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Liberté et justice chez Lévinas: L'expérience de l'impossible

Author(s): Gilbert Larochelle


Source: Revue philosophique de Louvain , NOVEMBRE 2004, Vol. 102, No. 4 (NOVEMBRE
2004), pp. 583-609
Published by: Peeters Publishers

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/26341925

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Liberté et justice chez Lévinas
L'expérience de l'impossible

La mise en échec du discours sur l'être représente sans doute le défi


le plus exaltant de la pensée contemporaine. Une telle critique présuppose,
toutefois, l'exigence d'une radicalité dans l'interrogation. L'œuvre de
Lévinas, dérivant de la phénoménologie de Husserl et de Heidegger et
désavouant tous les aspects de l'existentialisme, contribue à la réalisa
tion de cette tâche. L'originalité de son projet ne se réduit pas à une
simple méthode ni à un seul effort de déconstruction. Elle passe plutôt par
une stratégie de déplacement ailleurs que dans l'être du point de réfé
rence ultime de la conscience. Ainsi, Lévinas bouleverse l'entreprise phi
losophique et cherche à lui donner une vocation qui ne soit plus celle de
révéler le monde en tant que tel.
Le mouvement de décentration repose, en effet, sur la priorité concé
dée à la question de l'Autre sur celle de l'être1. Ce déplacement ne pré
tend pas, de prime abord, à une plus grande authenticité avec les phéno
mènes. Au contraire, il veut davantage déjouer les ruses de toutes les
réductions ontologiques et attirer l'attention sur les dimensions de trans
cendance et d'infini auxquelles aucune pensée ne peut faire justice.
Lévinas note: «Il faut comprendre l'être à partir de l'autre de l'être»
(Lévinas, 1970, p. 33), et déjà, en 1957: «L'altérité de l'infini ne s'an
nule pas, ne s'amortit pas dans la pensée qui le pense» (Lévinas, 1957b,
p. 172). Son exposé invite à réinventer une philosophie susceptible de
dégriser le savoir et de rendre toute interprétation finale impossible. Pour
lui, les êtres humains n'ont pas à se sentir responsables du monde, mais
de l'Autre. Ce raisonnement consacre la fin de l'anthropomorphisme et
l'appel à une solidarité extrême dans laquelle chacun doit faire hospita
lité au visage de son semblable. Voilà le pari d'une métaphysique sans
ontologie et d'un regard tourné vers le prochain.
Le problème étudié dans ce propos sur Lévinas porte sur l'apparente
démesure de la responsabilité à l'égard de l'Autre et sur la possibilité d'y

1 Alors que Martin Heidegger se fit «berger de l'être», Emmanuel Lévinas lie cette
attitude pastorale à une sorte de naïveté, voire à une prétention intenable de la philosophie
occidentale (voir Bouckaert, 1970, p. 402-419; Gans, 1972, p. 117-121).

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dégager une justice effective. Si l'être échappe à l'effort d'une détermi


nation dernière, le sujet à l'identité, comment peut-on être tenu respon
sable devant l'événement? L'incrimination de quelqu'un à la suite d'un
méfait n'implique-t-elle pas d'abord l'établissement du fait comme tel,
puis le recours à des identités fortes entre la victime et le coupable? Bref,
la question centrale qu'il s'agit de poser à Lévinas dans ce texte se résume
à celle-ci: une métaphysique sans ontologie est-elle possible? Si l'Autre
offre l'occasion et le conatus de cette nouvelle expérience de la trans
cendance, il devient l'équivalent, dans la tradition herméneutique de
l'exégèse, d'un texte que nul sens ne peut fermer. Quelle liberté procure
l'effacement du sujet devant l'Autre et quelle justice peut surgir en der
nier ressort de cette mise hors de soi?
L'évasion hors de l'être marque le trajet d'un exode, mais aussi d'un
retour. Si l'exode correspond à l'abandon de toute familiarité avec le
monde pour aller «au-delà de l'essence» en prenant le risque de l'alté
rité, le retour pointe vers une origine, vers une condition donnée en préa
lable à toute intelligibilité. Chez Lévinas, l'infini n'est pas seulement ce
qui surplombe l'être; il se singularise, de plus, en le précédant. Ainsi, la
conscience du monde apparaît-elle prédéterminée par un «ordre plus
grave que l'être et antérieur à l'être» (Lévinas, 1970, p. 17)2. Une voix
devance donc toute parole, une dotation plus primordiale que la réflexion
sur l'origine commande toute volonté, bref une métaphysique venue
d'ailleurs porte ab initio un irrévocable qui se joue avant le discours onto
logique et l'exercice de la liberté humaine. Cette énigme posée au départ
et donnée à l'humanité, Lévinas la nomme «éthique» et son statut est
celui, préalable à tout logos, d'une «philosophie première» (Greisch et
Rolland, 1993).
La Raison éprouve ses limites, pour Lévinas, lorsque mesurée à
l'aune de la métaphysique. Dans son esprit, la philosophie occidentale
est païenne, parce qu'elle repose sur un principe de réflexivité, d'identité
et d'ontologie qui entrave le défi d'assumer une responsabilité illimitée
à l'égard de l'Autre. Par contre, suggère-t-il, seule la sortie de l'indivi
dualité subjectiviste (dans laquelle le sujet n'a que lui-même pour réfè
rent) permettrait de congédier définitivement l'ontologie. L'Holocauste,

2 Bien qu'il préconise une philosophie sécularisée du judaïsme, il s'interroge aussi


pour chercher à savoir si le phénomène religieux ne serait pas, en fin de compte, ce
«concours originaire de circonstances» à travers lequel l'infini s'épiphanise dans l'enten
dement (Lévinas, 1984, p. 22).

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exemple parfait du paganisme, illustre le triomphe de l'ontologie:


l'ivresse de l'être mène à tous les dérapages; elle détruit toutes les fina
lités supérieures et révèle en même temps les failles d'une justice
humaine. Or, cet événement n'est pas crucial seulement pour les juifs.
Penser après Auschwitz requiert la prise en compte des embûches décou
lant de la suffisance de la Raison et la restauration, en corollaire, de l'in
fini comme axe nécessaire de toute réflexion sur l'existence en général.
Bref, une reconnaissance de l'humanité en tant que reliée à ce qui la
dépasse.
Bien que Lévinas n'ait parlé de l'Holocauste que de façon spora
dique dans son œuvre, sa philosophie est imprégnée par les leçons de
cette tragédie du XXe siècle. Cependant, l'argumentation développée sur
sa pensée consiste à soutenir qu'il ne parvient pas à reconstituer une
métaphysique sans ontologie, une justice sans identité, une responsabi
lité sans subjectivité. Au lieu de décentrer les points de vue et d'annu
ler décisivement le règne de l'être, Lévinas semble plutôt déplacer la
légitimité finale de l'histoire du persécuteur au persécuté en donnant à
la victime le droit ultime à l'ontologie selon une stratégie de permuta
tion des rôles.

Trois propositions servent ici à encadrer la présente analyse: a) la


réflexivité, comme forme de l'identité, resurgit, chez Lévinas, à travers le
statut de la victime dans l'Holocauste; b) sa notion de la responsabilité se
définit par la volonté d'occuper la posture de la victime et débouche, en
conformité avec la tradition judéo-chrétienne, sur une ontologie de la souf
france comme mode de salut; c) cette conception de l'identité et de la res
ponsabilité finit par justifier la supériorité morale du juif, la victime par
excellence, et de son modèle universel de justice. Le paradoxe que l'on
entend dégager, c'est que la faiblesse de la victime devient curieusement
l'instrument d'une volonté de puissance dans laquelle le juif prend l'allure
du «dernier homme» de l'histoire, le seul à pouvoir faire coïncider, par
un tour de force inattendu, la liberté et la justice.
Pour démontrer ces assertions, il faut d'abord comprendre, à partir
d'une relecture de Difficile liberté comme principal champ d'observa
tion, l'offensive soutenue de Lévinas contre la philosophie occidentale et
le paganisme pour examiner, ensuite, comment le nazisme en constitua
la manifestation la plus négative qui soit. Enfin, l'éclairage du statut de
la victime doit permettre un dévoilement de l'ontologie lévinassienne en
révélant l'échec de son effort de décentration. En somme, où conduit la
question de l'infini dans ce discours?

