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Du statut de réaya à celui de citoyen

Lumières grecques et Révolution, 1750-1832

L’identité historique «Hellène» signe de différenciation idéologique

Les premières années du XVe siècle, des aristocrates humanistes byzantins, tels Pléthon 1,
Chryssoloras 2, et d’autres, avaient formulé la thèse: «nous sommes Hellènes». Et dans cette
identité, ils se reconnaissaient eux-mêmes. Cette identité et cette thèse reflétaient surtout leur
démarcation du modèle impérial byzantin, mais aussi des Ottomans. L’expression «nous
sommes Hellènes» dans un environnement purement chrétien équivalait au moins à une
hérésie. En même temps, elle était le signe d’une orientation vers l’occident catholique,
autrement dit vers les états dans lesquels ils recherchaient des alliés politiques et militaires
contre les Ottomans en conquête. Toutefois, l’idée en question fut marginalisée, tomba dans le
formalisme de quelques rares érudits, pour réapparaître plus tard, au XVIIe siècle, comme le
signe de l’attachement au monde antique de quelques groupes sociaux bourgeois de réayas
socialement différenciés 3. Assurément, l’engouement pour l’Antiquité comportait des
caractéristiques qui contrastaient avec le milieu théocratique ottoman, mais il ne constituait pas
une aspiration politique manifeste. L’idée de liberté ne faisait pas partie des aspirations du
courant archéolatrique, mais elle comportait des tendances à la laïcisation de la pensée, les
premières peut-être d’une portée sociale notoire depuis l’achèvement de la conquête ottomane
au XVe siècle 4. C’était dès le début du XVIIIe siècle que nombre d’intellectuels avaient
commencé à cultiver l’idée de liberté de la pensée. L’introduction de la science mathématique
par Méthodios Anthrakitis 5, la culture de la tolérance religieuse par le jeune Eugénios
Voulgaris, la pédagogie d’Iossipos Missiodakas basée sur les mathématiques et l’astronomie
pour les enfants «afin de chasser l’obscurantisme» figuraient parmi les nombreuses
manifestations de la quête de la pensée moderne 6. Toutefois, cette quête en constante référence
à l’antiquité donnait un sens plutôt radical à l’archéolatrie 7. Elle comportait toujours davantage
en elle l’idée que l’espoir du salut se trouvait sur terre. Les attentes de certains groupes sociaux
plus vastes avaient-elles donc commencé à se teinter de laïcité? C’est très probable. Rappelons
qu’à l’époque d’Anthrakitis déjà, en 1708, et jusqu’en 1821, l’aristocratie ecclésiastique
orthodoxe pourchassait obstinément et par tous les moyens possibles les mathématiques, la
philosophie, les Lumières, l’Europe même comme «lieu de souillure», tous les philosophes
comme des «antichrists, et ceux qui se croient Hellènes, il faut les faire passer par la lame» 8.

1
Sp. Lambros, Sur les Paléologues et le Péloponnèse, en particulier t. 3 et 4, Athènes 1912-1930 (grec).
2
Manuel Chrysoloras, Discours adressé à l’empereur Manuel II Paléologue, introd. et éd. Ch.G.
Patrinellis - D.Z. Sofianos, Athènes 2001, p. 117-119 (grec).
3
Pour une brève référence aux textes qui mentionnent le terme «Hellènes», voir Yannis Kokkonas, Le
citoyen Pétros Skylitzis-Homiridis, 1784-1872, Athènes 2003, p. 15-30 (grec).
4
Dim. Hadzis, Le visage du Néo-hellénisme. Conférences et essais, éd.-introd. Venetia Apostolidou,
Athènes 2005, p. 187-234 (grec).
5
Stelios Lamnis, Les mathématiques et les Lumières grecques, p. 51 et suiv. Athènes 2002.
6
Panayotis Kondylis, Les Lumières Neohelleniques. Les idées philosophiques, p. 27-31, Athènes 1988
(grec).
7

Voir des généralités in Paschalis Kitromilidis, Lumières Neohelleniques. Les idées politiques et sociales,
p. 428-466, Athènes 1996 (grec).
8
Léandros Vranoussis, «Débats et combats idéologiques», in Histoire de la Nation Hellénique, t. XI, p.
448 – 450, Athènes 1975 (grec).
1
C’était ainsi que l’Église orthodoxe concevait ceux qu’elle considérait comme dangereux pour
le pouvoir ottoman, tant Anthrakitis qu’elle excommunia au début du siècle et dont elle brûla
publiquement les livres de mathématiques, que l’intellectuel militant de la libération balkanique
Rhigas Féraios, dont elle contribua à l’exécution par les Ottomans en 1798 9.
Au courant des soixante-dix ans qui précédèrent la guerre d’indépendance, les intellectuels
grecs des Lumières, certains de manière explicite, d’autres plus sujets à l’hétérogénéité des
anciennes fins de différenciation culturelle dictées par la scolastique des lettres classiques et par
l’intérêt pour l’Antiquité, avec leurs créations philologiques, politiques, et leurs ouvrages de
traduction contestèrent dans leurs propres sociétés l’image «de l’éternel monde de Dieu et de
l’empereur béni» que proclamait l’aristocratie ecclésiastique orthodoxe organisée au patriarcat
de Constantinople 10. L’aristocratie ecclésiastique, grâce à ses privilèges, fonctionnait comme
le pouvoir plénipotentiaire du sultan. C’est à elle que revenait, dans l’état ottoman, la
surveillance spirituelle et administrative des réayas chrétiens 11, et en tant qu’intermédiaire elle
veillait à imposer le système ottoman aux réayas chrétiens. A travers cette surveillance, elle
garantissait ses propres intérêts idéologiques et politiques 12. Une «double» théocratie, dirions-
nous, en tant que cadre idéologique légitimant le pouvoir absolu ottoman, tel était en général le
régime des réayas chrétiens hellénophones et balkaniques.
L’élite des intellectuels grecs des Lumières constitua une avant-garde qui, grâce à son action,
donna aux perceptions du monde un caractère séculier, et ce semble-t-il de façon décisive 13.
Les conflits idéologiques engendrés par ce processus de sécularisation eurent lieu entre les
intellectuels des Lumières et l’aristocratie ecclésiastique et ceux qui gravitaient autour d’elle,
tels que les Phanariotes – autre aristocratie plénipotentiaire –, et non pas les Ottomans eux-
mêmes 14. A travers ces conflits, le groupe des intellectuels des Lumières instaura des îlets
sociaux de laïcisation du monde des réayas les plus éminents. Il faut toutefois signaler que la
contenance de cette sécularisation n’avait ni l’étendue sociale ni la profondeur culturelle qui
caractérisaient les productions des hommes des Lumières européens . Cette différence est
certainement due à diverses raisons historiques, dont la principale était les conditions initiales
d’un niveau bas. La typographie n’était pas répandue dans les Balkans, les écoles étaient peu
nombreuses et elles étaient d’habitude créées grâce aux dons de réayas négociants; de manière
plus générale, la grande majorité de la population des réayas végétait dans un état où
l’instruction et la culture écrite n’étaient pas répandues. C’est dans ce contexte extrêmement
défavorable qu’ils réussirent à cultiver les nouveaux modèles, à réorienter les espoirs de
fractions des élites locales des réayas vers l’Europe moderne et libérale. Ces idées et actions
modernes originales commencèrent à se radicaliser vers une idéologie politique de la liberté
plus structurée dès 1780 et se manifestèrent d’abord dans les analyses philosophiques de
Christodoulos Pamblekis, la première organisation politique de Rhigas Féraios, les études

Philippos Iliou, «La condamnation patriarcale de Rhigas», Ta Historika, 27/1997 (grec).


10
Dim. K. Papaïoannou, La politique des évêques durant l’occupation ottoman. Approche historico-
canonique, Athènes 1991, p. 28-33 (grec).
11
Pinelopi Stathi, «Provincial Bishop of the Orthodox Church as Members of the Ottoman Elite
(Eighteenth-Nineteenth Centuries)», in Antonis Anastassopoulos (dir.), Provincial Elites in the Ottoman Empire,
Halcyon days in Crete V, University Press of Crete, 2006.
12
Dim.K. Papaïoannou, op. cit., p. 58-68.
13
Panayotis Kondylis, op. cit., p. 73-74, 169-170.
14
Paschalis Kitromilidis, op. cit., p. 367-380.

2
d’Adamantios Koraïs qui deviendra la figure par excellence des Lumières grecques 15. La
nation, en tant qu’organisation politique de la population libre, parviendra aux hommes des
Lumières grecs plus tard, par le biais de la Révolution américaine et surtout française, des
guerres napoléoniennes 16. La liberté était cependant légitimée aussi en tant que référence à
l’antiquité grecque. Il semble que l’archéolatrie qui avait commencé au milieu du XVIIe siècle
à influencer des membres des élites locales grecques, avait évolué et acquis un sens politique
moderne17.
Si l’on feuillète le périodique Ephimeris des Lumières grecques publié en 1791 à Vienne, et
qu’on lit ensuite le Mercure savant, revue du courant radical des lumières grecques publié
également à Vienne, ainsi que différents textes dans les périodiques qui ont circulé jusqu’à la
révolution en 1821, si on parcourt encore les livres et de nombreux ouvrages, on peut suivre la
procédure diverse et contradictoire de la transformation de l’identité historique «Hellènes» en
une base qui légitime l’idéologie politique de la liberté des Grecs 18. Les différences
idéologiques entre les intellectuels des Lumières sont manifestes et elles sont formulées aussi,
entre autres, dans ces périodiques. Toutefois, l’argumentation opposée aux droits à la liberté
des Grecs avait elle aussi subi l’influence de l’histoire. Il semble que les hommes des Lumières
politiquement plus conservateurs, comme par exemple le Phanariote Dimitrios Katartzis,
s’étaient détachés de l’obscurantisme ecclésiastique19. Leur conservatisme était donc davantage
d’ordre politique. Ce n’était pas le régime de la tyrannie qu’ils rejetaient et désiraient changer,
mais le cadre purement intellectuel, dans ses différentes expressions. Comme pour le
Phanariote que nous avons mentionné, les problèmes tournaient autour des questions
éducatives et linguistiques, et c’est cette situation qu’il désirait changer par son action20.
Cependant, une telle remise en question, qui voulait se limiter à des questions éducatives,
acquérait, à défaut de défenseurs, une signification politique ― ce qui se produisit par ailleurs
dans toutes les manifestations conservatrices des Lumières européennes 21.

15
Philippos Iliou, «Silence sur Christodoulos Pamplekis», Ta Istorika, t. 2, f. 4/1985, Athenes (grec), et
E.G. Vallianatos, From Graikos to Hellene. Adamantios Korais and the Greek Revolution, Academie of Athens,
1987.
16

Vassilis Panayotopoulos, «La formation de la pensée politique moderne dans la Grèce du XIXe siècle»,
in La Révolution française et l’Hellénisme moderne, Actes du IIIe Colloque d’histoire, Athènes 1987, KNE/EIE,
1989.
17
Je pense que les processus de sécularisation du monde à travers la référence générale à l’Antiquité
révèlent des traits communs, si ce n’est équivalents, entre les groupes de pouvoir vassaux des réayas des Balkans
aussi bien qu’entre les groupes correspondants des sociétés européennes. Voir Nassia Giakovaki, L’Europe à
travers la Grèce. Un tournant dans la conscience européenne de soi, XVIIe-XVIIIe siècles, Athènes 2006 (grec);
Claude Mossé, L’Antiquité dans la Révolution française, Paris, 1989; Dimitrije Djordjevic, «Balkan Versus
European Enlightenment: Parallelism and Dissonances», East European Quarterly t.9, f /4/1975.
18
Léandros Vranoussis, op. cit., p. 442-444; K. Th. Dimaras, «Le schéma des Lumières», Les Lumières
Néohelléniques, p. 82-86, Athènes 1980 (grec). Pour les revues grecques voir Aikaterini Koumarianou, La presse
grecque d’avant la Révolution, Vienne-Paris (1784-1821), Fondation de la Culture Grecque, Athènes 1995 (grec).
19
M. Pechlivanos, Versions de modernité dans la société du genre: Nicolas Mavrokordatos, Iossipos
Missiodax, Adamantios Koraïs, Salonique, 1999 (grec).
20
Dimitrios Katartzis, Essais, K. Th. Dimaras, éd. Athènes 1974 (grec).
21
Monique Cottret, Culture et politique dans la France des Lumières (1715-1792), Armand Colin, Paris,
2004. Voir aussi le conflit entre Immanuel Kant et Johann Georg Hamann au sujet de la définition des Lumières
dans Aufklärung. Les Lumières allemandes, texte et commentaires Gérard Raulet, Flammarion, Paris, 1995, p. 25-
41. La dispute commença avec le fameux texte de Kant «Was ist Aufklärung?»; voir Gérard Raulet, op. cit., p. 25-
31. Voir aussi les commentaires de Michel Foucault sur le texte de Kant dans Paul Rabinow (dir.), «What is
Enlightenment?», The Foucault reader, Pantheon Books, 1984.

3
La sécularisation du monde était un changement fondamental dans les consciences, qui fut
provoqué et instauré en partie par le courant des Lumières, aussi bien dans les régions grecques
qu’en Europe. Sauf que, dans les régions grecques, le contenu de cette sécularisation et de la
modernité en général tournait avant tout autour de l’idéologie politique de la liberté, de
l’identité historique «Hellène» et d’un conflit très vif concernant la langue grecque 22. La
Nomocratie hellénique ou Discours sur la liberté, ce manifeste notoire sur la liberté des Grecs,
ouvrage d’un anonyme, dont nous pouvons supposer qu’il fut publié en 1806, constitua le
condensé de l’idéologie politique libérale des Lumières grecs radicales 23. Dans la Nomocratie
hellénique, les Grecs et la Grèce sont déjà présents, et ils sont destinés à vivre politiquement
indépendants et libres. C’est avec ce livre qu’a été établie idéologiquement la civilité
révolutionnaire 24.

Les intellectuels des Lumières: une élite d’avant-garde.

Que savons-nous des intellectuels des Lumières grecques? La méthode historique, pour
beaucoup formelle, qui a été adoptée dans l’étude des Lumières grecques est la recherche des
idées, plus communément appelée histoire des idées. Il s’agit d’un modèle dont l’application
réduit les érudits aux idées et fait de celles-ci la quintessence de la personne humaine – une
sorte de platonisme assez éloigné des réalités historiques 25.
Dans des sociétés pour la plupart de culture orale, comme celles dans lesquelles les intellectuels
grecs modernistes ont développé leurs activités, le nombre d’érudits était fort limité, et ceux qui
savaient manier l’écriture et les textes écrits étaient moins nombreux encore. Je soutiens que les
intellectuels constituaient un groupe social dans le sens sociologique du terme, avec des
individus qui s’adonnaient à de nombreuses activités, mais qui étaient avant tout (à différents
niveaux de portée) producteurs d’une interprétation moderne et d’un changement dans leur
société. Leur action, étant donné qu’elle avait une orientation générale unifiée, ainsi que leur
différenciation éducative et plus largement culturelle, constituent les caractéristiques
sociologiques qui nous permettent de les désigner comme un groupe social particulier.
Pouvons-nous donc admettre que ces individus formaient ce que Gramsci appelait intellectuels
organiques? A suivre à la lettre la théorie du marxiste italien, nous pourrions en faire un
transfert mécaniste. Mais, sans oublier la variété et les divergences qui existaient entre elles, on
peut dire que ces personnes constituaient les intellectuels organiques de la liberté des Grecs,
que cette liberté fût le dessein qui nourrissait leur action, ou qu’elle résultât par la force des
choses de leur activité, comme par exemple de l’enseignement de connaissances d’un type
moderne. Bien entendu, l’érudition est une chose qui s’acquiert. Le cas d’Adamantios Koraïs,

22
Voir Yannis Kokkonas, «Le débat grec sur la langue dans les livres des Lumières et la “réponse” de la
Révolution», in Pétros Pizanias dir., La Révolution grecque de 1821. Un événement européen, Athènes 2009
(grec); Dimitrios Damaskinos, La question de la langue durant la période de la renaissance spirituelle du
néohellénisme (1771-1821), Salonique, 2008 (grec).
23
Grec anonyme, Nomocratie hellénique ou Discours sur la liberté, soin philologique G. Valletas,
Vivlioekdotiki, Athènes 1957 (grec)..
24
Dimitris P. Sotiropoulos, «Elliniki Nomarchia: Discourse on the Radical Enlightenment. The Birth of
Modern Greek Political Thought in the Early 19th Century», in Petros Pizanias dir. The Greek Revolution of 1821.
A European event, Issis Istanbul 2011.
25

C’est cette approche que suit pour une grande part Paschalis Kitromilidis, Lumières Neohelleniques, op.
cit. Pour une critique de cette approche, voir Panos Vlangopoulos, «Explicit and implicit historical models for the
History of music in modern Greece», in Petros Pizanias dir. The Greek revolution of 1821. A European event, op.
cit.

4
fils d’un négociant d’Izmir, nous permet de nous faire une idée de ce mouvement évolutif 26.
Nous connaissons l’évolution individuelle d’A. Koraïs en tant que devenir historique d’une
personne qui se radicalisa après son installation à Amsterdam pour les affaires familiales, se
déplaça à Montpellier ou fit des études de médecine pour s’installer finalement à Paris et
devenir l’instigateur politique de la cause grecque et celui qui a forgé le système grammatical
de la langue néohellénique 27. Νous disposons aussi d’une biographie complète, de la plus
détaillée qui soit d’un intellectuel et révolutionnaire, disons, mineur, Pétros HHomiridis
Skylitzis, fils de négociant aussi qui avait un itinéraire similaire à celui de Koraïs 28.
Dans le cadre de la recherche 29, nous avons localisé 308 intellectuels des Lumières, pour
lesquels nous disposons d’informations relatives à leur activité durant la période qui s’étend de
la troisième décennie du XVIIIe siècle jusqu’en 1821. Nous les définissons comme des lettrés
modernes et actifs car nous en avons des textes écrits dans lesquels on peut constater leurs
idées. Nous avons cependant aussi des éléments sur leur activité. Il s’agit d’ordinaire
d’individus qui écrivaient des ouvrages en rapport avec celle-ci, soit ils s’efforçaient de
changer le système d’enseignement, enseignaient eux-mêmes ou prenaient part aux débats sur
la langue, soit ils formulaient ouvertement des idées modernes, collaboraient avec l’un des
périodiques de l’époque, traduisaient des textes ou, le plus souvent, combinaient certaines de
ces activités; bon nombre d’entre eux exerçaient une activité commerçante. Certains de nos
intellectuels, bien que nous ne sachions pas s’ils écrivaient autre chose que des lettres, ont été
rangés dans ce groupe du fait qu’ils furent des cadres politiques au sein de la Philiki Hétairia
(Société des Amis) et des cadres supérieurs de la révolution, comme par exemple Grigorios
Dikaios, Alexandros Mavrokordatos, Pétros HHomiridis Skylitzis, Ioannis Kolettis. Encore,
notre groupe se compose de membres du clergé et de laïcs, les seconds constituant la majorité
au début du XIXe siècle, dans une proportion de huit laïcs pour deux clercs. Certains des
érudits du clergé furent d’illustres radicaux libéraux, hétérodoxes par rapport au patriarcat
orthodoxe de Constantinople, tels Ignace évêque de Hongrie-Valachie et professeur à
l’Université de Pise, ou Anthimos Gazis éditeur de la revue radicale Le Mercure Savant30. De
nos données, il ressort que 182 individus sur l’ensemble avaient étudié dans des universités
européennes. Ils étaient donc dotés d’une solide instruction mais aussi d’une bonne
connaissance du monde moderne 31. Les autres, sans le céder aux premiers en ce qui concerne
la connaissance de ce même monde, avaient été formés dans des Écoles fondées par le biais de
marchands grecs dans l’Empire ottoman, à Jannina, Chio, Izmir ou Iasi. Quelle était la
provenance sociale de ces personnes? Nous ne connaissons la réponse que pour une partie du
groupe ci-dessus mentionné, plus précisément pour 134 d’entre eux. Avec une précision plutôt
satisfaisante pour l’époque, nous pouvons observer que les érudits provenaient, pour la plupart,
de familles qui se distinguaient déjà par leur instruction et donc, en règle générale, par un

26
Philippos Iliou, dir. «De la tradition aux Lumières: le témoignage d’un apprenti», Stamatis Pétrou,
Lettres d’Amsterdam, Athènes 1976 (grec).
27
Idem, p. 5 et suite. Sur le débat sur la langue voir Y. Kokkonas, «Le débat grec sur la langue dans les
livres des Lumières et la réponse de la Révolution», in P. Pizanias dir. La Révolution grecque de 1821, p. 131 et
suite, op. cit.
28

Yannis Kokkonas, Le citoyen Pétros Skylitzis-Homiridis, op. cit.


29
Base numérique de données prosopographiques - Intellectuels des Lumières, Membres de la Philiki
Hétairia, Cadres et membres de la Révolution. Programme de recherche dans le cadre du cycle d’études doctoral
«Recherche historique, Didactique et Nouvelles Technologies», département d’Histoire - Université de Corfou.
30
Base numérique de données prosopographiques - Intellectuels des Lumières, op. cit.
31
Idem.
5
certain statut social et économique. A l’exception de cinq intellectuels importants provenant de
familles paysannes, et ayant fait leurs études avec le support économique de proches.
Le lieu de provenance des intellectuels des Lumières présente également un intérêt
géographique. En règle générale, ceux-ci sont issus de concentrations urbaines, nés pour la
grande majorité dans des bourgs ou villes de toutes les régions des Balkans, de l’Égée et de
l’Asie Mineure. Quarante deux viennent de la Macédoine, quarante et un des îles Ioniennes et
autant de l’Épire, quarante de la région de Constantinople et quarante des principautés
danubiennes, trente neuf de Thessalie, trente et un des îles de la mer Égée, vingt trois du
Péloponnèse, vingt et un de l’Asie Mineure, quinze de la Grèce continentale, et sept de la Crète
32
.

Diagramme 1
Origine sociale des intellectuels grecs des Lumières suivant le statut social du père (135
personnes)

Armatoles

Agriculteurs

Instituteurs

Clergé

Docteurs en médecine

Bourgeois des iles ioniennes

Phanariotes

Notables locaux

Marchands

0 3 6 9 12 15 18 21 24 27 30 33 36 39 42 45 48 51 54

Source. Base de données prosopographiques sur la Révolution grecque – Intellectuels des Lumières, op. cit.

