ! j’avais
utilisé le mot juste : coïncidence et non hasard.
Coïncidence ça voulait dire que les pièces du puzzle
commençaient à rentrer l’une dans l’autre. Mouais…
Moi, je voyais plus un jeu de piste qu’un puzzle, mais
tant que le jeu consistait à rester le cul sur une chaise de
bistrot et pas à aller chercher la baston au coin de la rue,
moi ça m’allait.

34
La noyée de la Fosse aux Ours.

— Silence ! Je réfléchis !
Le pandore version schtroumpf prend la tête du
penseur de Rodin.
— Le quartier de saint Louis. Trois meurtres non
élucidés. Dans le même pâté de maisons à quelques
jours d’intervalle. Le jardin Saint Bernard est juste
derrière. Et c’est pas si vieux, pourquoi j’y ai pas pensé?
On a conclu à une série de cambriolages qui avaient mal
tourné. Le boucher de la rue de la Guille, le bureau de
tabac de la place Saint Louis et l’ancien coiffeur, à côté
de la mercerie. Attendez, attendez, ça va venir… rapport
de police numéro RP0769JL946 ça me revient. Le
boucher, 120 kg, défenestré ; le buraliste, quasiment
décapité à mains nues ; le merlan, noyé dans ses
goguenauds. Auparavant, sa tête avait explosé le lavabo.
Une vraie...
Boucherie ? Tout le troquet faisait silence. Les regards
convergeaient sur le cerveau à roulettes. Il y avait
sûrement un rapport entre ces trois braves commerçants,
hormis leur proximité géographique.
— Je ne sais pas quel est le rapport entre ces trois
braves commerçants, mais ce que je sais…
Tout en parlant de façon compassée et comme s’il
roulait sur des œufs, il faisait le tour de la table jusqu’à
coller sa ferraille contre la miss. Une montée de
testostérone mal venue, ou quoi ?

35
La noyée de la Fosse aux Ours.

— C’est que... vous devez être la 21ème descendante


de la sœur de Saint Bernard... et qu’à ce titre, vous êtes
en danger... tant que vous avez cette foutue clé !
À ce moment, il la prend à bras le corps pile au
moment où elle comprend où il veut en venir.
— Tu me touches pas, microbe!
Elle le repousse comme elle peut, mais visiblement
elle a pas envie de le pulvériser. Voilà qu’elle est debout
avec l’autre accroché à son col. Pendant une fraction de
seconde, j’ai vu le calendrier des postes avec sa madone
de je ne sais plus quelle église style néo-Renaissance
baroque italo-ibérique. Sauf que le petit jésus se prenait
pour dieu le père.
— Alors vous allez me la remettre sans faire
d’histoire ! Ou je vous colle un procès verbal pour refus
d’obtempérer, détention illégale de pièce a conviction,
coups et blessures sur représentant de l’ordre, atteinte à
l’intégrité d’une personne détentrice de l’autorité...
Lui, il plongeait la main dans la poche intérieure.
— Hé, me tripote pas, vieux saligaud ou je porte
plainte pour viol.
Ça l’a calmé. Elle s’est rendue. Un partout, la balle au
centre, même si, à l’époque, les deux délits n’étaient pas
à égalité.
« Encore une féministe pour me casser les couilles. »
qu’il a marmonné. Il lui a promis de lui faire un reçu en

36
La noyée de la Fosse aux Ours.

bonne et due forme. Elle a reposé le petit Jésus dans son


berceau sans plus moufeter.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Il avait un sourire de bienheureux.
— Cette clef, mes enfants, va nous ouvrir les portes
du paradis.
Dit-il en brandissant son trophée.

37
La noyée de la Fosse aux Ours.

Huit : La Clé du Mystère.

Déjà, elle n’ouvrait pas la petite porte de la Chapelle


st Bernard, perdue dans le square du même nom. Tu
rigoles! Un minuscule bout de ferraille pour une énorme
serrure comme ça… et une énorme grille pour barrer
l’entrée de la minuscule chapelle qui faisait plutôt
penser à un caveau de notables dans le cimetière de
Loyasse. Et, plantée dans l’ombre occulte, la statue de
Sanctus Bernardus - c’était écrit dessous - trônant sur un
socle en pierre de Villebois. Mais pour Quota, la
chapelle était notre seule piste. C’est le boucher qui
devait détenir la clef idoine. Pour couronner le tout, pas
de nouvelles d’Ombeline. J’ai bien téléphoné à son
hôtel, mais elle avait décarré de bon matin.
— Elle a dû partir faire du shopping. Elle est majeure
et vaccinée, elle fait ce qu’elle veut.
On étaient mal barrés.

