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LA FONCTION POLITIQUE DES ÉGLISES AU CAMEROUN

Author(s): JEAN-FRANÇOIS BAYART


Source: Revue française de science politique , juin 1973, Vol. 23, No. 3 (juin 1973), pp.
514-536
Published by: Sciences Po University Press

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/43115659

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LA FONCTION POLITIQUE DES ÉGLISES
AU CAMEROUN

JEAN-FRANÇOIS BAYART

églises remplacent souvent des structures expressément poli-


Au églises tiques Cameroun danscertaines
tiques dans remplacent
de leurscertaines
fonctions.comme
On peutsouvent
a priori,dansdis-de leurs les des fonctions. autres structures Etats On expressément non-pluralistes, peut a priori, poli- dis- les
tinguer trois modèles de substitution :
- les Eglises concurrencent les structures politiques du régime,
et il y a conflit ;
- les Eglises ont des tâches complémentaires à celles de l'Etat, une
coexistence s'instaure ;
- les Eglises et les structures politiques du régime acceptent de
collaborer à différents niveaux ; une unité d'action se dessine.
Nous tenterons de dégager les parts respectives de la rivalité, de la
complémentarité et de la coopération dans la fonction de substitution
des Eglises au Cameroun. Nous limiterons nos analyses à l'ancien Etat
fédéré oriental, tant la situation était différente au Cameroun occidental :
d'ailleurs, du point de vue qui nous retient, les tensions qui avaient pu s'y
développer étaient toujours nées en fonction de l'évolution politique
interne du Cameroun oriental ; d'autre part, dans ce domaine comme
dans d'autres, la suppression du fédéralisme éliminera à terme le parti-
cularisme occidental1. Enfin, malgré les inconvénients d'une approche
statique, nous négligerons généralement la dimension historique des
problèmes 2.

1. Schématiquement, l'on peut dire qu'au Cameroun occidental les modèles de


coexistence et de coopération l'emportaient sur celui de concurrence et de conflit. Jans-
sen (L.H.) et al., Church and development in W est-Cameroun, Tilburg, Development
Research Institute, 1971.
2. Pour cette dimension historique, je me permets de renvoyer le lecteur à :
Bayart (J.-F.), «Les rapports entre les églises et l'Etat du Cameroun (1958-1971)»,
Revue française d'études politiques africaines, 80, août 1972, pp. 79-104, et, La naissance

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Les Eglises au Cameroun

L'analyse fonctionnelle que nous adopterons se heurte à des dif-


ficultés méthodologiques. Les Eglises (et en particulier PEglise catho-
lique) se situent moins par rapport au système politique camerounais
que par rapport à une communauté extra ou supranationale (la chré-
tienté, le Vatican...) et, dans une moindre mesure, à un système po-
litique étranger (pour les missionnaires européens). Mais, d'une part,
les Eglises sont largement ou entièrement « camerounisées » depuis la
décolonisation. Et, de l'autre, elles n'assument pas que des fonctions
qu'elles revendiquent expressément : leurs activités peuvent avoir des
conséquences objectives et latentes qui échappent à leurs volontés et
qui peuvent être contraires aux buts qu'elles se sont assignés. Deuxième
obstacle : le cadre conceptuel retenu ici oblige à changer fréquem-
ment d'unité d'efficience (fonctionnel ou dysfonctionnel par rapport
à quoi ?). Nous raisonnerons successivement, voire simultanément, par
rapport :
- aux exigences fonctionnelles qui, selon G.A. Almond et J.S. Cole-
man, caractérisent tout système politique : fonctions de socialisa-
tion, de recrutement, d'expression des intérêts, d'administration ( rule-
application ), etc.
- au pouvoir établi (groupe autorités-régime que l'on peut confondre
pour l'étude du Cameroun) : fonctions de caution morale, de partici-
pation au pouvoir ou de renversement de celui-ci, d'élaboration de pro-
grammes et d'objectifs, de communication, etc.
- à l'opposition au pouvoir établi : fonction de substitution de la
gauche libérale, fonction logistique, etc.
- aux populations : fonctions d'expression des intérêts et d'adminis-
tration ( rule-application ), fonction tribunitienne, etc.
- au développement politique : fonctions d'intégration et d'iden-
tification.
Pourvu qu'on la garde présente à l'esprit, cette diversité des unités
d'efficience n'invalide cependant pas l'approche fonctionaliste, et l'enrichit
même. Il peut y avoir ambiguïté : le tissu des relations fonctionnelles
qui relient les différents éléments constitutifs des Eglises et du système
politique, ou les cadres d'efficience retenus, est complexe. Mais le
contexte des développements est généralement suffisamment clair pour
éviter toute confusion.

du système politique camerounais, Paris, mémoire FNSP, 1972. Indiquons d'autre part
que le christianisme est majoritaire dans le pays et que l'importante minorité musulmane
est localisée dans le Nord (à l'exception évidemment de quelques colonies dans la
plupart des centres urbains du Sud).

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Les forces en présence et les structures de relations

Ni l'Etat, ni les Eglises ne sont monolithiques : des groupes, des


types d'attitude et de relations se dégagent, dont il est difficile de
rendre compte dans leur complexité.
Le chef de l'Etat, M. Ahidjo, est musulman. Pieux, il est loin d'être
un fanatique à la recherche d'une islamisation forcée du Sud. Son prin-
cipal souci a toujours été d'éviter un conflit ouvert avec les Eglises,
dont il sait que peu de pouvoirs sont sortis renforcés. En dépit des ap-
préhensions diffuses, souvent injustifiées, des milieux chrétiens, et prin-
cipalement catholiques, le problème des relations entre les Eglises et
l'Etat au Cameroun n'est pas de nature religieuse. La liberté de culte est
dans l'ensemble respectée - à ce niveau, les incidents et les tensions
sont toujours d'origine politique - , et le christianisme est largement re-
présenté dans les instances dirigeantes du régime 3. Les clivages au sein du
parti et de l'administration, les rapports entre le pouvoir et les Eglises
sont avant tout politiques.
Du côté de l'Etat, il est possible d'abstraire de ce point de vue
plusieurs groupes, informels. L'Union nationale camerounaise (UNC)
comporte en premier lieu une aile dure, menée par MM. Moussa Yaya
et Kamé ; elle entend diminuer la capacité d'encadrement des Eglises
et leur rôle politique afin de maximiser les pouvoirs du parti et
s'attaque donc en priorité aux organisations religieuses qui le
concurrencent (syndicats, mouvements de jeunesse...). Dans le Nord
du pays, les sultans et lamibé musulmans, menacés dans leurs privi-
lèges par l'action sociale des missions, affrontent les Eglises globales
et le christianisme en tant que tel. L'administration, force ascendante
du système politique camerounais, remet en question la place des
Eglises dans la vie publique et au niveau de la rule-application, place
qu'elle convoite dans sa volonté de puissance ; les fonctionnaires de
l'Education nationale, de la Santé, du Développement rural s'oppose-
raient volontiers à toute initiative confessionnelle dans ces domaines.
Certains hommes politiques catholiques du Centre-Sud, ralliés à
M. Ahidjo, (tels MM. Fouda, maire de Yaoundé et membre du Bureau
politique de l'UNC, et Effa, ancien journaliste à L'Effort et député dé-
mocrate camerounais, nommé rédacteur en chef de L'Unité après son
adhésion à l'UC en 1962), sont dans une situation particulière :
convaincus ou manipulés par l'aile dure du parti, ils sont les plus
virulents à critiquer les fonctions socio-politiques qu'assument les