Cette répartition géographique presque harmonieuse des lieux de provenance de ces


intellectuels, si on la met en rapport avec la prépondérance des négociants dans leurs familles
paternelles, donne lieu à des questions intéressantes, tout comme le fait que, malgré le
développement urbain limité dans l’État ottoman ― insignifiant à l’échelle européenne ―,
c’est pour la plupart des villes et des grands bourgs que provenaient les négociants et les

32
Ibidem.
6
intellectuels. Et, comme nous l’avons déjà dit, plus de la moitié de manière prouvée, et
probablement encore bien d’autres, avaient déjà fait des études dans diverses universités
d’Europe. Avant de formuler certaines hypothèses, j’ajouterai aux données de la répartition de
leur origine géographique l’élément de mobilité. Indépendamment du lieu de provenance, leur
mobilité devait être remarquable. Nous avons dit précédemment, d’après les quelques
informations dont nous disposons, qu’ils s’adonnaient à plusieurs activités en même temps:
commerce, leçons, édition, rédaction, déplacements continus et correspondance avec diverses
personnalités en différents endroits. Leur action était effectivement variée, incessante.
Comment, autrement, auraient-ils pu en quelques décennies s’emparer du secteur de la presse
écrite au détriment de l’Église qui le contrôlait depuis des siècles? 33 Comment leur aurait-il été
possible de diffuser au moins l’essentiel de leurs idées sans écrire, enseigner, correspondre,
traduire, publier à plusieurs endroits en même temps? Il s’agit d’hommes qui créèrent
radicalement, dans les sociétés conquises, de nouveaux domaines d’action. Et je reviens à la
question: que peut signifier la répartition géographique harmonieuse des lieux de provenance
en lien avec la prépondérance des activités commerciales dans leurs familles paternelles?
Je pense qu’une réponse juste à cette question devra débuter par l’hypothèse que la période
des Lumières grecques émerge socialement, fonctionne et se développe en s’appuyant sur les
réseaux commerciaux. Nous savons déjà que les négociants éclairés finançaient les études en
Europe, l’édition des livres et des périodiques, la fondation et le fonctionnement des écoles
dans diverses régions de l’Empire ottoman, les salaires des instituteurs 34. Le capital
commerçant était alors exigeant, il avait certes besoin de l’écrit et de connaissances, mais il ne
pouvait s’agir que de cela. Il s’agissait d’un monde nouveau en constante émergence à
l’intérieur de l’empire Ottoman, d’un monde dont l’influence ne cessait de s’élargir. L’horizon
de ce monde s’était tellement réorienté vers l’Europe qu’il étouffait en demeurant dans le cadre
du despotisme théocratique en tant que monde des réayas. De plus, cet horizon n’était pas
vague, général, ni ne se contentait de désapprouver le despotisme politique et l’obscurantisme
idéologique. En-dehors du modèle idéalisé de l’antiquité, les intellectuels grecs modernes
disposaient aussi d’un modèle concret de leur époque 35. Et ce modèle concret, nous pouvons le
trouver dans leurs écrits: dans leurs textes, les états policés d’Europe sont en permanence
mentionnés, depuis le début des Lumières au XVIIIe siècle jusqu’à la fin de la Révolution en
1832. Cet attachement au modèle de l’Europe du nord me fait supposer, avec une quasi-
certitude, que dans la pensée des intellectuels et des négociants éclairés, l’autodéfinition
«Hellène» signifiait celui qui devait vivre libre en tant qu’Européen, c’est-à-dire Européen. La
même chose valait pour la Grèce qu’ils désiraient créer: elle devait faire partie des états
européens civilisés. Je pense que bien avant 1821 déjà, et même un certain nombre d’années
avant la fondation de la Philiki Hétairia, ils avaient conçu la Grèce qu’ils voulaient créer. Et
cette Grèce, bien que modèle idéal, produit de l’imaginaire des intellectuels, cultivait déjà
l’attitude du patriote dévoué à la valeur de la liberté, comme l’avait par ailleurs enseigné la
Révolution française 36.

33

Thomas I. Papadopoulos, Bibliographie Hellénique (1466 ci. -1800), t. I (grec). Pour la période de 1800 à
1821, voir Philippos Iliou, Histoires du livre grec (grec), catalogue chronologique détaillé à partir de la p. 412.
34
Voir sur le sujet Constantin Hadzopoulos, Ecoles grecques à la période de la domination ottomane
1453-1821, Salonique, 1991 (grec). Pour les souscripteurs des livres, voir Philippos Iliou, «Livres avec abonnés»,
O Eranistis, f. 12/1975, f. 16/1980, f. 22/1999 (grec).
35
Loukia Droulia, «Conscience de soi grecque. Une marche de mots et de sens», in Histoire du
Néohellénisme, op. cit., t. II.
36
Roxane D. Argyropoulou, «Patriotisme et sentiment national en Grèce au temps des Lumières», Folio
Néohellénique, VI (1984) (grec).

7
Cet horizon est également marqué par la portée géographique de leur correspondance mais
aussi de leur activité. Même les intellectuels de petite stature voyageaient au-delà des limites de
leur région. Par exemple, un simple instituteur se déplaçait tantôt dans presque toute la région
du Péloponnèse, et tantôt en-dehors. Les intellectuels de plus grande envergure étaient plus
mobiles et se déployaient sur des axes divers et plus importants, entre Europe et régions
ottomanes, dans l’Égée et les Balkans surtout. Le réseau de leurs relations, si l’on en croit un
échantillon dans lequel nous avons analysé les réseaux de leur correspondance, couvrait
l’étendue géographique entre régions européennes et ottomanes d’une part, et entre régions
ottomanes reculées de l’autre 37. Laissons de côté Koraïs, dont la correspondance avec des
personnalités s’étendait à plusieurs régions de la planète 38.
Les réseaux de relations et de mobilité des intellectuels, et évidemment de leurs idées et de
leur action, nous indiquent que le monde moderne de type européen qu’ils s’efforçaient de
créer au nom des Grecs, naissait en même temps dans les villes ottomanes, dans les villes
européennes de la diaspora grecque, et dans les villes russes. C’était un espace unifié, façonné
par la mobilité qui caractérisait leur action en général, et c’est un espace qui correspond à celui
des «marchands orthodoxes conquérants des Balkans». Je propose de considérer ces réseaux de
relations comme la base matérielle sur laquelle a été fondé le courant des Lumières grecques, et
comme le point de départ pour la réorientation des perspectives de certaines élites des réayas,
du despotisme oriental ottoman vers l’Europe moderne et libérale. Pour le reste, l’écrasante
majorité de la population des réayas ― les villageois, les éleveurs et en général les paysans ―
continuait à vivre dans un autre temps, un temps et des perspectives créés par le despotisme
théocratique ottoman et l’aristocratie ecclésiastique orthodoxe au service des Ottomans.
Certaines élites, donc, du néo-hellénisme, dynamiques et influentes, commencèrent vers le
milieu du XVIIe siècle, lentement mais sûrement, à concevoir et à créer en des termes
totalement nouveaux leur relation avec les conditions sociales et politiques de leur existence.
Un siècle plus tard, elles recommencent à recréer leurs horizons en déplaçant leur perspective
de l’orient despotique vers l’occident européen. Cette réorientation majeure des consciences, la
rupture avec le système traditionnel des représentations du monde et l’adoption d’un assez
grand nombre d’éléments modernes, dénotent l’émergence d’un nouveau monde, qui disposait
d’une puissance économique décisive et d’une relative indépendance culturelle, et qui dès les
années 1780 donna les premiers éléments d’une idéologie politique. Ce nouveau monde était en
même temps produit et point de départ du désir de liberté, désir qui en général fut ce qui
conféra une homogénéité relative aux membres de l’élite des intellectuels grecs des Lumières.
En généralisant, je proposerais de penser l’importance historique de l’action des intellectuels
grecs des Lumières comme suit: l’identité idéologique, avec un symbole puissant exprimé par
le nom d’«Hellènes», et sa diffusion par différents moyens, ainsi que le conflit relatif à la
langue grecque qui était susceptible de former et d’exprimer tous les Grecs, furent deux des
principales créations authentiques des Lumières grecques. Soutenues par la pensée scientifique,
philosophique et politique en partie reprise des Lumières européennes, elles créèrent l’espace et
le temps imaginaire des «Hellènes», lesquels constituèrent ainsi le fondement de l’exigence de

37
Voir, Base de données prosopographiques sur la Révolution grecque – Intellectuels des Lumières-
Correspondances, op. cit. Pierre Yves Beaurepaire (dir.) présente les résultats d’un symposium intéressant sur la
correspondance des hommes des Lumières français dans La plume et la toile. Pouvoirs et réseaux de
correspondance dans l’Europe des Lumières, Artois Presses Université, Arras, 2002.
38
Adamantios Koraïs, Correspondance, six vol, Association de la Recherche des Lumières grecques,
Athènes 1964-1984. Plus amplement voir K. Th. Dimaras, «Koraïs et son époque», in Lumières Néohelléniques,
op. cit.

8
leur existence politique et de leur indépendance. Autrement dit de la liberté. C’est le sens
politique de la liberté qui commença à les diviser en tendances idéologiques particulières.

La rupture interne

Nous savons que, depuis le début du XIXe siècle, alors que s’organisèrent les premières
communautés culturelles en très fortes connotations politiques des intellectuels des Lumières,
de sérieuses différenciations idéologiques se firent jour entre elles. Les communautés
culturelles organisées par des intellectuels des Lumières, comme les sociétés «Amies des
Muses» de Vienne et d’Athènes, l’«Hôtel hellénophone» et l’«Athéna» à Paris, la «Philologiki
Hétairia» à Bucarest et d’autres encore 39, ainsi que les périodiques qu’ils éditaient,
indépendamment de la durée de vie de chacun, indiquent une diversité de consciences et des
différences d’intensité à plusieurs degrés, selon l’importance politique que revêtaient le fait
d’adopter la voie moderne, le modèle européen de référence, et enfin les connotations
politiques de ces choix idéologiques fondamentaux 40. Par exemple, rappelons que le fameux
pédagogue radical Iossipos Missiodax, à tous points de vue partisan et professeur de la nouvelle
doctrine des Lumières, était en même temps, d’un point de vue politique, partisan du
despotisme éclairé 41. La diversité idéologique, dans cette gamme de consciences progressistes
des intellectuels des Lumières, était surtout centrée sur la façon de se soustraire à la tyrannie
ottomane. A partir de la décennie de 1780, Rhigas Féraios, militant par excellence de la liberté
politique, cultivait l’idée politique d’un état balkanique non national, sous régime de monarchie
éclairée 42. Les «Hellènes», en tant que peuple à l’histoire illustre, seraient compris dans cet
état, mais parmi d’autres peuples balkaniques. La liberté figurait assurément au centre de
l’intérêt politique de Rhigas, mais il semble que l’idée d’un état national ne l’intéressait guère.
Un peu plus tard, en 1807, bon nombre de notables locaux du Péloponnèse, parmi lesquels
quelques-uns initiés aux idées modernes et aux lettres classiques, demandaient par écrit à
Napoléon de les délivrer de la tyrannie ottomane, de les placer sous souveraineté française et
d’établir un protectorat français dans le Péloponnèse 43. La même année, les très puissants
armateurs hydriotes se trouvaient en contact avec l’amiral russe Seniavin pour des raisons
analogues. D’autres comptaient sur les tendances d’Ali pacha à vouloir ériger en état
indépendant son pachalik d’Épire. Beaucoup attendaient passivement d’être libérés par quelque
puissance étrangère, comme la nation blonde, en l’occurrence la Russie, bien qu’il soit presque
certain que ces derniers n’avaient pas de rapport avec les idées progressistes d’alors. C’est en
haut de la hiérarchie sociale des réayas bourgeois et des notables radicalisés que tous ces points
étaient discutés; certains intellectuels phanariotes revendiquaient la reconquête de l’Empire

39
G. A. Laïou, «La Société “Philomoussos” de Vienne (1814-1820)», Annuaire des Archives du Moyen-
Age, t. 12/1962 (grec), T. Th. Velianitis, La Société «Philomoussos» d’Athènes, Athènes 1993 (grec), Paschalis M.
Kitromilidis, La Révolution française et l’Europe du sud-est, p. 97-105, Athènes 1990 (grec).
40
Les revues les plus importantes était le suivantes ; Journal de Vienne (1791-1797), Mercure Savant
(1811-1821), Télégraphe Hellénique (1812-1836), Télégraphe Philologique (1817-1821), Calliope (1819-1821),
Mélissa (1819-1821), Athéna (1819), Musée (1819). On trouvera un inventaire utile des périodiques dans Les
périodiques grecs d’avant la Révolution, «Index I» A. Gavatha-Panayotopoulou, «Index II» E.N. Frangiskos,
«Index III» R. Argyropoulou -A. Tambaki (grec).
41
Paschalis Kitromilides, «Cultural Change and Social Criticism: The Case of Iossipos Moisiodax»,
History of European Ideas t. 10/1989.
42
Elli Skopétéa, «Rhigas et le cadre ottoman des Lumières grecques», Ta Historika, f. 37/2002 (grec).
43
Nikolaos Vernikos, Le projet d’autonomie du Péloponnèse sous suzeraineté française, Athènes 1997
(grec).

9
ottoman de l’intérieur, sans querelles violentes, c’est-à-dire en investissant la plupart des
institutions de l’Empire. Ce qui répondait à une certaine logique, puisque quinze familles
Phanariotes constituaient depuis deux siècles déjà une aristocratie dont la puissance, l’existence
même en tant qu’aristocratie dépendait des services qu’ils rendaient à l’État ottoman 44. Leurs
opinions politiques confirmaient à la lettre le principe qui veut que les idées découlent de la
position sociale et des intérêts, et il était donc très difficile pour une bonne partie des
intellectuels des Lumières de considérer sérieusement la proposition politique que soutenait le
cercle des intellectuels Phanariotes. Soulignons, entre parenthèses, que le cas des Phanariotes
est le plus indicatif. De notre recherche prosopographique, il ressort que sur les milliers de
cadres de la Révolution grecque, toutes origines sociales confondues, seuls cinq Phanariotes
apparaissent comme ayant pris part, de quelque façon que ce soit, à l’action révolutionnaire. Ils
étaient tous issus de familles aristocratiques; parmi eux, un seul s’est retiré immédiatement
tandis que les autres se sont distingués dans le commandement politique de la Révolution, et
l’un d’entre eux, Alexandros Mavrokordatos, fut véritablement l’un des trois plus grands chefs
politiques des insurgés et le chef de file des libéraux 45.
La question qui se pose, donc, est de savoir si, et à quel degré, parmi toute cette diversité
d’attitudes politiques ou de façons de concevoir l’avenir, l’une d’elles prédomine. Comment
s’est opérée la coupure principale à l’intérieur du groupe des intellectuels? Cette coupure, nous
ne la trouverons pas dans leur attitude moderniste générale, ni plus spécialement dans leur
différenciation, du point de vue de leur instruction, du reste de la population des réayas. Malgré
la diversité au sein du groupe, tous étaient partisans du progrès et disposaient d’une très bonne
instruction. Par conséquent, je crois que la réduction vers une direction, le critère qui les
séparait entre eux doit être recherché dans la signification politique que donnait chaque courant
aux idées de la modernité. Dans ce que chacun désirait pour l’avenir et qui le distinguait
d’autres intellectuels modernes. Nous pouvons tenter une première approche assez fiable des
attitudes politiques qui sont nées à l’intérieur du groupe des intellectuels grecs des Lumières,
dès les deux premières années du XIXe siècle. Plus précisément, dans les différentes
communautés politiques qu’ils formaient, dans les périodiques qu’ils publiaient, dans les
bulletins que préféraient d’ordinaire les plus radicaux 46, et bien entendu dans les conflits avec
l’Église et ses défenseurs ― ces conflits constituant, à mon avis, pour l’époque, le signe le plus
évident de radicalisme politique libéral 47.
En comparaison avec les communautés politiques, leurs écrits et leurs autres actions, le choix
le plus crucial dans toute cette période d’avant la Révolution, l’engagement le plus décisif
quant à l’avenir, fut l’intégration dans la Philiki Hétairia (Société des Amis), organisation
révolutionnaire des Grecs à partir de 1814, année de sa fondation 48. Bien que nous ne
disposions d’aucun inventaire complet des membres de la Philiki Hétairia, et que nous ne
puissions pas non plus dire que les 308 érudits des Lumières qui nous occupent ici constituent
une liste exhaustive, ils forment néanmoins un échantillon plus que suffisant qui nous permet

44
Dimitris G. Apostolopoulos, Sur les Phanariotes. Essais d’interprétation et petits textes analytiques,
Athènes
45 2003 (grec).
Base de données prosopographiques, Cadres de la Révolution, op. cit.
46
Léandros Vranoussis, «Cahiers patriotiques inconnus et textes inédits de l’époque de Rhigas et de
Koraïs», Annuaire des Archives du Moyen-Age, f. 15-16/1966 (grec).
47
Philippos Iliou, «Combats sociaux et Lumières. Le cas de Smyrne (1819)», Athènes 1981 (grec).
48
Vassilis Panayotopoulos, «The Philiki Hétairia. Organisational preconditions of the national war of
independence», in P. Pizanias dir., The Greek Revolution of 1821, A European event, Issis Press Istanbul 2011.

10
de déterminer avec une relative certitude le degré d’intégration des intellectuels des Lumières
dans la Philiki Hétairia.

Tableau 1
Engagement des intellectuels dans l’organisation révolutionnaire Philiki Hétairia
(Suivant leur statut socio-professionnel)

Nombre Engagement dans la


Activité principale total Philiki Hétairia
(1) (2) 2/1
Instituteurs
(Tous les statuts. 30% 110 48 43%
provenaient du bas clergé
Clergé (évêques) 12 8 66%

Docteurs en médecine 61 12 19%


(Souvent aussi instituteurs)
Éditeurs de revues 18 3 16%
(Les revues des Lumières)
Marchands (participants à la
production des idées dans des 37 11 28%
revues)
Phanariotes (surtout 10 6 60%
étudiants en Europe)
Administrateurs (des îles 29 12 41%
Ioniennes surtout)
Employés (de grands
marchands avec participation 10 1 10%
aux revues des Lumières)
Étudiants (en Europe) 21 1 5%

Source. Op. Cit.

Je propose de considérer l’engagement dans la Philiki Hétairia comme le Rubicond qui a


scindé l’ensemble des intellectuels, de manière plutôt radicale, en deux groupes: d’un côté les
individus qui se sont occupés de politique et ceux qui gravitaient autour d’eux, et de l’autre
côté le reste. D’après notre approche, un tiers des intellectuels a rejoint la Philiki Hétairia. Les
autres pourcentages isolés et par catégorie sont indicatifs, mais ils restent incertains en raison
de la réduction des grandeurs absolues. Un tiers, même en tant qu’ordre de grandeur, constitue
à mon avis une très grande proportion étant donné le caractère clandestin de l’organisation, et il
est du reste fort probable que cette proportion fût encore plus grande. Pour ces intellectuels,
aussi variée que fut leur action éclairante, elle n’était pas suffisante, et il fallait de toute
évidence qu’elle évolue, qu’elle se concentre à un autre niveau. Le choix de bon nombre
d’entre eux d’intégrer la Philiki Hétairia confirme qu’ils avaient pleinement conscience de leur
rôle et qu’ils étaient absolument et personnellement attachés aux valeurs qu’ils cultivaient au
sein de leurs sociétés. Il semble qu’ils voulurent transformer ces valeurs en objectifs politiques,
mais de manière systématique. Et ils le firent en deux étapes historiques, mais avec une
sérieuse différence qualitative entre eux: création de communautés culturelles connotées
politiquement d’abord, puis, pour certains d’entre eux, création et intégration de la Philiki
Hétairia.

11
La formation d’une conjoncture historique globale

Est-il juste, d’un point de vue méthodologique, de faire porter le poids de notre recherche sur
les intellectuels? Je pense que oui. Ce groupe était le sujet social le plus accompli en ce qui
concernait la culture et la diffusion des valeurs de la modernité, il donnait à la liberté une forme
d’abord historique et idéologique, et ensuite politique. Cependant, lorsque nous nous référons à
un groupe d’avant-garde, comme celui des intellectuels grecs des Lumières, nous devons
examiner précisément à qui ils s’adressaient, quels sont ceux qui les ont finalement suivis, et
pourquoi. Commençons donc par la base sociale, les populations générales.
Les populations hellénophones locales et les autres populations balkaniques portaient, durant
des siècles, gravée sur leur nom officiel, la marque de la conquête et des mécanismes d’une
double domination théocratique: ils étaient des réayas chrétiens. Au contraire, dans la société
leur identité ne consistait qu’en un signalement local et familial, c’est-à-dire qu’elle se référait
au nom de leur village, individuellement à celui de leur famille et à leur activité de subsistance.
Dans ce système de reconnaissance d’eux-mêmes et de l’autre étaient inscrits les rapports de
domination et de sujétion politique et idéologique, autrement dit les rapports de pouvoir. La
dimension séculière de la désignation de la population était morcelée, sinon émiettée, autant
que l’étaient le pays, la famille, l’héritage de chacun. Il s’agissait par conséquent non pas tant
d’une identité que d’un second signalement de soi, d’une indication de la réalité quotidienne
par rapport à leurs semblables et à la tradition locale, sans aucune consistance. Au contraire,
l’identité civile collective du réaya chrétien était celle imposée par l’État ottoman
politiquement uni et socialement compact, qui était souverain et ne pouvait être remis en
question. Mais y avait-il quelque différenciation idéologique parmi les populations villageoises
des réayas? Par exemple, se reconnaissaient-ils en tant qu’«Hellènes»?
Le professeur Ioannis Th. Kakridis a rassemblé des trouvailles de folkloristes du XIXe et du
début du XXe siècle, provenant de régions grecques à population paysanne, lesquelles, en tant
que légendes, remontent à quelques siècles avant l’époque où elles ont été collectées. Ioannis
Th. Kakridis a analysé ces créations de l’imagination populaire à travers le prisme de la place
qu’occupaient les «Hellènes» dans la tradition profane des populations des îles de l’Égée et des
villages des Balkans continentaux 49. D’après cette tradition, les «Hellènes» étaient des géants
dotés d’une force surhumaine 50, des femmes qui n’avaient souvent qu’un sein, et qui parfois
faisaient penser à des Amazones 51. Les «Hellènes» apparaissaient encore comme des éleveurs
redoutables, un genre de cyclopes, comme des guerriers invincibles 52, tandis qu’ils appelaient
les ruines des temples antiques des «écuries helléniques» 53. Cependant, «ils moururent petit à
petit et disparurent, car ils mangeaient tellement que la terre ne suffisait plus à les nourrir» 54.
Le nom d’«Hellène», assurément, n’était pas inconnu des réayas hellénophones, villageois et
petits bourgeois des Balkans, et il ressort que son sens était positif. Positif toutefois comme les
traditions mythiques populaires, des légendes concernant des hommes perdus qui se
confondaient peut-être avec les bons génies des montagnes et les esprits bienfaisants. Les

49
Ioannis Th. Kakridis, Les Grecs anciens dans la tradition grecque moderne populaire, Athènes 1997
(grec).
50
Ibid., p. 17-23.
51
Ibid., p. 23-24.
52
Ibid., p. 30-31.
53
Ibid., p. 41.
54
Ibid., p. 33-34.

