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Moines franciscains
et sculpteurs indiens :
à propos de quatre
pendentifs mexicains
conservés au musée
du Louvre
par Philippe Malgouyres
précisément à deux centres, la ville Parmi sa riche collection de bijoux espagnols, dont l’importance est
de Mexico et la région du Michoacán. probablement sous-estimée, le département des Objets d’art du musée du
Louvre conserve quatre pendentifs en microsculpture. Ils sont entrés dans
Résumés en anglais p. 107 et en allemand p. 109
les collections indépendamment les uns des autres, entre 1856 et 1908,
Ci-contre :
1. Pendentif no 1 : La Crucifixion. Bois, cristal de roche,
argent doré, perle. H. 0,039 ; L. 0,0125 ; P. 0,015.
Musée du Louvre. Département des Objets d’art. Inv. OA 598.
Formes et sujets
Les hasards de l’histoire ont donc réuni ces quatre bijoux, qui sont
parfaitement représentatifs à la fois de la variété et de la cohérence
de cette production. Elle n’est guère abondante : nous avons recensé
une vingtaine de ces pièces, et même s’il est certain qu’il en existe
davantage, il est vraisemblable que cette production ait été limitée.
Le principe de fabrication est toujours le même : un relief ajouré en bois,
qui se détache éventuellement sur un fond de plumes, est placé dans
une sorte de lanterne en cristal de roche. Pour certains exemplaires
que nous connaissons par la photographie, on peut se demander s’il
s’agit bien toujours de cristal de roche, ou simplement de verre blanc7.
Ces pendentifs ne contiennent parfois qu’un seul relief sur la face,
mais peuvent en avoir sur deux ou quatre faces, voire six pour les
« lanternes » hexagonales. Les reliefs sont parfois déployés sur un
double registre, ce qui permet, dans l’espace très exigu de ces bijoux,
de développer de véritables cycles autour de la Passion du Christ. Le
caractère dogmatique et catéchétique du choix des scènes est frappant.
L’emphase est mise sur l’incarnation du Christ, sa mort et sa résurrection,
avec les épisodes relatifs au portement de croix, à la déposition et à
la descente aux Enfers. On y trouve rarement les sujets de dévotion
les plus populaires à cette époque, ou alors seulement en complément
des épisodes principaux (par exemple ici, la Vierge du Rosaire, l’Enfant
en Sauveur (fig. 4).
Ci-contre :
4. Pendentif no 2 : La Crucifixion, Le Christ Enfant en Sauveur.
Bois, cristal de roche, or émaillé, perles. H. 0,054 ; L. 0,0193 ; P. 0,0195.
Musée du Louvre. Département des Objets d’art. Inv. OA 2316.
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Les montures sont dans la plupart des cas en or émaillé et du type illus-
tré ici par les deuxième (fig. 5 et 6) et quatrième pendentifs (fig. 11 et 14).
Elles ont la forme d’un dais architectural, soutenu par deux ou quatre
colonnes balustres, et sont ornées d’émaux le plus souvent noir et blanc
avec des motifs de moresques. Ces traits caractérisent généralement les
ouvrages d’orfèvrerie et de bijouterie du troisième quart du xvie siècle
dans le monde hispanique. Le peu de variations dans ces montures incite
à penser qu’elles furent produites durant une période restreinte : elles
ne montrent guère les fluctuations de la mode.
Ci-contre :
7. Pendentif no 3 : la Visitation, Le Portement de Croix.
Bois, cristal de roche, or émaillé. H. 0,0495 ; D. 0,19.
Musée du Louvre. Département des Objets d’art. Inv. OA 5607.
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petite perle, ce qui est très courant sur ces bijoux. Ce type presque Le pendentif cylindrique (fig. 3) est d’une forme plus rare encore : nous
rudimentaire, sans décor architectural, est rare. Un seul autre pendentif ne connaissons qu’un bijou similaire, qui ne contient pas de sculpture et
lui est strictement comparable : il est conservé au château de Chapultepec dut plutôt servir de reliquaire15. Sa monture est délicatement émaillée
à Mexico14. Sa monture d’argent uni est encore plus sommaire, mais la de motifs inspirés des recueils de moresques mais les émaux sont d’une
sculpture, est, comme ici, d’une grande finesse. L’iconographie en est gamme assez originale, qui n’est pas dominée par les accords habituels
différente : le cycle commence avec la Crucifixion, puis la descente aux de noir/blanc et bleu/vert (fig. 10). Le pendentif est remarquable par la
Enfers, la Résurrection et la Vierge du Rosaire. La grande similitude minutie des scènes sculptées, disposées sur deux registres présentant
entre les deux Crucifixions permet de penser que ces pendentifs sont de minuscules rehauts de polychromie. En bas, trois épisodes de la vie
issus d’un même atelier. de la Vierge, qui comptent parmi les « mystères joyeux » du rosaire :
Bois et plume
10. Pendentif no 3 : détail du sommet
La première étude établissant un corpus de ces œuvres fut publiée
en 1972 par Theodor Müller, mais cet article fondamental semble avoir
l’Annonciation, la Visitation et la Nativité. Au-dessus, les scènes de la été généralement ignoré26. Un grand pendentif conservé à Munich, en
Passion, le Portement de Croix, la Crucifixion et la Résurrection (fig. 4 et 5), triptyque et contenant des reliefs sur fond de plume, est à l’origine de
qui sont les sujets omniprésents sur ces pendentifs. Il existe au Bayerisches cette étude. Nous connaissons une demi-douzaine de ces bijoux que nous
Nationalmuseum de Munich un pendentif hexagonal qui contient un relief n’étudierons pas ici. Ce triptyque munichois possède la particularité unique
ajouré sur deux registres, mais dans une monture très différente16. Un de porter les armoiries de sa propriétaire, Christine de Danemark, une
autre, qui se trouvait dans la collection de Joseph Brummer, montre la nièce de Charles Quint qui avait épousé François de Lorraine en 1541.