3. Pour ces problèmes, cf. Bayart (J.-F.), « Les rapports... », art. cit.

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Les Eglises au Cameroun

Eglises. Pour cette tendance, le débat politique semble rejoindre le


débat religieux, et ce sont également deux conceptions du christianisme
qui se combattent : MM. Fouda et Effa sont intégristes, Mgr Zoa et
L'Effort , auxquels ils se heurtent, sont plus ouverts au changement4.
D'une manière générale, les milieux dirigeants sont largement déchris-
tianisés, et les Eglises souffrent d'une crise d'adaptation à la société mo-
derne : elles perdent souvent toute influence sur les individus qu'elles
ont socialisés lorsque ceux-ci accèdent à des responsabilités adminis-
tratives ou économiques ; les cadres moyens et subalternes du pays
rejettent le christianisme par l'indifférence ou, plus fréquemment, par
l'agressivité 5 ; et les dignitaires chrétiens du régime paraissent hésiter
à utiliser leurs fonctions pour défendre les intérêts de leurs confessions
respectives. Cependant l'aile libérale de l'UNC, minoritaire, relativement
impuissante et probablement en plein recul, tolère généralement l'exer-
cice des fonctions socio-politiques des Eglises : MM. Eteki Mboumoua,
ministre de l'Education nationale de 1961 à 1968, et Fonlon, ancien mi-
nistre de la Santé, membre du bureau politique du parti, sont réputés
avoir été favorables aux établissements confessionnels, le premier dans
le domaine scolaire, le second dans celui de la Santé ; idéologique-
ment, ils sont assez proches des préoccupations « développementalistes »
et culturelles du christianisme libéral.
Face à l'Etat, les Eglises sont encore plus désunies. Caractéristique
structurelle essentielle : il n'est probablement pas pertinent de dis-
tinguer les organisations religieuses des Eglises globales. Dans l'ensemble,
le cléricalisme persiste à étouffer l'autonomie des premières, en dépit
des conceptions pastorales et des efforts, souvent ambigus, des évêques
de Yaoundé et de Nkongsamba. Les associations confessionnelles
d'adultes, et, dans une moindre mesure, de jeunes, demeurent étroite-
ment soumises aux autorités religieuses. Il en est de même de la
presse, bien que L'Effort prenne ses distances à l'égard de l'archevêché
et soit entré en conflit avec Mgr Zoa, en janvier 1972 6. L'ancienne
Union des syndicats croyants du Cameroun (USCC) était sans doute
l'organisation d'origine religieuse la plus indépendante et la plus dé-

4. La corrélation n'est cependant pas parfaite. Mgrs Ndongmo et Zoa sont favorables
au laïcat (sous des formes différentes) mais divergent quant à l'attitude à adopter face
au pouvoir ; Mgrs Mongo et Tonye, dont le cléricalisme est plus accentué, ne partagent
pas pour autant les vues de MM. Fouda et Effa.
5. J. Binet remarquait cette désaffection de l'intelligentzia à l'encontre du chris-
tianisme dès 1959 (« Sociologie religieuse dans le Sud-Cameroun », Le monde non-chrétien
47-48, 1959, p. 31). Elle ne fait que s'accentuer depuis l'indépendance. Notons que les
hauts-fonctionnaires sont en majorité protestants.
6. Schématiquement, l'on pourrait dire que L'Effort déborde Mgr Zoa sur sa
gauche. Citons également le conflit entre les prêtres de l'API et Mgr Ndongmo, avant que
celui-ci ne soit arrêté.

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Jean-François Bayart

confessionnalisée ; l'Eglise catholique se contentait d'assurer le trans-


fert de l'aide internationale que lui prodiguaient le CMT et la CFTC,
pour remédier à sa médiocre gestion. Inversement, les rapports entre
les Eglises et l'Etat ne se réduisent pas toujours à des contacts de
puissance à puissance : nous verrons la part que prirent les parents
d'élèves catholiques dans la crise scolaire en 1968. De plus en plus
souvent, des initiatives se prennent en dehors des structures religieuses
formelles, en marge de la hiérarchie ; telles l'ouverture par des laïcs
d'écoles chrétiennes indépendantes des directions diocésaines, l'opé-
ration d'animation urbaine dans le quartier Nylon de Douala ou les
recherches de l'Institut Libermann dans le domaine culturel et lin-
guistique. Mieux vaut donc se contenter de dégager deux grands types
d'attitude, tendances au sein desquelles se retrouvent à la fois des
clercs, des animateurs laïcs et des fidèles.
La première privilégie l'hostilité ou la méfiance à l'encontre du
pouvoir. Les relations avec l'Etat sont d'emblée définies en termes de
résistance, d'opposition, de réticence. Les motivations d'une telle
attitude sont toutefois diverses. Pour Mgr Etoga, évêque auxiliaire de
Yaoundé de 1955 à 1961, des considérations ethniques intervenaient :
Ewondo (Eton par sa mère) il était ulcéré de la chute de M. Mbida. Il
mit au service des démocrates camerounais une partie du clergé de
son diocèse et prit une part active aux campagnes électorales de 1960,
ce contre quoi s'insurgèrent les partisans catholiques de l'Union came-
rounaise7. En août 1961, Mgr Graf fin, archevêque de Yaoundé, ins-
talla Mgr Etoga dans le nouveau diocèse de Mbalmayo, manifestement
créé à son intention. Le gouvernement est-il intervenu auprès du pro-
nonce de Lagos pour obtenir ce déplacement ? Il semble en fait que
l'évêque auxiliaire, sacré sous la pression du nationalisme en no-
vembre 1955, n'ait pas eu la stature nécessaire pour prendre en charge
l'archevêché. Mais les autorités politiques n'ont pu que s'en réjouir.
Par la suite, Mgr Etoga se rallia au régime dans le sillage des démo-
crates camerounais et soutint la candidature de M. Ahidjo aux élec-
tions présidentielles de 1965. Pour Mgr Mongo, évêque de Douala, et
Mgr Ndongmo, évêque de Nkongsamba, la méfiance trouve son origine
dans la peur d'une islamisation forcée du pays : pour eux, l'unification
des partis, des mouvements de jeunesse, des syndicats risque de dé-

7. Cf. la « Lettre ouverte à S.E. Mgr Paul Etoga, évêque auxiliaire de Yaoundé »,
La Presse du Cameroun, 3 mai 1960. Mgr Etoga était pourtant co-signataire de la lettre
des évêques du Cameroun à leurs fidèles, datée du 4 décembre 1959, qui demandait au
clergé d'« éviter la moindre propagande en faveur ou contre les différents candidats >>
lors de la campagne électorale. Selon certains, Mgr Graffin, de son côté, aurait été
favorable à M. Ahidjo.

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Les Eglises au Cameroun

boucher sur la religion unique. D'autre part, compte tenu des virtua-
lités totalitaires du régime, la défense de la liberté d'action de l'église
sous toutes ses formes (scolaire, sanitaire, etc.) se résume largement à
une défense de la liberté politique et à une lutte contre la dictature.
L'Association des prêtres indigènes, puissante en pays Bamiléké, re-
prend ce dernier thème ; son inspiration est toutefois plus nationaliste,
et elle continue probablement à voir en M. Ahidjo l'assassin d'Um Nyobe 8.
L'ensemble des jeunes prêtres insistent sur l'indépendance de l'Eglise
et sur sa mission prophétique ; de plus en plus sensibilisés aux pro-
blèmes de la justice sociale, ils voient en elle une force de contesta-
tion. Pareillement, les Eglises protestantes, en particulier l'Eglise évan-
gélique, posent la question du développement. Telle est également la
ligne de l'hebdomadaire catholique L'Effort camerounais et du bi-
mensuel protestant La Semaine camerounaise.
La seconde tendance voit précisément dans la collaboration avec
les autorités un moyen d'œuvrer au développement du pays, et croit
pouvoir le faire sans sacrifier l'indépendance des Eglises et leur fonc-
tion prophétique. Là encore, les motivations et l'importance accordée
aux deux termes contradictoires de la proposition varient considéra-
blement. Dès 1958, l'abbé Zoa (qui sera sacré évêque en 1961) défi-
nissait à ses proches ses conceptions en matière de relations avec l'Etat :
l'Eglise, plus mûre, devait tolérer les erreurs du gouvernement - tout
en s'efforçant de les limiter - afin de ne pas faire naître en lui un
complexe d'infériorité ou un sentiment d'échec qui constitueraient des
terrains favorables au développement de réactions anticléricales de dé-
fense ; il soulignait d'autre part que, faute de solution de rechange, il
ne fallait pas jouer à l'apprenti-sorcier. Archevêque, il tentera d'ac-
tualiser cette ligne de conduite : lors de son intronisation, le 7 jan-
vier 1962, il déclara qu'il ne serait « l'homme d'aucun groupe, ni
d'aucun parti, fussent-ils de dénomination catholique ». Il semble
cependant qu'une partie de l'entourage de M. Ahidjo ait tout fait
pour le brouiller avec Mgr Zoa, en particulier en alimentant la rumeur
de sa candidature aux élections présidentielles de 1965. Des contacts
directs permirent aux deux hommes d'améliorer leurs relations, et la
confiance culmina en 1965-1966, rendant possible l'ouverture d'une pro-

8. L'API (l'APIC, disent les mauvaises langues) réunit les prêtres camerounais les
plus nationalistes de l'Ouest. Ils insistent sur la décolonisation de l'Eglise, adoptent à
l'égard du clergé expatrié une attitude hostile, voire raciste, s'opposant à ses activités,
à ses votes dans les conseils, etc. Les trois prêtres fondateurs de l'API étaient entrés
en conflit avec Mgr Ndongmo, mais l'Association a énergiquement protesté contre son
arrestation, ce qui lui vaut d'être actuellement étroitement surveillée par les autorités.
Elle aurait aujourd'hui tendance à devenir plus modérée.