12
«Hellènes», donc, avaient quitté la réalité historique des villageois pour rejoindre les mythes
populaires. Ce glissement signifie que pour les réayas chrétiens villageois, les «Hellènes»
constituaient une idée lointaine, étrangère à ce qu’eux-mêmes étaient, une appellation dans
laquelle ils ne pouvaient se reconnaître, et à laquelle ils pouvaient encore moins s’identifier.
Les villageois hellénophones avaient incorporé le régime de vassalité, tandis que dans leur
réalité sociale, les éléments qui permettaient de les reconnaître entre eux étaient leur nom, leur
famille, leur petite région, et leur différenciation sociale, par exemple chefs de famille, ou
notables du village.
Pour résumer, les intellectuels grecs des Lumières qui apparaissent vers le début du XVIIIe
siècle spécifiquement comme instituteurs des sciences et de philosophie, mais surtout les plus
radicaux vers la fin du même siècle, sur la base de l’archéolatrie et de par leur rationalisme et
leur action éducative, provoquèrent une brèche idéologique décisive dans les identifications
traditionnelles établies pendant des siècles, une sorte de réorganisation du rapport de pouvoir
symbolique. Ils renièrent le statut de réaya et cherchèrent à faire passer au second plan toutes
les autres identités religieuses et locales. Ce qui dominait était l’identité «Hellènes». A elle
seule, cette identité renfermait l’idée de liberté et légitimait le droit naturel des réayas chrétiens
à celle-ci. Progressivement, à partir de 1780, un peu avant la Révolution française, cette idée se
transforma en idéologie politique. Et la Révolution française lui donna une énorme impulsion
et légalisation à la fois. Elle consolida un avenir pour les Grecs qui prit la forme d’organisation
de la valeur de la liberté dans le cadre d’un état grec en tant qu’état de droit. Dans le cadre
ottoman et sous la surveillance de l’Église orthodoxe, les idées nouvelles, les nouveaux types
de connaissances, les nouvelles formes d’organisation, d’expression et d’action, tout cela
tendait à se concentrer sur l’identité collective «Hellènes» et sur les droits politiques et humains
qui en découlent et qui étaient légitimés par l’histoire. Les hommes des Lumières, par
conséquent, façonnèrent la forme politique de la liberté de leur époque; celle-ci s’adressait à
des bourgeois qui s’étaient différenciés socialement, surtout les négociants et les marchands, et
elle ne concernait l’ensemble des populations des réayas hellénophones que potentiellement.
Néanmoins, la beauté que fait naître le mouvement des Lumières peut nous amener à la
réflexion comme quoi les intellectuels engendraient des idées qui, d’une certaine manière
inconsciente, éclairaient les autres classes sociales des réayas – idée répandue dans
l’historiographie grecque. A l’inverse de ce rapport esprit-société qui l’éclaire, si on repense les
termes d’un point de vue historique, le groupe des intellectuels doit être intégré dans une
analyse que je propose d’appeler conjoncture historique globale. Si l’idée de conjoncture est
bien connue, il reste à expliquer précisément ce que peut signifier son caractère global à
l’époque pour la population spécifique. Les tendances à former un groupe avant-gardiste,
lorsque celui-ci en était encore à ses prémices, au début du XVIIIe siècle environ, auraient pu
demeurer très faibles ou en tout cas limitées. Les intellectuels modernes grecs auraient pu, par
exemple, évoluer en un groupe de savants d’un genre nouveau, qui auraient servi, par leur
enseignement, les nouveaux besoins de connaissances de couches sociales de réayas
différenciées. Le fait qu’ils se trouvaient en relation constante et souvent en rapport étroit avec
les réseaux européens correspondants des Lumières ― en réalité ils en constituaient une
fraction ― fit que la Révolution française fonctionna, non pas comme un événement important
tel que la Révolution américaine, mais comme un catalyseur idéologique et politique, et put
influencer quelques années après sa naissance le courant radical au sein des Lumières grecques
55
. C’est la grande Révolution, je pense, qui renforça, légitima et multiplia l’essor de la

55
Vassilis Panayotopoulos, «La formation de la pensée politique moderne dans la Grèce du XIXe siècle»,
op. cit., et Dimitris G. Apostolopoulos, La Révolution française dans la société grecque sous domination turque.
Réactions de 1798, Athènes 1989 (grec). Voir également «L’Anonyme de 1789», K. Th. Dimaras éd. Les
Lumières Néohelléniques, op. cit.
13
dynamique préexistante des premiers intellectuels radicaux des Lumières grecques. Suivirent
les campagnes napoléoniennes, lesquelles, comme dans toute l’Europe et dans d’autres parties
du monde, répandirent non seulement les idées mais aussi les Sociétés des Amis qui aidèrent à
diffuser la république contre les monarchies diverses 56. Cependant, si les intellectuels grecs
purent se déployer grâce à l’énorme dynamique qui déferla sur toute l’Europe et ailleurs dans le
monde à partir de 1789 et pendant vingt cinq ans environ, c’est aussi parce que d’autres
groupes sociaux de réayas, dans un temps historique différent et parmi d’autres raisons, avaient
déjà commencé à créer, pour leur compte, le besoin de se distinguer d’une certaine façon du
despotisme théocratique, de révéler la force que peu à peu ils avaient concentrée pour finir par
émerger comme une société nouvelle et relativement indépendante. Les négociants des Balkans
et des îles de la mer Égée et, parmi eux, les puissants financiers grecs à Constantinople, à
Salonique, Jannina et ailleurs dans l’Empire, commencèrent à se déployer vers la fin du XVIIe
siècle grâce à la conjoncture économique méditerranéenne qui favorisa surtout les régions
balkaniques et de la mer Égée 57. A partir des années 1740 et grâce au développement
commercial, un nouveau groupe social se développa initialement à Missolonghi au sud-ouest de
la Grèce centrale, celui des marchands armateurs, qui surent entrevoir et exploiter en temps
opportun et au plus haut degré les conditions favorables au commerce maritime et qui avant la
fin du siècle dominèrent dans le commerce de la Méditerranée orientale et de la mer Noir avec
l’Europe 58. Et ils se transformèrent en une élite puissante de capitalistes aux consciences
sécularisées et aux besoins politiques particuliers. Quelque chose d’analogue eut lieu avec la
deuxième vague de la diaspora marchande grecque à partir de la seconde moitié du XVIIIe
siècle. Les marchands des régions balkaniques se déployèrent énergiquement dans de
nombreux centres méditerranéens, européens et russes du marché international 59. Ce
déploiement des réayas capitalistes fut le résultat de la même conjoncture économique, mais
aussi de la protection pour chaque sujet ottoman qui pratiqua le commerce avec tel ou tel état
européen, clause qui était prévue dans presque tous les accords entre différents états européens
et l’Empire ottoman 60. Des Grecs et d’autres marchands des Balkans déferlèrent dans des
villes-centres des marchés européens pour élargir leurs activités commerciales ou tout
simplement pour chasser des occasions. Ces groupes influents, le monde des négociants grecs
et plus généralement des Balkans, renforçaient leur puissance économique et sociale en
bâtissant des alliances et des coopérations avec leurs homologues européens. Ils construisaient
des réseaux pour intensifier le développement de leurs opérations de négoce. Et, comme nous

56
Adamantios Koraïs, Que doivent faire les Grecs en les présentes circonstances? Dialogue entre deux
Grecs habitants de Venise après avoir appris les illustres victoires de l’Empereur Napoléon, Venise, 1805 (grec).
Au sujet de l’influence de la Révolution française sur les populations surtout slavophones des Balkans voir Michel
Vovele (dir.), «L’image de la Révolution française», Congrès mondial pour le bicentenaire de la Révolution,
Sorbonne
57 6-12.VII.1989, t. II/2, Pergamon Press, 1989.
Traian Stoianovich, «Conquering Balkan Orthodox merchant», Journal of Economic History, t. 20/1960.
Pour la production agricole voir Spyros I. Asdrachas, Histoire économique grecque, XVe-XIXe siècle, t. I, p. 168-
197, 289 et suiv, Fondation Culturel du Pireos Banque, Athènes 2003, (grec), et pour les Iles Ioniennes voir Nikos
E. Karapidakis, in ibid., p. 270-288. Vassilis Kremmydas, Marine marchande grecque 1776-1835, 2 vols.,
Archives historiques de la Banque Commerciale de Grèce, Athènes 1985 (grec).
58
Georgios Léondaritis, La marine marchande grecque 1453-1850, p. 37-62, Athènes 1981 (grec), et
spécifiquement pour Missolonghi voir Katerina Papakonstantinou, «Malta and the Rise of the Greek Owned Fleet
in the 18th Century», in Mediterranean Maritime History Network, Messina-Taormina, 4-7 May 2006,
(http://home.um.edu.mt/medinst/mmhn/academic_programe.html).
59

Traian Stoianovich - Olga Katsiardi-Hering, «Commerce intérieur et étranger. Centres, réseaux,


sources», in Spyros I. Asdrachas et al., Histoire économique grecque, op. cit., p. 446-481 (grec).
60
Idem.
14
l’avons vu, ce sont ces réseaux qui permirent l’émergence du courant grec des Lumières, et
c’est grâce à eux qu’il put se consolider en tant qu’élément indigène dans les sociétés d’origine
des intellectuels et des marchands des Balkans. Mais ce développement dynamique des groupes
négociants aurait parfaitement pu demeurer sans prolongements, et s’en tenir au plan
commercial et à une activité culturelle limitée aux besoins des négociants. N’est-ce pas là ce
que soutenait un certain nombre de Phanariotes? Ce qu’apporta l’action des intellectuels des
Lumières qui était déployée au nom des valeurs de la modernité tout au long du XVIIIe siècle,
et qui prendra une forme concrète avec le courant radical, était un espace culturel et ensuite
idéologique auquel pouvaient s’identifier des fractions des sociétés montantes des négociants;
s’affranchir du despotisme théocratique pouvait être satisfait seulement par la voie de la
modernité et de la liberté, en somme l’idéologie libérale de l’époque. Les négociants, du moins
ceux qui pouvaient le comprendre, en avaient l’exemple sous les yeux. C’était leur associé
européen, et en général la liberté et spécifiquement celle du commerce qu’ils pouvaient
observer en Europe. Les besoins de ces groupes de négociants, c’était cette dimension de la
liberté que les plus instruits d’entre eux, manifestement, adoptaient. Pour réfléchir en termes de
contradiction fondamentale, je propose que les groupes de négociants prirent conscience du fait
que, quel que fût le degré d’ascension sociale qu’ils pourraient atteindre, quelle que fût la
puissance économique qu’ils pourraient acquérir, quoi qu’ils fissent pour étendre leur action
économique au niveau européen, ils demeuraient des réayas, des sujets vassaux, soumis à
l’exercice du pouvoir volontariste de l’État ottoman et au contrôle, idéologique et en partie
économique étouffant de l’aristocratie ecclésiastique orthodoxe 61. Comment développer et
assurer dans ces conditions la puissance qu’ils accumulaient?
La prise de conscience du statut social par les marchands grecs était alimentée par la crise du
pouvoir de l’État ottoman. Malgré le fait que l’activité commerciale, terrestre et maritime, était
légalisée par les Ottomans, tandis que la plupart des bateaux appartenant aux négociants grecs
battaient pavillon ottoman 62, le système de pouvoir ottoman montrait des signes de crise, qui
ne cessaient de s’aggraver tout au long du XVIIIe siècle. Cette crise n’était pas tant
économique, comme il a été soutenu, ni ne résultait de la relative réduction géographique de
l’Empire. Elle était d’abord une crise politique qui se résume dans l’affaiblissement
idéologique et administratif, ou simplement dans l’efficacité en perte de vitesse du pouvoir de
contrôle du sultan sur toute l’échelle hiérarchique de l’État 63. L’état fédéral que tendait à
devenir l’Empire ottoman au XVIIIe siècle permettait à chaque dignitaire ottoman d’exercer le
pouvoir selon ses vues politiques particulières 64. Les tendances séparatistes de très hauts
dignitaires comme Ali pacha, Mohamed Ali, Pasvanoglou pacha d’une part, le soulèvement des
Serbes en 1803-1805, l’opposition ouverte des ayans ottomans sont les cas connus les plus
importants, car ils accentuaient les oppositions envers le pouvoir central de l’Empire et
légalisaient un régime de mode d’exercice de pouvoir envers les populations assujetties dont
tous les abus s’étendaient à de nombreux

61
Voir Suraiya Faroqhi, «Coping with the central state coping with local power: Ottomans regions and
notables from the Sixteenth to the early Nineteenth Century», in F. Adanir - S. Faroqhi dir., The Ottomans and the
Balkans. A Discussion of Historiography, Brill 2002.
62
Gelina Harlaftis - Sophia Laiou, «Ottoman state policy in mediterranean trade and shipping, c.1780 -
c.1820: The rise of the Greek-owned merchant fleet», dans Mark Mazower dir. Networks of Power in Modern
Greece. Essays in Honor of John Campbell, C. Hurst and Co Publishers, London, 2008.
63

Yusuf Hakan Erdem, «The Greek Revolt and the end of the old Ottoman order», in Petros Pizanias dir.
The Greek revolution of 1821. A European event, op. cit.
64
Robert Mantran, «L’État ottoman au XVIIIe siècle: la pression européenne», in Robert Mantran dir.,
Histoire de l’Empire ottoman, Fayard, Paris, 1989.

15
échelons de l’administration périphérique 65. Cette iniquité qui accompagne la crise du pouvoir
en question est analysée et stigmatisée par l’Anonyme grec de 1789 avec une lucidité
exceptionnelle mais aussi par le plus important intellectuel des Lumières grecques Adamantios
Koraïs dès 1803, ainsi que par l’Anonyme de la Nomocratie en 1806 et d’autres encore 66. Le
point culminant de cette iniquité, dans le quotidien des puissants réayas, dans les villes surtout,
se traduisait par les nombreux actes de violence et arbitraires des corps des janissaires qui
s’adonnaient, au détriment des conquis, aux vieilles pratiques de pillage. Ce régime aggravé
déboucha sur une crise accrue de légitimation. La société politique ottomane, l’Église
orthodoxe et les Phanariotes, selon toute apparence, perdaient l’avantage de l’agrément d’une
partie des élites dirigeantes locales des réayas qui, à leur tour, influençaient les sociétés locales
avec la grande force économique qu’ils accumulaient. Je soutiens que la domination ottomane
se transformait graduellement tout au long du XVIIIe siècle quant à la perception des élites
grecques montantes à la conquête de leurs territoires ancestraux. Vers la fin du siècle, le régime
de la conquête en général commença à être contesté, et cette contestation, avec l’action des
intellectuels des Lumières, tendait initialement à se durcir pour finir par énoncer et propager
une alternative radicale comme la seule réaliste.

Si on porte un regard macroscopique sur les tendances historiques, on peut dire qu’autant les
élites des réayas grecs ― négociants, armateurs et notables des îles, intellectuels et kotzabachis
du Péloponnèse ― décuplaient leur puissance (indépendamment l’une de l’autre) et se
différenciaient du point de vue culturel et idéologique tout au long du XVIIIe siècle, autant
l’État ottoman perdait de sa cohérence et de son efficacité de contrôle pour arriver, vers la fin
du même siècle et au début du suivant, à des conditions d’iniquité accrue. Les causes de la
perte de cohérence du système de domination ottomane était la montée de diverses puissances
intérieures de l’Empire qui s’exprimait par la fronde des ayans, le séparatisme des quelques
hauts dignitaires périphériques, et, sur la base des sociétés, par les pratiques de pillage exercées
par les corps des Janissaires. Dans ce cadre, la contradiction fondamentale qui nourrissait
spécifiquement la radicalisation idéologique des fractions des élites de réayas grecs se situait
entre l’importante puissance qu’ils avaient progressivement acquise surtout durant le XVIIIe
siècle, et leur statut de réayas. Et ce fut celle-ci même qui constitua la force motrice de la
Révolution, multipliée par le droit des «Hellènes» à la liberté. Toutefois, le point culminant de
cette conjoncture ne fut pas la Révolution, mais la création en 1814 et l’influence au sein des
élites grecques de l’organisation dite Philiki Hétairia. La Philiki Hétairia constitua le champ
d’alliance politique de différentes fractions des élites grecques, lesquelles possédaient des
formes de puissance variées qui s’étaient radicalisées et qui furent amenées, par différentes
causes concrètes, à un choix commun: celui de leur affranchissement par une solution politique
globale 67. Trois ans après la fondation de la Philiki Hétairia commença la préparation
consciente de la rupture avec l’ensemble du système de pouvoir ottoman, sans toutefois une
conception commune concernant la forme d’état qui suivrait la rupture. Cette rupture, en tout
cas, commença en mars 1821.

65
Pour une brève analyse, voir Guy Lemarchand, « Éléments de la crise de l'Empire ottoman sous Sélim III
(1789-1807) », Annales historiques de la Révolution française, 329/ juillet-septembre 2002,
(http://ahrf.revues.org/720). Pour les transformations de l’État ottoman, voir C.V. Findley, Bureaucratic reform in
the
66 ottoman Empire. The Sublime Porte 1789-1822, Princeton, 1980.

Adamantios Koraïs, Mémoire sur l’Etat actuel de la civilisation dans la Grèce, Paris, 1803, et K. Th.
Dimaras, «L’Anonyme de 1789», op. cit.
67
Voir Vassilis Panayotopoulos, «The Filiki Etairia», op. cit.
16
Diagramme 2
Les membres de la Philiki Hétairia suivant leur statut social avant l’engagement dans
l’organisation (1.681 personnes. Pourcentage annuel)

Source. Base de données prosopographiques sur la Révolution grecque – Philiki Hétairia, op. cit.

Une révolution subversive et coordonnée.

La Révolution des Grecs est probablement la première des révolutions modernes menée avec
succès qui se déclara sur la base d’un plan élaboré d’avance par une organisation politique,
plan qui comprenait un lieu et un moment de départ 68. Ceci signifie que, au plus haut degré de
la conjoncture politique et sociale que j’ai mentionnée, la Révolution débuta à partir d’un sujet
politique organisé, la Philiki Hétairia, et ensuite grâce à la dynamique de soulèvements
spontanés. De fin mars jusqu’à fin juin 1821 ont été déclenchées cinquante neuf révoltes
locales, lesquelles étaient réparties dans des régions allant de la Macédoine jusqu’à la Crète en
passant par la mer Égée, le Péloponnèse etc 69. A ces régions en révolte correspondent quarante
trois comités locaux préexistants de l’organisation Philiki Hétairia, et bien sûr d’autres révoltes
qui furent provoquées spontanément par les premières opérations effectuées avant et après juin

68

Vassilis Panayotopoulos, «Le début de la guerre d’Indépendance dans le Péloponnèse. Une datation des
actes», Actes du VIe Congrès International d’Études du Péloponnèse, t. III, septembre 2000 (repr.) (grec).
69
Les premiers révoltes et batailles font l’objet d’une liste bibliographie énorme. Ici je préfère rappeler le
premier livre écrite pour la Révolution grecque par le philhellène Edward Blaquiere, The Greek Revolution; Its
origin and progress, p. 95-114, G. and W. B. Whittaker, London 1824.

17
1821 70. Les objectifs de la Révolution, parfois contradictoires, ses valeurs et son mot d’ordre
essentiel «La liberté ou la mort» suivirent le modèle français. La Révolution avait d’emblée
comme objectif primordial d’organiser et de fonder politiquement la liberté dans le cadre (et
avec les présupposés institutionnels) d’un état indépendant de type national. Cependant, les
différentes fractions des élites qui constituèrent dorénavant le commandement de la Révolution
avaient des intentions diverses et, comme nous le verrons plus loin, souvent antagonistes en ce
qui concerne le genre d’état et de régime auxquels ils aspiraient. Et même si les aspirations des
membres de la Philiki Hétairia transparaissent dans l’étendue géographique des premiers
soulèvements, par la force des choses toutefois, l’étendue du territoire de l’état était une
question déterminée par le rapport des forces donné chaque fois. Et ce rapport était toujours
particulièrement défavorable aux Grecs, aussi bien par rapport à l’Empire ottoman qu’en ce qui
concerne les puissances politiques européennes de l’époque, toutes absolument négatives face
aux insurgés.
Les questions qui naissent pour comprendre la Révolution de 1821 sont nombreuses. Il me
serait impossible de les exposer toutes 71. L’événement révolutionnaire grec n’a été étudié en
réalité que de façon fragmentaire. Et surtout, dans l’esprit de la plupart des chercheurs mais
aussi de la population en général, dans l’éducation scolaire et à l’occasion de chaque
commémoration annuelle, le phénomène révolutionnaire est occulté par une rhétorique par trop
téléologique 72. Je vais mentionner certains points de référence afin de faciliter une réflexion
plus claire en ce qui concerne la Révolution des Grecs. Les pensées que suscite l’étendue
limitée des insurrections de la population, dont la plupart furent provoquées par des cadres de
la Philiki Hétairia, nous amènent à une caractéristique particulière qui traverse toute la durée
de l’insurrection. Je me réfère au fait que la Révolution fut entièrement subversive, autant aux
frontières balkaniques de l’Empire ottoman qu’au plan de la géopolitique européenne mais
aussi de l’ordre idéologique tels qu’ils avaient été établis par le
Congrès de Vienne 73. Et, en même temps, malgré les guerres civiles et les autres conflits
internes incessants entre les groupes dirigeants, la Révolution fut dès le début coordonnée,
surtout en ce qui concerne le contrôle de la population. Il est évident que sa caractérisation en
tant que subversive renvoie à l’intention expresse de renverser l’ordre politique et idéologique
existant, ottoman et ecclésiastique, et de créer un état national indépendant. D’un point de vue
idéologique, le caractère subversif de la révolution plaça les élites et les populations qui la
menèrent sur toute sa durée au centre de l’idéologie politique éclairante et libérale européenne,
surtout dans sa version radicale, et les pratiques de la fraction radicale des leaders, surtout
durant la guerre civile, se référaient au Jacobinisme. C’était une révolution contre la tyrannie
ottomane et l’obscurantisme ecclésiastique, pour rétablir les droits naturels, c’est-à-dire la
liberté organisée dans le cadre institutionnel d’un état national indépendant. Elle voulait aussi
bouleverser l’équilibre géopolitique qui avait été décidé par les puissances européennes après la
défaite de Napoléon. Je pense que ce furent là les principaux moteurs qui poussèrent les

70
Voir la géographie des révoltes in Histoire de la Nation Néohellénique, p. 104-105, t. 12, Athènes 1975,
et les réseaux géographiques des comités locaux de la Philiki Hétairia in Base de données prosopographiques sur
la Révolution grecque – Philiki Hétairia, op. cit.
71
Pour certaines réflexions générales voir Vassilis Panayotopoulos, «Sur la question nationale: critères et
déviations», Ta Historika, f. 26/2007. Vassilis Kremmydas, «Défendre la foi et la patrie. Propositions
méthodologiques pour l’étude de 1821», Théorie et Société. Revue des sciences de l’homme, t. 5/juin 1991 (grec).
Dionysis Makriyannis, Examen sociologique de 1821, Athènes 1985 (grec)
72
Pour une analyse critique de la narration officielle voir Nikos V. Rotzokos, Réveil et naissance de la
nation. Orlofika et historiographie grecque, Athènes 2007 (grec).
73
L’analyse historique et géopolitique d’un home d’état est toujours intéressante. Henry Kissinger, A
World Restored: Metternich, Castlereagh and the Problems of Peace 1812-22, Weidenfeld & Nicolson History
2000.
18
groupes européens de solidarité à se tourner vers tout mouvement libéral dans le monde afin
d’agir, dès les premiers mois de 1821, presque exclusivement pour la cause grecque. Et c’est là
qu’éclata le mouvement, si créatif et si important du point de vue politique et culturel, du
Philhellénisme 74. Ce surprenant mouvement élargit d’une façon spectaculaire l’influence de la
cause grecque qu’avait créée le mouvement des Lumières grecques. Je crois que ce même
mouvement, à part l’apport solidaire au niveau militaire, technique, économique et le soutien
politique et diplomatique, recréa en multipliant les modèles idéaux que les Lumières grecques
avaient imaginés pour la Grèce pendant des décennies avant la Révolution. Il suffit de rappeler
les tableaux d’Eugène Delacroix et un nombre interminable de gravures, de poèmes divers
comme ceux de Byron et surtout de Persy Shelley et finalement L’hymne à la liberté de
Dionysios Solomos qui a été traduit depuis sa publication dans plusieurs langues européennes
75
.
La qualification de «coordonnée» en ce qui concerne la Révolution n’est pas évidente. Je
propose de la considérer en tant que telle, étant donné que la Révolution grecque, plus
précisément ses chefs, visaient directement la formation d’un état, et qu’en même temps ils ont
contrôlé de manière très rapide et efficace tous les soulèvements locaux, même les révoltes
populaires les plus dynamiques comme celles des îles de Samos, d’Hydra et de l’Arcadie. Et ils
les ont placés de multiples façons au service des aspirations révolutionnaires. Autrement dit,
nous n’avons pas, dans le cas grec, de phénomènes analogues, du même ordre que ceux de
l’insurrection du peuple parisien en juillet 1789, que ce soit avec les soulèvements des paysans
français de la même année, ou antérieurement, lors de la Révolution anglaise avec la tendance
des Levellers. Bien que la question soit particulièrement importante, la Révolution n’eut
qu’accessoirement un caractère de subversion sociale populaire, elle fut avant tout une
révolution politique et idéologique libérale organisée et guidée par cette coalition d’élites des
réayas grecs qu’on a vu se former avec l’organisation appelée Philiki Hétairia. Et cette
coalition se transforma en direction politique tout au long de la Révolution. Peut-être que le fait
que les mêmes élites qui étaient établies historiquement ont formé une coalition révolutionnaire
et ont pris la charge politique de la Révolution explique le contrôle efficace et rapide des
soulèvements populaires.
Je pense que par rapport au caractère politique de la Révolution, certaines réflexions relatives à
la pauvreté des moyens institutionnels au début de l’insurrection s’imposent. Les formes
d’organisation sociale et d’établissement des rapports de pouvoir, que les Ottomans avaient
empruntées des empires précédents et réimposées au début avec l’aide de l’aristocratie
ecclésiastique orthodoxe, n’avaient jamais été remises en question au fil des siècles avant la
période des Lumières.

74

Gilles Pécout, «Révolution grecque: le moment de la fondation des politiques méditerranéennes de


solidarité?» in P. Pizanias, La Révolution grecque de 1821, op. cit.
75
Liana Theodoratou, «“Another Athens”: Shelley’s Hellas and the reinvention of Modern Greece», in
Petros Pizanias dir. The Greek revolution of 1821, op. cit.
19
Tableau 2
Composition sociale des Assemblées suivant le statut d’appartenance avant la Révolution
(Pourcentages pour 851 membres sur un total de 1.258)

1ere 2eme 3eme 4eme 5eme


1821-1822 1823 1826-1827 1829 1831
Négociants 4,7 6,5 9,6 6,3 10,7
Négociants 27,6 14 13,5 22 19,3
armateurs
Intellectuels 18,8 4,2 5,6 10,4 5,4
Kotzabachis
(Notables du 32,7 41,4 48,1 36,6 31,7
Péloponnèse)
Ex Armatoles et
capitaines de 4,7 17,1 7,8 17 24
Souliôtes et
Maniâtes
Clergé 9,4 9,6 8,1 2,4 1,4

Divers 2,1 7,2 7,3 5,3 7,5

Source. Base de données prosopographiques sur la Révolution grecque – Assemblées nationales, op. cit.

