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Histoire de la philosophie classique :

Descartes et les cartésiens.

Rappel du livret :

Selon le mot d'Alain : "Descartes se dresse au centre d'une génération d'aventuriers." Ce cours
propose une introduction à la philosophie cartésienne et à ses influences, mais aussi – à travers cela –
un regard plus large sur ce XVIIème siècle qui a vu se mettre en place les fondements philosophiques,
politiques et culturels de la modernité : pensée individualiste et rationaliste, État centralisé, bases
d'une nouvelle science physique et naturelle, sécularisation, etc. La modernité n'est pas encore un
mode de vie, mais elle devient une idée positive.

Avant-propos : quelques précisions.

Nous allons cette année nous intéresser au XVIIème siècle en général, et à Descartes en particulier.
C'est un cours d'histoire de la philosophie, ce qui nous amènera à prendre en compte ce qui se
transforme dans les mœurs et la pensée d'une époque.

Cette année, nous allons nous focaliser sur le XVIIème siècle parce qu'il est significatif d'un certain
nombre de basculements : en particulier, il donnera naissance à ce que nous appelons aujourd'hui "la
modernité" ; c'est à ce titre qu'il nous intéresse, car même si nous sommes aujourd'hui entrés en
"post-modernité", nous ne pouvons nous comprendre qu'en comprenant ce que nous avons traversé.

Mais les autres siècles comptent aussi. C'est pourquoi, avant d'aborder notre sujet, et pour mieux y
entrer, nous allons – en quelque sorte – remonter le temps pour parcourir rapidement le Moyen-Âge
et la Renaissance à travers quelques noms et quelques thèmes.

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1. Pour se remettre dans le contexte de l'époque :

1.1. Le Haut Moyen-Âge :

Denys l'Aréopagite.

Denys l'Aréopagite, ou le Pseudo-Denys, n'est pas le converti de St Paul à l'Aréopage d'Athènes, mais
sans doute un moine syrien ayant écrit entre 480 et 510. Il a eu une grande influence en Orient
(Maxime le Confesseur, Jean Damascène,…), mais surtout en occident (Scott Érigène, Bernard,
Bonaventure, Thomas d'Aquin … ou Jean de la Croix, Fénelon, le Cardinal de Bérulle, etc.) Son œuvre
comporte 4 traités de 10 lettres :

« Les Noms divins » : ce traité étudie à quelles conditions nos esprits limités (finis) peuvent sans
incohérence se servir des attributs que la Bible et la réflexion philosophique donnent à Dieu (il est le
Bien, la Lumière, la Beauté, la Vérité, l'Amour, l'Un, le Père … ).

« La théologie mystique » : ce traité bref, mais dense, cherche à définir l'expérience de la « ténèbre
divine » que l'on atteint par la purification radicale des sens et de l'intelligence.

« La Hiérarchie céleste » et « la Hiérarchie ecclésiastique » : dans ces deux traités, liés logiquement
entre eux, l'auteur essaie de penser l'univers comme totalité organique dans son rapport à Dieu.
Dans la ligne de la pensée grecque du « cosmos », le Pseudo-Denys tente de rendre compte de la
cohérence de la structure de l'univers (« visible et invisible », humain et angélique) comme émanant
de Dieu par « procession », structure qui est au service du mouvement de conversion qui ramène
tout à l'unité de Dieu.

Attention cependant aux mots : spontanément, le mot « hiérarchie » évoque une échelle de valeur et
de pouvoir (ce qui est au-dessus a plus de pouvoir ou de valeur que ce qui est en dessous, et tout
s'agence comme les barreaux d'une échelle). Cette perspective est en partie vraie dans l'optique
médiévale : Dieu est au dessus de l'homme, qui est lui-même maître des animaux et sommet de
l'univers. Mais en dehors de cette grande hiérarchie (Dieu - l'homme - le monde), il faut plutôt penser
en termes de cohérence organique.1

Mais surtout, l'auteur de ces traités cherche à montrer que cette cohérence et cette unité « font
signe ». C'est là une des lignes de force de la métaphysique pré-kantienne : l'ordre du monde montre,
comme en filigrane, quelque chose d'autre que lui (une intelligence créatrice, un premier moteur, un
monde intelligible, l'Un ineffable, ou Dieu créateur …). Malgré Démocrite, les penseurs de l'Antiquité
et du Moyen-Âge ne peuvent se résoudre à attribuer au hasard l'existence du monde, sa cohérence
et son intelligibilité.

Au niveau de l'histoire des civilisations, le « corpus dionysien » semble avoir eu une influence non
négligeable sur la perception que l'on pouvait avoir de l'organisation sociale et politique durant le
Moyen-Âge et sous l'Ancien Régime. On pensait en effet la société comme divisée en "ordres" ou

1 Dans un corps vivant, il y a sans doute des membres plus importants que d'autres (on peut vivre sans main ou sans pied, mais pas
sans tête, ni sans cœur, ni sans poumon). Cependant, on ne peut pas établir un classement hiérarchique simple : qu'est ce qui est plus
important de la main ou du pied, du cœur ou des poumons, des yeux ou des oreilles ? … Même s'il existe des organes plus vitaux que
d'autres (et donc plus « importants »), ils perdent beaucoup de leur intérêt si le corps est mutilé de tout ce qui n'est pas strictement
nécessaire à sa survie ! L'idée de cohérence organique insiste plus sur la différenciation et la complémentarité que sur un classement
par échelle de valeurs.

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"états". Cela ne se limitait pas aux trois ordres classiques (clergé, noblesse et tiers-état), mais tout
groupement, toute fonction, tout corps de métier devient un « ordre », en ce sens qu'il est
« ordonné » à telle tâche ou à telle fonction sociale.

Là où l'influence de Denys semble avoir joué, c'est dans la conviction que chaque état représente une
institution divine, un élément dans l'organisme de la création aussi respectable que l'organisation
hiérarchique des anges. « L'ordre du monde » voulu par Dieu donne naissance à l'ordre social,
également voulu par Dieu, « étrange avatar sociopolitique du néoplatonisme mystique » selon
l'expression de Paul Cochois (Dictionnaire des Philosophes, art. Denys l'Aréopagite, p. 710, PUF, Paris
1984).

1.2. Le renouveau culturel (XIème siècle) et la synthèse thomiste :

Avec les invasions du Vème siècle, l'unité de la civilisation méditerranéenne a été brisée. Les barbares
détruisent ou pillent les principales villes, et avec elles les centres traditionnels de culture. En dehors
de quelques coins d'Europe relativement épargnés (comme l'Irlande ou certaines régions d'Espagne),
les seuls refuges de la vie intellectuelle et culturelle vont donc être les monastères.

Puis Charlemagne (742-814) va lancer une véritable politique de développement culturel, en


nommant Alcuin d'York (mort en 804) chef de l'école impériale. Cette école va former l'élite de la
jeunesse. Mais toute cette époque reste très pauvre, ne serait-ce que par la pénurie de papyrus et de
parchemins. Les relations avec l'Orient sont en effet très difficiles à cause de l'expansion arabe, qui
coupe l'occident de ses sources traditionnelles d'approvisionnement. De plus, le pôle culturel le plus
vivant du monde connu est Byzance, là aussi hors de portée de l'occident. Les ouvrages détruits par
les invasions sont donc peu ou pas remplacés.

Il faudra attendre le XIème siècle pour saisir en Occident une reprise importante de l'activité
intellectuelle. Cette époque voit naître plusieurs ordres religieux, et on voit apparaître de nombreux
moines copistes. Un exemple pour illustrer ce renouveau : en 860, une des plus riches bibliothèques
d'Europe occidentale, la bibliothèque St Gall (dans la Suisse actuelle) contenait 400 ouvrages ; au
XIIème siècle, la bibliothèque St Vincent (à Laon) contient près de 11.000 volumes !

Le XIIème siècle poursuit l'effort intellectuel avec beaucoup d'ardeur et un peu de confusion. C'est
dans ce contexte que l'on voit naître les premières tentatives de systématisation du savoir, sous la
forme d'encyclopédies théologiques que l'on appelle alors des livres de Sentences (comme les
Sentences d'Anselme de Laon, de Guillaume de Champeaux, de Robert Pullus, de Robert de Melun,
de Pierre le Lombard, surnommé « maître des sentences », etc.)

C'est au XIIème siècle que l'on voit apparaître l'Université, un système d'enseignement qui supplante
et fait éclater les écoles cathédrale et les écoles monastiques. Depuis Charlemagne en effet,
l'enseignement dépendait du pouvoir royal. Du coup, quand l'empire carolingien s'est effondré,
l'effort culturel aussi. Vers 1070, on constate que la culture s'appuie sur de puissants monastères :
"les sciences et les arts" ne sont plus dépendants de la cour impériale, ce qui les soustrait, dans une
certaine mesure, aux fluctuations politiques. L'Église, qui à ce moment tente de renforcer son
organisation supranationale contre l'Empire, soutient ce mouvement.

Pendant la seconde moitié du XIème siècle, l'agriculture progresse et les rendements sont meilleurs. La
monnaie se développe et dope le commerce. Les villes grandissent, et l'on se soucie davantage de
l'éducation : c'est l'ouverture de nombreuses écoles-cathédrales.

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Aux XIIème et XIIIème siècles, la société occidentale continue à prospérer. Les villes grandissent.
L'Occident n'a maintenant plus de complexes par rapport à l'Orient. Les croisades et le commerce
lointain (Marco-Polo) ouvrent et élargissent l'horizon. En Espagne, Cordoue et Séville sont
reconquises. En Sicile, on crée un état "moderne", dont le pouvoir est indépendant des seigneurs
locaux. Frédéric II développe une politique culturelle "laïque" qui vise explicitement à assimiler la
science grecque et arabe. C'est dans ce contexte que naît l'université : au départ, il s'agit de
confréries de professeurs et d'étudiants - issus des écoles cathédrales ou monastiques - qui vont
s'organiser et se hiérarchiser, puis se donner une administration et des lois. Au XIIIème siècle,
l'université devient le lieu majeur de la culture et de la pensée.

Auguste Comte (1798 - 1857), dans son Système de politique positive (III, p. 488 de l'Ed. Crès, 1912),
considère le XIIIème siècle comme le seul siècle de notre histoire à avoir réalisé la véritable unité
complète d'une société entière : une paix sociale fondée sur une foi commune qui dirige la pensée et
l'action, et qui subordonne la philosophie, l'art et la morale.

Certaines circonstances favorisent cette unité : le fort développement du commerce encourage les
voyages et les échanges, y compris les échanges de livres et d'idées. Concernant la France, l'université
de Paris devient un pôle d'attraction intellectuel européen (le Royaume de France est en train de
devenir un des plus puissants d'Europe). Et surtout, il n'y a aucun exclusivisme national de
l'enseignement : le latin est la langue commune de la culture européenne, les maîtres enseignants
viennent de tous les pays (on trouve à Paris des anglais comme Alexandre de Hales, des italiens com-
me Bonaventure ou Thomas d'Aquin, des allemands comme Albert le Grand … ). Les étudiants aussi
passent facilement d'un pays à l'autre, accélérant les échanges culturels.

Pourtant, cette unité sociale, politique et intellectuelle, gérée par une foi commune, cache mal les
conflits qu'elle voudrait résorber. En ce qui nous concerne ici, le XIIIème siècle voit se poser avec force
le problème de la place de la philosophie dans un univers intellectuel dominé par la théologie. La
question qui se pose à nouveau avec acuité (comme elle s'était déjà posée dans les premiers siècles,
et comme elle se posera dans les siècles à venir) est celle du rapport entre la raison et la Révélation,
la question de l'autonomie de la raison humaine.

Et c'est là-dessus qu'arrivent en occident les œuvres d'Aristote. Aristote n'était pas un inconnu, mais
il était peu étudié, et on avait perdu une bonne partie de ses œuvres. Dans les premiers siècles de
l'ère chrétienne, la pensée dominante était plutôt le néo-platonisme. Mais, à partir du milieu de
XIIème siècle, on commence à s'intéresser à Aristote, sans doute grâce à cette curiosité intellectuelle
qui caractérise ce siècle. C'est d'abord par le biais de la philosophie arabe qu'Aristote est réintroduit
en Europe. N'ayant pas connu les mêmes péripéties que l'occident, le Proche et Moyen-Orient
avaient gardé et exploité bien davantage que nous la pensée d'Aristote. Mais il a fallu attendre le
XIIème siècle pour que les relations entre chrétiens et musulmans soient, ici ou là, suffisamment
détendues pour permettre quelques échanges culturels.

Parallèlement, des érudits commencent à prendre goût à la connaissance du grec. On commence


donc à rechercher dans les bibliothèques (et à traduire) les ouvrages grecs que l'on avait un peu
oubliés. Entre le travail acharné des moines copistes et la libre circulation des étudiants et
professeurs dans toute l'Europe, les nouvelles idées se propagent très vite (pour l'époque). Et c'est le
choc culturel : pour la première fois depuis l'époque patristique, la civilisation chrétienne occidentale
se trouve directement affrontée à une pensée païenne majeure qui s'inscrit à la fois contre le
christianisme et contre la pensée philosophique sur laquelle il s'appuyait.

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Et surtout, les écrits d'Aristote apportaient quelque chose d'inattendu. Depuis la chute des écoles
philosophiques païennes, on demandait à la philosophie d'être une sorte d'outil d'analyse
(complémentaire et utile à la théologie). Mais l'aristotélisme apporte une physique, une méta-
physique, une théologie … bref non pas un simple outil d'analyse, mais des affirmations sur le monde
et sur Dieu, une vision du monde différente et cohérente, qui s'avère sur bien des points
incompatible avec la perspective chrétienne de l'époque : un monde éternel et incréé, un Dieu qui
n'est que le premier moteur du monde et qui ne s'investit absolument pas dans l'histoire des
hommes, une âme qui n'est que la forme du corps et qui disparaît à la mort … bref autant d'éléments
qui n'entrent pas dans la perception de l'histoire chrétienne du Salut.

Le premier réflexe est bien sûr de retirer de la circulation les œuvres d'Aristote, du moins celles qui
sont jugées les plus pernicieuses. Ainsi, en 1211, le Concile de Paris interdit d'enseigner la Physique
d'Aristote. En 1215, le légat du pape à Paris autorise la lecture des livres logiques et éthiques, mais
interdit ceux qui traitent de métaphysique ou de philosophie naturelle.

Tout cela ne sert à rien, et bien des Universités passent outre les interdictions. Devant l'engouement
des professeurs et des étudiants, Grégoire IX retire tous les interdits, mais recommande de retirer
des livres d'Aristote toute affirmation contraire aux dogmes. A partir de 1255, on ne condamne plus
Aristote, mais seulement ceux qui prennent appui sur lui pour tirer des conclusions contraires à
l'orthodoxie.

Pendant ce temps, l'aristotélisme fait son chemin. Et un bon exemple de l'ambiguïté de la situation
nous est donné par la querelle qui opposa alors franciscains et dominicains :
• l'esprit franciscain (Cf. Bonaventure), nourri de St Augustin, suit le modèle néoplatonicien selon
lequel la philosophie se distingue peu de la théologie, et s'efforce d'atteindre au moins par image
la réalité divine.

• l'esprit dominicain (Cf. Albert le Grand, ou Thomas d'Aquin) s'inspirant d'Aristote, pose une
séparation de principe entre la théologie (fondée sur la Révélation) et la philosophie (fondée sur
l'expérience sensible et la rationalité humaine).

Nous sommes encore, là, au cœur d'un des conflits majeurs du XIIIème siècle : le rapport entre la
raison et la foi. Pour Bonaventure, la rationalité du monde fait signe vers Dieu. Pour Anselme ou
Abélard, les vérités de foi (ou révélées) sont proposées à la raison comme des vérités à pénétrer
toujours davantage dans un progrès illimité. Il n'y a donc pas de limites à la connaissance rationnelle
du divin, même s'il reste clair que cette connaissance rationnelle n'épuisera jamais le mystère de
Dieu.

Pour Thomas d'Aquin, il y a rupture, discontinuité entre foi et raison. Il existe des vérités
philosophiques, qui sont accessibles à la raison humaine par elle-même. Et il existe des vérités de foi
qui outrepassent les possibilités de la raison. Et aucun raisonnement (aucun trajet rationnel) ne peut
franchir cette frontière. Pourtant, St Thomas d'Aquin ne se prive vraiment pas d'utiliser la raison en
théologie, et même la raison « philosophique ». De fait, Thomas d'Aquin distingue deux sources du
savoir : les sens, et la Révélation. Si la raison humaine, qui traite des informations sensibles (issues
des sens), ne peut atteindre par elle-même les vérités de foi, elle peut prendre acte de la Révélation
et travailler à partir de là.

De plus, si le domaine du savoir est divisé en deux sources, le domaine de la réalité, lui, est d'un seul
tenant. Il est donc possible, dans certains cas, de « prouver » rationnellement certains point qui font
aussi partie de la Révélation, comme l'existence de l'âme ou de Dieu. Par contre, ce qui reste hors

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d'atteinte par la seule raison, c'est la nature exacte de Dieu (Trinité ?) ou la destinée de l'âme (le
néant ? la participation à la vie de Dieu ? … ).

Et surtout, puisque le domaine de l'être (du réel) est d'un seul tenant, il n'y a qu'une vérité, et l'on ne
doit pas craindre de confronter les vérités révélées avec celles que découvre la raison humaine dans
son exercice naturel. Il y a une sorte d'optimisme, de confiance en l'homme et en sa raison, que l'on
retrouvera ultérieurement.

Cette question présente des répercussion anthropologiques et politiques importantes, que nous
allons maintenant examiner.

1.3. Quelques conséquences anthropologiques :

Thomas d'Aquin est d'abord théologien : il s'appuie donc sur la Révélation biblique comme source de
savoir. Mais sa pensée théologique s'articule avec une confiance active en la raison purement
humaine et une référence constante à la nature. Sans doute faut-il voir ici une certaine imprégnation
de la culture grecque (λογος et ϕυσις), et la raison de bien des controverses avec les tenants de la
tradition augustinienne (un peu plus sensible à la faiblesse de la raison humaine).

De fait, la tradition chrétienne issue du néoplatonisme ne pouvait être que sensibilisée à l'aspect
imparfait de toute connaissance humaine : le monde sensible n'offre que des approximations, voire
des illusions. Pour connaître avec précision, avec exactitude, il faut quitter le domaine de la matière
et de l'opinion pour se retourner vers (= se convertir) l'intelligible (qui est immatériel, de l'ordre du
divin). Pour Augustin, une telle perspective s'harmonise très bien avec sa vision de l'homme blessé
par le péché originel, et donc « faussé » dans son âme et dans son intelligence. Or, Aristote n'est pas
un spéculatif à la manière de Platon, mais plutôt un observateur de la nature. Pour lui, le sensible
n'est pas le voile trompeur qui cache la réalité, mais le lieu où se dévoile la vérité, du moins pour
celui qui sait regarder.

D'autre part, le siècle dans lequel vit Thomas d'Aquin est un siècle de mutations. On commence à
percevoir, déjà, les premiers effets du progrès technique. Les rendements agricoles progressent. Les
cathédrales sont des monuments d'ingéniosité et de puissance technologique. Progressivement, on
passe d'une économie rudimentaire de subsistance agraire, à une civilisation urbaine qui voit se
constituer un commerce florissant, des corps de métier, des services … Bref, on sent émerger peu à
peu une société humaine qui commence à se sentir un peu plus indépendante de la nature, mais
aussi - et ce n'est pas sans importance - une société humaine qui doit prendre en charge elle-même
son organisation.

L'homme occidental commence à mettre sa confiance dans la raison, mais une raison autonome, qui
va fonctionner de plus en plus à partir de l'observation de la nature (et non de la contemplation
d'idées éternelles ou révélées). Ce qui entraîne la révision de certains réflexes de pensée.

Par exemple : si Thomas d'Aquin affirme la cohérence de la foi et de la raison, comme St Augustin, ce
n'est plus sur les mêmes bases. La raison, pour Thomas d'Aquin, n'est pas cet instrument faible et
blessé qui ne peut atteindre la vérité que par illumination divine ; elle est au contraire cet instrument
puissant par lequel l'homme commence à maîtriser la nature. Et c'est par la dialectique et
l'expérience que l'homme peut parvenir à la vérité, c'est à dire par les propres possibilités de sa
raison strictement humaine ! Pour Thomas d'Aquin, l'homme est son intelligence sont bien sûr
créatures de Dieu, donc dépendantes de Lui. Mais « soustraire quelque chose à la perfection de la

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créature, c'est soustraire quelque chose à la perfection même de la puissance créatrice ». Si
l'expérience du péché, de la faiblesse et de l'errance de l'homme caractérise la démarche
augustinienne, la perspective thomiste semble privilégier la puissance et les capacités de
l'intelligence humaine.

Un autre point donne une idée du changement d'optique : porté par le néoplatonisme, Augustin
conçoit la connaissance comme contemplation de vérités éternelles (il y a bien un travail de
recherche, mais la vérité surgit comme une grâce) ; dans l'ambiance de créativité du XIIIème siècle,
Thomas d'Aquin est plus sensible à l'activité de l'homme dans le processus de connaissance : l'expé-
rience et la dialectique, procédés humains, « produisent » activement la connaissance.

Sur le plan anthropologique, on assiste à un déplacement d'accent assez important. Le spiritualisme


naturel (alimenté de platonisme) avait tendance à déprécier la place et le rôle de la matière dans le
destin de l'homme et du monde. La matière et la nature n'étaient au fond que la scène ou le décor
dans lequel se déroulait l'histoire spirituelle du destin de l'humanité. Mais cette scène, ce décor,
restaient insensibles aux événements spirituels, à l'histoire des personnes et des cultures. On peut
comprendre, dans cette perspective, la prééminence de la théologie « reine des sciences », sur les
sciences de la nature.

Or, Thomas d'Aquin va axer le travail de l'intelligence humaine sur l'expérience concrète. Ce faisant, il
redonne poids et importance au monde matériel, physique. C'est un déplacement du regard dont les
conséquences à long terme sont considérables : l'homme, progressivement, ne se perçoit plus
comme « un étranger sur cette terre ». Même transformée ou filtrée, la spiritualité néoplatonicienne
avait marqué le christianisme : l'homme y apparaissait comme une parcelle du divin prisonnière de la
matérialité du corps ou de la nature. Le christianisme n'était jamais allé jusque là, à cause du thème
de l'Incarnation, mais bien des courants de pensée tiraient dans ce sens (et continueront jusqu'au
XXème siècle, et sans doute après … ). Or, si la nature permet d'accéder à la vérité de la connaissance
(et même jusqu'à une certaine connaissance de Dieu !), il n'y a aucune raison de mépriser le donné
sensible et son « support » (la matière, le corporel). On commence à réagir contre « la mystique du
mépris des réalités terrestres ».

Cette période du Moyen-Âge commence donc à "habiter" différemment le monde, parce qu'elle le
maîtrise mieux et que la matière apparaît de moins en moins comme un obstacle ou une limite. C'est
comme si l'homme se sentait un peu plus « chez lui » sur cette terre. Thomas d'Aquin va penser
l'homme indissociablement corps et âme, de façon beaucoup plus homogène (et plus proche
d'Aristote que de Platon). La matière et le corps vont pouvoir changer de « signe » : ils ne seront
moins une prison, un poids, un obstacle pour l'âme, mais davantage le lieu d'existence, de
connaissance, d'épanouissement, et finalement de Salut pour l'homme.2

1.4. Quelques conséquences politiques :

L'idée que l'on se fait du rapport foi / raison, ou théologie / philosophie, a aussi des répercussions
importantes dans le domaine de la politique. À cette époque, ce parallèle prend même une
coloration tout à fait spécifique : quelle doit être la place du pape dans la politique européenne ?
N'oublions pas que c'est en 1302 que le pape Boniface VIII, par sa Bulle Unam Sanctam, ira le plus
loin dans le sens d'une ingérence politique le la papauté.

2 Attention à ne pas opposer caricaturalement les deux perspectives : les transitions sont lentes, et on trouve les deux perspectives

avant et après cette époque. Il s'agit ici d'un changement d'accent.

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Mais revenons un peu en arrière : en 1260, Thomas d'Aquin écrit "Du pouvoir des princes". Il s'appuie
pour cela sur la philosophie politique d'Aristote. Son raisonnement est le suivant : si l'homme ne
vivait pas en société, il n'aurait besoin d'obéir qu'à Dieu seul. Mais il est dans la nature de l'homme
d'être un animal social, donc politique (Augustin pensait que c'était là une conséquence du péché
originel). La vie en société est donc pour Thomas d'Aquin une nécessité quasi biologique, car l'hom-
me ne saurait survivre seul. Il en résulte que l'État, tout comme les activités de l'homme liées à sa
survie (techniques, sciences concrètes, mais aussi politique et économie) sont des réalités naturelles.
À ce titre, elles peuvent prétendre à une réelle autonomie.

Il faut préciser aussitôt que, pour Thomas d'Aquin, ces réalités sont ordonnées à une fin plus haute :
la béatitude éternelle. Ce qui implique ceci : tout ce qui touche au bonheur terrestre (but du
politique) doit soumission au roi, mais le roi doit soumission au pape parce qu'il vise le bonheur
éternel.

Il n'empêche que Thomas d'Aquin ne s'appuie pas sur la théologie pour dévaloriser l'activité politique
ou économique. De plus, on peut remarquer que, concrètement, quand il pense à un système
politique, Thomas ne parle pas de l'Empire (terme idéologiquement lié à l'idée d'une chrétienté
européenne), mais il parle de Royaumes et de Cités (réalités politiques de régions en voie
d'émancipation).