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Jean-François Bayart

nonciature à Yaoundé. La crise scolaire de 1968 devait tout remettre


en cause. Ce n'est que très progressivement que la situation se normalise,
consécutivement à l'attitude de Mgr Zoa pendant l'affaire Ndongmo.
Certains responsables de l'Eglise évangélique ont des conceptions
voisines. Ils assignent aux établissements scolaires et hospitaliers confes-
sionnels un rôle complémentaire à celui de l'Etat, et refusent toute
concurrence : tribunitienne, l'Eglise doit prendre en charge les marginaux,
que les pouvoirs publics négligent.
D'autres se placent à un niveau délibérément plus politique. Ils
acceptent le cadre du parti comme instrument de travail et collaborent
avec ses organes de base, mais soulignent que leurs tâches sont exclu-
sivement sociales et économiques ; ils refusent même parfois que
l'UNC tire trop de prestige de leur intervention. A la limite, il semble
que quelques membres du clergé aient des responsabilités purement
politiques, tels l'abbé Mboglé et le pasteur Akoa, présidents des sous-
sections d'Edéa et de Mvengué9. Il s'agit cependant d'initiatives indi-
viduelles qui ne rappellent en rien la collaboration systématique entre
l'Eglise catholique et le PDG en Guinée jusqu'en 1967, ni l'implan-
tation du CPP dans le clergé de l'Eglise anglicane ghanéenne 10. Le
protestantisme a probablement mieux conservé ses distances à l'égard
du pouvoir : les statuts de l'Eglise évangélique, par exemple, précisent
que le responsable religieux qui prétend à un mandat politique doit
demander sa « mise en disponibilité » 11 .
Il faut réserver une place à part au clergé catholique « coopérant » 12,
à qui sa qualité d'étranger assigne une attitude spécifique face à l'Etat :
il est délicat pour les prêtres expatriés, généralement nationaux de
l'ancienne puissance tutrice, d'intervenir trop ouvertement dans les
affaires intérieures du Cameroun. D'un autre côté, c'est toujours avec
plus d'acuité que se pose à eux le problème de la justice sociale.
Grossièrement, l'on peut distinguer trois tendances qui se confondent
largement avec trois générations. La première, celle des missionnaires
de l'époque coloniale, souvent spiritains, est assez indifférente à cette
question. La seconde, majoritaire (au moins dans les villes) est

9. Le pasteur Akoa a d'ailleurs été destitué de ce poste en octobre 1971, par le


bureau politique. L'exemple de l'abbé Mboglé est d'autre part équivoque : marié, il
n'exerce plus de ministère dans l'Eglise catholique.
10. Cf. Apter (D.), Some conceptual approaches to the study of modernization ,
Englewood Cliffs, Prentice Hall, Inc. 1968, p. 173.
11. Le synode a d'ailleurs assoupli sa position. Auparavant, les statuts se bornaient
à constater l'incompatibilité entre un mandat politique et une responsabilité religieuse.
A la fin de son mandat politique, le responsable ne retrouvait pas forcément sa charge
religieuse.
12. Les Eglises réformées sont presque complètement « camerounisées ».

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Les Eglises au Cameroun

composée de prêtres que Ton peut situer à gauche ; assez proches sur
ce point de Mgr Ndongmo, de TAPI et de L'Effort camerounais , ils
mettent l'accent sur la défense des libertés, ce qui les amène à sou-
tenir le pluralisme des associations et, paradoxalement, renseignement
confessionnel 13. Enfin, une troisième tendance se fait jour : quelques
membres du clergé coopérant, isolés, commencent à s'interroger sur
ce qu'a fait l'Eglise pour rendre le parti unique acceptable et fécond, et
à se demander si la priorité accordée au pluralisme ne pêche pas par
ethnocentrisme.
Les rapports entre les Eglises et l'Etat sont de nature politique et, à
bien des égards, institutionnelle. Mais il est impossible de les comprendre
si l'on ne tient pas compte de leurs composantes ethniques et familiales, si
l'on ne met pas en valeur leur personnalisation. Ce phénomène est d'au-
tant plus important que les contacts entre Eglises et Etat ont lieu à
tous les niveaux. La décentralisation est complète dans les Eglises ré-
formées, dont les efforts sont néanmoins coordonnés à l'échelon na-
tional par le secrétaire général de la Fédération des Eglises et missions
protestantes. Le poste fut confié de 1961 à 1971 au pasteur Mallo.
Celui-ci agit en étroite collaboration avec Mgr Zoa et lui délégua même
fréquemment, semble-t-il, le droit de parler au nom de l'ensemble du
christianisme auprès du pouvoir politique suprême. La situation n'est
guère différente au sein de l'Eglise catholique, tant les évêques sont
divisés. Il s'ensuivit d'ailleurs un malentendu, et le jugement que se
fit M. Ahidjo du pouvoir religieux s'en trouva faussé. Le président de
la République, dans une optique très africaine qui accorde toujours
la primauté au chef, considérait que Mgr Zoa était le dirigeant effectif
des catholiques. En fait, l'archevêque ne dispose d'aucune prérogative
particulière, sinon de préséance. Le droit coutumier post-conciliaire
autoriserait la conférence des évêques à lui déléguer certains pouvoirs,
mais cela est actuellement impensable. Ses options pastorales en
faveur du laïcat, ses choix en matière scolaire, son attitude lors de
l'Affaire Ndongmo ont en effet isolé Mgr Zoa 14. Au niveau diocésain,
l'autonomie des prêtres est également considérable, l'évêque se conten-
tant de donner des consignes très larges dans le domaine des relations
avec l'Etat 15.

13. Ces prêtres sont évidemment souvent opposés à toute forme de cléricalisme en
France, et en particulier à l'école libre.
14. Manguissa, l'archevêque de Yaoundé rencontra également de grandes diffi-
cultés dans son diocèse, peuplé d'une majorité d'Eton et d'Ewondo, et dont les prêtres
étaient dans l'ensemble passablement cléricaux.
15. A Douala, par exemple, Mgr Tonye, coadjuteur, s'est borné à recommander aux
prêtres de son diocèse d'éviter tout conflit social dans les établissements confessionnels.

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Jean-François Bayart

Hétérogénéité des forces en présence, multiplicité des structures


de relations : ces deux données dominent les rapports entre les
Eglises et le régime, et en compliquent l'analyse.

Les fonctions expressément politiques des Eglises

M. Ahidjo a consolidé son régime en bipolarisant les forces poli-


tiques, en forçant les libéraux à choisir entre le terrorisme de la gauche
nationaliste et le ralliement inconditionnel à son parti. Le conflit
Eglises-Etat a souvent servi de langage à un antagonisme purement
politique et, à bien des égards, le christianisme est l'héritier de l'an-
cienne gauche libérale, écartelée et dissoute. La défense des libertés
religieuses et cléricales a toujours été significativement associée (fût-ce
d'une manière latente) à celle des autres libertés fondamentales. Ac-
tuellement, le contrôle du système social par les institutions de l'Etat
est considérable : seules ont pu y échapper les structures confession-
nelles, qui sont autant de zones d'autonomie, voire de liberté quand
le cléricalisme ne les étouffe pas. Les Eglises sont les dernières à pou-
voir bénéficier des libertés de réunion, d'association, d'expression et
à en user. Avec elles, c'est une large fraction de la population et de
la vie publique qui se dérobe à la mainmise des autorités. Celles-ci,
plus ou moins consciemment, cherchent naturellement à la grignoter et
à l'absorber. Les Eglises assument donc des fonctions expressément
politiques.
A l'origine extrêmement réticentes envers le parti unique qu'elles
assimilaient à la dictature, elles ont finalement dû se résigner au fait
accompli et accepter le principe du monolithisme politique, tout en
insistant sur le nécessaire respect de certaines valeurs, en particulier
démocratiques. La résolution du synode de 1963 de l'Eglise évangélique
qui déclarait comprendre et soutenir « tous les efforts faits par notre
gouvernement pour l'édification et la consolidation de notre Etat » mais
le priait « de veiller à ce que ... les libertés fondamentales ... soient tou-
jours et partout strictement observées », reflète assez bien le point de vue
de la majorité des responsables chrétiens. Les Eglises se sont même souvent

Mais aucune politique cohérente n'a été définie à l'égard de l'Etat. Il est vrai que les
personnalités plus fortes de Mgr Zoa et, jadis, de Mgr Ndongmo font que les diocèses
de Yaoundé et de Nkongsamba sont plus homogènes. Il en est de même de celui de
Bafoussam, où l'influence de TAPI est considérable. Au moment de l'affaire Ndongmo,
en novembre 1970, la conférence des évêques, réunie à Bamenda, a cependant décidé de
fonder un Conseil permanent de l'épiscopat, qui devrait favoriser la concertation entre
les autorités catholiques.

