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L'eschatologie ou la responsabilité du temps présent.

Sur le messianisme d'Emmanuel Levinas.

Par Lucie Doublet

in Game over ? Reconsidering eschatology, C.Chalamet, A. Dettwiler, M.


Mazocco, G. Waterlot (Eds), Berlin, De Guyter, 2017, pp. 149-160.

L'eschatologie, bien qu'étant discours sur la fin des temps, n'est pas sans
influence sur la manière dont nous percevons notre présent, et donc sur la manière
dont nous agissons dès aujourd'hui dans le monde. Elle est donc intimement liée à
un second discours : celui de l'éthique, qui prend pour objet nos actes et leur
légitimité. Or, ce lien est essentiellement problématique.
Kant, déjà, relève son ambiguïté dans la Religion dans les limites de la
simple raison. Le Salut représente une hypothèse moralement nécessaire.
Cependant, c'est aussi à partir de celle-ci qu' apparaît le risque d'une fausse religion.
En effet, selon Kant, il convient d'agir pour se rendre digne du Salut, mais non pour,
ou en vue de, celui-ci. Dans ce second cas, la perspective eschatologique maintient
notre intention dans l'égoïsme, quand bien même notre acte serait extérieurement
conforme à la loi morale. Elle ruine alors la possibilité même de toute action
véritablement morale.
Levinas, quant à lui, n'a pas de mots suffisamment sévères pour critiquer les
discours eschatologiques : « Le rêve messianique, et même le simple rêve de justice
où peut se complaire la niaiserie humaine, promet des réveils pénibles » 1 .
L'eschatologique est ici assimilé à l'utopique au sens péjoratif du terme, celui de
rêve, voire de chimère. Et la critique est facile : si l'on attend d'un futur hypothétique

1
Emmanuel LEVINAS, « Textes messianiques », in Difficile liberté, le Livre de poche, 2010, p
141.

1
qu'il nous apporte la justice, au lieu d’œuvrer pour la faire advenir ici et maintenant,
il y a de grandes chances que nous nous trouvions déçus.
Mais le différend est en réalité plus profond. Levinas cherche à penser
l'éthique comme responsabilité infinie, responsabilité de chacun à l'égard de tous,
qui s'imposerait chaque instant, entière et incessible. Il affirme de cette
responsabilité qu' « elle m’oblige comme irremplaçable et unique. Comme élu »2.
La responsabilité du Bien m'incombe entièrement, sans que je puisse m'en remettre
à un autre, un mieux placé, une institution, ni même à aucun Messie quel qu'il soit.
En ce sens, attendre le Messie, ce serait vouloir se décharger du poids de l'éthique.
Poids qui fait, certes, tout le pathétique de l'existence, mais aussi toute son humanité.
En effet, chez Levinas la subjectivité est de part en part constituée par cette
assignation à la responsabilité : « Être Moi signifie, dès lors, ne pas pouvoir se
dérober à la responsabilité, comme si tout l'édifice de la création reposait sur mes
épaules »3. Attendre d'un Messie qu'il me relève de ma responsabilité éthique, c'est
donc commettre non seulement une faute à l'égard des autres qui ont besoin de mon
aide urgemment, mais aussi une faute à l'égard de moi-même : c'est vivre en deçà
de ce que mon humanité exige.
Une telle conception de l'éthique semble alors incompatible avec toute
eschatologie messianique. C'est pourquoi la première partie de cet exposé
envisagera les réticences de Levinas à l'égard de certaines formes que peut prendre
cette dernière. Cependant, la pensée de Levinas est particulièrement intéressante en
ce qu'elle ne s'en tient pas non plus à cette stricte exclusion entre temps messianique
et temps de la responsabilité. Et Levinas affirme également : « On n'a encore rien
dit du Messie, si on se le représente comme une personne qui vient mettre
miraculeusement fin aux violences qui régissent ce monde, à l'injustice et aux
contradictions qui déchirent l'humanité »4. Que faut-il alors dire du Messie ? Dans
un second temps, il s'agira de se demander à quelles conditions le discours
eschatologique devient compatible avec, voire nécessaire à, l'inconditionnel de la

2
LEVINAS, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, p. 118.
3
LEVINAS, Humanisme de l'autre homme, Fontfroide Le haut, Fata Morgana, 1972, p 50.
4
« Textes messianiques », op. cit., p 95.

