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Le messianisme comme utopie réaliste : défi ou dilemne maïmonidien ?

Figure centrale de la pensée juive, Maïmonide ne cesse de hanter l'homme juif, d'intriguer le philosophe,
d'interpeller tout un chacun, se faisant chaque fois plus actuel, stimulant ou irritant selon les cas. Serait-il,
d'une part, le paradigme du judaïsme dans sa pluralité déroutante et d'autre part et contradictoirement, dans
sa cohésion et son unité, aussi permanente que relative ?

Homme à plusieurs facettes, exhibant mainte coupure, mais proposant également mainte suture, ce géant du
judaïsme - dont les idées ont largement débordé le cadre juif, branché qu'il était et en osmose avec la pensée
grecque, l'Islam et, dans une moindre mesure sans doute la chrétienté - ce penseur tous azimuths a exercé
une emprise aussi forte qu'ambiguë sur les communautés juives à travers l'histoire. On l'admirait, on le
respectait (il a été et reste une autorité en matière de législation et de jurisprudence halakhiques) tout en
redoutant ses audaces et ses affinités avec la philosophie profane, toutes choses qui de lui autant un phare
spirituel qu'un foyer de quasi-subversion théologique.

La controverse autour de sa pensée, sous sa forme aiguë, a occupé plus d'un siècle et s'est poursuivie
souterrainement jusqu'à nos jours. Avec Maïmonide s'ouvre au sein du judaïsme cette déchirure que
constitue l'antinomie : Foi vs. Raison, qui a mis fin à une certaine dimensionalité (toute relative du reste) de
la pensée juive, créant ainsi deux confrontations : celles des sources juives face aux sources non-juives et
celle des références à la vérité révélée face à la réalité historique, confrontations corrélatives et découlant
toutes deux de l'intrusion d'idées étrangères, telles celles de " rationalité ", " nature ", " histoire ", " causalité
", etc., dans l'espace judaïque.

Bien que controversé ça et là, parfois contesté et mis partiellement au ban, il n'en a pas moins mérité le titre
de Aquila Synagoga et la prestigieuse comparaison avec Moïse (" de Moïse à Moïse, il n'y eut pas d'égal à
Moïse "). C'est surtout en tant que codificateur systématique de la Loi avec Moïse, donc en tant que
conservateur de la Foi juive étayée par une praxis orthodoxe et méticuleuse, qu'il s'est taillé une place au sein
du judaïsme et non comme philosophe aristotélicien ou réformateur rationaliste ou rationalisant.

Pourquoi le messianisme ?
Deux raisons ont présidé au choix du messianisme dans le cadre de ce colloque consacré à la relation entre la
foi et la raison chez les trois penseurs médiévistes (Averroès, Maïmonide, saint-Thomas) qui, chacun dans
son milieu confessionnel et à sa manière, a tenté d'intégrer la pensée d'Aristote à son propre monothéisme :

1. Le thème du Messie semble refléter assez éloquemment la complexité, voire la dichotomie, de la pensée
maïmonidienne et illustrer exemplairement l'acrobatie rhétorique (et autre) du philosophe-théologien-
législateur, c'est-à-dire la façon magistrale dont il gère les contradictions inhérentes à un sujet aussi
fondamental pour le judaïsme que celui de la rédemption messianique.

2. Le messianisme est toujours à l'ordre du jour en Israël et dans certains cercles mystiques juifs de la
Diaspora.
Ressenti au premier abord comme un défi, parce que dépassant apparemment la dichotomie foi/raison, ou
utopie/réalisme, ou révélation/nature, le traitement du thème messianique par Maïmonide s'avère, àl'examen
des textes appropriés, être plutôt un dilemne, oscillant entre une contradiction évidente et unesynthèse
passablement instable sinon franchement impossible. On est, dès lors, en droit de se demandercomment une
aporie (tel était le terme qui figurait dans sa première esquisse du colloque) peut devenir filiation (titre
définitif). Si filiation il y a, dans quel sens va-t-elle ? Qui est fils et qui est père ? C'est unetension que nous
avons là, tension qui, dans le cas de Maïmonide et malgré ses efforts, est loin d'être résolue.

