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Le désenchantement du monde: Max Weber et Walter Benjamin

Author(s): Jean-Marie Vincent


Source: Revue européenne des sciences sociales , 1995, T. 33, No. 101, Max Weber
Politique et histoire (1995), pp. 95-106
Published by: Librairie Droz

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40370102

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Revue européenne des sciences sociales, Tome XXXIII, 1995, N° 101, pp. 95-106

Jean-Marie VINCENT

LE DÉSENCHANTEMENT DU MONDE:
MAX WEBER ET WALTER BENJAMIN

Le désenchantement du monde selon Weber est d'abord un processu


gieux de rupture avec la magie, et plus précisément de rupture avec la
che de moyens magiques pour obtenir le salut. Il commence par les pr
ties du judaïsme ancien pour trouver un premier point d'aboutissemen
le rejet des sacrements comme moyens de salut dans le protestant
religion se trouve peu à peu dépouillée de ses caractéristiques sen
sensuelles pour se faire avant tout intériorité, élévation au-dessus du
et du naturel. Le monde est par là même désacralisé et désenchan
peut plus donner immédiatement du sens aux activités des indivi
«Religionssoziologie», 1988, pp 94-95) parce qu'il n'est plus lui-mêm
pli de sens ou de significations premières.
Le processus se fait d'autant plus irrésistible qu'il est appuyé
l'antiquité grecque par le développement de la science. Les explications
ques ou mythologiques du monde cèdent peu à peu la place à des e
tions scientifiques qui permettent des pratiques rationnelles et la
point de techniques de travail efficaces. Il y a ainsi une intellectua
progressive du monde qui s'effectue au détriment de toutes les th
Le désenchantement du monde tend à devenir sécularisation, c'est
retrait de Dieu des pratiques sociales et des affaires de la Cité. Les
doivent trouver eux-mêmes du sens à ce qu'ils font et à ce qu'est l
parce que l'Etat et les différentes institutions qu'il encadre, ne peuven
se dire de droit divin. La société devient un champ d'action problé
où chacun doit essayer de trouver sa place sans que cela soit gar
l'avance, sans que l'individualité soit assurée de s'accorder avec la
qui l'environne. Les valeurs qui sont susceptibles de fournir du sens et
der l'action sont en effet prises dans le processus de désenchantement
à-dire perdent de leur autorité. Elles ne peuvent plus s'imposer d
comme relevant de pouvoirs infaillibles, car ce sont les groupes so
les individus qui donnent de la réalité et de l'effectivité en les adoptan
les défendant. Il ne peut plus y avoir de culture unitaire qui s'exp
dans des valeurs objectives, il y a seulement des offres de sens qui se
rencent entre elles.
Le monde désenchanté n'est pas forcément un monde sans Dieu et sans
religion, mais il est un monde polythéiste ou Dieu et la religion peuvent être
interprétés de façons très différentes. Comme le dit très bien E. Troestsch,

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l'ami de Max Weber


culture ecclesiale, en
taire. Cela veut dir
protestant, doit fa
doit arriver à conc
marginalisation des
tutions publiques. L
dans le cadre d'un d
avec la critique histo
des fondements dog
sophiques du phénom
nes sont ainsi cond
se réfugient dans le
daines de la foi com
incroyance» dit Ka
Pour Weber, il ne
monde de désarroi
C'est en fait un mon
éthiques d'origine re
et impersonnelle des
religieuses de la non
lence politique et d
cours religieux qui s
apparaît paradoxale
comment se conduir
la rationalité instru
rationalisation inte
cessus et de procéd
mêmes leur propre
l'expressivité, peut
peut toutefois pas r
De son côté, la trans
en vécu orgiastique
des relations humain
ques. Contrairemen
phie du droit», il n'
sible de la «Sittlich
lierait les exigence
Zwischenbetrachtu
Il ne faut donc pas
au fond une interro
La rationalisation de
relles pour lesquel
effets pervers. La
coup de non-sens, p
mination entre ce q