38
La noyée de la Fosse aux Ours.

Heureusement, il y avait un papier d’écolier attaché à


la grille.
Prière de s’adresser à la boucherie Crapoutier-
Devernin.
— Qu’est-ce que je disais !


— La clé ? J’y sais pas, où elle est la clé ! Moi j’y
touche pas à sa clé au Crapoutier...
Derrière le comptoir, la femme du défunt boucher, qui
râle en tapotant nerveusement sa permanente
flamboyante. Pas parce qu’elle est bouchère, mais parce
qu’elle est veuve depuis peu. Enfin… j’imagine. C’est
elle qui a retrouvé le corps, éclafoiré dans l’arrière cour.
— ...Normalement, elle était rangée avec les
vêtements de cérémonie. Là-haut.
— Ben, on y va ! Qu’est-ce qu’on attend ?
— Je peux pas laisser le bouclard comme ça !
Le Quota risquait pas de monter l’escalier en
colimaçon.
— Allez-y ! je le garde, moi, votre bouclard. Quelle
râleuse celle-là !
— Je passe devant, jeune homme. Je connais le
chemin.
Elle aurait voulu me faire admirer son popotin et tout
ce qui va dessous...

39
La noyée de la Fosse aux Ours.

— Hé… ! Vous me redescendez tout ce qui concerne


votre petite fiesta. Je saisis tout, compris ?
—Ouais ouais...
On était déjà à l’étage.
— Et ce beau jeune-homme, me demanda
concupiscemment la veuve Crapoutier, il va me saisir ?
À bras le corps ? Même si je ne concerne pas la
cérémonie ?
J’ai poliment enlevé la main potelée qui me
grattouillait l’oreille. Ne perdons pas de vue l’objectif :
les vêtements. De cérémonie. Ils gisaient dans une
vieille armoire brinquebalante: une robe de bure
immaculée marquée d’une petite croix rouge. Des gants
de soie blancs. Une cagoule de soie noire. Mais de clef,
nenni.
Retour au rez-de-chaussée. Après une fouille en règle
des quelques pièces à conviction, le Quota s’est plongé
dans un abîme de réflexion. La veuve rousse-péteuse est
allée le repêcher.
— Vous allez me dire… ça me regarde pas, mais les
autres, ils l’ont leur clef ? Vous êtes pas allés les voir ?
— Quels autres ?
— Ben, ceux du défilé, enfin… la procession, qu’on
fait dans le quartier tous les 12 mai. On part de saint
Louis, vu que c’est un curé de là-bas qu’est affecté à la
conduite des opérations depuis trois ans. Çui d’avant,

40
La noyée de la Fosse aux Ours.

Bournichet ou Fourbiquet, quelque-chose comme ça, y


s’est fait virer. C’est con, parce que lui, il faisait ça pour
de bon. Pas juste pour les touristes. Les trois pénitents
sont derrière. Y sont beaux comme des Stradair, avec
leurs costumes d’autrefois. Mon mari en premier, pis le
buraliste, mais dans l’ancien temps c’était un marchand
d’herbes ou un truc comme ça, pis le coiffeur, mais,
avant c’était…
— Le barbier peut-être ?
— J’crois ben. Après, on remonte la Guillotière
jusqu’à la pharmacie, on tourne à droite et encore à
droite dans le jardin public où qu’y a la chapelle. Là,
mon mari… enfin, le boucher, y passe devant et pis il
marmonne un truc en latin qu’il comprenait pas, mais
bon…
— Et, bien-sûr, vous avez déclaré le vol de la clé
après le meurtre ?
— Ben... nous on a regardé que ce qu’y avait dans le
magasin et la chambre froide…
N’empêche, ça prenait tournure. On avait la preuve
que les trois décès, les quatre si je compte Ombeline
Numéro 20, étaient liés.
— Je suis dans la gandouse, monsieur l’inspecteur. Il
y a la procession dans deux mois, c’est notre plus gros
jour, vous comprenez ? et on peut même pas entrer dans
la chapelle. Vous vous rendez compte ? Depuis des