La thématique messianique est abondamment présente dans l'oeuvre de Maïmonide et, de manière explicite
et détaillée, dans les ouvrages suivants :

- Le Guide des Égarés (divers passages),

- Le commentaire de la Mishnah (dans l'introduction au chapitre " Helek ")

- Misneh Torah (Lois " royales " et autres passages),

- Épître au Yémen,

- Article sur la Résurrection.

Le Messie vu par Maïmonide


La conception messianique de Maïmonide est diversement interprétée par les spécialistes en Israël et hors
d'Israël (I. Tversky, S. Pinès, Y. Leibovitz, D. Hartman, A. Funkenstein, Aviezer Ravitzky et d'autres), en se
fondant sur les différents écrits et passages où le thème est évoqué, traité, discuté par Maïmonide avec, plus
d'une fois, des écarts qui frôlent l'antinomie.

Pour voir un peu plus clair dans cet imbroglio, je ferai surtout référence à l'étude la plus récente parue sur ce
sujet. Il s'agit de l'ouvrage d'Aviezer Ravitzky, intitulé Al Daat ha-Makom (en hébreu)1 qui, tenant compte
des avis des autres chercheurs et leur opposant ses propres objections, tente de faire le point sur la question.

Selon Ravitzky, Maïmonide exhibe un modèle à trois étages :

- le niveau national (les " temps messianiques ", en hébreu : " yemot ha-mashiah ") qui concerne en premier
lieu le salut du peuple juif, c'est-à-dire explicitement la restauration de sa souveraineté politique dans sa
patrie. C'est la dimension politico-historique. Dans cette perspective, le vrai Messie se reconnaîtra à ceci
qu'il réalisera effectivement cet objectif réaliste, terrestre : libérer les Juifs de l'exil et du joug étranger. C'est
d'ailleurs la raison, selon Maïmonide, pour laquelle Jésus ne saurait être considéré comme le vrai Messie,
étant donné qu'il n'a pas mis fin à l'exil du peuple de Dieu. (Autre raison de la non-messianité de Jésus,
avancée par Hartman, Funkenstein et d'autres, c'est que lui et/ou ses disciples ont osé attenter à l'intégralité et
à l'immutabilité de la Torah).

- le niveau universel (la " fin des temps ", en hébreu : " aharith ha-yamin "), c'est-à-dire la rédemption de
l'homme, le salut des nations qui interviendra comme le corollaire, la conséquence pour ainsi dire naturelle,
du stade précédent. C'est la perspective utopique, la réalisation de la Promesse messianique au sens large de
ce terme.

- le niveau individuel (le " monde à venir ", en hébreu : " olam haba ") en tant que but vers lequel doivent
mener les " temps messianiques " et le stade suivant (" la fin des temps "). Ce serait l'objectif ultime de tout
le processus messianique qui doit assurer la primauté de l'esprit, l'éternité de l'âme, la contemplation de
Dieu. C'est là la véritable rédemption spirituelle à laquelle Ravitzky propose d'appliquer la désignation de "
gan-eden " (Eden, Paradis).

Trois niveaux donc, ou étapes, de la rédemption : salut national (du peuple d'Israël), salut universel (des
nations), rédemption spirituelle (de chaque individu). Cette analyse, véritable tour de force pour se frayer un
chemin dans la forêt maïmonidienne touffue de catégories bibliques, talmudiques, grecques ou arabes, etc.,
met en lumière les traits suivants :

1. Le messianisme a une double face : il vise aussi bien la libération collective hic et hunc que la perfection
spirituelle qui adviendra seulement à l'ère messianique.