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faire des projets pour une


desjustifications douteuses
pour les groupes sociaux e
tement du monde est, en ré
les turbulences de l'incert
tion semble irrésistible et
toute entière. Le monde est en voie d'occidentalisation dans un contexte
d'affrontements impériaux, de désordres, de convulsions révolutionnaires et
contre-révolutionnaires, de tensions entre des religions séculières sacrifiant
à des éthiques de la conviction tout en se justifiant par des philosophies de
l'histoire.
Walter Benjamin qui prend très tôt connaissance des textes de Weber (au
début des années vingt) trouve très vite féconde la thématique wébérienne du
désenchantement du monde et n'hésite pas à se l'approprier pour nourrir sa
réflexion sur l'histoire et la société. Il ne conçoit cependant pas le désenchan-
tement du monde comme une théorie élaborée, il en fait au contraire une
constellation de problèmes à découvrir et d'interrogations à formuler. Il se
sert pour cela de thèmes repris à Nietzsche dont il n'est pas interdit de penser
qu'il a aussi beaucoup influencé Weber dans ce domaine précis. Pour Benja-
min, comme pour Nietzsche, le désenchantement du monde, en mettant en
crise la religion, produit de la barbarie domestiquée, c'est-à-dire une barbarie
qui a partie liée avec le nihilisme, l'indifférence culturelle et s'accomode de
l'abaissement et du rétrécissement des valeurs. Les hommes du désenchante-
ment ne cherchent pas vraiment à travailler sur les processus de désacralisa-
tion et à les faire parler au delà de leurs manifestations immédiates. Ils accep-
tent ainsi d'avance des restrictions à l'expérience (au niveau de la temporalité
et de l'espace par exemple) en même temps qu'ils se rattachent à la religion
ou à des substituts de religion faits, comme le dit Benjamin, de cultes sans
dogmes. On part à la quête de l'euphorie par l'illusion en sachant qu'on pié-
tine ou détruit de l'être, on s'enferme dans des conventions pour éviter
d'affronter le monde tel qu'il se donne. Tout se passe comme si on refusait
de payer ses dettes et qu'il en résultait de forts sentiments de culpabilité.
Pour dépasser l'agnosticisme wébérien (et son héroïsme individualiste),
Benjamin dans un premier temps croit possible de faire fond sur une barba-
rie positive qui serait le contraire de la barbarie domestiquée dénoncée par
Nietzsche et serait censée mettre fin à l'atonie culturelle produite par le nihi-
lisme. Il appelle de ses vœux, en conséquence, l'apparition d'hommes d'élite
capables de supporter le traumatisme du désenchantement du monde et de
s'engager dans la création d'une nouvelle culture (plutôt que dans un renver-
sement de valeurs amoindries). Dans un deuxième temps, Benjamin se per-
suade que cette voie mène à une impasse, parce qu'elle passe trop rapidement
sur le problème de la religion. En termes plus précis, on peut dire qu'il veut
pousser plus avant la compréhension de la création culturelle religieuse pour
se demander comment elle reste présente dans la culture et la pensée rationa-
lisées, et comment elle s'insinue malgré toutes les dénégations dans les attitu-
des, comportements et pratiques de la société. C'est donc la religion dans ce

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qu'elle a de fort, da
monde et la société q
faible, le phénomèn
D'une certaine faço
la religion un mome
du devenir humain d
lue, le christianisme
de l'humanité. Elle n
mais comme religion
de l'esprit qui se sait
elle-même dans la ph
1986), qui déchiffre
de la raison humaine
il faut donc rompre
atteindre le divin à
avec la métaphysiqu
l'infini une abstract
à ue interprétation m
les difficultés créées
contenu de raison de
dans le dogme de la
théorique qu'il faut
C'est cette leçon h
religieux a été une d
temporaine en reste
ver du théologique
situer, par suite, en
que de la religion est
différentes orthod
moderne n'a pas de c
Feuerbach, il n'y a p
tions et de qualités
le rapport à la religi
divin et du sacré par
sorte d'omni-présenc
liers, dans le théoric
théologique que si l'o
ques culturelles qui s
exemple et toutes les philosophies du progrès. Dans le «Theologisch-
politisches Fragement» il fait observer ainsi que seul un Messie peut donner
un sens définitif à l'histoire en la remettant en perspective par son arrivée
imprévue et qu'il en découle logiquement qu'il ne peut y avoir de telos de la
dynamique historique qui serait le royaume de Dieu, ou une société parfaite.
Il ajoute d'ailleurs que toute mise en rapport du profane avec le messianique
aboutit en fait à une conception mystique de l'histoire (Schriften, 1955, Tome
I, page 511).

