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CHAPITRE 3.

Science sans conscience


Introduction

Développons de façon plus spécifique le rôle que peut jouer une notion de rationalité auprès des
devenirs humains. Plus particulièrement, on peut s’interroger sur le lien entre rationalité, idée ou
idéologie, « air du temps », « esprit d’une époque », « doxa »1 et formuler une sorte de
problématique : pendant des siècles, presque un millénaire et demi, la rationalité s’est présentée
comme une émancipation, un progrès, un développement de la conscience humaine 2. La rationalité
est intimement liée à des développements techniques, civilisationnels, à un raffinement dans les arts
(l’introduction de la perspective) ; elle est ce qui a permis à l’homme d’investir une certaine
autonomie vis-à-vis du Divin (l’Humanisme), de se faire maître de la nature ; le désir de connaitre et
de circonscrire se fait de plus en plus pressant (les conquêtes, les expérimentations, le besoin de
nommer et de clarifier). Toutefois, si on s’arrête sur quelques-unes des mécaniques que sous-tend la
Raison, le Logos ou la Rationalité, on voit (de nos jours en tous cas) qu’elles prêtent à discussion,
voire qu’elles sont infondées : « L’homme est-il vraiment au centre de la création et de l’univers ? »,
« Tout peut-il vraiment être mesurable et calculé ? », « La pensée rationnelle garantit-elle vraiment
une destinée salutaire pour le genre humain ? ». Ces mécaniques ou propositions ne sont pas vraies,
dans l’absolu. En quoi ? Comment le sait-on ? L’une des questions pourrait donc être la suivante : de
quelle façon ces modèles ont-ils fini par s’effriter ? Ou bien, plus globalement, qu’est-ce qui résiste à
la rationalité ?

Raphaël, L’École d’Athènes, fresque, 440 x 770 cm, 1508-1512, Musée du Vatican.

1
Rappel : ce sont les « opinions » émises par une population sans être discutées, ce sont donc le plus souvent
des idées reçues.
2
Ce qui pour diverses raisons, est à relativiser, la pensée « dogmatique » est encore dominante, jusqu’à au
moins le 18e siècle. La pensée religieuse reste dominante et normatrice.
1. La rationalité : le triomphe de la science (14e-18e siècle)
1.1. Un compromis entre foi et raison

Ainsi donc, la notion de rationalité, et à travers elle, la Raison, est parvenue à disposer l’homme au
centre de toute préoccupation, au tournant du 16 e siècle. On parle alors d’anthropocentrisme, de
façon globale, et il semble qu’un développement historique (mais aussi scientifique et théologique)
majeur ait permis de percevoir les limites de ce modèle 3. Il est assez intéressant de garder à l’esprit
ce terme d’anthropocentrisme lorsque l’on regarde l’École d’Athènes de Raphaël, dans la mesure où
l’œuvre est une façon de mettre en avant la pensée scientifique, philosophique, à travers le discours,
l’échange, l’agglomération des penseurs, et en même temps, le dispositif « scénique », la
composition, met au centre Platon et Aristote au cœur d’un ensemble de perspectives qui
s’emboitent, comme s’il avait été question de modéliser une représentation du cosmos, où tout est
circulaire, concentrique, et avec en son centre, la pensée humaine. Il y aurait une forme de
grandiloquence dans la fresque.

(1) L’un des enjeux majeurs de la période qui succède au Moyen-Âge est celle de la cohabitation
entre la foi et la raison (et c’est d’ailleurs en face de l’École d’Athènes qu’est disposée La dispute du
Saint Sacrement du même Raphaël, et qui aborde la théologie et la foi. L’une des façons de
comprendre le lien entre foi et raison, au regard des apports des penseurs de la Renaissance et de
l’avènement de l’Humanisme, est, nous l’avons évoqué, le fait de « déplacer » les intentions divines :
Dieu autrefois était le centre de toute chose, désormais, c’est l’homme, mais cet aspect est reconnu
et accepté par l’Église ; il y a donc compromis, ou bien, autre façon de voir les choses, c’est une
forme d’effritement des principes fondateurs de cette même Église.

(2) L’Église Catholique s’affaiblit donc, et pour diverses raisons parmi lesquelles : la montée en
puissance du protestantisme, du mercantilisme et de l’alphabétisation (avec l’invention de
l’imprimerie vers 1440 par Gutenberg). On assiste alors à diverses tentatives de la part de l’Église de
repousser la raison (par exemple avec des Conciles, comme celui de Trente en 1545 et la Contre-
Réforme) ; l’on note d’ailleurs que ce conflit entre ordre et raison se traduit sur le plan artistique par
une reprise en main du domaine artistique : l’Église est le principal commanditaire, les peintres sont
tenus de respecter un certain nombre de prescriptions, les œuvres doivent avoir une fonction
rhétorique ou démonstrative, elles doivent enseigner et « toucher » divinement. Les représentations
religieuses sont humanisées (on songe à Ludovico Carracci (1555-1619) et à la Flagellation en 1590,
assez exemplaire, dans la mesure où les personnages sont de grandeur réelle, et qu’un cavalier invite
le spectateur à entrer dans la scène). La réalité est plus complexe, les œuvres baroques, pensées
pour contrecarrer le protestantisme, en opérant un retour aux fondements, se perdent parfois en
excès au regard de ce que l’Église avait initialement envisagée (que l’on songe à l’extase de Sainte-
3
Une histoire de l’anthropocentrisme nous ferait remonter à l’Antiquité grecque, encore une fois, comme
lorsque Aristote affirme que « l’homme est un animal raisonnable » [note : bien percevoir en quoi cette
assertion est anthropocentriste ! Il s’agit de dire que l’homme est au sommet de la hiérarchie des espèces
vivantes] ; Dans la pensée chrétienne, on peut penser : « Dieu a créé l’homme à son image » : encore une fois,
Dieu est sans doute le « modèle », mais en même temps, quelle prétention de croire qu’il y a une telle
connexion entre l’un et l’autre, alors que tout le règne animal est ignoré. Peut-être reviendrons-nous sur cette
question du visage Divin.
Thérèse du Bernin, ou plus tard à Rubens). C’est peut-être, finalement, davantage la peinture
classique qui opère un vrai retour aux valeurs de l’Église catholique.