2. La tendance générale de Maïmonide est d'inscrire l'évolution vers les temps messianiques dans un
processus historique réaliste et continu. Il est, en effet, persuadé qu'un cadre politique rationnel est seul en
mesure d'assurer le salut, le bien-être de l'homme et de la société. Ravitzky cite à ce propos Philon
d'Alexandrie qui déjà avait avancé que le salut politique d'Israël entraînera ipso facto le salut des nations.

3. L'argumentation de Ravitzky tente de concilier les lois messianiques de Maïmonide et ses conceptions
philosophiques, en faisant découler la foi messianique (un des articles de foi fondamentaux du judaïsme que
Maïmonide a fait siennes) non pas de ses convictions philosophiques (lois de la nature, rationalité, etc.) mais
de sa fidélité profonde, inébranlable, axiomatique, aux sources juives. Quant aux contenus messianiques
(éthique, valeurs, etc.), ils nous sont présentés comme conformes aux positions intellectuelles de Maïmonide.

Ce modèle messianique, tel qu'il a été décrit par Ravitzky, souligne, au passage, l'importance de la
distinction, mais non moins de l'interdépendance, du facteur corps (le terme hébraïque " tikun ha-guf " =
bien-être et sécurité physique) et du facteur esprit (le terme hébraïque " tikun ha-nefesh " = perfectionnement
de l'âme) au niveau individuel aussi bien qu'au niveau collectif : la gestion optimum de l'État et le bien-être
de ses citoyens (corps collectif) est la condition première et sine qua non pour arriver au stade du
perfectionnement harmonieux de l'âme collective.

La relation entre les deux facteurs : physique-politique et intellectuel-spirituel serait une circulation à double
sens. Les hommes libérés du joug oppressif et vivant en paix, peuvent alors s'adonner à l'étude, accéder à la
connaissance de la vérité et atteindre la contemplation de Dieu. Mais dans l'autre sens aussi, la perfection
spirituelle peut favoriser la sécurité et le bonheur du genre humain.

Étant le dernier dans la chaîne des commentateurs de Maïmonide et particulièrement de sa conception du


messianisme, A. Ravitzky doit affronter les prises de position des autres penseurs et chercheurs qui l'ont
précédé. C'est ainsi qu'il reproche à David Hartman de s'être apesanti sur le modèle politique-historique,
négligeant l'autre pan, celui de la rédemption spirituelle de l'homme : la vision messianique de Maïmonide
offre, en effet, une solution totale, ne fût-ce que comme mission infinie, horizon indéfiniment reculé, mais à
signification normative néanmoins (c'est le sens de l'expression maïmonidienne typique qui revient souvent :
" kefi koah ha-adam " = selon les capacités de l'homme).

A Leibovitz qui minimise sinon abolit l'importance de l'idée messianique elle-même chez Maïmonide,
Ravitzky objecte que, pour ce dernier, ce n'est pas l'idée qui est au centre de ses préoccupations, mais les
détails (le mot hébreu est " dikdukim "), c'est-à-dire les événements réels. Ravitzky affirme (et il n'est pas le
seul) que Maïmonide refuse les phénomènes anti-naturels et que les visions messianiques des prophètes
(loup et agneau ensemble par exemple) sont à prendre au sens allégorique.

Repoussant l'idée de Gershon Sholem selon laquelle Maïmonide nous présente une conception messianique "
restauratrice " (restauration d'un passé idéalisé selon la formule hébraïque traditionnelle : " hadesh yaménou
kekédem "), en opposition avec une conception messianique utopique visant à créer une réalité nouvelle,
inédite, Ravitzky soutient que s'il est vrai que la vision de Maïmonide fait référence au passé, elle n'en est
pas pour autant la copie de ce qui a été, mais plutôt de ce qui aurait pu être. Il y aurait dans la pensée de
Maïmonide deux niveaux : le symbolique (retour aux temps paradisiaques, au premier Homme d'avant le
péché originel qui serait la norme) et le pratique (concernant les stades réels, les progrès et avancées vers
une réalité souhaitable, souhaitée).