2
responsabilité.

Tout d'abord, Levinas renvoie dos à dos deux figures du messianisme : une
première qu'il qualifie d'« orthodoxe», ainsi que la conception sécularisée du
messianisme que développent les philosophies de l'histoire. Ces deux discours
génèrent deux types d'attentes, que sont la passivité et l'impatience. Or, elles ne
répondent ni l'une, ni l'autre, à l'infini de la responsabilité.

Le messianisme orthodoxe ou la passivité :

Le « messianisme orthodoxe » consiste à se représenter le Messie comme


une personne dont la venue, ou la revenue dans le monde ouvrira une nouvelle ère,
celle du Royaume, au sein duquel justice sera rendue. Levinas dénonce alors « la
stérile passivité de la piété dite orthodoxe qui prône un Messie miraculeux, mais
paralyse les efforts qu'exigent nos malheurs et notre indignité » 5 . En effet, en
projetant l'accomplissement de la justice dans un après l'histoire, dans un avenir
toujours indéterminé, ce genre de piété risque de relativiser l'exigence éthique. A
une responsabilité infinie, le présent s'impose comme une urgence et comme une
impossibilité de se dérober. Au contraire l’espérance eschatologique maintient
l'humanité dans l'attente d'une réalisation future, reportant toujours la difficile tâche
d’œuvrer pour l'absolu. En ce sens, Bruce Bégout6 distingue l' « eschatologie » de
la « téléologie ». Cette dernière accorde une valeur au présent, comme moment d'un
procès auxquels les vivants peuvent œuvrer depuis leur immanence. Au contraire,
l'eschatologie dénie toute signification à l'histoire, puisque son terme se produit
comme rupture du temps humain par un événement qui lui est radicalement étranger.
Sont en jeu deux conceptions de la temporalité. La responsabilité suppose
une continuité du temps : pour œuvrer à la justice et que cette œuvre ait un sens, il

5
Emmanuel LEVINAS, « Le sens de l'histoire », in Difficile Liberté, op. cit., p 340.
Bruce BEGOUT, « Eschatologie et téléologie », in Penser l'histoire, Éditions de l’Éclat, 2011.
6

3
faut que le temps de la justice ne soit pas coupé de mon présent. Or, c'est cette
coupure qu'introduit la distinction entre temps historique et temps messianique. La
justice n'étant pas en son pouvoir, l'humanité ne saurait que l'attendre, d'une attente
conçue comme passivité pure. A moins que cette passivité ne se double tout de
même de quelques efforts de justice. Cependant, ceux-ci ne peuvent qu'être très
relatifs, et davantage destinés à assurer la bonne conscience ou le salut individuel,
plutôt que le règne d'une justice universelle déclarée d'emblée hors d'atteinte. Et
Levinas de se moquer : « Rien de plus hypocrite que le prophétisme messianique
du bourgeois installé »7. A ce type d'attente et de piété, Levinas oppose la nécessité
de construire dès aujourd'hui un monde juste : « L'homme doit bâtir l'univers : on
bâtit l'univers par le travail et par l'étude. Tout le reste est distraction »8.
Cette première critique du messianisme est abordée par Levinas de manière
plus complexe dans une de ses lectures talmudiques. Le traité Synhedrin (99a) rend
compte des opinions contradictoires de deux rabbins à propos de la nature de temps
messianique ; celle du Rabbi Yochanan, d'abord : « Rabbi Chiya ben Abba a dit, au
nom de Rabbi Yochanan : « Tous les prophètes sans exception n'ont prophétisé que
pour l'époque messianique »9. Les promesses prophétiques sont de deux natures :
politique et sociale. Rabbi Yochanan affirme que le temps messianique verra
disparaître à la fois l'injustice et l'aliénation qu'introduisent dans le monde les
puissances politiques, et à la fois l'injustice sociale, l'inégalité des riches et des
pauvres, la domination des puissants sur les autres. Cependant, Schmouel n'est pas
du même avis : « Entre ce monde-ci et l'époque messianique, il n' y a d'autre
différence que la fin du « joug des nations » - de la violence et de l'oppression
politique » 10 . Pour Schmouel, l'époque messianique ne met pas fin à toutes les
injustices. Elle libère simplement du mal créé par la violence des États. Cela ne
garantit en rien l'humanité contre d'autres formes de mal telles que l'injustice sociale,
ou la domination des riches et des puissants. Son opinion s'appuie d'ailleurs sur un