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C'est pourquoi, si Ton veu


monde, il faut arriver, dans
tations théologico-religieu
modalités de fonctionnem
ments par rapport au mon
cerner le rôle du religieux
inter-relations dans les com
quête du sens très souvent t
Benjamin voit bien que le dé
il est pour une part désacral
fication de la science et du
gies modernes pour ne pas a
sur ce que le passé a créé com
ment dans une temporalit
chent de voir la continuité
l'histoire contemporaine. L
toujours dispenser des cert
ment, parce que la pensée d
certitudes au milieu de ses p
ble à ses propres proposit
Benjamin, la théologie a au
sous-estimer, dans la mesur
tes ou incongrues sur les fa
vaut particulièrement pou
contre l'historicisme en p
réconciliée, en maintenan
l'attente messianique, en po
lièrement aux souffrances
agir comme un véritable d
essaient de refouler les crai
tions trop rarement posée
de l'histoire. Il y a évidemm
que, c'est que la théologie ne
Benjamin dit avec force da
toire (Schriften, I, p. 494)
matérialisme historique. Il
il faut, au contraire interp
comme des moments dans l'
avec une histoire faite de
Comme le remarque Theod
de Benjamin), la pensée ch
rants dominants en se forg
des conceptualisations ina
l'alliance que Benjamin veut
lisme historique une sorte
plusieurs tableaux à la fois

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l'autre, de déranger l
dynamiques et plus
est le couronnement
du monde et la mod
siècle. Dans ce livre
s'efforce de déchiffr
liste contemporaine
acquis théologiques (
Scholem et Ernst Blo
de l'œuvre de Marx. A
significatives et éclai
dise qui déplacent et
chisme de la marcha
chisme trouve son origine dans ce qu'il appelle un «quiproquo»,
la marchandise en tant que rapport social est confondue avec son support
matériel, le produit manufacturé: le rapport social est en quelque sorte
masqué par la matérialité apparente. Benjamin tente d'aller plus loin en
analysant le fétichisme comme lié à des processus d'enchantement aussi
bien de la marchandise comme rapport social que des produits matériels.
Il y a fantasmagorie dans la mesure où la marchandise est transfigurée et
brille de façon ambiguë comme une promesse qui est à la fois tenue et
non tenue. En effet, la marchandise fascine parce que les hommes projet-
tent sur elles des images et des forces mythiques qui viennent de rêves
éveillés.
On pourrait penser que Benjamin s'aventure par là sur une voie péril-
leuse, celle d'une conception psychologisante, voire hypnotique du féti-
chisme. Il n'en est rien, puisqu'il explique la fantasmagorie de la marchan-
dise par l'appauvrissement ou la réduction de l'expérience dans la société
capitaliste et de la modernité. Dans les rapports magiques ou religieux au
monde, il y avait une grande profusion de manifestations mimétiques, de
mise en relations analogiques, de recherche de correspondances entre les
hommes et leur environnement. Le langage lui-même, dans ses aspects poéti-
ques, multipliait lui aussi les constructions analogiques sensibles et supra-
sensibles dans d'incessants rebondissements. Or, tout cela est profondément
atteint par la rationalisation capitaliste, polarisée par la valorisation du capi-
tal et les modalités de calcul économique et de production de connaissances
qui en découlent. Le désenchantement se fait ainsi dé-poétisation du monde
et ce que Benjamin appelle le pouvoir mimétique (cf. «Das mimetische Ver-
mögen» in Schriften, I, pp. 507-510) cherche à se frayer des voies ou des
issues dans de très mauvaises conditions en investissant le monde de la mar-
chandise et de la valeur. Les hommes se partagent de façon schizophrénique
entre un activisme débridé au service de la valeur et le culte qu'ils rendent
à la marchandise de mille façons. Ils vivent dans un véritable état de scession
qui les empêche de penser ce qu'ils font, de faire l'expérience de la tempora-
lité en se posant des questions sur le passé et le futur. Ils sont enfermés dans
une sorte de perpétuel recommencement du même et Benjamin ne craint pas