Ludovico Carracci, La Flagellation, 1589 (1590 ?), 189 x 265 cm, Musée de Douai.

(3) S’il est impossible de repousser la raison, il faut être conciliant avec elle, ce que l’on observe par
exemple lorsqu’au 12e siècle les premières universités voient le jour (sous la bienveillance de la
papauté) mais, simultanément, ces universités défendent l’enseignement de la « scholastique » (sur
laquelle nous reviendrons). Les universités toutefois sont un moyen de défendre les « discours » ou
les raisonnements argumentés (sinon, le savoir sans doute ne se diffuse pas réellement) et finissent
en réalité par être « récupérés » par le Pouvoir4 plutôt que par la Religion, on y forme des
administrateurs, non pas des philosophes, qui souvent sont en marge. La parole reste toutefois
régulée par l’Église, et on remarque que les grands penseurs qui ont su batailler pour la
« rationalité » sont souvent des individus en marge de l’institution universitaire, ce sont des
banquiers, des avocats, parfois des prêtres ou des moines, ils fréquentent des « cercles », des
communautés, et c’est davantage de cette façon qu’évoluent les mœurs et les idées. On peut insister

4
Les universités deviennent des lieux où l’autorité ne se discute plus, et par extension, elles sont liées à une
forme de pouvoir qui devient également politique. L’Université « autoritaire » finit par devenir institution et
évolue de connivence avec l’État. Voir par exemple Louis XIV qui suppose une adhésion absolue à sa personne
(« L’État c’est moi »).
sur une idée : la science a une dimension collective : c’est à travers le développement des voyages,
de la correspondance, des corps savants et des périodiques qu’elle progresse 5.

(3) Une première conclusion de ce qui précède consisterait à relever la gloire de la science sur tout le
reste, pour finalement aboutir au siècle des Lumières. Quoi qu’il arrive, la science finit par se frayer
une voie, toutes les tentatives pour la mettre de côté finit inévitablement, au fil du temps, par
complexifier la situation, ou rendre d’autant plus nécessaire l’avènement d’un « âge d’or » de la
pensée rationnelle. (4) Une hypothèse consisterait, quant à elle, à dire qu’il est possible que cette
réussite « scientifique », en termes de résonnance et d’implication pour le cours de l’Humanité, soit
aussi ce qui ait conduit à une sorte d’aveuglement : c’est paradoxalement le risque de tendre vers
une trop grande certitude pour les sciences et la Raison.

1.2. Une brève histoire du géocentrisme

(1) Revenons sur un moment clé, le récit du géocentrisme : il permet de comprendre la


relation contrariée que la foi entretient avec la Raison. Les Grecs, dès l’Antiquité, avaient la certitude
que la terre était ronde, au point parfois de pouvoir en mesurer la circonférence. Il reste que le
modèle est celui du géocentrisme : la Terre est au centre de l’Univers, thèse appuyée par un illustre
astronome (et astrologue) grec, Ptolémée (100-168)6. Il s’agit déjà, sans doute, de penser que les
Hommes sont au centre de toute chose.

(2) En effet, la Thèse du géocentrisme n’est pas seulement scientifique, elle est aussi
théologique, philosophique. Aristote est celui qui parfait le modèle géocentrique, tandis que le
Moyen Âge reprend ce modèle avec la « scholastique7 ». Très globalement, il faut retenir que le
monde est clos, immobile, éternel, il est impensable de le concevoir en tant qu’objet mouvant,
encore moins en n’étant pas central. Cette idée de finitude et de « circuit fermé » rappelle la pensée
platonicienne et aristotélicienne.

(3) On peut noter que la « Terre est ronde » signifie qu’elle est parfaitement sphérique, non
pas « comme un œuf » ou légèrement aplatie : selon Pythagore, c’était la forme la plus parfaite, il
s’agissait donc d’une évidence. De la même façon, le modèle elliptique n’est pas envisagé, tandis
que s’il est nécessaire de penser le mouvement des planètes (que sont la Lune et le Soleil pour les
Anciens), seule la figure de la sphère est acceptable. Autrement dit, les Anciens ne parviennent pas à
« calculer » et à comprendre le mouvement des astres ou des planètes, car ils ne parviennent pas à
concevoir des figures non-sphériques, ou bien des trajectoires non-sphériques.
5
Voir Robert Boure, Les sciences humaines et sociales en France, E.M.E, 2007, p. 41.
6
On présente généralement Ptolémée comme celui qui permet « d’asseoir » les sciences de l’Antiquité
grecque, ou celui qui fait la liaison entre l’Antiquité et le Moyen Âge, du point de vue des sciences grecques,
dont il contribue au prestige. Il faut être attentif à sa période de vie : il est une sorte de successeur ou dans la
continuité, mais il n’est ni tout à fait un « Ancien », ni un « moyenâgeux ».
7
La scholastique fait le lien entre pensée aristotélicienne et la religion chrétienne du Moyen Âge. Il s’agit d’une
pensée, d’une philosophie, enseignée là où elle peut être enseignée (donc pour les lettrés), et s’arrête
notamment sur les textes officiels de la religion, en les interprétant ou en les étudiant pour des décisions à
prendre. Aussi, elle est largement portée par Thomas d’Aquin (1225-1274).
Système géocentrique de Ptolémée (source : vikidia.org)

(4) Des observations et des argumentations successives se relaient pendant des siècles
(Oresme au 14e siècle, puis Copernic (1473-1543) au 15e siècle, Tycho Brahe, Johannes Kepler…),
jusqu’aux démonstrations de Newton (il manquait une théorie en effet capable de synthétiser tous
ces mouvements, des « preuves », ce sont les lois de la gravité) ; on pourrait dire que l’une des plus
grandes difficultés rencontrées par la théorie géocentrique est celle d’une base théorique solide,
mais aussi des instruments capables de supporter ces théories : les sciences sont aussi prouvées par
l’observation. C’est un point fondamental qu’il faut bien assimiler : les notions de « preuve » et
d’observation font basculer le statut des sciences, qui deviennent plus « pratiques »,
expérimentales, sans pour autant omettre d’être théoriques ; c’est l’avènement notamment des
sciences « physiques », donc de la science moderne. L’apport de Newton est inestimable en ce sens,
mais il revient à Galilée (1564-1642), avant Newton, de bâtir une science solide, expérimentale,
exacte, pour que Newton puisse par la suite en tirer des bénéfices.