41
La noyée de la Fosse aux Ours.

siècles on a pas annulé une seule fois. Je devrais peut-


être pas dire ça, même pendant la guerre, tous les ans le
12 mai, mes beaux-parents ils la faisaient leur petite
procession. Ça leur a coûté quelques petits veaux que le
vieux allait chercher exprès à Chauffailles pour la SIPO.
Faut quand-même qu’on rentre dans nos sous. Vous
allez pas nous dénoncer, hein ? Y a de l’eau qu’a coulé
sous le pont de la Guillotière et puis avec st Bernard, on
a droit à une indulgence plénière il paraît.
Notons au passage la logique de la concision
lyonnaise : on dit la Guille, pour le quartier, et le pont
de la Guillotière en entier, pour l’ouvrage d’art ou la
Guillotière pour la rue éponyme. Pareil pour le
cimetière : il ne viendrait à l’idée de personne de dire le
Cimetière de la Guille.
Sinon, le 12 mai, ça me disait quelque-chose.
— Ah oui, le 12 mai onze cent et des bananes, c’est la
date de la cession du terrain pour la construction de la
chapelle par Maître Guillot aux Bernardi Gladiis.
— Oui, oui, c’est ça, les glaives de saint Bernard !
C’est l’association où il était, mon cher et tendre.
Quatre cadavres : quatre clefs. Une pour l’entrée de la
chapelle, une pour la crypte…
— C’est ça, ils y descendent en tirant la pierre qu’est
derrière le piédestal.

42
La noyée de la Fosse aux Ours.

La troisième, sûrement pour une grille qui garde,


quoi ? le coffret qui va avec la clé d’Ombeline? Et dans
le coffret ?
— Les reliques, monsieur l’inspecteur. Les reliques de
Saint Bernard. Vous savez qu’on a eu des miracles,
tenez… en mille huit cents cinquan...
— Euréka !
Du coup, j’avais tout compris. De part le testament de
son ancêtre, Ombeline se trouvait propriétaire des
saintes reliques et donc détentrice d’une toute-
puissance… Et un peu en danger de mort, d’après le
Quota.
— Si ce n’est pas trop tard ! Peut-être que ces
malandrins l’ont déjà mise en morceaux. Je vois bien la
scène… Très photogénique : le bras droit déchiqueté,
dans un caniveau, le corps éviscéré, jeté à la va-vite
dans une poubelle, la tête…
—Eh bien, allez chercher la cavalerie, foncez à son
hôtel, qu'est-ce que vous attendez ?
Il a ouvert ses yeux de grenouille, puis, la
tête fièrement dressée :
— Rassurez-vous, je défendrai ses restes bec et
ongles. Je ferai un rempart de mon propre corps s’il le
faut…
Mais il ne s’est pas transformé en prince charmant.
— Bon, j’y vais.

43
La noyée de la Fosse aux Ours.

Super ! Me voilà rassuré.

44
La noyée de la Fosse aux Ours.

Neuf : Aïe !

Toutes les barrières sont tombées. Le rideau de fer,


d’abord, et puis la blouse professionnelle, bouton après
bouton. Je me suis retrouvé seul avec l’opulente
bouchère galbée dans sa combinaison de deuil.
Heureusement, madame avait du savoir-vivre : elle m’a
servi un grand bock de gueuse lambic. Pour elle, un
whisky sec. On s’est envoyé tout ça derrière le
corgnolon avant de s’envoyer en l’air.


Après l’étreinte la détente. Il fallait que je me
dérouille les cannes. Retour à la chapelle. En traversant
le petit parc, et avec l’aide de la pénombre, j’ai imaginé
notre bon prédicateur, somnolant dans sa carriole, avec
son petit clerc accroché aux ridelles, peut-être même
que c’est le loustic qui conduisait le véhicule.

45
La noyée de la Fosse aux Ours.

Adossé à un cèdre millénaire, je vais pour tirer une


taffe. Damnède ! la grille de la petite chapelle semble
entrouverte. J’ai serré les meules et j’ai traversé le carré
de pelouse jusqu’au bâtiment. Dans le soir qui lui
tombait dessus, on ne voyait plus que la porte
barreaudée, l’entrée des Enfers. Et puis j’entendais des
voix. Des mécréante!, des fille de Lucifer !, qui
résonnaient du fin fond de la terre. Je tire un peu sur un
barreau. Ça vient. Encore un coup. Ça se met à grincer
dans tout le quartier. Dès que je peux glisser mon bide,
je me faufile dans le clair-obscur. Le fond du socle est
légèrement poussé sur le côté. Il fallait juste descendre
sous les jupes de st Bernard. Désolé, mon père, je ne
fais que passer…
 Ça y est, je suis dans le ventre de la bête: Une forêt
d’arcades millénaires sous un bosquet urbain. Un
crissement métallique, là-haut, chez les vivants. Le vent
doit se lever, alors qu’ici, rien que le souffle moite de la
mort.  Brrr… Au fond, à gauche, dans la lumière d’une
lampe de chantier, une petite porte ogivale entièrement
métallique ouverte sur un trou dans le rocher. Au pied de
ce trou, « Eh ben, voilà ! », un coffret, sans doute l’objet
qui me valait de me retrouver dans les ambierles que
j’avais rien demandé. Re-brrr… Et au milieu, qui vois-
je, ligotée à un pilier ? Gagné. Dans la lueur
tremblotante d’une ampoule nue, je reconnais, moi

