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Un

peu de science éloigne de Dieu,


mais beaucoup y ramène.

LOUIS PASTEUR

AVANT-PROPOS

Ce livre est né d'une série d'entretiens et, au-delà, d'une rencontre avec celui
que la tradition philosophique tient pour le dernier grand penseur chrétien : Jean
Guitton.
On trouvera donc ici une sorte de « Philosophie à haute voix », comme elle se
pratiquait autrefois, dans d'autres cultures, chez les Grecs ou au Moyen Âge. Tout
naturellement, nous en sommes venus à ces questions simples et essentielles : d'où
vient l'univers ? qu'est-ce que le réel ? la notion de monde matériel a-t-elle un
sens ? pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
On aura beau chercher, il n'y a que trois voies offertes à ces questions et aux
éventuelles réponses qu'elles suscitent : celles de la religion, de la philosophie et
de la science. Jusqu'ici, seules la religion et la philosophie, chacune à sa
manière, ont tenté d'apporter des réponses aux hommes.
Mais dans un monde de plus en plus occupé par la science et les modèles de
pensée qu'elle produit, par la technologie et les modes de vie qu'elle entraîne, le
discours philosophique a perdu son ancienne force de vérité ; menacé par les
sciences humaines, impuissant à produire des systèmes idéologiques qui en
feraient au moins un guide politique, le philosophe semble sur le point de
perdre son dernier privilège : celui de penser.
Reste la religion. Mais là encore, il semble que les savoirs issus de la science
s'opposent de plus en plus à l'ordre profond des certitudes inscrites dans le sacré :
Dieu et la science paraissent appartenir à des mondes si différents l'un de l'autre
que personne ne songerait même à prendre le risque de les rapprocher.
Pourtant, certains signes avant-coureurs nous disent que le moment est venu
d'ouvrir des voies nouvelles à travers le savoir profond, de chercher au-delà
des apparences mécanistes de la science la trace presque métaphysique de
quelque chose d'autre, à la fois proche et étrange, puissant et mystérieux,
scientifique et inexplicable : quelque chose comme Dieu, peut-être.
C'est cela que nous avons cherché dans ce livre. En raison des déplacements
qu'ont subis la philosophie et la religion sous la poussée formidable de la
science, il était impossible de tenter une description du réel sans faire appel aux
idées les plus récentes de la physique moderne ; et peu à peu, nous avons été
conduits vers un autre monde, étrange et fascinant, où la plupart de nos
certitudes sur le temps, l'espace et la matière n'étaient plus que des illusions
parfaites, sans doute plus faciles à saisir que la réalité elle-même.
Avec nous, le lecteur ne pourra que s'interroger sur les conséquences à peine
concevables d'une des plus grandes découvertes de la physique moderne : le
monde « objectif » ne semble pas exister en dehors de la conscience qui en
détermine les propriétés. Ce faisant, l'univers qui nous entoure devient de moins
en moins matériel : il n'est plus comparable à une immense machine, mais plutôt
à une vaste pensée.
Dès lors, si l'hypothèse de l'univers-machine de Laplace-Einstein s'effondre,
dans son sillage, c'est le grand ensemble des modèles matérialistes et réalistes
qui, progressivement, bascule et s'efface. Mais au profit de quoi ?
A observer d'un peu près l'histoire des idées, on y verra se côtoyer — et
parfois se heurter durement —deux courants opposés, deux camps conceptuels
adverses : le spiritualisme et le matérialisme. Selon le protocole spiritualiste,
tel qu'il émerge pour la première fois avec saint Thomas d'Aquin — puis
graduellement affiné par Leibniz ou Bergson —, le réel est une idée pure et n'a
donc, au sens strict, aucun substrat matériel : nous ne pouvons tenir pour
assurée que la seule existence de nos pensées et de nos perceptions.
Au contraire, la lecture matérialiste du réel impose un parti
rigoureusement inverse : de Démocrite à Karl Marx, l'esprit, le domaine de
la pensée ne sont que des épiphénomènes de la matière, en dehors de laquelle
rien n'existe.
Ces deux doctrines sur la nature de l'Être sont à compléter par les théories
de la connaissance qui leur correspondent : l'idéalisme et le réalisme. Peut-on
connaître le réel ? Impossible, répondra l'idéaliste : nous ne pouvons accéder
qu'aux phénomènes, aux représentations dispersées autour de l'Être. A cela, le
réaliste opposera le contraire : pour lui, le monde est connaissable puisqu'il
repose sur des mécanismes et des rouages certes compliqués, mais rationnels,
calculables.
Or, nous sommes à l'orée d'une révolution de pensée, d'une rupture
épistémologique telle que la philosophie n'en a pas connu depuis plusieurs
siècles. Il nous paraît qu'au travers de la voie conceptuelle ouverte par la
théorie quantique, émerge une nouvelle représentation du monde, radicalement
autre, qui prend appui sur les deux courants antérieurs pour les dépasser, en
faire la synthèse. Nous situons cette conception naissante en deçà du
spiritualisme, mais bien au-delà du matérialisme.
En quoi s'agit-il d'une pensée nouvelle ? En ce qu'elle efface les frontières
entre l'esprit et la matière. Aussi avons-nous décidé de lui donner ce nom : le
métaréalisme.
L'émergence de ce nouveau point de vue philosophique doit-elle surprendre ?
Pas vraiment, si l'on insiste sur le fait qu'il se loge lui-même au sein d'un
déplacement épistémologique de grande ampleur, pressenti par nombre de
penseurs, en particulier par Michel Foucault.
Celui-ci a décrit les variations du savoir — et donc des modes de pensée — de
la Renaissance à nos jours, découpant deux grands « moments » dans l'histoire :
après avoir été analogique, essentiellement occupée à établir des relations entre
diverses classes d'objets ou de phénomènes, la pensée gagne une dimension
nouvelle vers la fin du XVIIe siècle pour appréhender les phénomènes dans ce
qu'ils ont de quantifiable, de mécanique et de calculable : c'est le règne de la
pensée logique.
Où en sommes-nous à la fin du XXe siècle ? C'est du savoir scientifique qu'est
en train d'émerger, contre le sens commun et sans la collaboration des
philosophes, une tout autre conception du monde, une vision de l'univers qui
entre en conflit violent avec la raison ordinaire, tant ses conséquences sont
stupéfiantes, inassimilables.
Ce nouvel espace de savoir, au sein duquel s'organise peu à peu une pensée
révolutionnaire, de type métaréaliste, n'est-il pas situé, de facto, au-delà de la
logique classique ? Ne sommes-nous pas déjà en train de faire l'apprentissage
d'un mode de pensée métalogique ?
Le déplacement est d'importance : alors que le champ de la pensée logique
se limite à l'analyse systématique des phénomènes inconnus — mais, en fin de
compte, connaissables —, la pensée métalogique, quant à elle, franchit
l'ultime frontière qui la sépare de l'inconnaissable : elle se situe au-delà des
langages, au-delà même des catégories de l'entendement : sans rien perdre de
sa rigueur, elle touche au mystère et s'efforce de le décrire. Des exemples ?
l'indécidabilité en mathématiques (qui démontre qu'il est impossible de
prouver que telle proposition est vraie ou fausse), ou la complémentarité en
physique (qui énonce que les particules ou, plus justement, les phénomènes
élémentaires sont à la fois corpusculaires et ondulatoires).
Le premier acte d'une pensée métalogique, le plus décisif, consistera donc à
admettre qu'il existe des limites physiques à la connaissance : un réseau de
frontières, de proche en proche identifiées, souvent calculées, frontières qui bordent
la réalité et qu'il est impossible, absolument, de franchir. Un cas particulièrement
significatif d'une telle barrière physique a été mis en évidence, au mois de décembre
1900, par le physicien allemand Max Planck. Il s'agit du « quantum d'action »,
plus connu sous le nom de « Constante de Planck ».
D'une petitesse extrême (sa valeur est de 6,626. 11-34 joule-seconde), celle-ci
représente la plus petite quantité d'énergie existant dans notre monde physique.
Arrêtons-nous un instant sur ce fait qui est à la fois source de mystère et
d'émerveillement : la plus petite « action mécanique concevable ». Nous voici face
à un mur dimensionnel : la constante de Planck marque la limite de la divisibilité
du rayonnement et, par là, la limite extrême de toute divisibilité.
L'existence d'une borne inférieure dans le domaine de l'action physique a
naturellement pour effet d'introduire d'autres frontières absolues autour de
l'univers perceptible ; on se heurtera, entre autres, à une longueur ultime —
appelée « Longueur de Planck ». — qui représente le plus petit intervalle possible
entre deux objets apparemment séparés. De même, le Temps de Planck désigne la
plus petite unité de temps possible.
Cela nous pose une question troublante : pourquoi ces frontières existent-
elles ? par quel mystère sont-elles apparues sous cette forme si précise et, qui
plus est, calculable ? Qui — ou quoi — a décidé de leur existence et de leur
valeur ? Et enfin : qu'y a-t-il au-delà ?
Si l'on accepte d'entrer dans la pensée métalogique, si l'on ne cède en rien
devant l'inconnaissable, si l'on admet que cet inconnaissable est au cœur même
de la démarche scientifique moderne, on comprendra pourquoi les découvertes
les plus récentes de la physique nouvelle rejoignent alors la sphère de
l'intuition métaphysique. Au passage, on saisira mieux en quel sens Einstein —
dernier des physiciens classiques, persuadé que l'univers, la réalité étaient
connaissables — s'est trompé ; aujourd'hui, sur les frontières étranges et
mouvantes établies par la théorie quantique, les physiciens font tous, sans
exception, l'expérience de cet agnosticisme d'un genre nouveau : la réalité
n'est pas connaissable : elle est voilée, et destinée à le rester. Accepter cette
conclusion, c'est découvrir qu'il existe une solution de rechange à l'étrangeté
physique : l'étrangeté logique.
Une logique de l'étrange ? Il n'en fallait pas moins pour fonder cet édifice
conceptuel nouveau, le plus puissant mais aussi le plus déroutant de notre
siècle : La théorie quantique. Avec elle, les interprétations de l'univers,
conformes au bon sens, que sont l'objectivité et le déterminisme ne peuvent être
maintenues. Que devrons-nous admettre à la place ? Que la réalité « en soi »
n'existe pas. Qu'elle dépend de la façon dont nous décidons de l'observer. Que
les entités élémentaires qui la composent peuvent être une chose (une onde) et
en même temps une autre (une particule). Et que de toute façon, cette réalité
est, en profondeur, indéterminée. Bien que forte de plusieurs siècles de théories
physiques et d'expériences, la vision matérialiste du monde s'efface sous nos
yeux : nous devons nous préparer à pénétrer dans un monde totalement
inconnu.
Une autre émergence de cette étrangeté logique ? L'existence d'un ordre au
sein du chaos. Qu'y a-t-il de commun entre une colonne de fumée, un éclair
dans le ciel, un drapeau qui claque au vent ou de l'eau qui coule d'un
robinet ? Ces phénomènes sont en fait chaotiques, c'est-à-dire désordonnés.
Cependant, en les examinant à la lumière de cette approche neuve qu'est la
théorie du chaos, l'on découvrira que des événements en apparence
désorganisés, imprévisibles, recèlent un ordre aussi surprenant que profond.
Comment expliquer l'existence d'un tel ordre au cœur du chaos ? Plus
exactement : dans un univers soumis à l'entropie, irrésistiblement entraîné
vers un désordre croissant, pourquoi et comment l'ordre apparaît-il ?
Ce livre ne se limite donc pas à une exploration, somme toute classique, des
mystères de l'esprit et de la matière ; il ne se contente pas non plus d'offrir au
lecteur une approche saisissante de la croyance et de la religion : il s'ouvre sur
une nouvelle cosmologie, une manière profondément autre de penser la réalité
elle-même : derrière l'ordre évanescent des phénomènes, au-delà des
apparences, la physique quantique touche de façon surprenante à la
Transcendance.
En somme, cette première rencontre explicite entre Dieu et la science, ce travail
situé, inscrit, dans le monde étrange de la physique avancée, recueille, peut-être
aussi, l'élan d'une nouvelle métaphysique : n'existe-t-il pas, aujourd'hui, une sorte
de convergence entre le travail du physicien et celui du philosophe ? ne posent-ils
pas, l'un et l'autre, les mêmes questions essentielles ? Chaque année apporte une
moisson de remaniements théoriques sur ces lignes frontalières qui bordent notre
réalité : l'infiniment petit et l'infiniment grand. La théorie quantique comme la
cosmologie font reculer toujours plus loin les bornes du savoir, jusqu'à frôler
l'énigme la plus fondamentale qui fait face à l'esprit humain : l'existence d'un Être
transcendant, à la fois cause et signification du grand univers.
Et en fin de compte, ne trouve-t-on pas dans la théorie scientifique la même
chose que dans la croyance religieuse ? Dieu lui-même n'est-il pas, désormais,
sensible, repérable, presque visible, dans le fond ultime du réel que décrit le
physicien ?
AVERTISSEMENT

Je suis né dans la première année du XXe siècle. Ayant atteint cet âge où les
souvenirs se détachent du temps personnel pour prendre leur place dans de
grands courants historiques, je sens que j'ai traversé un siècle sans équivalent
dans l'histoire de l'espèce pensante sur cette planète : siècle de ruptures
irréversibles, de renouvellements imprévisibles. Avec les dernières années du
millénaire, une longue époque s'achève : nous entrons, en aveugles, dans un
temps métaphysique. Nul n'ose le dire : on fait toujours silence sur l'essentiel,
qui est insupportable.
Mais une grande espérance se lève pour ceux qui pensent. Et nous désirons
faire voir, dans nos dialogues, que le moment approche d'une réconciliation
fatale entre les savants et les philosophes, entre la science et la foi. Plusieurs
maîtres de pensée, animés d'un esprit prophétique, avaient annoncé cette
aurore : Bergson, Teilhard de Chardin, Einstein, Broglie, tant d'autres.
Igor et Grichka Bogdanov ont choisi cette voie à leur tour : ils m'ont
demandé de dialoguer avec eux sur le rapport nouveau de l'Esprit avec la
matière, sur la présence de l'Esprit au sein de la matière. Leur projet est de
substituer au « matérialisme » et au « déterminisme » qui inspiraient les maîtres
du XIXe siècle ce qu'ils osent nommer un métaréalisme : une nouvelle vision du
monde qui leur paraît devoir s'imposer, de proche en proche, aux hommes du
XXIe siècle.
Je n'ai pu refuser leur requête. J'ai accepté de dialoguer avec eux. Et je me
suis souvenu d'un autre dialogue, plus secret : ma rencontre avec le philosophe
allemand Heidegger, qui a exercé une si grande influence sur ce temps.
Heidegger, qui parlait par symboles, m'avait montré sur sa table de travail, à
côté de l'image de sa mère, un vase effilé, transparent, d'où émergeait une rose.
A ses yeux, cette rose, exprimait le mystère de l'étant, l'énigme de l'Être.
Aucune parole ne pouvait dire ce que disait cette rose : elle était là, simple,
pure, sereine, silencieuse, sûre d'elle-même, en un mot : naturelle, comme une
chose entre les choses, exprimant la présence de l'esprit invisible sous la
matière trop visible.

*
* *

Tout au long de ma vie, ma pensée a été occupée par un problème qui se pose
à tous : le sens de la vie et de la mort. C'est, au fond, la seule question à laquelle se
heurte l'animal pensant depuis l'origine : l'animal pensant est le seul qui enterre
ses morts, le seul qui pense à la mort, qui pense sa mort. Et pour éclairer sa voie
dans les ténèbres, pour s'adapter à la mort, cet animal si bien adapté à la vie n'a
que deux lumières : l'une s'appelle la religion, l'autre se nomme la science.
Au siècle dernier — et aux yeux de la plupart des esprits éclairés —, la
science et la religion étaient contraires l'une à l'autre ; la science réfutait la
religion dans chacune de ses découvertes ; quant à la religion, elle interdisait à la
science de s'occuper de la Cause Première ou d'interpréter la parole biblique.
Or depuis peu, nous commençons à vivre —sans le savoir encore —
l'immense changement imposé à notre raison, notre pensée, notre philosophie,
par le travail invisible des physiciens, les théoriciens du monde, ceux qui pensent
le réel.
Ce que je veux montrer avec les frères Bogdanov, en prenant appui sur la part
scientifique de leur savoir, c'est qu'en cette fin de millénaire les nouveaux
progrès des sciences permettent d'entrevoir une alliance possible, une
convergence encore obscure entre les savoirs physiciens et la connaissance
théologique, entre la science et le mystère suprême.

*
* *

Qu'est-ce que la réalité ? d'où vient-elle ? repose-t-elle sur un ordre, une
intelligence sous-jacente ?
Je garde en mémoire ce que les frères Bogdanov m'ont montré : l'immense
différence entre la matière ancienne et la matière nouvelle.
Mes interlocuteurs savants en science m'ont d'abord rappelé qu'avant 1900
l'idée qu'on se faisait de la matière était simple : si je brisais un caillou,
j'obtenais une poussière ; dans cette poussière, des molécules composées
d'atomes, sortes de « billes » de matière supposées indivisibles.
Mais y a-t-il dans tout cela une place pour l'esprit ? où se trouve-t-il ? nulle
part.
Dans cet univers-là, mélange de certitudes et d'idées absolues, la science ne
pouvait s'adresser qu'à la matière. Sur son chemin, elle conduisait même vers une
sorte d'athéisme virtuel : une frontière « naturelle » s'élevait entre l'esprit et la
matière, entre Dieu et la science, sans que personne ose — ou même imagine
— la remettre en question.

*
* *

Or, nous voici au début des années 1900. La théorie quantique nous dit que
pour comprendre le réel, il faut renoncer à la notion traditionnelle de matière :
matière tangible, concrète, solide. Que l'espace et le temps sont des illusions.
Qu'une particule peut être détectée en deux endroits en même temps. Que la
réalité fondamentale n'est pas connaissable.
Nous sommes liés au réel de ces entités quantiques qui transcendent les
catégories du temps et de l'espace ordinaires. Nous existons au travers de «
quelque chose » dont nous avons bien du mal à saisir la nature et les étonnantes
propriétés, mais qui se rapproche plus de l'esprit que de la matière
traditionnelle.

*
* *

Bergson avait pressenti, plus que tout autre, les grands changements
conceptuels induits par la théorie quantique. A ses yeux — tout comme dans la
physique quantique —, la réalité n'est ni causale ni locale : l'espace et le temps y
sont des abstractions, de pures illusions.
Les conséquences de ce remaniement dépassent de loin tout ce que nous sommes
aujourd'hui en mesure de rapporter à notre expérience ou même à notre intuition.
Peu à peu, nous commençons à comprendre que le réel est voilé, inaccessible, que
nous en percevons à peine l'ombre portée, sous la forme provisoirement
convaincante d'un mirage. Mais qu'y a-t-il donc sous le voile ?
Face à cette énigme, il n'existe que deux attitudes : l'une nous conduit vers
l'absurde, l'autre vers le mystère : le choix ultime entre l'une ou l'autre est, au
sens philosophique, la plus haute de mes décisions.

*
* *

J'ai toujours regardé vers le mystère : celui de la réalité elle-même. Pourquoi


y a-t-il de l'Être ? Pour la première fois, des réponses émergent à l'horizon des
savoirs. On ne peut ignorer davantage ces lueurs nouvelles, ni rester indifférents
aux élargissements de conscience qu'elles entraînent : désormais, il existe non pas
une preuve — Dieu n'est pas de l'ordre de la démonstration —, mais un point
d'appui scientifique aux conceptions proposées par la religion.
Et c'est maintenant, à l'approche de ce monde inconnu et ouvert, qu'un
véritable dialogue entre Dieu et la science peut commencer enfin.
Jean GUITTON
Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi l'univers est-il
apparu ? Aucune loi physique déduite de l'observation ne permet de
répondre à ces questions. Pourtant, ces mêmes lois nous autorisent à
décrire de façon précise ce qui s'est passé au début : 10-43 seconde après
le mirage du temps zéro un laps de temps d'une petitesse inimaginable,
puisque le chiffre 1 est précédé de 43 zéros. A titre de comparaison, 10-43
seconde représente, dans une seule seconde, une durée bien plus longue
qu'un éclair dans les quinze milliards d'années écoulées depuis
l'apparition de l'univers.
Que s'est-il donc passé à l'origine, il y a quinze milliards d'années ? Pour le
savoir, nous allons remonter jusqu'au Temps zéro, jusqu'à ce mur originel que
les physiciens appellent « Mur de Planck ». A cette époque lointaine, tout ce
que contient le grand univers, planètes, soleils et galaxies par milliards,
était rassemblé dans une « singularité » microcosmique d'une petitesse
inimaginable. A peine une étincelle dans le vide.
Sans oublier, bien sûr, que parler de l'émergence de l'univers nous conduira
vers la question inévitable : d'où vient le premier « atome de réalité » ? quelle
est donc l'origine de l'immense tapisserie cosmique qui s'étend aujourd'hui,
dans un mystère presque total, vers les deux infinis ?
LE BIG BANG

JEAN G UITTON . — Avant d'entrer dans ce livre, j'ai envie de poser la


première question qui me vient à l'esprit : la plus obsédante, la plus
vertigineuse de toute la recherche philosophique : Pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? Pourquoi y a-t-il de l'Être ? ce « je-ne-sais-quoi » qui
nous sépare du néant ? Que s'est-il passé, au début des temps, pour donner
naissance à tout ce qui existe aujourd'hui ? à ces arbres, ces fleurs, ces
passants qui marchent dans la rue, comme si de rien n'était ? Quelle force a
doté l'univers des formes qu'il revêt aujourd'hui ?
Ces questions sont la matière première de ma vie de philosophe ; elles
conduisent ma pensée et fondent toute ma recherche : où que j'aille, elles sont là,
à portée de l'esprit, étranges et familières, bien connues et cependant inséparables
du mystère qui les a fait naître. Nul besoin de grandes décisions : on pense à ces
choses-là aussi simplement qu'on respire. Les objets les plus familiers peuvent
vous conduire vers les plus troublantes énigmes. Par exemple, cette clé en fer,
là, devant moi, posée sur mon bureau : si je pouvais refaire l'histoire des
atomes qui la composent, jusqu'où me faudrait-il remonter ? et qu'est-ce que je
trouverais alors ?