La Révolution, réalisée dans le cadre d’un immense empire, avec comme éléments
déterminants les caractéristiques locales de l’organisation sociale en règle générale à petite
échelle, présentait la particularité d’avoir des sociétés locales souvent antagonistes à l’intérieur
des régions libérées, et qui devraient être unifiées par le biais d’institutions étatiques et
politiques, lesquelles devraient être créées ex nihilo. Encore, par opposition avec les
Révolutions française et anglaise, l’ennemi ici était un conquérant étranger, qui parlait une
autre langue et qui était d’une autre religion. Ainsi, la liberté des Grecs devenait aussi
l’affranchissement de la population d’un conquérant. Les données institutionnelles de départ
sur lesquelles s’appuya la Révolution étaient donc, dans leur ensemble, très rudimentaires 76.
Malgré cela, avec une rapidité étonnante et une efficacité encore plus surprenante, les chefs de
la révolution surent former, à un certain degré, des institutions étatiques avec lesquelles ils
incorporaient les populations des régions qu’ils libéraient. Je crois que nous pourrions résumer
ces institutions en quatre catégories générales:
- La première de ces institutions est la fiscalité. C’est même l’institution qui va de soi et il
s’agissait simplement d’inclure dans l’Administration provisoire les mécanismes fiscaux
ottomans existants 77. Du peu de témoignages provenant de notre recherche, il ressort que
c’étaient souvent les mêmes personnes au niveau local qui affermaient les impôts avant et
durant la guerre d’Indépendance 78. Avec la différence fondamentale que mécanisme fiscal et

76
Nikos Théotokas - Nikos Kotaridis, «Les institutions de la domination ottomane et la Révolution
grecque», idem (grec). Voir aussi Spyros I. Asdrachas, «Les communautés sous la dominations ottoman», Ta
Historika, f. 5/1986 (grec).
77
Syméon Bozikis, «The Political Demarcations and the Tax Mechanism During the Greek Revolution of
1821»,
78 in P. Pizanias dir., The Greek Revolution of 1821, op. cit.
Idem.
20
affermeurs fonctionnaient désormais dans le cadre de l’Administration provisoire des insurgés
et souvent comme trésoriers locaux de l’État qui payait directement les combattants sous le
contrôle d’un éphore régional nommé par l’Exécutif 79. L’ancienne structure fiscale, donc,
servait d’autres buts, radicalement différents, que dans le passé.
- La deuxième institution est celle de l’autorité de la loi et la garantie assurée par
l’Administration provisoire 80. La formation d’un état de droit, bien que forcément imparfait et
avec de nombreuses rétrogressions, semble avoir été dès le début de la deuxième année de la
révolution largement approuvée par la population. Cette reconnaissance peut être évaluée, entre
autres, sur la base des milliers de pétitions pour des affaires privées que des habitants des
régions libérées adressaient à l’Administration provisoire, centrale et périphérique. Étant donné
que le système judiciaire ottoman ainsi que le pouvoir du clergé et des notables locaux s’étaient
effondrés, les habitants de régions libérées s’adressaient aux représentants administratifs et
politiques de la Révolution afin de résoudre les différends ordinaires. Que pour les douze
premiers mois, on compte des centaines de pétitions concernant des empiétements de lots par
un voisin, des vols, des viols, des dots qui n’étaient pas rendues après divorce, etc. 81. A cela on
doit ajouter non pas les importantes donations qui étaient offertes par les grands marchands
grecs de la diaspora, ni la flotte commerciale des armateurs marchands qui était transformée en
flotte de guerre, mais les milliers de toutes petites sommes d’argent offertes par des Grecs
surtout à l’exécutif de la Révolution 82.
- La troisième institution est l’armée. Dans les troupes étaient incorporés non seulement les ex
armatoles, désormais soldats et chefs de troupes irrégulières, mais aussi chaque belligérant. Dès
le début du printemps de 1822, le vote du premier budget de l’état prévoyait presque
exclusivement des dépenses pour les salaires et l’approvisionnement de l’armée 83. Et presque
un mois plus tard fut promulguée la loi sur le traitement des soldats de la milice, irréguliers et
du corps régulier, ainsi que de la cavalerie et de la flotte, des corps militaires qui ressemblaient
à une armée nationale 84.
- La quatrième institution est l’introduction du système représentatif de gouvernance politique
et les droits politiques qui découlent de la Constitution Provisoire votée par la première
Assemblée nationale durant janvier 1822. Ceux-ci furent appliqués immédiatement après la
première Assemblée nationale, et pleinement en ce qui concerne le droit d’élire et d’être élu.
Des droits politiques, donc, accordés à tout citoyen masculin adulte (de l’âge de 25 ans), des
élections avec des candidatures plus ou moins libres, dans le cadre d’un système électoral
simple. On élisait les représentants des assemblées nationales ― hormis pour la première ― et
ce même dans des conditions de lourde défaite, comme lorsque Ibrahim eut pris possession de
presque tout le Péloponnèse. Je pense qu’il s’agit là du mécanisme par excellence d’intégration

79

80 Ibidem.
Voir G. D. Dimakopoulos, L’organisation administrative durant la Révolution grecque, 1812-1827.
Contribution à l’histoire de l’Administration grecque, Athènes 1966 (grec).
81
Voir des lettres adressaient à l’administration révolutionnaire dispersées aux Archives de la régénération
nationale,
82 Chambre de Députés de la République Hellénique, t. 1 et 2, Athènes 1971 (grec).
Voir Panagiotis V. Dertilis, «Contribution a l’histoire financière du combat de 1821», in Annuaire
Scientifique de l’École Industrielle de Salonique, p143-146, t. III, 1970-71, Salonique 1971. Durant la guerre
civile et le siège de Missolonghi les collectes de fonds en France pour les Grecs insurgés ont totalisé 800.714
francs et dans le reste de l’Europe 769.791 francs, idem, p. 149 ( grec).
83
Andréas Mamoukas, Sur la renaissance de la Grèce. Collection de Constitutions, Lois et d’autres actes
officiels
84 dés 1821 jusqu'à 1832, t. II, p. 110, Le Pirée 1839 (grec).
Idem.
21
politique de la population dans la Révolution. Pour comprendre la grande importance de
l’introduction de ce système de représentation politique, je répète qu’il s’agit de
l’établissement, et ce à un niveau généralisé, des droits politiques de la population masculine
presque sans présupposés au regard de la fortune personnelle des ayants droit civils. Ce n’est
qu’en écartant les fictions sur les communautés indépendantes et auto-administrées des Grecs
durant la période ottomane qu’on peut comprendre la grande importance de la transition
historique réalisée avec la consécration des droits politiques. Les réayas chrétiens s’étaient
symboliquement mués en Hellènes durant la période des Lumières, et à partir de la deuxième
année de la révolution ils s’établirent en citoyens grecs.
Le caractère coordonné de la Révolution s’étendait cependant aussi à la politique étrangère. Le
commandement révolutionnaire, d’un côté, ne faisait aucun cas du statu quo imposé par le
Congrès de Vienne sur le continent européen, étant donné que la revendication d’un état
national indépendant constituait en elle-même un important bouleversement géopolitique dans
la Méditerranée orientale. Et, au même moment, les chefs de la révolution appliquaient
scrupuleusement, surtout dans les combats navals, le droit international de l’époque dès la
première année: ils abolirent l’esclavage, et la flotte grecque chassait les marchands d’esclaves
de toutes nationalités, comme s’ils gouvernaient d’ores et déjà un état indépendant bien établi
et internationalement reconnu 85. Je suppose que ces résultats étaient le fruit d’une mobilité
extrêmement accrue de tous les cadres et même des grands chefs politiques de la Révolution,
mobilité institutionnelle pour chacun d’eux, et simultanément géographique.

Les élites au niveau de la haute direction politique

Le contrôle de la population malgré les renversements révolutionnaires devait être le résultat


de la composition sociale de la direction politique de la révolution. En tête de la révolution fut
formée une coalition entre représentants des élites dirigeantes, négociants, armateurs,
intellectuels, notables du Péloponnèse, et une partie du haut clergé de la région, les armatoles et
les chefs de deux sociétés guerrières locales de structure clanique, les Maniates au sud-est du
Péloponnèse et les montagnards Souliôtes de la région d’Épire. Les intérêts communs étaient
d’abord politiques, au sens large du terme, c’est-à-dire des intérêts de potentat, et en second
lieu ils constituaient un cadre plus général de convictions idéologiques communes. Et, comme
nous l’avons déjà dit plus haut, la coopération entre eux commença à se structurer au niveau
politique avec la création de la Philiki Hétairia en 1814. Elle se consolida, initialement, surtout
entre négociants, armateurs et intellectuels, et à partir de 1817-1818 ces deux catégories
commencèrent à initier un nombre toujours croissant d’importants représentants des autres
élites. Cependant, la Philiki Hétairia, comme nous le montre le diagramme précédent,
demeurait essentiellement une organisation de négociants, d’armateurs et d’intellectuels.
Rappelons à nouveau qu’il s’agit d’une alliance politique de fractions des élites, alliance dont la
cohésion n’était pas forcément liée à des intérêts économiques communs. En revanche, les
intérêts de pouvoir politique, bien qu’ils ne fussent pas identiques, semblent avoir été
convergents. Répondant à des motivations divergentes, des fractions radicalisées des élites en
question réalisèrent une transition. A travers la fondation de la Philiki Hétairia elles évoluèrent,
de réayas socialement et économiquement puissants, en une sorte d’entente politique secrète
révolutionnaire. Et ce furent ces mêmes réayas qui, commençant la Révolution en tant que

85

Krateros M. Ioannou, Politique étrangère et droit international pendant la guerre d’Indépendance,


Athènes - Komotini, 1979 (grec).

22
membres et dirigeants de la Philiki Hétairia, finirent par prendre le commandement politique
de la Révolution 86. Nous connaissons les exhortations adressées par le clerc radical et
professeur à l’Université de Pise Ignace de Hongrie-Valachie au chef du gouvernement
révolutionnaire Alexandros Mavrokordatos afin que la Révolution n’apparaisse pas aux yeux
des gouvernements des puissants états européens comme un mouvement de carbonari, c’est-à-
dire de rebelles sociaux de tendance jacobiniste. Et nous en avons la confirmation dans les
mémoires de bon nombre de combattants, comme par exemple du grand chef militaire
Théodoros Kolokotronis. Je pense toutefois qu’à partir du moment où, avec le début de la
Révolution furent établis des Conseils de la Révolution, dix mois plus tard l’Assemblée
nationale et tout de suite après les corps Législatif et Exécutif, il est évident que la Philiki
Hétairia n’avait plus de raison d’être. Ceci en ce qui concerne les structures de l’organisation
elles-mêmes. Beaucoup de ses membres et de ses cadres, toutefois, s’y trouvaient lors de la
révolution et organisaient les institutions politiques révolutionnaires.
A partir du printemps de 1821, les premières institutions politiques mises en place par ces
dirigeants furent les conseils révolutionnaires locaux et périphériques avec des attributions
politiques complètes 87. Les groupes de pouvoir correspondants, historiquement parlant, de
chaque région, soit individuellement, soit à plusieurs, directement ou par l’intermédiaire de
représentants, participaient en majorité à chaque conseil révolutionnaire. Le Sénat de Messénie
était sous le contrôle des notables Maniates, et le Sénat péloponnésien était contrôlé par les
kotzabachis du Péloponnèse.
Il en fut de même en ce qui concerne la Grèce continentale occidentale à partir d’août 1821,
lorsque le chef de file libéral de la Philiki Hétairia Alexandros Mavrokordatos l’organisa en
conseil périphérique, avec des chefs de troupes irrégulières, surtout les Souliôtes, des ex
armatoles et les notables, surtout de la ville de Missolonghi. La Cour suprême jouait le même
rôle en Attique, région qu’avait prise en charge l’intellectuel libéral Théodoros Négris, ainsi
que les assemblées des îles maritimes etc. Ce qui est remarquable est qu’à la tête de chaque
régime local fut placé exclusivement un haut cadre de la Philiki Hétairia. Même les
kotzabachis du Péloponnèse, les plus intolérants vis-à-vis de toute autorité autre que la leur,
acceptèrent comme président du Sénat péloponnésien un étranger, le Phanariote Dimitrios
Ypsilantis, ancien officier de l’armée russe. Les régions, donc, se soulevaient et créaient des
organes politiques locaux, lesquels se regroupèrent très rapidement en conseils interrégionaux
d’organisation de la révolution. C’était là la logique, même pour les notables des îles maritimes
très soucieux du contrôle de leur population de marins et d’artisans, lesquelles îles conservaient
tout de même un certain degré de coordination entre leurs flottes pour les besoins de la guerre
navale.

86
Voir Pétros Pizanias, «Révolution et Nation. Une approche historico-sociologique de la guerre
d’Indépendance», in V. Panagiotopoulos dir, Histoire du Néohellénisme 1770-2000, t. III, op. cit. (grec).
87
A. Daskalakis, Les organismes locaux de la Révolution de 1821 et la Constitution d’Épidaure, Athènes
1966, où les textes fondateurs de presque toutes les réglementations provisoires (grec).

23
Diagramme 3
Les membres de la Philiki Hétairia sur le total des membres des Assemblées nationales
1821 - 1832

50%

45%

40%

35%

30%

25%

20%

15%

10%

5%

0%
1821 Conseils 1ere Assemblée 2nd Assemblée 3eme Assemblée 3eme1827 (en 4eme Assemblée 5eme Assemblée 5eme 1832 (en
Nat/le 1821-22 Nat/le 1823 Nat/le 1826 continuité) Nat/le 1829 Nat/le 1831 continuité)

Source. Base de données prosopographiques sur la Révolution grecque – Membres des Assemblées nationales,
op. cit.

Les groupes les plus excentriques, en ce qui concerne leurs propres objectifs au regard de la
Révolution, furent ceux qui se révélèrent en même temps déterminants pour le combat terrestre,
à savoir les chefs des troupes irrégulières du Péloponnèse qui furent constituées par des ex
armatoles et renforcées par le recrutement de paysans. Ces groupes armés combattaient selon
leur jugement, en cherchant à vaincre ici et là des corps ottomans afin de satisfaire leurs
propres visés. Ainsi les rapports entre ces chefs (capitaines) étaient régis par des rivalités pour
le contrôle des butins 88. Cette logique d’introversion qui guidait l’action des capitaines de
troupes irrégulières – surtout du Péloponnèse –, ajoutée au très grand fossé culturel qui les
séparait des principes directeurs de la révolution et de la modernité, les isolait d’emblée de tout
projet politique central, tandis que souvent ils étaient ouvertement hostiles au commandement
politique de la révolution 89. Les conseils locaux commencèrent à perdre de leur vigueur avec la

88
Pour les antagonismes entre les capitaines voir le récit d’un contemporaine ; Nikolaos Kassomoulis,
Mémoires de la Révolution des Grecs, 1821-1833, introduction I. Vlachoyannis, prologue Emm. Protopsaltis,
Athènes 1968 (grec).
89
Dionysis Tzakis, «Les événements polémiques. Les évolutions sur les fronts de la guerre 1822-1824»,
Histoire du Néohellénisme 1770-2000, t. III, op. cit. (grec).
24
création des institutions politiques nationales à partir de janvier 1822. L’élection du corps
Législatif et du corps Exécutif suivit la Constitution Provisoire votée par la première
Assemblée nationale en janvier 1822.

Tableau 3
Composition sociale de l’Exécutif 1822-1827 (Suivant leur statut avant la Révolution)
1821 – 1824 1824 - 1825 1825 - 1827

Négociants 14% 17% 22%

Intellectuels 14% 11% 8%


Notables du 28% 26% 24%
Péloponnèse
Armatoles et chefs
des Maniâtes et 6% 7% 6%
Souliôtes
Clergé 6% 8% 12%
Notables armateurs 16% 16% 15%
des îles
Divers 16% 15% 13%
Source. Base de données prosopographiquew sur la Révolution grecque – Exécutif, op. cit.

L’amenuisement progressif des compétences de ces conseils locaux et périphériques au


profit des organes politiques centraux de la Révolution présupposait une conciliation entre les
élites qui dirigeaient la Révolution. Et celle-ci dut être assurée par la participation des
personnes les plus puissantes de chaque élite sociale, ou de leurs représentants, à la formation
des nouvelles institutions politiques centrales, c’est-à-dire au commandement politique
révolutionnaire institutionnalisé.
La composition sociale du corps Exécutif reproduit assurément non pas les analogies en
pourcentages, mais la structure de l’alliance politique qui fut réalisée, comme nous l’avons vu
plus haut, avec la Philiki Hétairia de 1814 à 1821. Les membres et les cadres de cette
organisation révolutionnaire, mais aussi la stratégie de coopération entre les élites grecques
dirigeantes qui caractérisait l’organisation, se retrouvèrent dans tous les organes politiques
supérieurs de la Révolution, à l’exception des ministères cruciaux comme ceux de la guerre, de
l’intérieur et de la flotte mais aussi des présidences de ces organes politiques. Et ces postes
directeurs étaient contrôlés en règle générale par d’anciens Philikoi radicaux, presque
exclusivement des intellectuels et des armateurs notables des îles maritimes. La présidence et la
vice-présidence du corps Exécutif constituaient des postes d’une importance politique décisive.
Le président du corps Exécutif contrôlait toute l’action en cours sur presque tous les fronts, les
questions militaires et économiques du combat, et en même temps exerçait la politique
étrangère.

25
Tableau 4
Présidents et vice-présidents de l’Exécutif 1821 – 1827
Suivant leur statut avant la Révolution

1824 – 1825
1821 – 1824 Scission de l’Exécutif. Début et fin de 1825 – 1827
la guerre civile

Exécutif des Exécutif légal


«antipatriotes »
Présidents A. Mavrokordatos Th. Kolokotronis
(Intellectuel chef de (Chef de l’armée - G. Kountouriotis - G. Kountouriotis
file libéral de la irrégulière du (Grand armateur
Révolution) Péloponnèse) notable de l’île - A. Economou
d’Hydra - Libéral) (Intellectuel
K. Deligianis (Haut libéral)
notable du
Péloponnèse central)
Vice-
Présidents -A. Kanakaris -P. Mavromichalis – P. Botassis – P. Botassis
(Intellectuel libéral) (Chef des notables (Armateur notable
Maniâtes) de l’île d’Hydra – - G. Botassis
-I. Orlandos Libéral) (Armateur notable
(Armateur notable de l’île d’Hydra
de l’île de Spetses - Libéral)
Libéral)

-Th. Vresthenis
(Évêque )

Source. Base de données prosopographiques sur la Révolution grecque – Exécutif, op. cit.

Comment pouvons-nous définir le genre de coalition qui rassemble le commandement


révolutionnaire? S’agissait-il d’une sorte de coopération qui, au lieu d’être vue comme une
organisation unifiée, pourrait être interprétée comme une coalition politique entre les élites en
place? Vu l’importance limitée des intérêts économiques communs parmi les groupes
dirigeants de la révolution, et étant données également les grandes différences culturelles (et
bien entendu idéologiques) entre certains d’entre eux, nous devons nous interroger sur le
niveau auquel cette coalition du pouvoir révolutionnaire était politiquement unifiée. Posons la
question de façon plus directe. Je soutiens que le point d’unification était le contrôle des
praesidia de toutes les institutions politiques supérieures et des trois ministères cruciaux pour
les combats et la politique extérieure. C’est de ces places influentes qu’étaient souvent prises en
commun les décisions des assemblées générales, bien davantage encore celles du corps
Législatif et pour la plus grande part celles du corps Exécutif. De plus en plus, d’année en
année, ce furent les intellectuels, les armateurs des îles ― surtout les Hydriotes et Spetsiotes
―, avec pour alliés les négociants ainsi que d’autres alliés isolés parmi les autres groupes de la
coalition, autrement dit tous ceux qui représentaient du point de vue idéologique la tendance
des radicaux libéraux, qui occupèrent ces positions, tournés vers les modèles européens et qui
visèrent la création d’un état de type national. Mis à part le niveau politique et institutionnel, il
existe un autre niveau qui unit les membres des différents groupes dirigeants des insurgés: il
s’agit de l’idéologie politique de l’époque, à savoir la liberté et l’auto-définition commune de

26
tous en tant qu’«Hellènes». Je me réfère ici à l’idéologie politique des révoltés dont la liberté et
l’identité «Hellènes» furent les valeurs fondamentales de référence collective. L’identité
«Hellènes» devait être la valeur la plus évidente, et elle fonctionnait assurément comme le
miroir de la reconnaissance mutuelle de tous les membres dirigeants de la coalition
révolutionnaire, comme un fluide unificateur. Mais qu’en est-il de la liberté?

Les trois sens politiques de la liberté et la forme de l’état

Nous aurions rompu les relations avec la réalité historique si nous prétendions que la liberté,
avant la révolution, était l’affaire de toutes les populations grecques assujetties. Cependant,
l’idée de liberté, probablement tout comme l’identité «Hellène», dut connaître avant la
révolution une diffusion sociale plus large que celle contenue dans les limites décrites par les
élites des négociants radicalisés et des intellectuels. C’est d’ailleurs ainsi que s’explique la
composition sociale de la Philiki Hétairia. Je pense toutefois que le sens politique de la liberté
devrait être examiné au pluriel. Chaque élite dirigeante qui entrait dans la composition du
commandement révolutionnaire avait une histoire en soi qui lui permettait de comprendre la
liberté d’une façon bien particulière, dans un sens souvent complètement différent de celui des
autres élites 90. De la simple rébellion des armatoles, en passant par le régionalisme primitif des
Maniâtes et les désirs séparatistes des kotzabachis du Péloponnèse, et en suivant la libre
pratique du commerce pour arriver à la signification totalement nouvelle de la liberté
qu’avaient conçue les intellectuels, on peut dire que cette valeur fondamentale avait au moins
trois acceptions. Comment pouvons-nous comprendre quelque chose d’aussi subjectif que le
sens que donnait à la liberté chaque élite? Je pense que pour fonder des hypothèses, nous
devons insister sur l’action à la base de laquelle était créée la force spécifique qui caractérisa
chaque élite, à savoir sur le moyen dont chacune disposait, comme le capital commercial, les
privilèges dont jouissaient les kotzabachis en tant que pouvoirs locaux plénipotentiaires, et qui
assurait à chacune d’elles sa puissance. C’est sur cet objet de l’action que se concentre ce que
l’on appelle intérêt, mais dans son sens large, et non pas dans le sens économiste du terme.
Commençons par les négociants. Avec une tradition d’exercice du négoce ou simplement du
commerce qui remontait au milieu du XVIIe siècle, les négociants pratiquaient pour une grande
part une activité conçue rationnellement et ils l’exerçaient avec une certaine liberté. Bien que
leurs capitaux, tout comme parfois leurs vies, d’ailleurs, étaient à la disposition de
l’environnement ottoman, ils pouvaient réfléchir et faire des plans concernant l’horizon
économique européen, avec leurs propres critères. Pour rappeler un exemple, les grands
négociants de Constantinople, sur leur propre décision, avaient adopté le code napoléonien du
commerce pour leurs échanges en français, dès sa publication dans les premières années du
XIXe siècle. On peut donc à juste titre supposer que la perspective de la liberté que servaient de
mille façons les érudits des Lumières pouvait être perçue, et que les négociants pouvaient
l’assimiler à leur propre exercice du commerce et au vaste horizon de pensée correspondante
qu’exigeait la gestion de leurs capitaux. Et ceci devait être valable aussi bien pour les
négociants de la diaspora que pour les grands négociants de l’Empire, mais aussi pour les
négociants armateurs des îles. En ce qui concerne ces derniers, il faut aussi compter avec le
libre déplacement maritime comme une expérience directe d’action indépendante, agressive qui
plus est lorsqu’ils forçaient les blocus durant le temps de la Révolution française et des guerres
napoléoniennes à leur propre profit. Il ne serait pas exagéré de supposer, tout en étant

90
Nikos Théotokas, «La révolte de la nation et le génos orthodoxe. Commentaires sur les idéologies de la
guerre d’Indépendance», in N. Théotokas - N. Kotaridis, L’économie de la violence. Pouvoirs traditionnels et
modernes dans la Grèce du XIXe siècle, Athènes 2006 (grec).