Cette façon de voir se fonde d'ailleurs aussi bien sur l'interprétation traditionnelle d'un Isaac Abravanel que
sur l'opinion de spécialistes contemporains comme I. Tversky, à savoir : dans l'oeuvre de Maïmonide et tout
particulièrement dans son code Mishneh Torah, on trouverait les deux éléments : restauratif et utopique, la
rédemption devant se faire en deux temps :

- l'ère messianique qui verra la restauration nationale, le rassemblement des exilés, la reconstruction du
Temple etc.,

- le monde de la résurrection qui verra le miracle de la résurrection des morts et le règne de la paix et de la
sagesse.

Réalisme et utopie
La désignation du messianisme selon Maïmonide comme " utopie réaliste ", je la dois à Amos Funkenstein
qui s'en explique dans son ouvrage Maïmonide : Nature, histoire et messianisme2, traduit de l'hébreu et basé
sur une série de cours radiodiffusés sous l'égide de l'Université de Tel-Aviv et de la chaîne-radio de Tsahal.

Ce qui frappe dans la présentation d'A. Funkenstein, outre sa clarté (il s'agit d'une " vulgarisation " au sens
noble du terme), c'est sa tentative de dégager les différents types de messianismes selon l'axe
utopique/réaliste et l'axe passif/actif, sa conclusion étant que la thèse maïmonidienne, avec ses variantes et
ses contradictions, vise à un type de messianisme, apparemment impossible, qui soit à la fois réaliste et actif.
Pour se faire, il établit, entre autres, une distinction entre les vrais miracles relevant du surnaturel, donc
inexplicables rationnellement et auxquels il faut croire même si on ne les comprend pas (ils sont d'ailleurs
relativement rares) et les autres, qu'il appelle les " miracles de la catégorie du possible " et qui seraient les
vrais moteurs de l'histoire. Ils émanent de ce que Maïmonide appelle la " ruse divine " (en hébreu :
" ormat ha shem outvounato ", littéralement : la ruse et la raison de Dieu). La " ruse " réside en ceci que
Dieu " exploite " la contingence du réel pour diriger le cours de l'histoire, non pas contre la nature et ses lois,
mais dans le cadre de celles-ci en vue de changer la réalité concrète. A cette catégorie appartient le
phénomène messianique.

Mieux encore : l'histoire de la pensée occidentale moderne pourrait être décrite comme le compromis entre
l'utopie et le réalisme, de sorte que la société utopique apparaît comme découlant nécessairement de
l'Histoire (cf. la thèse marxiste par exemple). L'utopiste moderne se présente comme le vrai réaliste. Il aura
été précédé, toujours selon l'interprétation de Funkenstein, par Maïmonide qui décrit l'ère messianique en
tant que société idéale, découlant de processus historiques et notamment de la manière dont l'histoire aspire
à la monothéisation du monde. Dieu dirigerait l'Histoire vers la monothéisation de l'humanité, et cela
indirectement cependant, c'est-à-dire en utilisant les forces historiques et les lois naturelles : c'est cela la "
ruse de Dieu " (préfigurant, d'après Funkenstein, la " ruse de la raison " de Hegel). Maïmonide aura été
l'exemple médiéval, et le premier exemple dans l'histoire, de ce compromis entre utopie et réalisme.

Actualité du messianisme
Israël, pays des prophètes (vrais ou faux) est aussi le pays où le Messie, le vrai, est censé se manifester,
décliner son identité, ses titres de créance et entreprendre sa tâche de rédemption du peuple juif d'abord, de
l'Humanité tout entière ensuite.