46
La noyée de la Fosse aux Ours.

aussi, la petite Ombeline. Ombeline cabossée,


Ombeline martyrisée, mais Ombeline vivante. Devant la
pauvrette, il y a une araignée noire qui gesticule. Ça fout
les jetons. Quoique… En y regardant de plus près, c’est
juste une espèce de grand fifrelin rachetèque, engoncé
dans une vaste soutane et qui vocifère en dansant la
danse de saint Guy.
— Elle va me le dire où elle est la clé, cette espèce de
succube satanique! Elle va parler, hein ? L’hétaïre des
enfers, la catin engrossée par le malin !
Je traduis en bon français : où est la clé, pétasse ?
Réponse de la bergère au pasteur : Entre deux mèches
ensanglantée elle lui balance un glaviot de première qui
éclabousse la croix accrochée à son thorax.
— C’est tout ce que j’ai à dire, vieux cafard.
Ça l’a stoppé net. Le glaviot, pas le vieux cafard. Il a
fait des yeux de dessin animé. Ses ongles se sont plantés
dans l’air.
— Elle a osé ! Toi… ! Je vais te...
Il va lui rien du tout. Le vermicelle en deuil, je vais
me le faire...
— A sec !
Il se tourne vers moi, même pas étonné et… boum !
Le trou noir. Enfin… quand je dis trou noir… pas
comme au cinoche, un fondu au noir et on saute à la
scène du commissariat, avec les flics qui s’agitent en

47
La noyée de la Fosse aux Ours.

espérant arriver avant la mort des deux héros. Suspense


insoutenable ! Dans la vrai vie, tu t’apprêtes à bondir sur
le méchant et tu sens une présence derrière toi et tu te
retrouves le nez par terre. Tu as beau pousser sur les
bras, tu ne sais même pas où ils sont, tes bras. Tu ne
vois rien, tu as une espèce de bouillie dans les oreilles.
Et puis, oh, miracle ! voilà que ton corps flasque se
trimbale tout seul au-dessus du sol et tu te retrouves
ficelé contre la pierre taillée. Un verre d’eau glacée dans
la hure et le rideau se déchire lentement.
« Ça va mieux ? » raille une voix penchée vers moi.
Pourquoi ? Ça devrait aller mieux ? C’est vrai que je me
trouve collé à la chaleur d’Ombeline, mais à part ça...
— Révérend Fourniquet, je présume?
— Monsieur V.D.Q.S.!c’est gentil de vous joindre à
nous ! Vous venez nous remettre la clef des saintes
reliques, subodoré-je ?
Je voulais lui dire d’aller se faire voir chez les Latins
et que je ne l’avais pas autorisé à m’appeler par mes
initiales mais je ne suis pas arrivé jusque là : un
claquement de doigts et je m’en suis une dans la
tronche. Ça venait d’un angle mort de mon œil gauche.
Maintenant c’est l’oeil qui était mort. Je tourne un peu
la tête et je découvre un grand malabar avec un cou
comme ça, des joues, un peu moins et le crâne… non,

48
La noyée de la Fosse aux Ours.

plus petit. Et la main qui jouait avec une masse de 10kg.


Le cerveau au bout des doigts, en quelque sorte.
— Je vous présente Brutus, mon diacre personnel.
L’esprit du simplet dont parle l’évangile dans le corps
de Goliath. Et la fidélité d’une moule à son rocher.
Brutus me fait un grand sourire. J’ai cru qu’il allait
me serrer la main.
— Il m’a assommé avec cette brindille ?
Le sourire s’est élargi. Sa tête a fait non et sa main a
dessiné une pichenette devant mon nez.
— Bon, je suis pressé : ça fait des lustres et des
broquilles que j’attends cet instant alors, on va pas y
passer la nuit.
Il a quand-même pris le temps de nous raconter sa vie.
« J’appellerai ça les 12 travaux de Fourniquet ». C’est
lui, élève et successeur du vieux père Fouetteau, qui
organisait les processions avec les édiles masqués,
gardiens des trois clés. Mais il s’est fait lourder pour
petites malversations.
— Quelles malversations ? Un tronc d’église à droite,
à gauche, voilà ce qu’on me reproche. L’église est ma
maison. Je ne fais que me servir dans MON pécule. Et
on veut me faire passer pour un criminel. Mais j’ai
toujours respecté la loi, moi, Monsieur. Demandez à
Brutus, je n’ai jamais porté la main sur qui que ce soit.