27
conscients du caractère tout relatif de la généralisation, que dans ces groupes s’était formé un
type d’individu qui s’accordait avec la conception moderne de l’individualité 91. Par
conséquent, nous pouvons supposer, de façon presque certaine, que leur idée de la liberté était
très proche de la signification moderne du terme (90).
Les kotzabachis du Péloponnèse, eux aussi, depuis la guerre entre Venise et l’Empire
ottoman pour la conquête du Péloponnèse vers la fin du XVIIe siècle concevaient la liberté
comme le résultat de leurs efforts d’affranchir leur région du cadre étatique ottoman 92.
L’affermissement de leur propre pouvoir en tant que pouvoir indépendant était la question
principale pour la plupart des notables du Péloponnèse, surtout les plus puissants 93. Il s’agissait
d’archontes locaux dont l’horizon social ne devait pas dépasser les limites de leur région
élargie. Leur richesse, également, dépendait totalement du lieu sur lequel chacun d’eux régnait.
Et les structures patriarcales de leur pouvoir étaient coordonnées avec de nombreux éléments
plus anciens des communautés villageoises qu’ils contrôlaient 94. Avec un certain nombre de
dignitaires du clergé, à travers divers compromis avec le pacha du Péloponnèse du moment, ils
avaient politiquement unifié la région qu’ils gouvernaient et tenté, en tant que dépositaires des
Ottomans, de façon répétée, de la libérer, tantôt avec les Vénitiens durant la reconquête du
Péloponnèse a la fin du XVIIe siècle, tantôt avec les Russes durant la guerre russo-turque de
1768-1774. Leur dernière tentative avant la Révolution eut lieu lors des guerres napoléoniennes
en 1807, cette fois-ci avec l’empereur français. C’est également ainsi que conçurent la liberté
les capitaines maniates, structure de pouvoir primitive, qui déjà avant la guerre russo-turque en
1774 cherchèrent à détacher leur région de l’Empire, dans le but de faire du Magne un
protectorat russe, mais sous leur propre administration (92). Les guerriers montagnards
Souliôtes, de leur côté, en Épire, étaient arrivés à une autre forme de séparation. Société locale
de guerriers et d’éleveurs de quatre villages montagnards organisés socialement en structures
de clans parallèles, avec à sa tête un conseil de chefs militaires (proto-capitaines), ils avaient
réussi à contrôler les régions alentour, à les affranchir de l’autorité ottomane en imposant aux
populations les mêmes conditions que celles dictées par les Ottomans, mais à leur propre profit,
jusqu’à ce qu’Ali pacha anéantisse leurs forces en 1803 pour reprendre le contrôle de la
région95. Il y a donc, dans ces groupes aussi, une forte tradition séparatiste mais qui n’a pas été
exprimée tout au long de la Révolution, peut-être parce que les Souliôtes, après leur défaite,
avaient quitté pour la plupart leurs villages d’Épire pour revenir comme guerriers de la
Révolution, mais cette fois en Grèce centrale et très fidèles au commandement politique.
Ce sont ces traditions qui constituèrent les supports politiques et idéologiques dans tout ce
que les intellectuels grecs des Lumières entendaient par liberté. Et les adaptations du sens
politique de la liberté à ces longues traditions ne pouvaient que transformer en bonne part son
sens moderne.
Il y avait aussi les armatoles, lesquels avaient de petites attributions de «gendarmes» dans le
contrôle de passages routiers encaissés, attributions concédées par des dignitaires locaux

91
Pétros Pizanias, «Révolution et Nation», p. 38-42, op. cit. Sur cette question voir le parallèle français in
Jacques Guilhaumou, «La modernité politique de la Révolution française», in Transitions politiques et culturelles
en Europe méridionale (XIXe – XX siècle), Mélanges de la Casa de Velasquez, Nouvelle série, p. 22-25, t. 36-
1/Madrid
92 2006.
93 Pétros Pizanias, «Révolution et Nation», p. 42-46, op. cit.
Voir Giorgos V. Nikolaou, «La famille Deliyannis. Un exemple de notables chrétiens du Péloponnèse
central XVIIIe – début du XIXe siècle», in G. V. Nikolaou, Études d’histoire d’espace du Péloponnèse. Du milieu
e
du
94 17 siècle jusqu'à la création de l’État néohellénique, Athènes 2009.

Martha Pylia, Les notables moréotes, fin du XVIIIe, début du XIXe siècle, fonctions et comportements,
thèse de doctorat, Sorbonne, dir. Spyros I. Asdrachas, Paris, 2001
95
Pour l’histoire de Souliôtes voir Vasso D. Psimouli, Souli et Souliôtes, Athènes 1998 (grec).
28
ottomans. Ici, il n’y a pas de tradition autonomiste, si ce n’est celle de petit groupe armé
commandé par un chef nommé capitaine. Ces armatoles, quand ils n’étaient pas assignés à
exercer des fonctions de gardiens de l’ordre, opéraient des descentes dans les régions en tant
que klephtes, et semaient la panique parmi quelques villages afin d’obliger les dignitaires
ottomans ou encore les notables des villages des réayas à leur confier la surveillance de celles-
ci, autrement dit à les nommer officiellement armatoles sur les dépenses de la population locale
96
. Il s’agissait du type de révolte archaïque bien localisé afin de renégocier l’incorporation aux
échelons les plus bas de l’État ottoman. Dionysis Tzakis a étudié, comme exemple, le cas d’un
puissant armatole et du réseau de petits armatoles qui s’était constitué autour de lui sur un
rapport patriarcal qui fait penser à des rapports de vassalité, mais informel. Par le biais de ces
réseaux, le puissant armatole exténua l’étendue géographique de son influence. Mis à part
l’armatolik, la région contrôlée, la seule solution alternative pour ces hommes était de s’enrôler
en tant que mercenaires dans différentes armées, dont celle des Anglais dans les îles Ioniennes,
celle d’Ali pacha d’Épire et d’autres 97.
Enfin, il y avait aussi les membres du clergé. Ce groupe (si on exclut les Phanariotes) était
d’une façon ou d’une autre peu nombreux, autant dans la Philiki Hétairia que sur l’ensemble
des cadres politiques et militaires de la Révolution. Cependant, malgré son importance réduite,
il nous faut encore le diviser en deux au vu des rôles différents exercés par ses différents
membres. Il y a les exclus de l’aristocratie ecclésiastique orthodoxe, comme l’évêque Ignace de
Hongrie-Valachie professeur à Pise, les membres du bas clergé, d’habitude diacres mais avec
une éducation supérieure, comme Théophile Kaïris, Anthème Gazis, Benjamin de Lesvios et
d’autres, qui étaient en réalité des intellectuels des Lumières et qui, idéologiquement,
embrassaient le jacobinisme politique. Citons comme exemple le prêtre Grigorios Dikaios
(Papaflessas) qui, en tant que membre de l’Exécutif comme ministre des Affaires intérieures en
1823 écrivait dans une encyclique adressée à la population des Cyclades que les nations qui
fondent leur unité sur la religion sont des nations barbares 98. Il y avait aussi quelques rares
membres de l’aristocratie ecclésiastique, comme l’évêque métropolite de Patras Germanos et
l’évêque de Messénie Théodoritos, dont le radicalisme politique et l’indifférence vis-à-vis de
l’Église officielle (mais non pas forcément de la foi) reste à interpréter 99. Peut-être que
l’identité «Hellène» était pour ces derniers si forte qu’elle parvint à écarter l’importance de
l’Église. Et à l’écarter à tel point que le très influent évêque Germanos se retrouva, en 1822, à
la tête de la mission qui devait demander de l’aide au Vatican en échange de la soumission des
Grecs orthodoxes à l’autorité du pape des catholiques 100.

96

Nikos G. Kotaridis, Révolution traditionnelle et guerre d’Indépendance, p. 21 et suit. Athènes 1993.


Spécifiquement pour la région de Roumélie, voir Svetlana Ivanova, «Varos: the Elites of the réaya in the Towns
of Rumeli, Seventeenth-Eighteenth Centuries» in Antonis Anastassopoulos (dir.), Provincial Elites in the Ottoman
Empire, op. cit.
97
Dionysis Tzakis, Le système des armatoles, réseaux de parenté et État national. Les provinces
montagneuses d’Arta dans la première moitié du XIXe siècle, thèse de doctorat, Université Panteion, Athènes
1997 (grec).
98
99 Yannis Kordatos, Histoire de la Grèce moderne, t. II, p. 293-295, Athènes 1957 (grec).

Pour informations biographiques de deux évêques voir Fotiou X. H. Fotakou, Biographies des hommes
du Péloponnèse. Clergé, militaires, politiques ayant pris part au combat révolutionnaire, Athènes 1888. Voir
aussi Pinelopi Stathi, «Provincial Bishop of the Orthodox Church as Members of the Ottoman Elite (Eighteenth-
Nineteenth Centuries)», op. cit.
100
Krateros M. Ioannou, Politique étrangère, op. cit., p. 51-58.

29
Il nous faut admettre, à mon avis, que les élites qui composèrent la Philiki Hétairia et par la
suite le haut commandement révolutionnaire constituaient, de par leur histoire, au moins trois
mondes distincts. Trois mondes évidemment pas tout à fait étrangers entre eux, et pas
forcément non plus sans contacts, ne serait-ce que de manière indirecte. Par exemple, certains
kotzabachis était bien cultivés; ils avaient soutenu le fonctionnement de quelques écoles dans
leur région et même les archaïques capitaines maniates envoyaient presque toujours un de leurs
enfants faire des études dans une université européenne. Cependant, je soutiens qu’il s’agit de
trois mondes au moins avec des différences culturelles qui avaient des conséquences,
différences qui provenaient surtout de leur position dans le système ottoman et de leur façon de
créer et de reproduire historiquement cette position. A quelle relation de cohésion et/ou de
divergences de leurs aspirations révolutionnaires pouvaient arriver ces trois mondes?
Les différences, surtout idéologiques, entre les élites dirigeantes de la Révolution étaient
importantes. En voisinage géographique mais formées dans un cadre bien différent, les élites
constituèrent historiquement des autorités locales (comme les kotzabachis, les armatoles et les
capitaines Souliôtes et Maniâtes) ou centrales plénipotentiaires pour tous les orthodoxes de
l’empire et assuraient l’administration pour le compte des Ottomans (comme l’aristocratie du
clergé par le biais du Patriarcat d’Istanbul) et, à travers les pouvoirs qui leur avaient été
conférés, renforcèrent leur propre puissance. Il s’agissait donc de groupes dont la puissance
était historiquement établie par le système de pouvoir ottoman et dépendait étroitement de
celui-ci 101. Les autres élites grecques, les négociants qui exerçaient leur activité sur terre et sur
mer ― à part le fait qu’ils étaient détenteurs de capitaux (et non pas de simples richesses
monétaires, comme c’était le cas des kotzabachis et du clergé), ce qui faisait d’eux une
puissance particulièrement mobile et socialement exigeante ―, ainsi que les notables des îles,
tous négociants armateurs, étaient largement indépendants de la domination ottomane, mais ce
uniquement en tant que négociants, et non pas en tant que réayas. Bien sûr, le groupe qui
bénéficiait du plus grand degré d’autonomie par rapport à la souveraineté ottomane et à l’Église
orthodoxe était celui des intellectuels qui d’habitude se trouvaient la moitié de leur temps en
Europe, et c’étaient les intellectuels qui constituèrent le fer de lance de l’idéologie politique de
la liberté. Les élites qui avaient un rapport avec le commerce et la pensée, novateurs de par leur
constitution, n’eurent pas besoin de renier ce qu’ils étaient pour prendre part à la Philiki
Hétairia et à la révolution. Au contraire. Leurs intérêts, dans la définition large du terme,
l’adoption de l’identité «Hellène» avec tout ce qu’elle impliquait d’un point de vue culturel,
leurs exigences intellectuelles et leur position sociale, en un mot leur existence sociale en tant
que tout, faisaient du renversement du despotisme ottoman et de l’obscurantisme
ecclésiastique, pour les plus radicaux d’entre eux, une condition de leur propre «existence et
indépendance politique», comme l’écrivait Alexandros Mavrokordatos dans son avant-propos à
la Constitution provisoire de la première Assemblée nationale à Épidaure en janvier 1822.
Je propose, donc, de songer qu’il existait chez les élites dirigeantes de la révolution trois
formes générales de radicalisme, avec des nuances diverses suivant des personnes dont nous ne
parlerons pas ici. Ces trois choix radicaux comportaient entre eux des différences significatives.
Le radicalisme des kotzabachis, des membres du clergé et des aristocraties locales armées dont
les armatoles, était obligatoirement empreint du pouvoir fondé sur la domination familiale et
individuelle qu’ils détenaient de longue date avant 1821, quand il ne s’agissait pas directement
de structures patriarcales du temps perdu dans l’histoire, comme c’était le cas pour les
Souliôtes et les Maniates. En outre, il comportait un fort régionalisme acquis, inhérent au type
de pouvoir de ces archontes et patriarches locaux. Ceci était également valable pour les évêques
en activité, en activité même au début de la Révolution. Ceux-ci, bien que membres d’une
aristocratie s’étendant à presque tout l’Empire, avec parfois des contacts et des relations avec

101
Pétros Pizanias, «Révolution et Nation», op. cit.
30
les églises d’Europe, fonctionnaient finalement, en raison de leur position épiscopale, en tant
qu’archontes ecclésiastiques locaux. Je soutiendrai que ces groupes ne se préoccupaient pas
tant de la liberté, encore moins de la forme politique de son organisation dans l’État, que de
délivrer les réayas du régime auquel ils étaient soumis. C’était là leur plus grand souci. Au
contraire, pour les classes de négociants et les intellectuels, soit les bourgeois grecs, libération,
affranchissement, liberté et état national constituaient un tout indivisible, l’objectif à atteindre
dans tous ses paramètres. La puissance économique des négociants et l’influence idéologique
des intellectuels leur donnaient les moyens d’affirmer leur autorité sans trop dépendre du
système ottoman. Ainsi, non seulement ils n’avaient pas à remettre leur position sociale en
question pour secouer le joug du réaya, mais au contraire, leur position sociale elle-même les
conduisait à rechercher la liberté dans sa forme alors la plus achevée.
Enfin, pour ce qui est des armatoles, peut-on dire qu’ils avaient une perspective de définition
de la liberté (avant d’être entraînés dans le tourbillon du processus révolutionnaire et de
changer radicalement leur vision) susceptible de dépasser le caractère local de leur volonté
d’autonomie? Si nous en jugeons par la double relation d’Odysséas Androutsos en tant que
général de la révolution et en même temps interlocuteur, au nivau individuel, avec les
Ottomans (exécuté sur ordre d’Alexandros Mavrokordatos), ou par celle, analogue, de
Georgios Karaïskakis (condamné à mort par le tribunal institué par A. Mavrokordatos à
Missolonghi et amnistié à condition de devenir chef des irréguliers de la Grèce centrale), mais
aussi par les actes de détournement des revenus de l’administration grecque de la part de
différents chefs militaires locaux, la révolution constituait, pour les armatoles, un soulèvement
visant à renégocier leur place dans le système de pouvoir ottoman et alternativement dans l’État
grec émergent 102. Non pas bien sûr pour tous, on a déjà mentionné que les Souliôtes étaient
toujours attachés à la légalité politique. Mais au début, avant que la disparité de leurs propres
succès en tant que chefs d’armes les pousse vers la nouvelle valeur de la liberté et des
institutions politiques de la nation naissante, avant de devenir, pour beaucoup à leur insu, une
partie de la nation eux-mêmes, la liberté ne signifiait pour la plupart d’entre eux que
l’extension de leur puissance, leur souveraineté sur leur région, comme l’avaient réalisée les
Souliôtes avant d’être défaits par Ali pacha. Les armatoles, et avec eux les chefs militaires du
Péloponnèse, constituaient plutôt le troisième horizon de la liberté, la perception la plus
primitive de soi et des autres.
Les groupes porteurs de ces trois visions politiques de la liberté font leur entrée dans la
Révolution en conservant leurs différences. Si, pour les intellectuels, clercs et laïcs, et pour les
négociants en général la liberté signifiait liberté de tous les Grecs, cette perspective conduisait
immanquablement à la stratégie de l’état national indépendant et démocratique. En un mot, la
liberté pouvait politiquement devenir réalité, pour tous les Grecs, dans le cadre et les termes
institutionnels d’un état national, de l’état typique fondé durant la Révolution française. Pour
les aristocraties locales armées et pour les kotzabachis, la liberté signifiait essentiellement
l’affranchissement de l’étendue géographique où ils exerçaient de père en fils leur pouvoir et
les privilèges dus à leur noblesse, la soustraction de leur région à la tyrannie des Ottomans
hétérodoxes afin de la contrôler, eux, les notables chrétiens et leurs compatriotes villageois,
tous «Hellènes» 103. Enfin, pour les armatoles devenus à partir de 1821 chefs de troupes
armées, la liberté était identifiée avec la puissance de chacun d’eux, c’est-à-dire avec le pouvoir
autonome de chaque chef de troupes irrégulières et des groupes alliés correspondants 104. En ce

102
103 Pour les cas les plus intéressant voir Dionisis Tzakis, Georgios Karaïskakis, Athènes 2009 (grec).

Nikos V. Rotzokos, Révolution et guerre civile en 1821, p. 65 et suit. Athènes 1997 (grec).
104
Dionysis Tzakis, «From Locality to Nation State Loyalty: Georgios Karaiskakis During the Greek
Revolution», in P. Pizanias dir., The Greek Revolution of 1821, op. cit

31
qui concerne les quelques dignitaires de l’aristocratie ecclésiastique orthodoxe en activité,
surtout les évêques du Péloponnèse et de la Grèce centrale, la question demeure sans réponse.

La guerre civile comme processus d’homogénéisation du sujet révolutionnaire

Commençons par l’hypothèse que l’idéologie antidynastique, mais aussi la référence collective
unique à l’identité «Hellènes», liait assurément les membres de la Philiki Hétairia. Mais les
membres de l’Hétairia entretenaient entre eux des relations qui renvoient davantage à un réseau
informel qu’à une structure organisationnelle compacte strictement hiérarchisée, comme les
organisations révolutionnaires du XXe siècle. Encore, au niveau des commissions
périphériques de cette organisation ― comme celle, décisive, du Péloponnèse ―, se
retrouvaient des cadres à la physionomie sociale et culturelle identique, lesquels ne semblaient
pas communiquer très souvent avec des membres d’autres groupes sociaux ou d’autres régions,
étant donné que les réseaux de l’organisation s’étendaient de la Russie du sud et de l’Europe
centrale surtout aux Balkans et aux îles de la mer Égée et jusqu’à quelques villes en Italie du
nord 105. Ainsi donc, même la participation d’un assez grand nombre de personnes à la Philiki
Hétairia n’avait pas la durée temporelle requise, ni même ce que nous pourrions appeler
l’osmose organisationnelle et idéologique susceptible d’homogénéiser à un certain degré les
différences idéologiques existant entre elles. Ainsi, le fossé culturel et idéologique qui séparait
les armatoles des intellectuels, les négociants cosmopolites du régionalisme des kotzabachis,
tout comme le mépris social qu’affichaient ces derniers pour leurs gardes du corps armés,
comme par exemple celui du très puissant kotzabachi du Péloponnèse Kanellos Deliyannis
pour le simple garde du corps devenu le chef militaire par excellence Théodoros Kolokotronis,
demeuraient entiers au moment de l’éclatement de la Révolution. Ces différences, les fossés qui
existaient entre les élites déjà dans les premiers mois de la révolution, finirent par se creuser
aussi au plan de la stratégie. Nous sommes donc loin d’une action du commandement
révolutionnaire dictée par une volonté homogène, et ce malgré les victoires des Grecs durant
les premières années de la Révolution. Au contraire, comme nous l’avons déjà dit, il était
logique que chaque élite prérévolutionnaire qui prit la direction du combat conserve son propre
horizon, les objectifs particuliers qu’elle s’était fixés dans le passé en tant que groupe de
pouvoir local. D’un autre côté, le fossé entre les élites particulières qui dirigeaient la
Révolution n’a pas été comblé par la division des tâches de l’action. Je veux dire par là que
même l’entreprise évidente de la guerre, au début, par les chefs militaires irréguliers, exigeait
des conflits parfois sévères afin que l’action militaire n’ait pas lieu au profit de chaque
capitaine; pour qu’elle commence progressivement à obéir à un tracé politique central, l’action
militaire devait être soumise aux planes politiques de la révolution 106.

Bien que les interprétations précédentes correspondent à la réalité historique, elles conservent
néanmoins le caractère unilatéral de l’analyse structurale. Si nous nous limitons à la structure
des rapports, alors beaucoup de données cruciales de l’histoire nous échapperont, et nous ne
pourrons pas saisir la dynamique du phénomène révolutionnaire concret. Comme il a été dit par
les philosophes, les actes des hommes, quelle que soit l’organisation et la méthode qu’ils
suivent pour atteindre leur but, continuent d’avoir leur dynamique historique propre. Autrement
dit, il faut compter avec la règle de l’hétérogénéité de fin, à savoir, si on préfère, avec les tours
échafaudés par l’histoire derrière notre dos. Et ces tours se manifestent au plan de l’action.

105
Base numérique de données prosopographiques - Philiki Hétairia, op. cit., et Vassilis Panayotopoulos,
«The
106 Filiki Etairia», op. cit.
Nikos V. Rotzokos, Révolution et guerre civile, p. 65-87, op. cit.