L'imminence de l'échéance messianique hante, ces derniers temps, les esprits de certains milieux en Israël et
en Diaspora. Ce n'est pas la première fois que, malgré l'interdiction formelle de " forcer ", d'accélérer la
venue du Messie, on calcule, on suppute, on scrute les signes avant-coureurs des Temps Futurs. Cette fois-ci,
cependant, le phénomène d'auto-suggestion collective a atteint des proportions exceptionnelles, prometteuses
pour certains, cocasses voire inquiétantes pour d'autres. Ainsi la question du Messie se trouve actualisée,
nous donnant à voir toute la problématique messianique et nous offrant, peut-être, l'occasion de mettre à
l'épreuve les thèses maïmonidiennes à cet égard : quelle est la part de " raison " dans ses croyances et
convictions religieuses et quelle est la part de " foi " dans son supposé rationalisme aristotélicien ?

Et, tout d'abord, comment se manifeste cette propension plus ou moins spontanée d'une partie croissante des
Juifs d'Israël et de la Diaspora ? Il y a quelque temps déjà et parallèlement au phénomène de " retour " à la
religion, la devise " le Messie maintenant " sur le modèle de " la Paix maintenant " a commencé à se faire
voir et entendre. La crise et la guerre du Golfe et d'autres bouleversements politiques et militaires en
différents points du globe, sans parler des dangers nucléaires et autres qui pèsent sur la planète, sont
interprétés comme des signes précurseurs de la venue du Sauveur. Celle-ci, selon la tradition, sera précédée
de cataclysmes et de souffrances désignés comme les " douleurs d'enfantement " du Messie. L'apogée de
cette attente, suscitée et orchestrée surtout par la secte hassidique de Habad (Lubavitch), sur une grande
échelle et à l'américaine, avec les procédés médiatiques les plus modernes, se situait comme par hasard le
jour même du 90e anniversaire du grand et vénéré maître de ce mouvement, le très mystique et très
médiatique Rabbin Schneerson de Broocklyn. Des dizaines de milliers de disciples de ce dernier aux États-
Unis, en Israël, en France et en d'autres points du globe (et jusqu'au lointain Népal) ont attendu jour après
jour, heure après heure, la date fatidique. Le jour " J " est passé, le Messie n'est pas venu. Mais l'espoir
demeure, l'attente continue...

Ce qui nous intéresse dans ce phénomène, au-delà de l'anecdote, c'est l'intensité et la pérennité de l'espoir
messianique que rien ne réussit à éroder, pas même la rationalité d'un Maïmonide. Les chefs spirituels des
sectes piétistes sont des mystiques aussi loin du rationnel et du réalisme que le ciel de la terre. Ils vivent dans
l'idée du surnaturel, aspirent à l'extase et l'atteignent souvent, niant la réalité politique et sociale et attendant
l'apparition miraculeuse du Messie. Et pourtant - là est le paradoxe - ils se réfèrent à Maïmonide le "
rationnel " par excellence, trouvant dans ses écrits de quoi nourrir leur espoir de la Fin des Temps.
Paradoxalement donc, la conception " réaliste " du Messie avancée par Maïmonide est mise à profit par ces
rêveurs peu réalistes pour promouvoir leur prétention que le Sauveur n'est autre que leur maître spirituel,
puisque Maïmonide a écrit explicitement que le Messie sera un homme en chair et en os. L'autre idée
maïmonidienne selon laquelle l'avènement de l'ère messianique aura lieu conformément aux lois de la nature
et de l'histoire et non par le truchement d'actes miraculeux et surnaturels, cette idée, occultée, ne semble pas
le moins du monde les gêner. L'ambiguïté est intégrée par une sorte d'acrobatie intellectuelle et spirituelle.

C'est donc dans l'ambivalence même de l'idée messianique (tout particulièrement dans sa version
maïmonidienne), dans la complexité et les contradictions des différentes théories sur le messianisme, que
chacun trouve matière et appui pour entretenir, étayer, attiser, les espoirs millénaires d'une rédemption dont
on pouvait comprendre la nécessité et l'urgence avant la création d'un état juif, mais dont on est en droit de
s'étonner aujourd'hui, si tant est que l'aspiration messianique était avant tout une réponse à la détresse du
peuple en exil et à la merci de l'arbitraire et de la tyrannie.