IGOR BOGDANOV. — Comme n'importe quel objet, cette clé a une histoire
invisible à laquelle on ne pense jamais. Il y a une centaine d'années elle était
enfouie, sous la forme d'un minerai brut, au cœur d'une roche. Avant qu'on le
déterre d'un coup de pioche, le bloc de fer qui a donné naissance à cette clé
était là, prisonnier de la pierre aveugle, depuis des milliards d'années.

J. G. — Le métal de ma clé est donc aussi ancien que la Terre elle-même
dont l'âge est évalué, aujourd'hui, à quatre milliards et demi d'années. Mais cela
signifie-t-il la fin de notre recherche ? J'ai l'intuition que non. Il est sûrement
possible de remonter encore plus loin dans le passé pour trouver l'origine de
cette clé.

GRICHKA BOGDANOV. — Le noyau du fer est l'élément le plus stable de
l'univers. Nous pouvons poursuivre notre voyage dans le passé jusqu'à cette
époque où la Terre et le Soleil n'existaient pas encore. Pourtant, le métal de
votre clé était déjà là, flottant dans l'espace interstellaire, sous la forme d'un
nuage qui contenait quantités d'éléments lourds nécessaires à la formation de
notre système solaire.

J. G. — Je cède ici à cette curiosité qui fonde la vraie passion du philosophe :
admettons que, huit ou dix milliards d'années avant d'être dans mes mains, cette
clé existait sous la forme d'atomes de fer perdus dans un nuage de matière
naissante. D'où venait donc ce nuage ?

I. B. — D'une étoile. Un soleil qui existait avant le nôtre et qui a explosé, il y a
dix ou douze milliards d'années. A cette époque, l'univers est essentiellement
constitué d'immenses nuages d'hydrogène qui se condensent, se réchauffent, et
finissent par s'allumer en formant les premières étoiles géantes. Celles-ci sont un
peu comparables à de gigantesques fours destinés à fabriquer les noyaux
d'éléments lourds nécessaires à l'ascension de la matière vers la complexité. A la
fin de leur vie relativement brève — quelques dizaines de millions d'années à
peine —, ces étoiles géantes explosent en projetant dans l'espace interstellaire les
matériaux qui serviront à fabriquer d'autres étoiles plus petites, appelées étoiles
de seconde génération, ainsi que leurs planètes et les métaux qu'elles contiennent.
Votre clé, ainsi que tout ce qui se trouve sur notre planète, n'est que le « résidu »
engendré par l'explosion de cette ancienne étoile.

J. G. — Nous y voilà. Une clé toute simple nous projette dans le feu des
premières étoiles. Ce petit bout de métal contient toute l'histoire de l'univers,
une histoire qui a commencé il y a des milliards d'années, avant la formation
du système solaire. Je vois maintenant d'étranges lueurs courir sur ce métal,
dont l'existence dépend d'une longue chaîne de causes et d'effets qui s'étend sur
une durée impensable, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'atome aux
étoiles. Le serrurier qui a fabriqué cette clé ne savait pas que la matière qu'il
martelait était née dans le tourbillon brûlant d'un nuage d'hydrogène
primordial. Tout à coup, je respire plus grand. Et j'ai envie d'aller plus loin. De
remonter dans un passé encore plus reculé, bien avant que ne se forment les
premières étoiles : peut-on encore dire quelque chose des atomes qui
formeront ma fameuse clé ?

G. B. — Cette fois, il nous faut remonter aussi loin que possible, jusqu'à
l'origine de l'univers lui-même. Nous voici quinze milliards d'années dans le
passé. Que s'est-il produit à cette époque ? La physique moderne nous dit que
l'univers est né d'une gigantesque explosion qui a provoqué l'expansion de la
matière encore observable de nos jours. Par exemple les galaxies : ces nuages
constitués de centaines de milliards d'étoiles s'éloignent les uns des autres sous
la poussée de cette explosion originelle.

J. G. — Il suffit de mesurer la vitesse d'éloignement de ces galaxies pour en
déduire le moment primordial où elles se trouvaient rassemblées en un certain
point, un peu comme si nous regardions un film à l'envers. En rembobinant le
grand film cosmique image par image, nous finirons par découvrir le moment
précis où l'univers tout entier avait la taille d'une tête d'épingle. C'est à cet instant,
j'imagine, qu'il nous faudra situer les débuts de son histoire.

I. B. — Les astrophysiciens prennent pour point de départ les premiers
milliardièmes de seconde qui ont suivi la création. Nous voici donc 10 -43 seconde
après l'explosion originelle. A cet âge fantastiquement petit, l'univers tout entier,
avec tout ce qu'il contiendra plus tard, les galaxies, les planètes, la Terre, ses
arbres, ses fleurs, et la fameuse clé, tout cela est contenu dans une sphère d'une
petitesse inimaginable : 10 -33 centimètre, soit des milliards de milliards de
milliards de fois plus petite qu'un noyau d'atome.

G. B. — A titre de comparaison, le diamètre du noyau d'un atome est «
seulement » de 10 -13 centimètre.

I. B. — La densité et la chaleur de cet univers originel atteignent des grandeurs
que l'esprit humain ne peut saisir : une température folle de 10 32 degrés, c'est-à-dire
1 suivi de 32 zéros. Nous sommes ici face au « mur de la température », une
frontière de chaleur extrême, au-delà de laquelle notre physique s'effondre. A cette
température, l'énergie de l'univers naissant est monstrueuse ; quant à la « matière »
— pour autant qu'on puisse donner un sens à ce mot —, elle est constituée d'une «
soupe » de particules primitives, ancêtres lointains des quarks, particules qui
interagissent continuellement entre elles. Il n'y a encore aucune différence entre ces
particules primaires qui interagissent toutes de la même manière : à ce stade, les
quatre interactions fondamentales (gravitation, force électromagnétique, force
forte et force faible) sont encore indifférenciées, confondues en une seule force
universelle.

G. B. — Tout cela dans un univers qui est des milliards de fois plus petit
qu'une tête d'épingle !
Cette époque est peut-être la plus folle de toute l'histoire cosmique. Les
événements se précipitent à un rythme hallucinant, à tel point qu'il se passe
beaucoup plus de choses dans ces milliardièmes de seconde que dans les
milliards d'années qui suivront.

J. G. — Un peu comme si cette effervescence des débuts ressemblait à une
sorte d'éternité. Car si des êtres conscients avaient pu vivre ces premiers âges
du cosmos, ils auraient certainement eu le sentiment qu'un temps immensément
long, quasiment éternel, s'écoulait entre chaque événement.

G. B. — Par exemple : un événement que nous percevons aujourd'hui sous la
forme d'un flash photographique équivalait, dans cet univers naissant, à la durée
de milliards d'années. Pourquoi ? parce qu'à cette époque, la densité extrême des
événements implique une distorsion de la durée. Après l'instant originel de la
création, il a suffi de quelques milliardièmes de seconde pour que l'univers entre
dans une phase extraordinaire que les physiciens appellent « l'Ère Inflationnaire
». Pendant cette époque fabuleusement brève, qui s'étend de 10 -35 à 10 -32 seconde,
l'univers va s'enfler d'un facteur de 10 50. Sa longueur caractéristique va passer de
la taille d'un noyau d'atome à celle d'une pomme de dix centimètres de diamètre.
En d'autres termes, cette expansion vertigineuse est bien plus importante que
celle qui va suivre : de l'ère inflationnaire jusqu'à nos jours, le volume de
l'univers n'augmentera plus que d'un facteur relativement faible : 10 9, soit à
peine un milliard de fois.

I. B. — Il nous faut ici insister sur ce point, difficile à saisir visuellement :
l'écart d'échelle existant entre une particule élémentaire et une pomme est bien
plus grand, proportionnellement, que celui séparant la dimension d'une pomme
de celle de l'univers observable.

G. B. — Nous voici donc face à un univers gros comme une pomme.
L'horloge cosmique indique 10 -32 seconde : l'ère inflationnaire vient de
s'achever. Or à cet instant, il n'existe encore qu'une seule particule à laquelle les
astrophysiciens ont donné le nom poétique de « particule X ». C'est la particule
originelle, celle qui a précédé toutes les autres. Son rôle consiste simplement à
véhiculer des forces. Si quelqu'un avait pu observer l'univers à ce moment-là,
il aurait constaté que cette pomme du début était parfaitement homogène : ce
n'était qu'un champ de forces qui ne contenait pas encore la moindre parcelle
de matière.
Or juste à 10 -31 seconde, quelque chose va se produire : les particules X vont
donner naissance aux toutes premières particules de matière : les quarks, les
électrons, les photons, les neutrinos et leurs antiparticules. Jetons un nouveau
coup d'œil sur cet univers naissant : il atteint maintenant la taille d'un gros
ballon. Les particules qui existent à cette époque sont à l'origine de fluctuations
de densité qui dessinent, ici et là, des stries, des irrégularités de toutes sortes.
Or nous devons aujourd'hui notre existence à ces irrégularités de l'origine.
Car ces stries microscopiques vont se développer pour donner naissance, bien
plus tard, aux galaxies, aux étoiles et aux planètes. En somme la « tapisserie
cosmique » des origines va engendrer tout ce que nous connaissons
aujourd'hui, en quelques milliardièmes de seconde.

I. B. — Refaisons ensemble le parcours de l'univers. A 10 -32 seconde,
première transition de phase : la force forte (qui assure la cohésion du noyau
atomique) se détache de la force électrofaible (résultant de la fusion entre la
force électromagnétique et la force de désintégration radioactive). A cette
époque, l'univers a déjà grandi dans des proportions phénoménales : il mesure
maintenant 300 mètres d'un bout à l'autre. A l'intérieur, c'est le règne des
ténèbres absolues et des températures inconcevables.
Le temps passe. A 10 -11 seconde, la force électrofaible se divise en deux
forces distinctes : l'interaction électromagnétique et la force faible. Les
photons ne peuvent plus être confondus avec d'autres particules comme les
quarks, les gluons et les leptons : les quatre forces fondamentales viennent de
naître.
Entre 10 -11 et 10 -5 seconde, la différenciation se poursuit. Toutefois, à cette
époque, intervient un événement essentiel : les quarks s'associent en neutrons et
protons et la plupart des antiparticules disparaissent pour laisser la place aux
particules de l'univers actuel.
Lors de la dix millième fraction de seconde, les particules élémentaires sont
donc engendrées dans un espace qui vient de s'ordonner. L'univers continue à
se dilater et à refroidir. Environ 200 secondes après l'instant originel, les
particules élémentaires s'assemblent pour former les isotopes des noyaux
d'hydrogène et d'hélium : le monde tel que nous le connaissons se met
progressivement en place.

G. B. — L'histoire que nous avons traversée a duré environ trois minutes. A
partir de là, les choses vont aller beaucoup plus lentement. Pendant des millions
d'années, tout l'univers sera baigné de radiations et d'un plasma de gaz
tourbillonnant. Vers 100 millions d'années, les premières étoiles se forment
dans d'immenses tourbillons de gaz : c'est dans leur cœur, comme nous l'avons
déjà vu tout à l'heure, que les atomes d'hydrogène et d'hélium vont fusionner
pour donner naissance aux éléments lourds qui vont trouver leur voie sur Terre
bien plus tard, des milliards d'années après (1) (7 ).

J. G. — On ne peut s'empêcher d'éprouver un vertige d'irréalité devant de
tels chiffres, comme si en nous approchant des débuts de l'univers, le temps
semblait s'étirer, se dilater, jusqu'à devenir infini. Ceci m'inspire d'ailleurs une
première réflexion : ne faut-il pas voir dans ce phénomène une interprétation
scientifique de l'éternité divine ? Un Dieu qui n'a pas eu de commencement et
qui ne connaîtra pas de fin n'est pas forcément en dehors du temps, comme on
l'a trop souvent décrit : il est le temps lui-même, à la fois quantifiable et infini,
un temps où une seule seconde contient l'éternité tout entière. Je crois
précisément qu'un être transcendant accède à une dimension à la fois absolue et
relative du temps : c'est même, selon moi, une condition indispensable à la
création.
A ce propos, revenons une fois encore aux premiers instants de l'univers :
si l'on admet qu'il est possible de décrire très précisément ce qui s'est passé
10 -43 seconde après la création, que s'est-il donc produit avant ? La science
semble impuissante à décrire ou même à imaginer quoi que ce soit de
raisonnable, au sens le plus profond du mot, à propos du moment originel,
lorsque le temps était encore dans le zéro absolu et que rien ne s'était encore
passé.

G. B. — En effet, les physiciens n'ont pas la moindre idée de ce qui pourrait
expliquer l'apparition de l'univers. Ils peuvent remonter jusqu'à 10 -43 seconde,
mais pas au-delà. Ils se heurtent alors au fameux « Mur de Planck », ainsi nommé
parce que le célèbre physicien allemand avait été le premier à signaler que la
science était incapable d'expliquer le comportement des atomes dans des
conditions où la force de gravité devient extrême. Dans l'univers minuscule du
début, la gravité n'a encore aucune planète, aucune étoile ou galaxie sur
lesquelles exercer son pouvoir ; pourtant, cette force est déjà là, interférant avec
les particules élémentaires qui dépendent des forces électromagnétique et
nucléaire. C'est précisément cela qui nous empêche de savoir ce qui s'est passé
avant 10 -43 seconde : la gravité dresse une barrière infranchissable à toute
investigation : au-delà du Mur de Planck, c'est le mystère total.

I. B. — 10-43 seconde. C'est le Temps de Planck, selon la belle expression des
physiciens. C'est aussi la limite extrême de nos connaissances, la fin de notre
voyage vers les origines. Derrière ce mur, se cache encore une réalité
inimaginable. Quelque chose que nous ne pourrons peut-être jamais comprendre,
un secret que les physiciens n'imaginent même pas dévoiler un jour. Certains
d'entre eux ont bien tenté de glisser un regard de l'autre côté de ce mur, mais
ils n'ont pu rien dire de vraiment compréhensible sur ce qu'ils ont cru voir.
Un jour, j'ai rencontré un de ces physiciens. Il affirmait que dans sa jeunesse,
ses travaux lui avaient permis de remonter jusqu'au Temps de Planck et de
jeter un coup d'œil furtif de l'autre côté du mur. Et pour peu qu'on
l'encourageât à parler, il murmurait qu'il avait aperçu une réalité
vertigineuse : la structure même de l'espace s'était enfoncée dans un cône
gravitationnel tellement intense que le temps retombait de l'avenir vers le
passé pour éclater, au fond du cône, en une myriade d'instants égaux à
l'éternité. Voilà ce que cet homme avait cru deviner, là-bas, derrière le Mur de
Planck ; et on avait l'étrange sensation que le vieux savant en parlait comme
d'une sorte d'hallucination métaphysique qui l'avait frappé à jamais.

J. G. — Je conçois un tel ébranlement : les théories les plus récentes
concernant les débuts de l'univers font appel, au sens littéral du terme, à des
notions d'ordre métaphysique. Un exemple ? la description que fait le physicien
John Wheeler de ce « quelque chose » qui a précédé la création de l'univers : «
Tout ce que nous connaissons trouve son origine dans un océan infini
d'énergie qui a l'apparence du néant. »

G. B. — D'après la théorie du champ quantique, l'univers physique
observable n'est fait de rien d'autre que de fluctuations mineures sur un
immense océan d'énergie. Ainsi, les particules élémentaires et l'univers
auraient pour origine cet « océan d'énergie » : non seulement l'espace-temps et
la matière naissent dans ce plan primordial d'énergie infinie et de flux
quantique, mais encore sont-ils animés en permanence par lui. Le physicien
David Bohm pense que la matière et la conscience, le temps, l'espace et
l'univers ne représentent qu'un « clapotis » infime par rapport à l'activité
immense du plan sous-jacent, qui, lui-même, provient d'une source
éternellement créatrice située au-delà de l'espace et du temps (3).

J. G. — Essayons de mieux comprendre : quelle est, d'un point de vue
physique, la nature de ce « plan sous-jacent » ? s'agit-il même de quelque
chose de physiquement mesurable ?

G. B. — Il existe en physique un concept nouveau qui a fait la preuve de sa
richesse opératoire : celui de vide quantique. Précisons tout de suite que le vide
absolu, caractérisé par une absence totale de matière et d'énergie, n'existe pas :
même le vide qui sépare les galaxies n'est pas totalement vide : il contient
quelques atomes isolés et divers types de rayonnement. Qu'il soit naturel ou
artificiellement créé, le vide à l'état pur n'est qu'une abstraction : dans la réalité,
on ne parviendra pas à éliminer un champ électromagnétique résiduel qui fait
le « fond » du vide. A ce niveau, il est intéressant d'introduire la notion
d'équivalence matière/énergie : si nous posons l'existence, au sein du vide,
d'une énergie résiduelle, celle-ci peut aussi bien, au cours de ses «
fluctuations d'état », se convertir en matière : de nouvelles particules
surgiront donc du néant.
Le vide quantique est ainsi le théâtre d'un incessant ballet de particules,
celles-ci apparaissant et disparaissant dans un temps extrêmement bref,
inconcevable à échelle humaine.

J. G. — Si l'on admet que la matière peut émerger de ce presque rien qu'est
le vide, est-ce que nous ne disposons pas là d'un élément de réponse à la
question posée plus haut : d'où vient le big bang ? que s'est-il passé avant 10 -43
seconde ?

G. B. — Prenons un espace vide : la théorie quantique démontre que si nous
y transférons une quantité suffisante d'énergie, de la matière peut émerger de
ce vide ; par extension, il est donc permis de supposer qu'à l'origine, juste
avant le big bang, un flux d'énergie incommensurable a été transférée dans le
vide initial, entraînant une fluctuation quantique primordiale d'où allait naître
notre univers.

J. G. — Mais alors : d'où vient cette colossale quantité d'énergie à
l'origine du big bang ? J'ai l'intuition que ce qui se cache derrière le Mur de
Planck est bien une forme d'énergie primordiale, d'une puissance illimitée. Je
crois qu'avant la Création règne une durée infinie. Un Temps Total, inépuisable,
qui n'a pas encore été ouvert, partagé en passé, présent et avenir. A ce temps-là,
ce temps qui n'a pas encore été séparé en un ordre symétrique dont le présent ne
serait que le double miroir, à ce temps absolu qui ne passe pas, correspond la
même énergie, totale, inépuisable. L'océan d'énergie illimitée, c'est le Créateur.
Si nous ne pouvons pas comprendre ce qui se tient derrière le Mur, c'est bien
parce que toutes les lois de la physique perdent pied devant le mystère absolu de
Dieu et de la Création.
Pourquoi l'univers a-t-il été créé ? qu'est-ce qui a poussé le Créateur à
engendrer l'univers tel que nous le connaissons ? Essayons de comprendre : avant
le Temps de Planck, rien n'existe. Ou plutôt : c'est le règne de la Totalité
intemporelle, de l'intégrité parfaite, de la symétrie absolue : seul le Principe
Originel est là, dans le néant, force infinie, illimitée, sans commencement ni fin. A
ce « moment » primordial, cette force hallucinante de puissance et de solitude,
d'harmonie et de perfection, n'a peut-être pas l'intention de créer quoi que ce soit.
Elle se suffit à elle-même.
Et puis, « quelque chose » va se produire. Quoi ? je ne sais pas. Un soupir de
Rien. Peut-être une sorte d'accident du néant, une fluctuation du vide : en un
instant fantastique, le Créateur, conscient d'être celui qui Est dans la Totalité du
néant, va décider de créer un miroir à sa propre existence. La matière,
l'univers : reflets de sa conscience, rupture définitive avec la belle harmonie du
néant originel : Dieu vient, en quelque sorte, de créer une image de lui-même.
Est-ce comme cela que tout a commencé ? Peut-être que la science ne le dira
jamais directement ; mais dans son silence, elle peut servir de guide à nos
intuitions.