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1. Réflexivité et identité

a) Solipsisme et circularité. Le drame de la philosophie occidentale


est de n'avoir jamais pu concevoir l'altérité sans la réduire. La réflexion
elle-même, comme «retour à soi» selon l'étymologie du mot, signifie
que le périple du sujet dans l'extériorité ne s'effectue que par l'anticipa
tion d'un repli vers son point de départ. Un tel acte suppose, déplore
Lévinas, une perte de sens et un excès de présomption. Il condense d'une
certaine manière les misères de la philosophie depuis l'origine. D'une
part, son exercice contrevient aux exigences d'une prise en considération
de la dimension exceptionnelle de l'Autre en définissant les critères de
son appréhension hors de lui. D'autre part, la construction de l'intelligi
bilité présume que l'on puisse s'autoconstituer en mesure de toute chose
au mépris de ce que la différence comporte d'essentiel. La philosophie,
écrit-il, «fait de soi-même l'entrée dans le royaume de l'absolu». Et pre
nant Plotin à témoin, il cite comme preuve cette formule à titre de com
promission: «L'âme n'ira pas vers autre chose que soi, mais vers soi»;
«elle ne sera donc en rien d'autre que soi, mais en soi-même» (Lévinas,
1957d, p. 32)3. Toutefois, le dommage est bien antérieur à l'assertion du
philosophe grec néo-platonicien. Il remonte à l'impératif du «Connais-toi
toi-même» de Socrate, ce «précepte fondamental de toute la philosophie
occidentale» (Lévinas, 1952a, p. 24). Il s'insère par excellence dans le
solipsisme de la conscience où la victoire du Même se paie par l'efface
ment des indices qui la gênent.
L'expérience de la responsabilité serait donc limitée par la réflexi
vité de l'identité, car penser le monde équivaut à s'y reconnaître. Pour
Lévinas, tout objet ne se livre à une saisie par la philosophie qu'à travers
cette «réédition du moi» (Lévinas, 1957d, p. 33) comme modalité de la
redondance rappelant sans cesse l'entendement à la détermination de sa
genèse. Le personnage d'Ulysse dans L'Odyssée représente le modèle
d'un dépaysement sans altérité véritable. Son malheur ne réside pas tant
dans les multiples épreuves de son parcours que dans la difficulté de le
faire aboutir à sa finalité, tout entière tournée vers la perspective d'un
retour à son Ithaque natale. Pour Ulysse, l'Autre n'est que l'accident du
moi dans la déroute de son égarement, une étape dans le chemin qui
ramène à soi ou, mieux encore, un éloignement du centre du monde. Le
discours qui en émerge ne magnifie que la philosophie particulière de

3 La citation de Plotin par Lévinas est également à la même page.

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celui qui l'énonce. Le terme «égologie» désigne ce langage où la réalité


de l'être devient indexée à la conscience (Peperzak, 1983, p. 298-299;
Richard, 1988, p. 392). Cette attitude singularise, pour Lévinas, l'avatar
de la tradition occidentale et le témoignage de son incapacité à sortir de
la complaisance à l'égard d'elle-même.
Que vaut une réflexion qui stipule d'avance les modalités de sa ren
contre avec autrui? Sa valeur décroît en proportion exacte de la limita
tion de sa perméabilité aux facteurs exogènes. À l'opposé de cet effet
pervers, le modèle lévinassien de la conversation, au sens le plus fort qui
soit, cherche à miner toutes les possibilités heuristiques de l'égologie.
Richard Kearney remarque, à juste titre, qu'il s'appuie sur «un ensei
gnement qui nous apporte un sens de Yextérieur et qui n'est donc pas
réductible à une maïeutique» (Kearney, 1993, p. 359). Alors que la stra
tégie intellectuelle de Socrate sert à l'arrachement d'une vérité enfouie en
soi-même et pour la découverte de laquelle l'interlocuteur n'est qu'un
instrument, d'ailleurs généralement ridiculisé au terme du dialogue, il
s'agit, dans l'optique dégagée par Difficile liberté, d'ouvrir une brèche
dans l'identité du Même pour en contredire la dynamique propre. La
banalité apparente de l'acte débouche, chez Lévinas, sur un pluralisme
authentique: «Parler, écrit-il, c'est en même temps que connaître autrui
se faire connaître à lui. Autrui n'est pas seulement connu, il est salué.
[...]. Parler et écouter ne font qu'un, ils ne se succèdent pas» (Lévinas,
1952a, p. 21)4.
Du privilège de la parole sur l'écoute, de l'affirmation d'une vision
contre le visage de l'Autre, l'univocité du regard de l'Occident ne se
complète que par le soliloque d'un locuteur extrême, titulaire du logos5.
Différentes figures furent la manifestation de cette vanité dans la trajec
toire même de la philosophie: un cogito qui pense et se jette dans l'exis
tence comme en s'y observant du dehors (Descartes); un esprit qui se
reconnaît dans une phénoménologie de l'histoire (Hegel); une parole
livrée en partage avant même que la réflexion ne s'en empare

4 Par ailleurs, dans un autre texte, l'auteur se fait plus acerbe en dénonçant «ce
monde sans parole» où «se reconnaît l'Occident tout entier. De Socrate à Hegel, il allait
vers l'idéal du langage, où le mot ne compte que par l'ordre éternel qu'il ramène à la
conscience. Itinéraire au bout duquel l'homme qui se parle se sent faire partie d'un dis
cours qui se parle. [...]. Langage verrouillé, civilisation d'aphasiques. [...]. À force de
cohérence, la parole a perdu la parole. Dès lors, aucun mot n'a plus l'autorité nécessaire
pour annoncer au monde la fin de sa propre déchéance» (Lévinas, 1957c, p. 267 et 268).
5 D'ailleurs, Lévinas ne reproche-t-il pas à son maître d'antan, Husserl, «sa certi
tude quant à l'excellence de l'Occident» (Lévinas, 1968b, p. 374)?

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(Heidegger). Réponse à ces divers moments, l'offensive de Lévinas s'en


clenche par l'interrogation «Qui regarde?» (Lévinas, 1971, p. 46-50).
L'ambiguïté du «Qui?» n'a d'égale que celle du «Quoi?». Le miroir de
la subjectivité et de l'ontologie se brise par le simple fait que, dans l'in
terstice de ce vis-à-vis identitaire, «autrui me regarde» pour employer
un libellé cher à Lévinas. Seule l'intrusion de l'altérité dans l'effort d'in
telligibilité du monde favorise la compréhension de ce que penser veut
dire. Elle renverse ainsi toutes les idéologies au profit d'un humanisme
excentré et sans sujet, d'un altruisme sans ego, d'un personnalisme sans
individualisme, d'une phénoménologie sans le renvoi à Γ arrière-monde
d'un phœnomenon essendi.
Une variété de conséquences surgit d'un tel bouleversement. Dès
lors que le regard de la philosophie sur le monde ne répond que de lui
même en présumant l'intimité du sujet avec l'être, les écueils de son pro
jet se dévoilent au moins sur trois niveaux. D'abord, la circularité
réflexive détermine une clôture de la pensée: la rationalité de son déploie
ment érige celui qui s'y livre à la fois en juge et partie. L'autoréférentialité
engendre ainsi un savoir qui ne se laisse pas juger par une autre instance6.
Elle relève d'une démarche performative: un énoncé qui s'accomplit en
s'énonçant; un fondement qui produit lui-même ses normes et sa légiti
mité. Puis, la dialectique de l'identité cesse de se définir à partir de l'idéal
platonicien d'une correspondance entre soi et le monde, d'une représen
tation qui en serait le triomphe7. Les méthodologies corollaires entrent en
discrédit: le dialogisme, que Lévinas reprend à Max Scheler et à Martin
Buber (Lévinas, 1976b, p. 30)8, le formalisme de la réciprocité des
consciences que la tradition personnaliste de Mounier a constitué en règle
d'humanité, l'existentialisme de Camus et de Sartre qui place l'être en
face du néant. Au fond, tous les dérivés de la notion de relation, au sens
phénoménologique du terme, deviennent inopérants, eu égard à la pré
somption de symétrie ou de transitivité des termes qu'ils supportent. La

6 L'autoréférentialité n'est pas seulement, pour Lévinas, l'accident d'un énoncé


paradoxal que l'on pourrait résorber par une reformulation convenable. Il est le fait même
de tout langage, nullement une spécificité de la pensée postmoderne comme l'affirment
Hilary Lawson (1985), James L. Marsh (1989, p. 338-349) et Steve Woolgar (1988, ρ 15
36).
7 «La maîtrise de soi à travers la maîtrise de l'Univers s'inscrit dans la pensée euro
péenne. Toute la philosophie est platonicienne» (Lévinas, 1976, p. 135).
8 L'auteur tient ici à remercier Jacques Zylberberg pour avoir attiré notre attention
sur les apparentements entre les modèles de Scheler et de Buber avec celui de Lévinas.
Voir aussi Philip Lawton (1976, p. 77-83).