49
La noyée de la Fosse aux Ours.

Et puis il s’est mis à considérer les reliques comme sa


propriété. Ce coffret, il l’avait porté pendant 34 ans,
couvé, dorloté, préservé des pillards. Et, après cinq ans
de séparation :
— J’accède au saint des saint. L’apothéose. Je peux à
nouveau serrer mon trésor contre mon sein. Contemplez
cette sublimité. La légèreté d’une plume d’ange chargée
de la sagesse divine.
Sa sublimité, c’était une boite en bois décoloré, tout
ce qu’il y a de banale. Éraflée, tachée, cabossée, mais
bien fermée. Une ferrure aux armes de Clairvaux autour
de la serrure. Au dos, deux lignes gravées au stylet. En
latin.
— Pour les analphabètes je traduis: propriété
indéfectible de celui qui la clef possède. Signé
Bernardus Abbatis Claraevallensis, Bernard Abbé de
Clairvaux
« Alors, je me suis mis en quête de MON bien. Après
moult investigations, inquisitions, prospections, après
avoir sué sang et eau, au terme de ma croisade, enfin, je
touche à la consécration. L’ultime épreuve : terrasser le
dragon spoliateur : Elle, la fille de Satan, bâtarde d’une
lignée de bâtards, avec son escorte de démons
intrigants. Mais, pauvres minuscules avortons, avec
l’aide de la toute-puissance de...
Son baratin commençait à me gaver.

50
La noyée de la Fosse aux Ours.

Dans son chariot, il y avait Bernard, son acolyte


François Guillot, un gaillard qui devait servir de
chauffeur-garde du corps. Le futur saint, je le verrais
bien adossé à une grosse malle; mais, quid dans cette
malle? Pas besoin de literie : du foin pour l’un, un
matelas chez l’habitant pour l’autre. Son nécessaire de
messe, sûrement : ciboire et tout le tralala, la fameuse
vaselette…
— Allez, aboule !
Une main osseuse crochète l’air sous mon nez.
— File-moi cette putain de clef !
Ah, ben là, au moins, c’est clair. Sauf que je l’ai pas
sa clé. Mais il va jamais me croire.
— Ces morceaux de Bernard sont à moi. Je les ai
imaginés pendant trente quatre ans. Je les ai rêvés
pendant quatre ans et des croquignoles. Alors,
maintenant... JE VEUX LES VOIR, en chair et en os !
Au fait, elle est où, la boite ? Un grognement un peu
plus loin. Brutus, plein de bonne volonté, s’apprête à
l’ouvrir avec toute l’ingéniosité que lui permet son Q.I.
de pédiluve: il l’a posée délicatement sur un billot et il
dresse sa masse au-dessus. Et elle monte, la masse, elle
monte…
— Nooooon !

51
La noyée de la Fosse aux Ours.

D’un bond Fourniquet se plante au-dessus des


reliques, les bras en croix. La masse dégringole ;
malheureusement, Brutus détourne son mouvement et
elle va s’abattre sur la terre battue qui n’en demandait
pas tant. Quelques pierrailles débaroulent là-bas dans
l’ombre.
— Sacrilège ! Le feu de Dieu s’abattra sur le
profanateur… je te l’ai répété 100 fois. Si tu veux jouir
des délices célestes sous ma bienfaisante férule, il ne
faut pas t’écarter du droit chemin. Pas un orteil, pas un
rognure d’ongle du petit orteil gauche. On suit les
règles de notre Seigneur à la lettre, sinon il t’envoie te
chauffer la plante des pieds chez Lucifer. Tu le sais bien,
quand-même !
En l’occurrence, les règles de leur Seigneur c’était :
on laisse mariner les mécréants cinq minutes et après,
« Brutus pourra s’amuser… » J’ai fermé les yeux, serré
les dents en attendant le premier ramponneau.
— ...Avec la dame. Depuis le temps qu’il commet le
péché de pollution nocturne, il a bien le droit de se
racheter quelques années de purgatoire.
Cinq minutes, c’est déjà ça. L’entracte nous a laissé le
temps d’échanger quelques mots avec Ombeline. Où,
quand, quoi, comment, alors ? Alors, c’est le petit abbé
des archives, frère Yannik, Yannik Bignoudet de son
nom de ville, qui l’a tuyautée sur ce Fourniquet,

52
La noyée de la Fosse aux Ours.

reconnu comme le plus érudit hagiographe du Saint en


question. « Mais il a disparu de nos tablettes il y a déjà
pas mal d’années. »
— Alors, je me suis mise à sa recherche. Et il m’a
trouvée.