Crucifixion et la Déposition ; il est monté dans un cristal tronconique17. Sa monture au riche décor émaillé, qui représente sainte Christine
D’autres exemples de ces lanternes cylindriques sont connus : l’un avec et l’Annonciation, fut sûrement réalisée en Europe. Elle porte la date
l’émail noir et blanc habituel18, l’autre avec balustres et consoles19. de 1572, un précieux indice pour la datation de nos pendentifs. Theodor
Müller attribuait au Mexique cette sculpture à fond de plumes et avait
Les deux derniers pendentifs sont en forme d’édicule à colonnes- supposé que les pendentifs « flamands » apparentés devaient revenir
balustres et appartiennent au type le plus répandu (une dizaine aux mêmes ateliers.
d’exemplaires). Le premier (fig. 4), de section carrée, porte le décor Les plumes sont le premier élément les rattachant immédiatement à
attendu d’entrelacs et de moresques émaillés en noir et blanc20 (fig. 6) l’Amérique, et plus spécifiquement aux cultures préhispaniques. Dans le
Un pendentif conservé à Chicago21 pourrait être sorti du même atelier : monde mésoaméricain, le jade, la turquoise et les plumes sont utilisés
les deux colonnes de sa monture sont identiques, comme l’émaillage noir dans la fabrication des images des dieux pour exprimer leur nature
et blanc. Aux scènes de la Passion sur deux registres – la Flagellation, le transcendante. Ces matériaux sont « l’ombre des dieux »27. Le travail
Christ présenté au peuple (fig. 5), la Crucifixion –, s’ajoute l’image moins des plumes est décrit par de nombreux auteurs28, dont Bernardino de
attendue du Christ Enfant sauveur du monde, nu et tenant l’orbe. Cette Sahagún qui consacre quatre chapitres du livre ix de son Historia de la
iconographie fut diffusée d’abord par les statuettes de Malines, qui furent Indias à cette activité29. Les Européens s’émerveillèrent de ces créations
massivement importées au Mexique, puis par les créations des sculpteurs et Hernan Cortés, divisant le butin, réserva pour l’empereur un très grand
andalous à partir de la fin du XVIe siècle. Elle fut traitée avec prédilection nombre de vêtements de plumes, de boucliers et de panaches30.
dans les nouveaux ateliers issus de l’expansion coloniale, en Chine du Sud En revanche, nous ne savons rien d’une possible pratique ancienne de
via les Philippines, à Ceylan et à Goa. Ces Christ enfant y furent produits la micro-sculpture sur bois dans ces territoires. Le développement de cette
en divers matériaux. L’un de ces Enfant en Salvator Mundi, en cristal technique est peut-être à mettre au compte des conquérants. Vers 1500,
de roche, figurait dans la collection du cardinal Carpegna (1625-1714) : dans le monde flamand, on sculpta dans le buis des grains de chapelets
il est exposé, comme antique, au Museo Profano du Vatican22. Nous ou des manches de couteaux fourmillant de petites scènes figurées, qui
conservons également, au musée du Louvre, l’un de ces Christ enfant, constituent un précédent immédiat à cette production mexicaine. Il faut
en ivoire, dans sa cage de filigrane d’argent, qui appartient aussi à ces rappeler que les premiers missionnaires furent des Flamands, sujets de la
productions dites « coloniales »23. Couronne d’Espagne. Cette parenté explique l’ancienne attribution de ces
pendentifs à l’Europe du Nord, et peut laisser penser encore aujourd’hui par Peter van der Moer, dit Pierre de Gand (Pedro de Gante), l’un des trois
qu’ils étaient réalisés en buis. La couleur orangée du bois semble démentir Franciscains de la première mission envoyée au Mexique et le seul à avoir
cette supposition. Il est bien plus probable qu’il s’agisse d’un bois local, survécu. San José de los Naturales, qui fut la première chapelle destinée
tel le zompantle ou colorín31 (Erythrina americana Miller) ou le pochote aux Indiens sur le continent américain, fut détruit en 1791 pour faire place
(Pachira quinata), s’il ne s’agit pas d’un autre bois fruitier. Eugenio del à une chapelle des Servites, elle-même rasée en 1862 après la fermeture
Hoyo décrit en 1690 un objet similaire comme étant en bois d’oranger32. du couvent et la suppression de l’ordre franciscain au Mexique. De ce