(5) Galilée corrobore en 1610 les thèses de Copernic : tout ce qui lui a manqué, ce sont des
preuves8. Une controverse éclate, il est présenté au pape Urbain VIII. La science alors n’est pas
suffisamment autonome vis-à-vis de la « scholastique », qui pourrait être perçue comme la « pensée
dominante » et « normalisante » : il est décidé que les propos de Galilée sont intéressants du point
de vue des mathématiques, mais ils ne sont alors que spéculations. Il n’est donc pas interdit d’en
débattre, ce sont des idées téméraires, et non hérétiques. Galilée est même encouragé en 1624 par
le même pape Urbain VIII à poursuivre ses recherches, au profit des mathématiques, en s’appuyant

8
Par exemple, au sujet de la « parallaxe » lorsque l’on observe les étoiles : si la terre se meut, donc le point de
vue humain change, et les étoiles alors, aussi, devraient changer de position. Ce n’était pas ce que l’on
observait (il n’était pas possible de le faire, les outils n’étaient pas assez perfectionnés, au grand dam de
Galilée, lors de son procès).
sur les travaux de ses prédécesseurs (Copernic et Ptolémée qui donc défend le géocentrisme) 9, mais
en appuyant tout de même l’argument de la toute-puissance divine. L’idée, pour le Pape, est de
revenir aux conceptions de Ptolémée. Le texte, paru en 1632, et défendant l’héliocentrisme, entraine
une comparution devant un tribunal (par l’Inquisition) en 1633, car entre Copernic et Ptolémée,
Galilée choisit Copernic. Il est condamné et assigné à résidence. L’église ordonne de faire connaitre
le sort de Galilée à tous les professeurs de mathématiques et de philosophie d’Europe.

(6) Descartes (1596-1650), par exemple, refuse de publier un traité scientifique en 1634 où il
y était question d’héliocentrisme. C’est aussi alors que Descartes fonde sa propre pensée
philosophique, « rationnelle », cartésienne, qui s’oppose à Aristote et à la scholastique ; il veille à
parfaitement ancrer sa méthode pour ne pas être « attaqué » par d’éventuels détracteurs. C’est le
Discours de la Méthode, en 1637, qui est publié en langue française.

(7) D’autres penseurs ou scientifiques réagiront plus ou moins (comme Pascal, en faveur de
l’héliocentrisme, à pas feutrés), mais il faut attendre les avancées de Newton pour trouver le modèle
mathématique satisfaisant et corroborant les thèses de Galilée.

(8) Les idées héliocentriques rencontrent de nombreuses résistances, et il faut Voltaire,


d’une part, qui publie une traduction d’un texte de Newton en 1736, et l’ Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert en 1751, d’autre part, qui consacrera une large place aux sciences « modernes ». Les
sciences exactes triomphent alors, l’autorité spirituelle est profondément critiquée : « C’est ainsi que
l’abus de l’autorité spirituelle réunie à la temporelle forçait la raison au silence ; et peu s’en fallut
qu’on ne défendit au genre humain de penser ».

(9) Conséquence : non seulement Galilée est le père de la Physique, aussi est-il celui qui,
après sa mort, contribue à faire de la science un ordre puissant, et surtout autonome. C’est en vertu
de cette gloire (presque soudainement) acquise vis-à-vis des sciences que se dessine le Siècle des
Lumières, qui répond, d’une certaine façon, à l’obscurité. La scholastique est mal perçue depuis
Descartes, mais on peut aussi bien dire que le processus de séparation entre l’Eglise et les sciences
est largement entamé. Il faut attendre 1992 pour que l’Eglise reconnaisse ses torts vis-à-vis de Galilée
!10

1.3. La tyrannie de la raison


1.3.1 Qu’est-ce que les Lumières ?
(9) La science, autonome, influe sur la discipline philosophique, au tournant du 19 e siècle ; de
nombreuses « idéologies » ou ordres de pensée défendant une lecture « scientiste » du monde
voient le jour ; parmi elles, le Saint-simonisme11, qui prétend remplacer Dieu par les lois de la

9
Notons que les écrits de Copernic sont « mis à l’Index », c’est-à-dire rendus interdits par l’Église, en 1616.
10
Et parmi les autres anecdotes, Buffon dans son Histoire naturelle commencée en 1749 propose une Terre
âgée de 74000 ans, il est censuré par l’Église (et la Sorbonne), car la Bible suppose que la Terre a 6000 ans.
11
Le Saint-simonisme est un courant de pensée important : il promeut le progrès, l’industrialisme, tel qu’ils
influent sur les devenirs humains ; c’est une sorte de religion industrielle, qui est particulièrement élitiste
(l’aristocratie est celle du mérite au niveau des compétences, non au niveau de la naissance). En promouvant la
gravitation ! C’est aussi à cette période (au 18 e siècle) que la question de l’unification des sciences se
pose : les sciences dures sont sur un pied d’égalité avec les sciences moins dures comme la
philosophie. La morale pour Descartes est à mettre à côté de la Physique, la Géographie et l’Histoire
pour Leibniz aux côtés des Mathématiques et de la Physique, Buffon, un naturaliste, plus tard, sera
qualifié par Diderot de « plus grand philosophe de son temps »12. Cette unification, cet état d’esprit
qui consiste à tout englober, à tout réunir, est aussi l’un des moteurs de l’Encyclopédie ; c’est
également ce qui pousse à croire que tout est mesurable, quantifiable, analysable et observable,
d’où, au 19e siècle, les prémices des sciences dites sociales, qui ne sont pas encore tout à fait ce que
l’on en perçoit aujourd’hui ; à leurs débuts, ces sciences sociales (la psychologie, la sociologie,
l’économie, et d’autres sciences qui ont depuis été oubliées) s’appuient vraiment sur l’idée que tout
est mesurable, tout est comptable. En réalité, il est possible que l’on retrouve le premier récit de
l’invention de la Rationalité ici tel qu’évoqué plus tôt, celui qui consiste à dire que l’esprit de raison
nait de la nécessité de légiférer, d’administrer, de mieux organiser, puisqu’au 19 e siècle, les
administrations recensaient, surtout à des fins fiscales.