7
« Textes messianiques », op. cit., p 148.
8
Emmanuel LEVINAS, « Judaïsme et révolution » in Du sacré au saint, Paris, Minuit, 1977, p
405.
9
« Textes messianiques », op. cit., p 97.
10
Ibid, p 98.

4
verset du Deutéronome (15 ;11) : « Le pauvre ne disparaîtra pas de la terre ». La
lecture que Levinas propose de ce passage consiste à réhabiliter l'opinion de
Schmouel qui peut sembler, de prime abord, surprenante. Levinas le concède lui-
même : « Schmouel annonce-t-il le paradis des capitalistes : plus de guerre, plus de
service militaire, plus d'antisémitisme ; mais on ne touche pas au compte en banque
et le problème social reste sans solution ? »11. Il y existerait une fatalité du mal
social, que même l'époque messianique ne lèverait pas. Évidemment, Levinas le
comprend d'une toute autre manière. Le Deutéronome dit aussi : « Qu'il n'y ait pas
de pauvres parmi vous » (15,4). Il faut alors entendre, dans le propos de Schmouel,
que le pauvre ne disparaîtra pas miraculeusement de la terre. Le mal social reste
définitivement à la charge des hommes. Il devient même cette charge qui fait de
nous des hommes : « Dès lors, la position de Schmouel prend toute sa force : pour
lui, la vie spirituelle, comme telle, reste inséparable de la solidarité économique
avec autrui – le donner est en quelque façon le mouvement originel de la vie
spirituelle ; l'aboutissement messianique ne saurait le supprimer » 12 . Or, s'il ne
saurait le supprimer, ce n'est pas que le Messie manque de pouvoir. C'est qu'un
monde dans lequel je n'aurais pas à me préoccuper de mon prochain serait un monde
moins parfait. Je suis tenu de pourvoir au besoin d'autrui, et le don fait partie de la
socialité par essence, par excellence même, non par nécessité.
Le problème du messianisme de Rabbi Yohanan, c'est qu'il fait de l'éthique
une attitude par défaut, en attente d'être relevée par une intervention miraculeuse.
Or, pour penser pleinement la responsabilité, il faut que le mal social reste à la
charge de l'homme. En ce sens, le temps messianique ne saurait être conçu comme
un temps où l'on n'aurait plus à se préoccuper de son prochain mais seulement de
sa vie spirituelle.