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stratégie hégélienne du rassemblement par la réunion des contradictions


ne permet plus, pour Lévinas, de faire sortir des identités du «cercle de
la dialectique» pour utiliser une dénomination pléonastique. Le défi sera
donc de surmonter la conception classique de la relation, accusée de ne
pas advenir sans une intériorisation pour soi qui en rompt toujours le sens
et l'esprit. De même, l'abstraction de la «structure» dont Lévi-Strauss et
le premier Foucault ont popularisé l'intérêt subit la même suspicion que
celle visant l'intersubjectivité, car elle soustrait le moi à la nécessité de
son inculpation et perpétue les avatars classiques de la philosophie occi
dentale.
Enfin, les problèmes de la circularité et de l'identité exhibent les
apories de la totalité. Tentation de la philosophie, la synthèse tient du
désir de conquête. Elle est une façon d'assumer la prise de possession du
monde. Lévinas explique qu'elle se reconnaît dans l'opération du logos
comme «subordination de tout acte au savoir que l'on peut avoir de cet
acte» (Lévinas, 1968a, p. 76). Si la phénoménologie cherchait à parfaire
l'entendement en allant au-delà de la dimension strictement cognitive, le
piège de cette procédure demeure toujours, selon lui, que la pensée se
donne la possibilité de contenir ultimement tout l'univers. Le célèbre pré
cepte husserlien selon lequel «toute conscience est conscience de quelque
chose» repose encore sur le postulat d'un lien nécessaire entre l'être et
ses façons d'advenir, mieux de se présenter à la conscience. Le rêve de
la coïncidence et de la totalité s'abolit à mesure que Lévinas consolide
sa réponse négative à l'interrogation «l'ontologie est-elle fondamen
tale9?». Tous les moments de son œuvre fortifient tour à tour cette cri
tique de l'évidence ontologique, du règne de l'être et de sa fermeture à
la dimension du transcendant. Ils soulignent que cette dernière n'inau
gure rien, la philosophie elle-même étant subordonnée à un commence
ment qu'elle ne maîtrise guère.
Totalité et Infini (1961) annonçait, par l'antinomie des deux termes,
non seulement l'esquisse du visage de l'Autre, mais aussi, à la suite de
Franz Rosenzweig10, un «dépassement du dépassement» — au sens hégé

9 Selon le titre d'un article de Lévinas déjà paru (Lévinas, 1951). Ce texte est aussi
reproduit dans le premier chapitre de son livre Entre nous. Essais sur le penser-à-l'autre
(1991, p. 12-22).
10 La dette de la pensée de Lévinas à l'égard de Franz Rosenzweig (1982, p. xvi)
est particulièrement grande, car c'est cet auteur qui a attiré son attention vers la méta
éthique où se joue l'accueil d'une dotation pré-originelle, voire pré-existentielle. Il écrit
dans ce livre: «L'opposition à l'idée de totalité nous a frappé dans Stern der Erlösung de
Franz Rosenzweig, trop souvent présent dans ce livre pour être cité. Mais la présentation

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lien de Y Aufhebung — vers une «expérience oubliée11». Difficile liberté


(1963) montrait les résultats d'une négation de l'infini et d'une aspiration
totalitaire en mettant en parallèle les assises spirituelles du judaïsme et le
désaveu qu'elles subirent dans l'Holocauste. Autrement qu'être ou au
delà de l'essence (1974) traçait la configuration d'une subjectivité arra
chée à elle-même, attentive à 1'«impossibilité de demeurer chez soi» et
à l'écoute d'«un Dieu non contaminé par l'être» (Lévinas, 1974, p. 282
et p. 10)12. L'au-delà du verset systématisait, par le recours à la méthode
herméneutique, la nécessité de relever le défi d'une parole excédée de
tous les côtés. Le déficit du signe sur le sens, trop riche pour lui, est au
fondement de l'exégèse dans laquelle seule l'humilité du savoir devant
l'ineffable dénoue les impasses du logos. «Sens obvie», dit-il, et fonciè
rement «énigmatique» de toute écriture à laquelle le seul renvoi à l'ap
parence des signes ne peut rendre justice (Lévinas, 1982, «avant-pro
pos», p. 7).
b) Paganisme et judaïsme. Tout l'enjeu de la pensée de Lévinas est
de restaurer la force de la révélation dans la philosophie. Confronter le
concept à l'incapacité de témoigner de ses sources, renvoyer son opacité
à une autre visibilité que celle qu'il procure, montrer que quelque chose
résiste ou même fait défaut à la phénoménalité de son usage, telles sont
les bases épistémiques à partir desquelles s'amorce le recadrage intellec
tuel lévinassien. La sortie du solipsisme dépend de cette ouverture à l'exi
gence d'une voie qui ne serait plus celle où seule la Raison aurait droit de
cité. Si l'herméneutique fixe une limite à la virtuosité des actes cognitifs,
c'est à la condition, en effet, de faire révérence au texte et d'accepter le
caractère impératif de l'esprit au-delà de la lettre. «L'écriture, note
Lévinas, est l'aile repliée de l'esprit» (Lévinas, 1957a, p. 132).
L'inquiétude rend ici le sens indécidable, puisque «toute parole est déra
cinement» (Lévinas, 1952b, p. 183); elle indique un «Tout Autre» (Rudolf

et le développement des notions employées, doivent tout à la méthode phénoménologique».


On constatera également que Lévinas n'avait pas encore pris à ce moment-là ses distances
avec l'enseignement de ses maîtres de Fribourg qu'il fréquenta en 1928 et 1929: Husserl
et Heidegger.
11 «Ce qui compte, écrit Lévinas, c'est l'idée du débordement de la pensée objec
tivante par une expérience oubliée dont elle vit» (1978, p. xvii).
12 II développe la même préoccupation dans Humanisme de l'autre homme mais à
travers, comme son titre le suggère, un humanisme radical: «Les hommes se cherchent
dans leur condition d'étrangers. Personne n'est chez soi. Le souvenir de cette servitude ras
semble l'humanité. La différence qui bée entre moi et soi, la non-coïncidence de l'iden
tique, est une foncière in-différence à l'égard des hommes» (1972b, p. 97).

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Liberté et justice chez Lévinas 591

Otto) que rien ne permettra d'épuiser; elle surgit d'une angoisse à la


rigueur s'apparentant à celle de Kierkegaard après sa conversion au chris
tianisme. La liberté entre désormais sous la dépendance de l'infini. Une
quête du sublime y est revendiquée en même temps que s'insinue un chan
gement de registre où la critique de la philosophie glisse vers une inter
pellation de nature nettement théologique. Uethos se fait principe du logos.
Le sublime passe par la mise en scène d'une pensée hors de tout
système. Son accueil ne débouche nullement, chez Lévinas, sur une her
méneutique à la Schleiermacher où l'incertitude provient d'une expres
sion polysémique de la subjectivité. Si l'infléchissement du concept vers
le non thématisable fut un problème circonscrit par Descartes, davantage
sans doute par Kant qui fit de la démonstration des limites de la raison
l'originalité de son projet philosophique, le discernement proposé dans
Difficile liberté consiste plutôt à subordonner carrément le fini à l'infini
au nom d'une force encore plus subtile: «On peut toutefois se demander
si la thématisation scientifique d'un mouvement spirituel nous ouvre à son
apport et à sa signification véritables» (Lévinas, 1995, «Judaïsme»,
p. 43). De ce souci dérive un principe: «L'infini n'est donné qu'au regard
moral: il n'est pas connu, il est en société avec nous» (Lévinas, 1952a,
p. 24)13. La délivrance de la réflexivité ne devient une possibilité que par
une écoute religieuse de l'infini où tous les epistémè soit se butent à leur
perpétuation dans le paganisme, soit implosent devant 1'«extrême
conscience» (Lévinas, 1952a, p. 19) du judaïsme: «La justice est impos
sible à l'ignorant» (Lévinas, 1952a, p. 19).
L'inattention au signe engendre la clôture du texte et prive le païen
de cet arrachement à l'emprise de Y hic et nunc. La dimension libératrice
du Livre n'est pas dans ce qu'il dit, mais dans ce qu'il laisse entrevoir:
«L'avènement de l'écriture n'est pas la subordination de l'esprit à la
lettre, mais la substitution de la lettre au sol» (Lévinas, 1952b, p. 183)14.
Le paganisme comme variation de la sophistique — ce discours qui n'a
que la parole pour cause — s'avère impuissant à s'élever au-delà du sol,
étant par trop commensurable avec lui-même. Lévinas s'attriste que la
pensée juive ait été influencée par le divorce entre l'esprit et la lettre et
que l'appréhension du texte sacré le dut parfois à une «concession faite

13 Sur la notion d'infini chez Lévinas, voir aussi Marc Richir (1991, p. 224-256);
aussi dans ce même numéro: Guy Petitdemange (1991, p. 306-321).
14 Pour une étude du livre, de la portée des textes sacrés dans l'œuvre de Lévinas,
le lecteur consultera particulièrement le premier chapitre («Ontologie du livre») dans l'ou
vrage de Catherine Chalier (1983, p. 15-35).