53
La noyée de la Fosse aux Ours.

Dix : Chute.

St Bernard, parcourant la doulce campagne avec son


petit viatique, s’arrêtant dans chaque station que lui
préparait Guillot…. Je sens que je chauffe. Il fallait
bien qu’il subvienne à ses besoins et les élimine. Mais...
il n’y avait pas les commodités partout…
Une clochette tinte. Ah, oui, j’allais oublier : une
clochette pour la messe.


Ding ding ding !
Fourniquet retrousse ses manches.
— Bon allez, mes brebis égarées. L’heure de la
confession a sonné.
À cacaboson sous mon nez, les coudes sur les genoux,
les mains jointes sous le tarbouif, le con-fesseur me
transperce le regard de ses yeux morts.
— Je vous écoute, mon fils.
— Ben…
54
La noyée de la Fosse aux Ours.

— C’est votre dernier mot ?


Il prend une grande respiration et se détend, un doigt
vengeur pointé vers Ombeline :
— Arrache lui les nichons !
L’ordre s’adressait à Brutus. Lui, tout sourire, vient et
redresse sa victime, ajuste les liens. D’un geste
dramatique, il la dépoitraille. Et les hautbois se sont mis
à sonner et les musettes à résonner. Ses yeux d’enfant
devant une vitrine de Noël inaccessible se sont remplis
d’étoiles pendant que les grandes orgues de Notre Dame
lui dégoulinaient des oreilles. C’est tout juste si, du bout
des doigts… « Qu’est-ce t’attends ? Arrache lui les
nichons ! » trépigne le corbac.
— Halte au feu ! La cavalerie débarque !
Je connais cette stridence qui rebondit sous les
voûtes. « Rendez-vous ! Vous êtes cernés ! »
accompagnée d’un bourdonnement à fendre les dents de
l’hippopotame du Parc. On dirait que ça vient d’un
recoin oublié. De derrière deux gros rochers détachés de
la paroi. Pour finir un bruit de ferraille. « Merde ! »
— C’est quoi ça ?
Ça, c’était le Quota qui se retrouvait coincé entre les
deux rochers. Il devait y avoir une galerie derrière, mais,
visiblement Fourniquet n’était au courant.

55
La noyée de la Fosse aux Ours.

Petit retour en arrière. On se souvient que le Quota


avait quitté la boucherie dans la louable quoique inutile
intention de rouler au secours d’Ombeline. Il fonce à
l’hôtel de la demoiselle en détresse, trouve le nid vide,
et un papier à mon intention. Dieu merci, sa curiosité a
pris le pas sur son sens de la politesse.
Cher Monsieur V.D.Q.S.
Si vous voulez revoir Mademoiselle Ombeline en
entier et pleinement fonctionnelle, je vous invite à nous
rejoindre à la Chapelle Saint Bernard, illico presto.
C’était signé : la main vengeresse de Dieu.
Donc, retour à la case chapelle. Évidemment, pas
moyen de suivre le même chemin que moi. Il lui revient
en mémoire que des travaux de voirie derrière l’église
Notre-Dame saint Louis ont mis au jour un bout de
souterrain. Ça plus un peu de logique et un bout de plan
retrouvé dans les affaires des pénitents, il s’est dit qu’il
n’avait rien à perdre. Usant de sa carte de police, il a
demandé aux ouvriers de lui ouvrir le passage et le
fauteuil est parti comme sur un toboggan.

— C’est quoi ça ?


— Ça? C’est la clé.
— Enfoiré !

56
La noyée de la Fosse aux Ours.

Ombeline tente de me filer un coup de genou dans la


figure. Elle ne pouvait pas viser plus bas vu que j’étais
accroupi à ses pieds. Et puis elle hurle qu’elle me mettra
en morceaux. Je me prends un traître tu l’emporteras
pas au paradis ! en pleine poire, suivi d’un chapelet de
noms d’oiseaux plus en-dessous de la ceinture. Elle en
oublie que Brutus est à deux doigts de lui faire jouer les
Sainte Barbe. Il est vrai que l’exécuteur des hautes
œuvres doit abandonner son ouvrage pour aller
dépouiller le pin’s à roulettes. Elle pourrait dire merci…
— Va chercher, Brutus... Gentil, Brutus…
« Me touche pas! Je suis petit et j’ai ma carte de
police !». Il l’a pas touché. Il l’a juste secoué un peu et a
ramassé la clé.