Le messianisme sécularisé ou l'impatience :

Un second type de messianisme semble alors davantage compatible avec

11
Ibid, p 99.
12
Ibid, p100.

5
l'exigence levinassienne. Il s'agit des messianismes développés au 19ième siècle
dans une version sécularisée : celle des philosophies de l'histoire, ou de ce que
Bégout nomme la « téléologie ». Ces pensées se caractérisent par une conception
particulière du temps : le temps historique serait un processus continu et orienté
vers une fin. Hegel en est la figure emblématique. Pour lui, l'histoire universelle est
un progrès qui mène les peuples, époque après époque, vers la réalisation pleine de
l'humanité. Ces conceptions introduisent deux variations par rapport au
messianisme originaire. D'abord, la venue du Messie perd son caractère de rupture
et d'imprévisibilité. Ensuite, la réalisation de l'absolu est immanente au temps de
l'histoire, elle s'effectue à travers les agents historiques, qui ne sont plus assignés à
la pure passivité.
Cependant, Levinas pointe un problème propre à ce second type de
messianisme. Si l'histoire est un processus orienté, alors tout ce qui a lieu prend
sens par cette orientation et se trouve d'une certaine manière justifié. L'histoire
englobe l'homme dans un processus qui le prive de sa singularité et de sa liberté :
« Les hommes s'y réduisent à des porteurs de forces qui les commandent à leur insu.
Les individus empruntent à cette totalité leur sens […] L'unicité de chaque présent
se sacrifie incessamment à un avenir appelé à en dégager le sens objectif. Car seul
13
le sens ultime compte » . Le présent n'est qu'une préfiguration de
l'accomplissement futur, il ne possède pas de valeur en soi. Là encore, on comprend
comment ce type de discours peut relativiser la responsabilité que nous avons à
l'égard de notre temps : le mal devient « mal nécessaire », étape vers un plus grand
bien. La justice n'est plus exigée absolument, mais seulement relativement à un
contexte historique, dans la forme et la mesure offertes par l'époque.
Par ailleurs, si ce type de messianisme s’accommode d'un certain mal, il
peut aussi en susciter un qui leur est propre : l'impatience. Et Levinas met ainsi en
garde contre le danger des utopies politiques dites « messianiques » qui prétendent
hâter une supposée fin de l'histoire : « en elles s'aliène la désalinéation elle-
même »14. La violence politique s'y trouve légitimée au nom de l'institution d'un

13
Emmanuel LEVINAS, préface à Totalité et infini, le Livre de Poche, 2000, p 6.
14
Humanisme de l'autre homme, p 87.

6
ordre juste. Or, non seulement on peut douter de la capacité de tout ordre humain à
incarner la Justice absolue ; mais, quand bien même ce serait le cas, aucune
universalité abstraite ne justifie le sacrifice des existences individuelles : « qu'une
politique et une administration guidées par l'idéal humaniste, maintiennent
l'exploitation de l'homme par l'homme et la guerre – ce sont là de singulières
inversions des projets raisonnables, disqualifiant la causalité humaine »15. On peut
lire en ce sens l'interprétation de Jérémie (30, 6) que Levinas rapporte dans une de
ses lectures talmudiques : « Dieu à la fin des temps porte les mains sur ses flancs,
comme s'il devait enfanter. Pourquoi porte-t-il les mains sur ses flancs ? Parce qu'au
moment messianique il faut qu'il sacrifie les méchants aux bons. Parce que dans
l'acte juste il y a encore une violence qui fait souffrir. Même lorsque l'acte est
raisonnable, lorsque l'acte est juste, il comporte une violence […] Celui qui est toute
virilité, ni femme, ni douceur, ni sensiblerie, ni Mater Dolorosa, ni tendre fils de
Dieu, hésite devant la violence fût-elle juste »16. A fortiori, l'homme lui-même ne
peut faire l'économie de cette hésitation, et l'impatience est, en soi, irresponsable.
Au contraire, l'éthique levinassienne exige que soit reconnue l'absurdité de
toute souffrance. Aucun discours ne saurait justifier le sacrifice de certains en lui
donnant un sens historique. C'est aussi, pour Levinas, une façon d'ancrer le
messianisme dans la modernité. En effet, les drames du vingtième siècle rendent
indécente l'idée même d'une orientation de l'histoire : « la disproportion entre la
souffrance et toute théodicée se montra à Auschwitz avec une clarté qui crève les
yeux »17. Force est de reconnaître que le jeu des forces et des intérêts dans le monde
ne tendent pas d'eux-même à s'auto-dépasser dans l'institution d'une paix juste. La
justice ne doit pas être pensée comme un aboutissement de l'histoire, elle suppose
au contraire son interruption.