En 1316, Dante Alighieri (1265 - 1321) publie son Traité sur La Monarchie. Pour lui, le savoir politique
vise l'action, laquelle est déterminée par sa finalité. La question est donc : pour quoi (dans quel but)
Dieu a-t-il créé l'humanité ? La seule justification du pouvoir politique (roi ou pape) serait de corres-
pondre au projet de Dieu. Il faut que cela soit différent de ce pour quoi les animaux ont été créés
(dont ce n'est pas une question biologique de survie), et il faut que cela ne puisse être fait que par
l'humanité entière (car Dieu a créé l'humanité, pas tel Royaume ou telle ville). La réponse est : la
connaissance, mais celle qui sera acquise par l'humanité entière, et non par tel ou tel individu. Le but
de la création de l'homme est le développement total de l'esprit humain, au sein du genre humain,
par la technique et les arts. Mais le progrès de la connaissance n'est possible que si l'on est en paix.
La paix universelle est donc la raison d'être du politique.

Contre l'interprétation naturaliste de Thomas d'Aquin, Dante apporte une explication plutôt
culturelle. Mais surtout : si le but du politique est la paix, c'est une affaire de conscience, une affaire
entre Dieu et le souverain. L'ingérence de la papauté risque d'entraîner des troubles, voire la guerre.
C'est donc à proscrire. De fait, pour Dante, il y a deux finalité de l'homme : ici bas, la connaissance,
au-delà, la contemplation de Dieu. Ces deux finalités ne s'excluent pas, mais elles sont différentes, ce
qui implique une autonomie des domaines politiques et spirituels, ou du philosophique et du
théologique.

Avec Dante, on a pu sentir l'influence d'Averroès. C'est encore plus net avec Marsile de Padoue (1290
- 1342 ou 3). Il est fermement persuadé que les prétentions politique de la papauté sont une réelle
menace pour la paix. Entre 1322 et 1324, il écrit un ouvrage intitulé Defensor Pacis (le Défenseur de
la paix), dans lequel il rejoint Thomas d'Aquin sur une interprétation quasi biologique de la nécessité
du politique (il est médecin). Par rapport à Dante, il ne rêve plus d'un empereur pacificateur.
En fait, il s'agit d'un écrit marqué par les problèmes politiques des villes de l'Italie du Nord. C'est la fin
de la grande période des communes. Les villes avaient réussi à acquérir une certaine autonomie, le
droit de s'autogérer. Mais les classes dirigeantes - très souvent - ne cessent de se déchirer pour
accéder au pouvoir. À cause de cela, bien des villes décident de faire appel à un homme fort pour
mettre de l'ordre. D'ailleurs, là où cela fonctionne, il n'est pas rare qu'il reste au pouvoir jusqu'à sa
mort, ou même que son fils lui succède.

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Le problème majeur est donc la paix. Mais la solution de "l'homme fort", ou celle d'une ingérence
d'une autorité spirituelle dans le politique, ne sont pas de vraies solutions. Pour que la paix s'installe
durablement, il faut que toute autorité soit soumise aux lois. Son analyse le conduit à préconiser une
solution originale pour l'époque et étonnamment "moderne" : si l'on veut refuser à l'autorité
romaine toute ingérence politique, il faut séparer le politique du religieux et aller jusqu'au bout, c'est
à dire traiter les clercs comme tout autre citoyen, soumis aux mêmes lois et payant l'impôt (à
l'époque, les clercs n'étaient pas soumis à l'impôt et avaient leur propre juridiction).

Attention pas d'anachronisme : l'idéologie sous-jacente n'est pas celle des XIXème ou XXème siècles. Il
s'agit de contrecarrer les prétentions du centralisme romain quasi monarchique, et non d'éliminer
toute référence religieuse dans la société. Du point de vue de l'organisation paroissiale, Marsile
préconisait une plus grande participation des laïcs, et, dans l'Église, il suggérait un retour au
fonctionnement conciliaire des débuts du christianisme, en mettant l'autorité du Concile au-dessus
de celle du pape.

On le sent, des perspectives commencent à changer … et d'autres problématiques aussi vont


intervenir. Le XIVème siècle peut être considéré comme l'échec complet des rêves d'unité universelle
du XIIIème siècle. C'est le début de la Guerre de Cent Ans, qui va déchirer la France et l'Angleterre, et
faire apparaître des revendications d'identité nationale. Le rêve d'une unité politique de la chrétienté
s'effondre.

Dans les milieux intellectuels, la représentation globale de l'univers commence à se disloquer : la


vision commune (néoplatonicienne) se trouve fortement remise en question par l'aristotélisme
redécouvert et assimilé, ainsi que par les progrès techniques. Tous les éléments de connaissance qui
ont semblé « faire système » dans une civilisation de chrétienté, se révèlent de plus en plus comme
indépendants de la foi chrétienne.

Mais le rapport foi-raison n'est pas le seul lieu majeur de débat. Nous allons jeter un regard sur une
sorte de lame de fond culturelle, intellectuelle, sur une crise qui sous-tend de nombreuses
discussions médiévales, qui illustre bien les tensions profondes du Moyen-Âge et le passage au
monde dit moderne, sur une modification profonde des mentalités que l'histoire de la pensée a
appelée "crise nominaliste".

1.5. La crise nominaliste :

Le nominalisme se présente comme une contestation de la portée du langage, contestation vis à vis
des « réalistes » médiévaux, et focalisée sur le problème du statut de l'universel. C'est un courant de
pensée qui, du XIème au XXème siècle, a pris diverses formes, et qui constitue une rupture décisive dans
la pensée occidentale. Cette crise, en effet, touche la question ontologique, le rapport à l'être, la
façon de comprendre le monde, le statut de la connaissance, le fonctionnement du langage … sans
oublier les répercussions en politique ou dans les sciences.

Au cœur du problème : le statut de l'universel. Le mot "universel" s'oppose ici à "singulier". Est
"singulier" un être, une chose, un individu concret, numériquement et logiquement un, situé dans
l'espace et le temps (cet homme, cet animal, cette chaise-là, etc.). Est "universel" ce qui est vrai de
plusieurs choses : une qualité, une couleur, un genre, une espèce, un terme générique, etc.

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Mais quelle est la réalité de l'universel ? Quand je dis « Socrate est un homme », j'utilise des mots. Le
premier mot, "Socrate", désigne un être humain concret, particulier, repérable, bien réel. Mais que
désigne réellement le second mot, "homme" ? Où peut résider concrètement "l'essence humaine",
ou l'homme en général ? Quelle réalité concrète ce mot recouvre-t-il ?
Platon répondrait sans doute que "l'idée" d'homme a plus d'importance ontologique que chaque
humain concret, parce qu'aucun humain concret n'est à lui tout seul l'homme "en soi", parce que
chaque humain concret n'est qu'une réalisation imparfaite de l'idée d'homme, parce que les humains
concrets passent et disparaissent tandis que l'idée d'homme, l'essence de l'homme, persiste
éternellement, même si plus aucun humain n'existe nulle part. De plus, ce n'est aucun humain qui
s'est donné à lui-même sa propre essence : tout ce qui est "naturel" semble suivre un plan pré établi
et immuable (nous ne sommes pas encore dans l'évolutionnisme !).

Cette difficulté est plus importante qu'il n'y paraît, parce que les considérations qui précèdent
fondaient le système de la connaissance. Connaître quelque chose, c'était pouvoir lui attribuer un
certain nombre de prédicats. Par exemple, pour connaître Socrate, il faut lui attribuer les prédicats
"homme", "philosophe", "animal raisonnable", "bipède", etc. Or, on peut noter que tous ces
qualificatifs qui constituent notre connaissance de Socrate sont des universaux !

Mettre en cause la "réalité" des universaux, ce n'est pas se prononcer sur leur "existence matérielle"
(ce serait trivial : personne ne prétendrait que les idées sont des "choses" faites d'une matière subtile
qui flotte quelque part dans le ciel), mais c'est mettre en doute la capacité de ces mots à "dire du
réel". Quand je dis "Socrate", je sais ce que je désigne : c'est précis, réel, concret, et on peut tous se
mettre d'accord pour l'identifier. Mais quand je dis "homme", qu'est-ce que je désigne au juste ?
C'est vague, multiforme, imprécis, changeant … et en l'occurrence il est même difficile de se mettre
d'accord sur la définition de ce mot ! Autrement dit, existe-t-il une réalité "homme", et si oui, de quel
type ? ou bien cela n'est-il qu'un mot pratique pour désigner de façon vague la ressemblance que l'on
trouve entre divers individus qui, eux, constituent la seule réalité ?

Derrière cet exemple simple, on peut sentir que l'enjeu est vaste : il s'agit du statut de la con-
naissance humaine et de la vérité. Dans la tradition philosophique grecque, on disait que « il n'y a de
science que de l'universel », parce que nous ne pouvons décrire le moindre objet qu'en faisant appel
à des termes génériques, et parce que, sans idées générales et éternelles, il n'y aurait pas de science
ni de vérité, mais seulement des opinions provisoires et changeantes. Si le mot "homme" ne dit rien
de précis qui soit définitivement valable, comment dire si tel ou tel individu est, ou non, humain ?

Le nominalisme, en général, n'ira pas jusqu'à dire que le mot "homme" ne signifie rien. Mais il posera
au moins la question de savoir si les termes génériques que nous utilisons s'appuient sur des
caractéristiques du monde réel, ou s'il ne s'agit que de conventions pratiques qui traduisent
seulement notre façon à nous de comprendre et de "découper" le monde.

Si l'on veut retrouver la genèse de ce mouvement de pensée, on pourrait remonter à Aristote et à sa


manière ambiguë de parler de "l'ousia" : est-ce un découpage logique ou ontologique du réel ? Sans
doute les deux à la fois, pour lui, dans la mesure où le logos du monde et celui de l'intelligence
humaine ont la même source.

Mais l'ambiguïté va demeurer et resurgir quelques siècles plus tard. La première ébauche du
nominalisme a comme arrière-plan, au XIème siècle, une nouvelle façon d'enseigner la logique. Ce
n'est pas un changement extraordinaire, mais une plus grande sensibilité à la dimension du langage.
Ainsi, on va par exemple insister davantage sur l'opposition res / vox, c'est à dire la chose concrète et
le mot qui la désigne. St Anselme (1033-1109) va saisir tout de suite le danger d'une telle opposition,

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puisqu'il dénonce aussitôt ces "dialecticiens hérétiques" qui disent que les substances universelles ne
sont rien d'autre qu'un simple flatus vocis.

Au XIIème siècle, Pierre Abélard (1079-1142) va reprendre la question en récusant ce que l'on appelle
"le réalisme de l'essence" (position selon laquelle ce qui est commun à plusieurs individu, l'essence
humaine par exemple, existe réellement). Pour lui, l'universel n'existe pas dans la nature. Les mots
que nous employons servent à désigner une "image confuse" extraite, par la pensée, d'une pluralité
d'individus semblables. Le mot "homme", par exemple, ne désigne pas une idée éternelle qui est
naturellement dans tout esprit humain et qui nous permet de reconnaître un homme quand nous en
croisons un. Ce n'est qu'une idée vague que nous avons mentalement construite en nous en repérant
les ressemblances des individus que nous avons côtoyés. En d'autre termes, c'est le réel qui produit
nos idées, ce ne sont pas des idées prédéterminées qui nous permettent de connaître ou reconnaître
les divers éléments du monde.

Le début du XIVème siècle, avec Guillaume d'Ockham (1288-1349), peut être considéré comme le
point de bascule de la crise nominaliste. Qu'est-ce qui bascule ? Le "poids ontologique" entre
l'universel et le singulier. Avant, l'universel avait tout le poids de la vérité, puisque c'est sur les vérités
éternelles et universelles que pouvait se bâtir une vraie science. Les objets concrets ne semblaient
connaissables, identifiables, que si on pouvait les rapporter à une forme universelle : comment savoir
si un objet est rond sinon en le comparant mentalement à l'idée absolue de "rond" ? Comment savoir
si tel être est un humain sinon en le confrontant mentalement à l'idée absolue de l'essence humaine
? Il semblait difficile d'admettre que ces idées (définitions) puissent être remises en question : d'une
part, comment pourraient-elles changer au cours du temps ? (nous sommes loin de l'évolutionnisme,
ici).3 Et d'autre part, où trouver dans la nature, dans l'expérience humaine, le rond parfait ou l'hom-
me absolu qui serait le critère de notre connaissance des ronds ou des humains ?

Pour toutes ces raisons, tout le poids de la vérité la plus profonde (immuable, éternelle, modèle,
indépendante des réalisations concrètes toujours imparfaites et passagères) se trouvait du côté de
l'universel. Maintenant, le poids va se déplacer du côté des choses concrètes, individuelles,
particulières : l'attention accordée au monde réel et à l'observation de la nature va progressivement
accompagner l'idée que ce qui est premier dans l'acte de connaître, ce ne sont pas "des idées
préexistantes", mais des choses concrètes, rencontrées dans l'expérience, à partir desquelles on
extrait (on abstrait) nos idées. Les choses concrètes et singulières sont sans doute imparfaites et
changeantes, mais elles sont réelles et c'est à partir d'elles que se construit toute notre connaissance.
Les idées générales, les modèles idéaux, les lois et les définitions théoriques ne viennent qu'après.

La façon dont Guillaume d'Ockham conduit son questionnement est significative :


• qu'est-ce qu'un singulier ?
• comment les singuliers s'organisent-ils
en série ?
• comment peut-on signifier ces séries ?

Nous passons ainsi de l'ordre de l'étant à celui de l'expérience, et de là à l'ordre du langage. La seule
réalité est le singulier, l'objet concret dans sa matérialité, la "chose". La "réalité" est l'ensemble des
choses singulières. Et c'est cela, d'abord, que nous intuitionnons (et non leur essence). Mais il y a des
"choses" qui se ressemblent, dans ce que nous livre notre expérience du monde. Alors nous les

3 Bien sûr, les définitions que l'on donne à une époque donnée peuvent être erronées : du coup, il faut les changer pour rectifier ou

compléter. Mais cela ne change rien au fond du problème : à terme, on reste persuadé qu'il y a bien une vérité absolue et qu'une fois
atteinte cette vérité restera immuable.

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regroupons mentalement en "séries", et nous nommons ces séries grâce à des termes génériques, les
fameux universaux. C'est là qu'intervient le langage, qui fournit des mots pour désigner des choses,
mais aussi des séries. L'universel n'est plus ce qui structure la réalité, mais une abstraction mentale.
Et cela accentue la cassure entre le langage (abstraction mentale) et la réalité (matérielle,
indépendante de ce que nous pouvons en dire).

Quelques conséquences ( à long terme ) :

La distinction entre essentiel et accidentel s'estompe. Par exemple : avant, ce qui était considéré
comme essentiel en moi était ce qui me faisait être "homme", mon humanité. Le reste (âge, taille,
couleur, sexe, etc.) était accidentel, parfois changeant, donc secondaire. Maintenant, la notion
"homme" est floue et discutable. Par contre, toutes ces caractéristiques "accidentelles" deviennent
essentielles pour me définir. D'autre part, même si elle était bien définie, la notion "homme" ne
pourrait dire de moi que ce qui est commun à tous les êtres humains. Mais pour définir qui je suis
vraiment moi-même, je dois décrire mes particularités (ce qui n'entre justement pas dans la
définition générique "homme").

C'est la naissance du concept moderne de réalité (realitas vient de res, la "chose"). Ce qui va
désormais être perçu comme "réel", comme "la réalité", ce sera l'ensemble des choses concrètes et
matérielles, et non plus leur essence éternelle ou le principe qui les faisait exister. C'est aussi la
naissance de ce que Jean-Luc Marion appelle une "ontologie grise", minimaliste : on pense l'être
presque exclusivement sous la forme de l'étant singulier, la chose présente. Il n'y a plus, au fond, que
deux types de réalité : la chose concrète et le signe qui permet d'en parler.

La connaissance passe de l'universel à l'analyse du singulier. En même temps, elle perd beaucoup de
sa certitude : elle se découvre enfermée dans un univers mental séparé du réel par un jeu de signes
qui peuvent être conventionnels (le langage). Les mots désignent bien quelque chose, mais que
désignent-ils du monde réel et de son fonctionnement ?

La métaphysique va se trouver frappée de plein fouet. Elle avait bâti une bonne part de son discours
autour de la notion d'être. L'être, c'était ce qu'il y avait de plus fondamental dans le réel … mais voilà
que cette notion, universelle par excellence, s'avère (dans cette optique) la plus générique, la plus
large, la plus englobante, donc la plus indéterminée, la plus floue, voire la plus vide de sens de tout le
vocabulaire !

Enfin, signalons un avatar plus tardif de cette transformation des mentalités. Au XVIIème siècle,
Thomas Hobbes (1588-1679) va radicaliser les thèses de G. d'Ockham. D'abord, il affirme la totale
indépendance de l'ordre du langage et de l'ordre du réel : notre discours de connaissance emploie
des mots qui désignent des fonctionnements ou des classifications, mais c'est seulement une
manière pour nous de nous y retrouver. Rien ne nous permet de dire que cela décrit le
fonctionnement ou le découpage réel de la nature.4 Du coup, ce n'est pas seulement l'usage des
termes universels qui est affaire de langage, mais la vérité elle-même. Et que la vérité soit affaire de
langage, cela veut dire qu'elle relève d'une convention humaine.

G. d'Ockham n'allait pas jusque là. Il reconnaissait bien sûr que le langage et le réel pouvaient être
dissociés, mais il pensait qu'il y avait une vérité absolue, et que le langage pouvait l'atteindre. Pour
cela, il faisait appel à la potentia Dei absoluta, la toute-puissance divine qui "accordait" en quelque

4 Il va même jusqu'à mettre en doute le principe logique de non-contradiction (on ne peut affirmer une chose et son contraire en même

temps et sous le même rapport). Pour lui, c'est un principe de cohérence du discours, pas du fonctionnement du réel.

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sorte les mots et les choses. Pour Th. Hobbes, c'est là un "coup de force théologique" que rien ne
justifie. Rien ne prouve que notre discours soit adapté pour décrire notre monde, et rien n'oblige à ce
qu'il le soit.

En fait, pour Hobbes, le monde est ce qu'il est, ni cohérent ni incohérent. Notre langage nous permet
de décrire et classifier notre expérience humaine, indépendamment des structures réelles de
l'univers. Il n'y a donc ni lois naturelles, ni vérités naturelles, ni structures naturelles, mais toujours
une organisation conventionnelle qui est œuvre de l'intelligence humaine.

« À un monde de choses hiérarchisées et signifiantes, qui assurait naturellement à l'homme son lieu,
sa fonction, son bien propre, son destin et la consistance de son discours, se substitue un monde qui
est l'œuvre d'un faire et d'un dire humains, où ce faire et ce dire reçoivent leur règlement de l'instance
qu'ils ont eux-mêmes fondée : c'est le monde artificiel de l'état. » (Yves-Charles Zarka, La décision mé-
taphysique de Hobbes, Vrin, Paris 1987, p. 25).

C'est le passage d'un monde naturellement ordonné à une monde géré par convention humaine,
bref, "le passage du théologique au politique".

On assiste ainsi peu à peu à la fin du grand schéma théocentrique de l'univers : la matérialité du réel
commence à prendre tout son poids de positivité, l'homme commence à prendre conscience de sa
propre puissance et à revendiquer son autonomie, dans tous les domaines. Ce sera le cas de la
philosophie, avec Descartes, de la religion, avec la Réforme, et plus fortement encore celui de la
science, avec la "crise" qu'illustre en particulier l'affaire Galilée. Toute la culture européenne est
concernée. C'est la "Renaissance" …

1. 6. La Renaissance (XVème – XVIème) :

C'est l'époque de la grandeur de la civilisation de l'Europe, qui distance nettement les autres grandes
civilisations, mais c'est aussi une époque troublée, novatrice et féconde, un "océan de
contradictions" selon le mot de l'historien Jean Delumeau. C'est l'ère des inventions et des
découvertes, des progrès considérables dans les sciences et les arts, mais c'est aussi la grande
époque des alchimistes, des astrologues, des sorcières et des chasseurs de sorcière. C'est l'époque de
la Réforme … et de la Contre-réforme. C'est aussi, sur le plan politique, la grande époque de la
formation des états-nations, un ensemble de mouvements qui vont donner naissance à l'homme
moderne.

Un des grands signes de la transformation qui s'effectue, c'est d'abord l'émergence de l'État. Il
apparaît comme une création voulue, calculée, une machine savante. On va même jusqu'à parler
d'une œuvre d'art. La période de la Renaissance est celle où l'Europe va se définir politiquement,
découvrant la règle d'or de l'équilibre entre puissances. Les peuples européens prennent conscience
d'eux-mêmes, ils acquièrent le sentiment de leur foncière originalité, ils savent qu'ils sont divers. Et
pourtant, l'unité de la civilisation occidentale se renforce. Il est vrai que, découvrant un autre
continent, celle-ci fait la rencontre de l'altérité. Christophe Colomb a navigué de 1492 à 1504 ; et,
comme le dit J. Delumeau, même s'il n'a pas compris qu'il avait découvert un continent, son impor-
tance historique reste considérable. « Il a rendu patente, grâce à une entreprise scientifiquement
conduite, l'existence de terres inconnues à l'Ouest et il a suscité par son exemple l'émulation qui
devait très rapidement aboutir à l'exploration et à la prise en charge du Nouveau Monde par les
Européens. »

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L'histoire économique lie la prospérité du "beau XVIème siècle" à l'afflux de l'or et de l'argent
américains. C'est en partie vrai, même si l'économie du XVIème siècle fut assez souvent en panne de
numéraire. Mais surtout, il ne faut pas oublier l'effroyable dépression des XIVème et XVème siècles : la
Renaissance a débuté au milieu des épidémies, des disettes et des guerres, dans l'affolement créé par
la Peste noire, lorsqu'on massacrait les juifs, rendus responsables des malheurs, lorsque les proces-
sions de flagellants promenaient dans les rues leurs sanglants cortèges. Mais les européens ont
surmonté l'épreuve un peu à la manière d'un défi.

Du point de vue culturel, on retrouve les racines "en version originale". Dès les années 1430, un
Sicilien, Giovanni Aurispa, rapporta à Florence toute une collection de manuscrits grecs qu'il avait
achetés à Constantinople : il s'agissait des œuvres complètes de Platon. De même, le concile de
Ferrare en 1438 amena le platonicien Gemistos Plethon en Italie. Cosme l'Ancien décida de donner
son appui aux études platoniciennes. D'Italie, la passion du grec gagne les pays transalpins.

Même chose pour l'hébreu : Reuchlin, auteur de la première grammaire hébraïque, fut au début du
XVIème siècle une véritable autorité. Savoir le latin, le grec et l'hébreu est un idéal fort répandu dans le
monde des humanistes. Des collèges trilingues s'ouvrent dans plusieurs pays : celui de Paris, la "noble
et trilingue académie", deviendra plus tard le Collège de France.

La vie culturelle profite grandement des progrès techniques. L'essor de l'humanisme doit beaucoup à
l'imprimerie. Grâce à celle-ci, les érudits peuvent désormais travailler dans une perspective nouvelle :
ils savent que l'imprimerie pourra leur permettre de diffuser leurs travaux "dans le monde entier".
Par ailleurs, la Renaissance bénéficie, sur le plan artistique, des trouvailles de l'archéologie ; les
ruines sont étudiées pour elles-mêmes, les premiers musées apparaissent. On se passionne pour la
Rome antique, et pour l'Antiquité en général, spécialement chez les Florentins du XVème siècle et du
début du XVIème.

Mais il faut relativiser : en réalité, l'Antiquité, même en Italie, ne resta connue que superficiellement ;
la culture historique était insuffisante, et les scrupules archéologiques ignorés.

Souvent, le retour vers les Anciens permit paradoxalement un dépassement de la science héritée
d'eux. Ainsi Copernic fut-il conduit vers sa grande découverte par un retour, au-delà de Ptolémée et
d'Aristote, vers la pensée pythagoricienne.
La science n'est pas encore cloisonnée, et un esprit comme Paracelse (1493-1541) est proprement
inclassable : chimiste et astrologue, médecin et théosophe, ce Suisse mena une vie errante, donnant
prise aux légendes. Il s'intéresse aux maladies inconnues des Anciens, et qui requièrent une
thérapeutique nouvelle, comme la syphilis. Il prêche la frugalité, l'idéal évangélique des Béatitudes et
la suppression de l'argent. Mais avec le physicien Tartaglia, ou Stevin, surnommé «l'Archimède du
XVIème siècle», ou encore Viète, nous nous approchons des savants au sens où on entend ce mot
aujourd'hui. L'algèbre doit beaucoup à Viète (1540 – 1603) : c'est à lui que revient le génie d'avoir
introduit l'usage des lettres pour représenter à la fois les quantités connues et les quantités
inconnues ; il est considéré comme l'inventeur de l'algèbre moderne.

La Renaissance apprécie la rigueur, la géométrie et la clarté ; mais elle goûte aussi le sens du mystère,
de l'informel, et se complaît dans l'ésotérisme, qui occupe une place de choix. Ce siècle eut peur des
sorcières et plongea dans l'occultisme. Paradoxe : l'époque qui a vu se développer l'esprit critique et
scientifique a été aussi une période d'extraordinaire crédulité. Les humanistes affirment très
sérieusement qu'ils croient aux prodiges et aux augures, tandis que la croyance populaire s'étend au
monde des spectres en tous genres.

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Du point de vue religieux, c'est la Réforme. Nécessaire réforme : le cumul des bénéfices et la non-
résidence sévissaient plus que jamais. La chrétienté donnait une impression de chaos. Les
indulgences étaient « offertes comme lots dans les tombolas » (Jean Delumeau). À tous égards, il y
avait donc une crise de l'Église.

