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Revue des Sciences Religieuses

Adieu à Emmanuel Lévinas


Roland Goetschel

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Goetschel Roland. Adieu à Emmanuel Lévinas. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 70, fascicule 3, 1996. pp. 388-393;

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Revue des sciences religieuses 70 n° 3 (1996), p. 388-393

ADIEU A EMMANUEL LEVINAS

Après tant de discours et d'articles, comment rendre hommage et


trouver le ton juste pour évoquer la figure de celui qui fut un maître
et un ami et qui faisait preuve de tant de pudeur dans ses relations
avec les autres? Et puisque ces lignes paraissent dans une revue
publiée par une Faculté de Théologie, je m'attacherai dans ce qui suit
au rapport complexe que Lévinas entretenait avec le judaïsme.
Il y a en effet chez Lévinas, un souci de séparer ses travaux
proprement philosophiques de ce qu'il dénommait ses « écrits
confessionnels ». L'homme était soucieux de marquer avec netteté la
distinction entre une argumentation purement philosophique telle que
celle qu'il mit en œuvre dant Totalité et Infini en s'adressant à ses
pairs en matière de philosophie et des essais sur le judaïsme, où il
proposait à ses coreligionnaires sa réinterprétation du judaïsme à
partir de sa lecture des textes anciens, du Talmud en particulier.
Il faut d'abord donner acte à Lévinas de cette volonté de ne pas
se laisser aller à tout confondre même s'il est difficile de considérer
que les deux domaines dans lesquels il s'est illustré puissent être
tenus pour séparés par une cloison étanche. Ce n'est pas pour rien
que son œuvre, à tort ou à raison, illustre pour d'aucuns « le tournant
théologique de la phénoménologie ». Il est de toute manière évident
que le lecteur de « Totalité et Infini » qui dès la préface de ce maître
livre entend parler « d'eschatologie messianique qui viendra se
superposer à l'ontologie de la guerre » et qui quelques lignes plus bas
relève « l'extraordinaire phénomène de l'eschatologie prophétique »
ne peut qu'avoir le sentiment qu'un souffle venu d'ailleurs, des monts
de Judée sans doute, s'apprête à subvenir, l'être compris comme
totalité. Inversement, sa lecture des textes juifs se trouve traversée de
part en part d'une lumière empruntée à la source grecque ainsi qu'il
l'expose délibérément en ses interventions.
Qu'entend donc Lévinas par judaïsme ? La réponse est nette : il
s'agit pour lui du judaïsme ayant une réalité historique, du judaïsme
ayant traversé l'histoire, autrement dit du judaïsme rabbinique. Au
cœur de ce judaïsme, un seul message, traduit sous mille formes et
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repris sans désemparer : « Ramener le sens de toute expérience à la