Dans cette première partie, ont été envisagées successivement les critiques
levinassiennes à l'égard de deux formes de messianismes. Leur confrontation

15
Ibid.
16
« Textes messianiques », op. cit., p 125.
17
Emmanuel LEVINAS, « La souffrance inutile », in Entre nous, le Livre de Poche, 2007, p 107.

7
toutefois interroge : à la première figure du messianisme, celle du messianisme
orthodoxe, Levinas répond qu'il ne faut pas attendre la justice d'un au-delà de
l'histoire ; et à sa version sécularisée, il répond qu'il ne faut pas non plus l'attendre
du processus historique. Est-ce à dire qu'il ne faudrait pas attendre la justice du tout ?
Mais Levinas dit par ailleurs : « De la paix, il ne peut y avoir qu'eschatologie »18.
Alors, de deux choses l'une. On peut y voir l'expression d'un pessimisme radical :
de la paix il ne peut y avoir qu'eschatologie, or l'eschatologie est impossible, donc
la paix n'aura pas lieu. Cependant un tel pessimisme ruinerait tout autant la
possibilité de l'éthique que l'eschatologie elle-même : s'il n'existe rien d'autre que le
jeu des intérêts et des forces en conflit, alors la moralité est une duperie. Il n'y a qu'à
tirer son épingle du jeu, par tous les moyens possibles. Soit il faut parvenir à penser
que, tout en excluant certains types de messianisme, l'éthique en suppose pourtant
un autre.

Quel sens peut prendre le messianisme au sein d'une éthique de la


responsabilité inconditionnelle ? Pour Levinas, il se vit comme « patience »,
rapport singulier au temps qui se distingue à la fois de la passivité et de l'impatience.

Une eschatologie déshistoricisée

Levinas dit de l'eschatologie qu'elle « met en relation avec l'être, par-delà la


totalité ou l'histoire, et non pas avec l'être par-delà le passé et le présent […] Elle
est relation avec un surplus toujours extérieur à la totalité »19. L'eschatologie n'est
donc pas un discours sur la fin de l'histoire. Il porte sur son « au-delà » en un sens

18
Préface à Totalité et infini, op. cit., p 12.
19
Ibid, p 10.

8
non chronologique, ce que Levinas appelle un « surplus ». Ce surplus est toujours
« extérieur » à la totalité car il n'est pas voué à s'épuiser un jour dans sa coïncidence
avec le monde. Le temps messianique peut alors être qualifié d' u-chronie, par
analogie au terme d'u-topie, mais entendu en un sens strictement étymologique.
L'utopie c'est ce qui n'a pas de lieu, ou ce qui n'a pas lieu. Elle n'est pas en attente
d'un ici et d'un maintenant, à la manière dont une virtualité tend vers sa réalisation.
Il faut comprendre, au contraire, que la non-effectuation propre à l'utopie constitue
son essence même et non un défaut. L'utopie existe pleinement en tant que non-lieu.
C'est une puissance qui n'est pas en attente de l'acte, ou « une attente sans
attendu »20.
De même, le temps messianique n'est pas voué à succéder effectivement au
temps historique. Il constitue une dimension absolument hétérogène à l'histoire,
qui est toujours histoire de l'effectivité. Cependant, il lui est sans cesse co-présent.
C'est pourquoi on peut dire à la fois que le temps messianique n'est jamais présent
- au sens où il n'existe jamais sur le mode de l'ici et du maintenant - , mais aussi
qu'il est toujours déjà présent - au sens où il existe pleinement dans son ordre - :
« L'inactuel signifie, ici, l'autre de l'actuel, plutôt que son ignorance ou sa négation ;
l'autre de ce qu'on est convenu d'appeler, dans la haute tradition de l'Occident, être-
en-acte […] ; l'autre de l'être-en-acte mais aussi de sa cohorte de virtualités qui sont
des puissances ; […] l'autre de l'être en soi – l'intempestif qui interrompt la synthèse
des présents constituant le temps mémorable »21. C'est pourquoi on pourrait aller
jusqu'à dire, avec François-David Sebbah que « le différé du messie dans le
judaïsme est consubstantiel à la figure même du messie : un bon messie ne vient
pas, déçoit toujours déjà notre attente »22. Il convient alors de s'interroger sur la
fonction de cet inactuel : quel rôle l'autre de l'histoire peut-il jouer dans l'histoire ?
Si le temps messianique n'existe jamais sur le mode de l'actualité, il persiste,
ou plutôt il insiste en tant qu'exigence. Il fait que l'exigence de justice et de paix
n'est pas simplement oubliée ou recouverte par l'histoire qui pourtant ne cesse de la