Cette dernière affronta le choc de Luther dans les pires conditions, et la cassure de la catholicité
progressa avec une rapidité déconcertante. Dès le XVIème siècle, on note comme fait majeur la
montée d'une piété populaire. Si certains historiens ironisent sur le culte fanatique des reliques, les
images miraculeuses de Marie et la fureur de pénitence qui saisit les foules, d'autres insistent sur le
désir d'entendre la parole de Dieu et le besoin aigu de doctrine. Sans doute, le clergé n'était pas
toujours à la hauteur, mais des efforts furent amorcés : « La Renaissance s'est ainsi soldée par une
promotion de la théologie », écrit Delumeau, qui observe aussi, à propos des mystiques rhénans : «
C'est dans le monde catholique que devaient s'épanouir les plus belles fleurs du mysticisme. »

Aussi manifeste fut la promotion de la technique. Jamais le dialogue entre art et technique ne fut
plus fructueux qu'au temps de la Renaissance : ainsi, ni Francesco di Giorgio, ni Léonard de Vinci, ni
Albrecht Dürer, tous trois peintres et ingénieurs, n'établissaient de cloison entre art et technique.
L'essor décisif se situe surtout à partir du milieu du XVème siècle, marqué par l'apparition de
l'imprimerie. Dans les années 1450 – 1470, citons en vrac : le ressort à spirale, la première
fortification moderne, le rouet à ailettes, etc. Un peu plus tard, citons la frappe au balancier (des
médailles), procédé que Cellini reprendra pour battre monnaie. Mais c'est l'évolution des techniques
métallurgiques qui fut un des grands acquis de l'époque. Et, dès les années 1580, l'art de la guerre
était stabilisé pour deux cents ans à la suite des progrès réalisés durant la Renaissance.

Se développe également la technique des affaires, avec la prime d'assurance, la comptabilité en


partie double et la lettre de change. L'Europe se couvre d'un réseau de plus en plus serré de
compagnies d'affaires, et l'on peut alors parler d'un premier capitalisme. Jean Delumeau insiste sur
cette promotion du quantitatif : progressivement, la quantité devient une dimension nouvelle de la
civilisation occidentale.

Au point de vue commercial apparaît un gigantesque transfert de richesse vers l'Ouest de l'Europe.
À partir des grands voyages de découvertes, les richesses des autres continents affluent à Séville,
Lisbonne, Anvers, Bristol, Amsterdam. Mais la situation était moins brillante dans l'arrière pays :
l'immense secteur des campagnes était secoué, ici ou là, de brusques et violentes crises. On y souffre
souvent de la faim. Certes, après le tragique XIVème siècle, la masse paysanne française se retrouve
capable d'expansion. Mais le monde rural reste presque étranger à la civilisation de l'écriture.

En revanche, la montée des villes est impressionnante. Orgueilleuses, elles n'en sont pas moins
vulnérables : elles sont fragiles, mais tenaces. Jean Delumeau rappelle que « la notion d'urbanisme a
été donnée – ou plutôt redonnée – à l'Europe par l'Italie, le pays d'Occident qui comptait alors le plus
de villes et qui se trouvait le plus proche du passé gréco-romain ». La noblesse se déplace vers la ville.
Les autres classes aussi, pratiquant « une émigration souvent lente et silencieuse ». Cette réunion des
nobles et des bourgeois dans les cités permet à certains historiens de parler d'une « fusion des
classes ». En fait, si la noblesse s'est embourgeoisée, c'est surtout la bourgeoisie qui s'est anoblie.
Mais la ville coûte cher ; il faut paraître aux fêtes de la cour. La sociabilité et les fêtes tiennent une
place considérable, ainsi que les raffinements extérieurs de la vie. Malgré l'accroissement numérique
des classes moyennes, la civilisation de la Renaissance demeure aristocratique.

On caractérise souvent la Renaissance par l'épanouissement de l'individu. Il faut nuancer. Il est vrai
que l'époque a vu se desserrer les liens sociaux, et le schéma politique de l'Ancien Régime s'effondre.

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Des hommes nouveaux deviennent chefs d'État, comme les banquiers Médicis. La Renaissance
italienne met en question la légitimité des gouvernants. D'autres prennent le relais : l'homme
d'affaires devient un type répandu qui, par son astuce et son activité, sait se rendre indispensable
aux princes.

Mais malgré ce dynamisme conquérant et cet entrain à vivre, diverses peurs, et l'obsession de la
mort, ont aussi été des compagnes de la Renaissance. Jean Delumeau rappelle que certains avaient
caractérisé le Quattrocento par le "triomphe de la vie" et la rareté des suicides. Mais la recherche
historique découvre une réalité différente : Luther en 1542, et l'archevêque de Mayence en 1548,
attribuèrent l'un et l'autre au diable l'épidémie de suicides qui affligeait alors l'Allemagne. Le thème
du désespoir est fréquent dans la littérature du XVIème siècle. Les Européens sont traumatisés par les
guerres de religion ; un Montaigne est menacé jusque chez lui.

L'historien des idées décèle lui aussi un fort courant pessimiste. Le XVème siècle avait mis l'accent sur
le péché, la théologie réformée va manifester un pessimisme foncier et parler de notre liberté « serve
». Les hommes du XVIème siècle ont douté de leur liberté. Cependant la pensée d'Érasme s'intègre
dans un mouvement optimiste, marqué encore par Pic de la Mirandole, Marsile Ficin et Rabelais.

D'ailleurs les hommes de ce temps ne refusent pas de donner la vie, et la découverte de l'enfant est
un des traits de la Renaissance. Lente découverte, car des parents trop pauvres n'ont pas encore les
moyens de choyer leur progéniture. Mais, parce qu'elle découvrait l'enfant, la Renaissance apporta
naturellement une attention particulière au problème de l'école. On commence à voir le déclin des
universités, compensé par l'essor des collèges dans lesquels le nombre des jeunes élèves ne cesse de
croître. La discipline des collèges, trop sévère parfois, permit du moins à la civilisation de s'affiner, de
se moraliser.

Autre caractéristique de la Renaissance : la place de la femme. Là encore, il s'agit de nuancer. Selon


l'historien Jacob Burckhardt 5 : "Il est essentiel de savoir que la femme était considérée à l'égal de
l'homme ; l'éducation de la femme dans les classes élevées est la même que celle de l'homme ; avec la
culture, l'individualisme des femmes de haute condition se développe absolument de la même
manière que chez les hommes".

Plus réservé, Jean Delumeau rappelle que les filles n'allaient pas au collège : c'est seulement au
XVIème siècle que l'instruction des demoiselles hors de la maison, grâce aux Ursulines et aux
Visitandines, deviendra un fait d'une réelle importance sociale. Il reconnaît pourtant qu'il y eut plus
de femmes cultivées, telle Marguerite de Navarre, au XVIème siècle qu'à aucune époque antérieure.

Sans doute la réhabilitation de la femme s'est-elle opérée à partir du moment où on a pris le temps
de goûter les plaisirs de la conversation. Bientôt, "aucune cour ne put se passer de l'ornement et de
la grâce qu'apporte l'élément féminin". De fait, la prédilection avec laquelle les artistes, rompant avec
l'austérité médiévale, représentent le corps féminin, constitue un fait historique important. En même
temps, le néo-platonisme mis à la mode par Marsile Ficin privilégie la beauté et l'amour. Tout un
courant réformateur s'efforce alors de réhabiliter le mariage.

C'est la Renaissance qui la première essaie de modifier et de régulariser la famille. Elle en avait bien
besoin. L'époque s'ouvre dans la conscience d'une démoralisation. « Au commencement du XVIème
siècle, observe Burckhardt, l'Italie traversait une crise morale redoutable, inquiétante pour l'avenir du

5 Jacob Burckhardt (1818 – 1897) : historien suisse allemand, auteur d'un ouvrage de référence sur La civilisation de la Renaissance en

Italie.

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pays. » Le sentiment qui résistait le mieux était l'équivoque sentiment de l'honneur. L'idéal de la vie
chrétienne, de la sainteté, céda la place à celui, plus païen, de la grandeur historique.

Mais sur un plan plus manifeste, on constate une explosion de paganisme sensuel. Des courtisanes
nues dansèrent devant le pape. Sans aller forcément jusqu'à ces extrémités, le refus de l'ascétisme
s'alliait à une fervente admiration de la beauté féminine. Après les siècles de pudeur du Moyen Âge
s'épanouit l'art maniériste. L'histoire de l'art voit dans le maniérisme une des dimensions essentielles
du XVIème siècle, dans la période qui a précédé la victoire du baroque : il exprime la soif de
renouvellement d'un siècle qui n'a pas trouvé son équilibre.

En philosophie, un courant antichrétien apparaît avec Pomponazzi, Cardan, et ce Dolet qui fut
étranglé et brûlé, place Maubert, en 1546. Malgré tout, les libres penseurs furent rares au XVIème
siècle. La réussite de la Réforme catholique montrera que l'impiété était limitée à des cercles étroits.

Sur le plan esthétique, des analyses plus fines, comme celles de Panofsky, fournissent aujourd'hui de
nouvelles interprétations des nudités, peintes ou sculptées, de la Renaissance : l'œuvre se voulait
souvent ésotérique. Percer les intentions des artistes de ce temps est un jeu subtil et passionnant.
Selon la philosophie de Ficin, la beauté terrestre invite au dépassement : ainsi les Trois Grâces
seraient « une image véritablement parfaite du rythme dialectique de l'univers néo-platonicien ».

En définitive, l'Europe de la Renaissance s'est moins déchristianisée qu'on ne l'a cru longtemps. Ce
qui est vrai, c'est que la société s'est laïcisée et que la religiosité s'est transformée. Le protestantisme
sera par la suite interprété comme la victoire de la vie active sur l'existence contemplative prônée par
les théologiens du Moyen Âge. L'historien constatera que l'agent principal de la rénovation
catholique est un ordre – celui des jésuites – qui, malgré ce qu'en disent Descartes ou Pascal,
s'efforce de comprendre et d'accepter les nouveautés du temps.

2. René DESCARTES
(1596 – 1650)

René Descartes est sans doute le plus célèbre des philosophes français. Bien des gens (en particulier
beaucoup de non philosophes) se réclament de son esprit, se disent "cartésiens". Mais, la plupart du
temps, il s'agit d'une simplification caricaturale de sa pensée. "Être cartésien", pour beaucoup, se
résume à un rationalisme étroit et rigide, qui n'admet que les évidences triviales et une logique
étriquée.

La philosophie de Descartes est complexe et nuancée, et sa richesse est telle qu’on y peut découvrir
la source de presque toute la philosophie moderne :
- Les grands métaphysiciens du XVIIe siècle (Malebranche, Spinoza, Leibniz) ont construit leurs
systèmes en réfléchissant sur celui de Descartes. Il s'en écartent souvent, mais se positionnent par
rapport à lui.
- Les analyses de Locke, de Berkeley, de Hume ont leur source dans le cartésianisme.
- La fameuse «révolution copernicienne» de Kant a pour origine la primauté, accordée par
Descartes, au sujet pensant sur tout objet pensé.

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- Hegel tient Descartes pour un héros de la pensée.
- Et, plus récemment, Edmund Husserl a donné à ses conférences prononcées à Paris en 1929 le
titre de Méditations cartésiennes. Le fondateur de la phénoménologie estime que Descartes n'est
pas allé assez loin, mais il se situe clairement dans la ligne des intuitions cartésiennes.
Même d'autres courants philosophiques, moins liés à la modernité, l'ont adopté :
- Pour Malebranche (prêtre oratorien et imprégné de pensée augustinienne), Descartes est celui qui
lui a permis d’édifier une philosophie véritablement chrétienne, à savoir une pensée qui réconcilie
les buts de la philosophie et de la religion, l'intelligence et la foi, la métaphysique et
l'apologétique.
- Pour Victor Cousin (XIX°, professeur influent en Sorbonne, homme politique libéral, ministre de
l'Instruction publique en 1840), il est le soutien du spiritualisme. Le dualisme cartésien, en effet,
paraît reconnaître à l'esprit (ou la pensée) une autonomie et une réalité propre par rapport à la
matière (ou l'étendue).

Il y a aussi un cartésianisme méthodologique, qui consiste à ne se fier qu’à l’évidence rationnelle, un


cartésianisme scientifique, proche du mécanisme, un cartésianisme métaphysique, qui tient
l’existence de notre pensée pour notre première certitude, etc. C'est pourquoi, aujourd'hui, il faut
distinguer la philosophie de Descartes (telle qu'elle apparaît dans ses écrits), et les divers
cartésianismes, c'est à dire ce que, dans les esprits les plus divers, la philosophie de Descartes est
devenue.

2.1. Éléments de biographie :

René Descartes est né le 31 mars 1596 à La Haye, petite ville de Touraine (qui, depuis, à changé de
nom, et a pris celui du philosophe). Son père, Joachim Descartes, était depuis 1586 conseiller au
Parlement de Rennes. Sa mère, Jeanne Brochard, était la fille du lieutenant général de Poitiers. Elle
eut trois enfants, René étant le troisième. Il ne la connaîtra pas beaucoup : elle meurt le 13 mai 1597,
et il sera élevé par sa grand mère maternelle, et par une nourrice (à qui il versera une pension à vie).

En 1606, il est admis au collège royal de La Flèche, tenu par les jésuites. Il y reçoit un traitement de
faveur, dû à ses dons intellectuels et à sa santé fragile : on lui donne le droit de se lever tard, et de
réfléchir longuement dans son lit, habitude qu’il conservera toute sa vie. L'enseignement
philosophique qu'il y reçoit le familiarise avec les œuvres d'Aristote (Organon, Physique,
Métaphysique, De Anima …). Il étudie aussi les mathématique et l'algèbre dans le traité récent du P.
Clavius. Donc, en même temps qu'on lui enseigne une physique "ontologique" ou non mathématique
(descriptions qualitatives, notion de "puissance" et "acte", …), il reçoit une formation mathématique
rigoureuse et efficace "selon l'ordre de la démonstration".

On a tendance à dire que Descartes a, par la suite, tout rejeté de ces années d'études. C'est un peu
trop dire : il gardera toujours de l'estime pour ses maîtres. La 1ère partie du Discours de la méthode
évoque ces années-là, pour en faire une sorte de bilan. Il ne juge pas tant le contenu que la
méthodologie : tout cet enseignement est fort utile et intéressant … mais hétéroclite et sujet à
caution, peu assuré en ses fondements, objet de disputes et opinions diverses. La certitude ne
semble possible que dans le domaine de l'abstraction mathématique ; comment donc l'étendre au
reste de la connaissance, et d'abord à la physique ? Descartes note que les leçons qu’il reçoit ne lui
donnent, dans la vie, aucune assurance. Il rêve d’une science proposant à l’homme des finalités, et
veut fournir à la physique, mais aussi à la morale (par exemple) une certitude qu’il ne rencontre alors
que dans les mathématiques.

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En 1616, Descartes passe, à Poitiers, son baccalauréat et sa licence en droit (droit civil et droit canon).
Il n'a pas de problème d'argent : sans être une grande fortune, il dispose d'assez d'argent pour n'être
pas obligé de chercher un emploi salarié. Alors, comme beaucoup de gentilshommes de son temps, il
voyage (on perd sa trace entre 1616 et 1618), et s'engage dans l'armée. En 1618, il se rend en
Hollande et s’engage dans l’armée du prince Maurice de Nassau, protestant, mais allié de la France
contre l'Espagne. Il ne semble pas qu'il se soit réellement battu, ni qu'il ait touché, d'ailleurs, la
moindre solde …

C’est au mois de novembre de cette même année qu’il fait la rencontre, capitale pour lui, d'un
docteur en médecine (et mathématicien) de l'Université de Caen, Isaac Beeckman. Plus âgé que
Descartes (8 ans de plus), très informé des progrès scientifiques du moment, Beeckman tenait le
journal de ses réflexions et du résultat de ses recherches. C'est dans ce journal qu'on peut lire que
Descartes s'entretenait souvent avec lui de problèmes logiques, mathématiques ou physiques. C’est
pour Beeckman que Descartes rédige ses premiers écrits, et un petit Traité de musique (1618) qui
exprime tout l'espoir qu'il met dans les mathématiques pour assurer la connaissance. Beeckman
professait le mécanisme, et c’est cela qui semble enthousiasmer aussitôt Descartes. Sans doute ces
nouvelles hypothèses et descriptions de la nature lui paraissaient-elles bien plus efficaces et "assu-
rées" que la physique scolastique périmée du collège jésuite. Il entretiendront une correspondance
très régulière jusqu'en 1630, puis ils vont se brouiller … et se réconcilier en 1634, année au cours de
laquelle Beeckman communiqua à Descartes le livre de Galilée condamné l'année précédente.

En avril 1619, Descartes (arrivé en fin de son contrat d'engagement) quitte la Hollande, gagne le
Danemark, puis l’Allemagne, où il s’engage dans les troupes du duc (catholique, cette fois) Maximilien
de Bavière (qui se bat contre le roi de Bohème). C'est ainsi qu'il assistera à Francfort au
couronnement de l'empereur Ferdinand.

Dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619, se trouvant aux environs d’Ulm, dans ce qu’on a appelé son
"poêle" (il s’agit d’une pièce chauffée par un poêle situé en son centre), Descartes connaît une nuit
d’enthousiasme où il dit avoir fait des rêves exaltants, et découvert «les fondements d’une science
admirable», une méthode universelle capable d'introduire l'unité dans les sciences. C'est au cours de
cette nuit qu'il fait un songe prophétique (selon ses propres termes), au cours duquel il revoit un
recueil de poèmes latins qu'il pratiquait lorsqu'il était écolier, et il est amené à lire ce vers d'Ausone :
"Quod vitae sectabor iter ?" (" Quel chemin suivrais-je dans la vie ?"). Il l'interprète comme un signe
de Dieu, lui indiquant sa vocation philosophique.

Il traverse alors une période d'enthousiasme mystique. On a souvent écrit qu'il était entré à l'Asso-
ciation des Rose-Croix (des groupes ésotériques, certains prescrivaient à leurs membres l'exercice
gratuit de la médecine); il semble que non, mais il est sûr qu'il a fait des recherches sur les images et
symboles rosicruciens, peut-être pour mieux interpréter ses rêves.
Il écrit : les Experimenta (sur les choses sensibles), le Parnassus (sur la région des Muses), les
Olympica (plutôt théologique) … mais il ne reste que quelques lignes de ces manuscrits.

Sa vocation intellectuelle se précise, et, dès 1620, il renonce à la vie militaire pour entreprendre un
voyage qui, par l’Allemagne du Nord et la Hollande, le ramène en France en 1622. Là, entre la
Bretagne, le Poitou et Paris, il règle ses affaires de famille, vent ses biens personnels (surtout pour
assurer sa tranquillité : il n'aura plus à s'en occuper), et il se retrouve avec assez d'argent pour n’avoir
plus à s'inquiéter de sa subsistance (en 1647, il sera inscrit à Paris pour une pension royale de 3.000
livres ; mais il n'y touchera pas !).

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Il recommence alors à voyager, visite l’Italie (Venise, Rome, Florence …), accomplit (peut-être, il
subsiste un doute) un pèlerinage à Notre Dame de Lorette (suite au vœu fait lors de son rêve prophé-
tique), et revient en France en 1625.

De 1625 à 1628, il vit surtout à Paris, menant une vie à la fois mondaine et scientifique (travaux de
mathématiques et de dioptrique 6 ). Il fréquente les salons, se bat en duel pour une femme, et, en
même temps, recherche la compagnie des savants : Morin, Mersenne, Mydorge, Villebressieu. En
1627, chez le nonce du pape, il rencontre le cardinal de Bérulle, qui lui fait une obligation de cons-
cience de se consacrer à la philosophie.

Descartes se retire alors à la campagne, plus précisément en Bretagne. Il y passe l’hiver de 1627 à
1628. En 1628, il rédige (en latin) les Regulae ad directionem ingenii (les Règles pour la direction de
l’esprit ), ouvrage inachevé qui ne sera publié que bien après sa mort (en 1701). On retrouvera les
règles 12 et 13 dans la Logique de Port-Royal (Part. IV, chap. 2).

Recherchant plus de solitude, il va s'installer en Hollande. C'est dans ce pays qu'il va désormais vivre
le reste de sa vie, à part un voyage en France en 1644, et son départ pour Stockholm, en 1649, quel-
ques mois avant sa mort. C’est donc en Hollande que Descartes va réaliser et rédiger la majeure
partie de son œuvre.
Mais sa solitude est toute relative : il change sans cesse de résidence, fréquente les grandes
personnalités scientifiques du pays, et entretient une correspondance importante avec les grands
savants européens. On le trouve à l'Université de Franeker, à Amsterdam, Leyde, Deventer, Sandport,
Hardenwijk, Endegeest, Egmond de Hoef, … Son biographe, Baillet, précise avec humour que son
ermitage « n’eut presque rien de plus stable que le séjour des Israélites dans l’Arabie déserte ».
Pourquoi ces changements incessants ? Certains y voient le désir (et le seul moyen) d’éviter les
importuns, d'autres le signe d’une incurable inquiétude. Difficile à dire … Sa vie sentimentale n'est
pas beaucoup plus stable : il a une liaison avec une servante, Hélène, qui donnera naissance en 1635
à une petite fille, Francine.

Baillet rapporte que Descartes n’aime pas le centre des villes : il préfère les faubourgs, et même «les
villages et les maisons détachées au milieu de la campagne». Pourtant, à Amsterdam il a habité, au
cœur de la ville, dans la Kalverstraat. C’est le quartier des bouchers, que sans doute il a choisi pour
opérer plus aisément ses nombreuses dissections. Car Descartes continue ses recherches, reste en
contact avec de nombreux savants. Dès 1629, il entreprend l’étude des météores. En 1631, à propos
d'une problème proposé par Golius, il découvre les principes de la géométrie analytique. Il étudie
l’optique. Et, en 1633, il a terminé un grand ouvrage : le Traité du monde ou de la lumière (dont
faisait partie ce que nous appelons aujourd’hui le Traité de l’homme). Il y expose (en français) "par
ordre" une explication des phénomènes de la nature (pesanteur, flux et reflux, et même le corps
humain), et il y soutient en particulier la thèse du mouvement de la Terre.

Mais, le 22 juin 1633, l’ouvrage de Galilée, Massimi Sistemi, paru en 1632, est condamné par le Saint-
Office, lequel interdit d’affirmer le mouvement de la Terre, «même si on le propose à titre
d’hypothèse». En novembre, Descartes apprend cet arrêt. Il renonce aussitôt à publier Le Traité du
monde. Pourquoi ? La peur, la prudence et le souci de son repos, sa haine des polémiques, sa
soumission à l’Église, son incapacité à prendre parti en une querelle où, pour sa part, il voit surtout
une querelle de langage ? Il est difficile de trancher. Lui-même n'en dit pas grand chose. Dans une
lettre à Mersenne (du 22 juillet 1633), il écrit (à propos de cette condamnation): "… ce qui m'a si fort
étonné que je me suis quasi résolu de brûler tous mes papiers, ou du moins de ne les laisser voir à

6 Partie de l'optique étudiant la diffraction de la lumière.

page 20
personne (…). Je confesse que s'il (le mouvement de la terre) est faux, tous les fondements de ma
philosophie le sont aussi, car il se démontre par eux évidemment, et il est tellement lié avec toutes les
parties de mon traité que je ne l'en saurais détacher sans rendre le reste tout défectueux."

La théorie de Descartes sur le mouvement de la Terre ne sera reprise qu’en 1644, dans les Principes
de la philosophie, et en des termes tels que le Saint-Office n’y puisse rien trouver à redire. Quant au
Traité du Monde et au Traité de l’Homme, ces ouvrages ne seront publiés qu’après la mort de leur
auteur.

Descartes, cependant, ne renonce pas à éditer son œuvre et à faire connaître sa physique. Il décide
seulement de la présenter sous une autre forme, d’aborder le public par d’autres voies. Ainsi
s’élaborent le Discours de la méthode et les trois essais dont il est en quelque sorte le prologue : la
Dioptrique, les Météores, la Géométrie. Ces textes paraissent en un seul volume, sans nom d’auteur,
le 8 juin 1637, chez Jean Maire, à Leyde. Cette publication devait marquer, pour Descartes, le début
de ces polémiques qu’il n’aimait pas mais qui l’occuperont jusqu’à la fin de sa vie. Seuls les trois
essais attireront l'attention des savants, provoquant de vives réactions (de la part de Roberval, de
Fermat, de Hobbes, de Morin … et du père de Pascal).

De 1637 à 1641, Descartes vit surtout à Santpoort. Il fait venir auprès de lui Hélène, la servante avec
qui il entretenait une liaison, ainsi que leur fille Francine (née en 1635). Mais Francine meurt en
septembre 1640, laissant à Descartes « le plus grand regret qu’il eût jamais senti de sa vie ». Un mois
après sa fille, Descartes perd son père, alors doyen du Parlement de Bretagne et âgé de 78 ans. En fin
mars 1641, il s’installe dans le petit château d’Endegeest. C’est là qu’il recevra l’abbé Picot, l’abbé de
Touchelaye, le conseiller Desbarreaux et de nombreux amis.

Les travaux et les réflexions de Descartes se poursuivent, mêlés à de constantes polémiques. Il


s’oppose à Fermat au sujet des tangentes, discute avec Plempius sur le mouvement du cœur,
soutient Waessenaer contre Stampioen.

En 1641 paraissent à Paris, chez Soly, les Meditationes de prima philosophia (Méditations
métaphysiques).7 La première édition contient déjà les réponses de Descartes à six séries d’objections
(celles de Caterus, de Mersenne, de Hobbes, d’Arnauld, de Gassendi et d’un groupe de philosophes,
de géomètres et de théologiens qui se réunissaient chez Mersenne). La seconde édition de l’ouvrage
paraîtra à Amsterdam, chez Louis Elzevier, en 1642. Elle ajoute aux textes de 1641 la réponse de
Descartes à la septième série d'objections, celle du P. Bourdin, ainsi qu'une lettre de l’auteur au
P. Dinet. La traduction française (faite par le Duc de Luynes pour les Méditations et par Clerselier
pour les objections et les réponses), paraîtra en 1647 à Paris. Baillet déclare explicitement que cette
édition française, revue et corrigée par Descartes lui-même, doit être considérée comme faisant foi,
de préférence à l'original en latin.

Pour cet ouvrage, Descartes a longtemps espéré l’approbation de la Sorbonne. Mais sans succès. Au
contraire, il fait l'objet d'attaques de la part des jésuites, ce qui l’affecte beaucoup. Et ce sont bientôt
les théologiens hollandais qui vont combattre le cartésianisme avec violence.