G. B. — Ce que nous venons de décrire, c'est-à-dire le big bang, repose
sur ce que les astrophysiciens, dans leur majorité, admettent aujourd'hui
comme le modèle standard. Mais avons-nous des preuves tangibles que les
choses se sont réellement déroulées comme cela ? Le big bang a-t-il
vraiment eu lieu ? En fait, il existe au moins trois indices majeurs qui nous
permettent de penser que oui.
Le premier est l'âge des étoiles : les mesures portant sur les plus
anciennes d'entre elles indiquent un âge de douze à quinze milliards
d'années, ce qui est cohérent avec la durée de l'univers depuis son apparition
supposée.
Le second argument repose sur l'analyse de la lumière émise par les
galaxies : celle-ci indique sans ambiguïté que les objets galactiques s'éloignent
les uns des autres à une vitesse d'autant plus élevée qu'ils sont lointains ; ceci
suggère que les galaxies étaient autrefois rassemblées dans une région unique
de l'espace, au sein d'un nuage primordial vieux de quinze milliards d'années.
Reste le troisième phénomène, le plus décisif : en 1965 a été mise en évidence
l'existence, dans toutes les régions de l'univers, d'un rayonnement très peu
intense, analogue à celui d'un corps à très basse température : 3 degrés au-dessus
du zéro absolu. Or ce rayonnement uniforme n'est autre qu'une sorte de fossile,
l'écho fantomatique des torrents de chaleur et de lumière des premiers instants
de l'univers.

J. G. — Au travers de ce voyage au bout de la physique, j'ai la certitude
indéfinissable d'avoir frôlé le bord métaphysique du réel, comme si quelque
chose de ma conscience était tout à coup sensible au halo invisible qui nous
entoure, à une sorte d'ordre supérieur qui est l'origine de tout.

I. B. — Il semble à peu près certain que la soupe primordiale, le mélange
matière/rayonnement du début, contenait, au premier centième de seconde,
des protons et des neutrons en interaction constante. Ces premières
interactions auraient créé l'asymétrie matière-antimatière de l'univers,
manifestée aujourd'hui par la stabilité du proton.
En revanche, si nous remontons plus loin vers l'origine, par exemple au
premier milliardième de milliardième de seconde, ces particules n'existaient pas
encore. En somme, la matière n'est que le fossile d'un âge plus reculé où régnait
une symétrie parfaite entre les formes d'interaction. Car vers le Temps de
Planck, lorsque la température était à son maximum, la soupe primordiale devait
être constituée de particules plus fondamentales que les quarks : les particules X.
Et ce qui est extraordinaire, c'est qu'au tout premier instant de la Création, dans
cet univers des très hautes énergies où il n'existait pas encore d'interactions
différenciées, l'univers avait une symétrie parfaite. En somme, le cosmos tel que
nous le connaissons aujourd'hui, avec tout ce qu'il contient, des étoiles jusqu'à
votre clé, sur cette table, n'est que le vestige asymétrique d'un univers qui était,
jadis, parfaitement symétrique. L'énergie de la boule de feu primordiale était
tellement élevée que les quatre interactions, la gravité, la force
électromagnétique, la force nucléaire forte et la force de désintégration, étaient
alors unifiées en une seule interaction d'une symétrie parfaite. Puis cette boule de
feu composée de quarks, d'électrons et de photons a connu la phase d'expansion,
l'univers s'est refroidi et la symétrie parfaite a été instantanément rompue.

J. G. — Ceci me rappelle une belle intuition de Bergson. Il disait que la
Création était « un geste qui retombe », autrement dit, la trace d'un événement
qui se défait. Et je crois que bien avant les physiciens, Bergson a saisi quelque
chose du mystère de la Création : il a compris que le monde que nous
connaissons aujourd'hui est l'expression d'une symétrie brisée. Et si Bergson
était encore parmi nous, je suis sûr que les dernières conquêtes de la physique
lui feraient ajouter que c'est de cette imperfection même que la vie a pu surgir.
Le plus grand message de la physique théorique des dix dernières années tient
au fait qu'elle a su déceler la perfection à l'origine de l'univers : un océan
d'énergie infinie. Et ce que les physiciens désignent sous le nom de symétrie
parfaite a pour moi un autre nom : énigmatique, infiniment mystérieux, tout-
puissant, originel, créateur et parfait. Je n'ose le nommer, car tout nom est
imparfait pour désigner l'Être sans ressemblance.
Sur la terre des premiers âges, le soleil brille depuis un milliard d'années.
A perte de vue, on ne distingue que d'immenses déserts de lave en fusion qui
vomissent continuellement des colonnes de vapeurs et de gaz hautes de
plusieurs kilomètres. Peu à peu, ces nuées obscures s'accumulent pour former
la première atmosphère de la Terre. Du gaz carbonique, de l'ammoniac, de
l'oxyde de carbone, de l'azote et de l'hydrogène : ce mélange opaque, mortel,
écrase alors l'immense horizon encore vide.
Des millions d'années passent. Lentement, la chaleur commence à tomber. La
lave forme maintenant une pâte encore tiède mais sur laquelle on pourrait déjà
marcher. Le tout premier continent vient de naître.
C'est alors qu'un événement majeur va rompre la monotonie de cet âge reculé :
les immenses nuages qui tournent dans le ciel se condensent et la première
pluie du monde commence à tomber. Elle va durer pendant des siècles. L'eau
envahit presque toute la planète, déferlant dans les dépressions, jusqu'à former
l'océan primitif. Pendant des centaines de milliers d'années, des vagues géantes
viennent frapper la roche noire.
La Terre, le ciel et les eaux sont encore vides. Pourtant, les molécules
primitives sont constamment brassées par les orages monstrueux qui se
déchaînent, inlassablement brisées par le formidable rayonnement ultra-
violet du soleil. C'est à ce stade qu'apparaît ce qui, rétrospectivement,
ressemble à un miracle : au cœur de ce chaos, des molécules s'assemblent, se
combinent, pour former progressivement des structures stables, reflet d'un
ordre. Une vingtaine d'acides aminés existent maintenant dans les océans :
ce sont les premières briques de la matière vivante.
Aujourd'hui, nous retrouvons en chacun de nous les lointains descendants de
ces premiers « habitants » de la Terre.
Ainsi, après une très longue et mystérieuse ascension vers la complexité, la
toute première cellule vivante émerge enfin : l'histoire de la conscience va
pouvoir commencer.
Mais combien reste troublante cette question posée un jour par un physicien : «
Comment un flux d'énergie qui s'écoule sans but peut-il répandre la vie et la
conscience dans le monde ? »
LE MYST ÈRE DU VIVANT

J. G . — So uvent l e so i r , avant de m ' endo r m i r , j e r em o nte ver s


l ' aube l o i ntai ne qui écl ai r ai t m a j eunesse, auto ur des années 19 0 0 .
Dans l a cl ai r i èr e de m a m ém o i r e, j e r etr o uve des i m ag es d' un
autr e âg e : une vo i tur e à cheval , do nt l es g r andes r o ues cer cl ées
de fer tassent l es pavés ; une j eune fi l l e en r o be l o ng ue, qui do r t
tr anqui l l em ent à l ' o m br e d' un m ar r o nni er ; un vi eux m o nsi eur qui
r am asse so n chapeau haut de fo r m e r enver sé par un co up de vent :
l es i m ag es de l a vi e.
Mai s l a vi e, qu'est -ce que c'est ?
La questi o n que j e veux i ci m e po ser , cel l e que j e ne pui s
évi ter , c' est de savo i r par quel « m i r acl e » cette vi e est appar ue.
No us veno ns de vo i r que, der r i èr e l a nai ssance de l ' uni ver s, i l y
a v a i t quel que chose, co m m e une fo r ce o r g ani satr i ce qui sem bl e
avo i r to ut cal cul é, to ut él abo r é avec une m i nuti e i ni m ag i nabl e.
Mai s j e veux en savo i r pl us : qu' y a-t-i l der r i èr e l a vi e ? Cel l e-ci
est-el l e appar ue au hasard o u, to ut au co ntr ai r e, est-el l e l e fr ui t
d' une secr ète nécessi té ?

G . B. — Avant de r em o nter aux o r i g i nes de l a vi e, co m m enço ns
par m i eux l a co m pr endr e tel l e qu' el l e exi ste auj o ur d' hui .
Devant m o i , sur l e r ebo r d de cette fenêtr e, i l y a un papi l l o n,
po sé pr ès d' un peti t cai l l o u. L' un est vi vant, l ' autr e ne l ' est pas,
m ai s quel l e est au j uste l a di ffér ence entr e l es deux ? Si no us
no us pl aço ns au ni veau nucl éai r e c' est-à-di r e à l ' échel l e des
par ti cul es él ém entai r es, cai l l o u et papi l l o n so nt r i g o ur eusem ent
i denti ques. Un pal i er au-dessus, au ni veau ato m i que, quel ques
di ffér ences se m ani festent, m ai s el l es ne co ncer nent que l a natur e
des ato m es et r estent do nc fai bl es.
Fr anchi sso ns enco r e un stade. No us vo i ci au r o yaum e des
m o l écul es. Cette fo i s, l es di ffér ences so nt beauco up pl us
i m po r tantes et co ncer nent l es écar ts de m ati èr e entr e l e m o nde
m i nér al et l e m o nde o r g ani que. Mai s l e saut déci si f est fr anchi au
ni veau des m acr o -m o l écul es. A ce stade, l e papi l l o n sem bl e
i nfi ni m ent pl us str uctur é, pl us ordonné que l e cai l l o u.
Ce peti t exem pl e no us a per m i s de sai si r l a seul e di ffér ence de
fo nd entr e l ' i ner te et l e vi vant : l ' un est to ut si m pl em ent pl us r i che
en i nfo r m ati o n que l ' autr e.

J. G . — Adm etto ns. Mai s si l a vi e n' est autr e que de l a m ati èr e
m i eux i nfo r m ée, d' o ù vi ent cette i nfo r m ati o n ? Je sui s fr appé par
l e fai t qu' auj o ur d' hui enco r e, no m br eux so nt l es bi o l o g i stes et l es
phi l o so phes qui pensent que l es pr em i èr es cr éatur es vi vantes so nt
nées « par hasar d » dans l es vag ues et l es r essacs de l ' o céan
pr i m i ti f, vo i l à quatr e m i l l i ar ds d' années.
Cer tes, l es l o i s de l ' évo l uti o n éno ncées par Dar wi n exi stent et
el l es fo nt une l ar g e par t à l ' al éato i r e ; m ai s q u i a déci dé de ces
l o i s ? Par quel « hasar d » cer tai ns ato m es se so nt-i l s r appr o chés
po ur fo r m er l es pr em i èr es m o l écul es d' aci des am i nés ? Et par
quel hasar d, to uj o ur s, ces m o l écul es se so nt-el l es assem bl ées
po ur co ndui r e à cet édi fi ce effr o yabl em ent co m pl exe qu' est
l ' ADN ? To ut co m m e l e bi o l o g i ste Fr anço i s Jaco b, j e po se cette
si m pl e questi o n : q u i a él abo r é l es pl ans de l a pr em i èr e m o l écul e
d' ADN po r teuse du m essag e i ni ti al qui va per m ettr e à l a pr em i èr e
cel l ul e vi vante de se r epr o dui r e ?
Ces questi o ns — et une fo ul e d' autr es —r estent sans r épo nse si
l ' o n s' en ti ent aux seul es hypo thèses fai sant i nter veni r l e hasar d ;
c' est po ur quo i , depui s quel ques années, l es i dées des bi o l o g i stes
o nt co m m encé à chang er. Les cher cheur s l es pl us en po i nte ne se
co ntentent pl us de r éci ter l es l o i s de Dar wi n sans r éfl échi r ; i l s
bâti ssent des théo r i es no uvel l es, so uvent tr ès sur pr enantes. Des
hypo thèses qui s' appui ent cl ai r em ent sur l ' i nter venti o n d' un
pr i nci pe o r g ani sateur , tr anscendant à l a m ati èr e.

I. B. — Sel o n ces no uvel l es appr o ches qui ébr anl ent chaque
j o ur davantag e l e do g m e du « hasar d cr éateur », l a vi e est une
pr o pr i été ém er g ente de l a m ati èr e, un phéno m ène o béi ssant à une
so r te de nécessi t é i nscr i te au cœ ur m êm e de l ' i nani m é...

J. G . — Ceci est d' autant pl us fr appant qu' à l ' échel l e co sm i que,
l a vi e do i t se fr ayer un chem i n di ffi ci l e, sem é de m i l l e o bstacl es,
avant d' ém er g er enfi n. Par exem pl e, l ' espace vi de est si fr o i d que
to ute cr éatur e vi vante, m êm e l a pl us si m pl e, y ser ai t
i nstantaném ent co ng el ée par ce que l a tem pér atur e y descend à
m o i ns 273 deg r és. A l ' autr e extr ém i té, l a m ati èr e des éto i l es est si
br ûl ante qu' aucun êtr e vi vant ne po ur r ai t y r ési ster. Enfi n, i l y a
dans l ' uni ver s des r adi ati o ns et des bo m bar dem ents co sm i ques
per pétuel s, qui i nter di sent pr esque par to ut l a m ani festati o n du
vi vant. En so m m e, l ' uni ver s, c' est l a Si bér i e, c' est l e Sahar a, c' est
Ver dun. Je veux di r e que c' est l ' i nfi ni du fr o i d, l ' i nfi ni du chaud,
l a m ul ti pl i ci té des bo m bar dem ents. O r , en dépi t de to ut cel a, l a
vi e est to ut de m êm e appar ue, au m o i ns sur no tr e pl anète.
Par sui te, l e pr o bl èm e qui se po se aux sci enti fi ques et aux
phi l o so phes, c' est de savo i r si entr e l a m ati èr e et l a vi e, i l exi ste
un passag e co nti nu. De no s j o ur s, l a sci ence tr avai l l e à cette
j o i ntur e de l ' i ner te et du vi vant : el l e tend a m o ntr er qu' i l exi ste
une zo ne de co nti nui té, autr em ent di t, l e vi vant r ésul te d' une
pr o m o ti o n nécessai r e de l a m ati èr e.
Enco r e un m o t : i l sem bl e que l a vi e so i t i r r ési sti bl em ent
appel ée à g r avi r une échel l e ascendante ; à par ti r des fo r m es l es
pl us vo i si nes de l à m ati èr e (co m m e l es ul tr avi r us) j usqu' aux
fo r m es l es pl us él evées, i l y a une él évati o n, dans l ' évo l uti o n :
l ' aventur e de l a vi e est ordonnée par un pr i nci pe o r g ani sateur.

I. B. — Reg ar do ns de pl us pr ès en quo i peut co nsi ster un tel
pr i nci pe. Po ur cel a, no us al l o ns pr endr e appui sur l es tr avaux de
l ' un des pl us g r ands bi o chi m i stes actuel s, l e pr i x No bel de Chi m i e
Il ya Pr i g o g i ne.
A l ' o r i g i ne de ses r echer ches se tr o uve une i dée to ute si m pl e :
l e déso r dr e n' est pas un état « natur el » de l a m ati èr e m ai s au
co ntr ai r e un stade pr écédant l ' ém er g ence d' un o r dr e pl us él evé.

J. G . — Cette co ncepti o n — qui al l ai t nettem ent à l ' enco ntr e des
i dées r eçues — a to ut d' abo r d susci té l ' ho sti l i té des m i l i eux
sci enti fi ques ; j e cr o i s qu' o n a m êm e tenté d' em pêcher Pr i g o g i ne
de po ur sui vr e ses tr avaux.

I. B. — C' est exact, m ai s r i en n' a r éussi à ébr anl er sa
co nvi cti o n : des l o i s i nco nnues devai ent expl i quer comment
l ' uni ver s et l a vi e étai ent nés du chao s pr i m o r di al .

G . B. — Une r em ar que i m po r tante : cette co nvi cti o n n' étai t pas
seul em ent théo r i que m ai s r epo sai t ég al em ent sur l e r ésul tat d' une
expér i ence extr êm em ent tr o ubl ante.

J. G . — Laquel l e ?

G . B. — L' expér i ence de Bénar d. Cel l e-ci est to ute si m pl e :
pr eno ns un l i qui de, par exem pl e de l ' eau. Fai so ns-l a chauffer dans
un r éci pi ent : que co nstato ns-no us ? Q ue l es m o l écul es du l i qui de
s' o r g ani sent, se r eg r o upent d' une m ani èr e o r do nnée po ur fo r m er
des cel l ul es hexag o nal es, un peu sem bl abl es aux él ém ents d' un
vi tr ai l . Ce phéno m ène pl utô t i nattendu co nnu so us l e no m
d' i nstabi l i té de Bénar d, i ntr i g ua beauco up Pr i g o g i ne. Po ur quo i et
co m m ent ces « cel l ul es » appar ai ssai ent-el l es dans l ' eau ? Q u' est-
ce qui po uvai t pr o vo quer l a nai ssance d' une str uctur e o r do nnée au
sei n du chao s (6 ) ?

J. G . — Je sui s tenté d' établ i r une anal o g i e entr e l a fo r m ati o n
de ces str uctur es m i nér al es et l ' ém er g ence des pr em i èr es cel l ul es
vi vantes. N' y aur ai t-i l pas, à l ' o r i g i ne de l a vi e, au sei n du
bo ui l l o n pr i m i ti f, un phéno m ène d' auto str uctur ati o n co m par abl e à
cel ui qu' o n o bser ve dans l ' eau chauffée ?

G . B. — C' est l a co ncl usi o n à l aquel l e est par venu Pr i g o g i ne :
ce qui est po ssi bl e dans l a dynam i que des l i qui des do i t ég al em ent
l ' êtr e en chi m i e et en bi o l o g i e.
Mai s po ur m i eux co m pr endr e so n r ai so nnem ent, i l faut en
r eco nsti tuer l es pr i nci pal es étapes. To ut d' abo r d, fo r ce est de
co nstater que l es cho ses qui se tr o uvent auto ur de no us se
co m po r tent co m m e des systèm es o u v e r t s , c' est-à-di r e qu' i l s
échang ent per pétuel l em ent de l a m ati èr e, de l ' éner g i e, et — ce qui
est pl us i m po r tant — de l 'i nf or mat i on avec l eur envi r o nnem ent.
Autr em ent di t, ces systèm es en m o uvem ent per pétuel var i ent
r ég ul i èr em ent à tr aver s l e tem ps et do i vent êtr e co nsi dér és
co m m e fl uctuants. O r ces fl uctuati o ns peuvent êtr e si i m po r tantes
que l ' o r g ani sati o n qui en est l e si èg e se tr o uve dans l ' i ncapaci té
de l es to l ér er sans se tr ansfo r m er. A par ti r de ce seui l cr i ti que, i l
y a deux so l uti o ns po ssi bl es décr i tes en détai l par Pr i g o g i ne : so i t
l e systèm e est détr ui t par l ' am pl eur des fl uctuati o ns, so i t i l accède
à un no uvel o r dr e i nter ne, car actér i sé par un ni veau supér i eur
d' o r g ani sati o n.
Et no us vo i ci au cœ ur de l a déco uver te de Pr i g o g i ne : l a vi e
r epo se sur des str uctur es dynam i ques, qu' i l no m m e « str uctur es
di ssi pati ves », do nt l e r ô l e co nsi ste, pr éci sém ent, à di ssi per
l ' i nfl ux d' éner g i e, de m ati èr e et d' i nfo r m ati o n r espo nsabl e d' une
fl uctuati o n.

J. G . — Un i nstant : cette no uvel l e appr o che de l ' o r dr e i nfl i g e
un dém enti au seco nd pr i nci pe de l a ther m o dynam i que qui veut
qu' au fi l du tem ps, l es systèm es fer m és passent i r r ési sti bl em ent
de l ' o r dr e au déso r dr e : par exem pl e, si j e ver se quel ques g o uttes
d' encr e dans un ver r e d' eau, el l es vo nt s' y di sper ser et j e ne
po ur r ai pl us sépar er l es deux l i qui des.

I. B. — Ce fam eux pr i nci pe de l a ther m o dynam i que a été
fo r m al i sé par l e physi ci en fr ançai s Car no t en 18 24 . Sel o n l ui et
l es g énér ati o ns de savants qui sui vi r ent, i l n' y avai t pas l e
m o i ndr e do ute : l ' uni ver s est en l utte per pétuel l e co ntr e
l ' i r r éver si bl e m o ntée du déso r dr e.