20
Emmanuel LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1992, p 184.
21
Humanisme de l'autre homme, avant propos, Fontfroide Le haut, Fata Morgana, 1972, p 11.
22
François-David SEBBAH, Levinas, Paris, Les Belles lettres, 2000, p 177.

9
nier. Le temps messianique est un au-delà de l'histoire à partir duquel seulement
celle-ci peut-être jugée, et à partir duquel peut s'entendre l'exigence éthique : « La
liberté à l'égard de l'apparente logique des événements, la possibilité de les juger –
voilà l'éternité » 23 , « Pas de relativisme historique pour excuser l'homme ! » 24 .
L'éternité est une libération par rapport à la logique apparemment implacable des
événements. En effet, lorsque l'histoire est conçue comme une totalité auto-
suffisante, elle se clôt sur elle-même et se justifie de sa propre nécessité. Au
contraire, l'insistance du temps messianique ouvre la distance et le recul nécessaire
pour s'arracher aux soit-disant « nécessités » de l'époque, aux diktats de « l'air du
temps ». L'homme n'est plus simplement le jouet des événements, il en devient
acteur et, par là même, responsable. Ce laps, ou cette non coïncidence de l'être
historique avec son temps est donc aussi l'espace du devoir-être et de la
responsabilité : « L'eschatologique, en tant que l' « au-delà » de l'histoire arrache
les êtres à la juridiction de l'histoire et de l'avenir – il les suscite dans leur pleine
responsabilité et les y appelle »25.
L'exigence messianique n'est donc plus une exigence pour la fin, mais
exigence de chaque instant. Levinas interprète en ce sens un passage du Talmud :
sur le conseil du prophète Elie, Rabbi Yehochoua ben Lévy va interroger le messie
sur le jour de sa venue. Le prophète Elie lui a dit « Il se tient à la porte de Rome. Il
est là parmi des mendiants, tous couverts de plaies »26. Rabbi Yehochoua ben Lévy
s'y rend et reconnaît parmi eux le messie à un signe particulier : « Il y trouve une
véritable cour des miracles. Les corps de ces malheureux sont couverts de
pansements. Ils les enlèvent, se soignent et les remettent. On reconnaît parmi eux
le Messie sans peine. Pour se soigner, il n'ose pas enlever, comme les autres, tous
ses pansements à la fois : à tout moment il peut être appelé, la « venue du Messie »
peut se produire à tout instant. Aussi n'enlève-t-il pas tous ses pansements d'un seul
coup ; il soigne ses plaies l'une après l'autre et ne dénude pas la plaie suivante avant

23
Emmanuel LEVINAS, Hors-sujet, Fontfroide le Haut, Fata Morgana, 1987, p 93.
24
« Textes messianique », op. cit., p 127.
25
Préface à Totalité et infini, op. cit., p 7.
26
« Textes messianiques », op. cit., p 113.