(10) La science est aussi et surtout envisagée comme une émancipation. Il faut associer
l’autonomie de la science (au temps des Lumières, donc), à toute sorte d’autonomisation : l’individu,
la subjectivité, le lien vis-à-vis de l’État et de la religion ! La logique des Lumières est celle d’une
liberté individuelle et intellectuelle qu’il s’agit d’acquérir par l’action de la raison (en tant que,
selon Kant, l’homme s’était plongé dans les « ténèbres », qui exerçaient une tutelle sur lui !). De
même, il faut relever que les textes des Lumières, aussi émancipateurs soient-ils, s’adressent malgré
tout uniquement à une classe d’individus peu diversifiée (les intellectuels, ou les administrateurs, pas
le peuple), et il est donc faux de croire que des livres ont ouvert la voix au peuple, ou qu’une idée
seule a permis d’enclencher la Révolution, en tous les cas selon Régis Debray 13.

(11) Mais avant de mettre en avant ce que l’on pourrait évoquer par la « tyrannie de la
raison », évoquons concrètement ce à quoi renvoient les Lumières. Il s’agit d’un élan, d’un
mouvement qui s’exerce dans la plupart des domaines intellectuels, même en politique, et qui agite
fraternité, l’intérêt général, l’association des compétences, etc., les saint-simoniens envisagent favorablement
le développement des transports et des communications ; ils sont à l’origine d’une sorte de « pensée du
réseau », comme peut l’affirmer Pierre Musso.
12
Robert Boure, op. cit., p. 47.
13
Cf. Cours de médiologie générale de Régis Debray, 1991, où l’on pourrait dire qu’il s’agit, pour Régis Debray,
d’aborder la façon avec laquelle les idées « prennent forme », ou se concrétisent, en donnant lieu à des
changements de fond sur le cours des choses. Ainsi, il s’interroge sur la façon avec laquelle les idées se
propagent, se font consistantes, sont reçues, etc. Il s’interroge sur les techniques (transport, médiation comme
le livre), telles qu’elles influent véritablement sur le devenir des hommes, surtout en influant sur leur mentalité
et les imaginaires collectifs. Comment par exemple caractériser une religion ? A partir du propos d’un individu
seul, d’un texte seul, ou bien par un ensemble d’autres paramètres ? L’une des choses qu’il a pu avancer (dans
le Cours de médiologie générale), est qu’il ne faut pas réduire une idée à un texte seul (comme la Bible), ou
comme une œuvre telle que le Contrat social de Rousseau à un « déclencheur », en pensant qu’elle est à
l’origine d’une Révolution. Le rapport de cause à effet est toujours à atténuer (les lecteurs du Contrat social
sont semblent-ils, des juristes, ou une partie de la population relativement éduquée, donc, en tous les cas, pas
forcément le peuple). Ce serait croire que les idées ou les pensées sont autonomes, et qu’une fois qu’elles ont
été prononcées, qu’elles sont en mesure de faire fléchir le cours des choses. Non, pour Debray, « les pensées
n’existent pas indépendamment des sociétés qui les supportent et les transportent ». Cela signifie qu’elles
sont aussi engendrées par les sociétés, qu’elles coexistent avec elles, voire qu’elles dépendent de ces sociétés.
la raison comme mot d’ordre. Il s’agit de faire face à la foi aveugle, aux préjugés, à la force brute
des barbares, à la superstition, au fanatisme, au poids des traditions, aux « instincts primitifs ». Les
Lumières visent donc à faire « progresser » l’homme en tant qu’homme, à le civiliser, à partir de la
raison. Deux forces peuvent être mises en avant : le progrès (scientifique, moral, technique ou
matériel), et la tolérance (religieuse ou communautaire, voire la démocratie). L’idée globale serait
d’améliorer l’existence de tout un chacun, et cela passe aussi par des considérations très terre à
terre (le confort, l’accessibilité, les transports, la sécurité, etc., on retrouve des aspects du saint-
simonisme). On peut aussi ajouter une troisième « force », l’accès à la subjectivité, à la liberté de
tout un chacun de défendre ses propres opinions, sa propre autonomie, sa propre individualité (et
universalité ?), comme lorsque l’on pense à Kant avec le texte « Qu’est-ce que les Lumières ? », où
est mise en avant la possibilité (nécessité) de se connaitre soi-même, mais aussi de penser par soi-
même.

(12) Les Lumières possèdent donc quelque chose de très émancipateur. Toujours selon le
texte de Kant, l’idée est qu’il s’agit de sortir d’un « état de minorité ».

(13) Il reste que les Lumières symbolisent cette « croyance », cette foi presque « aveugle »
pour la connaissance, ce qui peut rendre le discours parfois trop linéaire ou unilatéral, en proposant
une vision dogmatique de la Raison ; cette vision dogmatique conduit possiblement à une forme de
naïveté face à ses adversaires : ainsi, par exemple, comme le rappelle Jacques Bouveresse (1940-
2021, philosophe, , épistémologue, associé à ses origines à Wittgenstein, dont il est un exégète), la
science suppose le respect des opinions contraires, dans son principe, « parce que la science ne peut
pas revendiquer une certitude absolue »14, et cela aboutit à des situations intenables (comme la
crédulité face à la science aux États-Unis, dans le contexte de la crise sanitaire de 2020, ou la
question du fanatisme religieux, avec le récent attentat de Conflans-Ste-Honorine le 16 octobre
2020). Ainsi que l’écrit Bouveresse, à propos des Lumières :

« Ce qui est permis à ses adversaires – la crédulité, la superstition et le fanatisme –


ne lui est pas permis à lui […] C’est ainsi que l’on en arrive à un stade, et je crois que c’est
celui où nous en sommes actuellement, où la raison est devenue tellement soucieuse de
ménager ses adversaires et de ne pas être soupçonnée d’abuser des pouvoirs qu’on lui
attribue qu’elle ne sait plus réellement si elle peut et doit continuer le combat qui a
commencé à l’époque des Lumières »15.