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592 Gilbert Larochelle

aux païens» (Lévinas, 1972a, p. 366). Le thème à consonance géogra


phique de l'exil acquiert, dans cette optique, une pertinence à multiples
volets: philosophique, par la mise en place d'une altérité devant l'imma
nence; théologique, par ce que Catherine Chalier appelle une «dé-paga
nisation» ou rupture avec les «idoles du lieu» (Chalier, 1983, p. 86),
messianique, par l'ouverture vers la transcendance ou vers la réconcilia
tion dans la justice de l'Autre. Bref, le païen doit saisir que l'axis mundi
est placé à la verticale de l'homme.
Par contre, être juif suppose l'immersion dans l'infini et l'hétérono
mie envers des forces imprenables. Rien n'échoit à cette condition qui
n'ait pas d'abord été un héritage d'une provenance étrangère.
L'expérience de l'ailleurs est le destin du juif dont le caractère excep
tionnel tient à ce qu'il doit en manifester les implications. Vivre dans la
diaspora du sens, n'être jamais «chez soi», nier jusqu'à la possibilité
même de se voir institué en sujet souverain, la dispersion de toute unité
de référence, selon Lévinas, enrichit d'autant plus celui qui l'exerce
qu'une sensibilité à Γ altérité devient la vertu de cette existence hors fron
tière. Toutefois, la beauté de l'exil, c'est qu'il porte la charge d'une aspi
ration: «La terre promise ne sera jamais dans la Bible une «propriété»,
au sens romain du terme, et le paysan, à l'heure des prémices, ne pensera
pas aux liens éternels qui le rattachent au terroir, mais à l'enfant d'Aram,
son ancêtre qui fut un errant» (Lévinas, 1957d, p. 33)15. À l'opposé du
modèle d'Ulysse, la réflexion ne saurait être première. Difficile liberté ne
dessine pas une configuration du judaïsme par la figure du cercle, du reste
impensable, mais par un amoncellement de lignes et de traces auxquelles
la fixation d'un centre échappe. Il ne faut pas regarder parmi les siens
pour s'y reconnaître; la béatitude humaine et la justice elle-même ne sur
viennent qu'en radicalisant le décentrement: «Le monde a un sens à par
tir du moment où dans ce monde se produit l'adoration, un être fini placé
devant ce qui le dépasse, mais où cette présence devant le Très-Haut se
fait exaltation du psaume» (Lévinas, 1995, «Textes messianiques»,
p. 114-115). Le juif, c'est celui à qui l'être est refusé. Une conscience de
l'ailleurs sans référent et, en conséquence, parfaitement disponible pour
s'ouvrir à la dimension du sublime à laquelle restent sourds les esprits
n'obéissant qu'au pragmatisme.

15 II ajoute de façon significative: «La liberté à l'égard des formes sédentaires de


l'existence est, peut-être, la façon humaine d'être dans le monde». Cette intelligibilité
s'oppose, prend-il le soin de préciser, à celle de l'Occident où ce sont les «maisons, les
temples et les ponts» qui comptent (p. 40).

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Liberté et justice chez Lévinas 593

Le déplacement lévinassien outrepasse l'ordre géographique. Π déroute


l'épistémologie chère à l'Occident en soumettant la raison à la primauté
d'un savoir théologique. L'attitude d'emblée contemplative du judaïsme
signifie bien plus qu'une piété répandue sur le monde. Une existence vécue
sous la dépendance de l'indéterminable, acculée à l'invocation davantage
qu'à la désignation, à la métaphore plutôt qu'au concept investit le sacré,
mais doit aussi faire place à ce que Lévinas appelle l'«excellence intellec
tuelle», car le «judaïsme se situe toujours, précise-t-il, au carrefour de la
foi et de la logique» (Lévinas, 1956, p. 351). Du paganisme au judaïsme,
le débat se joue contre la tradition rationaliste de la philosophie et contre
la division factice entre l'infini et la science, entre la transcendance et l'im
manence, bref entre Jérusalem et Athènes. L'invitation à «faire Israël»
comporte cette double exigence de rédemption et de justice, de révélation
et de lucidité, d'exil et d'engagement. Au-delà de la métaphore, l'oxymore
de la «transcendance réelle» (Lévinas, 1957d, p. 32) convient peut-être au
discours de celui dont la pensée pratique volontiers «l'ambiguïté comme
façon d'être autrement» (Greisch et Rolland, 1993, «L'ambiguïté comme
façon d'être autrement», p. 427-446). Il s'agit bien de bâtir la grande syn
thèse monothéiste que la raison analytique a fini par dessécher. Le chris
tianisme lui-même n'a pu, selon Lévinas, relever ce défi de civiliser
l'Europe en préservant la prééminence du surnaturel: l'hitlérisme et la Shoa
témoignent, de manière spectaculaire, d'un semblable échec.
La volonté d'antiréductionnisme passe donc par un éveil à l'au-delà.
Une passerelle est ainsi posée à la verticale entre la doxa et le logos. Elle
montre que la lumière dans la caverne de Platon doit elle-même être éclai
rée par le scintillement d'une cosmovision plus cruciale. Légendaire
semble à Lévinas l'insensibilité de l'Occident à la nécessité de cette
convergence. La surdité devant la mystique d'Israël est cependant incar
née en France, déplore Lévinas, par les œuvres de trois juifs: Éric Weil,
Raymond Aron et surtout le Lévi-Strauss des Tristes tropiques, «le livre
le plus athée qu'on ait écrit de nos jours» (Lévinas, 1959, p. 259). Le grief
qu'il leur adresse repose sur l'impassibilité devant le message de la Thora
et sur le privilège que ces penseurs accordent à l'autonomie de la philo
sophie aux dépens de l'antériorité immémoriale de Vethos sur le logos,
du pathos de l'affectivité et de la souffrance sur la cohérence de toute
démonstration (Lévinas, 1972c)16.

16 Dans cet ouvrage, il rappelle que l'infini «ne se laisse pas emmurer dans les
conditions de son énonciation» (p. 243).

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594 Gilbert Larochelle

Le propos développé jusqu'à présent a permis de situer la pensée de


Lévinas dans son moment d'extraction à la «fatalité de l'être irrémis

sible» (Lévinas, 1981, p. 101) et de circonscrire le topos d'une intelligi


bilité qui ne serait plus fondée sur la réflexivité comme méthode. Le pari
de ce projet requiert la délivrance de l'ipséité, puis la subordination de la
liberté retrouvée à l'éthique. Discours dont les ramifications s'épanouis
sent dans maintes directions et font ombrage à l'homme se suffisant à
lui-même. Le message: tout sens vient d'ailleurs; il n'est pas une pos
session dont les humains peuvent disposer à leur guise. La provocation·.
déstabiliser les institutions, déraciner leurs ancrages au sol et élever leur
référent à l'infini (Bernasconi et Wood, 1988; Awerkamp, 1977;
Wyschogrod, 1974; Cohen, 1984). L'ambition: recevoir le fardeau d'une
responsabilité extrême que rien ni personne — pas même Dieu — ne sau
rait soulager ni relever. La stratégie: il n'y a de conscience qu'a poste
riori·, le reste est vanité, d'où une position de réceptivité illimitée comme
vocation de la métaphysique. Enfin, la manifestation: seul le visage de
l'Autre exprime la transcendance et en constitue l'«épiphanie» pour
employer un mot apparu dès Totalité et Infini. «Par ma relation avec
autrui, je suis en rapport avec Dieu» (Lévinas, 1957d, p. 33), ce chaînon
manquant de la modernité, le refoulé par excellence.
Le judaïsme surgit sous le mode d'une épistémê. Passivité devant
la Thora considérée comme un impératif, un ordre venu d'ailleurs, il
contribue à conjurer le constructivisme (la volonté de puissance de la
Raison), à rendre caduc le déterminisme (le référent n'est pas de ce
monde), à fustiger le psychologisme (le narcissisme et la culture théra
peutique rabattent la relation à l'Autre sur l'autosatisfaction). En consé
quence, une attitude de piété supplante l'esprit de domination du monde.
Le XIXe siècle s'est enivré de liberté avec les différentes révolutions; le
xxe fut celui de l'égalité proclamée par les idéologies. Désormais, c'est
la notion de responsabilité qui doit prévaloir selon Lévinas. Voilà le
défi actuel, l'appel qui se dégage de la relation à l'Autre, un engagement
au sens fort du terme. D'abord, la solitude est «anomie» au sens dur
kheimien du mot: «Tout seul, le moi se trouve dans un état de déchi
rement et de déséquilibre» (Lévinas, 1957d, p. 33). Puis, l'Autre, en
tant qu'il est ce par quoi Dieu se manifeste, n'est ni mon semblable ni
mon égal; il se révèle plutôt incommensurable et asymétrique au moi
qu'il surplombe en hauteur symbolique et en idéal. Il s'impose à moi et
non moi à lui. Le judaïsme, note Lévinas, repose sur une compréhen
sion sans pareille que l'Autre est mon destin, l'horizon de mon expé

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Liberté et justice chez Lévinas 595

rience17. Bref, Yalter ego n'existe pas, parce que Valter subjugue et
contraint d'avance Y ego.