Le plus grand ennemi de René Descartes est alors Voetius (Gilbert Voet, professeur de théologie à
l’université d’Utrecht). En 1641, il fait soutenir des thèses contre Regius, disciple de Descartes, et
contre Descartes lui-même (qu'il accuse d'athéisme). En 1642, l'Université condamne la "philosophie
nouvelle" (mais sans en nommer l'auteur). En 1643, Descartes se défend en faisant paraître, contre

7 Titre complet de la première édition : Meditationes de prima philosophia un quibus Dei existentia et animae immortalitas

demonstrantur. La seconde édition remplacera "animae immortalitas" par "animae a corpore distinctio".

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Voet, l’Epistola Renati Descartes ad celeberrimum virum Gisbertum Voetium (Lettre de René
Descartes au très célèbre Gilbert Voet ). Le conseil de ville (Vroedschap) d'Utrecht, qui était d'abord
favorable à Descartes, prend le parti de Voet (il déclare la lettre précédente diffamatoire). Descartes,
de son côté, obtient un jugement favorable de l’université de Groningue. Il fait intervenir
l’ambassadeur de France et, en juin 1645, adresse une lettre au Vroedschap d’Utrecht, pour se
défendre. Ce qui calme un peu la polémique. Mais il se fâche avec Regius, et, contre un placard
inspiré par ce dernier, écrit ses Notae in programma (Remarques sur un placard). Il s'agissait surtout
(nous y reviendrons) d'une mauvaise interprétation des thèses de Descartes sur l'âme. Le 12 juin
1645, l'Université finira par interdire à quiconque de rien publier pour ou contre Descartes !

Malgré cette agitation, Descartes avait pu faire paraître, en 1644, un de ses plus importants ouvrages,
les Principia philosophiae (Principes de la philosophie ) chez Louis Elzevier, à Amsterdam. La
traduction française, due à l'Abbé Picot, est achevée dès 1645, mais sa publication sera retardée par
Descartes lui-même, qui y apporte toujours de nouvelles mises au point. Le texte français, remanié,
sera finalement publié en 1647 à Paris, précédé d'une importante préface de Descartes : la "Lettre de
l'auteur à celui qui a traduit le livre, laquelle peut ici servir de préface." Les quatre parties des Prin-
cipes exposent l’ensemble de la métaphysique et de la science cartésiennes.

Cet ouvrage est dédié à la princesse Élisabeth,8 avec qui il entretiendra une correspondance régulière
de 1643 à sa mort. Durant l'hiver 1645-1646, Descartes entreprend la rédaction du Traité des
Passions de l'âme, pour répondre à diverses questions de la princesse.

En 1647, la querelle reprend avec l’université de Leyde. Cette fois, ce sont les théologiens Revius et
Triglandius qui attaquent Descartes (ils l'accusent de pélagianisme), lequel répond dans sa Lettre aux
curateurs de l’université de Leyde. Le conflit s’envenime jusqu’à ce que l'ambassadeur du Roi de
France intervienne auprès du prince d’Orange, qui impose silence aux anticartésiens. L'Université
interdit à nouveau qu'on parle de Descartes en quelque sens que ce soit. Mais, en 1648, elle donnera
une chaire d'enseignement à un cartésien.

Excédé par de tels combats, Descartes songe, pour la première fois, à quitter la Hollande pour la
France où il se rend, en effet, en 1647 et en 1648. Il y rencontre Roberval, se réconcilie avec Hobbes
et Gassendi, et croise aussi le jeune Blaise Pascal, auquel il donnera des conseils pour ses expériences
sur le vide … Mais l'atmosphère de Paris le déçoit : il y est gêné par les importuns, et n’y trouve pas la
paix recherchée. Il est vrai que son second voyage coïncide avec le début de la Fronde. Il revient donc
en Hollande, où il s’efforce à nouveau de protéger sa tranquillité.

Depuis 1645, sa correspondance avec la princesse Élisabeth l’avait conduit à écrire sur la morale.
C’est de là qu’était né le traité Les Passions de l’âme. Il sera publié en 1649 (tantôt sous la marque de
Louis Elzevier, tantôt sous celle d’Henri Le Gras, à Paris). C'est le dernier ouvrage paru du vivant de
Descartes.

En octobre 1649, en effet, Descartes arrive à Stockholm, en Suède, répondant à l'invitation pressante
de la reine Christine et de Chanut.9 Sa correspondance indique clairement qu'il n'avait vraiment
aucune envie de faire ce voyage. Mais l'insistance de son ami et de la reine le décident à partir. À la
demande de la Reine Christine, il compose, encore que malgré lui, les vers d’un ballet pour la fête
donnée en l’honneur de la paix de Westphalie. Presque tous les matins, il lui donne des cours. À la fin
de janvier 1650, se rendant au palais où l'appelait la reine, il prend froid. Le 2 février, une pneumonie
se déclare. Descartes refuse les soins de Weulles, médecin de la reine, et se soigne à sa manière.

8 Élisabeth de Bohème, née en 1618, fille de l'électeur palatin, réfugiée à La Haye depuis 1627.
9 Hector – Pierre Chanut, diplomate et ami de Descartes.

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Après quelques jours de maladie, il reconnaît son erreur, mais estime que Dieu « avait permis que son
esprit demeurât si longtemps embarrassé dans les ténèbres, de peur que ses raisonnements ne se
trouvassent pas assez conformes à la volonté que le Créateur avait de disposer de sa vie ». Descartes
fait alors chercher le P. Viogué, son directeur de conscience. Il meurt à Stockholm, le 11 février 1650
au matin.

Son corps fut inhumé au «cimetière des enfants morts sans baptême ou avant l’âge de raison». Lors
de son retour en France, en 1667, il fut gravement mutilé : le crâne et plusieurs ossements en furent
dérobés. Les restes de Descartes se trouvent aujourd'hui en l'église de Saint-Germain-des-Prés, en
une chapelle située à droite du chœur.

En 1657, 1659 et 1667, Clerselier va publier en trois volume les Lettres de Mr Descartes, les papiers
retrouvés chez lui. En 1691, le P. Adrien Baillet publie en deux tomes La vie de Monsieur Des Cartes.

2.2. Le projet cartésien : une "révolution copernicienne".

Dans la première partie du Discours de la méthode, faisant un rapide bilan de ses études à La Flèche,
Descartes écrit ceci : «Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de
l’évidence de leurs raisons, mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et, pensant qu’elles ne
servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si
solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé.»

Cette phrase indique assez bien la grande préoccupation de Descartes, et l'effort majeur de son
œuvre : il rêve d’étendre la certitude mathématique à l’ensemble du savoir, de fonder une mathesis
universalis, une mathématique universelle. L’espoir en cette science se trouve chez lui dès 1619, et
l’idée d’un ordre unique des connaissances, analogue à l’ordre mathématique, imprègne les Regulae
… (Règles pour la direction de l’esprit).

Ce projet implique deux convictions :


- ce qui fait la force démonstrative des mathématiques peut être transposé dans toutes les autres
sciences.
- tous les secteurs de la connaissance sont homogènes : on peut appliquer les mêmes procédés
d'analyse à la physique, à la biologie, voire à l'éthique (matière, vie, esprit …)

La première conviction va à l'encontre de la physique qualitative héritée d'Aristote (revue et corrigée


par la scolastique). La seconde va à l'encontre du morcellement des procédés d'analyse en fonction
des domaines du savoir. En effet, la distinction des domaines du savoir (physique, éthique, théologie,
art …) n'est pas encore opérée, et les mêmes hommes touchent à l'ensemble des disciplines. Ce qui
fait qu'on peut envisager une "science universelle", une unité totale du savoir. Mais en même temps,
on n'utilise pas les mêmes outils (matériels et conceptuels) pour étudier la matière inerte, le vivant,
l'esprit humain, le théologique, etc. Il y a donc là un obstacle à surmonter …

À cela s'ajoute une autre conviction, prise peut-être à Galilée : l'univers tout entier est fait d'une
même et unique matière, ce qui implique que l’astronomie, la physique, la biologie même, doivent
obéir aux mêmes lois. Ces lois, il faut les découvrir. Et, pour les découvrir, il faut une méthode. Car,
comme le dira le Discours : «Ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, le principal est de l’appliquer
bien.» Et, dans la Règle IV, il définit ainsi la méthode: «Ce que j’entends par méthode, c’est un
ensemble de règles certaines et faciles, par l’observation exacte desquelles on sera certain de ne
prendre jamais le faux pour le vrai, et, sans dépenser inutilement les forces de son esprit, mais en

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accroissant son savoir par un progrès continu, de parvenir à la connaissance vraie de tout ce dont on
sera capable.»

L'idée même qu'une méthode (entendez : un procédé quasi mécanique) puisse engendrer une
science du réel, est déjà en soi une idée qui mérite réflexion … nous y reviendrons plus tard. Pour
l'instant, restons en à un aspect précis de cette question : il n'est pas questions de diverses méthodes
en fonction des divers objets des sciences, mais bien d'une méthode générale pour toute science.

Pour Descartes, en effet, l’unité des sciences est possible parce qu'elle est fondée sur l’unité de
l’esprit humain. C'est ce qu'il exprime dans la Règle I : «Toutes les sciences ne sont rien d’autre que la
sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets
auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets que la lumière du soleil
de la variété des choses qu’elle éclaire.»

Beaucoup de commentateurs estiment qu'il s'agit là de sa principale originalité, et plusieurs parlent à


son propos d'une véritable "révolution copernicienne" dans le domaine de la connaissance.
L'ambition de Descartes est bien de renouveler la science, de la rebâtir sur des bases plus solides.
Spontanément, on aurait pu penser qu'un tel projet déboucherait sur une observation plus précise, plus
patiente, plus minutieuse du monde ; ou encore sur des protocoles d'expérimentation plus exigeants,
des vérifications plus pointues, etc. Si la vérité est adaequatio rei et intellectus, comme le définissait la
scolastique, c'est par de multiples essais et retouches que la pensée peut et doit s'ajuster aux choses
(au monde réel).

Mais le doute a fait son œuvre : aucune science, et c'est particulièrement vrai pour les sciences
concrètes ou expérimentales, n'a jusqu'à présent fait la preuve de sa fiabilité. Descartes va donc
choisir une autre voie, étonnante, qui va consister à se détourner du monde sensible. C'est ce ren-
versement de perspective que l'on qualifie de "révolution copernicienne".

C'est pourtant toujours dans le "grand livre du monde" 10 que l'on doit chercher la connaissance
théorique, technique ou pratique qui permettra, comme il le dit, d' "augmenter par degrés ma
connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie …" 11

Le problème, ce n'est pas l'attention que l'on y porte : les chercheurs observent de toute leur attention,
ils repèrent des régularités, des correspondances, des enchaînements … et ils émettent des hypothèses
pour en rendre compte. Mais ce grand livre reste mystérieux parce que nous en ignorons la langue. Pour
continuer l'analogie : le livre du monde n'est ni une grammaire, ni un dictionnaire. Il ne suffit donc pas
de le parcourir ou de l'épeler pour en apprendre la langue. Au contraire, il faut d'abord connaître la
langue avant de pouvoir le lire. Autrement dit, pour comprendre le monde en vérité, il faut d'abord
connaître le système de la vérité, qui doit être nécessairement commun aux choses et à la pensée (ou
alors, toute connaissance est impossible, à jamais illusoire).

Le renversement cartésien consiste en ceci : de même qu'il ne suffit pas de parcourir un livre étranger
pour en apprendre la langue, de même ce n'est pas en considérant les événements du monde que l'on
pourra connaître la vérité. Il faut donc d'abord chercher ce qu'est la vérité, son système, son langage.

La plupart des savants de son époque pense la vérité comme "la pensée qui est conforme à la réalité", la
pensée étant comme le vêtement qui, par essais et tâtonnements, moule au plus près le réel. Mais, si tel
est le cas, on ne pourra jamais sortir de l'impasse du doute : jamais nous ne pourrions être sûr de la

10 Cf. Discours de la Méthode, 1ère partie, Tome VI, pp. 9 et 10 de l'édition Tannery, J. Vrin, 1964-1974.
11 Ibidem p. 3.

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vérité d'une idée jusqu'à ce que cette idée rencontre une réalité conforme ; mais, par la suite, comment
être sûr que cette conformité durera ?

Descartes renverse la perspective : la vérité, c'est ce à quoi la réalité ne peut être que conforme. Dans
une lettre à Mersenne (du 16 octobre 1639) il s'explique : quiconque a une idée vraie sait qu'elle est
vraie sans avoir à rien considérer d'ailleurs, ni à la confronter à une quelconque réalité. De fait, Descartes
traduit ici son expérience des recherches mathématiques, dans lesquelles la vérité s'éprouve comme
certitude, indépendamment de la réalité. La certitude est pour lui l'expérience métaphysique de la
vérité. Du coup, le statut de la vérité change de sens : ce n'est plus le sujet qui, pour connaître, s'adapte
à l'objet ; c'est l'objet qui, pour être connu ou du moins connaissable, doit correspondre au sujet.

C'est le sens de l'expression "révolution copernicienne" : ce n'est plus le sujet qui est le satellite de
l'objet, mais bien l'objet qui devient satellite du sujet.

Cela peut sembler curieux, mais prenons une autre analogie, utilisée par Descartes. Pour voir des objets,
il faut bien entendu que les objets soient là. Mais il faut aussi qu'une lumière les éclaire. La lumière est
identique pour tout objet, et ne dépend pas des objets présents. La connaissance humaine, selon
Descartes, est analogue à la lumière : elle a son propre fonctionnement, sa propre réalité,
indépendamment des domaines ou objets considérés. De même que les objets vus dépendent de la
lumière pour être vus, de même les objets connus dépendent de notre faculté de connaître pour être
connus.

La conséquence importante de cela est que la vérité, ou la fiabilité de notre connaissance ne dépend
pas des objets eux-mêmes, mais bel et bien de notre capacité ou faculté de connaître. Pour chercher si
ce que l'on connaît est vrai, ce n'est donc pas du côté des objets qu'il faut chercher d'abord (par
l'observation ou l'expérimentation), mais du côté du fonctionnement de notre esprit. D'où la démarche
déjà évoquée : puisque la vérité se joue au niveau de notre faculté de connaître, et que la forme
première de cette vérité est la certitude, comment découvrir l'absolue certitude ? Descartes mettra dix
ans (en gros de 1627 à 1637) pour trouver la méthode la plus simple et la plus radicale : pousser le doute
dans ses ultimes retranchements. Et nous verrons comment il en arrive au Cogito, pour reconstruire
ensuite tout le savoir.

Mais avant, vers 1628, il avait tenté un inventaire des sciences, et son bilan faisait la part belle aux
mathématiques (arithmétique et géométrie) :
"Tout bien compté, il ne subsiste parmi toutes les sciences que l'arithmétique et la géométrie." (Regulae,
II, X, p. 363). Ou encore : "Il n'y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques
démonstrations, c'est à dire quelques raisons certaines et évidentes." (Discours de la Méthode, II, VI,
p. 19). Les mathématiques vont donc servir de modèle épistémique : elles constitue un fait logique
exemplaire, un modèle de certitude qui doit – bien entendu – s'imposer à toute science.

Mais, comme nous l'avons vu, pour Descartes, la lumière de la raison est indépendante de l'objet étudié.
Ce qui revient à dire que, si l'arithmétique et la géométrie parviennent à des certitudes, ce n'est pas
parce que leur objet s'y prête mieux : c'est parce que le mode de raisonnement (le langage de la vérité)
utilisé est excellent. Il suffit donc de le transposer dans tous les autres domaines de la connaissance pour
leur donner la même possibilité d'atteindre la certitude.

Dire que la certitude du raisonnement est indépendante de son objet, c'est dire qu'elle ne peut résulter
que de sa forme, c'est à dire de ses règles de fonctionnement. C'est cet ensemble de règles que, dès
1631, Descartes appellera "sa méthode naturelle" (lettre à Villebressieu). Il ne s'agit pas directement des
règles mathématiques, celles-ci n'étant qu'une application limitée (à des objets numériques et

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imaginaires), une manifestation spontanée, disons un révélateur de la pertinence de la méthode. Les
mathématiques ne fondent pas la méthode : c'est au contraire la méthode qui fonde les mathématiques
et leur assure la pertinence et la certitude. C'est cette méthode qu'il faut découvrir, et appliquer aux
sciences de la nature, et même aux autres …

Pour Descartes, la connaissance ne peut être obtenue que de deux façons : par expérience ou par
déduction. La déduction, si elle est bien faite, conformément aux règles des inférences valides, est
parfaitement fiable. Donc, si erreur il y a, elle ne peut provenir que de l'expérience. Mais on ne peut se
passer de l'expérience : la déduction ne pourrait s'exercer à vide, il faut bien l'alimenter, donner le
matériau à partir de quoi on peut déduire quelque chose. Tout le risque d'erreur dans les sciences vient
donc de l'expérience.

Mais l'expérience elle-même est multiforme :

• Il y a l'expérience réflexive de la contemplation, c'est à dire les "idées innées" et les "premiers
principes", ce que l'entendement connaît par intuition.12 Ces idées-là, simples et claires, sont si
évidentes qu'elles sont à elles-mêmes leur propre raison.

• Il y a l'expérience physique de ce que nous livrent nos sens. Il convient d'abord de s'assurer que l'on
n'est pas dans l'illusion ; mais tous les chercheurs le savent (et font attention) depuis longtemps. Il
faut donc aller plus loin : toute observation est nécessairement composée, donc confuse, et par le fait
même souvent trompeuse. 13

C'est donc dans la manière dont s'effectue la "composition" de l'expérience que peut surgir l'erreur.
L'illustration en est d'ailleurs fournie par les mathématiques : il n'y a en elles que de la déduction à partir
d'intuitions parfaitement simples et pures, sans que l'expérience vienne apporter le trouble par des
idées complexes et sujettes à caution.
On en arrive ainsi à déterminer les conditions idéales d'une connaissance sans erreur possible : les deux
actes de l'entendement par lesquels la connaissance arrive à la certitude sont l'intuition et la déduction.
Et encore : la déduction elle-même peut se définir comme intuition d'un rapport déterminé entre deux
intuitions, donc intuition d'intuitions.14 Descartes, cependant, notera que ce n'est pas si simple : la
déduction se joue dans le temps, et fait donc intervenir la mémoire. De là viendra l'exigence des inven-
taires, dénombrements, revues et récapitulations si précis et fréquents, afin de minimiser - voire
supprimer - le rôle (et les risques) de la mémoire.

Tout le problème des sciences revient donc à savoir comment découvrir ces intuitions premières,
indispensables commencements de toute connaissance certaine. La troisième des Regulae définit ainsi
l'intuition : "Ce que conçoit un esprit pur et attentif, si facilement et si distinctement qu'il ne lui reste
aucun doute sur ce qu'il comprend de la sorte."

"Esprit pur" désigne l'esprit dépouillé de tout ce qui n'est pas lui, c'est à dire réduit à ses idées innées
ou ses principes premiers, hors de toute idée rajoutées par l'expérience et sa propre histoire. Mais
comment l'esprit pourra-t-il se dépouiller de tout ce qu'il a appris pour ne garder que l'inné ? Par le

12Par exemple : "la partie est plus petite que le tout". Ou encore : "la ligne droite est le plus court chemin d'un point à un autre" (dans
une géométrie plane, bien sûr !).

13 Par exemple : le mouvement du soleil. On croit spontanément voir le soleil bouger, alors que la terre paraît stable. En fait, ce que
nous livrent nos yeux n'est autre qu'un déplacement relatif du soleil par rapport aux repères visuels solidaires de la terre. Il s'agit bien
d'une expérience composée … et mal interprétée.
14 Prenons l'intuition d'un syllogisme. On perçoit naturellement le lien ou rapport nécessaire entre deux propositions, par exemple : si A

> B et B > C, alors A > C.

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doute, méthodique, qui lui fera rejeter toute idée hormis justement celles qui lui sont innée, c'est à
dire qu'il ne pourrait pas nier sans se nier lui-même ! Le fameux cogito est de cet ordre : je ne puis
nier ma propre existence sans sombrer dans l'absurde, qui est la négation de ma propre raison.

Ainsi, la certitude, finalement, a pour fondement la nature même de l'esprit humain : il n'est pas une
boite vide qui se remplit n'importe comment d'images des choses rencontrées, mais il dispose de règles
innées, de structures déterminées qui lui donnent la capacité d'atteindre des certitudes. C'est cela que
Descartes va nommer la mathesis universalis.

Ce projet d'une "science universelle" va l'occuper de nombreuses années. Il l'annonçait déjà dans une
lettre à Beeckmann du 26 mars 1619. Il en parle encore dans une lettre à Mersenne du 15 avril 1630.
C'est en 1637 qu'il publiera le célèbre Discours de la méthode, qui devait originellement s'appeler : Projet
d'une science universelle.

3. Descartes,
l'homme de science :

Quelle science Descartes est-il parvenu à constituer par une telle méthode ? À vrai dire, ses résultats
paraissent assez maigres et inégaux selon les domaines.

3.1. Les mathématiques :

C'est sans doute dans ce domaine que l'on reconnaît à Descartes le plus de pertinence scientifique.
En mathématiques, en effet, Descartes a réformé le système d'écriture (de notation). Ce n'est pas a-
necdotique. Nous aurons l'occasion d'y revenir, mais il faut bien en saisir dès maintenant toute
l'importance : le degré de fiabilité et d'efficacité d'un système formel dépend étroitement de la
pertinence, de la précision, et de l'univocité de son système d'écriture.15

Les signes en usage étaient alors les signes cossiques,16 signes complexes, tirés des alphabets grec et
hébreu, signes malaisément maniables. Descartes ne se sert plus – sauf en ses tout premiers écrits –
que des lettres de l’alphabet latin, des signes des quatre opérations arithmétiques et de la racine
carrée ou cubique. Il désigne les quantités connues par les lettres minuscules, les inconnues par les
lettres majuscules. Puis, à partir de 1637, il remplace ces majuscules par les dernières lettres de
l’alphabet : x , y et z . Il invente aussi une méthode pour abaisser le degré des équations.
Mais la grande découverte mathématique de Descartes est celle de la géométrie analytique. Grâce à
son projet d'unifier autant que possible les divers secteurs de la connaissance, il est le premier à
établir "la relation et la convenance mutuelles de l'algèbre et de la géométrie". Il montre qu'on peut
se servir des propriétés géométriques des courbes pour trouver les racines communes d'un système
d'équations (en mesurant les points d'intersection), et qu'on peut à l'inverse partir des équations
pour calculer le point d'intersection de deux ou plusieurs courbes. Ces travaux permettront d'établir

15 Un exemple classique : essayez donc de faire une division un tant soit peu complexe avec les chiffres romains !

16 Dès la Renaissance, les mathématiques et l'algèbre se développent, surtout en Italie. De grands progrès sont faits sur le terrain du

symbolisme, qui devient de plus en plus concis et suggestif, dont efficace. On cite en particulier deux noms : Nicolas Chuquet et Luca
Pacioli. C'est ce dernier qui introduit la notation "cossique".

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un procédé rationnel de classement des courbes, et de mettre en place l'usage des coordonnées (que
l'on appellera "cartésiennes").

Les commentateurs hésitent à déterminer si Descartes a vraiment perçu toute la portée de ces
découvertes. Dans sa Géométrie (1637), il n'expose le principe de sa méthode qu’en une phrase très
courte, et il passe tout de suite à l’examen de problèmes concrets. Ce qui semble indiquer qu'à ce
moment, il cherchait surtout des procédés destinés à simplifier (donc fiabiliser) les calculs, plutôt
qu'une véritable rationalisation et universalisation des techniques mathématiques. Pourtant,
l'intuition était présente : "Par la méthode dont je me sers, tout ce qui tombe sous la considération
des géomètres se réduit à un même genre de problèmes, qui est de chercher la valeur des racines de
quelque équation." Et, comme nous l'avons vu, il avait dès 1628, dans ses Regulae, établi le projet
d'une "science universelle de l'ordre et de la mesure", la fameuse mathesis universalis. Mais il la
cherchait "au delà des mathématiques vulgaires" (concrètes).

Sans doute n'a-t-il pas eu le goût de se spécialiser dans les mathématiques pour en développer
complètement le formalisme et en unifier parfaitement les techniques. Son projet est bien plus large,
et surtout il concerne le réel. Il veut rapidement montrer la force et la pertinence de ses intuitions de
base, et leur supériorité par rapport aux enseignements traditionnels. Dans certaines lettres à
Mersenne, il critique parfois durement les résultats des recherches de Galilée, mais il ne se cache pas
d'en admirer la méthode : "Il tâche à examiner les matières physiques par des raisons
mathématiques. (…) Il n'y a pas d'autre moyen pour trouver la vérité."

3.2. La physique :

Le nom de Descartes est associé surtout à la démonstration (critiquée, après coup) et la publication
(en 1637) d'une loi fondamentale de l'optique, découverte sans doute par Harriott en 1598 et établie
expérimentalement par Snellius (Willebrord Snell) en 1620. Il s'agit de la loi de la réfraction, que l'on
trouve dans Le Discours second de la Dioptrique.

Mais il faut interpréter ce qu’il dit pour y lire la fameuse formule : (sin i )/(sin r ) = n , ou sin i = n sin
r.17 Dans la Dioptrique, en effet, Descartes ne parle pas explicitement de sinus, et, pour trouver cette
expression, il faut recourir au Journal de Beeckman, relatant la loi de Descartes, et à une lettre de
Descartes à Mersenne.

De même, il découvre concrètement la notion moderne de "travail",18 et l’utilise de fait dans son
petit traité de mécanique : Explication des engins par l’aide desquels on peut avec une petite force
lever un fardeau fort pesant. Mais il ne la définit par aucun terme précis.