14
C’est ce qui fait par exemple que des Créationnistes (« Dieu est à l’origine de la création, donc du monde et
de toute chose ») peuvent s’opposer aux Évolutionnistes sur un terrain d’égalité : les Créationnistes ont
conscience des « largesses » conceptuelles des Évolutionnistes en ce que ces derniers ne peuvent revendiquer
une « théorie à toute épreuve », la théorie de l’évolution n’étant qu’une hypothèse, de même qu’ils se doivent
de tolérer, ou du moins, d’examiner, des théories autres. Ceci découle du fait que les Lumières deux siècles
plutôt ont trop insisté sur la notion de raison, de façon quasiment aveugle. Voir à ce sujet, Jacques Bouveresse :
https://www.monde-diplomatique.fr/mav/106/BOUVERESSE/17669.
15
Ibid.
Une autre façon d’interpréter les propos de Bouveresse consiste à dire que l’excès d’égalité,
d’empathie, de volonté de donner la parole de façon égale à toutes les sensibilités, finit par affaiblir
le discours des Lumières. Ce n’est pas une question d’autorité (comme si un individu n’avait pas fait
assez preuve d’influence ou d’ascendance), mais une question de logique ou de fonctionnement : les
Lumières prônent la pondération et non la discrimination, et face à eux, celui qui élève la voix (le
discours totalitaire ?) finit sans doute par transpercer ce système. En réalité, si dans les grandes
lignes des Lumières se présentent comme un élan salutaire pour l’Humanité, une contribution
intellectuelle (et matérielle) majeure qui a permis de « civiliser » l’homme, de le faire passer à un âge
qui est, moralement, éthiquement, au niveau de ses idéaux, et en dépit de l’excès de naïveté,
d’idéalisme, les Lumières présentent tout de même plusieurs brèches quant à la symbolique
progressiste.

1.3.2 Trois critiques des Lumières

(14) La première critique, tout d’abord, repose sur cet appel à la « liberté individuelle » et remet en
cause cette supposition selon laquelle tout un chacun cohabite, dans le respect de son prochain,
selon des principes d’équivalence et d’équité. La question de la propriété privée (et plus
précisément, de « l’individualisme possessif »16), cependant, pose la question de l’inégalité
« naturelle » des hommes, dès lors qu’ils s’organisent en groupes humains voués à vivre ensemble de
façon légiférée. Ainsi par exemple, celui qui possède, possède en soustrayant à un autre. Si on peut
dire avec Rousseau que la propriété privée est au fondement de la société (« Le premier qui, ayant
enclos un terrain, s’avisa de dire ‘Ceci est à moi’, et trouva des gens assez simples pour le croire, fur
le vrai fondateur des sociétés civiles »), aussi faut-il dire, avec Rousseau toujours, que la propriété
privée, même si elle annonce l’élaboration de textes juridiques, d’une certaine idée de la justice,
qu’elle exacerbe la nature sombre de l’homme : sa cupidité, l’ambition, la soif de dominer les autres,
de posséder17.

(15) Concomitamment, la propriété privée semble signifier une forme de violence, une lutte
(pensons à des Colons face aux grandes étendues américaines : comment se répartir ces espaces, et
en vertu de quelles lois ? Que faire des puissants qui déjà possèdent et finalement sont ceux qui les
premiers légifèrent ? C’est pourquoi certains auteurs pensent d’ailleurs que la propriété privée est
liée à une idée de vitesse…ce sont aussi les premiers arrivés qui sont les premiers servis ; pensons

16
Voir l’ouvrage de C.B Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Paris,
Gallimard, coll. Folio Essais, 1962. Ce qu’écrit Macpherson est que l’individu n’est libre (socialement) que dans
la mesure où il est propriétaire de sa personne et de ses capacités. Ne pas être libre, c’est dépendre d’autrui. La
liberté de l’homme est donc « fonction de ce qu’il possède », en tous les cas dans le contexte de l’homme
moderne ou d’une démocratie libérale (p. 13). En outre, la société se résume à une somme d’individus qui
possèdent, de ce qu’ils acquièrent et échangent, c’est-à-dire à des rapports entre propriétaires ; mais la
« société politique » (ou institutionnelle), quant à elle, n’est là que pour protéger et maintenir « l’ordre » dans
ces rapports d’échange.
17
Voir les Présocratiques : la Rationalité permet la Cité grecque, tout comme on voit que ce point de vue
annonce l’idée rousseauiste que la société corrompt les hommes. Plus généralement, ces idées de Rousseau
sont mises en avant dans le texte Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
(1755).
également que celui qui possède a quelque chose à perdre, ou quelque chose qu’un autre veut ;
Thomas Hobbes associe le libéralisme à l’individualisme, mais aussi à la guerre et au pillage, au
niveau des sociétés, mais aussi des nations). Car en effet vient la question de la gouvernance de ces
espaces « partagés », partant du principe que la gouvernance est d’abord le fait du plus puissant, et
du plus riche, c’est-à-dire de celui qui a le plus à perdre.

Autrement dit, cette idée de propriété privée est paradoxale au 18e siècle : elle est un gage
d’émancipation, de progrès, d’élévation sociale, de civilisation, et simultanément, elle est
contradictoire avec la possibilité de penser un monde équitable. Si on peut dire que la notion de
propriété privée (et par ailleurs, plus précisément, l’esprit des Lumières), est ce qui porte le
« libéralisme », elle est aussi ce qui signifie l’« esprit du capitalisme »18 : l’idée est que chacun vit,
dans un certain cadre (le protestantisme selon Weber) pour le travail, parce qu’il est « bon » d’un
point de vue spirituel de travailler, et par conséquent, de progresser, d’accumuler, pour s’émanciper
vis-à-vis de ses semblables, ce qui inévitablement aboutit à des rapports de force en matière de
possessions, de pouvoir, etc.