2. Responsabilité et justice: le statut de la victime

Comment tenir Y ego responsable en justice dès lors que son exis
tence paraît, à l'examen, moins empreinte de liberté qu'engloutie par la
prédominance de Yalter! La désarticulation du lexique identitaire par
l'éthique, l'émigration vers l'altérité par le judaïsme, l'évitement du
recours à la contradiction par la conversation et l'infinité d'une argu
mentation sans perspective de synthèse accentuent notablement les diffi
cultés du jugement. Selon une perception conventionnelle, la décision
d'un magistrat devant une situation problématique doit nécessairement,
pour arriver à une stipulation de sentence, réaliser ce que Lévinas refuse:
affirmer la déterminabilité de l'acte hors de tout doute — ce qui emporte
une dimension ontologique — et dissiper l'incertitude de sa provenance
en prenant le risque de l'imputer à quelqu'un, d'où la qualification d'une
subjectivité fautive. L'opérativité de la justice peut-elle s'accomplir dans
la préservation de l'énigme et sous l'inspiration d'une philosophie dont
l'instigateur se garde, dit-il, de ne pas laisser son énoncé enfermé dans le
cadre de son énonciation? Penser Lévinas contre Lévinas exige l'étude
des conditions de possibilité de cette justice à laquelle ne répugnent ni
l'ambiguïté ni le report à l'ineffable. Comment l'évacuation de la réflexi
vité permet de reconnaître la victime dans l'Holocauste sans reconfigu
rer les modalités de l'ontologie et de la supériorité morale d'une catégo
rie sociale privilégiée devant le tribunal de l'Histoire?
La contribution principale de Lévinas à la philosophie du XXe siècle
aura été de signaler, avec une force exceptionnelle, que le désaveu de
l'infini et le repliement sur la contingence au profit d'un scepticisme rela
tiviste obstruaient les voies d'une réelle assomption de la responsabilité.
Un tel discours fut tenu à une époque où les matérialismes de tous genres
étaient particulièrement populaires, surtout en France. La grande origi

17 Jean Greisch signale que le schéma de l'altérité chez Lévinas correspond, en fait,
à une parfaite inversion de la formule augustinienne «intimior intimo meo» — «plus intime
à moi que moi-même» — que l'on retrouve dans les Confessions de l'évêque d'Hippone
(Greisch et Rolland, 1993, «Éthique et ontologie», p. 29). Pour une référence à Augustin,
voir aussi dans ce même ouvrage: Pierre-Philippe Jandin, «L'espace de la comparution»,
p. 163 et Bernard Dupuy, p. 236-237.

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596 Gilbert Larochelle

nalité de ce penseur fut d'opposer les a priori du totalitarisme nazi et du


judaïsme pour fonder son appel à une justice plus vertueuse dans laquelle
l'Autre est reconnu. Le renvoi à des finalités supérieures constituait la
ligne de démarcation entre l'ontologie et la métaphysique. Or, Lévinas cri
tique la préséance de l'être dans l'Holocauste pour y substituer une méta
physique de la victime: les thèmes de la culpabilité universelle et de la
souffrance rédemptrice fondent une perspective non païenne dont il
convient d'examiner ici les fondements et les prétentions afin de montrer
comme apparaît un nouveau sujet collectif dans l'histoire du monde.
a) Culpabilité et violence. L'Holocauste désigne la situation ultime
d'une civilisation où l'être prévaut sans que rien n'arrête son triomphe.
Il se rapporte à un monde où toutes les finalités ont été surmontées et
absorbées dans l'immanence aux choses. L'ontologie n'y est plus mise au
défi d'une résistance quelconque et la réflexivité emprisonne tout le sens
disponible. La tragédie se dit d'abord, chez Lévinas, en termes philoso
phiques: «L'être est le mal, non parce que fini, mais parce que sans
limites» (Lévinas, 1979, p. 29). Une société qui consent à s'y fondre se
perd. Elle se prive d'un principe d'espérance, au sens de Bloch (Bloch,
1976), pour prendre son envol par-delà la rigueur des faits. D'entrée de
jeu, le mal relève d'un manque de vocabulaire avant de constituer une
notion d'ordre moral. Il spécifie l'inaptitude à vivre le discours comme
transport de l'existence en dehors de son circuit tautologique où l'être se
définit à partir de lui-même et domine autoritairement par la vertu de sa
seule exposition: c'est comme cela, parce que c'est comme cela. Il n'y a
pas d'échelon à remonter pour aspirer à faire justice: le «tout est permis»,
l'absence d'interdits et le nietzschéisme dans ses «déformations hitlé
riennes» (Lévinas, 1995, «Jacob Gordin», p. 224) rendent inopérantes,
pour Lévinas, toute domestication de la nature de l'être humain. Le syn
drome de l'hitlérisme, outrepassant l'idéologie du Führer, interroge les
structures de pensée en Occident (Lévinas, 1997, p. 7-8)18.
Toute civilisation qui accepte l'être porte un risque de déliquescence,
parce que les valeurs tournent sur elles-mêmes dans une simple adhé

18 Cet article fut écrit en 1934 au lendemain de l'accession au pouvoir d'Adolf


Hitler. L'article fut réédité en 1990 dans la revue Critical Inquiry (Fall 1990, Vol. 17,
n° 1, p. 63-71). À l'occasion de cette nouvelle parution, Lévinas rédigea un court «Post
scriptum» dans lequel il radicalisait le rapport qu'il établit entre l'hitlérisme et la philo
sophie: «L'article procède d'une conviction que la source de la barbarie sanglante du
national-socialisme n'est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement
humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel [...]. Possibilité qui s'inscrit
dans l'ontologie de l'Être» (Lévinas, 1997, p. 25).

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Liberté et justice chez Lévinas 597

rence à l'action. Lévinas écrit: «L'exaltation du sacrifice pour le sacri


fice, de la foi pour la foi, de l'énergie pour l'énergie, de la fidélité pour
la fidélité, de l'ardeur pour la chaleur qu'elle procure, l'appel à l'acte
gratuit, c'est-à-dire héroïque: voilà l'origine permanente de l'hitlérisme»
(Lévinas, 1995, «À propos de Struthof», p. 197). La déshumanisation
surgit dans le déploiement de ces formes sans contenu, de ces gestes posés
sans que la pensée en ait l'intelligibilité. Abensour souligne que l'hitlé
risme signifie pour Lévinas «l'entrée en servitude». Rappelant le mot de
celui qui vécut entre le «pressentiment et le souvenir de l'horreur nazie»,
il observe que la portée de l'épreuve renvoie à «la révolte de la Nature
contre la Surnature19».
Au nombre des signes de rupture avec la dimension surnaturelle, le
corps représente, par le culte que lui réserve l'idéologie nazie, l'enceinte
des significations dernières. Alors que le christianisme, le judaïsme et le
libéralisme en ont toujours fait un élément du monde extérieur pour confé
rer à l'âme le privilège de la dignité humaine, l'hitlérisme le constitue en
objet coïncidant en tous points avec le sujet. La chair colle ainsi au moi
par enchaînement, par un sentiment de se voir rivé à l'être dans une clô
ture parfaite du but: la détermination physiologique du visage conduit à
l'enfermement dans une identité où la biologie, la race et l'appartenance
à l'ethnie incarnent, croit-on, la vérité de l'expérience20. Lévinas dénonce
la correspondance entre le corps et le moi en ces termes: «C'est une
union dont rien ne saurait altérer le goût du définitif». Et il poursuit en
attaquant la fatalité du facteur biologique, les «mystérieuses voix du sang,
les appels de l'hérédité et du passé auxquels le corps sert d'énigmatique
véhicule» (Lévinas, 1997, p. 18-19). L'enjeu du corps dans l'hitlérisme
est d'offrir l'instrument d'une justice reflexive et d'une légitimité imma
nente par les catégories de la pureté, de la santé et de la performance. En
somme, l'idéalisme du corps comme aboutissement de l'être.

" Sur la question du «pressentiment et du souvenir de l'horreur nazie», Lévinas fit


cette déclaration dans un texte autobiographique intitulé «Signature» à la fin de Difficile
liberté, p. 374. Le pressentiment avait déjà été implicitement exprimé dans Quelques
réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, alors que le souvenir traverse toute l'œuvre
du penseur de la sécularisation du judaïsme. Quant à l'idée de «la révolte de la Nature
contre la Surnature», le mot est, bien sûr, de Lévinas et cité par Miguel Abensour dans
l'essai qui fait suite aux Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, p. 36.
20 Lévinas écrit: «Si les matérialistes confondaient le moi avec le corps, c'était au
prix d'une négation pure et simple de l'esprit. Ils plaçaient le corps dans la nature, ils ne
lui accordaient pas de rang exceptionnel dans l'Univers» (Lévinas, 1997, p. 16).