Tout cela peut surprendre. Comme pour la géométrie analytique, on a l'impression que Descartes
ouvre des portes, des horizons nouveaux (avec plus ou moins de bonheur), puis qu'il cherche à
montrer autre chose … En réalité, ce n’est pas à ses découvertes scientifiques que Descartes s’est le
plus attaché. Il semble intéressé par quelque chose, sans doute plus fondamentale pour lui, à savoir
détruire les barrières et les séparations qui divisaient alors les divers domaines : montrer qu’avec
deux concepts seulement, clairement définissables et mesurables, à savoir l’étendue et le mouve-
ment, on peut rendre compte de tout : de la lumière, du Soleil et des étoiles, des planètes, des

17Formule de base de l'optique géométrique, décrivant le phénomène de réfraction, ou modification de la trajectoire d'un rayon lumineux
passant d'un milieu transparent à un autre de densité différente (air froid – air chaud, couches de verre, air – eau, etc.)

18 . En mécanique, produit d'une force par le déplacement de son point d'application (l'énergie dont l'unité légale est le joule).

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comètes, de l’arc-en-ciel, de l’aimant, et même, comme nous allons le voir un peu plus loin, des êtres
vivants.

Rejetant les notions aristotéliciennes et médiévales de forme et de matière, d’acte et de puissance, il


décrit les qualités sensibles comme de simples états de notre conscience qui ne représentent en rien
les choses elles-mêmes. Ce qui traduit un changement radical de perspective : Descartes réduit
l’essence du monde à celle d’un espace homogène (pensez aux "coordonnées cartésiennes"), offert à
un savoir proprement géométrique. Les descriptions en termes d'essence font place à des mesures et
des équations.

L'univers est donc homogène : formé d'une même matière, plus ou moins fluide ou solide, sans
atomes ni vide (divisibilité infinie), connaissable seulement en termes d'étendue (en longueur,
largeur et profondeur). La diversité des formes rencontrées dépend uniquement des mouvements
locaux des parties au contact les unes des autres.

Aristote distinguait quatre espèces de mouvement.19 Descartes ne retient que le mouvement spatial,
défini par le changement de lieu. C’est ce mouvement, mathématiquement exprimable, qui se
répand dans la nature entière, selon les lois du choc que l’on trouve formulées dans les Principes
(seconde partie). Essentiellement dirigé en ligne droite,20 mais provoquant, en fait, des déplacements
circulaires nommés "tourbillons", le mouvement permet de distinguer des parties dans le bloc ho-
mogène et sans vide que constitue la matière.21 C’est en ce sens que Descartes a pu écrire que sa
physique "n’est autre chose que géométrie".
Aux yeux d’un physicien actuel, la physique cartésienne constitue plutôt un vaste roman de la nature,
au sein duquel toute chose trouve une explication, mais bien souvent inexacte. Par exemple, celle de
la pesanteur : Descartes ne parle pas d'une attraction des corps par la Terre (une telle notion devait
lui paraître étrange : mi magique, mi anthropomorphique).

La pesanteur résulte pour lui de la pression exercée sur les corps par la matière environnante, c'est à
dire l'atmosphère terrestre. En tournant autour de la Terre, elle tend à s’en éloigner en vertu de la
force centrifuge, ce qui crée une tendance au vide au niveau du sol (une "raréfaction", ou dépres-
sion). Étant donné l’impossibilité du vide (pour Descartes), les corps pesants tendent à combler
l'espace où l'atmosphère se raréfie (comme l'eau qui monte dans une paille quand on aspire : elle
prend la place de l'air que l'on enlève).

Enfin, bien des auteurs (dès l'époque de Descartes) ont noté une attitude apparemment fort peu
scientifique : en lisant, par exemple, la fin de la seconde partie des Principes de la philosophie, on
peut s’étonner de voir Descartes s’obstiner à défendre des lois qu’il prétend déduire avec évidence,
mais qu’il sait fort bien être contredites par l’expérience. Il va jusqu’à déclarer : « Et les
démonstrations de tout ceci sont si certaines qu’encore que l’expérience nous semblerait faire voir le
contraire, nous serions néanmoins obligés d’ajouter plus de foi à notre raison qu’à nos sens. »

19 Le mouvement selon la substance (génération – corruption), selon la quantité (accroissement – diminution), selon la qualité

(altération) et selon le lieu (déplacement).

20Les principes de la philosophie, II, 39 : "La 2ème loi de la nature : que tout corps qui se meut tend à continuer son mouvement en ligne
droite." Ce passage constitue le premier énoncé correct du principe d'inertie, et réfute au passage le privilège millénaire accordé au
mouvement circulaire, réputé plus simple et plus parfait.

21 L'observation des astres, de la terre, de l'air, etc. montre que beaucoup de choses "tourbillonnent" naturellement. Ce sont ces

tourbillons qui constituent les corps visibles et les distinguent du reste de la matière, comme dans un fleuve : si l'eau s'écoulait de façon
rectiligne, tout serait homogène et indistinct ; mais les accidents du relief produisent des "tourbillons" plus ou moins importants ou
réguliers, qui sont autant de pseudo objets repérables et identifiables.

page 29
Cette déclaration est moins étonnante si l'on se souvient que la démarche même qu'il met en place
repose sur la démonstration à partir de principes (tout le problème est celui du point de départ),
après avoir révoqué en doute l'observation (dans la mesure où elle s'est révélée parfois bien
trompeuse).

3.3. La biologie :

En biologie comme en physique, Descartes s’élève d’abord contre l’idée qu’il pourrait y avoir dans la
nature des domaines spécifiques et des forces cachées, mystérieuses, irrationnelles : là encore, tout
doit pouvoir être expliqué à partir de l’espace et du mouvement. Contre le vitalisme, Descartes va
donc déployer une description mécaniste du corps (animal ou humain) et de la vie. Descartes
compare les vivants aux automates qu'il dit avoir aperçus "aux jardins de nos rois", et qui ne peuvent
surprendre que les ignorants.

Ces mécanismes à forme humaine ne sont mystérieux et étonnants que si on les prend dans leur
globalité et en surface. Mais il suffit de les démonter (mentalement), de comprendre les interactions
de chaque pièce avec chaque rouage, et il n'y a pas plus de mystère que quand on voit un marteau
enfoncer un clou. Or, il n’y a dans le vivant rien de plus que dans l’automate. Bien sûr, construites par
Dieu, les machines vivantes sont plus complexes et leurs "ressorts" et leurs "câbles" (ou équivalents)
sont plus petits et plus subtils. Pour comprendre le fonctionnement d'un organisme vivant, il suffirait
de l’agrandir (par la pensée ou par des instruments) afin de découvrir en lui le jeu des ressorts et
systèmes de transmission. L’animal n’est que machine, et l’homme, considéré quant à son corps,
n’est que machine aussi.22 S’il diffère de l’animal, c’est parce que Dieu, au corps humain, a joint une
âme (description qui ne manquera pas de poser problème, comme nous le verrons).

Descartes décrit donc le corps comme une machine hydraulique parcourue de tuyaux, dans lesquels
s’effectue une constante circulation de fluides. Dans les artères et les veines circule le sang : le
moteur de cette circulation est l’ébullition que connaît le sang quand il pénètre dans le cœur, organe
que Descartes, cette fois d’accord avec Aristote, tient pour plus chaud que tous les autres. C'est la
dilatation du sang qui est la cause de son augmentation de pression, et donc de son entrée dans les
artères.

Étrange erreur, encore une fois ! Descartes a pourtant très bien décrit l’anatomie du système
sanguin. Il a eu le mérite de croire à la circulation du sang, à une époque où elle était contestée. De
plus, il y a longtemps qu'on sait entendre "battre" le cœur, et pourtant Descartes rejette avec force
l’idée d’Harvey selon laquelle c’est par la contraction du cœur que le sang se trouve expulsé dans les
artères.
Pourquoi ? Parce que, pour expliquer ces contractions, Harvey suppose, dans le cœur, une sorte de
vertu pulsatile ; notion que Descartes refuse, comme il a refusé, en physique, la force d’attraction.
Ceci permet de découvrir la source la plus habituelle de certaines erreurs de Descartes : son refus
d’admettre tout ce qui peut rappeler, de près ou de loin, une description "scolastique" en terme de
qualités propres ou de "vertus", ou encore tout ce qui se rapproche d'une force occulte ou
mystérieuse. Il veut ramener tout effet d’un phénomène sur l’autre à un effet de contiguïté et de
choc : la pression atmosphérique pour expliquer l'attraction terrestre ; ici la dilatation thermique
pour rendre compte de la circulation sanguine …

22 Pour être plus précis : tout corps vivant peut être entièrement décrit en terme d'étendue et de mouvement.

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C'est ce principe général d'explication (c'est à dire seulement par l'étendue géométrique et les lois du
mouvement spatial) qui va guider Descartes … et l'entraîner dans des descriptions qui font au-
jourd'hui sourire : les nerfs sont décrits comme de tout petits tuyaux. Ils contiennent des "filets",
c’est-à-dire de petits fils qui, tirés par les organes des sens, à la manière de cordes, sont les moyens
de transmission de la sensibilité. Mais, compte tenu de la taille de ces filets, il demeure encore, dans
le nerf, assez de place pour livrer passage aux "esprits animaux", petits corps agités qui, cette fois,
vont du cerveau vers la périphérie. Eux, ils provoquent le mouvement de nos membres en venant
gonfler les terminaisons nerveuses intérieures aux muscles. Tout s’explique donc, en notre corps, par
des actions mécaniques de traction, de pression, de gonflement, etc.

Nous reviendrons sur les problèmes liés au dualisme corps / âme … mais il convient de noter ici que
cette conception mécaniste, chez Descartes, ne s'accompagne pas d'une négation de l'existence de
l'âme ni de sa nature spirituelle. L'âme échappe purement et simplement à ce type de description,
qui ne concerne que ce qui est "étendue" (à savoir la matière), et non la pensée. Mais, en revanche,
tout ce qui est matériel (étendue) – et donc le corps, même le corps humain – doit pouvoir être décrit
uniquement en termes d'étendue et de mouvement.

Descartes le répète souvent : la nature n’est pas une déesse. Il n’y a en elle ni secrets ni forces
cachées. Elle est faite d’un espace homogène, partout semblable à soi, et rien de ce qu'elle est ou de
ce qu'elle produit ne doit nous étonner. Nous avons là une autre manière de saisir ce que veut dire
"expliquer" : ce n'est pas décrire des essences, c’est étaler dans l’espace, et permettre de voir avec
clarté. Un telle clarté est possible – comme nous le verrons – parce que le Dieu qui nous a faits n'est
ni menteur ni pervers. Mais, par delà cette justification métaphysique, nous assistons bien (chez
Descartes et ses contemporains) à la naissance d'un nouveau modèle de perception de la réalité, une
nouvelle ontologie, bâtie sur le paradigme de l'objet : c'est l’objet défini spatialement et tech-
niquement, mesurable et quantifiable, simplement "là" dans l'espace et le temps, sans "vertus" ni
"essence" aux origines obscures ou mystérieuses, c'est cet objet qui devient le modèle unique sur
lequel est conçue la nature.

Et quand nous en aurons découvert tous les ressorts, nous pourrons, sans difficulté, nous en rendre
"comme maître et possesseur". Pour être juste, il faut reconnaître que la postérité de Descartes a
oublié le "comme", qui est là pour rappeler que le seul vrai maître et possesseur de la nature est
Dieu.

Les résultats scientifiques de M. Descartes, on le voit, ne sont pas à la hauteur de ce que pourrait
laisser penser sa célébrité (sauf peut-être en géométrie analytique). Mais il ne faut pas pour autant
sous-estimer l'impact de la démarche cartésienne quand à la manière de poser les problèmes
scientifiques et d'en chercher la solution. La célébrité de Descartes vient plus de sa méthode que de
ses résultats.

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4. La méthode,
ou l'art de bien philosopher :

Celui qui veut être un bon scientifique, un bon médecin, un bon technicien, un bon moraliste … doit
d'abord être un bon philosophe ; car – si l'objet des mathématiciens n'est pas celui des moralistes, ou
si celui des médecins n'est pas celui des physiciens – la lumière qui les éclaire tous est la même : c'est
l'exercice adéquat de la rationalité. Le titre même du Discours de la méthode est explicite : "Discours
de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences."

Et l'introduction qui suit en détaille le contenu : "Si ce discours semble trop long pour être tout lu en
une fois, on le pourra distinguer en six parties. Et, en la première, on trouvera diverses considérations
touchant les sciences. En la seconde, les principales règles de la méthode que l'auteur a cherchée. En
la troisième, quelques unes de celles de la morale qu'il a tirée de cette méthode. En la quatrième, les
raisons par lesquelles il prouve l'existence de Dieu et de l'âme humaine, qui sont les fondements de sa
métaphysique. En la cinquième, l'ordre des questions de physique qu'il a cherchées, et par-
ticulièrement l'explication du mouvement du cœur et de quelques autres difficultés qui appartiennent
à la médecine, puis aussi la différence qui est entre notre âme et celle des bêtes. Et en la dernière,
quelles choses il croit être requises pour aller plus avant en la recherche de la nature qu'il n'a été, et
quelles raisons l'ont fait écrire."

La lettre préface qu'il a lui-même écrite pour l'édition française des Principes de la philosophie dit
encore plus clairement le positionnement central de la philosophie, et donc de la méthode qu'il
expose : "J'aurais voulu premièrement y expliquer ce que c'est que la philosophie, en commençant par
les choses les plus vulgaires, comme sont : que ce mot "philosophie" signifie l'étude de la sagesse, et
que par la sagesse on n'entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite con-
naissance de toutes les choses que l'homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie, que pour la
conservation de sa santé et l'invention de tous les arts (…).

J'aurais ensuite fait considérer l'utilité de cette philosophie et montré que, puisqu'elle s'étend à tout ce
que l'esprit humain peut savoir, on doit croire que c'est elle seule qui nous distingue des plus sauvages
et barbares, et que chaque nation est d'autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent
mieux ; et ainsi que c'est le plus grand bien qui puisse être en un État, que d'avoir de vrais
philosophes."

Mais avant d'exposer la méthode elle-même, il faut en quelque sorte préparer le terrain, assurer les
fondements. Ceci relève d'une expérience de pensée, décrite avec modestie et comme une
expérience personnelle dans le Discours de la Méthode (en 1637), exposée plus directement et avec
force dans les Principes de la Philosophie (en 1644).

Cette expérience préliminaire consiste à se débarrasser de tous les préjugés qui empêchent notre
raison de fonctionner correctement. L'outil de ce travail de discernement sera, paradoxalement, le
doute lui-même ; il est justement ce que produit notre raison quand elle sent un préjugé s'effondrer :
la certitude naïve et première disparaît, ouvrant la porte à une recherche de vérité plus profonde.

Avant d'entrer dans cette expérience, notons un point important : Descartes n'est pas le premier, ni
le seul, à dire que "ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien."
(Disc. Méth. Part I). Déjà, Platon utilisait la dialectique, et Aristote avait mis en place la théorie des

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syllogismes, pour obtenir ce même résultat : penser sans erreur, atteindre la vérité. Mais la
dialectique s'est révélée peu fiable, et la syllogistique inféconde. La méthode cartésienne
s'accompagnera de contraintes plus strictes, comme on l'a déjà vu pour l'explication des phénomènes
physiques, qui devra se contenter des paramètres d'extension géométrique et du mouvement.

On peut aussi remarquer que Descartes, plus thomiste qu'augustinien, accorde confiance à la
"lumière naturelle", au "bon sens", à la raison humaine … Il y a bien deux limites ou conditions :
qu'elle s'occupe de choses à sa portée, et qu'elle s'exerce correctement : "…j'ai formé une méthode
par laquelle il me semble que j'ai moyen d'augmenter par degrés ma connaissance, et de l'élever peu
à peu au plus haut point auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront
permettre d'atteindre." (DM I). Mais la modestie du propos ne doit pas cacher l'ampleur de la
confiance : aucune zone du réel n'échappe à cette raison (pas même l'existence de dieu) ; et surtout
aucune grâce divine, aucun révélation, aucun éclairage mystérieux n'est requis. Pour atteindre la
vérité, l'application d'une bonne méthode suffit.
4.1. Le doute comme outil philosophique :

L'article 1 des Principes de la philosophie (1644 en version latine) est parfaitement clair :
« 1. Que pour examiner la vérité, il est besoin, une fois en sa vie de mettre toute chose en doute autant
qu'il se peut. » (p. 49 dans l'édition VRIN, Paris 1984)

À l'époque de DESCARTES (et avant lui), on pouvait utiliser trois sources de connaissances :
• les Anciens (la Tradition).
• la Parole de Dieu (la Révélation).
• la Nature (l'observation ou l'expérimentation)

Or, DESCARTES ne puisera dans aucune de ces sources : aucune ne constitue par elle-même le « sol
assuré de la connaissance ». Autrement dit, il ne fait confiance à priori ni à Dieu ni aux hommes (même
les plus illustres), ni à la nature, pas même à ses propres sens. Sa technique est simple (et
redoutablement efficace) : procédons par élimination et voyons ce qui résiste au doute. Et procédons
par étapes :

Étape 1 : le doute "ordinaire".

C'est le point de départ, un simple constat : je me suis déjà trompé bien des fois en croyant pourtant
être certain de la vérité, et cela dans bien des domaines. Je puis rêver, être sujet à des illusions, des
hallucinations … Voilà qui discrédite mes sens, et avec eux les observations de la nature.23 Quant aux
anciens, malgré toute leur autorité, on commence à se rendre compte qu'ils avaient une vision du
monde incomplète et pas toujours exacte. Les démonstrations mathématiques (ou concernant les
principes, comme en géométrie) sont-elles plus assurées ? Malgré l'admiration de Descartes pour les
mathématiques, il révoque aussi cela en doute, dans la mesure où de grands esprits se sont trompés sur
ces matières 24 : l'erreur peut se nicher partout.

Mais un tel doute ne prouve rien : on peut se tromper, mais on peut aussi rectifier quand on s'en rend
compte, et il y a des choses qui paraissent évidente malgré tout (le monde, les démonstrations
logiques...). Il faut donc aller plus loin.

23 Principes, art. 4 : pourquoi on peut douter de la vérité des choses sensibles.

24 Principes, art. 5 : pourquoi on peut aussi douter des démonstrations de mathématique.

page 33
Étape 2 : le doute "hyperbolique" ou "méthodologique" .

Précisons bien ceci : le doute cartésien n'est pas le doute sceptique. C'est une étape et un outil sur le
chemin de la recherche de la vérité. C'est pourquoi il peut être poussé à l'extrême pour les besoins de la
démonstration, mais uniquement dans le domaine d'application de cette démonstration. D'où son
propos d'exclure de ce doute deux domaines, le premier peut-être par prudence, le second par réalisme
: la théologie, et l'éthique.

- "Je révérais notre théologie, et prétendais, autant qu'aucun autre, à gagner le ciel ; mais ayant appris,
comme chose très assurée, que le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu'aux plus
doctes, et que les vérités révélées, qui y conduisent, sont au-dessus de notre intelligence, je n'eusse osé
les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, e je pensais que, pour entreprendre de les exa-
miner, et y réussir, il était bien d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d'être plus
qu'homme." (DM I, p. 39)

- "Que nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions." C'est le titre de l'art.
3 des Principes, qui renvoie à la nécessité d'une morale provisoire (par provision), car nous ne
pouvons pas nous permettre d'attendre des années pour prendre des décisions urgentes ou
quotidiennes : "Car il est certain qu'en ce qui regarde la conduite de notre vie, nous sommes
obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont que vraisemblables, à cause que les
occasions d'agir en nos affaires se passeraient presque toujours, avant que nous pussions nous
délivrer de nos doutes." (ibid, p. 51)

Ce qui, par ailleurs, n'enlève rien au projet cartésien : en ces matières là aussi, il faut user
correctement de la raison ; et donc combattre les préjugés, passer des opinions invérifiées à des
vérités indubitables. Mais le chemin est long, et en attendant il faut bien vivre …

Revenons donc à cette étape du doute méthodologique. Son but premier est de nous délivrer de tout
préjugé, dont certains sont ancrés en nous depuis l'enfance : "Comme nous avons été enfants avant que
d'être hommes, et que nous avons jugé tantôt bien et tantôt mal des choses qui se sont présentées à nos
sens, lorsque nous n'avions pas encore l'usage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités
nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et nous préviennent de telle sorte, qu'il n'y a
point d'apparence que nos puissions nous en délivrer, si nous n'entreprenons de douter, une fois en notre
vie, de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon d'incertitude". (Principes, art. 1, p. 50).

Pour obtenir ce résultat, Descartes va supposer l'existence d'un "certain mauvais génie, non moins rusé
et trompeur que puissant", qui aurait, "employé toute son industrie à me tromper" (Première Méditation
métaphysique, 1641).

C'est une fiction, bien entendu ! En fait, c'est une étape de plus. Il ne cherche plus une raison de douter,
mais un moyen théorique de pousser le doute jusqu'à son point extrême. Du coup, la question n'est plus
: dans tout ce que je sais, quels sont les éléments qui sont les plus solides ? La question devient : y a-t-il
quelque chose qui puisse résister au doute méthodique le plus absolu ? Il ne s'agit pas, en effet, de
déboucher sur du "probable" ou du "vraisemblable". Il ne suffit pas d'avoir "de bonnes raisons de croire
que ...". Descartes veut vérifier si une certitude est – en tant que telle – possible.

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Étape 3 : la première certitude fondamentale.

La conséquence immédiate de ce raisonnement est bel et bien l'acquisition d'une première certitude,
exprimée dès l'art. 7 des Principes : "Que nous ne saurions douter sans être, et que cela est la première
connaissance certaine qu'on peut acquérir." La seconde Méditation métaphysique l'exprime de façon
plus analytique, mais c'est dans les Principes que l'on trouve la célèbre formule : "je pense donc je
suis", car il est impensable, absurde, insensé, d'affirmer que je doute, ou que je pense, sans affirmer
corrélativement que je suis : "… nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense n'est pas
véritablement au même temps qu'il pense que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions,
nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : je pense donc je suis, ne soit vraie, et par
conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre."
(Princ., art. 7)

Il ne s'agit pas là d'une expérience sensible (mes sens peuvent se tromper) ni intérieure (ce n'est pas une
question de "sentir" ou non ma pensée : il est vrai que j'ai conscience de penser, mais cela aussi pourrait
être mis en doute, car dans le rêve, j'ai conscience de situation qui n'existent pas). Si cette affirmation
(cogito ergo sum) est vraie, et indubitablement vraie, c'est parce qu'il est logiquement impossible qu'il
en soit autrement ! C'est le type même d'une certitude apodictique.25

Bien sûr, Descartes n'a pas inventé la "certitude apodictique". Cela fait des siècles que l'on manie les
syllogismes, et que l'on connaît les évidences logiques, mathématiques, géométriques … Mais ces
évidences-là sont de l'ordre du discours, du langage. Elles disent les règles de cohérence du langage dans
la mesure où il est formalisable. Mais la crise nominaliste a introduit une césure profonde entre les mots
et les choses. Ainsi, ce qui est "cohérent" n'est pas nécessairement vrai.

Or, l'évidence du cogito paraît rétablir le lien entre la logique des mots et une affirmation d'existence qui
n'est plus un mot : ici il s'agit d'une évidence dans l'ordre ontologique. Ce n'est pas seulement la phrase
qui est cohérente, mais la réalité d'une pensée sans laquelle la cohérence elle-même n'aurait aucun
sens, aucune existence. Même le sceptique le plus absolu ne peut pas dire : "Ce ne sont que des mots",
car le simple fait de le dire, ou de le penser, donne raison à l'affirmation de Descartes.

En même temps, il faut bien en saisir la portée, et – conformément aux conseils de la méthode – ne pas
faire dire à une expérience plus que ce qu'elle dévoile : cette certitude n'englobe pas l'existence
"physique" du corps ou du cerveau qui pense. C'est seulement l'existence d'une pensée qui, du moment
qu'elle doute, ne peut pas ne pas exister.

Étape 4 : comment retrouver toute la connaissance ?

Une première certitude, c'est bien, mais très insuffisant. Il faut maintenant s'assurer de la véracité de
tout ce qui nous entoure, de tout notre savoir. Puisque l'existence d'une pensée est la seule chose
assurée, on va partir de là. Mais comment savoir si les pensées (les idées) représentent quelque chose
de vrai dans le monde ? On peut avoir l'impression que rien ne résiste au doute systématique, à
commencer par les données des sens …

Il faut donc chercher si d'autres idées disposent du même niveau de certitude que le "cogito". Pour
Descartes, cela revient à chercher des idées qui ne dépendent pas de nous. En effet, tout ce qui dépend
de notre puissance imaginative peut être – justement – inventé, imaginé par notre esprit. C'est même la

25 Du grec αποδεικτικος (démonstratif). En logique, ce terme s'oppose à assertorique et problématique.

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source la plus commune de nos erreurs. Or, précisément, dans une affirmation apodictique, notre esprit
est contraint : il ne peut pas imaginer le contraire, ni autre chose. La perception de la vérité s'impose à
notre esprit, elle ne relève pas de notre imaginaire.

De quoi, alors, relève cette perception indubitable de la vérité ? D'où peut venir cette assurance, alors
que rien dans le monde et dans l'expérience humaine courante ne permet de sortir du relatif et donc du
doute ? Comment une certitude absolue est-elle possible sans référence à l'idée même d'un Absolu ? Et,
en effet, il existe une idée "pas comme les autres" : l'idée de Dieu, cette "substance infinie, éternelle,
immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante".

Or, comment un être "fini" peut-il donner naissance en lui à une idée infinie ? Selon la loi de causalité,
telle qu'on la comprenait à l'époque, il ne peut pas y avoir plus de réalité dans l'effet que dans sa cause.
Sinon, cela reviendrait à admettre qu'il y a une partie de la réalité qui est sans raison d'être, ou qu'il y a
certains effets sans cause réelle. Comme toute notre expérience est expérience du limité, du "fini", l'idée
de l'infini positif ne peut pas venir de l'expérience des sens (qui ne nous livrent jamais l'infini). Il faut
donc admettre qu'une réalité infinie est à l'origine de l'idée d'infini qui est en nous (sinon, il faudrait
admettre que cette idée-là n'est causée par rien de réel, qu'elle est un "effet sans cause réelle").
C'est le premier raisonnement tenu dans le Discours de la Méthode, quatrième partie. Un peu plus loin,
dans la cinquième partie, il complètera par une autre argumentation, fondée sur le contenu même de
l'idée de Dieu. Plus tard, dans les Principes de la philosophie (Part I, art. 14 ss.), c'est par celle-là qu'il
commencera. L'idée de Dieu possède une originalité : elle inclut nécessairement l'idée d'existence.
Aucune "chose" du monde n'implique nécessairement sa propre existence réelle (c'est pour cela qu'on
parle de "contingence") ; mais l'idée de l'Absolu inclut sa propre nécessité et donc son existence : si on
parle de Dieu, on parle d'un être nécessairement existant (et même le seul a être véritablement cela).