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Les Eglises au Cameroun

félicitées de la paix civile qu'a apportée le régime de M. Ahidjo et des


progrès économiques qui ont été accomplis. Evitant de remettre en ques-
tion le système politique établi, il n'en reste pas moins qu'elles en-
tendent en dénoncer les abus les plus criants et être fidèles à leur
mission prophétique.
Elles contribuent en premier lieu à l'expression de divers intérêts
catégoriels par l'intermédiaire de l'USCC (jusqu'en 1971) et des struc-
tures officielles de concertation économique, notamment dans le cadre
de la planification. Ces tâches sont toutefois secondaires et peu origi-
nales en comparaison de la fonction tribunitienne qu'elles exercent.
A tous les niveaux, les responsables religieux effectuent des interventions
personnelles afin de protéger les populations de mesures arbitraires.
L'exemple le plus célèbre est l'Affaire du Train, en 1962 16. Par la suite,
Mgr Zoa révéla à M. Ahidjo les méthodes odieuses par lesquelles l'on
contraignait les montagnards du Nord-Cameroun à se vêtir et obtint
aisément qu'on y mît un terme. A Nkongsamba, Mgr Ndongmo parvenait
fréquemment à faire annuler des arrestations injustifiées et s'opposa -
sans grand succès - à la pratique des rites anti-terroristes du cadi
organisés par les autorités. Un peu comme le parti, les Eglises offrent
des possibilités de recours contre les décisions des pouvoirs publics
locaux. De plus, elles attirent l'attention du gouvernement sur le sort des
catégories sociales ou ethniques les plus défavorisées, prennent leur
défense, essayent de subvenir à leurs besoins.
Pour ce genre de démarches, le clergé bénéficie d'une certaine tolé-
rance de la part du régime. Il n'en est pas de même de la presse confes-
sionnelle. Soumise à la censure, frappée par des saisies administratives,
menacée par une législation qui définit d'une manière fort extensive le
maintien de l'ordre public et la subversion, en proie à des difficultés
financières que le gouvernement ne contribue pas à alléger, elle est néan-
moins la seule à conserver une liberté de ton appréciable ; mais, comme
dans le reste de l'Afrique francophone, sa survie est de plus en plus pro-
blématique : La Semaine camerounaise a suspendu sa publication, L'Essor
des jeunes (dont le directeur, M. Lingo, est emprisonné) et L'Effort
camerounais sont dans une situation préoccupante. Le gouvernement
et le parti n'ont jamais admis ses critiques - ou ses suggestions -
comme le prouve la violence de ton de L'Unité quand elle s'en prend
à L'Effort 17 .

16. Cf. Chaffard (G.), Les carnets secrets de la décolonisation, Paris, Calmann-Lévy,
tome II, p. 402.
17. Pour une analyse plus détaillée de la presse confessionnelle, voir : Bayart (J.-F.),
« Presse écrite et développement politique au Cameroun », Revue française d'études poli-

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Jean-François Bayart

Loin de n'exprimer que des intérêts particuliers, les Eglises se


considèrent comme universelles. L'exercice de leur mission prophétique
a donc provoqué des conflits politiques, et non des antagonismes
religieux en tant que tels. Cependant, elles ne se substituent que par-
tiellement aux structures expressément politiques. D'elles-mêmes, elles
s'imposent certaines limites : elles savent que le régime ne supporterait
pas de se voir remis en question. D'autre part, si les protestants - spé-
cialement les presbytériens et les plus grands pasteurs évangéliques -
éprouvent sans doute une vive nostalgie de l'Union des populations du
Cameroun (UPC), au moins « historique », l'Eglise catholique s'est en
revanche toujours opposée avec vigueur au mouvement nationaliste en
qui elle voyait un grave danger « communiste » ; les maquis ripos-
tèrent en attaquant systématiquement ses missions 18. Plus généralement,
le recours au terrorisme et à la violence répugnèrent aux milieux chré-
tiens et les incitèrent à s'éloigner de la gauche nationaliste. Aussi les
Eglises n'apportèrent-elles aucune aide « logistique » à l'UPC - si
l'on excepte les cas individuels, dont le plus célèbre semble avoir été
celui de Mgr Ndongmo. Pareillement, elles n'ont jamais participé à
une tentative de renversement du pouvoir, hormis le déroutant et pro-
bablement imaginaire « complot de la Sainte-Croix », en 1970.
Mais ce sont la pression et la vigilance du pouvoir qui constituent
les principaux obstacles au rôle politique des Eglises. Leur fonction
programmatique, en premier lieu, irrite les autorités qui l'assimilent
immédiatement à une volonté de relève politique. La polémique entre
L'Effort et L'Unité , en 1966, est à cet égard révélatrice. Les milieux
catholiques faisaient depuis longtemps campagne en faveur de la sup-
pression de la dot. Impressionné par le régime militaire pur et dur du
colonel Bokassa, l'hebdomadaire catholique titrait bientôt : « La Ré-
publique centre-africaine supprime la dot. Pourquoi pas le Came-
roun ? » 19. « La suppression de la dot vaut-elle un coup d'Etat ? »,
réagit aussitôt L'Unité™. La définition d'objectifs sociaux ou écono-
miques par les organisations religieuses se heurte toujours à la même
réaction de défense : les structures du régime tiennent à conserver le
monopole de l'initiative et de l'imagination politiques. Ceci explique
que la contribution des Eglises à la fonction législative ( rule-makinģ )

tiques africaines, 88, avril 1973, pp. 48-63. Soulignons que la presse confessionnelle est
l'organisation religieuse tribunitienne la plus importante : comme souvent en Afrique
noire, le syndicalisme défend les intérêts de catégories sociales relativement favorisées.
18. L'affaire Ndongmo a toutefois révélé un rapprochement entre l'UPC et les catho-
liques les plus progressistes (particulièrement l'API) (cf. L'UPC parle..., Paris, Maspero,
1971, pp. 50 et suiv.).
19. L'Effort camerounais 535, 10 avril 1966, p. 1.
20. L'Unité 272, semaine du 20 au 27 avril 1966, pp. 1 et 3.

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Les Eglises au Cameroun

soit extrêmement faible et se soit finalement soldée par des échecs.


En 1960, le pasteur Akoa et Mgr Mongo furent conviés à participer
aux travaux du Comité constitutionnel consultatif ; l'évêque de Douala
en démissionna avec éclat, accusant le gouvernement d'anticléricalisme
et de laïcisme21. En 1963, Mgr Zoa et le pasteur Mallo avaient en vain
proposé la discussion d'un statut des Eglises. Actuellement, les protes-
tants, inquiets de l'ambiguïté de la législation en matière de liberté
religieuse, reprennent cette idée, mais rien n'indique que des négocia-
tions s'ouvriront.
Parmi les fonctions para-partisanes, ce sont aujourd'hui celles de
socialisation, de recrutement et d'encadrement que les organisations
religieuses assument le plus clairement. Dans l'ensemble, les associa-
tions confessionnelles sont plus vivantes et enserrent plus étroitement
les populations que l'appareil du parti. Dans le monde étudiant, la
FENEC (d'obédience gouvernementale) était moins importante que
l'Association des étudiants chrétiens du Cameroun (catholique). L'USCC
ne revendiquait que 30 000 adhérents au moment de sa dissolution
(contre 70 000 pour la Fédération des syndicats camerounais, FSC),
mais, selon certains de ses cadres, minimisait son audience pour ne pas
effrayer le pouvoir22. Du côté des mouvements de jeunesse, la situation
est encore plus équivoque : la JUNC, organisme annexe du parti, dé-
clare 350 000 membres (contre 10 000 adhérents à la Fédération de la
jeunesse scout, 8 000 à celle de la jeunesse rurale, 5 000 à celle de
la jeunesse scolaire et de plein air, 3 700 à celle de la jeunesse artistique
- toutes ces fédérations étant largement composées de mouvements
confessionnels) 23 ; toutefois, au-delà de la disproportion des effectifs
déclarés, les associations chrétiennes continuent à mieux fonctionner
que la JUNC24. Enfin, en milieu rural, les mouvements d'adultes (Lé-
gion de Marie, Action catholique des foyers, etc.) sont plus puissants
et mieux articulés que les sections de l'UNC 25 . La contribution des

21. Pour cet épisode, cf. Bay art (J.-F.), « Les rapports... » art. cit.
22. Sources : entretiens. L'USCC aurait compté 75 000 adhérents.
23. Chiffres cités par le Ministère du plan et de l'aménagement du territoire, « Rapport
national sur le groupe enfance -jeunesse -famille en République fédérale du Cameroun»,
décembre 1971, 198 p. polycop.
24. Elles sont cependant en proie à un malaise profond : par cléricalisme ou à la
recherche d'une plus grande « authenticité », le clergé africain a tendance à se désintéresser
de l'Action catholique depuis plusieurs années, au profit d'autres formules d'animation
(chorales, etc.).
25. Cf. Binet (J.), « Conditions des femmes dans la région cacaoyère du Cameroun »,
Cahiers internationaux de sociologie 20, 1956, pp. 109-23 ; The (M.P. de), « Evolution
féminine et évolution villageoise chez les Beti du Sud-Cameroun », Bulletin de l'Institut
fondamental d'Afrique noire 30 (4), octobre 1968 : 1533-65 et Dikoume (C.), Luetke-
Entrup (J.), Mouanko, étude socio-économique générale en vue du développement,
Douala, IPD, octobre 1971, p. 61.