L'Épître au Yémen
Parmi les oeuvres de Maïmonide où le thème messianique est traité ou évoqué de manière substantielle, il en
est une qui occupe une place à part : l'Épître au Yémen, un des quelques écrits circonstanciels destinés à
répondre à un besoin précis lié à un problème contemporain en un lieu déterminé, en l'occurence la situation
dramatique des Juifs au Yémen pendant les années 70 du 12e siècle, persécutés par le régime chiite et
confrontés à l'apparition d'un candidat-messie.
Le caractère exceptionnel de cette épître provient non seulement du fait que le thème du messianisme y est
traité plus abondamment qu'ailleurs, mais aussi et surtout de l'écart idéologique et théologique qu'elle
présente avec les autres textes traitant du même thème. Ici, en effet, il est question de miracles, deRévélation
sinaïtique, d'intervention surnaturelle, de signes apocalyptiques, etc.

Tout se passe comme si, face au danger (l'apostasie ou la mort) qu'encouraient les Juifs yéménites et qui a
donné lieu à la requête désespérée du rabbin de cette communauté, Rabbi Yaacob Al Fayoumi, Maïmonide,
conscient de ses responsabilités de leader et de guide spirituel incontesté, laissait de côté ses convictions de
philosophe aristotélicien et ses préoccupations de législateur rationnel, songeant avant tout à encourager,
relever le moral, exalter la foi et l'espoir. Il fallait dans une telle situation d'urgence agir en éducateur vigilant
et efficace afin de soustraire une communauté au désespoir en même temps qu'à la tentation de suivre un
prétendu sauveur.

Ayant ainsi une visée pédagogique, l'auteur de l'´Êpître adopte un discours édifiant, émotif, voire excessif, et
un ton polémique, passionné - ce qui est tout à fait inhabituel chez Maïmonide. Le portrait qu'il fait du
Messie exigeant de lui des qualités supra-humaines y compris la capacité de réaliser des miracles (ce qui est
contraire aux affirmations de Maïmonide à ce sujet dans ses autres écrits) est destiné à détruire la prétention
du faux messie, mais il fallait en même temps préserver la foi et la pratique des fidèles. C'est moins un
philosophe qui parle qu'un prédicateur, un maître spirituel. Pour cela, tous les moyens sont bons : l'homélie
est au rendez-vous, l'interprétation des textes sacrés appropriés (Isaïe, Daniel surtout) est on ne peut plus
traditionnelle, conformiste, maniant l'allégorie et même la méthode numérique de l'alphabet (pour prévoir
l'échéance messianique) sans compter le recours pléthorique aux citations bibliques et talmudiques3.
L'argument suprême dans l'argumentation n'est plus la raison, mais les Écritures. Les événements, dans ce
cas les souffrances des Juifs au Yémen, sont présentés comme étant l'expression de la volonté divine et
comme épreuve expiatoire dont la compensation aura lieu ici-bas et dans l'au-delà.

Qu'on est loin des conceptions maïmonidiennes sur l'histoire, sur les réalités politiques et autres et sur le
messianisme en tant qu'événement réaliste !

Au demeurant, l'assistance de Maïmonide aux Juifs du Yémen ne s'est pas limitée à les exhorter
platoniquement à garder foi et confiance : il est intervenu effectivement auprès des autorités de ce pays pour
alléger leur sort. Leur gratitude et leur vénération pour Maïmonide jusqu'à ce jour, on les trouve concrétisées
par l'inclusion dans le texte le plus important de la liturgie juive, le " kaddish ", du nom de Maïmonide à côté
du nom de Dieu.

La plupart des commentateurs de Maïmonide s'accordent à penser que l'Épître au Yémen est comme une
ombre au tableau de l'oeuvre maïmonidienne, en ce qu'elle met l'accent, outrancièrement, sur la dimension
irrationnelle de la foi et de l'obéissance aveugle à la lettre des Écritures, au détriment de la rationalité, du
sens de l'Histoire et des réalités politiques. Leur insistance sur le caractère exceptionnel, circonstanciel et
didactique, de l'Épître, laisse transparaître leur malaise et leur souci d'excuser, pour ainsi dire, son auteur
d'avoir, par nécessité louable certes, commis une sorte d'entorse à sa propre pensée, mettant une sourdine à
ses convictions intellectuelles les plus profondes.