Nous retrouvons ici une variante de la "preuve ontologique" de St Anselme,26 mais dans un contexte un
peu différent : il n'est pas question ici d'une hiérarchie dans l'être, mais d'une nécessité analogue à celle
d'une définition de géométrie ; il emploie la comparaison du triangle : "Et, comme de ce qu'elle [la
pensée] voit qu'il est nécessairement compris dans l'idée qu'elle a du triangle, que ses trois angles
soient égaux à deux droits, elle se persuade absolument que le triangle a trois angles égaux à deux
droits : de même, de cela seul qu'elle aperçoit que l'existence nécessaire et éternelle est comprise
dans l'idée qu'elle a d'un Être tout parfait, elle doit conclure que cet Être tout parfait est ou existe."
(Principes, I, art. 14).

Mais pourquoi donc vouloir "prouver" que Dieu existe ? Non pas pour plaire aux autorités religieuses de
l'époque. Mais parce que Descartes n'entrevoit aucune autre solution pour "retrouver" le monde réel. Le
titre même de l'article 13, juste avant celui que nous venons de lire, est explicite : "En quel sens on peut
dire que, si on ignore Dieu, on ne peut avoir de connaissance certaine d'aucune autre chose."

Conformément aux enseignements d'Aristote et de Thomas d'Aquin, on enseignait à l'époque que toute
connaissance (du monde) provient d'abord de la sensation. C'est à partir des données des sens, en effet,
que notre esprit peut construire nos pensées, nos idées. La question est : ce travail d'abstraction est-il
"bien" fait ? La réponse peut être "oui" si l'on estime que Celui qui nous a créé a bien fait les choses …

Or, l'idée de Dieu que nous portons – et qui est elle aussi apodictique – montre à la fois que Dieu existe
et qu'il est parfait. Étant parfait, il ne peut vouloir nous tromper, ni créer un monde absurde. Donc, si

26 On peut la résumer ainsi : Dieu est, par hypothèse, "ce dont on ne peut rien concevoir de plus grand". Or, il est plus "grand" d'être que

de ne pas être. Si on admet qu'il existe des degrés dans l'être (ce qui est de l'ordre du constat : il y a de l'être réel, de l'être imaginé, de
l'être illusoire, etc.), on doit admettre que l'être qui occupe le sommet de la hiérarchie dans l'être ne peut pas ne pas exister. Ce serait
comme imaginer une montagne sans sommet !

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nous prenons des précautions pour ne pas nous tromper nous-mêmes, en évitant de laisser notre
volonté ou notre imagination prendre le pas sur notre raison, en évitant d'outrepasser les limites de
notre connaissance, nous pouvons nous servir de nos sens et de notre intelligence pour connaître le
monde avec certitude !

Il ne reste donc plus qu'à indiquer comment faire pour éviter l'erreur, et c'est le fameux Discours de la
méthode (1637) qui déjà donne la recette.

4.2. La méthode :

La décision de Descartes, de mettre au point une méthode pour diriger ses pensées, est assez
étonnante, car il existe depuis très longtemps une méthode rigoureuse et éprouvée pour raisonner
correctement et déduire sans risque d"erreur : la syllogistique aristotélicienne, complétée et systé-
matisée par de nombreuses générations de logiciens. Ce que Descartes lui reproche n'est ni un manque
de rigueur, ni bien sûr une quelconque fausseté, c'est sa complexité et son manque d'efficacité
heuristique 27 : "… je pris garde que, pour la logique, ses syllogismes et la plupart de ses autres
instructions servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu'on sait, ou même, comme l'Art de Lulle, à
parler, sans jugement, de celles qu'on ignore, qu'à les apprendre." (DM, part. II).

Puis il évoque "l'analyse des anciens" (la méthode employée par les géomètres grecs), et "l'algèbre des
modernes" (trop spécialisée dans l'abstraction), pour conclure : "Ce qui fut la cause que je pensai qu'il
fallait chercher quelque autre méthode qui, comprenant les avantages de ces trois, fût exempte de leurs
défauts. Et comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un État est bien
mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées ; ainsi, au lieu de ce
grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants,
pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer."
(id).

Suivent les préceptes suivants :

1. Critère de l'évidence :
« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être
telle : c'est à dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de
plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je
n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. » Ce sont les fameuses idées claires et distinctes,
débarrassées de tout préjugé et de toute confusion ou mélange. Une idée est claire quand on en
aperçoit tous les éléments ; elle est distincte quand on ne peut la confondre avec aucune autre.

2. Analyse :
« Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parties qu'il se pourrait et
qu'il serait requis pour les mieux résoudre. » C'est la décomposition d'un problème en éléments
premiers, mais aussi la technique qui consiste à ramener l'inconnu au connu pour pouvoir le traiter. Pour
calculer une aire complexe, par exemple, il n'existe aucune formule adaptée, mais il suffit de
décomposer cette aire en éléments connus (carrés, triangles, cercles ou arcs de cercle … pour calculer

27 La syllogistique est une logique des concepts. Elle est très bien adaptée à un mode de connaissance qui consiste à attribuer des

qualités à des sujets (forme prédicative : S est P), puis à déduire les implications valides. Elle s'avère inadaptée à une science quantifiée
et mathématisée.

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sans erreur. Analyser scientifiquement un objet inconnu, c'est bien le décomposer (même fictivement)
pour le ramener à des molécules (analyse chimique) et à des structures (analyse physique) connues.

3. Synthèse :
« Le troisième, de conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples et les
plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus
composés ; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les
autres. » C'est l'ordre des déductions. Il s'agit de reconstituer la chaîne des raisons, par voie logique
(enchaînement des causes aux effets) et non par association d'idées ou par d'autres rapprochements ou
analogies.

4. Vérification :
« Et le dernier, de faire des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne
rien omettre. » C'est la clôture de la démonstration et la vérification qu'aucun élément de réponse n'a
été laissé de côté. C'est aussi le moyen d'éliminer les erreurs liées aux faiblesses de la mémoire.

La première fonction de la méthode est donc de garantir la véracité de toute connaissance en


éliminant tout ce qui peut entraîner la confusion et le quiproquo (ce qui fait qu'on prend pour vraie
une idée fausse). Ceci explique les deux premières règles :
• règle n° 1 : l'évidence, contre les risques liés à la confusion.
• règle n° 2 : la séparation, contre les risques liés aux idées complexes et composées (que l'on
découpe en idées simples soumises à la règle n° 1).

La seconde fonction de la méthode sera de construire de façon continue la connaissance jusqu'aux


confins du connaissable. Ce qui explique les deux autres règles :
• règle n° 3 : la composition, étape par étape, contre les risques liés à la complexité non pas des idées,
mais de leur enchaînement.
• règle n° 4 : les dénombrements et synopsis, contre les risques liés à la mémoire.

À chaque étape, la certitude (liée à la logique innée de l'esprit humain) est à l'œuvre. C'est donc cette
logique innée (la mathesis), sanctionnée par la certitude, qui exige cette méthode. Pour Descartes, la
méthode est essentiellement ordre. Cf. les Regulae (V, X, etc.): "Toute la méthode consiste dans une
mise en ordre", "elle n'est rien d'autre que l'observation fidèle d'un ordre" et "n'enseigne presque rien
sinon à édifier cet ordre", à "suivre le vrai ordre", à garder "toujours l'ordre qu'il faut", etc.
Quel est cet ordre ? Quelques remarques :

• C'est une succession irréversible et univoque des idées, telle que celles qui suivent dépendent de
celles qui précèdent.

Et ce n'est surtout pas l'inverse. Dès 1628, Descartes est clair là-dessus : "l'ordre consiste en cela
seulement, que les choses qui doivent être proposées les premières doivent être connues sans l'aide
des suivantes, et que les suivantes doivent être disposées de telle façon qu'elles soient démontrées par
les seules choses qui précèdent." (Secondes réponses) Il s'agit donc de strictes déductions. Consé-
quence : le passé explique le présent, et le présent explique le futur. Quelque chose comme une
finalité (une explication par le but poursuivi) devient plus difficilement pensable, car cela fait
intervenir le futur (et non "ce qui précède") pour rendre compte du présent.

Illustration : le problème du finalisme en biologie …

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• La démarche cartésienne part du simple vers le complexe.

Ce qui postule deux choses : l'existence de natures (ou idées) simples et originaires ; la conviction que
tout puisse être ramené à une composition d'éléments simples. Mais la complexification d'une
structure peut-elle être décrite, ou encore s'expliquer, comme simple accumulation d'éléments ?
Pour Descartes, le passage du simple au complexe n'est qu'une affaire de composition. Il y a
continuité dans le processus. En fait, ce n'est pas toujours si simple. Parfois, le processus
d'accumulation fait apparaître des sauts qualitatifs et non une simple progression quantitative.

Illustration : les questions débattues autour de l'évolution des espèces …

• Un tel ordre, inné, donc commun à toute l'espèce humaine, rend imaginable la création d'une langue
universelle.

Si tout est réductible à un certain nombre d'idées simples, et si toute réalité complexe n'est que la
composition d'idées simples organisées selon un ordre commun à tout esprit humain, il devient possible
d'imaginer une langue universelle (conventionnelle en un certain sens seulement), dont les idées simples
seraient le vocabulaire de base, et dont la logique serait la grammaire. C'est bien ce que suggère
Descartes dans une lettre à Mersenne (du 20 nov. 1629) : il critique un projet de langue universelle …
pour mieux appuyer le sien. Il est vrai qu'une langue naturelle ne peut fonctionner sans structure logique
(sinon elle perd toute cohérence, ou devient tellement ambiguë qu'elle n'exprime plus rien). Mais la
linguistique et les philosophies du langage (au XXème siècle) nous apprennent que la stricte logique ne
rend pas compte de la totalité du fonctionnement d'une langue (champs sémantiques, manipulations
symboliques, jeux de langage, aspects performatifs, investissement du sujet parlant, etc.)

• Cet ordre universel passe, de façon continue, du connu à l'inconnu, par simple composition.

Pour Descartes, le champ d'application de la science, grâce à la méthode, peut progresser indéfiniment.
Si toute réalité est composée selon un ordre identique à celui des idées, il n'y a entre le connu et
l'inconnu qu'une différence de degré de complexité. Ce qui est inconnu est seulement provisoirement
trop complexe pour l'état de la connaissance, mais il sera à son tour décomposé (analysé) et intégré.

Toute la question est de savoir si le champ de la connaissance est aussi homogène que le suppose
Descartes. Déjà, les sciences humaines et herméneutiques marquent leur originalité (d'objet et de
procédure) sans renoncer à la scientificité. Et au sein même d'une science aussi "dure et exacte" que la
physique, on peut noter que les derniers développements de la mécanique quantique ont mis à mal la
manière classique d'aborder les phénomènes matériels (non-séparabilité, indéterminabilité, théorèmes
d'incertitude, etc.). L'inconnu semble parfois obliger à des changements importants de paradigme.

Les présupposés de la "méthode", on le voit, ne sont pas sans poser questions. On pourrait les résorber
en ramenant cette méthode à une suite de conseils de bon sens pour mener correctement ses pensées,
une simple technique sans enjeu métaphysique. Mais ce serait sous-estimer grandement la portée que
Descartes lui attribue, et ce qu'elle signifie dans l'histoire de la pensée.
4.3. La mathesis universalis :

La science universelle que vise Descartes est pour lui bien autre chose que les connaissances techniques
et artisanales, lesquelles ne sont que des vérités locales (adaptées à un type d'objet), fragmentaires,
éparses, c'est à dire de l'ordre du savoir-faire glané au hasard des manipulations. On peut dire que "ça
marche", mais on ne saurait affirmer pour autant que "c'est vrai".

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Descartes a longuement cherché ce qui fait qu'on peut trouver la vérité dans diverses démarches de
l'esprit humain : telle ou telle démarche logique, tel enchaînement de vérités, dans l'exercice de telle ou
telle discipline (surtout, bien sûr, l'arithmétique et la géométrie). Il y a là, pour lui, des produits, des
résultats ou des effets de la fameuse mathesis recherchée. Il faut donc remonter des effets à leur
source, c'est à dire abandonner l'étude des disciplines particulières pour essayer de trouver ce qu'elles
mettent en œuvre chaque fois qu'elles atteignent la vérité. Cela signifie aussi que cette mathesis est
autre chose que la somme des sciences particulières : comme on le disait à propos de la lumière,
identique à elle-même quand elle éclaire tout type d'objets, la mathesis universalis est le système
formel de toute connaissance, et chaque discipline scientifique n'est que l'application de ce système
formel à tel ou tel objet. Donc, ce qui différencie les sciences, pour Descartes, c'est leur objet, et non
la démarche elle-même.

Conséquence importante : si la mathesis universalis est le système formel de toute connaissance,


indépendamment de tout objet, si ce système repose sur les intuitions d'idées innées ou de premiers
principes, alors il doit pouvoir être découvert entièrement a priori, c'est à dire sans appel au monde de
l'expérience concrète. C'est pourquoi Descartes, dans sa Cinquième méditation, caractérise cette
mathesis comme "pure et abstraite". N'étant pas liée à l'expérience concrète, elle est aussi "absolue",
c'est à dire non relative à tel ou tel objet.

En fait, dans cette recherche, Descartes vise une remontée vers l'originaire : "Elle (la mathesis) doit
contenir les premiers rudiments de la raison humaine." (Regulae, VI, AT X, 374). Ou encore : "L'esprit
humain possède en effet je ne sais quoi de divin où les premières semences de pensées utiles ont été
jetées, en sorte qu'elles produisent souvent des fruits spontanés malgré le dévoiement des études qui
les négligeaient ou les étouffaient." (Idem).

Cette mathesis universalis est donc, finalement, la logique innée, spontanée, de l'esprit humain.
Correctement mise en œuvre, elle fonde la certitude apodictique, qui ne relève ni du sentiment ni de
l'observation. C'est elle qui est à l'œuvre dans le raisonnement mathématique, géométrique, ou
encore dans le syllogisme.

Puisque cet outil nous est donné, il ne reste qu'à l'utiliser. Mais comment ? Comme nous l'avons vu,
par la "méthode", qui n'est pas "en plus" de la mathesis, mais qui en fait partie. La mathesis universalis
n'est pas un contenu (des vérités concernant le monde), elle est un système, une structure, un peu
comme une "grammaire de la vérité", c'est à dire des règles d'organisation pour bien parler, avec
cohérence, afin que les mots employés le soient à bon escient. La "méthode" n'est autre que le
fonctionnement même de la mathesis universalis : il n'y a pas d'autre méthode possible.

4.4. L'importance de la méthode :

Passée l'étape métaphysique destinée à assurer la possibilité de la connaissance (l'existence d'un


Dieu parfait pour garantir la fiabilité de la raison appliquée à l'observation), tout va reposer sur la
méthode, le moyen d'éviter l'erreur, d'assurer le bon fonctionnement de la raison. La certitude, donc,
ne va plus se fonder sur les sens, ni sur l'autorité des maîtres, ni sur Dieu, mais sur une méthode de
travail qui permet à la raison de fonctionner au mieux de ses possibilités en évitant l'erreur.

Or, qu'est-ce qu'une méthode, sinon une technique qui assure la rigueur de la démarche et la logique
des enchaînements ? Il n'y a qu'un pas facile à franchir pour chercher à automatiser tout cela par une
formalisation du langage et des processus de recherche. Même si ce n'est pas là sa préoccupation
première (mais une pensée dépasse toujours son auteur), il est possible de situer Descartes dans une

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ligne de pensée plus ample, qui va de la logique aristotélicienne aux tentatives actuelles de mécanisation
des processus de la connaissance humaine (cf. l'intelligence artificielle ou, du moins, les systèmes
experts informatiques). Et, dans cette ligne, nous retrouvons des noms plus ou moins célèbres : Aristote,
Lulle, Descartes, Leibniz, et Frege …

Aristote :

Platon était très attiré par la mathématique. On pourrait aussi chercher dans l'école pythagoricienne
les premières tentatives de mathématisation du réel ou de la pensée humaine. Mais leur approche
relève davantage d'une symbolique des chiffres et des nombres. De fait, c'est Aristote, dans ses
Premiers Analytiques, qui invente pour les syllogismes les premiers essais de notation symbolique.28 Il
illustre ainsi le rêve d'une raison qui pousse jusqu'au bout son souhait d'objectiver ses opérations les
plus essentielles (ses raisonnements) dans un système d'écriture créé pour cela.

Lulle :

Quelques siècles plus tard, Raymond Lulle 29 invente le « Grand Art » , l'Ars Magna, le livre "le
meilleur du monde", révélé par Dieu, béni par un messager céleste et approuvé par le roi de
Majorque. Il s'agit en fait du premier essai d'une combinatoire appliquée au langage.

Pour Lulle, la logique aristotélicienne est insuffisante : elle permet bien d'arriver à des conclusions
irréfutables, mais elle achoppe sur la découverte des prémisses qui assurent la démonstration de la
conclusion. Autrement dit, avec un tel système, on ne peut convaincre quelqu'un que s'il est déjà
d'accord avec les prémisses. Or tout le problème est là : comment trouver les prémisses à partir
desquelles tout le monde sera d'accord, pour ensuite, grâce aux syllogismes, arriver tous aux mêmes
conclusions (comme cela se fait dans les sciences mathématiques). Partant du constat que tous les
raisonnements mathématiques se font à partir de quelques signes de base et de quelques opérations
fondamentales, R. Lulle établit ce qu'il considère comme la liste exhaustive de tous les prédicats
possibles 30 d'un sujet quelconque.

Son système ne convaincra pas beaucoup de monde. Mais l'originalité (et l'intérêt) de la démarche
reposent sur le fait qu'il s'agit d'une combinatoire, ce qui revient à dire que (pour lui) toute pensée
est réductible au jeu de quelques éléments de base. C'est là une optique extrêmement « moderne »
et qui se révélera très féconde … mais Lulle reste fondamentalement un logicien classique, et
s'appuie sur le sens des mots (et non pas sur une véritable formalisation du discours, indépendante
du sens des mots employés). Sa tentative n'aboutira pas.

Descartes :

28 Exemple : si A est plus grand que B, et si B est plus grand que C, alors A est plus grand que C. Cette notation est loin d'être

totalement symbolique ! Il faut noter cependant qu'il s'agit de quelque chose de plus qu'un simple code : les lettres ne remplacent pas un
mot chacune, mais toute une série de mots ou de réalités. Il ne s'agit pas de comprendre "considérant que A représente telle chose...",
mais "quel que soit A...", ce qui est structurellement différent.

29 Né à Majorque, Raymond Lulle (1232-1316) parle et écrit en latin, arabe et catalan. Au carrefour de toutes les cultures de son époque,
il rêve de rassembler chrétiens, juifs et musulmans dans une même pensée (chrétienne) et de les convaincre tous grâce à un système
de raisonnement qui donnerait au langage de la métaphysique la puissance et la force contraignante de la mathématique.
30 Bonitas-Magnitudo-Æternitas ; Potestas-Sapientia-Voluntas ; Virtus-Veritas-Gloria ; Differentia-Concordia-Contrarietas ; Principium-

Medius-Finis ; Majoritas -Æqualitas-Minoritas. On remarquera que les neuf premiers prédicats possibles sont des attributs divins, et les
neuf autres des relations…

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Nous avons déjà développé l'apport de Descartes dans cette ligne de pensée. Je résume :
• à travers le Cogito, découverte d'un mode de vérité qui ne relève ni de l'observation, ni des
Anciens, ni d'une Révélation.
• à travers l'étape métaphysique, conviction que la raison humaine est capable d'atteindre la vérité.
• à travers la méthode surtout, l'idée que l'esprit humain fonctionne selon des règles précises, et
que l'observation de ces règles conduit rigoureusement au résultat recherché.

Descartes a découvert et développé "la relation de convenance mutuelle de l'algèbre et de la


géométrie" (c'est à dire ce qu'on appellera plus tard la géométrie analytique). En 1637, dans sa
Géométrie, il montre la fécondité de cette méthode et le prix qu'il y attache : "Par la méthode dont je
me sers, tout ce qui tombe sous la considération des géomètres se réduit à un même genre de
problème, qui est de chercher la valeur des racines de quelque équation." Et il faut rattacher à cela
l'ambition que Descartes n'a jamais dissimulée : accéder, au-delà des mathématiques concrètes
(vulgaires) à une science universelle de l'ordre et de la mesure, nommée mathesis universalis dès
1628 dans les Règles pour la direction de l'esprit.

Descartes a compris assez clairement qu'il faut abandonner le système aristotélicien au profit d'une
nouvelle approche du réel, qui s'inspire de la pratique mathématique. Le système aristotélicien, qui
soutient la science depuis le Moyen-Âge, est une métaphysique (une vision du monde et de la
connaissance) qui s'appuie sur une logique des catégories de l'être, et sur une physique qualitative
(et non quantitative).

Descartes n'a pas cherché directement à formaliser le raisonnement. Ses règles sont d'abord des
conseils pratiques. Mais avec Hobbes, chacun à leur manière, ils ont lancé l'idée selon laquelle les
règles du raisonnement correspondent à des opérations de calcul effectuées non plus sur des
nombres mais sur des expressions linguistiques.

La fécondité de la démarche cartésienne, alliée aux progrès des mathématiques, va permettre à


d'autres penseurs d'avancer dans la perspective d'une formalisation de la pensée. Leibniz sera le
premier à essayer de concrétiser ce projet.

Leibniz :

Avec Leibniz, c'est un pas de plus qui va être franchi, à travers le rêve d'une « langue philosophique
universelle », d'une « science générale » 31. Il tente d'inventer une langue, ou plus exactement une
notation qui permette de fixer le raisonnement (représenter les pensées et les relations qu'elles ont
entre elles) de manière à « raisonner à peu de frais » (c'est à dire à partir de symboles clairs et précis,
par des opérations bien définies, qui permettent presque "mécaniquement" de passer d'une idée à
une autre).

Et Leibniz est convaincu que cela est possible : Descartes et quelques autres mathématiciens ont
développé l'arithmétique et la géométrie par l'algèbre et l'analyse. Lui-même a participé à
l'élaboration du calcul infinitésimal. Bref, tous ces progrès théoriques (plus encore que les avancées

31 Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) écrit en 1677 :


"Si nous l'avions... nous pourrions raisonner (c'est à dire calculer, et non plus discuter) en métaphysique et en morale. Car les
caractères fixeraient nos pensées, trop vagues et trop variables en ces matières, où l'imagination ne nous aide point". On notera ici le
mot "caractère", équivalent de signe formel, destiné à fixer la pensée de façon univoque. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre
l'expression de "caractéristique universelle".

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techniques) montrent qu'il est possible (et même extrêmement fécond ) de formaliser les
raisonnements par des systèmes opératoires de signes.

Fondamentalement, Leibniz cherche à comprendre le fonctionnement d'une raison capable d'utiliser


un tel instrument (mathématique). En particulier, il s'agit de comprendre le rapport qui existe entre
certaines opérations de pensée et les signes qui permettent de les effectuer. Or, ces signes sont
arbitraires. Pourtant, ils ne sont pas tous aussi pertinents. D'où le premier axiome de sa
"caractéristique universelle" : plus les signes sont exacts, c'est à dire plus ils représentent de relations
de choses, plus ils sont utiles. Ce qui revient à exiger, pour tout signe (même non mathématique) la
double qualité d'être déterminé rigoureusement et opératoire.

Définir ainsi la pensée humaine dans sa globalité, c'est affirmer qu'elle s'exprime nécessairement par
des signes, ou que l'esprit humain a besoin de signes pour penser, ou encore que la pensée humaine
n'est pas autre chose qu'un gigantesque calcul, une vaste manipulation de signes (même s'ils sont
d'un genre particulier).

Leibniz postule ainsi l'existence de "concepts fondamentaux indécomposables", de "notions


simplement premières".

Son travail est donc double :

• une tâche analytique : décomposer les concepts complexes en notions atomiques.

• un art combinatoire : faire l'inventaire systématique de leurs liaisons possibles.


Mais il se heurtera, dans cette tâche, à l'inévitable "explosion combinatoire" qui l'empêchera de
mener à bien son projet : en partant des concepts, du sens des mots, il se trouve rapidement devant
un nombre incalculable de relations possibles … Cet état de fait l'empêchera de mener à bien son
programme, mais n'entamera pas sa conviction selon laquelle la logique n'en n'est qu'à ses débuts.

Notons en passant que ce n'était pas l'avis de Kant qui, en 1787, dans la préface de la 2ème édition de
la Critique de la Raison Pure, affirmait que la logique n'avait pas fait le moindre progrès depuis
Aristote et qu'en toute apparence elle était close et achevée.

Frege :

En l'occurrence, c'est Leibniz qui avait raison : moins d'un siècle plus tard, en 1879, Frege 32 publie sa
Begriffschrift, qui porte en sous-titre « un langage formulaire de la pensée pure à l'image du langage
mathématique ». Il s'appuie sur les travaux des mathématiciens anglais Boole et Morgan, et sur ceux
de Cantor (allemand), pour inventer une notation "idéographique" de la pensée rationnelle. Cet
instrument est le résultat de deux lignes d'évolution :

• les tentatives de formaliser la logique classique sur le modèle du calcul mathématique.

• les développements de l'analyse mathématique elle-même, en particulier la théorie cantorienne


des ensembles.