L’instant est solennel. Le père Fourniquet, la cassette


dans une main, la clé dans l’autre, est sur le point
d’officier. Remarque, si ça se trouve, elle va pas ouvrir,
avec un peu de chance. C’est vrai, personne n’a dit que
c’était la bonne clé...
— Silence !
Il prend une grande inspiration et :
— De par le droit que me confère la propriété d’icelle
clef acquise en toute honnêteté et droit, par delà les

57
La noyée de la Fosse aux Ours.

siècles, de la main de Saint Bernard, lui-même bla bla


bla in Deis fidei.
Ou Dei fideis, je sais plus bien, mais sur le moment ce
n’était pas vraiment à l’ordre du jour...

Bruit de la clef dans la serrure. Clic ! Hurlements


hystériques. Clac ! Silence de mort. Grincement
théâtral.
— Ben… Qu’est-ce que…
Ça me trottait dans la tête. En plus de la clochette,
dans les charges journelles et estor : Une vaselette
estaimee por vin de messe, ça, c’était pour le boulot…
Mais pour le quotidien ? un borsel de cuir contenant...
Suivait le détail des menues monnaies… Deus
covertors de lange… Un coffre merdier.
— Vous êtes détective, vous allez m’identifier ces
restes et fissa! C’est un ordre venu de là-haut!
Il me met l’écrin consacré sous le nez. Un peu de
poussière grisâtre, quelques cylindres bosselés de même
couleur avec deux, trois pilosités collées par-ci par-là.
Ça m’a échappé.
— Coprolithes.
— Et... ça a de la valeur ?
— Ouh-là !
Après, tout est allé très vite. On peut lui reprocher
tout ce qu’on veut au Fourniquet, mais question

58
La noyée de la Fosse aux Ours.

organisation, chapeau. Un claquement de doigt et d’un


coup d’épaule Brutus bouche l’entrée du souterrain avec
un des blocs. Un autre claquement de doigts et les deux
lascars disparaissent dans l’escalier de la chapelle. La
grille se referme lourdement. Clic, clac. Bonne nuit les
petits.
— Tout le monde va bien ? Ai-je demandé à la
cantonade.
À mes côtés, la cantonade a répondu d’un ton
légèrement désabusé :
— On va juste crever de faim et de soif, mais à part
ça, tout baigne.
— Pas de panique. La cavalerie va débarquer. Hé, le
Quota ! Elle arrive bientôt la cavalerie ?...
— C’est à dire, euh...
Le euh s’éternisait. Ombeline s’est désabusée encore
plus :
— Il les a pas prévenus.
— Je vous rappelle que je suis un tantinet handicapé
et que, de la porte de la boucherie à la porte de l’hôtel il
y a précisément 2327 mètres et des poussières.
Nos yeux commençaient à se contenter de la lueur
anorexique.
— Pas de panique : en bouchant la galerie, le gros
plein de soupe m’a décoincé.
— Il aurait dû faire le contraire, cet abruti.

59
La noyée de la Fosse aux Ours.

Conclut-elle, sur-désabusée.
— J’arrive quand-même.
Ni une ni deux, le Quota rapplique en grinçant d’une
roue voilée. Il sort un couteau suisse. Je lui ai demandé
de me libérer en premier:
— J’ai un truc à expliquer à ma voisine avant qu’elle
me prenne pour un punching-ball.
— Rien à craindre, voisin, j’ai fait un peu de grec
dans mon jeune âge…
Un léger soupir.
— … Je crois que je m’en remettrai.
Et tout en tailladant les cordages avec ses moignons
asymétriques, notre sauveur nous raconte ses petits
allers-retours ; je t’ai fait le topo, non ?
Après ? Comme on ne pouvait pas sortir ni d’un côté,
ni de l’autre, j’ai eu l’idée du siècle. Ça lui a pas plu au
Fangio des catacombes.
— Non mais ça va pas ?!
— Y a bien de l’acide sulfurique dans vos batteries ?
Les autres avaient laissé un saladier en duralex. J’ai
piqué les deux batteries. Après, c’est comme en cours de
chimie au lycée. Tu vides l’acide dans le saladier. Tu
fermes les yeux, tu verses le saladier sur la serrure
classée monuments historiques et tu cours te mettre à
l’abri derrière la statue. Quelques minutes et fumées
urticantes plus tard, Ombeline et moi nous voilà à l’air

60
La noyée de la Fosse aux Ours.

libre. Libres. Quand une voix d’outre-tombe nous coupe


dans nos congratulations: « Eh ! Vous allez pas me
laisser ! »
— On peut pas le laisser ?
— Si, si, on peut.