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598 Gilbert Larochelle

L'être pour l'être, la valeur pour la valeur, le corps pour le corps:


la loi du talion de l'Ancien Testament enchâsse le paradigme de cette
justice autoréférentielle et païenne. Œil pour œil, dent pour dent, dom
mage au corps, réparation par le corps: une arithmétique de la douleur
s'instaure entre l'acte subi et la riposte infligée. La plainte de la victime
s'éteint devant l'établissement d'une symétrie calculable par une opéra
tion mathématique. Selon Lévinas, on se positionne ainsi présomptueu
sement du point de vue de la loi en croyant que les débats peuvent tous
être tranchés sur la base d'une réciprocité de l'action. L'exigence d'une
réparation en nature témoigne, pour Lévinas, d'une volonté de se sous
traire à toute responsabilité à l'égard d'autrui en l'annulant par la ven
geance. S'estimer quitte avec le prochain, c'est présumer qu'un acte
puisse inclure l'altérité et vaincre du même coup les apories de la trilo
gie précédemment cernée: circularité, identité, totalité. Le statut de la
victime ne se dissout que pour un païen, celui qui différencie les rôles,
partager les charges et incriminer sans transcendance. L'Holocauste fut,
pour Lévinas, le résultat de cette différenciation.
La loi du talion présuppose la toute-puissance du jugement.
L'embarras qu'elle présente, c'est que la sentence ne sort pas du cadre
juridique (Lévinas, 1995, «La loi du talion», p. 195), la dissolution de
l'outrage ne dépasse pas le renvoi à une «valeur d'usage» comme dirait
Marx et l'amende se paie comme une simple dette à un semblable avec
qui le débiteur n'entretient qu'une sociabilité marchande. La faille de
cette justice à connotation mercantile s'élargit à mesure que l'on étudie
les conséquences pratiques de son système d'équivalence entre la perpé
tration du délit et le versement de l'indemnité. Sur le plan de l'action, un
effet pervers entrave le cercle d'auto-engendrement de la faute: «La vio
lence appelle la violence. Mais il faut arrêter cette réaction en chaîne. La
justice est ainsi. Telle est du moins sa mission une fois que le mal est
commis» (Lévinas, 1995, «La loi du talion», p. 196). L'enjeu porte sur
la représentation d'une justice responsable envers l'autre: «L'humanité
naît dans l'homme à mesure où il sait réduire les offenses mortelles à des
litiges d'ordre civil, à mesure où punir se ramène à réparer ce qui est
réparable et à rééduquer le méchant. Il ne faut pas à l'homme une justice
sans passion seulement. Il nous faut une justice sans bourreau» (Lévinas,
1995, «La loi du talion», p. 196). Autrement dit, il faut introduire l'in
calculable dans les calculs de la justice pour qu'elle atteigne justement le
niveau de transcendance et de dépassement auquel la convie le penseur
du judaïsme.

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Liberté et justice chez Lévinas 599

Somme toute, l'application de la loi doit sortir du corps et entrer


dans l'ordre de l'esprit, se faire connaissance comme chez Platon («la jus
tice est impossible à l'ignorant» [Lévinas, 1952#, p. 19]) et intégration
de l'altérité dans l'expérience («la justice qui régira les relations entre les
hommes équivaut à la présence de Dieu parmi eux» [Lévinas, 1995, «Le
judaïsme et le féminin», p. 57]). En d'autres termes, le savoir doit s'ac
quérir et s'exercer à travers l'unité du texte. Or, la désarticulation du syn
drome hitlérien interpelle, en bout de ligne, les fondements de la moder
nité et réclame, compte tenu de son irréductibilité, le bris de tout
«processus d'égalisation», la renonciation à l'établissement de toute pro
portion entre le tort et la sanction. L'asymétrie de la relation doit perdu
rer, de façon évidente dans la production de la justice, vertu plus impor
tante dans l'esprit de Lévinas que l'amour (qui ramène l'autre à soi) et
la charité (qui implique l'intimité d'une société close [Richard, 1988,
p. 395-396]). En conséquence, il faut réinventer une justice où la victime
reste victime, où le coupable garde sa culpabilité comme un atavisme
qu'aucune histoire n'efface. Le double défi est de sortir de la loi du talion
et de démontrer en même temps que la justice humaine ne suffit pas
devant la Shoa.

b) Victime et légitimité. Le judéo-christianisme est une morale par


excellence de la victime dont le sacrifice sert à fonder une justice idéale
et totalement irréductible à l'évaluation des hommes. Une philosophie
qui réactualise aujourd'hui cette vision dans le champ épistémologique
doit en quelque sorte rendre tout le monde coupable pour que la dette de
sens à l'égard de la victime soit totale. Il lui faut interpréter toutes les don
nées anthropologiques sur la nature humaine pour en dessiner une repré
sentation plus vraie et plus originelle. À cette fin, Lévinas s'assure que
sa conception de la justice soit indicible dans le langage du prétoire autant
que dans celui des traditions herméneutiques rabbiniques. Son discours
consiste à dire que l'homme naît non pas méchant, mais coupable. À
cause de l'antériorité de la faute, la responsabilité est première et la liberté
seconde. En conséquence, la présomption d'innocence, comme schème
coutumier de la justice occidentale, doit cesser de prévaloir, car le mal
paraît aussi originel que l'est le péché dans le christianisme. Or, si tous
sont d'emblée coupables, c'est le point de vue de la victime qui devient
le principe de légitimité de la justice. Lévinas écrit: «La conscience de
mon injustice naturelle, du dommage causé à autrui, de par ma structure
d'Ego, est contemporaine de ma conscience d'homme. Les deux coïnci
dent» (Lévinas, 1957d, p. 32). Conscience et culpabilité s'équivalent;

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600 Gilbert Larochelle

culpabilité et humanité se dupliquent; humanité et violence se contredi


sent. Le mal, dont Auschwitz fut le paradigme absolu, commencerait avec
la disparition de cette équation, lorsque la crainte de la faute s'estompe:
«La main qui se saisit de l'arme doit souffrir de par la violence même de
ce geste. L'anesthésie de cette douleur amène le révolutionnaire aux fron
tières du fascisme» (Lévinas, 1995, «Les vertus de patience», p. 205). Le
drame de la perte du statut de coupable se mesure donc à la banalité de
l'acte qu'il entraîne. L'Holocauste eût été impossible, insinue Lévinas, si
un solide sens de la culpabilité avait prévalu.
Pareille philosophie conjugue un naturalisme avec un extrême
conservatisme sur le plan de la légitimité politique. D'abord, la solidarité
humaine devient la conséquence d'une nature hostile qui, laissée à elle
même, ne peut pas reconnaître le visage d'autrui dans la plénitude de sa
signification. Le partage de la culpabilité rend nécessaire, pour Lévinas,
que chacun prenne à sa charge la faute d'autrui. Puis, dans un esprit pré
moderne, plus précisément prélibéral et prédémocratique de l'ordre social,
un appel à dompter cette nature humaine est lancé, afin de lui fixer des
limites pour la domestiquer. Lévinas note: «L'humain commence là où
la vitalité, en apparence innocente mais virtuellement meurtrière, est maî
trisée par des interdits» (Lévinas, 1957a, p. 131). Le Prince va, de toute
évidence, contribuer à cette tâche, mais sans oublier que Dieu est le
répondant dernier, ce qui rappelle les théocraties médiévales: «La vraie
humanité de l'homme et sa douceur virile entrent dans le monde avec les
paroles sévères d'un Dieu exigeant» (Lévinas, 1995, «Aimer la Thora
plus que Dieu», p. 192)21. La métaphysique rejoint ici curieusement l'on
tologie; la raison cède à la théocratie.
Tout le schéma de Lévinas ne tient, au fond, que par une spécula
tion sur le sens final de l'être, malgré la critique qu'il formule contre ce
genre de discours. Sa pensée, pourtant si empreinte du souci de l'étran
ger et de sa vulnérabilité, paraît limitée dans son accomplissement par
trois emprunts. 1) Un hobbesianisme dépeint un être humain déraison
nable ab initio auquel un absolutisme spiritualiste doit servir de palliatif:
le judaïsme est le langage de son Léviathan. 2) Un hégélianisme se tra
duit, chez Lévinas, par l'extradition de la puissance de l'esprit vers celle

21 Par ailleurs, il écrit aussi dans le même sens: «La liberté humaine se réduit ainsi
à la possibilité de prévoir le danger de sa propre déchéance et à se prémunir contre elle.
Faire des lois, créer des institutions raisonnables qui lui éviteront les épreuves de l'abdi
cation, voilà la chance unique de l'homme» (Lévinas, 1995, «A propos de Struthof»,
p. 198).