Notons enfin ce passage de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), philosophe socialiste avant


l’heure :

« Si j’avais à répondre à la question suivante : Qu’est-ce que l’esclavage ? et que d’un seul
mot je répondisse : c’est l’assassinat, ma pensée serait d’abord comprise. Je n’aurais pas besoin d’un
long discours pour montrer que le pouvoir d’ôter à l’homme la pensée, la volonté, la personnalité, est
un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c’est l’assassinat. Pourquoi donc à cette
autre demande : Qu’est-ce que la propriété ? ne puis-je répondre de même : c’est le vol, sans avoir la
certitude de n’être pas entendu, bien que cette seconde proposition ne soit que la première
transformée ? ».19

(16) La seconde critique, celle de la notion de Progrès, est elle-même intervenue, quoique
par réaction, ultérieurement (bien que les hommes du début du 19 e siècle se plaignaient déjà de
l’utilisation des machines, en déplorant des accidents, ou la perte de leur travail). Il faut bien
comprendre que ce n’est pas la technique ou les machines qui sont mises au ban, avec cette critique
du Progrès, c’est plutôt l’idée que le monde va de façon linéaire du passé vers l’avenir, en
s’améliorant. C’est donc une conception philosophique, métaphysique, cosmologique, qui est remise
en cause ici. Il fut un temps par exemple où les regards étaient tournés vers le passé, l’Histoire étant

18
Avec pour référence, bien sûr, Max Weber, L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme, 1905. Rappel :
« l’éthique protestante » se base sur le fait que tout un chacun est à même de se faire sa propre lecture de la
Bible ; c’est déjà une ode à l’individualisme, une invitation à ne plus dépendre des autres, mais à être
« propriétaire de soi-même et de sa spiritualité ». Weber insiste sur l’idée que le capitalisme est motivé par le
« gain de richesse en soi », ce qui correspond (de façon schématique ici), à une « éthique », qui est comparable
à celle du protestantisme, une éthique du travail : ce qui gêne les protestants est de « ne rien faire mais
posséder », il faut plutôt « jouir » de son travail, de son capital, etc. La grande idée, c’est que les hommes
doivent travailler pour assurer leur salut (ce qui est une opposition à la « tradition » du commerce des
Indulgences, où l’on achète son salut). Pour le protestant, l’oisiveté est le plus grand des péchés, et donc, le
travail, est une finalité humaine. S’enrichir représente le « Bien ».
19
Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, 1840.
perçue pour ses vertus, ses enseignements, sa gloire et ses mérites, comme on le voit avec l’attrait
pour l’antique. Désormais (au 18e siècle), les regards portent sur l’avenir, et les outils, les concepts,
les moyens d’appréhender le réel, sont à construire ; c’est « l’idéologie du Progrès », partant du
principe que le futur sera nécessairement meilleur, en vertu des sciences et de la Raison. Il est un
temps, ensuite, le nôtre, qui perçoit une sorte de « présentisme » : les horizons temporels sont
restreints, les dispositions créatives et culturelles se ressassent sans arrêts (reprises, remakes,
énième version d’un même film, manque d’innovation ou de créativité), le présent « obsède » dans
la mesure où le passé ne signifie plus grand-chose, tandis que le futur n’est pas vraiment « fondé »20.
Les historiens Reinhart Kosseleck (1923-2006) et François Hartog (1946) insistent plus
particulièrement sur la notion de « régime d’historicité », ce qui articule pour une société donnée le
passé, le présent et le futur. Chaque société exprime un régime d’historicité précis, il varie d’époque
en époque : jusqu’au 18e siècle, une attention accrue était accordée à une histoire qui se reconstruit,
au moyen de monuments par exemple, ou de concepts, d’idées : l’Histoire est la mère de tous les
savoirs ; le siècle des Lumières permet d’assister à une émancipation vis-à-vis de la « mère »
Histoire : désormais, il s’agit de croire en un futur « meilleur ». Notre temps, quant à lui, serait celui
qui s’appuie sur la commémoration, sur une logique patrimoniale (le passé n’est plus un
enseignement, mais une donnée dont il faut simplement se rappeler, ce ne sont que des traces ),
tout en restant épris de vitesse, de renouvellement, d’éphémère et de simultanéité. Tout ceci pour
dire que le Progrès signifie, avant toute chose, une sorte de système de croyance vers le « meilleur »,
mais que cela ne signifie pas forcément grand-chose. Le Progrès est une forme d’idéologie.

(17) La troisième et véritable critique qui peut être formulée à l’encontre des Lumières ne
survient que plus tard dans le temps ; des prémices se font pourtant déjà ressentir (avec les textes
douteux de George Sorel et Edouard Berth), qui s’opposent à « l’intellectualisme » qui écrase, ou en
tout cas, éloigne le peuple de la réalité (des débats, des notions, des valeurs), tout comme le
« Progrès » ne s’applique pas forcément à tout un chacun. La critique même ici est « critiquable »,
mais on peut de même songer à un Nietzsche, qui perçoit dans le processus de la Raison une manière
d’écraser la richesse des choses, la volubilité des « étants », leur dynamique « vivifiante », comme on
le voit dans La naissance de la tragédie21, lorsque Socrate pose des questions closes ou repliées sur
elles-mêmes : « Qu’est-ce que la vertu ? », « qu’est-ce que le Beau ? », au lieu de s’interroger sur la
dynamique, sur l’identité multiple derrière chaque mouvement : « Qui est la vertu ? », « Qui est le
beau ? ». C’est l’opposition de l’apollinien par le dionysien22.

(18) Cette critique de « l’intellectualisme » se comprend de deux façons : premièrement, en


tant que la Raison des Lumières favorise le fini, l’immobilité, l’unité, la simplicité, la possibilité de
tout expliquer, de tout réduire à quelque chose de quantifiable, et finalement, à la trop grande
importance que l’on peut accorder aux chiffres, voire aux mathématiques. Peu de place est laissée à
l’inexplicable, à la sensation, à l’intuition, à l’intangible, mais aussi à l’excès, à ce qui fuit ou échappe,
20
Voir sur cette question du « régime d’historicité » Reinhart Kosseleck, Le futur passé. Contribution à la
sémantique des temps historiques (1979), et François Hartog, qui s’appuie largement sur Kosseleck, dans
Régimes d’historicités. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003.
21
Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, 1872.
22
Nous y reviendrons.
etc. Il s’agit de faire entrer dans des cases, de classifier, de scinder, de séparer plutôt que de
connecter, de faire correspondre à des ordres ou des catégories. C’est une logique de l’immobilité :
le monde doit forcément être immobile pour être connu.