J. G . — Mai s n' est-ce pas l e co ntr ai r e qui se passe dans l es
systèm es vi vants ? Si no us exam i no ns l ' hi sto i r e des fo ssi l es, no us
vo yo ns que l es o r g ani sati o ns cel l ul ai r es se so nt co nstam m ent
tr ansfo r m ées, str uctur ées par pal i er s de co m pl exi té cr o i ssante.
Autr em ent di t, l a vi e n' est autr e que l ' hi sto i r e d' un o r dr e de pl us
en pl us él evé et g énér al . Car à m esur e que l ' uni ver s r efl ue ver s
so n état d' équi l i br e, i l se débr o ui l l e m al g r é to ut po ur cr éer des
str uctur es de pl us en pl us co m pl exes.

G . B. — C' est ce que dém o ntr e Pr i g o g i ne. A ses yeux, l es
phéno m ènes d' auto str uctur ati o n m ettent en l um i èr e une pr o pr i été
r adi cal em ent no uvel l e de l a m ati èr e. Il exi ste une so r te de tr am e
co nti nue qui uni t l ' i ner te, l e pr é-vi vant et l e vi vant, l a m ati èr e
tendant, par co nstr ucti o n, à se str uctur er po ur deveni r m ati èr e
vi vante. C' est au ni veau m o l écul ai r e que s' o pèr e une tel l e
str uctur ati o n, sel o n des l o i s qui r estent enco r e l ar g em ent
éni g m ati ques. O n co nstate en effet l e co m po r tem ent étr ang em ent
« i ntel l i g ent » de tel l es m o l écul es o u ag r ég ats m o l écul ai r es sans
to utefo i s êtr e en m esur e d' expl i quer ces phéno m ènes.
Extr êm em ent tr o ubl é par l ' o m ni pr ésence de cet o r dr e so us-j acent
au chao s appar ent de l a m ati èr e, Pr i g o g i ne a un j o ur décl ar é : «
Ce qui est éto nnant, c' est que chaque m o l écul e s ai t ce que fer o nt
l es autr es m o l écul es en m êm e tem ps qu' el l e et à des di stances
m acr o sco pi ques. No s expér i ences m o ntr ent co m m ent l es
m o l écul es co m m uni quent. To ut l e m o nde accepte cette pr o pr i été
dans l es systèm es vi vants, m ai s el l e est po ur l e m o i ns i nattendue
dans l es systèm es i ner tes (6 ). »

J. G . — Et no us vo i ci i nvi tés à fr anchi r ce pas déci si f : i l y a
co nti nui té entr e l a m ati èr e di te « i ner te » et l a m ati èr e vi vante. En
fai t, l a vi e ti r e di r ectem ent ses pr o pr i étés de cette m ystér i euse
tendance de l a m ati èr e à s' o r g ani ser el l e-m êm e, spo ntaném ent,
po ur al l er ver s des états sans cesse pl us o r do nnés et co m pl exes.
No us l ' avo ns déj à di t : l ' uni ver s est une vaste pensée. En chaque
par ti cul e, chaque ato m e, chaque m o l écul e, chaque cel l ul e de
m ati èr e, vi t et œ uvr e à l ' i nsu de to us une o m ni pr ésence.
Du po i nt de vue du phi l o so phe, cette der ni èr e r em ar que est
l o ur de de co nséquences : el l e veut di r e, en effet, que l ' uni ver s a
un axe, m i eux enco r e : un sens.
Ce sens pr o fo nd se tr o uve à l 'i n t é r i e u r de l ui -m êm e, so us l a
fo r m e d' une cause tr anscendante. Si , co m m e no us veno ns de l e
vo i r , l ' uni ver s a une « hi sto i r e », si j e vo i s l ' i m pr o babi l i té
aug m enter à m esur e que j e r em o nte ver s l e passé et l a pr o babi l i té
s' étendr e à m esur e que j e descends ver s l ' aveni r , s' i l y a dans l e
co sm o s un passag e de l ' hétér o g ène à l ' ho m o g ène, s' i l y a un
pr o g r ès co nstant de l a m ati èr e ver s des états pl us o r do nnés, s' i l y
a une évo l uti o n des espèces ver s une « super -espèce »
(l ' hum ani té, pr o vi so i r em ent peut-êtr e), al o r s to ut m e po r te à
penser qu' i l y a, au fo nd de l ' uni ver s l ui -m êm e, une cause de
l ' har m o ni e des causes, une i ntel l i g ence.
La pr ésence m ani feste de cette i ntel l i g ence, j usqu' au cœ ur de l a
m ati èr e m e déto ur ne po ur to uj o ur s de l a co ncepti o n d' un uni ver s
qui ser ai t appar u « par hasar d », qui aur ai t pr o dui t l a vi e « par
hasar d » et l ' i ntel l i g ence ég al em ent « par hasar d ».

G . B. — Pr eno ns un cas co ncr et : une cel l ul e vi vante est
co m po sée d' une vi ng tai ne d' aci des am i nés fo r m ant une « chaî ne »
co m pacte. La fo ncti o n de ces aci des am i nés dépend, à so n to ur ,
d' envi r o n 2 0 0 0 enzym es spéci fi ques. Po ur sui vant l e m êm e
r ai so nnem ent, l es bi o l o g i stes so nt ai nsi am enés à cal cul er que l a
pr o babi l i té po ur qu' un m i l l i er d' enzym es di ffér entes se
r appr o chent de m ani èr e o r do nnée j usqu' à fo r m er une cel l ul e
vi vante (au co ur s d' une évo l uti o n de pl usi eur s m i l l i ar ds d' années)
est de l ' o r dr e de 10 1 0 0 0 co ntr e un.

J. G . — Autant di r e que cette chance est nul l e.

I. B. — C' est ce qui a po ussé Fr anci s Cr i ck, pr i x No bel de
Bi o l o g i e g r âce à l a déco uver te de l ' ADN, à co ncl ur e dans l e
m êm e sens : « Un ho nnête ho m m e ar m é de to ut l e savo i r à no tr e
po r tée auj o ur d' hui se devr ai t d' affi r m er que l ' o r i g i ne de l a vi e
par aî t actuel l em ent teni r du m i r acl e, tant i l y a de co ndi ti o ns à
r éuni r po ur l a m ettr e en œ uvr e (1 ). »

G . B. — Pr éci sém ent, r eveno ns un i nstant ver s l es o r i g i nes, i l y
a quatr e m i l l i ar ds d' années. A cette épo que l o i ntai ne, ce qu' o n
appel l e l a vi e n' exi ste pas enco r e. Sur l a ter r e des pr em i er s âg es,
bal ayée par l es vents éter nel s, l es m o l écul es nai ssantes so nt sans
cesse br assées, co upées, r efo r m ées pui s à no uveau di sper sées par
l a fo udr e, l a chal eur , l es r adi ati o ns et l es cycl o nes.
O r , dès ce stade po ur tant pr i m i ti f, l es pr em i er s co r ps si m pl es
vo nt s' assem bl er sel o n des l o i s qui , déj à, ne do i vent r i en au
hasar d. Par exem pl e, i l exi ste en chi m i e un pr i nci pe auj o ur d' hui
co nnu so us l e no m de « stabi l i sati o n to po l o g i que de char g es ».
Cette « l o i » i m pl i que que l es m o l écul es co m po r tant, dans l eur
str uctur e, des chaî nes d' ato m es en al ter nance (et, en par ti cul i er , l e
car bo ne, l ' azo te et l ' o xyg ène) fo r m ent en s' assem bl ant des
systèm es stabl es.
De quel s systèm es s' ag i t-i l ? Ri en de m o i ns que des pi èces
fo ndam ental es co m po sant l a m écani que du vi vant : l es aci des
am i nés.
To uj o ur s sel o n l a m êm e l o i d' affi ni té ato m i que, i l s vo nt
s' assem bl er à l eur to ur po ur fo r m er l es pr em i èr es chaî nes de ces
pr éci eux m atér i aux de l a vi e que so nt l es pepti des.
Au cœ ur de ce bo ui l l o n pr i m i ti f, dans l es vag ues no i r es des
pr em i er s o céans du m o nde, co m m encent ai nsi à ém er g er , sel o n l e
m êm e pr o cessus, l es to utes pr em i èr es m o l écul es azo tées (que l ' o n
appel l e « pur i nes » et « pyr i m i di nes ») desquel l es va naî tr e, pl us
tar d, l e co de g énéti que. Et l a g r ande aventur e co m m ence,
em po r tant l entem ent l a m ati èr e ver s l e haut, dans une i r r ési sti bl e
spi r al e ascendante : l es pr em i èr es par ti cul es azo tées se
r enfo r cent, en s' asso ci ant à du pho sphate et à des sucr es, j usqu' à
él abo r er l es pr o to types des nucl éo ti des, ces fam eux él ém ents de
base qui , en fo r m ant à l eur to ur d' i nter m i nabl es chaî nes, vo nt
co ndui r e à cette étape fo ndam ental e du vi vant qu' est l ' ém er g ence
de l ' Aci de Ri bo nucl éi que (l e cél èbr e ARN, pr esque aussi co nnu
que l ' ADN).
Ai nsi , en quel ques centai nes de m i l l i o ns d' années à pei ne,
l ' évo l uti o n a eng endr é des systèm es bi o chi m i ques stabl es,
auto no m es, pr o tég és de l ' extér i eur par des m em br anes cel l ul ai r es
et qui , déj à, r essem bl ent à cer tai nes bactér i es pr i m i ti ves.

J. G . — En deho r s de l ' appr o vi si o nnem ent en éner g i e (do nt
r eg o r g eai t l ' envi r o nnem ent de l ' épo que), l e vér i tabl e pr o bl èm e
auquel se so nt tr o uvées co nfr o ntées ces cel l ul es ar chaï ques, c' est
cel ui de l a r epr o ducti o n. En effet, co m m ent m ai nteni r ces
pr éci eux assem bl ag es ? Co m m ent ces peti tes m er vei l l es de l a
natur e po uvai ent-el l es assur er l eur pér enni té ? No us veno ns de
vo i r que l es aci des am i nés do nt el l es étai ent fo r m ées o béi ssent à
un o r dr e pr éci s. II fal l ai t do nc que ces pr em i èr es cel l ul es
appr ennent à « r eco pi er » quel que par t cet enchaî nem ent dans
l ' él abo r ati o n de l eur s pr o téi nes de base, afi n d' êtr e el l es-m êm es
en m esur e de fabr i quer de no uvel l es pr o téi nes en to ut po i nt
co nfo r m es aux pr écédentes.
La questi o n est do nc de savo i r co m m ent l es cho ses se so nt
passées à ce stade : co m m ent ces to utes pr em i èr es cel l ul es o nt-
el l es i nventé l es i nno m br abl es str atag èm es qui o nt co ndui t à ce
pr o di g e : l a r epr o ducti o n ?

I. B. — Là enco r e, c' est une « l o i » i nscr i te au cœ ur m êm e de l a
m ati èr e qui a per m i s l e m i r acl e : l es aci des am i nés l es pl us «
po l ai r es » (c' est-à-di r e ceux qui co m po r tent une char g e
él ectr o stati que él evée) so nt spo ntaném ent atti r és par des
m o l écul es azo tées tandi s que l es m o i ns po l ai r es s' assem bl ent
pl utô t avec d' autr es fam i l l es, tel l e l a cyto si ne.
Ai nsi est née l a pr em i èr e ébauche du co de g énéti que : en se
r appr o chant de cer tai nes nucl éo ti des (et pas de cer tai nes autr es),
no s fam eux aci des am i nés o nt l entem ent él abo r é l es pl ans de l eur
pr o pr e co nstr ucti o n, pui s l es o uti l s et l es m atér i aux desti nés à l es
fabr i quer.

G . B. — Il faut i ci i nsi ster une fo i s enco r e : a u c u n e des
o pér ati o ns évo quées pl us haut ne po uvai t s' effectuer au hasar d.
Pr eno ns un exem pl e par m i d' autr es : po ur que l ' assem bl ag e des
nucl éo ti des co ndui se « par hasar d » à l ' él abo r ati o n d' une
m o l écul e d' ARN uti l i sabl e, i l aur ai t fal l u que l a natur e m ul ti pl i e à
t ât ons l es essai s dur ant au m o i ns 10 1 5 années, so i t cent m i l l e fo i s
pl us l o ng tem ps que l ' âg e to tal de no tr e uni ver s.
Autr e exem pl e : si l ' o céan pr i m i ti f avai t eng endr é to utes l es
var i antes (c' est-à-di r e to us l es i so m èr es) suscepti bl es d' êtr e
él abo r ées « par hasar d » à par ti r d' une seul e m o l écul e co ntenant
quel ques centai nes d' ato m es, ceci no us aur ai t co ndui ts à l a
co nstr ucti o n de pl us de 10 8 0 i so m èr es po ssi bl es. O r , l ' uni ver s
enti er co nti ent sans do ute m o i ns de 10 8 0 ato m es.

J. G . — Autr em ent di t, un seul essai au hasar d sur l a Ter r e
aur ai t suffi à épui ser l ' uni ver s to ut enti er. Un peu co m m e si to us
l es schém as de l ' évo l uti o n avai ent été écr i ts à l ' avance, dès l es
o r i g i nes.
Mai s i ci une questi o n r evi ent. Si , l ' évo l uti o n de l a m ati èr e ver s
l a vi e et l a co nsci ence r el ève bi en d' un o r d r e , de quel o r dr e
s' ag i t-i l ?
Je r em ar que que si l e hasar d tend à détr ui r e l ' o r dr e,
l ' i ntel l i g ence se m ani feste au co ntr ai r e par l ' o r g ani sati o n des
cho ses, par l a m i se en pl ace d' un o r dr e à par ti r du chao s. J' en
co ncl us do nc, en o bser vant l a stupéfi ante co m pl exi té de l a vi e,
que l ' uni ver s l ui -m êm e est « i ntel l i g ent » : une i ntel l i g ence
tr anscendante à ce qui exi ste sur no tr e pl an de r éal i té (à l ' i nstant
pr i m o r di al de ce que no us appel o ns l a Cr éati o n), a o r do nné l a
m ati èr e qui a do nné nai ssance à l a vi e.
Mai s une fo i s enco r e : quel l e est l a natur e pr o fo nde de cet «
o r dr e », de cette i n t e l l i g e n c e per cepti bl e dans to utes l es
di m ensi o ns du r éel ?

I. B. — Po ur r épo ndr e, i l no us faut r éfl échi r pl us avant sur ce
que no us appel o ns hasard.
Tout au l ong des pages précédent es, nous avons vu que l 'avent ure
de l a vi e résul t e d'une t endance uni versel l e de l a mat i ère à
s'organi ser spont anément en syst èmes de pl us en pl us hét érogènes.
Le mouvement est ori ent é de l 'uni t é vers l a di versi t é, créant de
l ' o r d r e à part i r du désordre, él aborant des st ruct ures
d'organi sat i on t ouj ours pl us compl exes.
Mai s pourquoi l a nat ure produi t -el l e de l 'ordre ? On ne peut
répondre sans rappel er ceci : l 'uni vers sembl e avoi r ét é
mi nut i eusement régl é af i n de permet t re l 'émergence d'une mat i ère
ordonnée, pui s de l a vi e, et enf i n de l a consci ence. Si l es l oi s
physi ques n'avai ent pas ét é ri goureusement ce qu'el l es sont , al ors,
comme l e soul i gne l 'ast rophysi ci en Hubert Reeves, « nous ne
seri ons pas i ci pour en parl er » . Mi eux encore : que l 'une des
grandes const ant es uni versel l es — par exempl e, l a const ant e de
gravi t at i on, l a vi t esse de l a l umi ère ou l a const ant e de Pl anck —
ai t ét é, à l 'ori gi ne, soumi se à une al t érat i on i nf i me, et l 'uni vers
n'aurai t eu aucune chance d'abri t er des êt res vi vant s et
i nt el l i gent s : peut -êt re même ne serai t -i l j amai s apparu.
Ce régl age, d'une préci si on vert i gi neuse, est -i l l e f ai t du pur «
hasard ), ou résul t e-t -i l de l a vol ont é d'une Cause Premi ère, d'une
i nt el l i gence organi sat ri ce t ranscendant not re réal i t é ?
HASARD O U NÉCESSIT É ?

G . B. — Apr ès avo i r par co ur u l e l o ng chem i n de l a vi e, depui s


l es pr em i èr es m o l écul es o r g ani ques j usqu' à l ' ho m m e, no us vo i ci
à no uveau co nfr o ntés à une questi o n i névi tabl e, l ' évo l uti o n
co sm i que qui a m ené j usqu' a l ' ho m m e est-el l e, co m m e l e pensai t
l e bi o l o g i ste Jacques Mo no d, l e fr ui t pur du hasar d, o u bi en cette
évo l uti o n s' i nscr i t-el l e dans un grand dessei n uni ver sel do nt
chaque él ém ent aur ai t été m i nuti eusem ent cal cul é ? Y a-t-i l un
o r dr e so us-j acent der r i èr e ce que, sans l e co m pr endr e, no us
appel o ns l e hasar d ?

J. G . — Po ur r épo ndr e à cette questi o n, i l no us faut al l er ver s
l e hasard prof ond, cel ui de l ' éni g m e et des m ystèr es : quel l e est l a
si g ni fi cati o n de ce qu' o n appel l e, si m pl em ent, l 'ordre des
choses ?
Pr enez un fl o co n de nei g e : ce peti t o bj et o béi t à des l o i s
m athém ati ques et physi ques d' une sur pr enante subti l i té qui
do nnent l i eu à des fi g ur es g éo m étr i ques o r do nnées m ai s to utes
di ffér entes l es unes des autr es : cr i staux et po l ycr i staux, ai g ui l l es
et dendr i tes, pl aquettes et co l o nnes, etc. Le pl us éto nnant, c' est
que chaque fl o co n de nei g e est uni que au m o nde : apr ès avo i r
fl o tté pendant une heur e dans l e vent, i l a été so um i s à des cho i x
de to utes so r tes (tel s que tem pér atur e, hum i di té, pr ésence
d' i m pur etés dans l ' atm o sphèr e) qui vo nt i ndui r e une fi g ur e
spéci fi que : l a fo r m e fi nal e d' un fl o co n co nti ent l ' hi sto i r e de
to utes l es co ndi ti o ns atm o sphér i ques qu' i l a tr aver sées. Ce qui m e
fasci ne, c' est qu' au cœ ur m êm e du fl o co n de nei g e j e r etr o uve
l ' essence d' un o r dr e : un équi l i br e dél i cat entr e des fo r ces de
stabi l i té et des fo r ces d' i nstabi l i té ; une i nter acti o n féco nde entr e
des fo r ces à l ' échel l e hum ai ne et des fo r ces à l ' échel l e ato m i que.
D' o ù vi ent cet équi l i br e ? Q uel est l ' o r i g i ne de cet o r dr e ? de
cette sym étr i e ?

I. B. — Po ur tr o uver un él ém ent de r épo nse, no us al l o ns
descendr e un peu pl us l o i n dans l ' i nfi ni m ent peti t. Reg ar do ns ce
qui se passe au ni veau de l ' ato m e. Le co m po r tem ent des par ti cul es
él ém entai r es par aî t déso r do nné, al éato i r e, i m pr évi si bl e. En
physi que quanti que, i l n' exi ste en effet aucun m o yen de prédi re
des événem ents i ndi vi duel s o u si ng ul i er s. Im ag i no ns que no us
enfer m i o ns un ki l o de r adi um dans une cham br e fo r te et que,
m i l l e si x cents ans pl us tar d, no us r eto ur ni o ns sur l es l i eux po ur
vo i r ce qui s' est passé. Al l o ns-no us r etr o uvo ns no tr e ki l o de
r adi um i ntact ? Pas du to ut : l a m o i ti é des ato m es de r adi um aur a
di spar u sel o n l e pr o cessus bi en co nnu de dési ntég r ati o n
r adi o acti ve. Les physi ci ens di sent que l a « dem i -vi e », o u péri ode
du r adi um , est de m i l l e si x cents ans : l e tem ps qu' i l faut à l a
m o i ti é des ato m es d' un bl o c de r adi um po ur se dési ntég r er.
Ici , une questi o n : po uvo ns-no us déter m i ner q u e l s ato m es de
r adi um vo nt se dési ntég r er ? N' en dépl ai se aux défenseur s du
déter m i ni sm e, no us n' avo ns aucun m o yen de savo i r p o u rq u o i tel
ato m e se dési ntèg r e pl utô t que tel autr e. No us po uvo ns pr édi r e
c o m b i e n d' ato m es vo nt se dési ntég r er m ai s no us so m m es
i ncapabl es de di r e l esquel s : aucune l o i physi que ne per m et de
décr i r e l e pr o cessus à l ' o r i g i ne de cette sél ecti o n. La théo r i e
quanti que peut décr i r e avec une tr ès g r ande pr éci si o n l e
co m po r tem ent d' un g r o upe de par ti cul es, m ai s dès l o r s qu' i l s' ag i t
d' une par ti cul e i ndi vi duel l e, el l e ne po ur r a avancer que des
probabi l i t és.