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WEBER ET BENJAMIN 101

d'affirmer que le capitalism


(Traumschlaf), et de retour i
Benjamin tient au fond à fa
pas separable de nouveaux e
manence. Mais il ne pense p
trôlé soit un destin inélucta
contraire persuadé qu'il est
keit), de la dépouiller de sa f
lectuels adéquats, capables de
de guider l'action. C'est dan
mentaires d'image dialectiqu
conceptions habituelles de la
ment dans les relations ou
l'intéresse au contraire c'est d
du monde de la fantasmago
gène et vide. Pour y parven
réactualise ce qui était à l'orig
messes non tenues. Elle restit
qu'il perd lorsqu'il réduit pas
tion de son propre manque à
tion brusque, elle déchiffre p
toires obscurcies, des relati
fantasmagorie capitaliste. Son
flux d'échanges marchands
pour susciter des effets de su
en effet dans une dialectique
tualisations pleines et lisses,
sur eux-mêmes et déstabilis
que qui travaille le plus sou
circonscrits) ne peut évidemm
capitalisme enchanté, mais
champs très divers en utilisa
(étudier le bizarre, ce qui est
ce qui contredit l'enchantem
La pensée de l'interruption
de la remémoration (Einged
«Über einige Motive-bei Bau
pas jouer pour l'essentiel sur
que se rapporter à des conte
trement dit elle laisse de cô
tions restées non conscientes
et qu'on ne voit guère affleu
Proust) par un long travail
directement. Ce travail est
delà de l'appauvrissement d
des la perception submergé

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de messages. Les ind


vent même pas vraim
doscopes avec consci
ges. Les artistes doiv
ne peuvent plus con
comme hostile ou ét
aussi penser au poète,
leur caractère de m
qu'elle s'éloigne de l
valeur d'exposition,
poète comme Baude
devoir inventer des f
non-marchand dans
de la prostituée), et
Dans son fameux art
nique» (Werke, VII,
d'optimisme à propo
particulier que le cin
production artistiqu
techniques de montag
céder à des rapproch
aspects apparemmen
spatio-temporels iné
que le cinéma produis
de l'expérience, s'il n'
min pense évidemm
riences allemandes).
masses pour le nouve
qualité dans un aven
réalité ambivalent, pa
la montée du nazisme
parachever l'enlisem
raciaux et politiques e
pas à priori confian
espère seulement que
de la soumission et de
nouvelles techniques
Il ne peut dès lors qu
nuité historique de ty
chandise et de ses rite
sortir de l'histoire co
la philosophie ou le
critique des conceptio
très sommaire ou m
sur la façon de comb
penser que Benjamin

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WEBER ET BENJAMIN 103

cela contredirait par trop la


profane» («profane Erleuch
toute analyse, même négati
à rester dans une rhétoriq
l'attente. Il est sans doute u
senschaften» (sciences de l'e
même temps il n'évite pas le
vant «la continuité catastro
linéaires et déterministes. Sa
ses propres analyses sur le
monde.
On peut penser que dans leur livre «Dialektik der Aufklärung» («Dialec-
tique de la raison») où les références au désenchantement du monde sont
explicites, Max Horkeimer et Theodor W. Adorno ont voulu sortir de cette
impasse en élaborant une théorie de l'histoire qui se présente comme archéo-
logie (Urgeschichte) de la subjectivité, du mythe et de la raison. Il s'agit
d'une archéologie et non pas d'une histoire comme succession, théorisée
comme nécessaire, parce que la réflexion porte sur des textes et des auteurs
(Homère, Sade, Kant) sur lesquels il faut jeter des regards neufs et obtenir
des interprétations qui sortent de l'ordinaire. Les deux auteurs affirment
d'emblée et avec force qu'il n'y a pas de fossé infranchissable entre mythe
et raison ou mythe et lumières puisque le mythe (comme la magie) n'est pas
pure et simple soumission à des puissances irrationnelles et que la rationalité
n'est pas exempte de croyances mythiques dans sa propre toute puissance. Ce
qui importe par conséquent, c'est d'élucider les mécanismes par lesquels la
rationalité entretient un rapport aveugle avec les tendances à la mythifica-
tion. La réponse de la «Dialektik der Aufklärung» est, on ne peut plus,
claire: la raison a partie liée avec la domination et avec le travail dominé. Elle
est avant tout organisation de l'exploitation et de l'utilisation de la nature
humaine ou comme soumission de la subjectivité aux impératifs sociaux de
la domination de la nature et de l'exploitation du travail. L'« Aufklärung»
(les Lumières) travaille contre elle-même, et la libération de l'individu de cer-
taines formes de dépendance s'accompagne de la mise en place de nouvelles
formes d'oppression impersonnelles. La pensée est réduite par là à l'état
d'instrument et la raison, dans ses pratiques dominantes, devient mimesis de
ce qui est mort ou réduit à l'état létal dans les êtres humains.
Les cristallisations de l'esprit humain - l'esprit objectif selon Hegel -
relèvent, en ce sens, d'un universel abstrait et particulariste (celui de la domi-
nation) qui empêche les hommes de se libérer des peurs et angoisses mythi-
ques. Dans le monde désenchanté, les traumatismes qui marquent les indivi-
dus ne tiennent pas seulement à la perte irrémédiable de l'unicité et de la
sécurité de la société régie par le théologico-religieux, ils tiennent aussi aux
confrontations inévitables et permanentes des individus avec des forces
impersonnelles qui les dépassent, le marché, l'Etat et les institutions para-
étatiques. Dans la société contemporaine, beaucoup de couches se sentent
impuissantes et réagissent par des mouvements de colère et de rage sans objet