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Liberté et justice chez Lévinas 601

de l'altérité envers laquelle la vraie conscience se fait responsabilité et non


plus identité: l'éthique est l'instrument de sa raison. 3) Un freudisme sup
porte à la fois la conceptualisation d'une rupture, d'une blessure origi
nelle, voire d'un traumatisme (Haar, 1997, p. 95-108) et la formulation
d'une «structure du Désir» (Lévinas, 1968b)22 de l'autre: l'infini est
l'utopie de cette attirance. L'Holocauste échoua à faire converger ces
trois aspects: l'absolu, l'éthique et l'infini. Et la souffrance témoigne d'un
échec à réguler la conduite humaine. Elle interpelle néanmoins une jus
tice ineffable, voire messianique: «Le Messie viendra lorsque le monde
sera pleinement coupable» (Lévinas, 1995, «Textes messianiques»,
p. 106).
c) Souffrance et victime. La souffrance permet d'expérimenter la
pesanteur du corps et de vivre l'appel à sa délivrance. La pédagogie que
Lévinas y voit, c'est qu'elle brise l'opacité de l'existence, retire toute
substance au sujet et fait hospitalité à une parole secourable. La persé
cution suscite l'émergence d'une vision exceptionnelle de l'insuffisance
d'être seul et manifeste a contrario le précepte fondateur de toute morale:
«Tu ne tueras point» (Lévinas, 1952a, p. 24). Là s'accomplit la vertu
rédemptrice de la souffrance, soit celle qui donne la chance d'avoir une
«extrême conscience» en appartenant au peuple le plus malheureux de
la terre. Le judaïsme, c'est une fragilité d'être; son pathos atteste le sens
de la précarité et de l'éphémère. «L'ultime essence d'Israël tient-elle,
observe Lévinas, à sa disposition innée au sacrifice involontaire»
(Lévinas, 1995, «De la montée du nihilisme au juif charnel», p. 290). Être
persécuté en l'absence de faute ne revient pas à porter sur son dos un far
deau universel ni à prendre le poids de l'humanité pour souffrir à sa place.
Le statut de la victime ne se définit pas dans le judaïsme en fonction d'un
transfert possible de la souffrance, toujours irréductible.
Le thème de l'expiation pour autrui, ce fondement de la doctrine
chrétienne, fait injure à la pensée de Lévinas pour différentes raisons.
Que le Christ se soit fait homme pour racheter le mal originel ne tient pas
dans sa philosophie, parce que la synthèse trinitaire, du reste récupérée
par Hegel, fait miroiter une totalité empirique qui contredit inévitable
ment l'idée de l'infini (cf. Totalité et Infini). Dieu ne s'incarne pas; l'al
térité ne se montre pas; la souffrance ne se communique pas, elle

22 H écrit (p. 378): «La phénoménologie du rapport à Autrui suggère cette structure
du Désir analysé comme idée de l'Infini». Π y a aussi chez lui une association entre le sacré
et le thème de la peur, de la crainte (Lévinas, 1995, «Le lieu et l'utopie», p. 135).

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602 Gilbert Larochelle

s'éprouve: «L'incarnation, pour le juif, n'est ni possible ni nécessaire»


(Lévinas, 1995, «La pensée juive aujourd'hui», p. 209)23. Les signes tan
gibles du sacré ne sont pas une condition de la foi. La liturgie juive ne
sollicite pas de preuve, mais une sagesse. Elle véhicule un «sens spéci
fiquement juif de la souffrance qui ne prend à aucun moment la valeur
d'une expiation mystique pour les péchés du monde»; elle invoque «un
Dieu qui en appelle à la pleine maturité de l'homme responsable inté
gralement» (Lévinas, 1995, «Aimer la Thora plus que Dieu», p. 191). La
non-substituabilité de la souffrance signifie que la responsabilité ne sau
rait être vécue par quelqu'un d'autre. La transitivité de l'Autre et du
Même qui surviendrait, le cas échéant rappelle Lévinas, entretient la chi
mère des systèmes totalitaires. «Le mal n'est pas un principe mystique
que l'on peut effacer par un rite, il est une offense que l'homme fait à
l'homme. Personne, pas même Dieu, ne peut se substituer à la victime.
Le monde où le pardon est tout-puissant devient inhumain» (Lévinas,
1957d, p. 37). D'où la singularité suprême de la victime.
Le pardon stipule le principe d'une réversibilité virtuelle de l'acte et
la possibilité de se comporter comme s'il n'avait pas eu lieu. Il situe la
souffrance comme une étape dans un cheminement vers une dignité
accrue. Il évoque, en un sens, la promesse d'une élévation indéniable de
l'être. Cependant, dans le cas du crime contre l'humanité, comment sus
pendre un outrage commis envers l'espèce elle-même et surtout qui peut
autoriser la rémission d'un méfait de cette nature? L'énormité de l'évé
nement dépasse les possibilités de discernement de toute justice et
déborde les limites du jugement. Une calamité trop immense pour être
supportée et appréciée à l'échelle humaine. Lévinas observe dans cet
esprit: «Le recours au tribunal de l'histoire n'interdit pas au crime une
vertueuse renommée et menace de honte le mérite reconnu» (Lévinas,
1995, «Les vertus de la patience», p. 203). Non pas que la justice soit
mal intentionnée ou que son effort pour construire la paix sociale ne soit
pas louable en tant que tel, mais l'occurrence du génocide brise les repères
à partir desquels elle peut être conduite. Disposer d'un tort aussi terrible
requiert des critères qui placeraient l'humanité en situation déjugé et par
tie, donc en position autoréférentielle. Faut-il en inférer avec Jacques

23 «Dieu est concret, écrit aussi Lévinas, non par l'incarnation, mais par la Loi»
(Lévinas, 1995, «Aimer la Thora plus que Dieu», p. 192). Sur le thème de l'incarnation,
voir l'article de Lucien Richard (1988), duquel proviennent en grande partie nos remarques
sur cet aspect ponctuel.

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Liberté et justice chez Lévinas 603

Derrida que la «justice est une expérience de l'impossible» (Derrida,


1994, p. 38-40)?
La demande de justice fait ainsi face à l'incommensurabilité de la
cause et à l'impuissance de la loi. Le crime contre l'humanité empêche
la souffrance de déboucher sur un au-delà de l'être et, en conséquence,
fait obstruction à la transcendance du pardon. «La position des victimes
dans un monde en désordre, c'est-à-dire un monde où le bien n'arrive
pas à triompher, est souffrance» (Lévinas, 1995, «Aimer la Thora plus
que Dieu», p. 191). L'irréparable dans l'épreuve maintient donc éternel
lement le statut de la victime autant que l'accusation du victimaire.
Lévinas finit toutefois par ouvrir une porte d'où surgit la reconstruction
possible d'un principe de justice. De son point de vue, seule la victime a
le droit de disposer de l'outrage et sa vulnérabilité l'autorise à un juge
ment d'ailleurs interdit à tous ceux qui ne subirent pas l'affliction dans
leur chair. Elle porte le poids de l'humanité. Un stoïcisme lui donne une
responsabilité particulière: «Le péché commis contre l'homme, explique
Lévinas, ne peut être pardonné que par l'homme qui en a souffert»
(Lévinas, 1957d, p. 37).
La reconfiguration d'un système de sens autour de la victime comme
locuteur extrême dans la situation du génocide s'effectue, chez Lévinas,
à partir de trois axes de référence qui traversent sa pensée et rappellent
les catégories de la philosophie classique.
1) Une subjectivité privilégiée réapparaît avec la notion de victime;
l'hétéronomie de l'homme et l'altruisme de sa détermination laissent ici
toute la place à 1'«autonomie de l'offensé humain» (Lévinas, 1957d, p.
37)24. L'idée d'élection, de «peuple élu», correspond précisément au sta
tut spécial que confère, chez Lévinas, le malheur d'avoir traversé l'his
toire en victime. Autrement dit, le sujet n'a aucun droit, sauf celui qui vit
dans la douleur. À la rigueur, plus il souffre, plus il existe, plus il peut
devenir juste: «Le juste qui souffre ne vaut pas à cause de sa souffrance,
mais de sa justice qui défie la souffrance» (Lévinas, 1952b, p. 188). Le
pathos atteint ici son effectivité maximale; il investit le sublime en dis
tribuant les droits absolus que procure l'expérience du tourment.
2) Une objectivité de référence également surgit sous le langage de
l'ontologie. L'être est mort, suggère Lévinas, mais le judaïsme pourrait
le récupérer pour le réimplanter à Jérusalem et non plus à Athènes, dans

24 Lévinas écrit aussi: «Le juif est comptable et responsable de tout l'édifice de la
création» (Lévinas, 1995, «Pièces d'identité», p. 75).