J. G . — Cet ar g um ent est de tai l l e, m ai s i l n' entam e pas m a
co nvi cti o n. Jusqu' à quel po i nt ce qui no us par aî t al éato i r e à un
cer tai n ni veau ne se r évèl e-t-i l pas o r do nné à un ni veau
supér i eur ? Po ur r eveni r à ce que no us di si o ns à pr o po s du
hasar d, j ' ai l ' i m pr essi o n que cel ui -ci n' exi ste pas : ce que no us
appel o ns l e hasar d n' est que no tr e i ncapaci té à co m pr endr e un
deg r é d' o r dr e supér i eur.

G . B. — Là, no us r enco ntr o ns l es i dées du physi ci en ang l ai s
Davi d Bo hm , sel o n l equel l es m o uvem ents des g r ai ns de
po ussi èr e dans un r ayo n de so l ei l ne so nt al éato i r es qu' en
appar ence : so us l e déso r dr e vi si bl e des phéno m ènes exi ste un
o r dr e pr o fo nd, d'un degré i nf i ni ment él evé, qui per m ettr ai t
d' expl i quer ce que no us i nter pr éto ns co m m e l e fr ui t du hasar d (3 ).
Rappel o ns-no us, par exem pl e, une expér i ence cél èbr e en
physi que : cel l e des « do ubl es fentes ». Le di spo si ti f est d' une
g r ande si m pl i ci té : o n i nter po se un écr an per cé de deux fentes
ver ti cal es par al l èl es entr e une pl aque pho to g r aphi que et une
so ur ce l um i neuse qui per m et d' envo yer des pho to ns, c' est-à-di r e
des g r ai ns de l um i èr e, ver s l ' écr an. Q uand o n pr o j ette l es
par ti cul es l um i neuses une à une ver s l es fentes, i l no us est
i m po ssi bl e de di r e q u e l l e fente l a par ti cul e va tr aver ser , ni où
exactem ent el l e va abo uti r sur l a pl aque pho to g r aphi que. De ce
po i nt de vue, l es m o uvem ents et l a tr aj ecto i r e de l a par ti cul e
l um i neuse so nt al éato i r es et i m pr évi si bl es.
Po ur tant, apr ès un m i l l i er de ti r s envi r o n, l es pho to ns ne
l ai ssent pas une tache al éato i r e sur l a pl aque pho to g r aphi que.
L' ensem bl e des par ti cul es envo yées sépar ém ent fo r m ent à pr ésent
une fi g ur e par fai tem ent o r do nnée, bi en co nnue so us l e no m de
fr ang es d' i nter fér ences. Cette fi g ur e, dans so n ensem bl e, étai t
par fai tem ent pr évi si bl e. Autr em ent di t, l e car actèr e « al éato i r e »
du co m po r tem ent de chaque par ti cul e i so l ée r ecel ai t, en fai t, un
deg r é d' o r dr e tr ès él evé que no us ne po uvi o ns pas i nter pr éter.

J. G . — Cette expér i ence r enfo r ce m o n i ntui ti o n pr em i èr e :
l ' uni ver s ne co nti ent pas de hasar d m ai s di ver s deg r és d' o r dr e
do nt i l no us appar ti ent de déchi ffr er l a hi ér ar chi e. J' ai tr avai l l é,
avec m es co nfr èr es de l ' Académ i e des Sci ences, à un l i vr e sur l a
tur bul ence, sur cer tai ns phéno m ènes chao ti ques, co m m e un
to ur bi l l o n dans l ' eau o u l es vo l utes d' un fi l et de fum ée dans l ' ai r
cal m e. Appar em m ent, ces m o uvem ents so nt à l a fo i s
i ndescr i pti bl es et i m pr évi si bl es ; m ai s co ntr e to ute attente,
der r i èr e l es éco ul em ents tur bul ents o u dans l es m o uvem ents
hasar deux de l a fum ée, une so r te de cont r ai nt e se fai t senti r : l e
déso r dr e se tr o uve, en quel que so r te, canal i sé à l ' i ntér i eur de
m o ti fs co nstr ui ts sur un m êm e m o dèl e so us-j acent, auquel l es
spéci al i stes du chao s o nt do nné l e j o l i no m d' « Attr acteur Étr ang e
».

G . B. — Une pr éci si o n sur l ' attr acteur étr ang e : cel ui -ci exi ste
dans « l ' espace des phases », c' est-à-di r e dans l ' espace co ntenant
to utes l es i nfo r m ati o ns dynam i ques, to utes l es var i ati o ns
po ssi bl es d' un systèm e m écani que. Un exem pl e d' attr acteur
él ém entai r e ? Un po i nt fi xe, auquel est suspendue une bi l l e
d' aci er. Cel l e-ci peut se dépl acer au bo ut de so n fi l , m ai s sel o n
une o r bi te pr éci se, de l aquel l e no tr e bi l l e aur a du m al à s' écar ter.
Dans l ' espace des phases, to utes l es tr aj ecto i r es vo i si nes so nt
co m m e atti r ées par l ' o r bi te de r o tati o n : cel l e-ci est l ' « attr acteur
étr ang e » du systèm e. O r , ce qui est vr ai po ur un systèm e si m pl e
l ' est to ut autant po ur des systèm es co m pl exes : i l exi ste en eux des
« attr acteur s étr ang es » qui o r do nnent en pr o fo ndeur l eur
co m po r tem ent.

I. B. — A l ' échel l e m acr o sco pi que, l a pr ésence de str uctur es
o r do nnées car actér i sant l ' uni ver s r este, en dépi t de no s
co nnai ssances, un m ystèr e. Pr eno ns l a questi o n de l ' ho m o g énéi té
des g al axi es : l ' uni fo r m i té et l ' i so tr o pi e de l a di str i buti o n de l a
m ati èr e so nt stupéfi antes ; r appel o ns-no us que l a tai l l e de
l ' uni ver s o bser vabl e est de l ' o r dr e de 10 2 8 centi m ètr es ; à cette
échel l e, l a m ati èr e a une densi té uni fo r m e que l ' o n peut m esur er
avec une pr éci si o n de l ' o r dr e de 10 - 5 . To utefo i s, à des échel l es
i nfér i eur es, l ' uni ver s cesse d' êtr e ho m o g ène : i l est co nsti tué
d' am as de g al axi es co ntenant des g al axi es qui , el l es-m êm es, so nt
co m po sées d' éto i l es, etc. O r , co m m ent l ' i nho m o g énéi té r ég nant à
peti te échel l e a-t-el l e pu eng endr er un o r dr e si él evé à g r ande
échel l e ?

J. G . — Si un ordre so us-j acent g o uver ne l ' évo l uti o n du r éel , i l
devi ent i m po ssi bl e de so uteni r , d' un po i nt de vue sci enti fi que, que
l a vi e et l ' i ntel l i g ence so nt appar ues dans l ' uni ver s à l a sui te
d' une sér i e d' acci dents, d' événem ents al éato i r es do nt to ute fi nal i té
ser ai t absente. En o bser vant l a natur e et l es l o i s qui s' en
dég ag ent, i l m e sem bl e, au co ntr ai r e, que l ' uni ver s to ut enti er
t end vers l a consci ence. Mi eux enco r e : dans so n i m m ense
co m pl exi té et m al g r é ses appar ences ho sti l es, l ' uni ver s est f ai t
po ur eng endr er du vi vant, de l a co nsci ence et de l ' i ntel l i g ence.
Po ur quo i ? par ce que, po ur par aphr aser une ci tati o n cél èbr e, «
m ati èr e sans co nsci ence n' est que r ui ne de l ' uni ver s ». Sans no us,
sans une co nsci ence po ur tém o i g ner de l ui -m êm e, l ' uni ver s ne
po ur r ai t avo i r d' exi stence : nous sommes l 'uni vers l ui -même, sa
vi e, sa co nsci ence, so n i ntel l i g ence.

G . B. — No us to ucho ns l à au g r and m ystèr e : r appel o ns-no us
que l a r éal i té to ut enti èr e r epo se sur un peti t no m br e de
co nstantes co sm o l o g i ques : m o i ns de qui nze. Il s' ag i t de l a
co nstante de g r avi tati o n, de l a vi tesse de l a l um i èr e, du zér o
abso l u, de l a co nstante de Pl anck, etc. No us co nnai sso ns l a val eur
de chacune de ces co nstantes avec une r em ar quabl e pr éci si o n.
O r , si une seul e de ces co nstantes avai t été un tant so i t peu
m o di fi ée, al o r s l ' uni ver s — du m o i ns tel que no us l e co nnai sso ns
—, n' aur ai t pas pu appar aî tr e. Un exem pl e fr appant no us est do nné
par l a densi té i ni ti al e de l ' uni ver s : si cette densi té s' étai t écar tée
un tant so i t peu de l a val eur cr i ti que qui étai t l a si enne dès 10 - 35
seco nde apr ès l e bi g bang , l ' uni ver s n' aur ai t pas pu se co nsti tuer.

I. B. — Auj o ur d' hui , l e r appo r t entr e l a densi té de l ' uni ver s et
l a densi té cr i ti que o r i g i nel l e est de l ' o r dr e de 0 ,1 ; o r i l a été
i ncr o yabl em ent pr ès de 1 à l ' épo que tr ès r ecul ée j usqu' à l aquel l e
no us r em o nto ns : 10 - 35 seco nde. L' écar t avec l e seui l cr i ti que a été
extr ao r di nai r em ent fai bl e (de l ' o r dr e de 10 - 4 0 ) un i nstant apr ès l e
bi g bang , de so r te que l ' uni ver s a do nc été « équi l i br é » j uste
apr ès sa nai ssance.

G . B. — Ceci a per m i s l e décl enchem ent de to utes l es phases
qui o nt sui vi . Un autr e exem pl e de ce fantasti que r ég l ag e : si no us
aug m enti o ns de un po ur cent à pei ne l ' i ntensi té de l a fo r ce
nucl éai r e qui co ntr ô l e l a co hési o n du no yau ato m i que, no us
suppr i m er i o ns to ute po ssi bi l i té aux no yaux d' hydr o g ène de r ester
l i br es ; i l s se co m bi ner ai ent à d' autr es pr o to ns et neutr o ns po ur
fo r m er des no yaux l o ur ds. Dès l o r s, l ' hydr o g ène n' exi stant pl us,
i l ne po ur r ai t pl us se co m bi ner aux ato m es d' o xyg ène po ur
pr o dui r e l ' eau i ndi spensabl e à l a nai ssance de l a vi e. Au
co ntr ai r e, si no us di m i nuo ns l ég èr em ent cette fo r ce nucl éai r e,
c' est al o r s l a fusi o n des no yaux d' hydr o g ène qui devi ent
i m po ssi bl e. Sans fusi o n nucl éai r e, pl us de so l ei l s, pl us de so ur ces
d' éner g i e, pl us de vi e.

I. B. — Ce qui est vr ai po ur l a fo r ce nucl éai r e l ' est to ut autant
po ur d' autr es par am ètr es, co m m e l a fo r ce él ectr o m ag néti que. Si
no us l ' aug m enti o ns tr ès l ég èr em ent, no us r enfo r cer i o ns l a l i ai so n
entr e l ' él ectr o n et l e no yau ; du m êm e co up, l es r éacti o ns
chi m i ques qui r ésul tent du tr ansfer t des él ectr o ns ver s d' autr es
no yaux ne ser ai ent pl us po ssi bl es. Q uanti tés d' él ém ents ne
po ur r ai ent se fo r m er et dans un tel uni ver s, l es m o l écul es d' ADN
n' aur ai ent eu aucune chance d' appar aî tr e.
D' autr es pr euves du r ég l ag e par fai t de no tr e uni ver s ? l a fo r ce
de g r avi té : si el l e avai t été à pei ne pl us fai bl e l o r s de l a
fo r m ati o n de l ' uni ver s, l es nuag es pr i m i ti fs d' hydr o g ène
n' aur ai ent j am ai s pu se co ndenser po ur attei ndr e l e seui l cr i ti que
de l a fusi o n nucl éai r e : l es éto i l es ne se ser ai ent j am ai s al l um ées.
No us ne ser i o ns g uèr e pl us heur eux dans l e cas co ntr ai r e : une
g r avi té pl us fo r te aur ai t co ndui t à un vér i tabl e « em bal l em ent »
des r éacti o ns nucl éai r es : l es éto i l es se ser ai ent em br asées
fur i eusem ent po ur m o ur i r si vi te que l a vi e n' aur ai t pas eu l e
tem ps de se dével o pper.
En fai t, quel s que so i ent l es par am ètr es co nsi dér és, l a
co ncl usi o n est to uj o ur s l a m êm e : si l ' o n m o di fi e un tant so i t peu
l eur val eur , no us suppr i m o ns to ute chance d' écl o si o n de l a vi e.
Les co nstantes fo ndam ental es de l a natur e et l es co ndi ti o ns
i ni ti al es qui o nt per m i s l ' appar i ti o n de l a vi e par ai ssent do nc
r ég l ées avec une pr éci si o n ver ti g i neuse. Enco r e un der ni er
chi ffr e : si l e taux d' expansi o n de l ' uni ver s à so n début avai t subi
un écar t de l ' o r dr e de 10 - 4 0 , l a m ati èr e i ni ti al e se ser ai t épar pi l l ée
dans l e vi de : l ' uni ver s n' aur ai t pu do nner nai ssance aux g al axi es,
aux éto i l es et à l a vi e. Po ur do nner une i dée de l a fi nesse
i nco ncevabl e avec l aquel l e l ' uni ver s par aî t avo i r été r ég l é, i l
suffi t d' i m ag i ner l a pr o uesse que devr ai t acco m pl i r un j o ueur de
g o l f qui , depui s l a Ter r e, par vi endr ai t à l o g er sa bal l e dans un
tr o u si tué quel que par t sur l a pl anète Mar s (1 0 ) !

J. G . — De tel s chi ffr es ne peuvent que r enfo r cer m a
co nvi cti o n : ni l es g al axi es et l eur s m i l l i ar ds d' éto i l es, ni l es
pl anètes et l es fo r m es de vi e qu' el l es co nti ennent ne so nt un
acci dent o u une si m pl e « fl uctuati o n du hasar d ». No us ne so m m es
pas appar us c o m m e ça, un beau j o ur pl utô t qu' un autr e, par ce
qu' une pai r e de dés co sm i ques a r o ul é du bo n cô té. Lai sso ns cel a
à ceux qui ne veul ent pas affr o nter l a vér i té des chi ffr es.

I. B. — Il est vr ai que l e cal cul des pr o babi l i tés pl ai de en
faveur d' un uni ver s o r do nné, m i nuti eusem ent r ég l é, do nt
l ' exi stence ne peut êtr e eng endr ée par l e hasar d. Cer tes, l es
m athém ati ci ens ne no us o nt pas enco r e r aco nté to ute l ' hi sto i r e du
hasar d : i l s i g no r ent m êm e ce que c' est. Mai s i l s o nt pu pr o céder à
cer tai nes expér i ences g r âce à des o r di nateur s g énér ateur s de
no m br es al éato i r es. A par ti r d' une r èg l e dér i vée des so l uti o ns
num ér i ques aux équati o ns al g ébr i ques, o n a pr o g r am m é des
m achi nes à produi re du hasard. Ici , l es l o i s de pr o babi l i té
i ndi quent que ces o r di nateur s devr ai ent cal cul er pendant des
m i l l i ar ds de m i l l i ar ds de m i l l i ar ds d' années, c' est-à-di r e pendant
une dur ée quasi m ent i nfi ni e, avant qu' une co m bi nai so n de
no m br es co m par abl e à ceux qui o nt per m i s l ' écl o si o n de l ' uni ver s
et de l a vi e pui sse appar aî tr e. Autr em ent di t, l a pr o babi l i té
m athém ati que po ur que l ' uni ver s ai t été eng endr é par l e hasar d est
pr ati quem ent nul l e.

J. G . — J' en sui s co nvai ncu. Si l ' uni ver s exi ste tel que no us l e
co nnai sso ns, c' est bi en po ur per m ettr e à l a vi e et à l a co nsci ence
de se dével o pper. No tr e exi stence étai t, en quel que so r te,
m i nuti eusem ent pr o g r am m ée dès l e début , au Tem ps de Pl anck.
To ut ce qui m ' ento ur e auj o ur d' hui , depui s l e spectacl e des éto i l es
j usqu' aux ar br es qui o r nent l e j ar di n du Luxem bo ur g , to ut cel a
e x i s t a i t d é j à en g er m e dans l ' uni ver s m i nuscul e des débuts :
l ' uni ver s savai t que l ' ho m m e vi endr ai t à so n heur e.

G . B. — No us r etr o uvo ns i ci l e « Pr i nci pe Anthr o pi que », ém i s,
en 19 74 , par l ' astr o physi ci en ang l ai s Br ando n Car ter. Sel o n l ui ,
en effet, « l ' uni ver s se tr o uve avo i r , tr ès exactem ent, l es
pr o pr i étés r equi ses po ur eng endr er un êtr e capabl e de co nsci ence
et d' i ntel l i g ence ». Dès l o r s, l es cho ses so nt ce qu' el l es so nt, to ut
si m pl em ent par ce qu' el l es n'aurai ent pas pu êt re aut rement : i l n' y
a pas de pl ace, dans l a r éal i té, po ur un uni ver s di ffér ent de cel ui
qui no us a eng endr és.

I. B. — Sauf si no us accepto ns l ' i dée sel o n l aquel l e i l exi ste,
aux cô tés de no tr e uni ver s, une i nfi ni té d' autr es uni ver s «
par al l èl es », qui pr ésentent to us des di ffér ences pl us o u m o i ns
i m po r tantes avec l e nô tr e. Mai s no us y vi endr o ns en détai l pl us
l o i n.

J. G . — Si , effecti vem ent, i l n' y a pas de pl ace po ur un autr e
uni ver s que cel ui dans l equel no us vi vo ns, ceci veut di r e, une fo i s
de pl us, qu' un o r dr e i m pl i ci te, tr ès pr o fo nd et i nvi si bl e, est à
l ' œ u v r e en dessous du déso r dr e expl i ci te qui se m ani feste avec
tant de g énér o si té. La natur e faço nne à même l e chaos l es fo r m es
co m pl i quées et hautem ent o r g ani sées du vi vant. Par o ppo si ti o n
avec l a m ati èr e i nani m ée, l ' uni ver s du vi vant est car actér i sé par
un deg r é d' o r dr e cr o i ssant : al o r s que l ' uni ver s physi que va ver s
une entr o pi e de pl us en pl us él evée, l e vi vant r em o nte en quel que
so r te ce co ur ant co ntr ai r e po ur cr éer to uj o ur s davantag e d' o r dr e.
Dès l o r s, i l no us faut r ééval uer l e r ô l e de ce que no us appel o ns
« hasar d ». Jung so utenai t que l ' appar i ti o n de « co ï nci dences
si g ni fi cati ves » i m pl i quai t nécessai r em ent l ' exi stence d' un
pr i nci pe expl i cati f qui devai t s' aj o uter aux co ncepts d' espace, de
tem ps et de causal i té. Ce g r and pr i nci pe, no m m é pri nci pe de
synchroni ci t é, est fo ndé sur un o r dr e uni ver sel de co m pr éhensi o n,
co m pl ém entai r e de l a causal i té. A l ' o r i g i ne de l a Cr éati o n, i l n' y a
pas d' événem ent al éato i r e, pas de hasard, m ai s un deg r é d' o r dr e
i nfi ni m ent supér i eur à to ut ce que no us po uvo ns i m ag i ner : o r dr e
supr êm e qui r èg l e l es co nstantes physi ques, l es co ndi ti o ns
i ni ti al es, l e co m po r tem ent des ato m es et l a vi e des éto i l es.
Pui ssant, l i br e, i nfi ni m ent exi stant, m ystér i eux, i m pl i ci te,
i nvi si bl e, sensi bl e, i l est l à, éter nel et nécessai r e der r i èr e l es
phéno m ènes, tr ès l o i n au-dessus de l ' uni ver s m ai s pr ésent dans
chaque par ti cul e.
Ai nsi , l a réal i t é — t el l e que nous l a connai ssons — sembl e l e f rui t
d'un ordre t ranscendant , qui sous-t end son appari t i on et son
dével oppement .
Mai s qu'est -ce que l e réel ? De quoi est const i t ué l e monde
physi que qui nous ent oure ? La concept i on mécani st e de l 'uni vers
proposée par l a physi que de Newt on est f ondée sur l 'i dée sel on
l aquel l e l a réal i t é comport e deux choses f ondament al es : des
obj et s sol i des et un espace vi de. Dans l a vi e quot i di enne, cet t e
concept i on f onct i onne sans déf ai l l ance : l es concept s d'espace
vi de et de corps sol i des f ont t ot al ement part i e de not re mani ère de
penser et d'appréhender l e monde physi que. Le domai ne quot i di en
peut ai nsi êt re vu comme une « régi on de di mensi ons moyennes »
où l es règl es de l a physi que cl assi que cont i nuent à s'appl i quer.
Or t out va changer si nous qui t t ons l 'uni vers de not re vi e pour
pl onger dans l 'i nf i ni ment pet i t , à l a recherche de ses const i t uant s
ul t i mes. Ce n'est qu'au début de ce si ècl e, grâce à l a découvert e
des subst ances radi oact i ves, que l 'on al l ai t comprendre l a
véri t abl e nat ure des at omes : i l s n'ét ai ent pas des bi l l es de
mat i ère i nsécabl es, mai s composés de part i cul es encore pl us
pet i t es. Dans l a l i gne des expéri ences de Rut herf ord, l es
recherches de Hei senberg et des physi ci ens quant i ques ont mont ré
que l es const i t uant s des at omes — él ect rons, prot ons, neut rons, et
l es di zai nes d'aut res él ément s i nf ranucl éai res qui ont ét é
découvert s par l a sui t e — ne mani f est ent aucune des propri ét és
associ ées aux obj et s physi ques. Les part i cul es él ément ai res ne se
comport ent t out si mpl ement pas de l a même f açon que des
part i cul es « sol i des » : el l es sembl ent se condui re comme des
ent i t és abst rai t es.
De quoi s'agi t -i l ?
Pour t ent er de l e savoi r, i l nous f audra abandonner not re monde,
ses l oi s et ses cert i t udes. Et al ors, nous devrons bi en admet t re
que l 'uni vers est non seul ement pl us ét range que nous l e pensons,
mai s bi en pl us ét range encore que nous ne po uvo ns l e penser ( 1 ) .
A LA RECHERCHE
DE LA MAT IÈRE