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Jean-François Bayart

Eglises à la formation des militants et de cadres politiques ou sociaux


est donc décisive. Le rôle de la JAC, de la JOC et de l'Institut pana-
fricain pour le développement (qui était à l'origine un établissement
confessionnel) est notamment remarquable. Ce sont à ces niveaux que
les églises apparaissent le plus comme des zones de liberté. Générale-
ment, le dynamisme de ses animateurs contraste singulièrement avec
l'amateurisme des adhérents d'un parti dominé par l'administration
territoriale, paralysé par son propre gigantisme, figé dans sa peur de
devenir subversif, asphyxié par l'éthique de l'unité du régime... 26
L'UNC et plus spécialement son aile dure s'irritent naturellement
de cette concurrence et cherchent à y mettre fin. Trois modèles de
relations se dégagent ainsi.
- Le régime absorbe les organisations religieuses lorsqu'elles
nuisent au maintien de l'ordre, objectivement ou potentiellement. Long-
temps, le syndicalisme chrétien est resté - seul - suffisamment indé-
pendant pour animer des mouvements revendicatifs et des grèves. Il
parvint à échapper à la première tentative de rassemblement et à ne
pas rejoindre la FSC, créée en 1963. Sa situation devenait cependant
de plus en plus inconfortable. Irrité par les grèves scolaires provoquées
par la Fédération nationale des enseignants privés du Cameroun,
M. Ahidjo lança un appel à l'unité syndicale au congrès de Garoua, en
1969. Depuis longtemps divisés sur l'attitude à adopter face à une
telle issue, les dirigeants de l'USCC - rassemblant les syndicats chré-
tiens - ne purent résister aux pressions dont ils furent l'objet et durent
participer à la naissance d'une nouvelle centrale, l'UNTC, dont on
sait déjà que l'autonomie par rapport au parti sera limitée. La politique
du régime envers le syndicalisme étudiant fut similaire. En premier lieu,
l'Association des étudiants chrétiens du Cameroun se heurta au gouver-
nement à propos des journées de réflexion qu'elle avait l'habitude de
tenir chaque mois sur des thèmes socio-économiques, voire politiques.
Elle fut ensuite impliquée dans le boycottage d'examens partiels. Les
revendications sectorielles des étudiants furent finalement satisfaites,
mais l'AECC fut dissoute et ses responsables exclus temporairement
de la Faculté. Instruites par les exemples des universités françaises,
ivoirienne et sénégalaise, les autorités tirèrent les leçons de cet
avertissement, si discret fût-il, et décidèrent d'unifier les associations
estudiantines reconnues au bénéfice de la FENEC.

26. Pour une brève étude du militantisme dans TUNC, cf. Bayart (J.-F.), « Came-
roun : l'illusion du parti unique », Revue française d'études politiques africaines, mai 1971,
pp. 40-49. Notons que la création imminente d'une école des cadres du parti répond direc-
tement au défi des organisations religieuses en matière de socialisation et de recrutement.

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Les Eglises au Cameroun

- Le régime cherche à éliminer les associations religieuses qui


concurrencent avec succès le parti sur son propre terrain. En 1963,
l'aile dure de l'Union camerounaise plaida en faveur d'une unification
de tous les mouvements de jeunes, probablement dans l'espoir de pro-
fiter de la vitalité des organisations confessionnelles et de surmonter
l'échec, déjà patent, de la JUC 21 . Le CONAJEPCA, chargé de coor-
donner les efforts de tous les mouvements de jeunesse, fut créé. Les
responsables chrétiens s'unirent pour déjouer les plans gouvernemen-
taux et limiter l'influence de la JUC sur le Comité. D'instrument de
contrôle des associations confessionnelles, celui-ci devint la meilleure
garantie de leur indépendance. Les dirigeants trop favorables au ré-
gime furent progressivement évincés. En 1965, l'assemblée plénière
repoussa un projet du secrétaire général visant à créer dix fédérations
de mouvements. Une reprise en main s'imposait28. La loi du 12 juin 1967
soumit les associations au régime de l'autorisation préalable (art. 5 et
7). La législation d'application réforma le CONAJEPCA en le plaçant
sous l'autorité du ministre de la Jeunesse et des Sports et en le divisant
en sept fédérations. Ces modifications ne semblent pas avoir affecté
en profondeur la situation des associations chrétiennes. Celles-ci
échappent largement au contrôle gouvernemental tant la législation est
peu appliquée ; les autorités - avant tout l'administration et la po-
lice - les gênent plus qu'elles n'étouffent leur autonomie. A terme,
cependant, l'entreprise de « revitalisation » du parti qui se poursuit
depuis 1969-1970 risque d'être fatale au pluralisme des mouvements
de jeunes : le congrès extraordinaire de l'UNC de juin 1972, expressé-
ment convoqué pour réformer la JUNC, pourrait constituer une étape
décisive dans cette évolution, bien qu'il n'ait finalement pris aucune
décision spectaculaire.
- Le parti tolère les organisations religieuses quand elles ne
mettent pas en évidence ses propres faiblesses. La remarquable réussite
du mouvement féminin de l'UNC, l'OFUNC, s'accompagne du respect
de l'indépendance des mouvements confessionnels d'adultes, même si
ceux-ci collaborent parfois avec l'administration dans le cadre du déve-
loppement économique.

27. Cf. Vroumsia Tchinaye, « Le parti et la jeunesse », in Deuxième séminaire de


l'Union camerounaise, Yaoundé, 1964, pp. 65-70. M. Vroumsia Tchinaye comptait faire
de la JUC une avant-garde militante, mais resta prisonnier de la confusion entre « parti-
peuple » et « parti-avant-garde » (cf. Bayart (J.-F.), « Cameroun : l'illusion... » art. cit.,
p. 48). Aussi le rôle de la JUC, puis de la JUNC, se limita-t-il à la participation aux
défilés officiels.
28. Pour la période 1963-1965, cf. Lippens (P.), La démocratie économique et la
démocratie sociale au Cameroun , Paris, thèse de doctorat de droit public, 1967, pp. 285-91.

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Jean-François Bayart

Quelle est l'attitude des cadres chrétiens face aux structures d'enca-
drement du régime et à l'absorption de leurs mouvements par celles-ci ?
Seule une enquête systématique autoriserait à répondre valablement à
cette question fondamentale. Les entretiens que j'ai eus, particulière-
ment avec des responsables jocistes et syndicaux, m'ont néanmoins
permis de discerner deux orientations, peut-être contradictoires mais
souvent intimement mêlées :
- une attitude anomique prononcée (sentiments d'impuissance de-
vant les décisions des pouvoirs publics, déception de ne pas pouvoir
véritablement militer dans les structures socio-politiques officielles et,
parfois, répugnance devant les compromissions et l'auto-censure aux-
quelles ils doivent se soumettre) ;
- une attitude « missionnaire » et une volonté résolue d'engage-
ment et d'action : qu'ils aient attendu d'y être contraints ou qu'ils
aient devancé l'adhésion obligatoire, les responsables chrétiens ne se
découragent généralement pas complètement et acceptent de militer au
sein des structures du régime, estimant faire un travail plus utile parmi
les non-croyants, et poursuivant une politique « d'entrisme » ou de
« débauchage » au profit de leurs idées politico-religieuses et de leurs
organisations. Tel dirigeant de la JOC, par exemple, adhérera en même
temps à la JUNC, ou tel ancien jociste aura d'emblée milité dans le
cadre de la FSC.
Nous avons jusqu'ici posé les Eglises comme rivales et concurrentes
des organisations socio-politiques du régime. A certains égards, la
substitution fonctionnelle s'est cependant opérée en termes de soutien
et de complémentarité. Les Eglises ont aidé à l'intégration du système
politique camerounais en adoptant et en proposant aux population
chrétiennes réticentes à l'encontre de M. Ahidjo un modèle d'opposi
tion partielle et ponctuelle (et non de remise en cause globale e
qualitative) : cela est particulièrement vrai pour les Bassa et le group
Ewondo-Eton 29. Plus directement, elles mettent fréquemment au ser-
vice des autorités leur excellent réseau de communication : ainsi, par
exemple, depuis 1965, l'Eglise catholique s'associe-t-elle à l'administra