32 Gottlob FREGE, 1848 - 1925.

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Frege fonde ainsi la "logique formelle" ou le "formalisme", dont l'objet principal est le statut logique
de la proposition et les opérations rationnelles que celle-ci permet d'effectuer. Puis il suffira d'un
autre pas, toujours aussi facile, pour glisser de l'automatisation et de la formalisation à la mécanisation
du raisonnement. Toute la recherche en logique formelle aboutira à la fabrication de machines à
calculer de plus en plus perfectionnées que l'homme cherche constamment à transformer en "machines
pensantes" ! …

5. La métaphysique de Descartes :

Remarquons tout d'abord une originalité cartésienne : le positionnement de sa métaphysique. Chez


Aristote, la métaphysique (la science de l'être en tant qu'être) suit la physique (les sciences régionales
de l'être en tant que ceci ou cela). De là viendra ce nom (bien après Aristote) de "méta-physique"…
Ce questionnement sur l'être en tant que tel débouchera (chez Aristote, et plus encore dans la
pensée médiévale, après la relecture de Ex 3, 14 en termes ontologiques), sur une visée de l'Être en
tant qu'Absolu, ou Dieu. Jusqu'à presque ramener la métaphysique à une science des réalités
spirituelles. Le trajet "naturel" était donc : physique – métaphysique – théologie rationnelle.

Comme nous l'avons vu, Descartes ne suit pas cette progression : la métaphysique apparaît avant la
physique, comme son sous-bassement, l'analyse de ses conditions de possibilité : à quelles conditions
une physique (une connaissance du monde réel) est-elle possible ? Il faut d'abord s'assurer de cela, et
l'étape métaphysique (qui rassemble chez Descartes aussi une visée ontologique et une théologie
rationnelle), va le permettre.

Mais, du coup, la métaphysique ne débouche plus sur une théologie. Elle vise une physique. Là où la
pensée médiévale orientait toute science vers une théologie et un Salut, la démarche cartésienne –
sans exclure aucunement la théologie – vise d'abord la connaissance et la maîtrise du monde.

Ce n'est pas la seule originalité de la métaphysique cartésienne. Et d'abord, on peut constater qu'il a
tout à fait conscience de poser des bases métaphysiques particulières. C'est ce que l'on peut déduire
de nombreuses affirmations, comme dans cette lettre à Mersenne, du 28 janvier 1641 : "Les six
Méditations contiennent tous les fondements de ma physique." De même dans la lettre-préface des
Principes de la philosophie : "Ce sont là tous les principes dont je me sers touchant les choses
immatérielles ou métaphysiques, desquels je déduis très clairement ceux des choses corporelles ou
physiques."
Quelle est donc cette nouvelle base métaphysique ? Elle tient en deux phrases :

• "Les vérités mathématiques ont été établies par Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que
le reste des créatures."

• ces lois sont innées à notre esprit parce que Dieu les y a imprimées "ainsi qu'un roi imprimerait ses
lois dans le cœur de tous ses sujets, s'il en avait aussi bien le pouvoir."

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5.1. La libre création des vérités éternelles :

La première thèse proprement métaphysique affirmée par Descartes 33 est celle de la "création des
vérités éternelles". Il la formule dès 1630 dans des lettres à Mersenne, et la maintiendra sans la
remettre en question.34 Les vérités éternelles, ce sont les évidences logiques, les structures
mathématiques, les essences des choses et, aussi, les valeurs morales. Pour Th. d'Aquin, ou pour
Suarez, ces vérités ou ces essences font partie de la vérité intelligible de Dieu. Autrement dit : Dieu
les contemple en se contemplant, il ne les crée pas. Ce qui signifie qu'elles ne pourraient pas être
différentes de ce qu'elles sont. Elles sont aussi vraies et nécessaires que Dieu lui-même.

Selon Descartes, au contraire, Dieu est l’auteur «de l’essence comme de l’existence des créatures», il
les a librement posées dans l’être. Tout pourrait être différent (même la logique) si Dieu en avait eu
le désir. Assujettir Dieu aux évidences logiques, c’est «parler de lui comme d’un Jupiter ou d’un
Saturne», le soumettre «au Styx et aux destinées». Il ne faut donc pas croire que Dieu ait voulu que la
somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits «parce qu’il a connu que cela ne se pouvait
faire autrement», mais c’est «parce qu’il l’a voulu que cela est vrai».

Pourquoi affirmer cela ? Sans doute par souci de cohérence avec sa doctrine de la distinction des
idées. Nous l'avons déjà évoquée : une idée est distincte dans la mesure où nous en percevons
clairement toutes les composantes, tous les tenants et aboutissants.

Or, si toute vérité, toute essence, est liée à l’essence divine, si contempler les vérités logiques ou les
essences des choses, c'est contempler l'être même de Dieu, alors rien ne peut véritablement et
intégralement être connu par l’homme. Pour qu’une idée puisse être totalement offerte à notre
intuition, il faut qu’elle soit finie, séparée des autres (et non infinie, idée de Dieu, liée à toutes les
autres dans la conscience divine). Il faut, en d’autres termes, qu’elle soit une créature. Encore une
fois, Descartes a recours à Dieu pour libérer la connaissance humaine et affirmer sa suffisance.

Mais cette position a des conséquences : affirmer la création des vérités éternelles, c'est distinguer le
plan de l’Être créateur et celui des choses créées, puisque cet Être créateur aurait pu créer un univers
tout à fait différente. Cet univers que nous connaissons, librement crée par Dieu, n'en n'est pas le
reflet. Au mieux, il n'est qu'un reflet parmi d'autres. Même notre logique, notre raison, n'est qu'une
logique parmi d'autres : ce n'est pas la manière dont Dieu pense.

Ce qui revient à séparer la science de l’ontologie (l'être réel qui nous entoure n'est pas construit
comme un calque adéquat de l'Être suprême qui l'a fait ; on ne peut donc se servir de l'un pour
connaître l'autre). Il y a donc deux domaines : celui du connaissable et du compréhensible, ou
domaine de l’objet ; et celui de l’Être, fondement du connaissable. De ce point de vue, la théorie de la
création des vérités éternelles apparaît comme un pilier important de la métaphysique de Descartes.

5.2. La création continuée :

La théorie de la libre création des vérités éternelles est liée à une autre, dite de la création continuée.
On la trouve aussi bien dans le Discours que dans les Méditations.

33 C'est d'ailleurs, à ma connaissance, le seul philosophe moderne à tenir cette thèse.

34 Quoique de façon discrète. Cette thèse n'est pas explicitement décrite dans les exposés systématiques qu'il fait de sa pensée ou de

sa méthode. Il en parle plus explicitement dans ses lettres.

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La thèse de Descartes est qu'il ne faut pas limiter l’acte créateur aux origines du monde. Toute
substance finie n’est maintenue dans l’être que par un acte incessant de Dieu, qui la recrée à chaque
instant. Et l’action par laquelle Dieu conserve le monde est la même que celle par laquelle il l'a créé.

Cf. Les Principes, Art. 21 :


"Car, étant donné de ses parties [il parle du temps et de la durée de notre vie] ne dépendent point les
unes des autres et n'existent jamais ensemble, de ce que nous sommes maintenant, il ne s'ensuit pas
nécessairement que nous soyons un moment après, si quelque cause, à savoir la même qui nous a
produit, ne continue à nous produire, c'est à dire ne nous conserve."

En physique, cette théorie s'enracine dans la perception cartésienne du temps : Descartes perçoit le
temps comme discontinu et réellement divisible. Dans ces conditions, le fait que quelque chose
continue d'être, instant après instant, est aussi étonnant que de penser que quelque chose a pu
commencer à exister. Si le commencement d'une existence nécessite une force créatrice, chaque
instant nécessite aussi cette même force.

Cette thèse sert aussi à distinguer la force motrice, dont Descartes place l’origine en Dieu, du
mouvement géométriquement défini. La nature, pour Descartes, «n’est pas une déesse». Elle est une
étendue spatiale, sans initiative, sans force propre : il récuse toute "propriété" mystérieuse, toute
"vertu", tout "appétit", tous ces principes explicatifs (faussement, selon lui) de la physique qualitative
scolastique. Le mouvement n'a donc pas d'origine mystérieuse dans les propriétés qualitatives des
choses elles-mêmes.

Ceci permet de changer d'approche scientifique, mais en même temps, cela prive le monde de sa
consistance ontologique. Métaphysiquement, cette thèse prive le monde de toute réalité véritable,
de toute autonomie (l'autonomie relative, mais réelle, des causes secondes par rapport à la cause
première). Les choses n'ont aucune capacité propre d'auto production (de soi-même, de mouvement
spontané, de vie, d'esprit) … tout est causalité mécanique.

5.3. Une épistémologie de la représentation adéquate :

La science cartésienne débouche sur un monde sans mystère. La double thèse (création des vérités
éternelles, et création continuée), permet au fond d'éliminer toute propriété mystérieuse des choses
elles-mêmes, et toute référence directe au mystère de Dieu. Ce qui est en cause n'est pas du tout
Dieu lui-même : il a créé ce monde et le maintient dans l'existence. Mais les choses, les vérités, la
logique elle-même … ne sont pas le reflet de Dieu. Et elle ne subsistent pas par elle-mêmes, en vertu
d'une quelconque consistance ontologique. Les choses et leur logique ne sont que des créatures qui
sont à chaque instant ce que Dieu veut qu'elles soient. Elles ne portent en elle rien de mystérieux ni
de mystique. Elles sont donc entièrement à notre portée, à notre mesure.

Une représentation exacte et adéquate peut donc en être faite. C'est bien cela le but de la science
cartésienne. Les mesures faites dans l'espace et le temps peuvent donc épuiser la connaissance que
nous pouvons avoir des objets, puisque leur essence n'est pas le reflet direct de l'essence de Dieu ; la
raison humaine peut se représenter complètement l'univers et ses lois, puisqu'elles ne sont pas
directement le logos divin inaccessible à nos faibles esprits.

La science moderne ne fait plus référence à Dieu (du moins en principe), mais fonctionne encore
assez largement sur les présupposés métaphysiques de Descartes, à savoir la science (analyse
quantitative) est la (seule) représentation exacte et adéquate du réel, et cela est possible parce que

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ce réel ne pointe vers rien d'autre que lui-même : il n'y a à chercher en lui ni reflet de l'être de Dieu,
ni capacités propres d'auto production. Il est ce qu'il est parce que c'est comme ça.

6. Le cogito,
ou le primat de la pensée.

Tout d'abord, remarquons au passage que l'expérience du cogito et son analyse, qui permettent à
Descartes d’affirmer le primat de la pensée sur tout objet connu, ouvrent la voie à l'idéalisme, au
kantisme, ou encore à la phénoménologie …

À la fin de la Méditation seconde, la célèbre analyse du morceau de cire établit que la perception des
corps se réduit à une « inspection de l’esprit », et que l’apparente présence des choses est, en fait, le
fruit de nos jugements. Rien n’est donc plus certain que la pensée, puisque toute affirmation suppose
celle de son existence.

Cette pensée, cependant, Descartes n’en fait pas un pur lieu de connaissance. Il la rattache à un moi,
à une "chose pensante", autrement dit à une âme. Le cogito, pour Descartes, établit "l'existence de
l’âme" (et non simplement la réalité d'une fonction du corps, qui serait la faculté de penser). Si, en
effet, la plupart des hommes considèrent l’existence de leur corps comme assurée et doutent de
celle de leur âme, c’est que, prisonniers de la connaissance sensible et de ses habitudes, ils reportent
sur l’objet une certitude qu’il convient de réserver à l’affirmation du sujet de toute perception possi-
ble. Le sujet est une âme, mens, et sa nature est de penser. Ce pourquoi, selon Descartes, l’âme
pense toujours.

Enfin, le cogito annonce la distinction de l’âme et du corps. Dès la Méditation seconde, Descartes est
assuré d’avoir une âme alors qu'il ne sais pas encore s’il existe un corps. Et la notion d'âme
n’emprunte rien aux attributs du corps, telles la figure et l’étendue. L'âme ne doit donc pas être
conçue comme corporelle. Sur ce point, Descartes s’oppose aussi aux philosophes anciens, qui
distinguaient en l’âme diverses zones, dont certaines, telle la végétative, ne pouvaient exister à part
du corps. Il s'oppose aussi, sur ce point, à St Thomas, qui estimait que l'homme, composé "essentiel"
d'une âme et d'un corps, ne peut atteindre par intuition la nature même de son âme (elle relève un
peu du mystère divin). Pour Descartes, il est possible de concevoir la nature de l'âme : elle est pure
conscience, elle est esprit.

Mais cette description de l'humain introduit un dualisme (dont nous sommes largement héritiers) qui
n'est pas sans poser problème …

7. L'anthropologie cartésienne.

Construire une anthropologie n'est pas la préoccupation première de Descartes. Mais de fait, il en
élabore une, impliquée par l'analyse du Cogito. Deux, aspects, en particulier, retiendront ici notre
attention : la dualité corps – esprit, et le primat du Cogito.

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7.1. Le corps et l'âme :

En dehors de Dieu, substance incréée et infinie, il existe, selon Descartes, deux sortes de substances :
- des substances créées, immatérielles et pensantes : les âmes, ou esprits,
- et des substances créées, matérielles et étendues : les corps.

Nous pouvons penser l’âme sans faire intervenir l’idée du corps, et réciproquement. Donc, nous
avons de l’âme et du corps deux idées «distinctes» et, la véracité divine garantissant la
correspondance entre la distinction des idées et celle des choses, nous pouvons conclure que l’âme
n’a pas besoin du corps pour exister, ni le corps de l’âme, autrement dit que la substance spirituelle
et la substance corporelle sont réellement distinctes.

Une substance, dans le vocabulaire métaphysique médiéval, est une réalité autonome n'ayant pas
besoin de quelque autre réalité pour exister (contrairement à la couleur par exemple). Contre
l'aristotélisme, qui faisait de l'âme la forme du corps, donc inexistante sans le corps, Descartes en fait
une "substance", disons grossièrement une "chose" spirituelle. De là nous vient un net renforcement de
la dichotomie âme / corps comme deux substances hétérogènes.

Mais comment alors penser l'union des deux ? On a parfois imaginé leur rapport comme un pilote dans
sa machine : l'âme dirige le corps comme un principe spirituel dirigeant cette machine complexe qu'est
le corps. D'où une vision extrêmement mécaniste du corps : n'oublions pas que l'on commence à se
passionner pour les automates à forme humaine ! Cette dissociation entre corps et âme rejoint et
amplifie le fondement néoplatonicien, l'âme étant assimilée à la pensée. Mais ce n'est pas là le propos
de Descartes (même s'il a une vision très mécaniste de la biologie). En fait, il est bien ennuyé pour
répondre à cette question. Or, il doit se prononcer :

• D'abord, son disciple Regius, se voulant fidèle au maître, soutient que l'homme est un être par
accident (ens per accidens), c'est à dire une rencontre, un composé, donc : pas une substance unique.
Ce qui met indirectement Descartes en porte à faux avec la théologie (et l'anthropologie) de l'époque
: l'homme ne serait-il pas voulu en lui-même par Dieu ? ne serait-il qu'un simple accident de l'histoire
de la vie ?

L'homme ne serait pas, dans cette hypothèse, une réalité en soi. Pour prendre une comparaison, la
vague sur l'océan est identifiable, mais elle n'est rien en elle-même ; elle n'est que la rencontre,
l'interface entre deux réalités existantes par elles-mêmes : l'eau et l'air. Dans ce contexte, Descartes
n'affirme pas que l'homme est une substance à proprement parler (car ce n'est pas une idée simple),
mais – par prudence ou conviction ? – il affirme que l'homme est quand même un "être par soi" (ens per
se).

• Ensuite, la princesse Élisabeth (de Bohème), dans sa correspondance, le presse de questions à ce


sujet : elle n'arrive pas à concevoir comment s'effectue l'union entre deux substances aussi
hétérogène. Comment l'esprit peut-il gouverner le corps ? comment le corps peut-il affecter l'esprit ?

La Sixième Méditation contient déjà un élément de réponse : l'âme n'est pas dans le corps "ainsi qu'un
pilote en son navire", sinon ce qui arrive au corps (plaisir, douleur, etc.) serait de l'ordre du constat
extérieur, et non point vécu personnellement (quand le navire touche un rocher, le pilote s'en rend
compte, mais il ne l'expérimente pas directement en lui-même). On vit son corps comme soi-même, non
comme un objet dans lequel on serait enfermé.

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De fait, Descartes ne résoudra pas le dilemme, situant même le problème en dehors de la philosophie. À
Élisabeth, il répond ceci : "C'est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en
s'abstenant de méditer et d'étudier aux choses qui exercent l'imagination, qu'on apprend à concevoir
l'union de l'âme et du corps."

Une autre fois, il lui recommande même de renoncer, dans ce cas, à la règle de distinction des idées,
et "d'attribuer matière et extension à l'âme, car cela n'est autre chose que de la concevoir unie au
corps."

Serait-ce une reconnaissance implicite d'une limite de la méthode ? Cela veut-il dire que la méthode
cartésienne ne convient pas à tout type d'analyse ? La différence moderne entre sciences exactes et
sciences humaines, sur le plan méthodologique lui-même, serait une forme de réponse à cette
difficulté.

7.2. Le primat du cogito :

Affirmer que la première certitude réside dans le Cogito n'est pas sans répercussions sur l'idée que
l'on se fait de l'homme : il devient ainsi le point de départ et la mesure de toute connaissance
ultérieure. De ce point de vue, on peut situer Descartes sur une ligne de force que l'on pourrait
qualifier de "recentrage anthropologique", caractéristique de la modernité.

Pour illustrer ce point de vue, et chercher ses racines dans les premiers moments de la philosophie,
on peut citer le célèbre adage de Protagoras : "L'homme est la mesure de toutes choses." 35 On a
souvent fait de cette formule l'énoncé d'un relativisme des valeurs : il n'y a pas de beau, de bon ou de
vrai "en soi", mais seulement du beau, du bon, du vrai "pour tel ou tel homme", et ce qui est vrai
pour l'un ne l'est pas forcément pour l'autre. En fait, il s'agissait plutôt pour Protagoras de prendre
acte de la relativité de tout ce que perçoit l'homme.

Mais telle quelle, avec son ambiguïté, cette phrase illustre bien le point commun aux divers
anthropocentrismes que la pensée humaine (et surtout occidentale) a déployés : pour se comprendre
en vérité, l'homme estime ne pas avoir besoin de quoi que ce soit, ou de qui que ce soit d'autre que
lui-même, sa subjectivité, sa conscience, son Cogito. La mesure de l'homme n'est pas inscrite dans le
ciel, ni dans l'univers, ni dans une Révélation … mais tout simplement en lui-même, dans son effort
de réflexivité. L'autonomie, au sens le plus fort d'être à soi-même (auto-) sa propre norme (-nomie)
sera donc un concept clef de cette nouvelle perspective.

Il ne faut pas faire de Protagoras l'initiateur de cette tradition : sa pensée a largement été éclipsée
par les courants platoniciens et aristotéliciens. Historiquement, l'anthropocentrisme a connu son
heure de gloire à l'époque dite "moderne", soit approximativement de la Renaissance au Siècle des
Lumières. On ne peut pas parler d'une volonté délibérée, mais plutôt d'une convergence de plusieurs
efforts de rupture qui, pour des raisons différentes, se sont rejoints dans la mentalité courante pour
donner naissance à un nouveau style de pensée, centré sur l'homme. On peut ainsi noter quelques
grands moments de rupture, symbolisés par des noms : Luther, Descartes, Kant, Marx et Nietzsche.

35 Protagoras, 5ème siècle avant Jésus-Christ, est le plus ancien sophiste grec connu.

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Luther :

Son but avoué est de "libérer l'homme de la tutelle des clercs". Le pouvoir des clercs est pour lui
usurpé, sans fondement dans l'Évangile. Il enferme les hommes dans une loi extérieure (une
hétéronomie) qui n'est pas celle de l'Évangile, laquelle est une loi intérieure, "écrite dans les cœurs".
Sommé de se rétracter, Luther proclame : « Ma conscience est captive des paroles de Dieu. Je ne puis
ni ne veut me rétracter, car il n'est ni sûr ni honnête d'agir contre sa propre conscience. » 36

Laissons de côté la polémique historique et théologique, pour considérer le déplacement important


qu'il opère : la seule autorité à laquelle il se réfère est sa propre conscience. Bien sûr, il est clair pour
lui que cette conscience doit être éclairée par Dieu (et, en ce sens, il reste profondément
théocentriste). Mais, concrètement, à travers son rejet de toute institution, il récuse toute autorité
extérieure à sa conscience.

Même le rapport à Dieu, en dernière analyse, passe par l'autonomie de la conscience : si personne ne
peut (ni ne doit) intervenir dans mon interprétation de la Parole de Dieu, je reste donc seul maître, le
seul à pouvoir décider – à partir de moi-même – ce que Dieu me dit, ce que je dois faire. C'est sans
doute là le changement de mentalité le plus profond proposé par la Réforme.37 Ce n'est pas encore
de l'anthropocentrisme à proprement parler, puisqu'il reste encore Dieu comme interlocuteur de
l'homme. Mais c'est déjà en pratique (et avec tout le poids social et politique de la Réforme) un
premier pas important vers la revendication de l'autonomie absolue de la conscience individuelle.

Autre élément dont les conséquences seront tout aussi importantes : en revendiquant sa liberté
intérieure contre les institutions extérieures, Luther introduit une cassure là où justement la pensée
médiévale cherchait à faire l'unité, c'est à dire entre l'intériorité spirituelle et l'extériorité du monde.

L'insistance sur "la foi qui sauve, et non pas les œuvres" va accentuer la fracture. On va de plus en
plus penser le monde et la vie sur deux plans distincts :

• d'un côté : l'ordre de l'intériorité, le spirituel, domaine de la foi qui seule justifie …

• de l'autre : l'ordre de l'extériorité, les "œuvres" qui ne servent pas forcément au Salut, et qui donc
peuvent avoir leur fonctionnement propre indépendamment des exigences religieuses.

Il ne s'agit pas d'opposer les deux : les œuvres ne sont pas en contradiction avec la foi, mais elles sont
simplement indifférentes, non concernées par la religion (dans leur fonctionnement habituel, car les
exigences morales restent valables). Cela revient (et c'est cela l'important) à reconnaître la
constitution d'un monde profane, à penser un certain nombre d'activités (comme l'économie ou la
politique) en fonction de leurs lois propres et non plus dans la perspective religieuse. Si l'exigence
morale persiste, c'est en plus et après coup, mais pas comme constitutive du fonctionnement
concret.

Cela permettra – par exemple – d'analyser le politique comme "auto-organisation de la cité", comme
rapport de force, comme consensus entre des libertés parfaitement arbitraires (ce qui rend possible
une décision par le vote) et non plus dans l'optique d'une délégation du pouvoir spirituel. Dans le

36 Proclamation de 1521 devant la Diète des États allemands. Texte repris dans ses oeuvres, sous le titre De la liberté du chrétien,
Rééd. Paris 1963, p.47.
37 Cette revendication n'a pas été "inventée" par Luther. On peut en trouver les éléments précurseurs dans toute la philosophie grecque

(dans les polémiques entre philosophie et religions païennes) ou dans la crise plus proche du nominalisme (accent porté sur l'individuel).
Mais la Réforme a saisi intuitivement la problématique et lui a donné corps dans une pratique personnelle et sociale.

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même ordre d'idée, on va pouvoir penser l'économie pour elle-même sans faire intervenir une
quelconque considération d'ordre moral : la notion de profit, par exemple, n'est plus suspectée a
priori de perversion ni soupçonnée de péché, elle devient un simple rouage, pour ainsi dire naturel
(et moralement neutre), du fonctionnement économique.38

Descartes :

Luther, nous l'avons vu, reste malgré tout foncièrement théocentriste : s'il revendique l'autonomie de
la conscience par rapport à toute autorité humaine, c'est par obéissance à la Parole de Dieu. Avec
Descartes, c'est une autre coupure qui va s'opérer, justement entre la conscience et la Parole de
Dieu. Là encore, il ne s'agit pas d'un propos délibéré de récuser la foi, ni la religion. Nous avons même
vu que Descartes a besoin de recourir à l'hypothèse métaphysique de l'existence de Dieu pour
assurer la cohérence du savoir sur le monde. Mais à quel savoir arrive-t-il ? À un Cogito pur, sans
extériorité, sans Révélation, sans autre ressource que sa propre puissance rationnelle. Il faut noter
que même son hypothèse métaphysique de l'existence de Dieu est construite sans recours à la
Révélation biblique.

De fait, Descartes respecte tout à fait l'autorité de la foi … mais il la situe dans un ordre à part, et il
prie les théologiens de ne pas en sortir. Il s'interdit d'y toucher (la raison ne va pas contre la foi), mais
dans le même mouvement il revendique un domaine de la pensée où le théologien n'a plus à dire
quoi que ce soit.

C'est en apparence banal, comme une séparation des domaines de compétence, et pourtant c'est
l'apparition d'un secteur de la pensée dans lequel la rationalité humaine sera la seule à exercer son
contrôle. À côté d'une extériorité profane, acquise avec Luther, on voit apparaître une intériorité
profane, un domaine "sécularisé" de la conscience, dont le trait essentiel ne sera plus l'écoute d'une
Parole, fut-elle divine, mais la liberté (l'autonomie) de la raison humaine.39

Kant :

Avec Kant, on peut considérer que le renversement est opéré : l'homme soumet tout à son jugement,
y compris la Parole de Dieu, dont la place va être définie "dans les limites de la raison". La religion et
la morale, à qui Descartes reconnaissait encore une place à part et un domaine propre, tombent à
leur tour sous la juridiction de la raison.

La raison humaine n'est plus perçue comme simplement autonome, elle devient l'instance suprême
de jugement sur toute réalité, sans régulation extérieure à elle. On peut vraiment parler ici
d'anthropocentrisme : le signe le plus immédiat est le statut de la religion, réduite à sa forme

38 Ceci appelle quelques remarques :

- il ne faut pas tout attribuer à "la Réforme", même si c'est elle qui a "catalysé" ces transformations : le nominalisme d'une part, et d'autre
part la pensée de Thomas d'Aquin affirmant contre Augustin une certaine autonomie du "temporel" ... sont autant d'éléments qui ont
préparé ces mutations.