10
d'avoir pansé la précédente. Il ne faut pas que son arrivée soit retardée de toute la
longueur de l'acte médical »27.
La venue du Messie est donc une possibilité permanente. C'est pourquoi
Levinas préfère le terme de « diachronie » à celui d'u-chronie pour qualifier le
temps messianique. Le dia-chronique c'est ce qui passe à travers le temps, ce qui le
traverse, coupe sa durée et la scande, à chaque instant. Or cette discontinuité du
temps constitue la possibilité même de l'action et de l'événement : l'histoire ne
déroule pas son cours de manière inéluctable, le présent n'est pas contenu
entièrement dans le passé et chaque instant ouvre un espace à partir duquel le
Messie peut advenir comme du nouveau dans le monde : « Le Messie est prêt à
venir aujourd'hui même. Mais tout dépend de l'action des hommes » 28 . A tout
moment, l'homme a la capacité de rompre le cours des choses et de répondre, contre
toute raison, tout calcul et tout intérêt, à l'appel de ceux qui sollicitent sa
responsabilité. Un tel acte, qui manifeste la bonté dans le monde, est messianique.
Et Levinas affirme ainsi : « le Messie c'est le juste qui souffre, qui a pris sur lui la
souffrance des autres. Qui prend en fin de compte sur soi la souffrance des autres,
sinon l'être qui dit « Moi » ? Le fait de ne pas se dérober à la charge qu'impose la
souffrance des autres définit l'ipséité même. Toutes les personnes sont Messie […].
Le Messianisme ce n'est donc pas la certitude de la venue d'un homme qui arrête
l'histoire. C'est mon pouvoir de supporter la souffrance de tous. C'est l'instant où je
reconnais ce pouvoir et ma responsabilité universelle »29. Levinas perçoit alors la
trace du temps messianique dans les actes qui témoignent d'une telle reconnaissance.
Ce sont ceux, par exemple, que rapporte le personnage d'Ikonnikov dans le roman
de Vassili Grossman Vie et destin. Au cœur de la violence stalinienne il distingue
ce « surplus » qui résiste toujours à la violence du contexte : « C'est la bonté d'une
vieille qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe,
c'est la bonté d'un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la
jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d'un paysan qui cache dans sa grange

27
Ibid.
28
Ibid, p114.
29
Ibid, p 139.

11
un vieillard juif […] Cette bonté privée d'un individu à l'égard d'un autre individu
est une bonté sans témoin, une petite bonté sans idéologie »30.
Reste à savoir ce que l'on peut espérer d'un tel messianisme. La bonté
individuelle est-elle suffisante pour faire advenir dans le monde un ordre
universellement juste ? Ce n'est pas exactement en ce sens que l'entend Levinas.
Pour mieux le comprendre, il convient de se pencher sur les moments historiques
dans lesquels il aperçoit une dimension messianique.

La patience

En effet, le messianisme s'incarne dans les actes individuels de bonté, mais


parfois également dans des mouvements collectifs. Il fait alors ponctuellement
irruption sur la scène de l'histoire. Levinas qualifie ces moments de « jeunesse ».
L'histoire est jeune quand elle recommence, parce qu'elle fait soudain place à la
force de l'inspiration messianique : « jeunesse qui est rupture du contexte, parole
qui tranche, parole nietzschéenne, parole prophétique, sans statut dans l'être, mais
sans arbitraire, car issue de la sincérité, c'est-à-dire de la responsabilité même pour
autrui »31. Levinas dit par exemple de Mai 68: « Dans la fulgurance de quelques
instants privilégiés – vite éteints par un langage aussi conformiste et aussi bavard
que celui qu'il allait remplacer – la jeunesse a consisté à contester un monde depuis
longtemps dénoncé »32. De même, il distingue dans la révolution léniniste : « une
ère messianique qui s'est entrouverte et qui s'est fermée »33. On voit dans ces deux
événements, et dans la manière dont Levinas les analyse, que le propre de la
jeunesse est de ne pas durer, de ne pas s'inscrire dans le temps. Il s'agit de sursauts
de la responsabilité qui s'épuisent à vouloir se constituer en ordre historique. De là,
il ne faut pas conclure que ces deux événements ont été manqués. Mais au contraire
que l'absolu ne s'installe jamais dans l'histoire, sous peine d'y perdre son caractère