29. La secte des Témoins de Jéhovah, forte de 50 000 fidèles, offrait un modèle dif-
férent de substitution fonctionnelle. Refusant toute autorité politique, elle prônait l'absten
tion aux élections ; ses membres allaient jusqu'à se livrer à des voies de fait sur ceux
qui se rendaient aux urnes. Cette attitude extrémiste n'était d'ailleurs qu'un aspect d
leur refus global de la société moderne. Les Témoins de Jéhovah fournissaient un moyen
d'expression à la contestation de la civilisation occidentale importée et, peut-être, du
régime politique de M. Ahidjo. Leur implantation dans l'Ouest du pays et dans le Litto
ral, principalement chez les Bamiléké, une ethnie particulièrement affectée par le chan-
gement social et réputée réticente à l'encontre du régime, semblait confirmer cette fonction
d'opposition radicale. La secte fut interdite en 1970. Actuellement, les autorités pour
chassent ses fidèles et ceux de sa résurgence récente, l'Eglise itinérante.

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Les Eglises au Cameroun

tion et au parti lors de chaque campagne électorale pour lutter contre


l'abstentionnisme 30 .
Avant d'être des forces de contestation ou de soutien et d'assumer
des fonctions expressément politiques, les Eglises sont toutefois des
puissances établies qui contribuent à l'administration du pays ( rule -
application) et exercent des fonctions d'output. Compte tenu des virtua-
lités totalitaires du régime de M. Ahidjo, et principalement de la vo-
lonté de puissance de la fonction publique, la substitution engendre
également à ce niveau des tensions de type conflictuel.

Les Eglises, Etats dans l'Etat

Héritage de la colonisation : les Eglises sont de véritables Etats


dans l'Etat31. De ce point de vue, les pommes de discorde essentielles
avec le régime se situent aux niveaux de l'enseignement et des éta-
blissements sanitaires.
Dans leur majorité, mais pour des raisons différentes, les respon-
sables politiques et administratifs souhaitaient voir disparaître l'ensei-
gnement primaire confessionnel ou, tout au moins, le contrôler plus
étroitement. Les autorités religieuses étaient elles-mêmes divisées. Pour
certains catholiques (dont Mgrs Mongo et Ndongmo), l'école libre était
un obstacle au totalitarisme, la garantie d'un enseignement de meilleure
qualité, et un instrument d'évangélisation ; la conclusion logique d'un
tel raisonnement était le maintien de l'enseignement confessionnel par
l'augmentation des subventions publiques ou de l'écolage (frais
d'école acquittés par les parents) 32. Pour les autres, dont Mgr Zoa,
l'école confessionnelle représentait une charge financière que ne
pouvait plus assumer l'église ; mal payés, les maîtres faisaient
grève et le climat de méfiance qui s'instaurait gênait l'évangé-
lisation ; il convenait donc de négocier avec le gouvernement
le transfert des écoles primaires confessionnelles et l'extension de
l'enseignement religieux à l'ensemble des établissements publics. Du
côté des protestants, le problème était abordé d'une manière moins

30. Elle ne donne cependant aucune consigne de vote. Pour plus de détails sur le
rôle de soutien des Eglises, cf. Bayart (J.-F.), Naissance..., op. cit.
31. Quelques chiffres, approximatifs: les missions possèdent 17 hôpitaux (sur 24),
69 infirmeries (sur 395), 10 hôpitaux et villages pour lépreux (sur 39), un peu moins de
3 800 lits (sur 10 000) et scolarisent environ 40 % des jeunes camerounais. Leur rôle
économique (fermes-écoles, coopératives, formations professionnelles...) enfin, n'est pas
négligeable, notamment dans le Nord, auprès des populations païennes.
32. Mgr Ndongmo créa également dans son diocèse des entreprises lucratives afin de
financer les écoles.

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Jean-François Bayart

passionnelle, et la tendance en faveur du transfert l'emporta très tôt33.


Les parents d'élèves, quant à eux, étaient fortement attachés à l'ensei-
gnement confessionnel et prêts à des sacrifices financiers pour répondre
à l'augmentation de l'écolage, tandis que les maîtres confondaient
nationalisation et parité des salaires avec le secteur public34. Dès 1964,
des négociations furent engagées en vue d'augmenter les salaires du
secteur confessionnel, mais elles achoppèrent sur le problème du finan-
cement. En 1965, Mgr Zoa reprit contact de son propre chef avec le
gouvernement en vue de réaliser une « intégration nationale des
écoles », et d'aboutir à un transfert partiel et sélectif des établissements,
sur des bases d'efficacité et en respectant le « rôle original et spéci-
fique d'annonciatrice de la Révélation » de l'Eglise ; des comités ré-
gionaux de planification scolaire devaient être mis sur pied à cette
fin35. De retour de Rome, Mgrs Ndongmo et Mongo se méprirent sur
la signification de l'initiative de l'archevêque : ne voyant pas qu'elle
revenait à revendiquer un nouveau statut pour l'école confessionnelle,
la réduisant à une proposition d'étatisation, ils s'y opposèrent publi-
quement, par voie de presse, et demandèrent la prise en charge par
l'Etat de la totalité des salaires du secteur privé - solution évidem-
ment inacceptable pour les pouvoirs publics 36 . Les suggestions de
Mgr Zoa ne furent pas mieux accueillies du côté du gouvernement (ce
qui contribua à le réhabiliter en partie aux yeux des évêques de Douala
et de Nkongsamba). L'incident eut des conséquences importantes. Il

33. L'assassinat d'enseignants confessionnels suisses à Bangangté, en 1965, favorisa


cette évolution. Cf. « Bangangté : au-delà du drame », Christianisme social 74 (1-2),
janvier-février 1966, pp. 79-117. Les protestants, au contraire de la majorité des catho-
liques, ne tiennent pas à l'extension de l'instruction religieuse aux établissements publics
(qu'ils s'estiment incapables d'assumer). Ils remettent d'ailleurs de plus en plus en cause
l'évangélisation par l'intermédiaire de l'école.
34. Il n'est malheureusement pas possible dans le cadre de cet article d exposer
avec toutes les nuances voulues les différentes positions. Je renvoie donc le lecteur à
quelques textes fondamentaux. Du côté des catholiques : Zoa (Mgr), « Réflexions sur nos
écoles », L'Effort camerounais 636, 7 avril 1968, pp. 7-10 ; numéro spécial, ibid., 5 mai
1968 ; interview de l'abbé Fondjo, ibid., 681, 23 mars 1969 ; communiqué de Mgrs Mongo
et Ndongmo, La Presse du Cameroun, 27 janvier 1966. Du côté des protestants :
Mallo (E., pasteur), « Vers l'étatisation de l'enseignement privé confessionnel ? » La Se-
maine camerounaise 154, 1er juin 1968, p. 5. Du côté du gouvernement et de l'Etat :
« Communiqué du Syndicat des inspecteurs de l'enseignement public », L'Effort came-
rounais 640, 5 mai 1968, pp. 8 et 10 ; L'Unité 115, semaine du 28 février au 5 mars 1969 ;
pamphlet signé de MM. Eifa et Fouda, publié dans Esamndzigi, traduit de l'Ewondo et
cité par L'Effort camerounais 653, 4 août 1968, pp. 8-9; Eteki Mboumoua, «Œuvrer
avec le Christ dans la révolution culturelle », La Semaine camerounaise 177, 26 no-
vembre 1969, pp. 12 et sqq. ; président Ahidjo, conférence de presse, ACAP, 17 février
1968.
35. Mgr Zoa, art. cit.
36. La Presse du Cameroun, 27 janvier 1966. Certains catholiques n'admettaient que
difficilement l'octroi de subventions publiques aux écoles franco-arabes du Nord et
étaient tentés de maximiser leurs revendications.