J. G . — Depui s m ai ntenant pr ès d' un si ècl e, no us so m m es


entr és dans l 'ère quant i que : en quo i cette no uvel l e co ncepti o n
r em et-el l e en questi o n no tr e co m pr éhensi o n des o bj ets qui no us
ento ur ent dans l a vi e quo ti di enne ? Repr eno ns l ' exem pl e de no tr e
cl é : ce que no us avo ns appr i s no us o bl i g e déso r m ai s à adm ettr e
qu' i l s' ag i t d' une cl é fai te d' enti tés appar tenant à un aut re monde :
cel ui de l ' i nfi ni m ent peti t, de l ' ato m e et des par ti cul es
él ém entai r es. Mai s co m m ent fai r e co ï nci der l ' évo l uti o n de no s
co nnai ssances théo r i ques avec l ' expér i ence qui no us vi ent de l a
r éal i té de to us l es j o ur s ? To ut ce que l a physi que quanti que m ' a
appr i s à pr o po s de cette cl é ne m ' em pêche pas, en effet, de l a
r essenti r co m m e un « o bj et » m atér i el , do nt j ' épr o uve l e po i ds et
l a co nsi stance au cr eux de m a m ai n. Mai s cel a n' est qu' i l l usi o n au
théâtr e de l a r éal i té. Q u' y a-t-i l do nc a u -d e l à de sa substance
so l i de ? Avant de l ai sser l a par o l e à l a sci ence d' auj o ur d' hui , j e
vo udr ai s r eveni r ver s deux g r ands penseur s qui o nt, chacun à sa
m ani èr e, r épo ndu à cette questi o n : l e pr em i er s’appel ai t Ber g so n.
Par un beau j o ur de m ai 19 21, j ' avai s déci dé de m e r endr e à
l ' Académ i e des Sci ences m o r al es et po l i ti ques. Là, po ur l a
pr em i èr e fo i s, j ' ai r enco ntr é (o u pl utô t : co ntem pl é de l o i n, dans
l e cl ai r -o bscur d' une sal l e qui sentai t l e vi eux bo i s et l a ci r e) l e
g r and Ber g so n. De cette pr em i èr e r enco ntr e, i l m e r este
auj o ur d' hui deux cho ses : un dessi n de so n vi sag e do nt j e
g r i ffo nnai s à l a hâte l e pr o fi l ; au-del à de l ' i m ag e, l ' em pr ei nte
pr o fo nde, i neffaçabl e, de sa pensée. Ce j o ur -l à, j ' ai r éal i sé qu' i l
avai t une vue pur em ent s p i r i t u e l l e de l a m ati èr e. Po ur bi en l a
co m pr endr e, i l faut se so uveni r de ceci , qu' i l écr i vi t en 19 12 à un
j ésui te, l e pèr e de To nquédec.
« Les consi dérat i ons exposées dans mon essai Mati èr e et
Mé m o i r e f ont t oucher du doi gt , j e l 'espère, l a réal i t é de l 'espri t .
De t out cel a se dégage nat urel l ement l 'i dée d'un Di eu créat eur et
l i bre générat eur à l a f oi s de l a mat i ère et de l a vi e. »
Co m m ent en étai t-i l ar r i vé à une tel l e cer ti tude ? To ut
si m pl em ent en s' appuyant sur cette i dée qu' à l ' o r i g i ne de
l ' uni ver s, i l y a un él an de pur e co nsci ence, une m o ntée ver s l e
haut qui , à un m o m ent, s' est i nter r o m pue et a « chuté ». C' est cette
chute, cette re t o mb é e de l a co nsci ence di vi ne qui a eng endr é l a
m ati èr e tel l e que no us l a co nnai sso ns. Ri en d' éto nnant, al o r s, que
cette m ati èr e ai t une m ém o i r e « spi r i tuel l e », l i ée à ses o r i g i nes.
A pr ésent, quel ques m o ts sur un deuxi èm e per so nnag e qui , l ui
aussi , a beauco up co m pté dans m a vi e : l e pèr e Tei l har d de
Char di n. Il avai t été l e co m pag no n de m o n o ncl e Jo seph qui ,
depui s to uj o ur s, m ' avai t par l é de l ui . J' ai fi ni par l e r enco ntr er un
j o ur de 19 28 , au co ur s d' une r etr ai te. Il étai t t out ent i er dans cette
pr em i èr e appar i ti o n, em pr ei nt de cette g r avi té qui ne l ' a j am ai s
qui tté. O n a beauco up di t, beauco up écr i t sur ce g r and penseur ;
m ai s l ' essenti el de sa phi l o so phi e s' expr i m e m o i ns (co m m e o n l e
pense à to r t) dans l a vi si o n qu' i l avai t de l ' évo l uti o n bi o l o g i que
que dans l ' i dée to ute per so nnel l e qu' i l se fai sai t de l a m ati èr e.
Cette i dée s' est br usquem ent i m po sée à l ui l o r squ' i l avai t sept ans.
Un beau j o ur , i l avai t fr ô l é de sa m ai n d' enfant l e so c d' une
char r ue : en un écl ai r , i l al l ai t sai si r ce qu' étai t l ' Êtr e : quel que
cho se de dur , de pur et de pal pabl e . Mai s sur to ut, au m o m ent o ù
ses peti ts do i g ts se po sèr ent sur l ' aci er fr o i d et l i sse de l ' o uti l , sa
m èr e se m i t à l ui par l er de Jésus-Chr i st. Al o r s en cet enfant, l es
deux extr ém i tés de l ' Êtr e, l a m ati èr e et l ' espr i t, ces deux pô l es
que l ' o n o ppo se l e pl us so uvent, se so nt r éuni s à j am ai s.
Auj o ur d' hui , j ' ai envi e de do nner r ai so n à Ber g so n et à
Tei l har d ; co m m e eux, j ' ai l a tentati o n de cr o i r e que l a m ati èr e
e s t f a i t e d' espr i t et qu' el l e no us co ndui t do nc di r ectem ent à l a
co ntem pl ati o n de Di eu. So i xante ans apr ès l es g r andes
déco uver tes de l a théo r i e quanti que, m es cr o yances en l a «
spi r i tual i té » de l a m ati èr e, o u enco r e en l a m atér i al i té de l ' espr i t,
so nt-el l es o bj ecti vem ent fo ndées ?
Est-ce que no s co nnai ssances l es pl us actuel l es sur l a m ati èr e
no us co ndui sent, sci enti fi quem ent, ver s l ' espr i t ? No us
co m m enço ns à co m pr endr e qu' i l peut y avo i r des r épo nses à ces
questi o ns : c' est au cœ ur de l a m ati èr e, dans so n i nti m i té l a pl us
pr o fo nde, que no us devo ns l es cher cher.

G . B. — Par to ns de quel que cho se de vi si bl e : une g o utte d' eau
par exem pl e. Cel l e-ci est co m po sée de m o l écul es (envi r o n m i l l e
m i l l i ar ds de m i l l i ar ds), chacune d' el l es m esur ant 10 - 9 m ètr e. A
pr ésent, pénétr o ns dans ces m o l écul es : no us al l o ns y déco uvr i r
des ato m es beauco up pl us peti ts, do nt l a di m ensi o n est de 10 - 1 0
m ètr e. Co nti nuo ns no tr e vo yag e. Chacun de ces ato m es est
co m po sé d' un no yau enco r e pl us peti t (10 - 1 4 m ètr e) et d' él ectr o ns
« g r avi tant » auto ur.
Mai s no tr e expl o r ati o n ne s' ar r ête pas l à. Un no uveau saut, et
no us vo i ci au cœ ur du no yau : cette fo i s, no us r enco ntr o ns une
fo ul e de par ti cul es no uvel l es (l es nucl éo ns, do nt l es pl us
i m po r tants so nt l es pr o to ns et l es neutr o ns) d' une peti tesse
extr ao r di nai r e, pui squ' el l es attei g nent une di m ensi o n de 10 - 1 5
m ètr e. Avo ns-no us attei nt l a fi n de no tr e vo yag e ? S' ag i t-i l de l a
fr o nti èr e ul ti m e au-del à de l aquel l e i l n' y a pl us r i en ? Nul l em ent.
Depui s une vi ng tai ne d' années, o n a déco uver t des par ti cul es
enco r e pl us peti tes, l es hadr o ns, co m po sés eux-m êm es d' enti tés
i nfi ni tési m al es, qui attei g nent l a « tai l l e » i ni m ag i nabl e de 10 - 1 8
m ètr e : l es quar ks. No us ver r o ns to ut à l ' heur e po ur quo i ces
par ti cul es r epr ésentent une so r te de « m ur di m ensi o nnel » : i l
n' exi ste aucune g r andeur physi que pl us pet i t e que 10 - 1 8 m ètr e.

I. B. — Reveno ns à vo tr e cl é. La pr em i èr e cho se do nt no us
so m m es déso r m ai s cer tai ns, c' est que cel l e-ci est f ai t e de vi de. Un
exem pl e va no us per m ettr e de m i eux co m pr endr e que l ' uni ver s
enti er est essenti el l em ent co m po sé de vi de. Im ag i no ns que no tr e
cl é g r andi sse, j usqu' à attei ndr e l a tai l l e de l a Ter r e. A cette
échel l e, l es ato m es qui co m po sent l a cl é g éante aur ai ent à pei ne
l a tai l l e de cer i ses.
Mai s vo i ci quel que cho se d' enco r e pl us éto nnant. Suppo so ns
que no us pr eni o ns dans l a m ai n l ' un de ces ato m es de l a tai l l e
d' une cer i se. No us aur i o ns beau l ' exam i ner , m êm e à l ' ai de d' un
m i cr o sco pe, i l no us ser ai t abso l um ent i m po ssi bl e d' o bser ver l e
no yau, bi en tr o p peti t à une tel l e échel l e. En fai t, po ur vo i r
quel que cho se, i l va fal l o i r à no uveau chang er d' échel l e. La
cer i se r epr ésentant no tr e ato m e va do nc g r andi r à no uveau po ur
deveni r un éno r m e g l o be haut de deux cents m ètr es. Mal g r é cette
tai l l e i m pr essi o nnante, l e no yau de no tr e ato m e ne ser a po ur tant
pas pl us g r o s qu' un m i nuscul e g r ai n de po ussi èr e. C' est cel a, l e
vi de de l ' ato m e.

G . B. — Ar r êto ns-no us sur ce suj et déco ncer tant : l e par ado xe
d' une m ul ti tude d' él ém ents qui , fi nal em ent, débo uchent sur l e
vi de, l ' i nsai si ssabl e. Po ur co m pr endr e, suppo so ns que j e veui l l e
co m pter to us l es ato m es d' un g r ai n de sel . Et suppo so ns enco r e
que j e so i s assez r api de po ur en déno m br er un m i l l i ar d par
seco nde. En dépi t de cette per fo r m ance r em ar quabl e, i l m e
faudr ai t pl us de ci nquante si ècl es po ur effectuer l e r ecensem ent
co m pl et de l a po pul ati o n d' ato m es co ntenue par ce m i nuscul e
g r ai n de sel . Autr e i m ag e : si chaque ato m e de no tr e g r ai n de sel
avai t l a tai l l e d' une tête d' épi ng l e, l ' ensem bl e des ato m es
co m po sant l e g r ai n de sel r eco uvr i r ai t l ' Eur o pe enti èr e d' une
co uche uni fo r m e, épai sse de vi ng t centi m ètr es.

J. G . — Le no m br e d' i ndi vi dus exi stant à l ' i ntér i eur d' une
par ti cul e de m ati èr e est tel l em ent au-del à de ce que no tr e
i m ag i nati o n a l ' habi tude de co ncevo i r qu' i l pr o dui t un effet
co m par abl e à une so r te de t erreur...

I. B. — Po ur tant, i l r èg ne un vi de i m m ense entr e l es par ti cul es
él ém entai r es. Si j e r epr ésente l e pr o to n d' un no yau d' o xyg ène par
une tête d' épi ng l e pl acée sur cette tabl e devant m o i , al o r s
l ' él ectr o n qui g r avi te auto ur décr i t une ci r co nfér ence qui passe
par l a Ho l l ande, l ' Al l em ag ne et l ' Espag ne. C' est po ur quo i , si to us
l es ato m es qui co m po sent m o n co r ps devai ent se r assem bl er
j usqu' à se to ucher , vo us ne m e ver r i ez pl us. D' ai l l eur s, per so nne
ne po ur r ai t pl us j am ai s m ' o bser ver à l ' œ i l nu : j ' aur ai s l a tai l l e
d' une i nfi m e po ussi èr e de quel ques m i l l i èm es de m i l l i m ètr e à
pei ne.
En fai t, l o r s de l eur hal l uci nante pl o ng ée au cœ ur de l a
m ati èr e, l es physi ci ens se so nt aper çus que l eur vo yag e, l o i n de
s' ar r êter à l a fr o nti èr e du no yau, débo uche en fai t sur l ' i m m ense
o céan de ces par ti cul es nucl éai r es que no us avo ns dési g nées pl us
haut so us l e no m de « hadr o ns » . To ut se passe co m m e si , apr ès
avo i r qui tté l e fl euve sur l equel no us avi o ns l ' habi tude de
navi g uer , no us no us tr o uvi o ns face à une m er sans l i m i te, cr eusée
de vag ues éni g m ati ques, qui se per dent dans un ho r i zo n no i r et
l o i ntai n (8 ).

J. G . — Ceci po ur r ai t aussi bi en s' appl i quer à l ' i nfi ni m ent
g r and. Si no us to ur no ns no s yeux ver s l es éto i l es, que
r enco ntr o ns-no us ? Là enco r e, l e vi de. Un vi de éno r m e entr e l es
éto i l es et, to uj o ur s pl us l o i n, à des m i l l i o ns o u des m i l l i ar ds
d' années-l um i èr e d' i ci , l e vi de i nter g al acti que : une i m m ensi té
i nco ncevabl e, dans l aquel l e o n ne r enco ntr e abso l um ent r i en, à
l ' excepti o n, peut-êtr e, d' un ato m e vag abo nd, per du à j am ai s dans
l ' i nfi ni no i r , si l enci eux et g l aci al . Il exi ste co m m e une si m i l i tude
entr e l ' i nfi ni m ent g r and et l ' i nfi ni m ent peti t.

G . B. — A ceci pr ès que si l es éto i l es so nt des o bj ets m atér i el s,
l es par ti cul es subato m i ques ne so nt pas des peti ts g r ai ns de
po ussi èr e. Ce so nt pl utô t, co m m e no us l ' avo ns vu, des t endances à
e x i s t e r, o u enco r e des « co r r él ati o ns entr e des o bser vabl es
m acr o sco pi ques ».
Par exem pl e, l o r squ' un si m pl e él ectr o n passe à tr aver s une
pl aque pho to g r aphi que, i l l ai sse une tr ace qui r essem bl e à une
successi o n de peti ts po i nts fo r m ant une l i g ne. No r m al em ent, no us
aur i o ns tendance à penser que cette « pi ste » r ésul te du passag e
d' un seul et m êm e él ectr o n sur l a pl aque pho to g r aphi que, un peu
co m m e une bal l e de tenni s r ebo ndi ssant sur une sur face en ter r e
battue. O r , i l n' en est r i en. La m écani que quanti que affi r m e que l a
r el ati o n entr e l es po i nts qui r epr ésentent un « o bj et » en
m o uvem ent est un pur pr o dui t de no s espr i ts : en r éal i té,
l ' él ectr o n suppo sé l ai sser une tr ace p o n c t u e l l e n' exi ste pas. En
ter m es pl us r i g o ur eusem ent co nfo r m es à l a théo r i e quanti que, l e
po stul at d' une par ti cul e do tée d' une exi stence i ndépendante est une
co nventi o n sans do ute co m m o de, m ai s i nfo ndée.

J. G . — Mai s qu' est-ce qui l ai sse une tr ace sur l a pl aque
pho to g r aphi que ?

G . B. — Po ur r épo ndr e, i l no us faut abo r der un no uveau
do m ai ne de l a physi que. Déso r m ai s, l es physi ci ens pensent que
l es par ti cul es él ém entai r es, l o i n d' êtr e des o bj ets, so nt en r éal i té
l e r ésul tat to uj o ur s pr o vi so i r e d' i nter acti o ns i ncessantes entr e des
« cham ps » i m m atér i el s.

J. G . — Il y a déj à une tr entai ne d' années que, po ur l a pr em i èr e
fo i s, j ' ai entendu par l er de ce co ncept de cham p. Cette no uvel l e
théo r i e m e sem bl e débo ucher sur une appr o che v r a i e du r éel :
l ' éto ffe des cho ses, l e substr at ul ti m e n' est pas m atér i el m ai s
abstr ai t : une i dée pure do nt l a si l ho uette n' est i ndi r ectem ent
cer nabl e que par un acte m athém ati que.
A cet ég ar d, j e r em ar que que l a sci ence r ectr i ce, cel l e qui no us
fai t pénétr er à l ' i ntér i eur des secr ets du co sm o s, n' est pas tant l a
physi que que l a m athém ati que, o u l a physi que m athém ati que. Ceci
est vi si bl e dans l e desti n de deux i l l ustr es savants, qui o nt l ' un et
l ' autr e cr o i sé m a vi e à pl usi eur s r epr i ses : l es deux fr èr es
Br o g l i e. L' aî né, l e duc Maur i ce, étai t avant to ut physi ci en ; m ai s
so n j eune fr èr e Lo ui s, m athém ati ci en de fo r m ati o n, a fai t
davantag e de déco uver tes devant so n tabl eau no i r que Maur i ce
dans so n l abo r ato i r e. Po ur quo i ? Pr o babl em ent par ce que
l ' uni ver s cache un secr et d'él égance abst rai t e, un secr et dans
l equel l a m atér i al i té est peu de cho se.

I. B. — Vo tr e i ntui ti o n se r appr o che des r éso l uti o ns pr o po sées
par l a no uvel l e physi que. Mai s est-i l po ssi bl e d' en di r e davantag e
à pr o po s de ce secr et qui , à vo s yeux de phi l o so phe, se cache
der r i èr e l ' uni ver s ?

J. G . — Q uand j e co nsi dèr e l 'ordre mat hémat i que qui se r évèl e
au cœ ur du r éel , m a r ai so n m ' o bl i g e à di r e que cet i nco nnu caché
der r i èr e l e co sm o s est au m o i ns une i ntel l i g ence hyper -
m athém ati que, cal cul ante et, m êm e si l e m o t n' est pas tr ès beau,
re l a t i o n n a n t e , c' est-à-di r e fabr i quant des r el ati o ns, de so r te
qu' el l e do i t êtr e de type abstr ai t et spi r i tuel .
So us l a face vi si bl e du r éel , i l y a do nc ce que l es G r ecs
appel ai ent un « l o g o s », un él ém ent i ntel l i g ent, r ati o nnel , qui
r èg l e, qui di r i g e, qui ani m e l e co sm o s, et qui fai t que ce co sm o s
n' est pas chao s, m ai s o r dr e.

G . B. — La descr i pti o n que vo us pr o po sez de cet él ém ent
str uctur ant est à r appr o cher de l a faço n do nt l ' o n co nço i t
auj o ur d' hui l es cham ps physi ques fo ndam entaux

J. G . — Q uel l e est l a natur e pr o fo nde de ces cham ps
physi ques ?

G . B. — No us al l o ns y veni r pl us l o i n. Mai s aupar avant, j e
cr o i s i ndi spensabl e de m i eux cer ner ce que r eco uvr e auj o ur d' hui
l a no ti o n, so m m e to ute assez vag ue, de par ti cul e él ém entai r e.
D' abo r d, i l faut savo i r qu' i l n' y a, en to ut et po ur to ut, que
quatr e par ti cul es stabl es dans l e m o nde ato m i que : l e pr o to n,
l ' él ectr o n, l e pho to n et l e neutr o n. Il en exi ste des centai nes
d' autr es, m ai s qui so nt i nfi ni m ent m o i ns stabl es, se dési ntég r ant
so i t pr esque i nstantaném ent apr ès l eur appar i ti o n, so i t au bo ut
d' un tem ps pl us o u m o i ns l o ng .