- l'analyse ici se veut un constat neutre : ces "libérations" de la pensée ont de bons côtés et des effets pervers, mais pour les déterminer
il faut faire intervenir d'autres paramètres, qui ne sont pas de notre propos ici.
39 Et Descartes n'est pas seul, loin de là, à revendiquer cela. Cf. Spinoza, bien plus polémique que Descartes, dans son Traité des

autorités théologiques et politiques, Rééd. Paris, 1954. Par ailleurs, il écrit à Oldenburg : "La liberté de philosopher ... je désire l'établir
par tous les moyens : l'autorité excessive et le zèle indiscret des prédicants tendent à la supprimer."

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rationnelle, sans trace d'extériorité révélée (sans intervention d'élément extérieur à la rationalité
humaine).
La morale elle-même ne repose sur aucune révélation, aucune imitation d'un modèle parfait ou divin
: dans l'un ou l'autre cas, ce serait s'aliéner en prenant comme norme autre chose que sa raison, ce
serait renoncer à "l'autonomie" de sa conscience pour suivre une norme extérieure. La morale obéit
donc au principe rationnel de l'universalité, sans que le théologien puisse apporter ne serait-ce qu'un
éclairage original.

Marx :

Cela peut sembler curieux de situer Karl Marx dans la lignée de Luther, Descartes ou Kant. Si le
rapprochement est possible, c'est simplement par le biais de son analyse des rapports entre la
religion et la raison.

Marx a souligné, lui aussi, la portée significative de la mutation révélée et opérée par Luther, mais il
considère que cette mutation s'est retournée contre elle-même : Luther a voulu arracher l'homme à
la servitude extérieure des clercs, mais en fait il a intériorisé cette servitude (en faisant appel à la
Parole de Dieu contre l'institution). Du coup, il l'a accentuée au lieu de la supprimer. Car, en donnant
comme norme la Parole de Dieu au cœur de la conscience, il a "chargé l'homme de chaînes
intérieures pires que les premières" 40. Sous-entendu : on peut toujours se battre contre des
institutions ou des hommes, mais comment se battre contre Dieu ou contre sa propre conscience ?

C'est pourquoi, pour Marx, la révolution de Luther est restée en chemin en ne proposant qu'une
libération illusoire. Feuerbach d'abord, puis lui-même, Engels et d'autres se donneront donc pour
mission de poursuivre l'effort vers une libération intégrale de l'homme : la désaliénation religieuse en
constituera donc la première étape.

Mais il faudra aller plus loin encore : la critique de la religion n'est que la condition préliminaire d'une
autre critique, plus radicale parce que plus englobante, qui s'attaquera à l'ordre social (dans toutes
ses composantes : sociales, politiques, économiques). On peut ici mesurer le chemin parcouru : la
concurrence entre Dieu et l'homme (initiée dans la perversion du théocentrisme) s'achève par la
"mort" de l'un des deux concurrents, en l'occurrence (mais dans un premier temps seulement) : Dieu.

Nietzsche.

L'analyse que déploie Nietzsche pour toute la culture moderne est assez pessimiste : les valeurs dont
vit l'homme moderne (christianisme, science, rationalisme, morale du devoir, démocratie, socialisme,
etc.) sont toutes des valeurs de décadence. Elles sont les symptômes d'une vie qui s'éteint, qui n'a
plus la force de s'affirmer comme telle, et qui se cherche de multiples ruses pour cacher sa faiblesse.
La religion et l'éthique, tout comme l'idéal démocratique ou socialiste, sont pour Nietzsche autant de
systèmes mis en place pour empêcher les plus forts de faire usage de leur force. 41

Tout cela va à l'encontre de l'affirmation de la vie. La morale et la religion établissent un modèle


abstrait à partir duquel elles jugent la vie. Même la science n'échappe pas à la critique : elle tente de
comprendre la vie en la rapportant à un modèle théorique. Mais – pour Nietzsche – la vie n'a pas à
être jugée, ni justifiée, ni comprise : c'est elle qui juge, qui justifie, qui motive la compréhension. Elle

40 Marx et Engels, Sur la religion, Paris 1972.


41 La morale, par exemple, culpabilise l'individu et l'empêche ainsi – par ruse – de déployer toute la richesse de ses instincts vitaux.

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est ce qu'elle est, elle est la vie, antérieure à tout modèle moral ou scientifique. Ce n'est pas à
l'éthique ni à la religion de juger la vie, ce serait plutôt à la vie de juger l'éthique et la religion : telle
ou telle loi morale, telle ou telle croyance, favorisent-elles ou non l'épanouissement de la vie ?

Il y a donc bien une "morale" nietzschéenne. Elle comporte une valeur : affirmer la vie. Voilà un des
thèmes importants de l'effort de Nietzsche pour inverser le courant de la décadence. Notre culture
moderne va à sa perte si elle s'obstine à laisser triompher les forces du "nihilisme", ces forces de
"réaction" et de "ressentiment" qui s'opposent aux forces actives du déploiement de la vie. Nietzsche
n'estime pas faire partie des "nihilistes", caractéristique de ces "derniers hommes" (comme il dit), ces
hommes modernes qui ont tué Dieu mais qui, du coup, n'ont plus goût à la vie.

Avec Marx et Nietzsche, on a l'impression d'arriver au sommet de l'affirmation par l'homme de sa


propre puissance en face de Dieu … ou en face de rien, car Dieu n'est qu'une idée ou une illusion.
L'homme a simplement repris la place qui est la sienne. Nietzsche, dans le Gai savoir ou dans Ainsi
parlait Zarathoustra, peut lancer son fameux cri : "Dieu est mort, nous l'avons tué !" car l'homme
moderne semble avoir désormais les moyens (techniques et moraux) de se construire sans référence
à quoi ou à qui que ce soit.

Pourtant, ces deux penseurs constituent déjà un point de bascule : que devient l'homme, dans
l'éternel retour de l'histoire, dans le grand flux et reflux de la vie, chez Nietzsche ? L'individu concret
n'a que très peu de poids dans le grand courant de la vie. Chez Marx, surtout vers la fin de sa vie,
c'est encore plus net : le combat pour l'homme fait place à l'analyse sociologique dans laquelle
l'homme semble n'être plus qu'un rouage de la gigantesque machine historique et économique. Peu
à peu, nous entrons dans les structuralismes, ces analyses qui vont opérer ce que l'on a appelé "la
mort de l'homme", c'est à dire la mort des quelques illusions qu'on pouvait encore se faire sur nous-
mêmes.

Sans entrer dans les détails, disons qu'il s'agit de repérer et décrire toutes les structures qui
déterminent l'être humain. Et l'on en est venu à décrire l'homme comme jouet ou produit de l'his-
toire, de la culture, de la langue, comme il était déjà le jouet de ses pulsions, de l'économie, etc. La
liberté de l'homme, et même sa prétention à la rationalité, apparaissaient désormais comme
illusoires. L'homme, au bout de cette trajectoire qui semblait l'amener à se libérer de la tutelle de
Dieu, se découvrait très limité, enserré dans un réseau de déterminismes profonds, manipulé par des
éléments structurels tellement fondamentaux qu'on ne pouvait y avoir accès. Rassurez-vous : depuis
une trentaine d'années, on est revenu un peu de cette vision pessimiste. Les déterminismes existent,
et nous modèlent inévitablement. Mais nous avons aussi une marge de liberté qui peut se travailler
pour grandir …

7.3. Une morale "par provision" :

Cette expression (qui signifie : une morale provisoire), est restée célèbre : c'est dans la troisième
partie du Discours de la méthode que Descartes avait proposé, en attendant que la science soit
constituée, une «morale par provision».

À première vue, c'est une attitude prudente et réaliste. Mais cela signifie aussi une chose importante
: la morale relève donc de la science, elle entre dans le champ d'application de la méthode
rationnelle ! De fait, cette perspective est très classique en philosophie : depuis Socrate, bien des

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philosophes bâtissent une éthique à partir d'une "physique" (qui inclut la connaissance du monde et
celle de l'homme). Mais c'est le sens même du mot "science" qui vient de bouger : la connaissance ne
relève plus, chez Descartes, de la contemplation du mystère de Dieu. Nous sommes entrés dans la
démarche quantitative et descriptive de la science moderne. Une morale peut-elle être scientifique
en ce sens-là ?

Mais revenons à cette morale "par provision". Elle est rendue nécessaire par l'urgence de la vie. Une
science peut prendre des années, voire des générations, à se constituer … et il faut bien vivre, donc
agir et choisir, pendant ce temps-là. Dans la troisième partie du Discours de la Méthode, cette morale
s'articule autour de "trois ou quatre maximes" :

"La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en
laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant, en toute autre
chose, suivant les opinions les plus modérées, et les plus éloignées de l'excès, qui fussent
communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre."

Puisqu'il n'y a pas encore de fondement théorique (scientifique), on ne peut qu'être le plus prudent
possible, et viser simplement l'utile. Le conformisme social est le plus utile pour éviter les ennuis (et
Descartes n'aime pas attirer les ennuis !). Par ailleurs : parmi les "excès" à éviter, Descartes range les
vœux, engagements religieux et autres promesses … tout ce qui est de l'ordre du définitif. Attitude
somme toute logique : il ne s'agit ici que d'une morale provisoire ; il serait contradictoire d'y prendre
des décisions radicales et définitives.

"Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de
ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois
déterminé, que si elles eussent été très assurées."

Une morale provisoire ne peut justifier aucune décision radicale et définitive … mais il ne faut pas
sombrer dans l'inconstance et l'indécision, qui sont tout sauf de l'éthique. Tant qu'on ne connaît pas
l'ultime vérité, la bonne décision absolue, il faut se rabattre avec prudence sur la plus vraisemblable
et s'y tenir (comme le voyageur égaré dans une forêt a plus de chances de s'en sortir s'il marche le
plus droit possible dans la même direction, au lieu d'errer au hasard et de tourner en rond).

Il faut même aller plus loin, continue Descartes, et considérer comme "vraies" (même provisoi-
rement) des maximes donc nous avons pu expérimenter qu'elles sont bonnes (lois civiles, préceptes
religieux …). Ceci permet d'éliminer la culpabilité diffuse qui pourrait venir du fait de ne pas être
certain d'avoir choisi les bonnes maximes …

"Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes
désirs que l'ordre du monde et généralement, de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit
entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait de notre mieux,
touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de
nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer
à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content."

Descartes s'inspire ici directement de la morale stoïcienne, en particulier d'Épictète. En maîtrisant


nos désirs, en gouvernant ce qui est en notre pouvoir, on évite les déceptions inutiles. Le but de la
morale, pour Descartes comme pour bien d'autres, est résolument la recherche du bien-être, du
bonheur.

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"Enfin, pour conclusion de cette morale, je m'avisai de faire une revue sur les diverses occupations
qu'ont les hommes en cette vie, pour tâcher à faire choix de la meilleure ; et sans que je veuille rien
dire de celle des autres, je pensai que je ne pouvais mieux que de continuer en celle-là même où je me
trouvais, c'est à dire que d'employer toute ma vie à cultiver ma raison, et m'avancer, autant que je
pourrais, en la connaissance de la vérité, suivant la méthode que je m'étais prescrite."

Les trois premières maximes sont en fait les conditions de possibilité concrètes de ce projet de vie qui
consiste à chercher la vérité. Cette conclusion (ou quatrième maxime) reprend au fond le précepte
socratique : la connaissance du vrai entraîne naturellement la bonne conduite. La recherche de la
vérité est en soi une éthique, et même la condition de toute éthique.

7.4. Une morale scientifique ?

Une fois la science constituée, au moins dans son projet et dans ses outils, le moment n’est-il pas
venu de proposer une morale définitive ? Sur ce point encore, ce sont les demandes d’Élisabeth qui
amènent Descartes à écrire sur un sujet qu'il ne traite pas volontiers (Entretien avec Burman).

Dans ses réponses à Élisabeth, Descartes affirme que le bonheur est toujours accessible, qu’il dépend
de nous-mêmes, et du "droit usage de notre raison". Seule notre raison nous permet "d’examiner la
juste valeur des biens". Mais de quelle raison s’agit-il ? Ce ne peut pas être exactement celle qui est à
l'œuvre dans le raisonnement mathématique, car elle ne peut traiter que des rapports de grandeur.
Descartes évoque alors une raison "appréciative", capable de saisir "l’ordre des perfections".

Malheureusement, il ne nous a pas laissé beaucoup de précisions sur ce qu'il entendait par là, et
encore moins une théorie élaborée. Concrètement, ses conseils reprennent souvent des préceptes
tirés de systèmes divers, comme le stoïcisme ou l’épicurisme.

Pour trouver quelque chose de plus construit, il faut chercher du côté de ses observations, qui ont
trait aux passions humaines. Dès 1646, il a commencé la rédaction de l'ouvrage qui paraîtra en 49
sous le titre : Les passions de l'âme. Pour Descartes, toutes les passions tirent leur origine de 6 pas-
sions primitives : l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Descartes les étudie, au
cours d’analyses d’une bonne richesse psychologique. Cette œuvre est dominée par deux principes,
qui renvoient à la distinction de l'âme et du corps et tentent de les articuler : les passions sont des
états de l’âme, mais ces états de l’âme sont causés par le corps.

Descartes commence donc par résumer sa physiologie, et à en tirer une explication générale des
passions, à partir de la considération du mouvement des "esprits animaux".42 Ainsi, la peur s’explique
par l’action sur l’âme des esprits animaux, qui, au niveau de la glande pinéale, à laquelle l’âme est
particulièrement unie, se dirigent vers les nerfs et les muscles aptes à commander la fuite. L’âme sent
alors un équivalent de la volonté de fuir, qui n’est cependant pas la volonté de fuir (la peur est une
chose, la volonté du fuir une autre). Et il en est de même dans les autres passions

C'est ainsi que les passions "incitent et disposent" l’âme des hommes "à vouloir des choses auxquelles
elles préparent leur corps". Ce qui est très utile : il s'agit "d’inciter l’âme à consentir et contribuer aux
actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre en quelque façon plus parfait". En ce
sens, les passions sont toutes bonnes : elles sont liées aux instincts et pratiques de survie, de légitime

42 Étymologiquement, le mot "esprit" désigne le souffle, le gaz ou le produit de distillation. C'est dans ce sens qu'on le trouve chez

Bacon (Spiritus vitalis) et chez Descartes (les esprits animaux). Ce sont les "fluides" de la vie, ce qui parcours le système nerveux et
fournit l'énergie des mouvements …

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défense, d'auto épanouissement, de plaisir, etc. L’âme n’a donc pas à les rejeter : elle doit seulement
les utiliser, et s’en rendre maîtresse.

Pour cela, elle doit faire appel à la raison en tant qu'adaptée à la nature, c'est à dire à notre capacité
de représentation. Car nos mouvements ne sont pas gérés seulement en direct par notre volonté. Ils
obéissent à une représentation plus générale. Par exemple : ma prunelle s'élargit quand je veux
regarder au loin, sans que j'aie besoin de vouloir élargir ma prunelle. Il faut donc, pour dominer ses
passions, se représenter les choses "qui ont coutume d’être jointes avec les passions que nous voulons
avoir, et qui sont contraires à celles que nous voulons rejeter". Autrement dit, il faut savoir gérer les
passions, pour les faire servir à ce que nous voulons, un peu comme il faut apprendre à gérer les
forces de la nature (l'eau, le feu, etc.) pour en maîtriser l'énergie et la rendre utile.

Cette utilisation indirecte de la nature n'empêche pas que nous soyons aussi capables d'agir
directement sur la nature elle-même. Car la liaison naturelle entre un mouvement et une pensée,
pour Descartes, n'est autre qu’une association acquise par la répétition, l'habitude. L’habitude est
vraiment pour lui une "seconde nature" au sens fort : les deux sont homogènes. Si un bon dressage
réussit à changer la nature des animaux, alors quelle puissance les hommes doivent-ils pouvoir
acquérir sur leur propre nature, s'ils en prennent les moyens !

Descartes ne va pas beaucoup plus loin, mais il est facile de déceler dans cette perspective le rêve
d'une maîtrise technique (technicienne ?) du corps, et à travers lui de l'âme, de la volonté. Une
psychologie "scientifique" peut naître, et plus encore une médecine de l'esprit. Descartes ne l'a pas
lui-même entrevu, mais la morale ici peut bien laisser la place à la neuropsychologie.

7.5. Une morale de la générosité :

Ce qui précède pourrait donner à penser que l'analyse cartésienne de l'âme remet en cause la liberté
humaine, enchaînée au corps et à ses esprits animaux. Or, ce qui inspire ses analyses, c’est le
sentiment aigu qu’il garde de la valeur unique de notre liberté. Déjà, en 1645, dans des lettres à
Mesland, il avait insisté sur le libre arbitre, auquel il attribue un pouvoir quasiment absolu : nous
sommes capables de refuser le bien et le vrai, même en face de leur évidence.

C'est là une évolution de sa pensée : Descartes partageait d'abord la conviction classique selon
laquelle "nul n'est méchant volontairement", ou encore "il suffit de bien juger pour bien faire". En
effet, dans la ligne de Socrate, la scolastique enseignait que l'on ne choisit pas le mal pour le mal ; on
le choisit par ignorance ou illusion, croyant que c'est un bien, au moins "pour moi et maintenant".
Mis en face du bien véritable, l'homme le choisit spontanément, tout comme l'intelligence reconnaît
spontanément la vérité indubitable et y adhère sans la moindre contrainte. Mais une exploration plus
précise des ressorts de l'âme lui fait admettre finalement que, même ayant une claire conscience du
vrai bien, un homme peut le refuser en toute connaissance de cause. On trouve là le reflet des
querelles théologiques qui agitent la vie intellectuelle de cette époque : comment articuler liberté
humaine et liberté divine ? comment articuler, dans l'homme, la grâce et la liberté ?

Dans le traité des Passions, ces considérations aboutissent à la célèbre théorie de la générosité. «Je
crois, écrit Descartes, que la vraie générosité qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se
peut légitimement estimer consiste seulement, partie en ce qu’il connaît qu’il n'y a rien qui
véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué
ou blâmé sinon parce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et

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constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre
et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures : ce qui est suivre parfaitement la vertu.»

Le contenu de cette liberté reste vague. Concrètement, Descartes reprend les principes qui font
l'unanimité des moralistes en général : respect de la vie d'autrui, refus de la violence, entraide
sociale, etc.

L'originalité réside surtout dans l'analogie qu'il met en place entre démarche intellectuelle et dé-
marche éthique : dans la recherche de la vérité, il a usé du doute, puis du refus, avant d'acquérir une
certitude, au terme d'une démarche longue et opiniâtre. Pour la recherche du bien, Descartes note
aussi cette capacité de refuser l'évidence, cette "libre disposition de ses volontés", qui peut aller
jusqu'à vouloir le mal pour le mal ; et il gardera toujours la conviction qu'une "ferme et constante
résolution" est éminemment supérieure à une volonté faible et chancelante qui se laisse emporter à
des inclinations contradictoires.
Mais il reste malgré tout convaincu que la volonté, débarrassée de l'ignorance et de toute illusion,
penchera malgré tout vers le Bien. C'est là que connaissance et morale se rejoignent : "L'homme
pouvant n'avoir pas toujours une parfaite attention aux choses qu'il doit faire, c'est une bonne action
que de l'avoir, et de faire – par son moyen – que notre volonté suive si fort la lumière de notre
entendement, qu'elle ne soit point du tout indifférente." (Lettre à Mesland, 2 mai 1644).

8. Le cartésianisme
au XVIIème siècle :

Au XVIIème siècle, beaucoup de gens voient dans le cartésianisme une mode. Avec tout ce que cela
soulève de passion, surtout en ce qui concerne – dans un premier temps – la physique. Cyrano de
Bergerac décrit les tâches solaires d'après l'hypothèse de Descartes. Et vous connaissez sans doute la
discussion des Femmes savantes :
Bélise :
Je m'accommode assez, pour moi, des petits corps ;
Mais le vide à souffrir me semble difficile,
Et je goûte bien mieux la matière subtile.
Trissotin :
Descartes, pour l'aimant, donne fort dans mon sens.
Armande :
J'aime ses tourbillons.
Philaminte :
Moi, ses mondes tombants.

Certains théologiens et philosophes y voient un danger (sans doute d'abord parce que cela remet en
cause leur façon d'enseigner), et ils arrivent à convaincre le pouvoir royal, et même le Parlement,
qu'il y va de l'ordre public : la doctrine de Descartes sera donc d'abord interdite, non comme
autrefois celle de St Thomas ou de Siger de Brabant par le pouvoir spirituel, mais par le pouvoir
temporel, chargé de la police publique. C'est l'histoire, amusante parfois, comme lorsque Boileau,
prévenu que le Parlement de Paris était sur le point de prendre un arrêt interdisant d'enseigner toute
autre philosophie que celle d'Aristote, l'empêcha par son célèbre Arrêt burlesque ; tragique aussi,
lorsque le débat se complique du conflit entre les Jésuites, les Jansénistes et les Oratoriens qui, tous
trois, s'efforcent de diriger l'éducation de la jeunesse.

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Les Jésuites sont en général hostiles à Descartes et tiennent à leur enseignement traditionnel ; les
Jansénistes, comme Arnauld et Nicole, marquent leur attachement à Descartes en introduisant dans
leur Logique des fragments entiers des Regulae ; les Oratoriens, chez qui Descartes avait de bonne
heure compté beaucoup d'amis, sont favorablement disposés par la ressemblance qu'ils voient entre
son spiritualisme et celui de St Augustin.

Et l'histoire va bien sûr s'envenimer : on s'écrit des pamphlets (comme le Voyage du monde de
Descartes du P. Daniel), M. de La Ville (le P. Valois) lance des accusations d'hérésie et, plus
brutalement, les Jésuites imposent un formulaire aux professeurs Oratoriens (en 1678), dns lequel ils
devaient déclarer croire aux formes substantielles, aux accidents réels et au vide.

Mais, en dépit de ces controverses, le cartésianisme va s'étendre peu à peu dans l'Europe entière, en
commençant par la Hollande : Daniel Lipstorp publie en 1653 Specimina philosophiae cartesianae,
Jean de Raey lance l'année suivante son Clavis philosophiae naturalis, Adrien Heerebord débute en
1643 par son Parallelismus aristotelicae et cartesianae philosophiae, Spinoza publie en 1663 son
premier ouvrage, les Principia philosophiae cartesianae, et Wittich, après ses Annotations aux Mé-
ditations (1688), écrit un Antispinoza (1690).

En Angleterre, le Français Antoine Le Grand, avec ses manuels (Institutiones philosophiae, Londres,
1672 et 1678), propage les idées de Descartes, et le défend contre Samuel Parker.

En Allemagne, ce sont des auteurs comme Clauberg ou Balthasar Bekker (De philosophia cartesiana
admonitio candida) qui font connaître la pensée de Descartes.

En Italie, on trouve Michel-Ange Fardella, qui publie Universae philosophiae systema (en 1691). Et
malgré tout, en France, Descartes a de nombreux défenseurs, comme Rohault, Sylvain Régis,
Cordemoy, de La Forge, et bien sûr Malebranche.
Le cartésianisme n'a sans doute guère progressé dans le sens où l'aurait désiré son fondateur. Il
progresse du côté des principes (qu'il jugeait pourtant suffisamment établis), mais peu du côté de la
physique et surtout de la médecine qui attendaient, pour se développer, de pouvoir réaliser des
expériences difficiles et coûteuses qu'un particulier ne peut faire à ses frais.

Leibniz, à cet égard, a jugé durement la stérilité des disciples de Descartes. Le seul physicien que les
Cartésiens puissent lui opposer est Jacques Rohault (1620-1675) et ses recherches sur la capillarité.
Son Traité de physique (1671), issu des conférences qu'il donna à Paris pendant plusieurs années, vise
à substituer aux commentaires des traités d'Aristote, que les Universités continuaient à enseigner
sous le nom de physique, une science d'inspiration cartésienne. Divisée suivant l'ordre cartésien, en
quatre parties (sur le corps naturel et ses propriétés, sur le système du Monde, sur la nature de la
Terre et des corps terrestres, sur les corps animés), cette physique fait une grande part aux
expériences, qui doivent servir surtout à contrôler nos suppositions.

Mais c'est plutôt sur les principes de la métaphysique, la nature des idées, la valeur de la con-
naissance, l'union de l'âme et du corps, que la réflexion cartésienne se précise et se prolonge. Ayant
perdu tout droit de se référer naïvement au sensible, le cartésien devait discerner, par des qualités
intrinsèques, ce qui fait la valeur propre de l'objet de l'esprit (l'idée) et ce qui interdit de la confondre
avec une fiction ; car si Descartes, au nom des idées claires, reprochait aux péripatéticiens d'attribuer
la réalité aux qualités sensibles, ses adversaires prétendaient à leur tour qu'il substituait au monde
réel une fiction de son imagination, un roman de son esprit.

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Tels seront les combats que devront mener les premiers cartésiens, par exemple :

Arnold Geulincx (1624 – 1669), belge, professeur à Louvain puis réfugié à Leyde après sa destitution.
L'idée centrale de sa recherche est d'échapper au "penchant de l'esprit humain à fixer sur les choses
connues les modes de ses propres pensées."

Jean Clauberg (1622 – 1665), est allemand (et écrit en allemand, ce qui est assez rare), professeur à
Herborn puis à Duisbourg. Son originalité consiste à tenter de rattacher le cartésianisme à la tradition
platonicienne.

Géraud de Cordemoy (1626 – 1684) est parisien, conseiller du roi et lecteur du grand dauphin. En
1666, il publie Dix discours sur la distinction et l'union du corps et de l'âme. Coïncidence ? La même
année, Louis de la Forge publie son Traité de l'esprit de l'homme, de ses facultés et fonctions, et de
son union avec le corps, selon les principes de René Descartes. On voit bien ce qui est au centre de
leurs préoccupations …

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