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Les Eglises au Cameroun

ouvrait le débat, notamment dans le diocèse de Yaoundé dont l'arche-


vêque consulta à la fois les parents d'élèves et le clergé. Les premiers
réaffirmèrent leurs préférences pour l'école libre, le second sembla
opter pour le transfert. Pourtant, sa position - et celle de Mgr Zoa -
évolua sous l'influence de l'abbé Fondjo, directeur de l'enseignement
catholique 37. Surtout, le problème scolaire était désormais dramatisé ;
cela ne pouvait qu'amener le président de la République à accélérer
son règlement. Les grèves des enseignants catholiques, la peur des
autorités de voir s'étendre l'agitation sociale achevèrent de le décider
à agir. En 1968, il imposa aux Eglises l'ouverture de négociations.
L'on parvint à un compromis, fixant un salaire minimum pour les
maîtres et les conditions et modalités d'un transfert partiel, au niveau
de chaque école, à la demande de l'une des parties concernées. M. Eteki
Mboumoua, jugé trop favorable à l'école libre, fut remplacé à l'Educa-
tion nationale par M. Mongo Soo. Mais, par nécessité38 ou par convic-
tion des différents protagonistes, la rupture entre les Eglises et le pou-
voir fut évitée. Le gouvernement ne nationalisa pas l'enseignement
primaire, en dépit des pressions de certains responsables politiques et
administratifs qui virent dans la crise de 1968 une occasion rêvée de
faire triompher leurs thèses ; il augmenta même légèrement et discrè-
tement les subventions attribuées aux écoles confessionnelles. De leur
côté, les évêques renoncèrent à l'extension de l'enseignement religieux
aux écoles publiques et résistèrent à la tentation d'un geste de mauvaise
humeur : la remise de la totalité des établissements à l'Etat. Pourtant,
la loi de 1968 ne manque pas d'ambiguïtés, porteuses de conflits à
long terme. La situation actuelle n'est que transitoire : à plus ou moins
brève échéance, le transfert de l'ensemble des établissements d'ensei-
gnement confessionnels est inévitable39.

37. Celui-ci souligna que le diocèse de Yaoundé n'était pas isolé : un transfert dans
le Centre-Sud menacerait l'ensemble des écoles libres au Cameroun, et notamment dans
le Nord (où jamais l'Etat n'organiserait l'enseignement religieux dans les établissements
publics). Il se référa d'autre part aux expériences de pays africains étrangers, arguant
que la nationalisation entraînerait une dégradation du niveau scolaire et nuirait à long
terme à la nation.
38. Selon certains, M. Ahidjo aurait demandé (en vain) au gouvernement français
une aide financière afin de mener à bien l'étatisation de l'école libre.
39. La question scolaire se pose différemment au Cameroun occidental. Dans la
tradition anglo-saxonne, les écoles privées prédominent (90 % de l'enseignement primaire)
et sont puissamment soutenues par l'Etat. Cependant, les missions du Cameroun occi-
dental craignent la suppression de l'instruction religieuse des programmes officiels (ré-
clamée par les fonctionnaires de Yaoundé) et l'intensification du contrôle public des
établissements confessionnels. Elles suivent avec appréhension la situation au Cameroun
oriental. Non sans raisons : les salaires des maîtres ayant augmenté et la taxe scolaire
n'étant que partiellement perçue, l'Etat fédéré ne put rapidement plus subvenir à un
budget scolaire sans cesse croissant et fit indirectement appel aux fonds fédéraux. La
disparition du fédéralisme implique une diminution des subventions publiques.

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Jean-François Bayart

Le problème scolaire a aujourd'hui perdu de son acuité : le Minis-


tère de l'éducation nationale semble désormais concentrer ses attaques
sur les seuls collèges privés non-confessionnels et vouloir étouffer la
« spéculation scolaire » à laquelle ils se livrent ; il est toutefois certain
que l'instauration d'un plafond de l'écolage gênerait indirecte-
ment le secteur confessionnel. Mais les éventuelles répercussions des
événements de Madagascar et l'influence qu'ils pourraient avoir sur la
politique scolaire camerounaise constituent incontestablement une
donnée nouvelle autrement plus importante, dont on ne peut pour le
moment saisir toutes les conséquences. Dans l'immédiat, la situation
des hôpitaux et dispensaires confessionnels offre un autre point de
tension entre les Eglises et l'Etat. La classification des salaires de 1971
a rangé les établissements sanitaires privés parmi les entreprises à
buts lucratifs, et fixé en conséquence les barèmes de rémunération du
personnel. Les Eglises, qui dispensent des soins à des tarifs souvent
inférieurs à leurs prix de revient, s'en émurent et, se fiant aux dires
de leurs cadres techniques, affirmèrent qu'elles ne pourraient subvenir
à une telle augmentation de leurs charges. A la fin de l'année 1971,
le renvoi de M. Fonlon, ministre de la Santé, réputé favorable aux
hôpitaux privés qu'il estimait mieux tenus, parut indiquer un durcisse-
ment de la part du président de la République. Mais, en 1972, une
vaste enquête administrative, destinée à vérifier la validité des pré-
visions pessimistes des responsables confessionnels, aurait abouti à des
conclusions paradoxales : le personnel du secteur privé serait en réalité
mieux rémunéré que celui des hôpitaux publics ! Dans ces conditions,
M. Ahidjo se contentera sans doute d'apaiser les fonctionnaires qui
envisagent désormais d'engager des actions revendicatives et d'aligner
les salaires du secteur étatique sur ceux des établissements religieux.
Et une meilleure gestion de ceux-ci devrait leur permettre de résister
au choc de la nouvelle classification : rien jusqu'à présent n'est venu
confirmer l'alarme de leurs dirigeants.
Les deux exemples des fonctions scolaire et sanitaire des Eglises
(auxquelles l'on pourrait ajouter leur contribution au développement
économique) montrent que le régime supporte de moins en moins
bien leurs activités de substitution dans le domaine de la rule-
application. Les techniques d'étouffement dont il use sont multip
et plus administratives que politiques : « débauchage » de cadres
confessionnels ou entraves à leur formation, systématisation d
procédure de l'autorisation préalable, contrôle du financement
missions et des œuvres religieuses et plus spécialement limitation
l'aide étrangère dont elles bénéficient... Ce qui est condamné à ter

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Les Eglises au Cameroun

ce sont les Eglises en tant que puissances sociales établies, en tant


qu'Etats dans l'Etat. Cette évolution va d'ailleurs de pair avec une
remise en cause de ce rôle par les Eglises elles-mêmes. Ce parallélisme
entre la pression du pouvoir politique et la réflexion interne des
Eglises est de nature à atténuer les conflits entre les deux parties : le
débat au sein des Eglises tend à se substituer à l'antagonisme Etat-
Eglises. Sans doute le Cameroun s'achemine-t-il vers des solutions de
complémentarité, les Eglises conservant les tâches que le secteur public
ne veut ou ne peut pas prendre en charge. Avantageuses du point de
vue de l'Etat, ces solutions concilient aux yeux des responsables chré-
tiens le maintien d'une partie de leurs activités de substitution avec
leur mission prophétique. Mais l'opération Nylon, à Douala, offre actuel-
lement un exemple d'unité d'action et de collaboration entre des res-
ponsables catholiques, les organes de base du parti, l'administration et
le génie militaire dans le domaine de l'animation urbaine : suivie avec
attention par les autorités centrales de Yaoundé, cette expérience
pourrait avoir un grand retentissement et servir de modèle de
coopération.

Eglises et développement politique40

La déstructuration sociale et le déracinement culturel provoqués


par le changement socio-économique rendent impérative la satisfaction
de deux exigences fonctionnelles fondamentales : l'intégration des indi-
vidus dans de nouveaux groupes sociaux et leur identification cultu-
relle. Au regard de ces deux attentes, le régime, et singulièrement le
parti, sont dysfonctionnels. Les Eglises, en revanche, semblent y ré-
pondre convenablement. Nous l'avons vu : elles encadrent les popu-
lations plus étroitement et dans des structures mieux différenciées que
les pouvoirs publics. Surtout, elles ne voient pas nécessairement de
contradiction entre la culture traditionnelle et le monde moderne : plus
que toute autre institution, elles cherchent à les réconcilier. Sous la
triple influence de la montée du nationalisme, de l'indépendance et,
pour le catholicisme, de Vatican II, le christianisme est en effet engagé

40. Je retiens la définition du développement politique que donne Rajni Kothari


(« Tradition and modernity revisited », Government and opposition, III (3), summer 1968,
pp. 273-93) : « Development ... consists of building these processes (of modernization)
into well defined and predictible structures and institutional systems, and - we way add -
into traditions of national and cultural life » (ibid., p. 297). Pour la contribution du
régime au développement politique, voir Bayart (J.-F.), « One party and political develop-
ment in Cameroun », African affairs, mars 1973 (sous presse).