(19) Deuxièmement, cette critique de l’intellectualisme se met en place lorsque tout ce qui
précède s’applique à l’homme. En ce sens, la radicalisation de cette critique, ou plutôt, la critique qui
véritablement a pris de la légitimité et de l’ampleur, à l’échelle de toute la pensée, est incarnée par
l’ouvrage des allemands de Francfort Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la
raison, paru en 1944. La Raison est une entité, une puissance ou un principe qui selon les auteurs,
est funeste, car elle réduit la nature à un ensemble de données quantitatives, et manipulables (à des
algorithmes avant la lettre), de manière à écraser l’intuition, la spontanéité, et finalement, le sens de
la vie. Ce qui est mis en avant est aussi une critique des systèmes totalitaires.

1.3.3 Des idéologies scientifiques

(20) Derrière cette emprise de la science qui « réduit la nature à un ensemble de données
quantitatives », puis avec le lien que l’on tisse entre totalitarisme et question raciale, on perçoit par
exemple la logique qui consiste depuis Carl von Linné (1707-1778) à classer, car la science a besoin
de nommer, d’identifier, de répertorier, et ceci, de façon systématique, le vivant, en s’appuyant sur
des disparités physiques. On sait par exemple que les classifications de Linné peuvent s’avérer
arbitraires (mais ne sont-ce pas les classements que toute science opère qui sont arbitraires ?)
comme lorsqu’il décide de désigner six grands ensembles d’oiseaux afin que cela corresponde aux six
grands ensembles de mammifères qu’il a utilisé pour les classer (on observe un gout prononcé pour
la symétrie). Cette approche est aussi ce qui donne une assise aux théories racialistes qui naissent au
18e siècle et sont approfondies au siècle suivant. Au 18 e siècle, l’idée est de penser qu’il y a une
distinction entre les hommes qui serait du même ordre que ce qui distingue les animaux en
différentes races. C’est donc la science et le goût de la classification qui donne lieu à une
« idéologie », avec de nombreuses variantes : l’anthropologie physique (l’étude des groupes
humains par la mesure des dimensions des crânes par exemple, du moins, par la comparaison
physique)23, le darwinisme social (la société nait des « conflits » entre individus et de fait, tend à un
« progrès » au niveau de ses représentants : plus on avance dans l’histoire, « meilleurs » sont les
hommes ; c’est une sélection naturelle « sociale » qui préconise l’abandon des plus faibles au niveau
des aides ou des législations (ou qui stigmatise les « différents ») ; cette inacceptable conception est
proche des théories racialistes extrêmes, qui elles préconisent une lutte entre les races), l’eugénisme
social (la sélection des meilleurs individus à partir de leur patrimoine génétique, notamment au
regard des handicapés)24.
23
Voir https://casoar.org/2019/11/13/aux-origines-de-lanthropologie-entre-racisme-et-colonialisme/
24
Voir à ce sujet la notion « d’idéologie scientifique » énoncée par Georges Canguilhem, « Qu’est-ce qu’une
idéologie scientifique », conférence menée à Varsovie en 1969. L’idéologie ici s’entend comme « l’art et la
manière » de véhiculer un ensemble d’idée en un système cohérent ; non pas comme un ordre, une
représentation, d’emblée marquée par l’erreur, une pensée qui se trompe sur le réel, en vue de manipuler des
masses. L’intérêt, ici, est de voir que la science peut elle aussi être une idéologie au sens de Marx. Une
idéologie a la prétention d’être une science, et Canguilhem prend pour exemple l’évolutionnisme de Herbert
(21) Pour dire un dernier mot sur cette notion de « race » appuyée scientifiquement25, ce qui
est important, aussi, est l’« arrogance » de l’homme blanc, civilisé, occidental, conquérant, dès lors
qu’il s’inscrit dans une logique de confrontation avec des autres (on parle d’ethnocentrisme), dans
un contexte où il est « invité » à « parfaire » sa domination coloniale sur le reste du monde. Cet état
d’esprit est largement appuyé par la foi quasi inébranlable en un savoir scientifique, en un esprit de
Raison ; la science joue le rôle de justification, alors qu’autrefois, l’église pouvait avoir ce rôle. Des
notions de races26, de barbares, ou autres, prennent une tournure inquiétante, les préjugés qui
s’exercent sur les hommes venus d’ailleurs sont pesants, mais il en est de même pour les laissés-
pour-compte, les individus en marge, et pour les femmes !

(22) Cette notion de « race », est non seulement appuyée scientifiquement, elle est aussi
institutionnalisée, c’est-à-dire entérinée par des lois et des nations. En réalité, il n’y a pas
énormément de chose qui change avec le passé moyenâgeux, dès lors qu’autrefois, si ce n’est pas à
partir d’une notion de « race », le rapport à « l’autre » est toujours assermenté par la religion
(pensons au regard qu’exercent les colons sur les indigènes lorsqu’ils découvrent l’Amérique, ou
autre). L’homme blanc est perçu pour sa supériorité sur les hommes de toute autre couleur 27, il en
est convaincu, il le justifie par la religion, la science et le droit (qui prive de droits les indigènes sur
les territoires colonisés). En creusant la question, on pourrait se dire que le processus qui a consisté
à édifier le concept de race pourrait être lié à des nécessités économiques et/ou politiques : c’est le
cas de l’esclavagisme, que les « maitres » n’ont aucun intérêt à affranchir (voir les « planteurs » et la
ségrégation raciale aux Etats-Unis).

Pour conclure, on peut dire de la Raison des Lumières qu’elle constitue une étape
indispensable, même, dans le développement de la « civilité » humaine, mais qu’elle n’est pas
dénuée de « défauts ». Bien davantage, aux processus d’émancipation, on assiste à la mise en place
d’autres processus, peut-être plus insidieux, des processus de domination plus « envahissants », car
étayés par la science alors au sommet de son fait. L’excès de zèle scientifique, la classification à
outrance, l’émancipation individuelle qui suppose la privation des droits ou des libertés des autres,
donnent lieu à d’autres formes de soumission, parfois, comme nous le verrons, à l’échelle de la chair,
du corps et de la santé mentale de l’individu.