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604 Gilbert Larochelle

la force de la révélation et non plus dans celle de la philosophie. Le


monde a de nouveau un intérêt et il suffirait de s'y abandonner d'une
manière encore plus suave que celle qui prévalut jusqu'à présent: «Le
judaïsme a la conscience d'avoir, de par sa permanence, une fonction
dans l'économie générale de l'Être et où personne ne peut le remplacer.
Il faut qu'il existe dans le monde quelqu'un d'aussi vieux que le monde»
(Lévinas, 1995, «La pensée juive aujourd'hui», p. 217). Circularité,
réflexivité et totalité: les catégories pourtant honnies se complètent ici
dans le solipsisme de la conscience où seule la victime — entendons le
juif — a accès à l'ontologie. Pourquoi les Indiens d'Amérique, affligées
depuis cinq cents ans par l'homme européen, n'auraient-ils pas un siège
au Panthéon de la victimologie? Que dire aussi des femmes, des noirs,
la liste est inépuisable?
3) Un devenir messianique lie le sujet à l'objet; il passe par le des
tin historique de l'État d'Israël, lequel «accomplit le retour d'une possi
bilité d'abnégation» (Lévinas, 1995, «De la montée du nihilisme au juif
charnel», p. 290). Le royaume des fins s'incarne donc à Jérusalem où la
raison d'État s'allie au sacré pour rassurer le Prince et Dieu en une seule
et même opération. «L'État d'Israël [...] sera religieux par l'acte même
qui l'impose comme État. Il sera religieux ou ne sera pas» (Lévinas,
1995, «État d'Israël et religion d'Israël», p. 283). La Thora deviendra, de
cette façon, le code d'obéissance et la garantie de la servilité du peuple.
Il donnera au pouvoir une légitimité millénaire, justifiera au besoin la
souffrance comme un destin exceptionnel et prêtera à la loi civile les attri
buts du mystère: le pouvoir se soustraira à toute éventuelle critique.
L'évocation d'une rédemption possible au terme de l'histoire mène
à la dénégation de la tragédie, cette forme hellénique par excellence. Si
la souffrance est omniprésente et riche d'une pédagogie glorieuse, sa
signification, dans le registre symbolique du judaïsme, porte un espoir
d'élévation au stade suprême de son parcours. À la différence d'Athènes,
Jérusalem n'aime pas les récits qui finissent mal. Œdipe, Antigone,
Phèdre n'ont pas des destins heureux: leur malheur, voire le sentiment
durable d'une impasse constitue plutôt ce que l'on retient de leur aven
ture. Par contre, dès lors que la révélation se fait libératrice, la justice
passe par le rachat, par l'annonce d'une compensation dans la transcen
dance, orgueil de l'héritage judaïque. L'insupportable cesse de coïncider
avec l'irrévocable par la grâce d'un Dieu vengeur. Pareille vision de
l'homme, anti-tragique et optimiste, témoigne d'une croyance en la néces
sité: la catastrophe sévit, mais un sens est caché derrière l'opacité des

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Liberté et justice chez Lévinas 605

choses. Tous les déterminismes se fondent sur l'intelligibilité finale du


monde. Et Lévinas, qui donne pourtant l'impression de s'accommoder
de l'ambiguïté, reprend le même principe pour l'adosser au non-humain.
Il balise les pistes où les énigmes se perdent dans une splendeur possible.
Cette forme d'anti-tragédie est la marque des systèmes philosophiques
de la modernité. Du christianisme au libéralisme, du marxisme au freu
disme, l'idée d'une éclaircie, d'une visibilité par la conscience morale et
par la raison fournit le déchiffrement de toutes les espérances.

Conclusion

La démarche éthique de Lévinas répond à l'ambition de destituer la


réflexivité caractéristique de la tradition logocentrique occidentale. Sa
justification se fonde sur un constat de nature anthropologique: l'homme
s'est d'abord perdu dans l'extériorité, puis détaché de la condition origi
nelle où sa dette envers l'ineffable fut contractée. Ainsi, dans cette his
toire dévoyée, écartée de sa nature première, le privilège de l'être a pris
la forme d'une tragédie, d'un effroi indescriptible. L'Holocauste offrit le
spectacle de cette déchéance. L'image de l'humanité s'engloutit dans les
marais de l'ontologie sans qu'une brèche vers la transcendance ne
s'ouvre. À ce règne du paganisme absolu, Lévinas oppose la force du
judaïsme et le potentiel de délivrance inhérent à son message. Il y voit
un moyen pour sortir de la circularité réflexive et pour redonner à l'of
fensé millénaire une place dans l'histoire. Sa philosophie épouse la cause
du faible et formule le principe de sa reconnaissance, de son assomption
vers une insigne dignité. Elle lui donne un statut privilégié dans la repré
sentation du sens. Toutefois, la victime, chez lui, veut s'approprier les ver
tus d'Athènes, mais vivre son expérience à Jérusalem. Après tout, Ulysse
a-t-il été incapable de se révéler à la hauteur d'une véritable expérience
de l'altérité et d'en retirer une pédagogie appropriée. Imbu de lui-même,
il devait être obnubilé par cette civilisation orgueilleuse où la réflexion
signifie toujours le retour à soi, où personne ne connaît les limites d'une
pensée repliée sur elle-même, où tous ont oublié qu'une autre conception
de l'humanité existe, là-bas, sur l'autre rive de la Méditerranée. À titre
de preuve: «Le chien qui reconnut Ulysse sous le déguisement à son
retour de l'Odyssée, était-il le parent du nôtre? Mais non! mais non! Là
bas, ce fut l'Ithaque et la patrie. Ici, ce fut nulle part. Dernier kantien de
l'Allemagne nazie, n'ayant pas le cerveau qu'il faut pour universaliser les

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606 Gilbert Larochelle

maximes de ses pulsions, il descendait des chiens d'Egypte. Et son aboie


ment — foi d'animal — naquit dans le silence de ses aïeux sur les bords
du Nil» (Lévinas, 1995, «Nom d'un chien ou le droit naturel», p. 202).

Département des sciences humaines Gilbert Larochelle.


Université du Québec à Chicoutimi
555, boulevard de l'Université
Chicoutimi, Québec G7H 2B1
Canada
gilar@videotron.ca

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Résumé. — L'interrogation philosophique de Lévinas se fonde sur le prin


cipe de l'indétermination de l'être et sur son impossible identité pour déboucher,
ensuite, sur une morale de l'Autre érigée en règle absolue. Ce double constat, à
la fois négatif et prescriptif, traverse toute l'œuvre du penseur de la sécularisa
tion du judaïsme. Cependant, si le monde échappe à toute tentative de saisie défi
nitive, comment peut-on se servir de Lévinas pour appréhender les manifestations
du mal parfait d'une part et, d'autre part, que devient l'effort d'une réflexion
visant ultimement à faire justice? Or, parce que l'incrimination présuppose une
imputabilité, la stabilité minimale d'une représentation de l'origine de la faute,
quelle possibilité ouvre l'entreprise de Lévinas pour mettre en perspective le
meurtre d'autrui, singulièrement l'Holocauste perpétré par le nazisme? Car, la
justice n'engage-t-elle pas une forte distribution des identités entre la victime et
le victimaire? Le but de ce propos est d'offrir une relecture de Difficile liberté
pour répondre à ce questionnement et pour montrer comment, à l'analyse, un
discours sur l'être resurgit implicitement dans la démarche théologique et philo
sophique du penseur par excellence de l'altérité. Il s'agit de fournir une contri
bution critique pour examiner la tension entre la liberté et la justice ou les
impasses de la distinction entre la métaphysique et l'ontologie.

Abstract. — Levinas' philosophical questioning is founded on the prin


ciple of the indeterminacy of Being and its impossible identity, in order to sub
sequently open onto a morality of the Other proposed as an absolute rule. This
double standard, at once negative and prescriptive, is apparent throughout the
work of the thinker on the secularisation of Judaism. However, if the world
escapes all attempts to grasp it definitively, how can one rely on Levinas to com
prehend the manifestations of perfect evil, on the one hand, and, on the other,
what becomes of the effort at reflection ultimately aiming to bring about justice?
Now because incrimination presupposes imputability, that is to say the minimum
stability of representation of the origin of the fault, what possibility does Levinas'

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Liberté et justice chez Lévinas 609

reflection offer for bringing into perspective the murder of others, particularly
the Holocaust? Does justice not imply strong identity between aggressor and v
tim? The aim of this paper is to undertake a new reading of Difficile liberte t
answer these questions and to demonstrate how, in the end, a discourse on Bei
re-emerges implicitly in the theological and philosophical approaches of the th
ker of alterity par excellence. The aim is to provide a critical contribution
order to unveil both the tension between liberty and justice and the dead en
inherent in the distinction between metaphysics and ontology.

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