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apparent ou par des


boucs-émissaires. La
masquée, voit se prod
lence idiosyncrasiques qui traduisent souvent des tendances à l'auto-
destruction. De ce point de vue, l'antisémitisme a une valeur tout à fait para-
digmatique, en particulier parce qu'il montre la fragilité de ce qu'on appelle
les processus de civilisation et la possibilité que fusionnent des hantises
archaïques (l'antisémitisme chrétien) avec des aveuglements contemporains
(projections sur des ennemis imaginaires). C'est pourquoi plutôt que de par-
ler de continuité catastrophique de l'histoire, il vaut mieux parler de discon-
tinuités régressives qui peuvent prendre des formes très différentes, la barba-
rie exacerbée du nazisme, l'enfermement dans les filets de l'industrie cultu-
relle, la terreur de l'époque stalinienne en URSS, etc.
Selon les auteurs de la «Dialektik der Aufklärung», il ne faut certaine-
ment pas essayer de donner de sens à l'histoire, que celui-ci soit positif ou
négatif, pour ne pas tomber dans le piège d'une philosophie de l'histoire, à
prétention universelle. La catastrophe est un danger permanent, elle n'est pas
une fatalité historique et la tâche que toute théorie critique doit se fixer est
de montrer, qu'au delà des assurances à courte vue d'un positivisme satisfait
des promesses du Capital (développements des technologies, expansion du
monde de la marchandise, internationalisation des rapports économiques),
la catastrophe est toujours imminente, c'est-à-dire inscrite dans les relations
sociales alors même qu'elle n'est pas visible. La société est en effet un ensem-
ble aveuglant (Verblendungszusammenhang), où les individus, sous les
apparences de la personnalité et de la subjectivité, tendent à n'être plus que
des exemplaires de l'espèce, des émanations d'une fausse totalité sociale (un
universel abstrait qui se soumet au particulier) qui ne leur offre que des cari-
catures d'accomplissement. C'est cette réalité qu'il faut regarder en face et
explorer jusque dans ses retranchements les moins connus, en refusant les
jeux éclectiques qui consistent à trouver du positif à côté du négatif ou à se
projeter dans l'imaginaire. La radicalité de l'analyse doit récuser toute idée
de pessimisme ou d'optimisme et par là même disqualifier les illusions et les
fausses solutions, c'est-à-dire tout ce qui est rédemption (Erlösung) à bon
compte.
Cette pensée de l'enfermement qui n'accepte aucun «deus ex machina»,
serait-il le mouvement ouvrier ou le prolétariat, peut sembler à première vue
aporétique: comment sortir d'un aveuglement qui semble si total? Comment
le penser si l'on est soi-même partie prenante? Certaines formulations
donnent d'ailleurs à penser qu'on est bien dans une impasse, mais lorsqu'on
examine la question de plus près, on s'aperçoit qu'il n'en est rien. Dans les
lettres qu 'Adorno envoie à Benjamin entre 1934 et 1940 et qui portent pour
l'essentiel sur le travail effectué sur le livre des passages, on remarquer très
vite que la réflexion d'Adorno ne se présente pas comme une réflexion par-
tant «ex nihilo». Au contraire, elle est retour critique sur l'œuvre de Marx,
ainsi que sur l'œuvre en cours de Benjamin, donc appui sur des elaborations
théoriques déjà existantes (cf. Adorno «Über Walter Benjamin», 1970) et