Spencer (1820-1903) (qui pense formuler une loi mécanique du progrès universel, appliqué à toute chose, à
tout être comme à toute construction humaine) ; Canguilhem montre que Spencer « se flatte » de retrouver
son modèle parmi d’autres (Darwin, notamment), Spencer disposant d’une sorte de « patron » qu’il peut
appliquer à loisir à tous les compartiments du savoir humain, pour parvenir au « plus petit », l’expérience
humaine. C’est une « contagion » des scientificités qui permet d’expliquer le caractère évolutif des sociétés
industrielles, notamment, et qui contamine d’autres sciences naissantes par la suite (l’ethnologie, etc.). En
somme, une idéologie scientifique « imite » le style d’une autre science et se prend pour une science,
https://sniadecki.wordpress.com/2018/02/06/canguilhem-ideologie/
25
Les Lumières croyaient bien évidemment en un universalisme de l’homme, une sorte d’unité globale, tout
comme ils croyaient en leur possible « progression » vers le meilleur ; ce qui fait qu’il y eut changement, ce
sont pour Buffon (1707-1788) par exemple l’influence des climats ; globalement, cependant, il y a race, au sens
« moderne » du terme, à partir du moment où il y a volonté de « classer », de hiérarchiser des groupes
humains.
26
https://www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-2009-2-page-175.htm#
27
http://nousetlesautres.museedelhomme.fr/fr/exposition/race-histoire
1.3 Et l’art dans tout ça ?

(1) Il faudrait, dans le cadre de notre recherche, voir de quelle façon la Raison des Lumières peut
jouer un rôle auprès des arts. Si l’on s’en tient à une « application » nette des principes des Lumières
(la foi en la science et la Raison, la tolérance, l’émancipation de tout un chacun), l’influence des
Lumières est minime, sinon nulle, ou bien de l’ordre de l’illustration (comme lorsqu’un artiste peint
une scène liée à un apprentissage, ou qui affiche de près ou de loin une forme de connaissance, mais
cela ne serait pas différent de la Renaissance). Le plus immédiat, en matière de représentations, sont
les peintures qui louent les mérites de la science, comme avec des représentations de leçons
d’anatomie aux 17e et 18e siècle. Songeons par exemple que Diderot (1713-1784), en tant que
commentateur de l’art, et l’un des représentants de l’Encyclopédie), défend la nécessité pour les
artistes de se conformer à des préceptes scientifiques dans leur pratique, notamment en observant
des « leçons d’anatomie » afin de véritablement prendre la mesure de la réalité dans leurs
représentations. De même, l’autre grand bénéficiaire de cette pensée « des Lumières » et de la
rationalité ambiante est aussi l’art néo-classique, qui s’appuie sur une sorte de paradoxe : c’est un
regard vers le passé (donc l’idée de progression n’est pas effective), mais l’esthétique de la Grèce
antique, qui ne peut pas être surmontée, est précisément prodigieuse en raison de ses assises
rationnelles.

(2) De même, on peut entrevoir une proximité entre l’art et les Lumières, non pas au niveau
de la production artistique en elle-même, mais au niveau de l’attitude de ceux qui discourent à son
égard. On pense inévitablement à Diderot là aussi, lequel développe une approche (la critique d’art !)
libre, subjective, émancipée, éclectique, et portée par le sentiment qu’un homme a atteint une sorte
de « meilleur » en matière d’ouverture intellectuelle (c’est « l’homme de goût »). L’invention de la
discipline esthétique en 1750 par Baumgarten, comme science du « sensible », répond au projet de
tout contenir au moyen d’une discipline scientifique. Pareillement, il est vrai que le 18 e siècle assiste
à une prolifération de textes, de traités, de théories, de critiques se rapportant à l’art. S’il s’agit
d’envisager de quelle façon un esprit de « rationalité » exerce une emprise quelconque sur la
production artistique de son temps, cela se fait, outre selon des dispositions littérales (la
« scientifisation de la démarche artistique selon Diderot, le retour aux proportions antiques selon
Winckelmann), au niveau de la façon avec laquelle comprendre l’artiste et son rôle au regard de la
société : c’est un individu à part entière, autonome, qui affirme sa subjectivité. La notion
d’émancipation de l’artiste créateur témoigne en effet d’une proximité avec la pensée des Lumières.

(3) De même, s’il fallait associer la production artistique du 18 e siècle à un « style » issu des
Lumières que l’on essaierait d’identifier, tout au plus pourrait-on entrevoir, à partir des « favoris » de
Diderot (Joseph Vernet (1714-1789), Jean Siméon Chardin (1699-1779), Jean-Baptiste Greuze (1725-
1805) un intérêt certain pour les scènes de genre, une proximité avec le quotidien, une certaine
grandeur d’âme, voire de la grandiloquence, mais il serait illusoire de croire que l’on peut synthétiser
une « esthétique » à partir des écrits critiques de Diderot, dont la plume est changeante, et qui
n’aime pas rester prisonnier des systèmes.
(4) L’un des créateurs qui a peut-être été le plus proche d’une « pensée rationnelle
appliquée », en conformité avec les Lumières serait Étienne-Louis Boulée (1728-1799), dans le
domaine de l’architecture, encore qu’à bien y regarder, il s’agit surtout d’un style néoclassique, qui
toutefois allusionne la science et ses fondateurs, comme avec ses projets de cénotaphes pour
Newton. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’architecture tire son épingle du jeu, dans la mesure où
elle décrit une discipline fort « pratique », appliquée au réel, concrète (en dépit des imaginaires qui
entrent dans son élaboration : les discours utopiques, des projections vers des mondes meilleurs,
etc.).

(5) D’autres penseurs du tournant du 19 e siècle sont influents, notamment ceux que l’on
réunit sous la formule d’ « idéalisme allemand », avec Lessing, Schelling ou Schiller, qui héritent à
leur façon de la pensée des Lumières. On sait par exemple que Caspar Friedrich était inspiré par les
écrits émancipateurs (et éducatifs) de Schiller.

Étienne-Louis Boullée, Projet de cénotaphe de Newton, 1784.

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