32
Ainsi, les résultats initialement escomptés par les acteurs prennent une autre tournure. Et c’est à
travers cela que nous pouvons comprendre la dynamique historique, c’est-à-dire
l’indépendance ― relative du moins ― des effets de l’action par rapport aux visées des sujets
qui l’exercent.
Nous pouvons repérer et suivre le principe de cette hétérogénéité de fin dès les premiers mois
de la révolution. Les premières toutes petites mais nombreuses victoires des chefs militaires du
Péloponnèse et de la Grèce centrale, l’impressionnante transformation du contrôle marchand de
la mer Égée par les îles maritimes en contrôle militaire naval, jusqu’à la première grande
victoire qui était politiquement organisée avec la chute de Tripoli, capitale du Péloponnèse et
siège du pacha en septembre 1821, aboutirent à quelque chose de bien plus important que ce
qu’escomptait personnellement chaque chef de troupes irrégulières qui essayait d’étendre sa
puissance par le biais du siège 107. Les succès navals et les victoires des chefs guerriers
établirent la conviction des populations que les Grecs pourraient vaincre les Ottomans malgré
la très grande différence quant au rapport de forces 108. Et, plus important encore, les mêmes
victoires des forces irrégulières créèrent un terrain fertile pour la politique. Ainsi, des
intellectuels tels que l’organisateur de l’Assemblée nationale et ensuite chef de l’Exécutif
Alexandros Mavrokordatos, ou Dimitrios Ypsilantis, chef politique du Péloponnèse, ou encore
Théodoros Négris, responsable politique de la région de l’Attique, les bourgeois des îles ainsi
que certains évêques qui aspiraient à la formation d’un état national, parvinrent, sur le terrain
défriché par les succès militaires, à organiser la première Assemblée nationale. Cette première
institution politique centrale de la nation émergeante vota la Constitution provisoire d’Épidaure
en établissant les règles de base pour tous, aussi bien pour les chefs militaires politiquement
incontrôlés du Péloponnèse que pour une partie des armatoles de Roumélie avec en tête
Georgios Karaïskakis qui cherchait à se positionner à distance égale entre Grecs et Ottomans.
Après quoi, dans l’intervalle de temps qui s’étalait de la première Assemblée nationale jusqu’à
la défaite de Dramalis en été 1822, l’incendie du vaisseau amiral ottoman par les brûlots grecs
en octobre et le repoussement du premier siège de Missolonghi à la fin de l’année, s’ouvrit le
chemin de la deuxième Assemblée nationale. La convocation de la deuxième Assemblée
nationale à Astros en Cynourie au printemps de 1823 marqua la concrétisation d’un bond
politique prodigieux. Sur la base des prévisions de la Constitution provisoire d’Épidaure, les
représentants de la nation de la deuxième Assemblée furent élus par des sujets grecs masculins
adultes, non seulement des régions libérées, mais aussi sporadiquement des régions comme la
Crète, la Thessalie et le Dodécanèse, hors du contrôle des révolutionnaires 109. Ainsi, malgré le
fait que l’écrasante majorité des chefs militaires en tout genre n’avait qu’un rapport plutôt
lointain avec les idées modernes et libérales au sujet de la nation et de la liberté, leurs succès
militaires devinrent la courroie qui multiplia l’action organisationnelle et idéologique des
intellectuels et en général des citoyens bourgeois grecs de la révolution. La politique et le
commandement politique de la révolution s’étaient imposés dans les rapports de force latente
parmi les divers groupes du commandement révolutionnaire et avaient réussi à organiser les
structures étatiques fondamentales du nouvel état grec. Autrement dit, ils avaient introduit le

107
Yannis Kokkonas, «La narration d’un intellectuel commissaire politique sur le siège de Tripolitsa »,
communication
108 dactylographié, Journées d’histoire, Tripoli 2008.
Stefanos P. Papageorgiou, «Première année de la Liberté. Des principautés danubiennes à Épidaure»,
Histoire
109 du Néo-hellénisme 1770-2000, t. III, op. cit.
Il s’agit à la fois de révolutionnaires provenant de régions hors de la portée des forces grecques, mais
aussi de représentants de ces mêmes régions élus plus ou moins en secret afin de participer aux assemblées des
territoires libérés. Informations provenant de la Base de données prosopographiques sur la Révolution grecque –
Assemblées nationales, op. cit.
33
principe de la Loi, de l’égalité des droits et de la souveraineté populaire. Dès la deuxième
année de la révolution, les Grecs commencèrent à fonctionner en tant que citoyens 110.
Cependant, cela ne suffisait pas pour consolider définitivement comme objectif essentiel et
exclusif la formation d’un état national sur les modèles européens. La politique, et en
particulier la stratégie unifiée et son application sur tous les fronts, étaient la condition sine qua
non pour que la révolution ne dégénère pas en soulèvements et en autonomies locaux. Les
tentatives des hommes politiques du commandement révolutionnaire étaient essentiellement
renforcées par les batailles sur mer, mais en même temps elles tendaient à être anéanties par le
fait que la majorité des chefs militaires, en Roumélie et dans le Péloponnèse, ne connaissaient
rien d’autre que la guérilla à l’échelle d’un groupe de quelques centaines, et parfois même
seulement de quelques dizaines d’hommes. Toujours est-il que, dans tous les cas, à partir d’un
moment donné, les combats en Roumélie et surtout dans le Péloponnèse commencèrent à servir
les projets politiques du commandement révolutionnaire, pour autant que cela fût possible. Par
ailleurs, Alexandros Mavrokordatos, ce stratège politique de la Révolution, avait déjà entamé
une procédure pour obtenir des prêts de la part du marché privé de Londres, dans l’intention de
former une armée régulière qui serait entièrement contrôlée par l’Exécutif 111. Et cette action
menaçait directement, pour la première fois, la suprématie des chefs de troupes irrégulières,
elle était susceptible de les incorporer dans les plans militaires de l’aile libérale de la
Révolution.
Le second moment et le plus important de l’homogénéisation du groupe dirigeant en une
stratégie politique unique, celle de l’état national indépendant, avec des principes libéraux, fut
la grande guerre civile. Celle-ci eut lieu au nom de la volonté de la nation en 1824, un peu
comme à la période de la terreur de la Révolution française. La guerre civile éclata pour régler
un enjeu absolument crucial: État national indépendant ou hégémonies locales
péloponnésiennes semi-indépendantes sous domination ottomane, comme le désirait la Russie?
Les hommes politiques, cette fois avec pour protagoniste le médecin et ministre épirote de la
Guerre Ioannis Kolettis, et les forces rouméliotes et Souliôtes, s’imposèrent définitivement. Ils
obligèrent l’autre pôle, les puissants kotzabachis du Péloponnèse et Kolokotronis lui-même, qui
était à leur tête, à abandonner en grande part le régionalisme et l’idée de soustraire à la
Révolution le Péloponnèse afin de prendre à leur profit le contrôle de la région 112.

Les contradictions géopolitiques européennes, levier stratégique pour les Grecs

Trois horizons de liberté, divergences stratégiques, formes excentriques et/ou indépendantes


d’action politique et militaire réprimées par le biais de guerres civiles, régionalismes actifs, et
parfois détournements des revenus de l’Administration par de tout petits armatoles. Les deux
phases de la guerre civile eurent pour résultat, la première de mettre au centre du
commandement la politique, et la seconde de rendre définitive, en tant que choix exclusif, la
stratégie de l’état national et la domination correspondante, dans toutes les régions libérées, des
institutions de l’Administration révolutionnaire. La guerre civile de 1824-25 marqua la défaite
du noyau dur des kotzabachis du Péloponnèse et stigmatisa Kolokotronis comme rebelle contre
la nation. Entre-temps, le puissant armatole de la Grèce centrale Georgios Karaïskakis avait
définitivement intégré la révolution, et les chefs militaires Souliôtes et Rouméliotes obéissaient

110
Epaminondas K. Stassinopoulos, Partis et élections en Grèce, 1821-1985, p. 9-29, Athènes 1985 (grec).
111
Voir Georgios Spaniolakis, Observations, A Athènes 1840, et Andreas M. Andreades, Histoire des
emprunts effectués par la Grèce (les prêts de la Guerre d’Indépendance, 1824-1825), 1ère partie, A Athènes 1904
(grec).
112

Nikos V. Rotzokos, Révolution et guerre civile, op. cit.


34
pour beaucoup au commandement politique et s’étaient transformés en soldats de la nation 113.
De même que les insulaires avec leurs flottes ― ils faisaient du reste eux-mêmes partie du
commandement politique et étaient pour une grande part des idéologues libéraux. La fin de la
guerre civile constitua le point culminant de la domination de la stratégie politique de l’état
national, mais aussi le début de la défaite qui faillit conduire à l’anéantissement.
La plupart, peut-être, des historiens qui se sont penchés sur la Révolution grecque estiment
que la raison de la défaite, laquelle commença avec l’expédition d’Ibrahim pacha en 1824 et
son débarquement dans le Péloponnèse du sud-ouest en février 1825, et avec la descente opérée
par Rachid Mehmed pacha (dit Kioutachi) vers Missolonghi à la même période, fut justement
la grande guerre civile de 1824 (puisque la guerre civile divisa les Grecs et que la défaite
s’ensuivit...). Mais étant donné que cette interprétation réduit la Révolution aux fusils et à
l’héroïsme, et puisqu’elle est naïvement déterministe, je vais proposer une analyse différente.
Les succès des forces révolutionnaires durant les premiers mois étaient dus en partie au fait
que les Ottomans pensaient qu’il ne s’agissait que d’un soulèvement habituel de plus, de ceux
qui avaient pour but la renégociation des pouvoirs locaux délégués114. Pour cette raison, ils
considéraient que c’étaient quelques brigands, des agitateurs grecs insignifiants, qui
perturbaient le pays. Un pays qui se trouvait en bordure de l’Empire et qui n’avait pas priorité à
cette période. Car le sultan, alors, était confronté à un danger beaucoup plus important, Ali
pacha, et comme toujours aux menaces des Russes, lesquels, à l’occasion de la Révolution,
avaient proclamé une fois encore être les protecteurs des chrétiens orthodoxes, bien qu’ils
fussent radicalement opposés à toute version d’indépendance des Grecs. Ainsi, la Sublime
Porte, comme le faisaient dans ces cas tous leurs prédécesseurs depuis des siècles, punit les
responsables à la tête des réayas, le patriarche orthodoxe de Constantinople Grigorios V et
divers dignitaires phanariotes de la Porte, malgré le fait qu’ils fussent publiquement absolument
hostiles à la Révolution 115. C’était simplement là une pratique habituelle pour les dignitaires
qui échouaient dans leurs attributions, qu’ils fussent chrétiens ou Ottomans. Bien sûr, la
Sublime Porte comprit peu à peu qu’il ne s’agissait pas d’un soulèvement ordinaire, et elle
commença alors à organiser sa réaction. Bien que les archives ottomanes de la période soient
pour les historiens grecs inconnus, j’estime toutefois que pour la Porte, le danger qui provenait
de la Révolution commença à revêtir une grande importance politique, non seulement du fait
des succès des Grecs, mais aussi en raison des réactions internationales vis-à-vis des Grecs. La
première réaction provint du vieil ennemi de l’Empire ottoman, la Russie, et à sa suite de la
Grande-Bretagne. Examinons donc, dans l’ordre chronologique cette fois, les bouleversements
internationaux (européens) géopolitiques réanimés ou directement provoqués par la Révolution
grecque.
Le soulèvement des Grecs, comme je l’ai déjà dit, posait d’emblée des questions
géopolitiques. La Russie, bien que radicalement opposée à la Révolution, saisit l’occasion et,
dès l’été 1821, publia une note du Tsar dans laquelle elle se disait une fois encore la protectrice
des chrétiens dans les Balkans. De toute évidence, le Tsar avait à l’esprit la Moldo-Valachie,
comme le montre la guerre qui s’ensuivit. Au printemps 1823, les succès constants des forces
révolutionnaires grecques face aux Ottomans, mais aussi les pressions militaires continues de la
Russie vis-à-vis de l’Empire ottoman, devaient conduire la Grande-Bretagne à interdire aux

113
Dionysis Tzakis, Georgios Karaïskakis, p. 59 et suiv, op. cit.
114
Sükrü Iliçak, «The Revolt of Alexandros Ipsilantis and the Fate of the Fanariots in Ottoman
Documents», in P. Pizanias dir., The Greek Revolution of 1821, op. cit
115
Sia Anagnostopoulou, «La double lecture de la Révolution dans le cadre de la logique impériale de
pouvoir du Patriarcat de Constantinople. Du patriotisme ottomano-orthodoxe à l’irrédentisme grec» in Pétros
Pizanias dir. La Révolution grecque de 1821, op. cit.

35
vaisseaux anglais d’approcher tous les ports de la mer Égée et de l’Épire où les bateaux grecs
exerçaient un blocus réel dès l’automne 1822 116. Elle reconnut ainsi indirectement les Grecs en
tant que belligérants et, à l’opposé des Autrichiens et des Russes, se plaça en position de pays
neutre devant le conflit entre Grecs et Ottomans 117. Ce fut là la première action internationale,
certes indirecte, mais tout de même favorable aux Grecs. S’ensuivit un mouvement de la
Russie, sa réconciliation avec la Sublime Porte qui eut lieu par l’entremise de l’Autriche,
probablement en tant que réponse au changement de politique anglaise concernant la question
grecque 118. Les Grecs, à l’initiative des intellectuels et des négociants qui contrôlaient
l’Exécutif durent exploiter ce changement de politique britannique pour mettre en application
un projet plus ancien 119. Ce projet consistait à demander un prêt qui proviendrait de la City de
Londres, et il fut finalement concrétisé avec l’accord informel du gouvernement britannique,
comme d’ailleurs celui concernant un deuxième prêt plus important 120. Je suppose que malgré
l’importance limitée de l’accord du gouvernement britannique en faveur des Grecs, cela devait
signifier pour la Sublime Porte, comme d’ailleurs pour l’Autriche, le début de la remise en
question du statu quo géopolitique qui potentiellement pouvait conduire à la fin de la protection
des frontières de l’Empire ottoman, telle qu’elle avait été convenue dans le cadre de la Sainte-
Alliance. Nous le répétons, donc, la Révolution posait des questions géopolitiques qui par
l’accentuation des antagonismes géopolitiques impliquaient toutes les grandes puissances de
l’époque. Et ce sont ces questions que les chefs politiques grecs de la révolution cherchaient à
forgé leurs alliances entre les États puissants d’alors 121. Pour cela, ils veillaient à ce que la
légitimité des questions internationales qu’ils posaient s’appuyât, se fondât sur le fait que les
Grecs ne faisaient pas une révolution sociale de type jacobin, mais qu’ils étaient les
revendicateurs et combattants légitimes de leur «existence et indépendance politique», qu’ils
étaient les bâtisseurs d’un état qui déjà appliquait le principe de la Loi et le droit international
d’alors 122. En réalité, cependant, le commandement politique internationalisait la question
grecque d’une part dans l’opinion publique européenne avec un point de départ idéologique, et
auprès des gouvernements en se fondant sur les antagonismes géopolitiques. Les Ottomans
comprirent que les Grecs constituaient une menace qui dépassait de loin les limites balkaniques
de l’Empire. Après avoir vaincu Ali pacha au début de 1822, ils commencèrent à organiser leur
contre-attaque. Cependant, les Grecs également s’étaient entre-temps organisés. Ils s’étaient
quelques peu rassemblés politiquement, et militairement avaient conforté leurs succès sur terre
et sur mer. Et en même temps, la cause grecque était devenue l’affaire des Européens solidaires
et occupait désormais obligatoirement les gouvernements des grandes puissances de l’époque.
En un mot, l’inégalité du rapport de forces entre Ottomans et Grecs s’était à un certain point
atténuée grâce aux nouvelles formes d’organisation introduites par les hommes politiques, et de
là venaient les succès militaires des Grecs de l’année 1822 et 1823. Bien entendu, la Sublime
Porte n’avait pas encore mobilisé toutes ses forces, surtout terrestres.

116
Voir la decision de l’Executif du 13 Mars 1822 confirmé par le «Circulaire du 11 août 1822», in K.
Efstathiades, Relations des révolutionnaires grecs de 1821 avec les puissances étrangères, Études de droit
international,
117 t. II, p. 597 et suiv., Salonique 1953.
118 Krateros M. Ioannou, Politique étrangère, p. 37-41 et note 45, op. cit.
Pour le détails diplomatiques voir E. Driault - M. Lhéritier, Histoire diplomatique de la Grèce de 1821 à
nos
119 jours, t. I, Paris, 1925-1926.
Andreas M. Andreades, Histoire des emprunts effectués par la Grèce, p. 13-17, op. cit.
120
Idem, p. éé et suiv.
121
Krateros M. Ioannou, Politique étrangère, p. 42-44, op. cit.
122
Voir Ioannis Philimon, Essai historique sur la guerre d’Indépendance, t. IV, p. 510-515, Athènes 1859-
1861 (grec).
36
Le niveau auquel le rapport de forces défavorable aux Grecs s’inversait en leur faveur était le
niveau idéologique et moral. Tandis que pour les Ottomans, la Révolution constituait un
problème géopolitique majeur mais potentiel, pour les bourgeois libéraux européens la vision
était toute autre. La Révolution grecque avait donné lieu au développement d’un mouvement
exceptionnel de solidarité. Les idées libérales se battaient à nouveau après la défaite de
Napoléon, et qui plus est sur les territoires où était né le symbole par excellence du libéralisme
européen, l’Antiquité. Les Grecs d’alors combattaient les Ottomans, le despotisme qui était
considéré en Europe comme le plus arriéré, au nom de la liberté. Toutefois, l’influence
idéologique et la supériorité morale des Grecs en Europe, bien que très importante, ne
constituaient en aucun cas le genre de force capable de mobiliser les gouvernements des
grandes puissances européennes de l’époque en faveur de la révolution. Les gouvernements des
puissants états européens devaient suivre non pas tant les problèmes idéologiques que les
questions géopolitiques, dont ils étaient obligés de s’occuper en raison des bouleversements
que provoquait la Révolution. Les succès des Grecs, jusqu’au début de 1824, obligèrent les
gouvernements européens à penser aux questions géopolitiques. De telles pensées durent
également préoccuper la Sublime Porte.
Jusqu’au printemps de 1822, comme nous l’avons déjà dit, le sultan était aux prises avec Ali
pacha. En même temps il devait affronter le problème des Grecs avec des moyens militaires
qui, pour les possibilités de l’Empire, étaient d’une échelle relativement limitée probablement
parce qu’il n’arrivait de mobiliser des ayans et
autres potentats régionaux contre les Grecs, sauf exceptions 123. A l’exception de l’armée de
Dramalis qui fut organisée en été 1822, la Porte avait mobilisé des forces terrestres
relativement réduites, et le seul champ de bataille sur lequel elle avait effectivement développé
une plus grande action était la mer. Mais dans le combat naval, elle n’avait subi de la part des
Grecs presque que des défaites 124. Quand, en 1824, Mohamed Ali d’Égypte avait donné une
réponse positive au Sultan qui devait prendre en charge la répression de la Révolution, les
Grecs venaient s’impliquer dans des conflits civils. Nous ne savons pas quels étaient les plans
du sultan, mais l’incompréhensible mésestime que montre une grande partie de
l’historiographie grecque à l’égard des Ottomans en général voile bon nombre d’éventualités.
Songeons que les forces militaires que potentiellement pouvait mobiliser le sultan pour une
guerre d’ensemble contre les Grecs étaient si puissantes qu’elles auraient pu étouffer la
révolution, à plus forte raison dans des conditions de guerre civile. Peut-être la Porte avait-elle
inclue la répression de la Révolution, indispensable pour elle, dans un projet géopolitique plus
vaste qui ne pouvait être servi militairement a cause du régionalisme de ses potentats
périphériques?
Kioutachi pacha, après avoir participé à la victoire contre Ali pacha, commença en automne
1822 le siège de Missolonghi avec le pacha Omer Vryonis. Probablement s’agissait-il d’une
réponse à l’écrasement de l’armée de Dramalis pacha dans le nord-est du Péloponnèse. En
décembre de la même année, Omer Vryonis et Kioutachi pacha échouent au siège de
Missolonghi et, vaincus, sont obligés de se retirer. Trois mois plus tard, en mars 1923, comme
nous l’avons déjà dit, la Grande-Bretagne reconnaît les Grecs comme des belligérants, décision
qui a suivi celle du commandement révolutionnaire grec d’imposer un blocus naval dans les
ports de la mer Égée centrale et du sud jusqu’à la Crète. Pour confirmer la politique de blocus,
l’armateur et amiral hydriote Manolis Tobazis, avec une petite flotte, embarque en Crète en
qualité de commissaire de l’île, après que le gouvernement, quelques mois auparavant, y eut
déjà envoyé l’intellectuel Homiridis Skylitzis afin de réorganiser les Crétois déjà insurgés des

123
Yusuf Hakan Erdem, «The Greek Revolt and the End of the Old Ottoman Order», in P. Pizanias, The
Greek
124 Revolution of 1821, op. cit.
Andreas A. Miaoulis, Histoire synoptique des combats navals grecs, Athènes 1871 (grec).
37
1821 mais vaincus 125. Et là, dans cette île stratégique pour le contrôle de la Méditerranée
orientale, la domination des Ottomans commence à être mise en doute, non pas à cause de la
simple présence de bateaux grecs, mais de fait, avec quelques succès militaires et avec
l’organisation de la population par le commandement révolutionnaire. Par cette action, les
Grecs faisaient clairement connaître, au plan international, que le blocus des ports était le
premier pas pour avancer dans l’application de leur décision de contrôler entièrement la mer
Égée.
Assurément, l’éventualité du succès de cette stratégie constituerait une menace géopolitique
plus importantes encore que les régions déjà libérés par les insurgés. Je suppose que, pour les
Ottomans, il était clair que s’ils perdaient la Crète, et combien plus encore l’Égée, ils
risqueraient sérieusement de perdre tout le contrôle de la Méditerranée orientale 126. La même
année, les Grecs remportent un succès de plus au plan international dont on a déjà parlé. En
novembre 1823, la délégation à la City de Londres parvint à fléchir les désaccords du
gouvernement britannique et à obtenir le premier prêt privé d’un montant de 800.000 francs
français or, et en outre à promouvoir l’accord pour un second prêt plus important, d’un montant
cette fois de deux millions au but exclusive le renforcement militaire des grecs 127. Un peu plus
tard, en janvier 1824, la Sublime Porte dut avoir une autre mauvaise surprise. La Russie,
probablement dans le but de prévenir les actes de la Grande-Bretagne et peut-être de stopper la
dynamique de la Révolution, présenta soudain un projet de création de trois petits protectorats
grecs autonomes, sous domination ottomane certes, mais sous influence russe évidente 128.
Les bouleversements géopolitiques actifs et potentiels, qui en plus cultivaient les antagonismes
entre les puissances européennes, avaient à nouveau pour épicentre l’Empire ottoman et étaient
provoqués directement par les succès des Grecs. Mais les succès seuls auraient éventuellement
pu être renversés par la mobilisation de forces militaires ottomanes de grande échelle. Les
succès militaires et les efforts d’amener leur problème sur la scène internationale laissaient
transparaître un plan déjà dangereux pour les Ottomans. Cependant, les actions des Grecs
devaient prendre un tour extrêmement menaçant pour les Ottomans, étant donné que les
grandes puissances, pour des raisons qui leur appartiennent, avaient commencé à s’impliquer
potentiellement en tant que régulatrices, en rappelant des vues géopolitiques plus anciennes 129.
La Russie, vieille ennemie de l’Empire ottoman, venait à l’occasion de la Révolution remettre
en question la domination ottomane sur terre et sur mer, tandis que la Grande-Bretagne prenait
ses distances de l’observation du statu quo géopolitique, avec les Grecs qui, de leur côté,
contestaient, et avec succès, la domination ottomane, aussi bien au plan militaire qu’au plan
international.
Je soutiens que la Sublime Porte répliqua par un plan global, et les Grecs par un mouvement
aussi téméraire que surprenant. De même que dans les premiers mois de la Révolution, où cinq
bateaux de l’île de Psara commandés par Nicolas Apostolis, armateur et amiral de l’île, avaient
réussi à eux seuls à bloquer dans le port d’Izmir la flotte ottomane désireuse d’aider le pacha du
Péloponnèse, c’était à présent une flotte grecque qui appareillait pour l’Égypte afin d’incendier
125

Yannis Kokkonas, Le citoyen Pétros Skylitzis-Homiridis, p. 123-131, op. cit.


126
Voir «Memorandum on the Turco-Egyptian question by Sir Stratford Canning», in C. W. Crawley, The
Question of Greek Independence: A Study of British Policy in the Near East, 1821-1833, p. 237 et suiv.,
Cambridge University Press 1930.
127
Voir les comtes analytiques des dépenses des prêts, Andreas M. Andreades, Histoire des emprunts
effectués par la Grèce, p. 22 et suiv et 29 et suiv, op. cit.
128
Krateros M. Ioannou, Politique étrangère, op. cit.
129
H. Temperley, The Foreign Policy of Canning, 1822-1827, London, 1925.

38
les navires des Égyptiens. Mais elle échoua 130. La flotte égyptienne quitta Alexandrie, prit
possession de la Crète en 1824 et, unie aux vaisseaux ottomans, entreprit de «nettoyer» la mer
Égée des vaisseaux de guerre grecs. La même année, les deux flottes réunies détruisirent les
îles de Psara et de Kassos, et le seul succès des Grecs fut une bataille navale. En février 1825,
les Égyptiens débarquèrent dans le sud-ouest du Péloponnèse, et en avril Kioutachi pacha
commença le siège de Missolonghi, capitale de la Grèce centrale et point stratégique. En
décembre de la même année les armées d’Ibrahim arrivèrent à Missolonghi et, un peu plus tard,
Kioutachi envoya ses troupes assiéger Athènes et surtout son lieu hautement symbolique,
l’Acropole 131.
La flotte et les armées unies des Ottomans et des Égyptiens tracent une ligne qui coupe l’arc de
la Méditerranée orientale sur un axe allant d’Égypte jusqu’au littoral ouest des Balkans, avec
comme centres de résistance pour les Grecs la ville fortifiée de Missolonghi et l’Acropole
d’Athènes. Et à l’intérieur de cet arc elles nettoient tout ce qui a rapport avec les points forts
des Grecs, afin de placer sous contrôle exclusif ottoman tout l’espace terrestre et maritime.
Pour contrôler de façon absolue toute cette zone, il fallait étouffer complètement la Révolution.
Si ce projet réussissait, alors les puissances européennes seraient obligées de négocier
exclusivement avec la Sublime Porte. La dernière phase du projet géopolitique des Ottomans et
des Égyptiens, par conséquent, se jouait à Missolonghi d’abord, puis à Athènes en ce qui
concernait la domination sur terre et, pour ce qui est de la domination maritime, à l’intérieur du
petit triangle du Péloponnèse du nord-est formé par la ville de Nauplie et les îles d’Hydra et de
Spetses 132. A part ces points forts, les Grecs dispersés ils ne contrôlaient que les régions
montagnardes.