relation éthique entre les hommes - à faire appel à la responsabilité
personnelle de l'homme, dans laquelle il se sent élu et irremplaçable,
pour réaliser une société humaine où les hommes se traitent en
hommes. Cette réalisation de la société juste est ipso facto élévation de
l'homme à la société avec Dieu ». Ce qu'il condense encore dans sa
formule lapidaire : « L'éthique est une optique du divin ».
Le judaïsme est pour lui effort incessant pour instituer un rapport
entre l'homme et la sainteté de Dieu. Mais cette sainteté est entendue
par Lévinas en rupture complète avec le sacré des autres religions.
Il ne concède pas un pouce à la vulgate évolutionniste qui voudrait
que la sainteté dont nous parlent la Bible hébraïque et les rabbins à
leur suite serait dans le prolongement du sacré ou du numineux dont
les historiens des religions font leur ordinaire. Avec Max Weber, il
voit dans le judaïsme un désensorcellement du monde. Il récuse
l'enthousiasme, la possession de l'homme par Dieu, fut-ce dans
l'extase qui lui paraît attentatoire à la dignité et à la liberté de
l'homme. Le monothéisme juif n'intègre pas en lui les dieux qui
peuplent tous les panthéons de l'univers, il les nie purement et
simplement. A cet égard, le judaïsme est bien athéisme, il est athée de
tous les faux-dieux.
Rien pourtant de plus éloigné de Lévinas qu'une conception
fondamentaliste de l'Ecriture comme il s'en est expliqué à plusieurs
reprises. Quoique n'ignorant rien du trouble où l'exégèse critique a
jeté l'esprit religieux, il la considère plutôt comme ce qui nous appelle
à dépasser une conception simpliste de l'inspiration et nous permet
d'en faire passer le vrai message. La critique biblique n'est périlleuse
que pour celui dont la foi se trouve déjà entamée. La vérité des textes
bibliques ne ressort-elle pas davantage lorsqu'elle se trouve
débarrassée de la pseudo-garantie fournie par une théophanie ressortant de
la théâtralité ! Le miracle le plus grand est celui de la confluence de
ces sources disparates où la tradition retrouve un enseignement
concordant. Comme l'écrit Lévinas : « La merveille de la
convergence n'est pas moins merveilleuse que la merveille d'une source
unique ».
Le lieu où ce message du Livre parvient à la signifîance est le
Talmud. Le Talmud n'est pas le simple prolongement de la Bible, il
est, pour Lévinas la reprise des significations de l'Ecriture dans un
esprit rationnel. Sa lecture du Talmud, se veut résolument différente
des autres lectures généralement pratiquées de cet ouvrage. Elle n'est
pas l'étude traditionnelle pratiquée dans les yeshivot, expression de
la piété juive aiguillonnée par le souci d'établir dans le moindre détail
la règle qui traduit dans le réel l'acquiescement de ma volonté à la
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volonté divine. Elle n'est pas non plus l'approche des historiens et
des philologues, spécialistes patentés des études juives qui
renouvellent à propos du Talmud un travail de déconstruction du texte déjà
pratiqué sur la Bible. Labeur qui risque de réduire à l'insignifiance
ce qui est parole vivante et l'est demeurée malgré sa mise par écrit
en pesants traités.
Paradoxalement, c'est peut-être contre ce risque, que peut nous
prémunir la philosophie. Philosophie et philologie sont deux filles de
l'esprit occidental, dont la première doit se charger de limiter les
débordements de l'autre !
Pour le dire dans un autre langage, il nous faut parler grec en
entendant par grec le langage de l'Occident, celui de l'universel,
entendons à la fois le langage de la raison et celui de tous les hommes
d'aujourd'hui, afin que le message de l'humanité de l'humain articulé
par la Bible puisse transir le discours de l'universel prononcé par
l'Europe.
Il existe en effet une affinité profonde entre le Talmud et la
philosophie. On rencontre un profond respect pour les sages de la Grèce
auprès des sages du Talmud ; si le Talmud n'est pas philosophie, il
déborde de ces expériences dont se nourrissent les philosophes. En
s'immergeant dans l'océan du Talmud, Lévinas tente, comme il l'a
écrit de : « remonter aux structures ou modalités d'un spirituel qui
s'y prête, qui y consent et même y tend. Structures et modalités
dissimulées sous la conscience représentative et conceptuelle, déjà
intéressée par le monde et, ainsi absorbée par l'être ; dissimulées, mais
se laissant discerner par une phénoménologie attentive aux horizons
du conscient, et, en ce sens, malgré le recours aux documents, aux
formulations bibliques et talmudiques - phénoménologie, antérieure
à la théologie qui prendrait ces emprunts pour prémisses ».
Ce qui fonde cette phénoménologie du Talmud, c'est l'intime
conviction qu'au-delà de leur signification religieuse ces textes ne
sont pas seulement transposables en un langage philosophique, mais
qu'ils se réfèrent à des problèmes philosophiques. La voie royale pour
accéder à cette pensée du Talmud consiste à partir des problèmes
concrets et des situations concrètes de notre existence pour retrouver
ce que laissent à entendre les sages qui n'arrêtent pas de débattre tout
au long des milliers de folios du Talmud. La foi juive va d'abord à
r intelligence des sages, emounat hakhamim. Croire que les sages
étaient vraiment des sages dans ce qu'ils nous rapportent de la Bible.
Cette sagesse des sages est susceptible d'anticiper le sens de toute
expérience. Pour reprendre les mots de Lévinas : « Nous partons de
l'idée que la pensée géniale est une pensée où tout a été pensé, même
la société industrielle ou la technocratie moderne ».
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Ce qui signifie aussi remettre l'histoire à sa place contre l'histo-


ricisme, fut-il aussi génial que celui d'Hegel pour lequel toute vérité
est fille du temps. Et cela même si l'histoire et le devenir ont un sens
positif, une fécondité indéniable et qu'elle puisse être perçue comme
l'élément dans lequel baigne la vie de l'esprit. Ce qui ne veut pas
dire que le tribunal de l'histoire soit le tribunal du monde. En dépit
de tout ce que la philosophie occidentale a pu prétendre, il n'existe
pas une logique de l'histoire qui aboutirait à travers les violences de
tout ordre à la constitution de l'état universel où toute les
contradictions se trouveraient dépassées dans la clarté d'un vérité qui les
engloberaient toutes. Les juifs sont justement ces hommes qui tout
le long de l'histoire ont refusé de se soumettre au jugement de
l'histoire. C'est pourquoi, il propose cette définition du juif : « un être
libre qui juge l'histoire au lieu de se laisser juger par elle ».