— On alerte pas la maréchaussée ?


— Y a pas le feu. On va laisser à Fourniquet le temps
de faire analyser ses reliques. J’aurais bien aimé voir sa
tronche, mais, bon… La main qui fustige le pécheur ne
voit pas les larmes du condamné.
— Saint Bernard ?
— Non, V.D.Q.S..
Allez ! Ça s’arrose. Je connais un petit rade, pas
loin...

61
La noyée de la Fosse aux Ours.

Onze : Re-Ceinture.

Retour aux Brotteaux. Je peux même distinguer la


gare derrière les bus, un jour de printemps plombé par le
dernier Brel. Et puis, je vois arriver une petite deuche
qui se gare en double-file. Le conducteur me fait un
petit signe. La passagère descend et vient vers la fenêtre.
Elle a toujours son manteau à poils de je sais pas quoi et
serre un truc, en poil également, contre son ventre.
— Coucou, c’est moi. J’ai pas le temps de rentrer. Je
pars à Katmandou avec Yannick.
Elle me fait deux bises à la volée.
— Ah ! Au fait. J’ai trouvé ça vers la Fosse aux Ours.
Elle me tend un clébard, genre… genre indéfini mais
pas plus grand que ça.
— Il faisait des allez-retours du quai à la rue Aimé
Collomb. il s’appelle Bernard !
Ah bon ?
— Et il a peut-être un peu la dalle !

62
La noyée de la Fosse aux Ours.

Pas le temps de dire ni merci ni va te faire foutre, la


deuche est déjà partie vers de nouvelles aventures.
— T’as pas soif Bernard ?
À propos : inutile de chercher la chapelle, ou même le
jardin avec le grand cèdre, tout a été rasé et remplacé
par des immeubles modernes et un supermarché. Je sais
pas si elle va s’en sortir, la bouchère de la Guille ?

SECUM SAXAFINI

63
La noyée de la Fosse aux Ours.

Addenda.

Pour les goniauds qu’ont pas connu le téléphone à fil :


non, mes héros ne pouvaient pas appeler au-secours
avec leur portable.

Pour les ceusses qu’ont la flemme d’ouvrir un


dictionnaire ou tout autre ouvrage:

Chapitre Deux :
Lacassagne (Alexandre), médecin français (Cahors
1843 – Lyon 1924).il obtint la chaire de médecine légale
à la faculté de médecine de Lyon en 1880. (Larousse
encyclopédique)

Chapitre Trois :
BRUGE s. m. Serrurier. (Eugène François Vidocq :
dictionnaire Argot-Français.)
La place du pont, longtemps nommée place Dupont,
en réalité place Gapriel Péri.

64
La noyée de la Fosse aux Ours.

Chapitre Six :
La ficelle : le funiculaire.
La colline qui prie, Fourvières, par opposition à la
colline qui travaille, la Croix Rousse.
Luon : Lyon

Chapitre Huit:
Stradair : le fleuron des usines Berliet.

Chapitre Dix :
COPROLITHE n. m. XIXe siècle. Composé de
copro- et de -lithe, du grec lithos, « pierre ».GÉOL.
Excrément fossilisé. (Académie française)

Chapitre Onze
La fosse aux ours a disparu itou. Sniff.

Sources :
Français médiéval.
Mon pif, sinon :
Dictionnaire Godefroy.
Queste del saint Graal. (Lyon, BM, P.A. 77)

Citations de Saint-Bernard.
Hérodote / Babelio.
Traité de Saint-Bernard premier abbé de Clervaux de
l'Amour de Dieu (Bib. Municipale de Lyon.)

65
La noyée de la Fosse aux Ours.

La Fosse aux Ours.


Ma propre mémoire.

Le Progrès, édition de Lyon-Villeurbanne, Mars 2016.


Merci au Sieur JPB, à qui j’ai piqué quelques


expressions particulièrement bien torchées.

66
La noyée de la Fosse aux Ours.

Table des matières


Un : Ceinture......................................................................................................2
Deux : Nada.......................................................................................................7
Trois : N’importe quoi ....................................................................................14
Quatre : N’importe Qui....................................................................................19
Cinq : Le Mystère de la Clef............................................................................22
Six : Chut !.......................................................................................................25
Sept: Changez rien!..........................................................................................33
Huit : La Clé du Mystère.................................................................................38
Neuf : Aïe !......................................................................................................44
Dix : Chute.......................................................................................................53
Onze : Re-Ceinture..........................................................................................61
Addenda...........................................................................................................63

67

Vous aimerez peut-être aussi