Le savoir-faire aztèque a été mis au service de l’art chrétien au sein riche et vaste couvent ne subsiste aujourd’hui que l’église San Francisco el
d’une école-atelier, San José de los Naturales, située à côté du grand Grande, devenue une paroisse. Les indigènes (los naturales) y apprenaient
couvent des Franciscains de la ville de Mexico ; destinée aux Indiens, l’espagnol et le latin, le plain-chant, la musique instrumentale, le dessin,
cette institution était placée sous la protection de saint Joseph : une etc. La caractéristique de cette école a été l’intégration des techniques
figure doublement symbolique d’artisan et de père adoptif. Elle fut fondée préhispaniques au sein du programme d’enseignement, et notamment le
Les artistes
NOTES
1 Voir en dernier lieu Alessandra Russo, 5 Musée du Louvre, département des Angeles, 2006-2007, p. 193, no III.4). Castelló Iturbide (dir.), El arte plumaria en
L’image intraduisible. Une histoire Objets d’art : « no 2255 : bois sculpté. 10 Comme celui exposé à Madrid en México, Mexico, 1993, p. 181, repr. Deux
métisse des arts en Nouvelle-Espagne La Passion sur quatre faces dans un cris- 1925 (Pedro de Artiñano, Catalogo de la autres pendentifs (celui de Lisbonne,
(1500-1600) », Paris, 2013. tal de roche creusé 35f rest 9f monture, Exposición de Orfebrería civil española, cit. n. 11 et celui vendu à Londres, cit.
2 Philippe Malgouyres, « Probatio L 12m côtés 10m H 18m ». Madrid, 1925, pl. IV) ou celui vendu à n. 12) sont apparentés à celui-ci, avec
pennae. Un Credo en amantecáyotl », 6 Musée du Louvre, département des Louviers le 15 avril 2012, no 122. des montures ornés de rubis.
dans Messe de saint Grégoire, Paris, Objets d’art Inv. OA 5607. 11 Il s’agit de deux pendentifs cylin- 15 Alexis Kugel, Joyaux Renaissance
2011, en collaboration avec Dominique 7 On y voit des bulles, ce qui est impos- driques (Londres, British Museum, une splendeur retrouvée, 2000, no 56
de Courcelles et Claude Louis-Combet. sible dans le cristal. Par exemple, celui inv. no 1872,0604.900 et Barcelone, (« Espagne, vers 1580).
3 Jean Joseph Marquet de Vasselot, du trésor de la cathédrale de Santo vente Baclis, 24 octobre 2012, no 106) et 16 Inv. 63/134. Reproduit dans Theodor
Musée national du Louvre. Catalogue Domingo (République dominicaine). d’un pendentif quadrangulaire (Lisbonne, Müller, « Das Altärchen der Herzogin
sommaire de l’orfèvrerie, de l’émaillerie Voir José Manuel Cruz Valdovinos et Museu Nacional de Arte Antiga). Leonor Christine von Lothringen in der
et des gemmes du Moyen-Âge au Andrés Escalera Ureña, La Platería en la d’Orey, Five centuries of Jewellery: Schatzkammer der Münchner Residenz
xviie siècle, Paris, 1914, p. 70, nos 386, catedral de Santo Domingo, Primada de National Museum of Ancient Art, Lisbon, und verwandte Kleinkunstwerke »,
787, 788, 789. América, Madrid-Santo Domingo, 1993, Lisbonne-Londres, 1995, p. 22, fig. 16. Zeitschrift für Bayerische
4 Acte de donation, Bibliothèque centrale p. 236, no 150. 12 Londres, vente Christie’s, 13 décembre Landesgeschichte, 35, 1972, p. 74,
des Musées Nationaux, NUM 0497 (02), 8 Les premiers s’installent dès 1495 1989, no 453. fig. 41 et 43. Il reproduit aussi un autre
no 770, fol. 24 : « cristal de roche monté (Priscilla E. Muller, Jewels in Spain, 13 Andrés Estrada Jasso, Imágenes en pendentif de section triangulaire, qui
en vermeil carré et creusé à quatre faces 1500-1800, New York, 1972, p. 28). Caña de Maíz, San Luis Potosí, 1996, contient un compartiment cylindrique
à l’intérieur, contenant quatre sujets 9 Los Angeles, County Museum of Art, p. 12-13. avec les scènes de la Passion sur deux
de la passion en bois sculpté, le tout inv. 48.24.20 (Cristina Esteras Martin, 14 Mexico, Museo Nacional de Historia. registres (fig. 39, pl. XIV).
terminé par une perle fine, estimé cent The Arts in Latin America, 1492-1820, Teresa Castelló Iturbide, « La plumaria 17 Vente, New York, Parke-Bernet,
francs ». cat. exp., Philadelphie, Mexico, Los en la tradición indígena », dans Teresa 23 avril 1949, no 671.