Aussi se doute-t-on que Lévinas ne se contente pas d'une


conception vulgaire du messianisme qui identifierait messianisme et
fin de l'histoire : « On n'a encore rien dit du Messie si on se le
représente comme une personne qui vient mettre miraculeusement
fin aux violences qui régissent ce monde, à l'injustice et aux
contradictions qui déchirent l'humanité mais qui ont leur source dans la
nature de l'humanité et dans l'humanité tout court ». Les dialogues
entre les sages mettent en évidence que le salut n'occupe pas le bout
de l'histoire, mais qu'il reste à tout moment possible. De même la
figure du juste souffrant ne renvoie-t-elle pas à une personne qui en
dehors de l'humanité prendrait sur elle les péchés des humains,
plutôt désigne-t-elle ce Moi qui s'est désigné soi-même pour porter
toute la responsabilité du monde. Aussi chacun doit-il agir comme
s'il était le messie afin de faire advenir une universalité qui ne soit
pas celle envisagée par les politiques. Ceux-ci se réclament d'une
rationalité qui prétend conduire au règne de l'humain mais dont on
voit bien qu'il en devient la victime. La vraie universalité, qui a nom
messianisme, consiste à servir l'univers. Elle est celle d'un Israël
dont l'élection n'est pas synonyme de privilège mais de
responsabilité illimitée.

En ce sens, Lévinas est conduit à se demander si de nos jours,


c'est-à-dire depuis l'émancipation, les juifs sont encore capables de
messianisme. Peut-on, entièrement dissocier raison et histoire ?
L'émancipation a été pour les juifs une ouverture sur les formes
politiques de l'existence et les a conduit à une participation à l'histoire
mondiale. Comment est-il possible dorénavant de se réclamer des
prophètes et participer simultanément à la vie du monde ambiant ?
Peut-être le sionisme et l'Etat d'Israël signifient-ils la tentative sinon
la tentation, de faire avancer de pair un certain consentement à This-
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toire et à ce qui y advient avec un particularisme qui retient quelque


chose du messianisme d'antan. Le sionisme a commencé par un
retrait des juifs hors de l'histoire de l'Occident. Son aboutissement,
l'Etat, n'est-il pas la marque la plus profonde que l'Occident a
imprimé sur le destin de l'Israël après la Shoa, événement que Lévi-
nas dénomme non Holocauste mais Passion. Un tel choix et un tel
nom obligent un Etat qui se réclame du nom d'Israël à affronter les
dangers et les aléas de l'histoire en ne transigeant pas sur les valeurs
dont il se réclame.
Israël n'est pas pour Lévinas principiellement le nom d'un Etat,
ni même d'un peuple. Comme il l'écrit textuellement : « Ce n'est pas
par le fait d'Israël que se définit d'excellence, c'est par cette
excellence - la dignité d'être délivré par Dieu - que se définit Israël. La
notion d'Israël désigne une élite certainement, mais une élite ouverte
et une élite qui se définit par certaines propriétés que concrètement
on attribue au peuple juif ». Il y a là particularisme sans nationalisme.
Et on ajoutera d'un devoir-être plus qu'essence, ainsi qu'il le ramasse
dans sa belle formule : « II s'agit de faire Israël ».
Héritier des mitnagdîm de Lithuanie, Lévinas n'avait guère de
sympathie pour la mystique juive, hassidisme ou kabbale. C'est ainsi
qu'il a proclamé : « Sur les sentiments de la présence divine et les
extases des mystiques et toutes les données sacrées pèsent un lourd
soupçon : ne sont-ils pas bouillonnement subjectif de forces, de
passions et d'imagination ? » et tout de go dans la même page : « L'ordre
éthique n'est pas une préparation mais l'accession même à la
Divinité. Tout le reste est chimère. » II ne fera exception, non sans quelque
réticence, que pour le kabbaliste lithuanien R. Hayyim de Voloczin
dont il acceptera de préfacer la traduction en français d'un traité
éthique L 'Ame de Vie : cherchant là encore à mettre à jour la signification
éthique du texte en-deçà de son revêtement incontestablement lou-
rianique.
Si l'on veut se placer au cœur de l'intuition fondamentale
d'Emmanuel Lévinas concernant le judaïsme, on la trouvera dans la
certitude que l'emprise de l'absolu sur l'homme en Israël ne se mue
pas en expansion vers le dehors mais qu'elle reflue vers l'intérieur
comme une exigence d'infinie responsabilité. La loi rituelle est là
pour assurer la permanence et la structuration de cette vie éthique qui
est pour l'homme la seule vie digne d'être vécue.
Pour nous avoir obligé à lire et à relire les folios du Talmud à la
hauteur des maîtres qui s'y expriment, pour nous avoir fourni
l'exemple d'une pensée tout entière tendue entre Athènes et Jérusalem, E.
Lévinas demeurera, même si l'on ne partage pas toutes ses vues, mais
n'était-il pas le premier à reconnaître la légitimité de la pluralité des
ADIEU À EMMANUEL LÉVINAS 393

interprétations, un de ceux qui après la Passion, ont permis à une


communauté et bien au-delà d'elle de déchiffrer le message perçu par
Israël et adressé à tous les hommes de bonne volonté.

Roland Goetschel
Université de Paris IV

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