J. G . — Un chi ffr e vi ent de m e fr apper : vo us di tes qu' i l exi ste
une centai ne de par ti cul es, to utes di ffér entes l es unes des autr es...

I. B. — A m esur e que l es r echer ches avancent, l ' o n tr o uve sans
cesse davantag e de par ti cul es no uvel l es, to uj o ur s pl us
f ondame nt al e s . En fai t, l o r s de l eur pl o ng ée au cœ ur du no yau,
l es physi ci ens o nt déco uver t l ' i m m ense o céan de ces par ti cul es
nucl éai r es que, depui s, o n a co utum e d' appel er hadr o ns.

G . B. — Un po i nt s' i m po se : i l n' exi ste que tr o i s po ssi bi l i tés
co ncer nant ce qui se ti ent d e r r i è r e l a fr o nti èr e du no yau. La
pr em i èr e hypo thèse est que l a co ur se à l ' i nfi ni m ent peti t ne peut
avo i r de fi n. Depui s une vi ng tai ne d' années, g r âce à des
accél ér ateur s de par ti cul es to uj o ur s pl us pui ssants, l es physi ci ens
o nt i denti fi é une fo ul e de par ti cul es sans cesse pl us
fo ndam ental es, pl us peti tes, pl us i nstabl es, pl us i nsai si ssabl es, de
so r te qu' i l par aî t exi ster un no m br e i nfi ni de ni veaux successi fs
de r éal i té. Face à cette pr o l i fér ati o n ver ti g i neuse, qui s' est enco r e
accél ér ée ces der ni èr es années, cer tai ns cher cheur s so nt
auj o ur d' hui sai si s d' un do ute : et si , au fo nd, i l n' exi stai t pas de
par ti cul e vr ai m ent « él ém entai r e » ? Les par ti cul es i denti fi abl es
ne so nt-el l es pas co nsti tuées de par ti cul es to uj o ur s pl us peti tes,
au co ur s d' un pr o cessus d' em bo î tem ent qui n' aur ai t j am ai s de
fi n ?
La deuxi èm e appr o che, dével o ppée par une m i no r i té de
spéci al i stes du no yau, est fo ndée sur l ' i dée que no us par vi endr o ns
un j o ur à r enco ntr er l e ni veau fo ndam ental de l a m ati èr e, une
so r te de « fo nd r o cheux » co nsti tué de par ti cul es i ndi vi si bl es, au-
del à desquel l es i l ser a abso l um ent i m po ssi bl e de tr o uver quo i que
ce so i t d' autr e.
Enfi n, r este l a tr o i si èm e hypo thèse : à ce ni veau ul ti m e, l es
par ti cul es i denti fi ées co m m e fo ndam ental es ser o nt à l a f oi s
él ém entai r es et co m po si tes. Dans ce cas, ces par ti cul es ser o nt
bi en co nsti tuées d' él ém ents, m ai s ces él ém ents ser o nt de m êm e
natur e qu' el l es. Po ur pr endr e une i m ag e, to ut se passe co m m e si
une tar te aux po m m es co upée en deux do nnai t deux no uvel l es
tar tes aux po m m es enti èr es, abso l um ent i denti ques à l a tar te
o r i g i nal e. Q uel l e que so i t l a faço n do nt o n s' y pr endr a, i l est i ci
i m po ssi bl e d' o bteni r deux dem i -tar tes.
C' est cette tr o i si èm e appr o che qui sem bl e auj o ur d' hui r ecuei l l i r
l ' adhési o n de l a m aj o r i té des physi ci ens du no yau : el l e a per m i s
de m o dél i ser , en par ti cul i er , l a théo r i e des quar ks (1 ).

J. G . — Q uel l e que so i t l ' appr o che ado ptée, l a pl o ng ée au cœ ur
de l a m ati èr e pr ésente to ut de m êm e des aspects dér o utants. C' est
po ur quo i l e phi l o so phe do i t se po ser une questi o n si m pl e : quel l e
est auj o ur d' hui l a par ti cul e l a pl us él ém entai r e, l a pl us
fo ndam ental e, m i se en évi dence par l e physi ci en ?

G . B. — Il sem bl e que cette enti té ul ti m e ai t été attei nte, du
m o i ns par l a théo r i e, avec ce que l es physi ci ens, no n sans m al i ce,
o nt bapti sé « quar ks ». Po ur quo i ? Par ce que ces par ti cul es
exi stent par g r o upes de tr o i s, to ut co m m e l es fam eux « quar ks »
i nventés par Jam es Jo yce dans so n r o m an Fi nnegans Wake. Po ur
l es déco uvr i r , pl o ng eo ns au cœ ur du no yau : no us y r enco ntr o ns
l es hadr o ns, auj o ur d' hui bi en i denti fi és, qui par ti ci pent à to utes
l es i nter acti o ns co nnues. O r ces par ti cul es sem bl ent el l es-m êm es
se déco m po ser en enti tés pl us peti tes : l es quar ks.
Avec l es quar ks, co m m ence l e do m ai ne de l a pur e abstr acti o n,
l e r o yaum e des êtr es m athém ati ques. Jusqu' i ci , i l n' a j am ai s été
po ssi bl e de co nstater l a di m ensi o n physi que de ces quar ks : o n a
beau l es cher cher par to ut dans l es r ayo ns co sm i ques, dans
d' i nno m br abl es expér i ences de l abo r ato i r e, i l s n' o nt j am ai s été
o bser vés. En so m m e, l e m o dèl e du quar k r epo se sur une so r te de
fi cti o n m athém ati que qui , étr ang em ent, pr ésente l ' avantag e de
fo ncti o nner.

I. B. — La théo r i e de cette par ti cul e hypo théti que a été
pr o po sée po ur l a pr em i èr e fo i s en 19 64 , par l e physi ci en Mur r ay
G el l -Mann. Sel o n cette appr o che, to utes l es par ti cul es auj o ur d' hui
co nnues r ésul ter ai ent de l a co m bi nai so n de quel ques quar ks
fo ndam entaux, di ffér ents l es uns des autr es. Le pl us sur pr enant,
c' est qu' auj o ur d' hui , l a pl upar t des physi ci ens acceptent l ' i dée que
l es quar ks ser o nt à j am ai s i nsai si ssabl es : i l s r ester ai ent
i r r éver si bl em ent co nfi nés « de l ' autr e cô té » de l a r éal i té
o bser vabl e. Par l à, o n r eco nnaî t do nc i m pl i ci tem ent que no tr e
co nnai ssance de l a r éal i té est el l e-m êm e fo ndée sur une
d i m e n s i o n non mat éri el l e, un ensem bl e d' enti tés sans m o des et
sans fo r m e, tr anscendant l ' espace-tem ps, do nt l a « substance »
n' est qu' un nuag e de chi ffr es.

J. G . — Ceci r el ève d' un co nstat pur em ent m étar éal i ste. Ces
enti tés fo ndam ental es n' o nt-el l es pas une do ubl e face ? l ' une,
abstr ai te, est en r el ati o n avec l e do m ai ne des essences ; m ai s i l en
exi ste une autr e, co ncr ète, qui ser ai t en co ntact avec no tr e m o nde
physi que. Dans cet o r dr e d' i dée, l e quar k ser ai t une so r te de «
m édi ateur » entr e l es deux m o ndes.

G . B. — A l ' appui de vo tr e i ntui ti o n, no us po uvo ns pr o po ser
une pr em i èr e esqui sse qui sem bl e, po ur l e m o m ent, co r r espo ndr e
l e m i eux à ce que so nt ces quar ks, si j am ai s i l s exi stent. Cette
appr o che co m m ence auj o ur d' hui à êtr e co nnue dans l e m i l i eu de
l a physi que so us l e no m quel que peu m ystér i eux de « Matr i ce S ».
De quo i s' ag i t-i l ?
Co ntr ai r em ent aux théo r i es cl assi ques, cel l e-ci ne s' effo r ce pas
de décr i r e l e quar k en l ui -même m ai s per m et d' en sai si r l ' o m br e
po r tée à tr aver s ses i nter acti o ns. De ce po i nt de vue, l es
par ti cul es él ém entai r es n' exi stent pas en tant qu' o bj ets, en tant
qu' enti tés si g ni fi antes par el l es-m êm es, m ai s so nt seul em ent
per cepti bl es à tr aver s l es effets qu' el l es eng endr ent. Ai nsi , l es
quar ks peuvent-i l s êtr e co nsi dér és co m m e des « états
i nter m édi ai r es » dans un r éseau d' i nter acti o ns.

I. B. — O ù s' ar r êter a do nc no tr e r echer che des m atér i aux
ul ti m es ? Peut-êtr e sur tr o i s par ti cul es qui , à el l es seul es,
sem bl ent co nsti tuer l ' uni ver s to ut enti er : l ' él ectr o n, et à ses
cô tés, deux fam i l l es de quar ks : l e quar k « U » (po ur u p ) et l e
quar k « D » (po ur down), U et D r epr ésentant un car actèr e que l es
physi ci ens o nt appel é « saveur ». A el l es seul es, ces tr o i s fam i l l es
par ai ssent assur er to ute l a pr o di g i euse var i été des fo r ces, des
phéno m ènes et des fo r m es r enco ntr és dans l a natur e.

J. G . — En so m m e, no us vo i l à au bo ut de no tr e vo yag e dans
l ' i nfi ni m ent peti t. Q u' avo ns-no us r enco ntr é dans no tr e pér i pl e au
cœ ur de l a m ati èr e ? Pr esque r i e n . Une fo i s enco r e, l a r éal i té se
di sso ut, se di ssi pe dans l ' évanescent, l ' i m pal pabl e : l a « substance
» du r éel n' est qu' un nuag e de pr o babi l i tés, une fum ée
m athém ati que. La vr ai e questi o n, c' est de savo i r de quoi cet
i m pal pabl e est fai t : qu' y a-t-i l so us ce « r i en » à l a sur face
duquel r epo se l ' êtr e ?
Nous voi ci parvenus au bord du monde mat éri el : en f ace de nous
se t i ennent ces ent i t és t énues et ét ranges que nous avons
rencont rées sur not re rout e sous l e nom de « quarks » . Ce sont l es
ul t i mes t émoi ns de l 'exi st ence de « quel que chose » qui
s'apparent e encore à une « part i cul e ». Mai s qu’y a-t -i l au-del à ?
L'observat i on nous mont re que l e comport ement des quarks est
st ruct uré, ordonné. Mai s par quoi ? Quel l e est cet t e emprei nt e
i nvi si bl e qui i nt ervi ent au-dessous de l a mat i ère observabl e ?
Pour répondre, nous al l ons devoi r abandonner t out es nos
réf érences, t ous l es repères sur l esquel s s'appuyai ent nos sens et
not re rai son. Par-dessus t out , nous al l ons devoi r renoncer à l a
croyance i l l usoi re en « quel que chose de sol i de » dont serai t f ai t
l e t i ssu de l 'uni vers.
Ce que nous al l ons rencont rer en chemi n, ce n'est ni une énergi e,
ni une f orce, mai s quel que chose d'i mmat éri el que l a physi que
dési gne sous l e nom de « champ » .
En physi que cl assi que, l a mat i ère est représent ée par des
part i cul es, al ors que l es f orces sont décri t es par des champs. La
t héori e quant i que, au cont rai re, ne voi t dans l e réel que des
i nt eract i ons, l esquel l es sont véhi cul ées par des ent i t és
médi at ri ces appel ées « bosons ».Pl us préci sément , ces bosons
véhi cul ent des f orces et assurent l es rel at i ons ent re l es part i cul es
de mat i ère que l a physi que dési gne sous l e nom de « f ermi ons »,
ces derni ers f ormant l es « champs de mat i ère » .
Il nous f audra donc ret eni r que l a t héori e quant i que abol i t l a
di st i nct i on ent re champ et part i cul e et , du même coup, ent re ce
qui est mat éri el et ce qui ne l 'est pas, aut rement di t : ent re l a
mat i ère et son au-del à
On ne pourra décri re un champ qu'en t ermes de t ransf ormat i ons
des st ruct ures de l 'espace-t emps dans une régi on donnée ;
part ant , ce qu'on appel l e réal i t é n'est aut re qu'une successi on de
di scont i nui t és, de f l uct uat i ons, de cont rast es et d'acci dent s de
t errai n qui , dans l eur ensembl e, const i t uent un réseau
d'i nf ormat i ons.
Mai s t out e l a quest i on est de savoi r quel l e est l 'ori gi ne d'une
t el l e i nf ormat i on...
LES CHAMPS DU RÉEL

I. B. — No us vo i ci enfi n face à l ' ul ti m e fr o nti èr e : cel l e qui


bo r ne m ystér i eusem ent ce que no us appel o ns l a r éal i té physi que.
Mai s qu' y a-t-i l au-del à ? Sans do ute pl us r i en. O u pl utô t : pl us
r i en de t angi bl e.

J. G . — C' est l à que co m m ence l e do m ai ne de l ' espr i t. Le
suppo r t physi que n' est pl us n é c e s s a i r e po ur po r ter cette
i ntel l i g ence, cet o r dr e pr o fo nd que no us co nstati o ns auto ur de
no us. O r , ce « pr esque r i en », co m m e l e di sai t l e phi l o so phe
Jankél évi tch, c' est pr éci sém ent c e l a, l a substance du r éel . Mai s de
quo i s' ag i t-i l ?

G . B. — Descendo ns une fo i s de pl us dans l ' i nfi ni m ent peti t, au
cœ ur de cette fam euse m ati èr e. Suppo so ns que no us pui ssi o ns
no us i ntr o dui r e dans l e no yau de l ' ato m e : de quo i est co m po sé l e
« pano r am a » que no us per cevr o ns al o r s ? La physi que nucl éai r e
no us i ndi que qu' à ce ni veau no us devo ns r enco ntr er des par ti cul es
di tes « él ém entai r es », dans l a m esur e o ù i l n' exi ste r i en de pl us «
peti t » qu' el l e : l es quar ks, l es l epto ns et l es g l uo ns. Mai s, une
fo i s de pl us, de quel l e é t o f f e so nt fai tes de tel l es par ti cul es ?
Q uel l e est l a « substance » d' un pho to n o u d' un él ectr o n ?
Jusqu' au m i l i eu du si ècl e, o n ne savai t pas r épo ndr e à une tel l e
questi o n. No us avo ns pu j ug er pr écédem m ent de l a pui ssance de
ces deux g r ands appar ei l s de pensée que so nt l a r el ati vi té et l a
m écani que quanti que. O r , une descr i pti o n co m pl ète de l a m ati èr e
i m pl i quai t une fusi o n de ces deux théo r i es dans un no uvel
ensem bl e. C' est pr éci sém ent ce que co m pr i t une no uvel l e
g énér ati o n de physi ci ens ver s l a fi n des années quar ante. Ai nsi ,
apr ès des années de tâto nnem ents et d' effo r ts, est appar u ce que
l ' o n appel l e l a « théo r i e quanti que r el ati vi ste des cham ps ».

J. G . — Ce qui no us r appr o che, sem bl e-t-i l , de l a co ncepti o n
spi r i tual i ste de l a m ati èr e...

I. B. — To ut à fai t. Dans cette per specti ve, une par ti cul e
n' exi ste pas par el l e-même m ai s uni quem ent à tr aver s l es ef f et s
qu' el l e eng endr e. Cet ensem bl e d' effets s' appel l e un « cham p ».
Ai nsi , l es o bj ets qui no us ento ur ent ne so nt autr es que des
ensem bl es de cham ps (cham p él ectr o m ag néti que, cham p de
g r avi tati o n, cham p pr o to ni que, cham p él ectr o ni que) ; l a r éal i té
essenti el l e, fo ndam ental e, est un ensem bl e de cham ps qui
i nter ag i ssent en per m anence entr e eux.

J. G . — Mai s dans ce cas, quel l e est l a s ubs t ance de ce no uvel
o bj et physi que ?

I. B. — Au sens str i ct, un cham p n'a pas de subst ance autr e que
vi br ato i r e ; i l s' ag i t d' un ensem bl e de vi br ati o ns po tenti el l es,
auxquel l es so nt asso ci és des « quanto ns », c' est-à-di r e des
par ti cul es él ém entai r es, de di ffér entes natur es. Ces par ti cul es —
qui so nt l es m ani festati o ns « m atér i el l es » du cham p — peuvent se
dépl acer dans l ' espace et entr er en i nter acti o n l es unes avec l es
autr es. Dans un tel cadr e, l a r éal i té so us-j acente est l ' ensem bl e
des cham ps po ssi bl es car actér i sant l es phéno m ènes o bser vabl es,
ceux-ci ne l ' étant que par l ' entr em i se des par ti cul es él ém entai r es.

J. G . — En so m m e, ce que décr i t l a théo r i e quanti que r el ati vi ste
des cham ps, ce ne so nt pas l es par ti cul es en tant que tel l es, en tant
qu' o bj ets, m ai s l eur s i nter acti o ns i ncessantes, i nno m br abl es, avec
el l es-m êm es.

I. B. — Ceci r evi ent à di r e, que l e « fo nd de l a m ati èr e est
i ntr o uvabl e, du m o i ns so us l a fo r m e d' une c h o s e , d' une ul ti m e
par cel l e de r éal i té. No us po uvo ns to ut au pl us per cevo i r l es effets
eng endr és par l a r enco ntr e entr e ces êtr es fo ndam entaux, au
tr aver s d' événem ents fug i ti fs, fanto m ati ques que no us di so ns êtr e
des « i nter acti o ns ».

J. G . — No us veno ns de fr anchi r une étape i m po r tante dans
cette m ar che qui , à tr aver s l a sci ence, no us co ndui t ver s Di eu.
En effet, l a co nnai ssance quanti que que no us avo ns de l a
m ati èr e no us am ène à co m pr endr e qu' i l n' exi ste ri en de st abl e au
ni veau fo ndam ental : to ut est en per pétuel m o uvem ent, to ut
chang e et se tr ansfo r m e sans cesse, au co ur s de ce bal l et
chao ti que, i ndescr i pti bl e, qui ag i te fr énéti quem ent l es par ti cul es
él ém entai r es. Ce que no us cr o yo ns i m m o bi l e r évèl e en fai t
d' i nno m br abl es va-et-vi ent : des zi g zag s, des i nfl exi o ns
déso r do nnées, des dési ntég r ati o ns o u, au co ntr ai r e, des
expansi o ns. Fi nal em ent, l es o bj ets qui no us ento ur ent ne so nt que
vi de, fr énési e ato m i que et m ul ti pl i ci té. Entr e m es m ai ns, cette
si m pl e fl eur. Q uel que cho se d' effr o yabl em ent co m pl exe : l a danse
de m i l l i ar ds et de m i l l i ar ds d' ato m es (do nt l e no m br e dépasse
to us l es êtr es po ssi bl es qu' o n peut co m pter sur no tr e pl anète, l es
g r ai ns de sabl e de to utes l es pl ag es), ato m es qui vi br ent, o sci l l ent
auto ur d' équi l i br es i nstabl es. En r eg ar dant cette fl eur , j e pense
ceci : i l exi ste, dans no tr e uni ver s, l ' anal o g ue de ce que l es
phi l o so phes anci ens appel ai ent des « fo r m es », c' est-à-di r e des
types d' équi l i br e qui expl i quent que l es o bj ets so nt c e l a par ce
qu' i l s so nt c e l a et pas autr em ent. O r , aucun des él ém ents
co m po sant un ato m e, r i en de ce que no us savo ns des par ti cul es
él ém entai r es ne peut expl i quer p o u r q u o i e t c o m m e n t de tel s
équi l i br es exi stent. Ceux-ci r epo sent sur une cause qui , au sens
str i ct, ne m e par aî t pas appar teni r à no tr e uni ver s physi que. Ce
que vo us appel ez « cham p » n' est autr e qu' une fenêtr e o uver te sur
un ar r i èr e-pl an beauco up pl us pr o fo nd, l e Di vi n, peut-êtr e.
Au fo nd, r i en de ce que no us po uvo ns per cevo i r n' est vr ai m ent
« r éel », au sens que no us do nno ns habi tuel l em ent à ce m o t. D' une
cer tai ne m ani èr e, no us so m m es pl o ng és au cœ ur d' une i l l usi o n,
qui dépl o i e auto ur de no us un co r tèg e d' appar ences, de l eur r es
que no us i denti fi o ns à l a r éal i té. To ut ce que no us cr o yo ns sur
l ' espace et sur l e tem ps, to ut ce que no us i m ag i no ns à pr o po s de
l a l o cal i té des o bj ets et de l a causal i té des événem ents, ce que
no us po uvo ns penser du car actèr e s é p a r a b l e des cho ses exi stant
dans l ' uni ver s, to ut cel a n' est qu' une i m m ense et per pétuel l e
hal l uci nati o n, qui r eco uvr e l a r éal i té d' un vo i l e o paque. Une
r éal i té étr ang e, prof onde exi ste so us ce vo i l e ; une r éal i té qui ne
ser ai t pas fai te de m ati èr e, m ai s d' espr i t ; une vaste pensée
qu' apr ès un dem i -si ècl e de tâto nnem ents, l a no uvel l e physi que
co m m ence à co m pr endr e, i nvi tant l es r êveur s que no us so m m es à
écl ai r er d' un feu nai ssant l a nui t de no s r êves.