30
Vassili GROSSMAN, Vie et destin, Paris, Presse Pocket, 1984, p 383.
31
Humanisme de l'autre homme, op. cit., p 100.
32
Ibid, p 101.
33
« Entretiens avec François Poirier », in François POIRIER, Emmanuel Levinas. Essai et
entretiens, Paris, Babel, 1996, p 69.

12
d'absolu justement. L'absolu prétendant ériger un ordre dans le monde ne peut être
qu'un absolu dévoyé. C'est le sens que l'on peut d'ailleurs donner aux totalitarismes
que d'être des constructions socio-politiques prétendant réaliser l'absolu dans
l'histoire. La jeunesse n'est jeune qu'en tant qu'interruption, irruption éphémère dont
l'exigence persiste par son définitif inachèvement : « Hâter la fin est un danger
majeur dont le Talmud entrevoit la perfide tentation […] Sachons garder distance,
dans nos engagements indispensables, en face de ce qui se présente, s'impose, nous
presse comme un glorieux aboutissement. Ce n'est pas « arrivé » ! Patience ! »34.
Pour finir, il convient donc de préciser la signification de cette « patience »,
qui est la forme levinassienne de l'attente messianique, de cette « attente sans
attendu ». Là encore, cette notion ne doit pas se comprendre à partir d'une
perspective temporelle. Dans la patience, il ne s'agit pas d'attendre, ni même
d'espérer, ce qui devra arriver un jour. La patience levinassienne a bien plus à voir
avec son étymologie : le patior qui signifie souffrir, endurer. Il s'agit d'endurer
l'imperfection et l'inachèvement du monde. Cette souffrance est celle que produit la
tension entre deux propositions : d'une part, on ne vit jamais l'absolu sur le mode
de l'actuel, mais d'autre part, l'infini de la responsabilité est sans cesse d'actualité.
Être patient signifie alors accepter d'être traversé par une exigence envers laquelle
nous ne sommes jamais quittes : « Le sujet n'est donc jamais activité pure, le sujet
se met toujours en question ; le sujet ne se possède pas d'une façon inaliénable et
reposante. On lui demande toujours davantage. Plus il est juste et plus sévèrement
il est jugé »35. Il s'agit de se tenir dans l'inconfort, entre deux écueils. D'un côté,
celui de se sentir acquitté par une œuvre, quelle qu'elle soit ; de l'autre, celui de
renoncer à l'infinité de l'exigence sous prétexte qu'elle nous dépasse. La bonté
échoue à changer l'ordre du monde, et pourtant elle doit être, comme témoignage et
vie de cette possibilité autre.
D'où le caractère, non pas pessimiste, mais sans illusion du messianisme
levinassien : « Entrons-nous dans un moment de l'histoire où le bien doit être aimé
sans promesse ? C'est peut-être la fin de toute prédication. Serions-nous à la veille

34
Emmanuel LEVINAS, « Judaïsme et temps présent », in Difficile liberté, op. cit., p 317.
35
« Textes messianiques », op. cit., p 123.

13
d'une nouvelle forme de foi, une foi sans triomphe, comme si la seule valeur
incontestable était la sainteté, quand le seul droit à la récompense serait celui de ne
pas l'attendre ? La première et la dernière manifestation de Dieu seraient d'être sans
promesse »36.

36
Emmanuel LEVINAS, Altérité et transcendance, Fontfroide Le Haut, Fata Morgana, 1995, p 118.

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