Ne pourrait-on pas plutôt avancer que l'image très généralement répandue d'un Maïmonide rationaliste à tout
crin a quelque chose d'excessif ? Notre philosophe, certes influencé par la pensée grecque et les théologies
arabes, avait peut-être besoin de ce gauchissement, de ce correctif, pour livrer sa personnalité dans toutes ses
dimensions et ses contradictions, pour décliner son identité juive dans sa totalité.

La complexité de l'homme, du Juif et du philosophe, les tensions intellectuelles et spirituelles qui se


partageaient sa triple personnalité, son écartèlement entre une foi intégrale, orthodoxe (reposant sur des
certitudes quant à la perfection des lois de Moïse et à la supériorité de la religion juive sur toutes les autres)
et son adhésion aux principes et aux méthodes de la pensée philosophique, cette image polyvalente et
déroutante était quelque peu simplifiée par bien des commentateurs. Ceux-ci, en effet, faisant trop pencher
l'approche maïmonidienne vers le pôle de la rationalité, manquaient de faire justice à la composante juive
traditionnelle du portrait spirituel du maître de Cordoue. L'Épître au Yémen redresse quelque peu l'équilibre
en offrant au guide spirituel qu'était Maïmonide l'occasion d'affirmer sans ambages, en même temps que son
autorité morale, sa fidélité totale et indiscutable non seulement à l'esprit mais aussi à la lettre de la loi de
Moïse et des textes sacrés.

C'est, en fin de compte, cette Êpître qui m'a fait douter de la justesse et de la pertinence de la formule "
utopie réaliste " et m'a montré à quel point l'investissement de Maïmonide dans la foi et la tradition juives
l'emporte de loin sur son implication dans la philosophie profane.

En guise de conclusion
Disons que le rationalisme de Maïmonide et son approche réaliste, tout en constituant pour le judaïsme et
son époque, une véritable révolution, sont plutôt relatifs, le recours aux catégories et aux méthodes
philosophiques étant soumis à la primauté absolue de la foi, de la révélation et des textes sacrés.

Maïmonide n'était pas Spinoza, ni Leibowitz qui, à la veille du Colloque de Cordoue auquel il n'a pas pu
assister physiquement mais dont certains débats reflétaient la pensée, me confiait que :

- la religion n'a rien à voir avec l'histoire, laquelle (et là il citait Voltaire) n'est qu'un amas de folies, de
crimes et de ruines...

- le messianisme, c'est le malheur, le fléau du judaïsme : il a produit le christianisme, le sabbataïsme et le


très actuel Goush Emounim - alors qu'en vérité il est dans l'essence même du Messie d'être toujours " futur ",
un messie contemporain ne saurait être qu'un faux messie. C'est que l'idée du Messie appartiendrait au futur
éternel.

Mais sans Maïmonide, Leibowitz ou tout autre penseur juif rationaliste ou agnostique contemporain eût-il
été possible ? Et pour compliquer les choses ne voilà-t-il pas que ce savant éclairé, ce philosophe on ne peut
plus rationaliste qu'est Leibowitz, est néanmoins un Juif parfaitement orthodoxe, homme de foi et de loi (la
loi étant la Torah et ses préceptes), croyant convaincu et pratiquant pointilleux ?

On y perd son latin et son hébreu...

Conclusion : le " sujet " Maïmonide exigerait beaucoup de circonspection et de modestie. La complexité et
les antinomies inhérentes à la pensée et à l'oeuvre du maître n'autorisent nullement les affirmations
péremptoires à son endroit, ni les portraits simplistes ou désinvoltes dont on le gratifie périodiquement.

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