Le déluge et son renversement

Toutefois, l’issue de la guerre civile eut comme résultat le contrôle absolu du commandement
de la Révolution par les libéraux. Un commandement politique suffisamment compact, avec en
tête de l’Exécutif le riche armateur G. Kountouriotis, allié de l’intellectuel libéral A.
Mavrokordatos, et composé d’intellectuels, d’insulaires, de quelques membres du clergé et de
certains kotzabachis, représentait la stratégie de création d’un état national indépendant, une
république. Ce commandement et sa stratégie acquirent leur supériorité face aux
sécessionnistes lors de la guerre civile, mais aussi parce qu’ils surent s’imposer exactement au
moment où la Révolution semblait perdue. Ce noyau du commandement révolutionnaire libéral
constitua le centre d’une action tout à fait unifiée à partir de laquelle la marche vers
l’anéantissement, qui semblait inéluctable, allait commencer à s’inverser. Comment pouvait
s’inverser le rapport de forces si défavorable aux Grecs, la marche vers leur perte? Bien que
militairement plus nombreux que par le passé, ils ne disposaient de loin pas des forces
militaires et des moyens mobilisés par le Sultan et le pacha égyptien ― d’autant plus que les
défaites que leur avaient infligées Kioutachi et Ibrahim les avaient dispersés en petites unités de
combat sans aucune unité d’action. Le seul moyen qui restait aux Grecs était la politique, et
plus exactement les alliances politiques internationales. Pour cela, le commandement
révolutionnaire n’avait entre ses mains que deux outils politiques importants: le premier était le
Philhellénisme, mouvement qui s’était ranimé et parfois enflammé durant le siège de
Missolonghi et de l’Acropole, et le second les antagonismes géopolitiques entre Grande-
Bretagne, Russie, France et Autriche, lesquels, comme nous l’avons vu, s’étaient ravivés avec

130
Yannis Yannopoulos, «Les faits de guerre», in Vassilis Panayotopoulos dir., Histoire du Néohellénisme
1770-2000, t. III, op. cit. (grec).
131
132 Idem.
Ibidem, p. 109 et suiv.
39
pour objet majeur l’Empire ottoman. En un mot, tout ce qui restait au commandement grec
révolutionnaire était de transformer l’internationalisation idéologique de la Révolution en
solides alliances internationales 133.
La volonté du commandement grec de contracter une alliance avec la Grande-Bretagne ―
alliance perçue comme la seule réaliste ―, avait été formulée dès le début de la Révolution, et
ses inspirateurs durent être l’évêque Ignace de Hongrie-Valachie, quelques Philikoi de
l’Heptanèse, Alexandros Mavrokordatos, bon nombre de gens des îles, intellectuels et autres
134
. En juin 1823, juste deux mois après que cette puissance eut reconnu les Grecs comme
belligérants, Mavrokordatos envoya une lettre au ministre des Affaires étrangères, un peu plus
tard Premier ministre de la Grande-Bretagne, George Canning 135. Dans cette lettre, il
développait les objectifs de la Révolution et analysait les raisons géopolitiques pour lesquelles
il était dans l’intérêt de la Grande-Bretagne de soutenir le combat des Grecs. La même semaine,
il envoya, de la part de l’Exécutif, des instructions officielles à son vice-président Andréas
Orlandos, armateur, qui devait se rendre à Londres pour les prêts, et pour «tenter d’exploiter les
positions antirusses des Anglais [...] (de les convaincre) du besoin de remplacer ce fantôme (:
l’Empire ottoman) par une nouvelle puissance forte et indépendante (la Grèce)... pouvant
compter sur des alliances fortes et de choix, contre une invasion venant du nord (la Russie)»
136
. De toute évidence, ces actions n’eurent pas de résultat concret. A nouveau, un an plus tard,
en 1824, A. Mavrokordatos, en qualité de chef de l’Exécutif, envoya une lettre à la même
commission afin que, durant son séjour à Londres, elle veille à s’informer de la sincérité de la
politique de la Grande-Bretagne à l’égard de la Révolution. «[...] Voyez quel est le véritable
dessein des Anglais en ce qui concerne la Grèce, s’ils souhaitent vraiment ou feignent de
vouloir son indépendance [...] Enfin informez-vous sur les rapports entre Angleterre et Russie
et sur les mesures que prend cette dernière pour empêcher les intentions de la première en ce
qui concerne la Turquie, et prouvez que le seul moyen est que la Grèce devienne forte et
indépendante, pour pouvoir être utile à l’Angleterre et à toute l’Europe...» 137.

En juillet 1825, Dionysio De Roma, franc-maçon et noble de Zante, membre de la Philiki


Hétairia, chef du Comité philhellène de Zante et proche collaborateur d’Al. Mavrokordatos,
s’inspira de la lettre bien connue et signée d’abord par le chef de flotte A. Miaoulis et le chef
des irréguliers du Péloponnèse Th. Kolokotronis, que de nombreux cadres des Corps législatif
et exécutif envoyèrent à la fin du même mois à George Canning, désormais Premier ministre de
la Grande-Bretagne 138. Dans cette lettre, ils lui demandaient de prendre en charge la protection

133

L’important historien grec marxiste Yannis Kordatos, dans son étude novatrice pour l’époque La
signification sociale de la Révolution grecque de 1821 (grec), considère qu’Al. Mavrokordhâtos été l’inspirateur
de l’internationalisation de la Question grecque. D’après Y. Kordatos, ce fait a eu comme conséquence, d’une part,
d’avoir presque fait disparaître la dimension sociale de la Révolution, et d’autre part de la placer sous dépendance
étrangère (p. 229-241).
134
Emmanouil Protopsaltis, Ignace, évêque de Hongrie-Valachie, Monuments de l’Histoire grecque, t. IV,
fasc. 1 et 2, p. 202 et suiv, Athènes 1959, 1961 (grec). Sur les relations entre Al. Mavrokordhâtos et les
Philhellènes Anglais voir Vassilis Panayotopoulos, «Il est advenu quelque chose à Pise en 1821», Ta Historika, f.
5/1986
135 (grec).

Archives Historiques d’Alexandros Mavrokordatos, Monuments de l’Histoire grecque, t. V, fasc. 3, p.


347-349, Athènes 1968 (grec).
136
Idem, p. 356-357. Voir aussi Emmanouil Protopsaltis, Alexandros Mavrokordatos et son œuvre durant la
Révolution de 1821, p. 194, Société des Études Macédoniennes, Salonique 1971 (grec).
137
138 La lettre a été publiée par Yannis Kordatos, La signification sociale, p. 237-238, op. cit.

40
de la Grèce, en promettant reconnaissance éternelle. En réalité, les données politiques
internationales de l’époque étaient assez claires. La seule grande puissance qui s’était
relativement démarquée des règles de la Sainte Alliance et qui avait déjà, même indirectement,
reconnu les Grecs comme belligérants était, comme nous l’avons remarqué, la Grande-
Bretagne. Avec la Russie certes opposée à la Sublime Porte, mais avec l’Autriche hostile à la
Révolution grecque, la France plutôt neutre, sinon du côté des Ottomans, la seule alliance
internationale possible pour les Grecs restait la Grande-Bretagne. Dans le cadre de ce plan
d’utilisation des antagonismes géopolitiques visant à bâtir un rapport d’alliance avec
l’Angleterre, A. Mavrokordatos, vingt jours plus tard, envoya une lettre personnelle à George
Canning. Il est très probable que les lettres du Corps législatif et de Mavrokordatos furent
envoyées en même temps. En tout cas, A. Mavrokordatos, de façon indirecte mais claire,
écrivait dans sa lettre que les Grecs préféraient s’allier avec la Grande-Bretagne, mais que leur
besoin d’être soutenus ferait de toute aide provenant de toute autre puissance européenne la
bienvenue 139.
La suite de ces actions devait être la rencontre en décembre 1825, à Hydra, de
Mavrokordatos et de Zographos avec l’ambassadeur anglais dans l’Empire ottoman140. Lors de
cette rencontre, la délégation grecque avait souligné qu’elle était favorable à l’arrêt des
hostilités avec les Ottomans, mais que la seule base de négociation légale était l’indépendance.
C’est celle-ci que prévoyait la Constitution grecque, et c’est cette voie qu’ils suivraient 141. La
position de l’Angleterre pour pacifier les parties belligérantes trouve l’accord de la délégation
grecque, sans pour autant que cette dernière s’engage en termes trop précis. Quelques mois plus
tard, en avril 1826, la Grande-Bretagne et la Russie signent le Protocole de Saint Petersburg qui
prévoyait un protectorat autoadministré grec sous tutelle ottoman 142. L’Exécutif, bien qu’à la
limite de la débâcle, envoie une lettre signée par ses membres A. Mavrokordatos, I. Kolettis, G.
Kountouriotis et d’autres au Premier ministre de la Grande-Bretagne, dans laquelle il loue
l’importance de la paix, tout en soulignant: «Il est vrai qu’une armée entière peut être détruite,
mais jamais un peuple tout entier [...] dans les montagnes, dans les grottes [...], dans les
sombres forêts les Hellènes continueront à combattre les Ottomans...» 143. Ainsi, le
commandement politique donnait la directive de poursuivre la guerre en exploitant pleinement
la seconde grande vague du mouvement philhellène. Le même commandement réorganisait les
troupes régulières d’infanterie sous la direction du colonel Français Charles Favier et les
troupes de la cavalerie irrégulières sous celle du Portugais Antonio Figueira Almeida. Et, le
plus surprenant, déjà à partir de 1825, dans des conditions de défaite, il avait commencé et
achevé des procédures électorales pour le choix de représentants de la troisième Assemblée

«Motion du 24 juillet 1825», in Spyridon Trikoupis, Histoire de la Révolution hellénique, t. III, p. 254, le
texte de la motion p. 376-378 (réimpr.), Athènes 1971. Du coté du gouvernement britannique voir C. W. Crawley,
The Question of Greek Independence, p. 43 et suiv, op. cit.
139
140 Archives Historiques d’Alexandros Mavrokordatos, t. V, f. 5, p. 263-265, op. cit.
Voir la lettre du secrétariat du Corps législatif (Kountouriotis, Botassis, Spiliotakis, Kolettis, et Al.
Mavrokordatos en tant que Secrétaire général) à l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople Stratford Canning,
in ibid., p. 502-503.
141
Voir Exposé (officiel) de la rencontre de Stratford Canning avec A. Mavrokordatos et K. Zographos, in
ibid., p. 515-520.
142
Voir le texte entier du protocole in Alexandros Soutsos, Recueil des documents authentiques relatifs au
droit public extérieur de la Grèce publié par ordre et approbation du Département de la Maison royale et des
relations extérieures, p. 5-7, Athènes 1858. Voir aussi Pierre Renouvin, Le XIXe siècle. I De 1815 à 1871.
L’Europe des nationalités et l’éveil de nouveaux mondes, Pierre Renouvin, dir, Histoire des relations
internationales, t. cinquième, p. 104, Paris 1954.
143

Archives Historiques d’Alexandros Mavrokordatos, t. V, f. 6, p. 154-156, l’extrait p. 155, op. cit.


41
nationale. Ladite Assemblée nationale fut convoquée dans des conditions de débâcle presque
totale, le 6 avril 1826, mais dut interrompre ses travaux six jours plus tard en raison de la chute
de Missolonghi. Après sa dissolution, elle reprit ses travaux un an plus tard, partiellement
recomposée, et choisit comme Gouverneur (chef de l’Exécutif) Ioannis Capodistria, pour une
durée de sept ans. Entre autres, elle définit pour la première fois, et en des termes proprement
révolutionnaires, les critères qui circonscrivaient le territoire de l’état national.

Je soutiens que c’est l’issue de la guerre civile qui sauva la Révolution. D’ailleurs, l’objet de
litige de la guerre civile était la stratégie du combat et la forme d’état qui serait instaurée dans
les régions libérées. Des autonomies locales ou un état national indépendant avec un
gouvernement central, une république? Seule cette alliance, avec à sa tête A. Mavrokordatos,
l’armateur G. Kountouriotis, le médecin épirote I. Kolettis, auquel échut tout le poids de la
guerre civile, également le cercle des intellectuels du Corps législatif, des philhellènes et des
gens des îles qui l’entouraient, mais aussi les corps armés des Souliôtes et des Rouméliotes et
certains membres cléricaux, seul ce commandement, donc, réunissait les présupposés
idéologiques et la culture politique pour comprendre, d’une part, et d’autre part exploiter les
oppositions géopolitiques des grandes puissances. Autrement dit, il connaissait la politique
internationale de l’époque, ses significations et les façons de faire. Le commandement en
question ne rejeta pas officiellement le Protocole de Saint Petersburg en 1826, lequel avait été
signé par la Russie et l’Angleterre, ni ne contesta les efforts de pacification réalisés par ces
deux puissances. Simplement, il continua le combat, et en cela il fut aidé par les puissances
ottomane et égyptienne à leur insu 144. Le projet de ces deux puissances était plus vaste; elles
étaient victorieuses, et n’avaient pas de raison d’accepter la pacification. Au contraire, leur
intérêt était dans l’écrasement des Grecs. Je pense, donc, que si ce commandement politique
révolutionnaire continua à combattre, c’est parce que c’était là la seule issue possible s’il
voulait faire triompher l’objectif initial que criaient toutes les proclamations au début de la
révolution: la liberté ou la mort. L’idée d’une République fut identifiée, pour la première fois
depuis le début de la révolution, avec un commandement révolutionnaire politiquement et
idéologiquement homogène, formant ainsi un sujet politique compact susceptible d’imposer
une unité d’action à tous les groupes grecs et sur tous les fronts à la fois 145. Le commandement
grec, en exploitant la position inflexible des Ottomans et des Égyptiens au regard de la
pacification qu’exigeaient l’Angleterre et la Russie, délibérait en même temps avec les
puissances européennes de façon à alimenter l’impasse et les antagonismes que créaient la
question grecque et le sort des frontières de l’Empire ottoman, dans les relations entre les
puissants états européens. Il est cependant très probable que le commandement grec exploitât,
avec ses manœuvres, les craintes des grandes puissances et surtout des Anglais quant à
l’éventualité d’un contrôle total de la Méditerranée orientale au cas où l’emporterait la stratégie
des Ottomans et des Égyptiens 146.
Je pense que cette stratégie visant à exploiter et à entretenir les oppositions géopolitiques
entre les grandes puissances a été développée par Alexandros Mavrokordatos dans toutes ses
lettres adressées à George Canning et à d’autres officiels britanniques. Dans sa lettre à George
Canning en août 1825, lettre qui, comme nous l’avons déjà dit, accompagnait selon toute

144
Outre les histoires événementielles en grec, deux études en anglais sur la Révolution grec établissent eux
aussi les événements dans leur chronologie; George Finlay, History of the Greek Revolution, Blackwood and Sons,
Ediburgh 1861, et David Brewer, The Flame of Freedom. The Greek War of Independence 1821-1833, John
Murray London 2001.
145
Nikos Rotzokos, «The Nation as a Political Subject. Comments on the Greek National Movement», in P.
Pizanias dir., The Greek Revolution of 1821, op. cit
146
C. W. Crawley, The Question of Greek Independence, p. 98 et suiv., op. cit.
42
vraisemblance celle de membres des Corps législatif et exécutif qui demandaient à la Grande-
Bretagne de prendre la défense de la cause grecque, Mavrokordatos soulignait:
«L’indépendance et la liberté... exigent la formation d’un état hellénique puissant... Toute
puissance qui voudrait [nous] soutenir sera bienvenue par les Grecs... [Mais] pourquoi ne pas
espérer... l’assistance de votre grande nation?» 147. Les profits que pouvait recueillir une grande
puissance qui soutiendrait le cas grec n’étaient bien sûr ni économiques ni matériels, tout
simplement parce que ces deux formes de biens étaient inexistantes. La seule chose que
pouvaient offrir les Grecs en échange de leur liberté et de leur indépendance était l’influence
géopolitique.
Le chaos géopolitique devait certainement être imminent, si bien que même la France, qui
initialement refusait de s’impliquer directement, signa en juillet 1827 avec la Grande-Bretagne
et la Russie le Traité de Londres, une extension du Protocole de Saint Petersburg 148. Le Traité
prévoyait un élargissement des frontières pour les Grecs qui seraient autoadministrés mais sous
l’autorité de l’État ottoman, autorité scellée par une taxe annuelle d’un million et demi de
piastres que la future administration grecque verserait au Sultan 149. Les trois puissances se
portaient garantes pour l’application du Traité par les armes si nécessaire. L’objectif du Traité
et l’ordre donné à la flotte mixte composée de bateaux anglais, français et russes n’étaient pas
de défaire les Ottomans, mais d’éloigner les Égyptiens. Le but était de rétablir le statut dans les
conditions d’avant la constitution de l’alliance entre Ottomans et Égyptiens 150. La flotte mixte
des alliés européens se chargea de cette mission, tandis que la France préparait aussi le corps
expéditionnaire (qui pour le pays des Lumières devaient s’accompagner de l’indispensable
expédition scientifique) aux opérations terrestres circonscrites aux limites du Péloponnèse,
région qui selon les Protocoles de 1826, 1827 et 1828 constituerait le protectorat pour les Grecs
151
. Mais le 20 octobre 1827, la flotte ottomane et égyptienne fut défaite à Navarin, subissant

une destruction presque totale 152.


Une explication simplissime voit dans la bataille navale de Navarin la fin victorieuse de la
Révolution grecque, mais en réalité elle n’en était qu’un moment important. La direction
révolutionnaire issue de la guerre civile s’efforça, à partir de 1826, parallèlement aux
pourparlers pour l’application du Protocole de Saint Petersburg, de réorganiser les troupes
dispersées par des défaites consécutives. Elle amnistia les «ennemis de la nation», c'est-à-dire
les vaincus de la guerre civile, à condition de soumettre leur forces aux ordres des libéraux.
Théodoros Kolokotronis décrit longuement dans ses mémoires les méthodes qui ont été
choisies pour réinstaurer le contrôle de l’Administration grecque sur les populations terrorisées
par les troupes égyptiennes 153. Il s’agissait des méthodes de la contre-terreur, comme la
décapitation publique et la destruction de biens de la noblesse locale en des régions du

147

148 Archives Historiques d’Alexandros Mavrokordatos, t. V, fasc. 5, p. 264-265.


Le texte entier du Traité in Alexandros Soutsos, Recueil, p. 15-22, et pour l’article additionnel secret p.
21-23,
149 op. cit. Voir aussi Pierre Renouvin, p. 105, op. cit.

150 Idem, et Pierre Renouvin p. 105-106, op. cit.

H. Temperley, The Foreign Policy of Canning1822-1827, p. 346-47, G. Bell and Sons London 1925.
151
Voir le texte entier du Protocole de 1828 signé par les trois puissances, nommé Conférence de Londres
in Alexandros Soutsos, Recueil, p. 49-52, 77-78, op. cit. Les prévisions du protectorat pour les Grecs et le
versement de la taxe annuelle à la Sublime Porte restaient intactes.
152
Pour l’analyse politique du bataille de Navarin voir E. M. Woodhouse, The Battle of Navarino, Hodder
&
153 Stoughton London 1965.
Th. Kolokotronis, Narration des événements de Grecs, mémoires transcrits par G. Tertsetis, p. 25-35,
224 et suiv, Tolidis Athènes 1975.
43
Péloponnèse qui avaient prêté serment à Ibrahim 154. La destruction inopinée des Ottomans et
des Égyptiens à Navarin a donné l’occasion aux Grecs de dévier la clause de pacification
prévue dans le Protocole et le Traité, et qui plus est les décisions des trois puissances
européennes d’obliger les Grecs à abandonner leur indépendance au profit d’un protectorat
sous autorité ottomane. Les Grecs ont lancé une contre-attaque générale, tant en terrain naval,
dorénavant facile, et dans le Péloponnèse du nord, qu’en Grèce centrale, et surtout pour
reprendre des mains des Ottomans Missolonghi et la forteresse hautement symbolique,
l’Acropole d’Athènes. Le corps expéditionnaire français se lança contre les Égyptiens dans le
Péloponnèse central et du sud 155.

De la république au bonapartisme avorté

Qu’est-ce qui a fait que les Grecs créèrent, lors de l’Assemblée de Trézène en 1827,
l’institution du président exécutif, dit Gouverneur, et abolirent l’Exécutif? Et pourquoi
choisirent-ils le comte de Corfou Ioannis Capodistria à la place d’autres dirigeants qui avaient
été proposés par des membres influents de l’Assemblée 156?.
A partir de 1823 naissent les premières opinions sur le régime qu’il serait bon d’instaurer en
Grèce lorsqu’elle serait libérée. Le débat, que nous suivons surtout dans des lettres provenant
de différents cadres de la révolution, se focalise sur la forme du pouvoir central: un chef, un roi,
un prince venant de quelque cour européenne, et une haute protection de la part d’une
puissance européenne. Toutes ces variantes, et d’autres encore, étaient examinées sans pour
autant que se déroulât une discussion systématique parmi les organes politiques de la
Révolution. Les cadres politiques de la Révolution, surtout dans leur correspondance,
mentionnaient le terme de République pour ce qui est du régime politique qui avait déjà été mis
en place dans les régions libérées. Et ceci, bien sûr, résulte clairement de toutes les
Constitutions provisoires, et bien entendu de la Constitution de Trézène et de l’établissement de
la souveraineté populaire. Le choix de l’institution du Gouverneur à l’Assemblée nationale de
Trézène n’est donc pas fortuit. Il s’agissait de la plus haute institution exécutive de l’état,
semblable à celle du président des États-Unis, qui concentrait les pouvoirs exécutifs du
Gouvernement de la Révolution jusqu’alors, du Corps Exécutif, et les élargissait. Cependant,
sur la base des décisions de cette Assemblée nationale, la Constitution, l’Assemblée nationale
et le Corps législatif demeuraient en vigueur avec tous leurs pouvoirs. Les raisons qui
amenèrent à préférer Capodistria comme Gouverneur ne sont pas claires. Assez d’historiens ont
soutenu que le noble Corfiote, ancien secrétaire des Affaires étrangères du Tsar sous
Nesselrode, était dès le début le chef de la Philiki Hétairia. Mais il s’agit d’une affirmation qui
n’obéit à aucune logique et qui ne peut être démontrée par les faits. Capodistria, depuis la
Suisse où il s’installa après sa démission comme secrétaire du Tsar en 1822, avait soutenu sans
hésiter la Révolution au niveau diplomatique et indirectement financier, mais pour les leaders
libéraux grecs il restait toujours un fort doute quant à ses rapports avec la politique extérieure
russe. Finalement, laissons en suspens la question du choix de la personne qui devait endosser
le rôle de Gouverneur. Du reste, la décision en question fut prise à la majorité 157.
154

155 Idem.
Vassilis Kremmydas, «L’armée française dans le Péloponnèse», Péloponnésiaka, t. 12/1976 (grec).
156
S. Papadhópoulos «L’élection de Ioannis Capodistrias premier Gouverneur de Grèce», Chronique
Corfiote, p. 9-22, t. 19/1974(grec), et Nikolaos Dragoumis, Souvenirs historiques, p. 47-49, Athènes 1879 (2e éd.)
(grec).
157
S. Papadhópoulos «L’élection de Ioannis Capodistrias», op. cit. et Th. Kolokotronis, Narration des
événements de grecs (mémoires), t. 2, p. 9 et suiv.
44
La politique suivie par Capodistria portait sur les actions déployées pour reorganiser les
institutions de l’État, le redressement de la production dans la mesure où cela était alors
possible dans un cadre de destructions étendues et de larges déplacements géographiques des
populations jusqu’alors stables, l’octroi de prêts de la part des grandes puissances, la création
d’une monnaie et d’une banque nationale par le biais de banquiers suisses, philhellènes actifs
tout au long de la Révolution 158. Néanmoins, son assassinat en septembre 1831 a été vu tantôt
comme le résultat d’un complot (à l’instigation de la Grande-Bretagne et dudit parti anglais), et
tantôt comme une vendetta de la part de la plus puissante famille du Magne. Je crois qu’il vaut
mieux comprendre les dissensions entre Capodistria et l’opposition des Constitutionnels, telles
qu’elles ont commencé à revêtir une teinte de guerre civile à partir de 1830. La stratégie de
Capodistria pour l’exercice du pouvoir, à part le redressement du pays, a été développée sur
deux axes. Primo, le Gouverneur entreprit les négociations avec les puissances pour
l’indépendance et l’étendue territoriale de l’État grec, et simultanément il déploya des actions
qui visaient de toute évidence à élargir ses pouvoirs en tant que Gouverneur, ou au moins à
réduire ceux de la république et de la Constitution, en s’efforçant d’abolir ou alternativement de
contrôler l’Assemblée nationale 159. Capodistria, à part la création du Panhellénion (Conseil
consultatif de presque trente personnes provenant de la direction révolutionnaire), organe
politique dont la composition initiale dépendait en grande part de la troisième Assemblée
nationale, modifia dans la deuxième année de son mandat la loi électorale et le système tout à
fait décentralisé et appliqué dès 1822 afin de contrôler plus ou moins directement les
candidatures 160. Nous constatons, dans presque tous les documents conservés des procédures
électorales de 1829 pour les représentants de la quatrième Assemble nationale, que de
nombreuses provinces votaient comme représentant direct Capodistria lui-même 161. Les efforts
de Capodistria, importantes au niveau diplomatique et dans la restauration de la production et
de l’État, étaient en contradiction avec la forme du pouvoir qu’il voulait imposer à tout prix. Le
prix était la perte progressive de la tolérance politique de la part des leaders libéraux de la
Révolution. Mais aussi, il perdait des alliances avec ses bastions forts, surtout les chefs des
irréguliers et quelques kotzabachis, à cause de réformes visant à distribuer des lots à des
paysans restés sans terre durant la Révolution, terres ottomanes qui furent nationalisées par le
premier Corps législatif en 1823. C’est cette action de Capodistria qui, à mon avis, poussa ceux
qui hésitaient devant la manière d’agir du Gouverneur à passer dans le camp de l’opposition
constitutionnelle. Parmi les gouverneurs de province ― bien que révolutionnaires importants,
comme Mavromichalis et certains kotzabachis ―, ce furent les insulaires armateurs (surtout
Hydriotes), et les intellectuels qui prirent le commandement de l’opposition et, à partir de la fin

158
John Petropulos, Politique et formation de l’État dans le Royaume de Grèce (1833-1843), t. I, p. 131-
144, Athènes 1985-1986 (grec).
159
A. Daskalakis, Textes et sources de la Révolution Hellénique, t 1, p. 344-349, Athènes 1968 (grec). Voir
aussi Yannis Kordatos, La signification sociale, p. 243 et suiv, op. cit.
160
Gunnar Herring, Les parties politiques en Grèce 1821-1936, p. 111-112, Athènes 2004 (traduction grec
du Die politischen Parteien in Griechenland, Munich 1992), et Epaminondas K. Stassinopoulos, Partis et
élections, p. 19-27, op. cit.
161
Archives Générales de l’État, Guerre d’Indépendance - Corps Exécutif, dossier no 200; presque tous les
documents concernent les élections de 1829, par village ou bourgade, dans toutes les régions de la Grèce libre et
dans d’autres, comme Samos, Kalymnos et ailleurs, où étaient élus des représentants pour l’Assemblée nationale,
indépendamment du fait qu’ils se trouvaient sous domination ottomane.