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WEBER ET BENJAMIN 105

considérées comme apport


L'enfermement n'est pas abs
l'efficacité des mécanismes
théorie critique sur le plan t
désenchantement, d'un dés
enchantement ou transfigur
décapage des rapports entr
niveau des théories les plus
conceptualisation, même dan
sée au crible, parce qu'elle
désenchantement. La subs
d'identification, des mises
particulier et au singulier
sociale sur l'individuel. Dé
toute puissance apparente su
ment est la rançon de l'imp
leur société et à sa dynami
à la fantasmagorie de la ma
sur la nature relève d'autres
autre mode de travail sur le
pratiques et comporteme
d'interprétation du monde,
qui est la normalité du quo
une utopie sans image du po
de ce qui existe, mais dépass
et non sa négation abstrait
lutter contre elle sans réc
comme tâche la reconstru
l'objectivité. Le désenchant
prétendre dire le monde, il
est sans cesse guetté par la t
La distance qui sépare Webe
sidérable. Il y a d'un côté
l'empirie, il y a de l'autre cô
fronter avec des spéculatio
rien n'est peut-être pas au
Weber qui conçoit la ratio
involontairement à une
annonce un avenir de serv
son argumentation s'appuie
généralisations et des extr
quement). Le pessimisme wé
vidu n'anticipe-t-il pas ce
d'Adorno? Pour Weber tou
d'implosion, parce qu'elle est
moyens et fins dans la dyn

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106 J.-M. VINCENT

la mise au point des m


che des valeurs et s'affirment eux-mêmes comme une sorte de valeur
suprême. Weber n'attribue-t-il pas par là un pouvoir de fascination à la ratio-
nalité économique qui préfigure les thématiques du fétichisme et de la fan-
tasmagorie chez Benjamin? A l'évidence pour lui les questionnements extra-
empiriques ne sont pas du tout secondaires. Le paradoxe est qu'il les a for-
mulés sans chercher à y répondre. Au contraire, Benjamin et Adorno ont
essayé de formuler des problématiques dans ces mêmes domaines, de façon
à permettre des programmes de recherche et des elaborations théoriques
rigoureuses. Dans un article intitulé «Soziologie und empirische For-
schung», Adorno souligne que le donné des sciences sociales, les faits que
les méthodes considèrent comme indépassables, ne sont pas des éléments
derniers, mais des éléments conditionnés. En d'autres termes, les rapports
objectifs sont médiatisés par la société, par sa configuration et sa structura-
tion et s'en tenir à l'immédiat, c'est en fait succomber à un véritable féti-
chisme de l'empirie (cf. Sociologica, II, 1962, pp. 220-221). Les sciences
sociales, si elles veulent avoir un contenu de vérité, doivent nécessairement
critiquer l'empirie.

Université Paris VIII

BIBLIOGRAPHIE

Theodor W. Adorno (1970), «Über Walter Benjamin», Frankfurt/Main, 188 pag


Karl Barth (1987), «Kirchliche Dogmatik», München-Zürich, 319 pages.
Walter Benjamin (1955), «Schriften», tome I, Frankfurt/Main, 655 pages.
Walter Benjamin (IVöJ), «Das fassagen-werk», l tomes, rrankturt/Main, tome 1, 654 pages,
tome II, 1354 pages.
Walter Benjamin (1984), «Werke», tome VII, 1, Frankfurt, 700 pages.
Norbert Bolz (1989), «Auszug aus der entzauberten Welt. Philosophischer Extremismus
zwischer den Weltkriegen», München, 191 pages.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1986), «Philosophie der Religion», I, Franfurt/Main, 442
pages.

Max Horkheimer, Theodor W. Adorno (1947), «Dialektik der Aufklärung», Amsterdam, 311
pages.

Max Horkheimer, Theodor W. Adorno (1962), «Sociologica II. Reden und Vorträge», Frank-
furt/Main, 242 pages.
Max Weber (1988), «Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie», tome I, Tübingen, 573
pages.
Max Weber (1956), «Wirtschaft und Gesellschaft», tome I, Tübingen, 385 pages.

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