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Jean-François Bayart

dans un processus d'identification culturelle : utilisation des langues


vernaculaires et des coutumes dans la liturgie et dans l'enseignement,
référence aux appartenances ethniques dans le découpage des structures
d'encadrement (diocèses, paroisses...) et dans la nomination des évêques,
prêtres et pasteurs... Depuis longtemps à la tête de ce mouvement, les
Eglises réformées, en particulier baptistes et presbytériennes, sont
aujourd'hui dans une phase de tribalisation et d'émiettement ; les
sectes pullulent. La particularisation des Eglises va à l'encontre de
l'éthique de l'unité et du modèle jacobin de développement du régime,
notamment parce qu'elle implique une différenciation structurelle crois-
sante, incompatible avec le principe du monolithisme politique. Ce
fossé qui sépare les deux démarches constitue sans doute un point de
tension latent, destiné à s'affirmer au fur et à mesure que deviendra
évidente l'incapacité du régime à satisfaire les attentes des populations
et les exigences du développement politique.
Ainsi, au Cameroun, l'exercice de la fonction de substitution des
Eglises relève-t-il plutôt jusqu'à présent du modèle conflictuel. « Donnez
à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu », rappellent fré-
quemment les responsables chrétiens, tandis que l'Etat réaffirme régu-
lièrement sa neutralité à l'égard des différentes confessions et sa volonté
d'assurer la liberté religieuse. Au-delà de cette coexistence pacifique
affichée, ce sont en fait deux conceptions totalitaires de la vie publique
qui s'affrontent. L'idéologie du régime, que l'on peut qualifier
« d'éthique de l'unité », implique une définition minimale et restric-
tive du rôle de la religion : « La religion doit se limiter à la propa-
gation de la foi et à l'éducation morale de ses fidèles... En tout état de
cause, elle outrepasserait ses droits en cherchant, directement ou indirec-
tement, à orienter la conscience politique des citoyens », déclarait
l'éditorialiste de L'Unité à l'intention de L'Effort , en 1969 41 . Pour
les chrétiens, au contraire, il convient de ne pas confondre religion
et Eglise. La parole du Christ concerne les rapports entre les Eglises et
l'Etat. Mais « la religion n'est pas un habit du dimanche. Elle est
indissociable de tous les actes et aspects de la vie»42. Dès 1962,
La Semaine camerounaise proclamait : « Il est certain que l'Eglise ne
peut et ne doit pas prétendre diriger la vie politique d'un pays. Néan-
moins, elle doit se sentir dans l'obligation d'intervenir occasionnelle-
ment et officiellement ; elle doit constamment souligner que son action
touche l'ensemble de la vie des hommes, y compris la politique, et

41. «Quelle jeunesse pour quelle société?», L'Unité 115, semaine du 26 au 5 mars
1969, p. 1.
42. «Editorial: religion et vie», L Effort camerounais 679, 9 mars 1969, p. 1.

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Les Eglises au Cameroun

qu'elle ne doit pas être limitée à ce qu'on appelle les " affaires reli-
gieuses". En effet, le pouvoir de Dieu est la source de tous les pouvoirs
humains, et la justice divine mesure toute justice humaine et en révèle
les injustices » 43. Tel est le fond du débat. Dans le domaine socio-
économique, un équilibre pourra sans doute être trouvé autour de
solutions de collaboration et/ou de complémentarité. Cela est plus
problématique pour les fonctions de socialisation, d'encadrement et,
principalement, de protestation. Il est important de remarquer qu'à ce
dernier niveau la fonction de substitution peut s'accompagner d'une
« dé-radicalisation », selon l'expression d'E. de Kadt44. Sur ce point,
l'exemple de la presse confessionnelle est très clair. Nous avons décrit
la situation difficile dans laquelle elle se trouve actuellement. Dans
ce genre de circonstances dramatiques, les Eglises donnent habituelle-
ment la priorité à leur propre survie, au détriment de leurs préoccupa-
tions sociales et politiques. La « dé-radicalisation » des grands pério-
diques confessionnels me semble devoir être le prix nécessaire (et
peut-être insuffisant) de leur subsistance. Ils acceptent aujourd'hui
ce qu'ils refusaient hier et accepteront sans doute demain ce qu'ils
refusent aujourd'hui. L'altération ou la disparition de leur infrastruc-
ture idéologique et organisationnelle (syndicats, mouvements de jeunes)
sont d'ailleurs de nature à favoriser cette issue. D'une manière plus
générale, si l'on se réfère à l'évolution idéologique des mouvements
confessionnels sud-américains 45, le christianisme « progressiste » came-
rounais en est au stade de « l'analyse modernisante » : il s'agit à ses
yeux « d'humaniser le milieu ». Mais rien ne permet d'affirmer qu'une
vision dialectique, conflictuelle et révolutionnaire de la société pré-
vaudra dans l'avenir, à l'exemple de ce qui s'est passé outre -atlantique ;
que la perspective du « changement » l'emportera sur celle du « déve-
loppement », que le thème de la « conscientisation » supplantera celui
de 1'« humanisation » : le contexte politique, social, culturel et religieux

43. La Semaine camerounaise 30, 7 novembre 1962, p. 2. Voir également un article


du pasteur Mallo, « Jésus-Christ et les autorités », ibid., 15, 15 mars 1962, p. 2 et la
lettre pastorale de Mgr Ndongmo. « L'Eglise, levain du monde », L'Essor des jeunes, X
(174), 1er mars 1970, p. 6: «Si la mission de l'Eglise est avant tout surnaturelle, elle
ne peut pas évangéliser dans les nuages, sans inclure dans sa vision les milieux de vie,
la vie concrète des hommes, les institutions et les structures, parce que ceux-ci peuvent
ou promouvoir ou paralyser la montée des enfants de Dieu ».
44. Kadt (E. de), « Authoritarianism and the de-radicalization of a political move-
ment : the case of MEB in Brazil », Colloque du Centre d'étude des relations internatio-
nales des 27-28 octobre 1972, 13 p. polycop.
45. Hervieu (B.), « De l'apostolat des laïcs à la lutte révolutionnaire (les mouve-
ments catholiques ruraux de jeunesse, particulièrement en Amérique latine) », 16 p.
polycop. dans le cadre du même colloque.

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Jean-François Bayart

dans lequel baigne la « gauche » chrétienne camerounaise est fort


différent de la situation latino-américaine.
Dans l'ensemble, le gouvernement a entretenu de meilleurs rapports
avec les protestants qu'avec l'Eglise catholique. Or, les Eglises réfor-
mées ne sont pas moins intransigeantes sur les principes en matière
de libertés et de justice sociale ; elles ont souvent devancé le catho-
licisme sur les chemins de l'identification culturelle, de la protestation
politique, de la recherche pastorale ; schématiquement, elles se situent
plus à gauche que l'Eglise romaine. Les raisons d'une telle différence
se trouvent donc ailleurs. Elles sont d'abord d'ordre historique. D'une
part, le départ de M. Mbida, l'ouverture à gauche du cabinet Ahidjo
ont immédiatement créé un contentieux entre le catholicisme et le
pouvoir. D'autre part, une moins grande raideur institutionnelle et une
plus large remise en cause du cléricalisme ont facilité les relations
des Eglises réformées avec le régime. Pour J.S. Coleman46, le pluralisme
religieux a affaibli les Eglises dans leur confrontation avec l'Etat.
Certes, mais il a surtout exercé une influence modératrice en donnant
plus de souplesse aux rapports entre les deux parties.
Il reste à souligner que le modèle de substitution que présentent les
Eglises camerounaises n'est guère représentatif du reste du continent.
La similitude des problèmes rencontrés dans les autres Etats africains,
particulièrement la quasi-universalité de la question scolaire et des
difficultés de la presse confessionnelle, ne doivent pas faire illusion.
La situation politique et le contexte religieux y sont très différents,
y compris à Madagascar où le modèle de suppléance est pourtant
assez proche de l'exemple camerounais. Il serait donc nécessaire de
compléter la présente analyse par d'autres études monographiques pour
rendre compte valablement de la fonction de substitution des Eglises
dans les systèmes politiques africains.

46. « The politics of subsaharan Africa », p. 314 sqq., in : Almond (G.A.) ; Cole-
man (J.S.) eds., The politics of developing areas , Princeton, Princeton University Press,
1960.

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