45
de 1829, après les élections précédemment mentionnées, A. Mavrokordatos lui-même 162. C’est
surtout après les travaux de la quatrième Assemblée nationale en août 1829 que les démissions
de plusieurs révolutionnaires de différentes institutions étatiques se multiplièrent pour exprimer
leur désaccord avec Capodistria et s’aligner sur l’opposition dite Constitutionnelle. Ne
s’agissait-il donc simplement que de heurts concernant le contrôle du pouvoir? Il semble que
c’était quelque chose de bien plus important.
L’évincement de l’opposition ne concernait pas simplement certaines personnes puissantes.
L’ancien commandement révolutionnaire libéral qui était à la tête de l’opposition des
Constitutionnels depuis la fin de 1829 était celui qui avait fixé les règles de la République dans
la Constitution de Trézène en 1827. La République se transformait en une sorte d’autorité
bonapartiste, avec un organe législatif contrôlé. Et c’est ce changement qui rassembla dans
l’opposition de nombreux partisans de la Constitution de Trézène, d’où manifestement leur
nom de «Constitutionnels». Rappelons une fois encore que le commandement des
Constitutionnels n’était pas composé de quelques cadres isolés de la révolution, mais par la
presque totalité des membres du groupe révolutionnaire, de ceux qui étaient à l’origine et qui
avaient esquissé la stratégie de l’état national durant la Révolution, de ceux qui avaient
introduit la souveraineté populaire qu’ils avaient appliqués même en temps de défaite, qui
avaient dominé pendant la guerre civile et avaient sauvé la Révolution. Peut-être, sous le
gouvernement de Capodistria, entamèrent-ils à nouveau un conflit pour préserver ce qu’ils
considéraient comme absolument indispensable?
Mis à part la riche correspondance de l’époque entre les membres de l’opposition, des lettres
qui se référaient pour une grande part à Alexandros Mavrokordatos et à Georges Kountouriotis,
je crois que c’est le journal Apollon qui a le mieux exprimé la pensée des Constitutionnels. Ce
journal était édité par Anastassios Polyzoïdis, grand érudit, ancien membre de la Philiki
Hétairia et cadre de la révolution, qui faisait partie des plus anciens et étroits collaborateurs
d’Alexandros Mavrokordatos. Déjà avant qu’il n’interdise l’édition du journal à Athènes dans
ses articles Capodistria apparaissait comme un tyran. Plus surprenante encore est l’annonce de
la mort du Gouverneur, annonce qui interprète son assassinat comme une «délivrance du tyran»
tout en exprimant son inquiétude quant au sort des fils «tyrannochtones» de la famille
Mavromichalis 163. Harmodios et Aristogiton, Brutus et Cassius. Le parallélisme avec les
anciens Tyrannochtones, effectué par le journal dans son principal article exprimait à mon avis
le point de vue des Constitutionnels sur la politique de Capodistria, mais aussi la signification
politique et idéologique de l’assassinat du Gouverneur pour l’opposition 164.
Les différences de vues entre Capodistria et les Constitutionnels avaient-elles fini par devenir
des différences totales, politiques et idéologiques? Parmi le cercle des cadres qui soutenaient
Capodistria, à l’exception de son frère et du secrétaire Nikolaos Spiliadis, le seul ancien leader
d’une influence importante était Théodoros Kolokotronis. Et ceci, au début de 1830, semble
indiquer un retournement de situation: l’éviction vécue par les Constitutionnels un peu plus
d’un an auparavant, lors de la quatrième Assemblée nationale, se retourna contre le
Gouverneur, lequel semble avoir été politiquement isolé par tous ceux qui composaient le
commandement de la révolution jusqu'à l’élection de Capodistria, et éventuellement par la
société 165. C’est peut-être ainsi que s’explique le fait que cette même année, Capodistria

162
John Petropulos, Politique et formation de l’État, p. 144-151, op. cit. et Christos Loukos, L’opposition
contre le Gouverneur, p. 83 et suiv, op. cit.
163
Apollon. Journal d’Hydra politique et philologique», 1ère année, no 39, mercredi 30 septembre 1831.
164
165 Idem.
Grigory L. Ars, «Le rôle de Capodistria en Grèce», in La Révolution de 1821, Symposium Scientifique,
Athènes 1988 (grec).
46
commença à user de moyens policiers et d’autres actes administratifs afin d’écarter ceux qui,
sur les fronts intérieurs et internationaux, avaient commencé et conduit la révolution. La
virulence de la rupture idéologique mais aussi politique apparaît dans le fait que le Nestor
idéologique des Lumières grecques et de la Révolution, Adamantios Koraïs, se tourna contre le
Gouverneur. Sans détours, Koraïs l’accusait d’être partisan d’idées politiques du XVe siècle et
politiquement pro-russe 166.
Que signifient ces réactions contre la politique et la personne même du Gouverneur, de la part
des plus importantes personnalités à la tête de la révolution? Je présume que, aux yeux des
Constitutionnels, Capodistrias avait perdu toute crédibilité. L’annulation du fonctionnement de
la Constitution, les interdictions répétées qu’il imposait, son effort continu et insistant pour
déborder le commandement révolutionnaire, les mesures policières auxquelles il recourait, mais
aussi le fait qu’il exigeait des corps militaires des grandes puissances, terrestres et maritimes,
de combattre contre des forces révolutionnaires, tout cela semble montrer qu’il était entré sans
forces politiques et sociales réelles dans un tourbillon politique et idéologique incontrôlable,
pire que ceux de la guerre civile. Les Constitutionnels craignaient-ils de tomber dans un régime
bonapartiste? Examinons ces conflits sous un autre prisme.
Les trois grandes puissances, après la contre-offensive des Grecs, perdirent la possibilité
d’établir un protectorat et, avec un autre Protocole, celui de mars 1829, avaient décidé que le
régime des Grecs serait une monarchie héréditaire. La question de la Constitution restait
ouverte, et avec elle demeuraient en suspens celles des libertés individuelles et des droits
politiques 167. Mais quelle constitution? Celle de Trézène, qu’avaient votée à l’unanimité les
forces actuelles des Constitutionnels, ou une autre, qui perçait à travers les tentatives de
Capodistria d’abolir l’Assemblée nationale et de contrôler la souveraineté populaire? Je pense
que les questions des libertés, des droits politiques et en général de la république, qui ont
entraîné les disputes de la majorité de l’ancien commandement de la révolution avec
Capodistria, n’avaient rien à voir avec le choix de la monarchie héréditaire comme régime de la
Grèce dans le Protocole des grandes puissances. Le conflit entre Capodistria et les
Constitutionnels était un conflit entre Grecs, non pas pour les procédures électorales
simplement, mais pour le choix de la forme du régime, entre la république et un certain
bonapartisme. Indépendamment de ses desseins, que continuent (s’érigeant en autres juges) de
rechercher aujourd’hui encore assez d’historiens, les efforts qu’avaient déployés le Gouverneur
conduisirent de toute évidence au renversement de la République qui avait été instituée pendant
la Révolution et qui avait pris sa forme constitutionnelle définitive à l’Assemblée nationale de
Trézène, s’orientant vers un régime bonapartiste éclairé du point de vue des réformes mais non
pas au regard des droits individuels et politiques 168.
Après l’assassinat du Gouverneur en septembre 1831, et afin de sauver la république qu’ils
avaient instaurée avec la révolution même, les Constitutionnels se réunirent dans le
Péloponnèse, à Argos, en décembre 1831, en une cinquième Assemblée nationale qui se
poursuivit à Nauplie en mars 1832. C’est lors de cette Assemblée que fut votée la Constitution
civile de la Grèce, connue sous le nom de «Constitution hégémonique» 169. Trois prévisions,
dans autant d’articles de cette constitution sont, à mon avis, représentatives des efforts des

166
Adamantios Koraïs, Comment il sied à la Grèce libérée des Turcs d’agir dans les conditions présentes
pour ne pas tomber aux mains de chrétiens ressemblant à des Turcs, Paris, 1831 (grec).
167
Voir le texte du Protocole de 1829 in Alexandros Soutsos, Recueil, p. 93-100, op. cit. G. Anastasiadis,
Politique et histoire constitutionnelle de la Grèce (1821-1941), p. 24-27, Athènes-Salonique 2001 (grec).
168
Alexandros Svolos, L’histoire constitutionnelle de la Grèce, p. 28-30, Athènes 1972 (grec). Aussi
169
G. Anastasiadis, Politique et histoire constitutionnelle, p. 27-30, op. cit.

47
Constitutionnels de préserver les acquis républicains de la Révolution. Cette constitution, donc,
dans l’article 53, stipulait que «le territoire hellénique est une hégémonie héréditaire,
constitutionnelle et parlementaire, dans lequel l’État politique agit de manière représentative
dans l’intérêt de la nation, par différentes autorités». Et dans les articles 58 et 59, elle soulignait
que «le pouvoir législatif est exercé en commun par le souverain, le Sénat et le Parlement des
représentants du peuple», tandis que «le pouvoir Exécutif appartient à un seul souverain
héréditaire de la nation, [pouvoir] qu’il exerce par l’intermédiaire de différents ministres» 170.
Les efforts déployés par les Constitutionnels pour sauvegarder la république en tant que produit
de la Révolution, et en même temps pour être compatibles avec les prévisions des grandes
puissances concernant un régime monarchique en Grèce, sont je crois manifestes. Et ces mêmes
prévisions de la Constitution expliquent, en tant que choix politique et idéologique, les raisons
pour lesquelles la plus grande partie du commandement révolutionnaire s’est retournée contre
Capodistria. La légalité de la cinquième Assemblée nationale ne fut jamais reconnue, ni par
conséquent la «Constitution hégémonique». Ceci amène plusieurs chercheurs à la conclusion
que ces prévisions de la «Constitution hégémonique» ne furent jamais appliquées. Je pense
qu’il s’agit d’une conclusion qui demeure pour la forme dans l’histoire des institutions, tout en
ignorant la dynamique politique qu’elles renferment. Nous allons voir plus loin que ces
prévisions se sont finalement imposées.

Les conflits entre Constitutionnels et Capodistria sur les problèmes de la république


concernaient cette question d’ordre majeur, laquelle suffisait à elle seule pour pousser les
parties politiques adverses à une guerre civile. Cependant, il n’y avait pas que cela. Pour mieux
comprendre les dernières années de la Révolution grecque, nous devons inclure dans notre
problématique les deux autres grandes questions, qui étaient celles de l’indépendance et de
l’étendue de la souveraineté territoriale de l’État grec. L’indépendance pour les Grecs était une
évidence indiscutable. Mais sur quels critères étaient déterminées les limites du territoire de
l’État grec?
Nous avons vu qu’avec l’éclatement de la Révolution, les limites géographiques du futur
territoire de l’État se situaient quelque part entre le régionalisme de différents groupes influents
et une délimitation vague, plutôt symbolique. Mais commençons par le début. Durant les
premiers mois de 1821, dans de nombreuses îles de la mer Égée et dans de nombreuses régions
du centre et du sud des Balkans, éclatèrent des soulèvements révolutionnaires. On a déjà noté
que la géographie des soulèvements était étendue depuis la Macédoine en Épire, en Grèce
centrale et dans le Péloponnèse pour parvenir jusqu’en Crète et dans des îles de l’Égée. Bien
sûr, nombre d’entre eux furent presque immédiatement étouffés par les autorités locales
ottomanes, et les forces révolutionnaires furent contenues en Grèce continentale et dans le
Péloponnèse, mais dans l’Égée et en partie dans le sud de la mer Ionienne la domination des
Grecs était presque établie. En référence à ces soulèvements et aux autres qui suivirent,
l’Assemblée nationale de Trézène, lors de sa seconde réunion, définit non pas tant les limites
territoriales que les critères de sa délimitation. Et ces critères étaient formulés dans le deuxième
chapitre de la Constitution de Trézène en 1827 comme suit: «Les provinces de la Grèce sont
celles qui sont et seront prises par les armes contre la tyrannie du dynaste Ottoman» 171. Au
contraire de cette prévision, les dispositions provisoires initiales prises par les grandes
puissances en 1826 en ce qui concernait les frontières de l’État prescrivaient un territoire limité
au Péloponnèse et, jusqu’en mars 1829, le territoire fut élargi par les puissances européennes à
la Grèce continentale, à l’Eubée et aux Sporades au nord-ouest de l’Égée. Il semble qu’avec

170
Alexandros Svolos, L’histoire constitutionnelle de la Grèce, p. 30-31, op. cit.
171
Alexandros Svolos, L’histoire constitutionnelle de la Grèce, , p. 93, op. cit. L’article 6, § 2, également,
comportait une telle prévision quant à la définition du Grec. Ibid., p. 94.

48
cette deuxième détermination du territoire, les Constitutionnels n’avaient aucune raison d’être
satisfaits. L’opposition, exclue des négociations, n’avait pas confiance en Capodistria, d’autant
plus que celui-ci avait manifestement abandonné la question de la Crète et de Samos, deux
piliers décisifs pour le contrôle de l’Égée 172. Les Constitutionnels estimaient-ils donc que
Capodistria avait interrompu l’application de la Constitution de 1827 non seulement pour
abroger la république, mais aussi pour éviter les prévisions de la Constitution de Trézène qui
formulaient les critères de la délimitation territoriale de l’État? C’est possible. Cependant,
l’étendue territoriale n’était en aucun cas définie par Capodistria. C’étaient les antagonismes
géopolitiques des puissances, ceux qu’avaient utilisés avec tant de subtilité politique A.
Mavrokordatos et ses alliés grecs et philhellènes, qui déterminaient à présent les limites
qu’aurait le territoire 173. Plus concrètement, l’étendue de l’État grec était déterminée par
l’ampleur des revendications territoriales de la Russie au détriment de l’Empire ottoman après
la guerre russo-turque de 1828-29. Si les exigences territoriales de Russie s’étendaient du point
de vue territorial, alors la Grande-Bretagne et la France avaient tout lieu de vouloir former un
État grec plus vaste en contrepartie 174. A partir du moment où la Russie se limita à de petites
revendications territoriales et surtout hors du continent européen, le territoire pour les Grecs
aboutit à être restreint. Toutes les puissances européennes, pour la première fois, avaient fait un
choix sans aucun désaccord entre elles, et qui en plus attirait l’accord de la Sublime Porte; un
Empire ottoman faible était préférable à un État grec puissant difficile à contrôler en raison de
son caractère révolutionnaire. L’Empire ottoman, en accord avec toutes les puissances
européennes, détourna la stratégie d’exploitation des conflits géopolitiques européens des
Grecs. Mais les puissances était obligées d’abandonner le plan du protectorat et de reconnaître
aux Grecs «une indépendance complète» 175. En réalité, toutefois, le territoire ne fut que peu
réduit par rapport aux régions que les Grecs étaient parvenus à libérer réellement durant la
Révolution, sauf en mer Égée. La question, donc, de l’étendue du territoire national telle
qu’elle était définie par la Constitution de Trézène, demeurait en suspens. Le premier à avoir
fait allusion à l’extension des frontières fut le roi de Grèce Othon, à la période de crise de la
question dite d’Orient en 1939-1941 176. Et lors de l’Assemblée nationale de 1844, celui qui
souleva la question en tant que priorité stratégique de la nation fut Ioannis Kolettis, ex ministre
de la guerre durant l’affrontement civil 177. Depuis lors, et jusqu’à la cession des îles Ioniennes
en 1864, de la Thessalie et d’Arta en 1881, la dynamique de la troisième Assemblée nationale
révolutionnaire, telle qu’elle avait été formulée dans la Constitution de Trézène, avait avancé
en ce qui concerne l’étendue de l’État. A partir de la fin du XIXe siècle se mit en place la

172
Voir l’introduction de Capodistria à la décision du 3 février 1830 des trois puissances européennes au
Sénat grec pour les limites du territoire, et la très violente réaction que le Sénat développa dans un mémoire qui
était adressé directement aux ambassadeurs des puissances, in Alexandros Soutsos, Recueil, op. cit.,
L’introduction de Capodistria p. 155-157, et le mémoire du Sénat, p. 162-172.
173
R. Church, Observations on an Eligible Line of Frontier for Greece as an Independent State (réimpr.),
série Philhellénika no 74, t. VI, IEEE Athènes 1975.
174
Voir le plan du territoire de l’État grec dessiné sous le ministre français Polignac en 1829, selon lequel la
Grèce s’étendrait jusqu’à Istanbul, Pierre Renouvin, p. 106-107, op. cit. Voir aussi I. Vasdravélis, La Révolution
grecque de 1821 et les intérêts des grandes puissances, Société des Études Macédoniennes, Salonique, 1975
(grec).
175
«Protocole en date du 3 février 1830 relatif à l’indépendance de la Grèce», in Alexandros Soutsos,
Recueil,
176 p. 129-136, op. cit.

John Petropulos, Politique et formation de l’État, t. II, p. 491-507, op. cit.


177
Ioannis Kolettis «A propos de la Grande Idée», L’Assemblée nationale du Trois septembre à Athènes
Actes, réunion 31 du 14 janvier 1844 (grec).

49
logique de l’expansion par des conquêtes. Et avec la conquête de nouveaux territoires, Crète,
Épire, Macédoine, îles de l’Égée orientale etc. refit son apparition une forme de récit
extrêmement romantique sur la Révolution et la nation, caractérisé de façon spécifique par
l’apothéose symbolique de guerriers irréguliers de la Révolution 178.

Je pense que le moment est venu de souligner que la Constitution de Trézène fut en réalité la
constitution définitive de la Révolution grecque. Les deux précédentes, celles de la première
Assemblée nationale en 1822 et de la deuxième en 1823, étaient provisoires. De plus, c’est
avec la Constitution de Trézène que fut ratifié pour la première fois de façon si formelle le
principe de la souveraineté de la nation fondé sur la souveraineté populaire 179. Première
constitution en réalité, et consécration formelle du principe de la double souveraineté signifie
que les représentants qui furent choisis après élections, qui composèrent la troisième
Assemblée nationale et votèrent la première charte constitutionnelle, avaient prémédité le
régime stable qu’ils désiraient, régime considéré comme une confirmation des conquêtes
révolutionnaires des Grecs. Et c’est vraisemblablement de cette même manière que fut vu
Capodistria par les Constitutionnels, ce qui l’a fait qualifier de partisan de l’absolutisme éclairé,
même s’il aspirait plutôt à un système de pouvoir politique bonapartiste.
L’imposition aux Grecs de la monarchie absolue à partir de 1832 fut suivie de l’établissement
des libertés individuelles qu’avait pour beaucoup supprimées Capodistria. Rien que par ce fait,
les onze premières années du règne d’Othon doivent être considérées comme une période de
monarchie éclairée. Cependant, les Constitutionnels, cet ancien commandement si dynamique
de la révolution, furent vaincus en ce qui concerne la question de la Constitution, et ils
perdirent en même temps les droits politiques qu’avaient gagnés les Grecs durant la
Révolution. De la république, il resta l’État indépendant et les droits individuels. Cette défaite,
indépendamment du fait qu’elle fut entérinée par les grandes puissances, avait déjà commencé
et avait été préparée à un large degré par Capodistria. Cependant, Constitution et droits
politiques, même s’ils étaient instaurées dans la courte période entre 1821 et 1827, semblaient
avoir créé une tradition très forte, probablement parce qu’ils furent fondés dans des conditions
révolutionnaires. Ainsi, à partir de janvier 1833, au moment où la Régence des officiers
bavarois arriva au gouvernement à la place du roi Othon alors mineur, il ne fallut que trois
années pour que se fasse jour une seconde vague d’opposition, à la monarchie cette fois. Bien
que la composition de cette opposition eut quelque peu changé, le problème qu’elle soulevait
était la ratification d’une constitution et le rétablissement de la souveraineté populaire 180. La
révolution n’était pas terminée. Pour ce qui est de la Constitution et de la souveraineté
populaire, les conquêtes qui s’étaient affermies pendant la Révolution et qui furent perdues
avec Capodistria et l’indépendance, furent en partie réobtenues avec la proclamation de
l’Alliance Tripartite de l’opposition au roi et, dans la nuit du 3 septembre 1843 fut abolie la
monarchie absolue en faveur de la constitutionnelle. Et l’année suivante, l’Assemblée nationale
des élus au suffrage universel (adultes masculins) avait voté la Constitution de 1844. Les
prévisions de cette Constitution établirent une version légèrement différente de celles de la
«Constitution hégémonique» de 1832. En résumé, les Grecs qui avaient obtenu durant la
révolution le statut de citoyens de leur État et qui l’avaient perdu sous la monarchie absolue, le

178
Yannis Koumbourlis, «La Révolution de 1821 et la création de l’état national grec dans les premiers
grands récits de l’histoire grecque moderne: de l’analyse multi-factorielle au schéma de la téléologie nationale», in
Pétros Pizanias dir, La Révolution grecque de 1821, op. cit.
179
Alexandros Svolos, L’histoire constitutionnelle de la Grèce, p. 94, 98, op. cit.
180
Michalis Tsapoïas, «Réalité et idéologie constitutionnelle dans la Grèce d’Othon», A. P. Vénétas dir. La
Grèce d’Othon et la formation de l’État grec (Actes), Athènes 2002 (grec).

50
réacquirent en 1844. La pleine application, cependant, de la république telle que l’avaient
voulue les révolutionnaires grecs eut lieu après les révoltes urbaines de 1861-1863 et une très
courte guerre civile localisée à Athènes, et elle figura dans les décisions de l’Assemblée
constitutionnelle de 1864.

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