I. B. — No us so m m es i ci en tr ai n d' attei ndr e l e ni veau
fo ndam ental du r éel , d' appr éhender sa substance ul ti m e, l ' éto ffe
do nt i l est fai t. O r cette éto ffe, qu'est -ce que c'est ?
La r éal i té o bser vabl e n' est r i en d' autr e qu' un ensem bl e de
cham ps. O r , à ce stade, vo s r éfl exi o ns à pr o po s d' un o r dr e
tr anscendant pr ennent une am pl eur étr ang e. En effet, l es
physi ci ens co m m encent à per cevo i r que ce qui car actér i se un
cham p, c' est l a sym étr i e, o u pl us exactem ent, l 'i nvari ance gl obal e
de symét ri e.

J. G . — Q ue vo ul ez-vo us di r e ?

G . B. — Cet « o r dr e so us-j acent » sur l equel r epo se l a natur e et
do nt r ésul te to ut ce que no us vo yo ns est, en fai t, l a m ani festati o n
de quel que cho se de tr ès tr o ubl ant, de to tal em ent i nexpl i cabl e
j usqu' i ci : l a sym étr i e pr i m o r di al e.
Suppo so ns que no us fassi o ns to ur ner un di sque auto ur de so n
axe de r o tati o n. Q uel que so i t l e no m br e de to ur s acco m pl i s o u
enco r e sa vi tesse, l a sym étr i e du di sque auto ur de so n axe r este
i nchang ée. En ter m es pl us r i g o ur eux, l e di sque est so um i s à une «
i nvar i ance de j aug e », To ute sym étr i e r equi er t, co m m e l ' o nt
dém o ntr é, ver s l a fi n des années so i xante, quel ques physi ci ens
par ti cul i èr em ent audaci eux, l ' exi stence d' un « cham p de j aug e »
desti né à co nser ver l ' i nvar i ance g l o bal e du di sque, en dépi t des
tr ansfo r m ati o ns l o cal es qu' i l subi t, po i nt par po i nt, au m o m ent o ù
i l to ur ne.

J. G . — En so m m e, ce que vo us appel ez l e cham p de j aug e
ser ai t ce qui em pêche l e di sque de se défo r m er et, par l à, de
per dr e sa sym étr i e o r i g i nel l e...

G . B. — C' est un peu cel a, r am ené à no tr e échel l e. Cependant,
n' o ubl i o ns pas que no us so m m es en tr ai n d' évo quer des
phéno m ènes qui se pr o dui sent au sei n de ce m o nde
extr ao r di nai r em ent étr ang er qu' est l ' i nfi ni m ent peti t.

J. G . — Avant d' al l er pl us l o i n, j e so uhai te fai r e par tag er ce
que j e r essens : une i m pr essi o n de bo nheur i ntel l ectuel face à ce
co ncept no uveau po ur m o i de s y mé t r i e . Depui s to uj o ur s, j e sai s
o u pl utô t j e s e n s que no tr e uni ver s r epo se sur un o r dr e so us-
j acent, une so r te d' équi l i br e str uctur el qui a quel que cho se
d' adm i r abl e, de beau, co m m e peut l ' êtr e l e car actèr e sym étr i que
d' un o bj et. Et c' est po ur cel a que j ' attends de l a physi que m o der ne
qu' el l e m e di se en quo i , dans so n i nti m i té, l a natur e est «
sym étr i que ».

I. B. — Reveno ns aux o r i g i nes de l ' uni ver s. En r éso nance avec
l a fo r m ul e bi bl i que, no us po ur r i o ns di r e qu' à cette épo que
l o i ntai ne, co m pr i se entr e qui nze et vi ng t m i l l i ar ds d' années, étai t
l a sym étr i e. So uveno ns-no us du bi g bang : au Tem ps de Pl anck
r èg ne l a symét ri e absol ue. El l e se m ani feste par l a pr ésence, dans
l ' uni ver s nai ssant, de par ti cul es él ém entai r es évo l uant quatr e à
quatr e et déno m m ées g l uo ns. O r , ces g l uo ns so nt de m asse nul l e
et to us r i g o ur eusem ent sem bl abl es, autr em ent di t symét ri ques.
A par ti r de l à, o n peut avancer l ' hypo thèse sui vante : cette
sym étr i e pr i m o r di al e a été br i sée par une so udai ne r uptur e
d' équi l i br e entr e l es m asses des g l uo ns : tandi s que seul un g l uo n
co nser ve une m asse nul l e (devenant ai nsi l e suppo r t de l a fo r ce
él ectr o m ag néti que) l es tr o i s autr es, au co ntr ai r e, acqui èr ent une
m asse extr êm em ent él evée, cent fo i s supér i eur e à cel l e du pr o to n.
Ai nsi est appar u ce que l ' o n appel l e l ' i nter acti o n fai bl e, do nt no us
avo ns déj à m enti o nné l ' exi stence pr écédem m ent (2 ).

J. G . — Si l a sym étr i e, c' est-à-di r e l e par fai t équi l i br e entr e l es
enti tés o r i g i nel l es, car actér i sai t l ' uni ver s à ses débuts, po ur quo i
une tel l e sym étr i e s' est-el l e « spo ntaném ent » br i sée ? Q ue s' est-i l
passé ?

G . B. — Per so nne ne l e sai t, du m o i ns pas enco r e. L' une des
expl i cati o ns, pr o po sée par l e physi ci en Peter Hi g g s, est qu' i l
exi ste des par ti cul es « fantô m es », enco r e i ndétectabl es, do nt l e
r ô l e a co nsi sté à br i ser l a sym étr i e r ég nant entr e l es quanto ns
o r i g i nel s.

J. G . — Un peu co m m e une bo ul e r o ul ant au m i l i eu d' un j eu de
qui l l es o r do nnées...

G . B. — Exactem ent. Et l ' un des défi s de l a physi que à veni r
co nsi ster a à m ettr e en évi dence ces par ti cul es fantô m es, g r âce à
des accél ér ateur s de par ti cul es suffi sam m ent pui ssants.

J. G . — En to ut cas, i l m e pl aî t de r eteni r l ' essenti el : l ' uni ver s-
m achi ne, l ' uni ver s g r anul ai r e, co m po sé de m ati èr e i ner te, n' exi ste
pas. Le r éel est so us-tendu par des cham ps, au pr em i er r ang
desquel s no us r enco ntr o ns un cham p pr i m o r di al , car actér i sé par
un état de supr asym étr i e, un état d' o r dr e et de per fecti o n abso l us.
Est-ce que j e vo us éto nner ai en co ncl uant que cet état de
per fecti o n po sé par l a sci ence aux o r i g i nes de l ' uni ver s m e
sem bl e appar teni r à Di eu ?

I. B. — Vo tr e co ncl usi o n appel l e une évo cati o n pl us fi ne de ce
qui , pr éci sém ent, m et un ter m e au déter m i ni sm e m écani ste et à
to ute appr o che m atér i al i ste du r éel .
No us savo ns déso r m ai s que l es par ti cul es él ém entai r es n' o nt
aucune exi stence au sens st ri ct , qu' el l es ne so nt que l es
m ani festati o ns pr o vi so i r es de cham ps i m m atér i el s. Ceci no us
o bl i g e do nc à r épo ndr e à cette questi o n : l es cham ps so nt-i l s l a
r éal i té ul t i me ? So nt-i l s des enti tés étr ang èr es i m m er g ées dans l a
g éo m étr i e ? o u bi en, au co ntr ai r e, ne so nt-i l s r i en d' autr e que l a
g éo m étr i e el l e-m êm e ?
En fai t, i l déco ul e de to ut ce qui pr écède que l ' espace et l e
tem ps so nt, à l eur to ur , des pr o j ecti o ns l i ées aux cham ps
fo ndam entaux et qu' i l s n' o nt aucune so r te d' exi stence
i ndépendante. Autr em ent di t, l ' i m ag e d' un espace v i d e ser vant de
scène au m o nde m atér i el n' a pas davantag e de sens que cel l e d' un
tem ps abso l u, o ù des phéno m ènes nai ssent et se dével o ppent au
co ur s d' un enchaî nem ent i m m uabl e de causes et d' effets.

J. G . — Fai so ns l e po i nt : l es cham ps so nt l es vér i tabl es
suppo r ts de ce que j ' ai appel é l 'espri t de réal i t é ; cependant, l es
r éfl exi o ns que no us avo ns po ur sui vi es l ai ssent i ntacte cette
questi o n : de quo i ces cham ps so nt-i l s co nsti tués ?

G . B. — D' abo r d, no us l ' avo ns vu, l e vi de n' exi ste pas : i l n' y a
aucune r ég i o n de l ' espace-tem ps o ù l ' o n ne tr o uver ai t « r i en » ;
par to ut, no us r enco ntr o ns des cham ps quanti ques pl us o u m o i ns
fo ndam entaux. Bi en pl us : ce vi de est l e théâtr e d' événem ents
per m anents, de fl uctuati o ns i ncessantes, de vi o l entes « tem pêtes
quanti ques » au co ur s desquel l es de no uvel l es enti tés i nfr a-
ato m i ques so nt cr éées avant d' êtr e, pr esque aussi tô t, détr ui tes.

I. B. — Il faut so ul i g ner que ces par ti cul es vi r tuel l es,
eng endr ées par l es cham ps quanti ques, so nt pl us que des
abstr acti o ns ; aussi fanto m ati ques so i ent-el l es, l eur s effets
exi stent dans l e m o nde physi que o r di nai r e et so nt, par
co nséquent, m esur abl es.

J. G . — Si l es êtr es quanti ques so nt g énér és par des cham ps
fo ndam entaux, autr em ent di t, s' i l s pr o vi ennent du vi de, qu' est-ce
que l a r éal i té fo ndam ental e, si no n « quel que cho se » do nt l ' éto ffe
n' est autr e que de l a pur e i nfo r m ati o n ?

G . B. — A l ' appui de vo tr e i ntui ti o n, de pl us en pl us no m br eux
so nt l es physi ci ens po ur qui l ' uni ver s n' est autr e qu' une so r te de
tabl eau i nfo r m ati que, une vaste m atr i ce d' i nfo r m ati o n. La r éal i té
devr ai t al o r s no us appar aî tr e co m m e un r éseau d' i nter co nnexi o ns
i nfi ni es, une r éser ve i l l i m i tée de pl ans et de m o dèl es po ssi bl es
qui se cr o i sent et se co m bi nent sel o n des l o i s qui no us so nt
i naccessi bl es et que no us ne co m pr endr o ns peut-êtr e j am ai s.

J. G . — Sans do ute est-ce à cel a que pense l e physi ci en Davi d
Bo hm l o r squ' i l affi r m e qu' i l exi ste un ordre i mpl i ci t e, caché dans
l es pr o fo ndeur s du r éel . En ce sens, i l no us faudr ai t adm ettr e que
l ' uni ver s to ut enti er est co m m e r em pl i d' i ntel l i g ence et
d' i ntenti o n : depui s l a m o i ndr e par ti cul e él ém entai r e, j usqu' aux
g al axi es. Et ce qui est extr ao r di nai r e, c' est que c' est du même
o r dr e, de l a même i ntel l i g ence qu' i l s' ag i t dans l es deux cas.

I. B. — Je cr o i s uti l e de pr éci ser ce que pensent l es physi ci ens
l o r squ' i l s affi r m ent que l ' uni ver s n' est autr e qu' un i m m ense
r éseau d' i nfo r m ati o n. L' un des cher cheur s qui a fo r m al i sé cette
hypo thèse avec l e pl us d' entho usi asm e est un théo r i ci en du no m
d' Edwar d Fr edki n. A ses yeux, so us l a sur face des phéno m ènes,
l ' uni ver s fo ncti o nne co m m e s' i l étai t co m po sé d' un tr ei l l i s
tr i di m ensi o nnel d' i nter r upteur s, un peu co m m e l es uni tés l o g i ques
d' un o r di nateur g éant. C' est po ur quo i , dans cet uni ver s-l à, l es
par ti cul es i nfr a-ato m i ques et l es o bj ets qu' el l es eng endr ent par
l eur s co m bi nai so ns ne so nt autr es que des « schém as
d' i nfo r m ati o n » en per pétuel m o uvem ent.

J. G . — Si Fr edki n est dans l e vr ai , et que l a m i se au j o ur des
l o i s per m ettant à l ' i nfo r m ati o n uni ver sel l e d' o r do nner l e r éel so i t
po ssi bl e, no us co m pr endr o ns al o r s p o u r q u o i l es l o i s de l a
physi que fo ncti o nnent : l a pr o chai ne étape ser a cel l e de l a
physi que « sém anti que », cel l e des si g ni fi cati o ns. Cette r évo l uti o n
sci enti fi que m e sem bl e o uvr i r l a tr o i si èm e èr e de l a physi que.
La pr em i èr e étai t cel l e de G al i l ée, de Kepl er et de Newto n, au
co ur s de l aquel l e l e catal o g ue des m o uvem ents a été dr essé sans
que l ' o n ai t expl i qué ce qu' étai t l e m o uvem ent ; l a deuxi èm e est l a
physi que quanti que qui établ i t l e catal o g ue des l o i s du
chang em ent sans expl i quer l a l o i ; l a tr o i si èm e, enco r e à veni r ,
est l e déchi ffr em ent de l a l o i physi que el l e-m êm e.

G . B. — Fo r ce no us est cependant de r eco nnaî tr e que l a
déval uati o n des co ncepts de ma t i è re et d'é n e rg i e en faveur du «
r i en » de l ' i nfo r m ati o n ne se fer a pas sans pei ne : co m m ent
abando nner l e m atér i el physi que qui fo nde no tr e exi stence po ur l e
r em pl acer par un « l o g i ci el de si g ni fi cati o n » ? Et co m m ent l es
él ém ents de co nnai ssance dur em ent acqui s par l a sci ence peuvent-
i l s êtr e co nver ti s en ces no uveaux fo ndem ents ? Co m m ent et o ù
al l er so nder l es secr ets de cet uni ver s de si g ni fi cati o n ? Les
pr o cessus fo ndam entaux qui g o uver nent l ' uni ver s au ni veau du «
r éseau d' i nfo r m ati o n » so nt, enco r e une fo i s, si tués au-del à des
quanta ; l o r sque no tr e techno l o g i e no us per m ettr a de pénétr er des
ni veaux d' exi stence enco r e pl us i nfi m es, peut-êtr e
co m m encer o ns-no us à assur er no tr e pr i se — pr écai r e — sur l e
r o yaum e nébul eux de l ' i nfo r m ati o n co sm i que (1 ).
Au f ond, t out se passe comme si l 'espri t , dans ses t ent at i ves pour
percer l es secret s du réel , découvrai t que ces secret s ont quel que
chose de commun avec l ui -même. Le champ de consci ence pourrai t
appart eni r au même cont i nuum que l e champ quant i que.
N'oubl i ons pas ce pri nci pe essent i el de l a t héori e quant i que :
l 'act e même d'observat i on, aut rement di t l a consci ence de
l 'observat eur, i nt ervi ent dans l a déf i ni t i on et , pl us prof ondément
encore, dans l 'exi st ence de l 'obj et observé : l 'observat eur et l a
chose observée f orment un seul et même syst ème.
Cet t e i nt erprét at i on du réel , di rect ement i ssue des t ravaux de
l 'Écol e de Copenhague, abol i t t out e di st i nct i on f ondament al e
ent re mat i ère, consci ence et espri t : seul e demeure une
i nt eract i on myst éri euse ent re ces t roi s él ément s d'une même
Tot al i t é. Rappel ons-nous une des expéri ences l es pl us f asci nant es
de l a physi que quant i que : cel l e des f ent es de Young. Sel on
l 'équat i on de Schrödi nger, l orsque des part i cul es de l umi ère
passent à t ravers l a f ent e d'un écran pour f rapper l e mur qui se
t rouve derri ère, 10 % de ces part i cul es i ront heurt er une zone A
t andi s que l es 90 % rest ant es i ront f rapper une zone B. Or l e
comport ement d'une part i cul e pri se i sol ément est i mprévi si bl e :
seul l e modèl e de di st ri but i on d'un grand nombre de part i cul es
obéi t à des l oi s st at i st i ques prévi si bl es. Si nous envoyons l es
part i cul es une par une à t ravers l a f ent e, i l nous sembl era, après
que 10 % d'ent re el l es auront heurt é l a zone A, que l es part i cul es
sui vant es « savent » que l a probabi l i t é est accompl i e, et qu'el l es
devront esqui ver cet t e zone ( 1 ) .
Pourquoi ? Quel t ype d'i nt eract i on exi st e-t -i l donc ent re chaque
part i cul e ? échangent -el l es quel que chose de l 'ordre du si gnal ?
Pui sent -el l es, à même l e réseau du champ quant i que, l 'i nf ormat i on
propi ce à gui der l eur comport ement ?
C'est ce que nous al l ons t ent er de découvri r en décomposant ,
phase par phase, l a cél èbre expéri ence des Fent es de Young...
L' ESPRIT DANS LA MAT IÈRE

I. B. — Po ur tr o uver ce que no us appel o ns l ’« espr i t » au cœ ur


de l a m ati èr e, no us al l o ns m ai ntenant pénétr er au cœ ur de
l ' étr ang eté quanti que, en abo r dant une expér i ence tr o ubl ante qui ,
depui s bi en des années, débo uche sur un m ystèr e. Cette
expér i ence, do nt no us avo ns déj à di t quel ques m o ts, est co nnue
so us l e no m d' « expér i ence de l a do ubl e fente » : el l e co nsti tue
l ' él ém ent fo ndam ental de l a théo r i e quanti que.

J. G . — Po ur quel l e r ai so n ?

G . B. — Par ce que, co m m e l ' a di t un j o ur l e physi ci en
am ér i cai n Ri char d Feynm an, el l e m et en évi dence « un phéno m ène
qu' i l est i m po ssi bl e d' expl i quer d' une m ani èr e cl assi que et qui
abr i te l e cœ ur de l a m écani que quanti que. En r éal i té, i l r enfer m e
l e seul m ystèr e... »

I. B. — Si no us vo ul o ns par veni r no n pas à r éso udr e un tel
m ystèr e m ai s, si m pl em ent, à no us fai r e une i dée — m êm e vag ue
— de ce qu' i l r eco uvr e, no us al l o ns devo i r abando nner , une fo i s
de pl us, no s der ni èr es r éfér ences au m o nde quo ti di en.

J. G . — Ni el s Bo hr avai t une faço n par ti cul i èr e de décr i r e cette
étr ang eté à l aquel l e vo us fai tes al l usi o n. Lo r sque quel qu' un venai t
l ui expo ser une i dée no uvel l e suscepti bl e de r éso udr e l ' une des
éni g m es de l a théo r i e quanti que, i l s' am usai t à l ui r épo ndr e : «
Vo tr e théo r i e est fo l l e, m ai s el l e ne l ' est pas assez po ur êtr e
vr ai e. »

G . B. — En ce sens, l a r éussi te de l a théo r i e quanti que est de
s' êtr e édi fi ée en m ar g e et, l e pl us so uvent, c o n t r e l a r ai so n
o r di nai r e. C' est po ur quo i i l y a quel que cho se de « fo u » dans
cette théo r i e, quel que cho se qui dépasse déso r m ai s l a sci ence.
Sans que no us l e sachi o ns enco r e cl ai r em ent, c' est no tr e
r epr ésentati o n du m o nde qui est en j eu et co m m ence
i r r éver si bl em ent à bascul er.

J. G . — Po uvo ns-no us r eveni r sur un exem pl e d' un tel
bascul em ent ?

G . B. — Pr eno ns une fl eur. Si j e déci de de l a pl acer ho r s de m a
vue, dans une autr e pi èce, el l e n' en co nti nue pas m o i ns d' exi ster.
C' est, en to ut cas, ce que l ' expér i ence quo ti di enne m e per m et de
suppo ser. O r l a théo r i e quanti que no us di t to ut autr e cho se : el l e
so uti ent que si no us o bser vo ns cette fl eur avec assez de fi nesse,
c' est-à-di r e au ni veau de l ' ato m e, sa r éal i té pr o fo nde et so n
exi stence so nt i nti m em ent l i ées à l a faço n do nt no us l ' o bser vo ns.

J. G . — Je sui s pr êt à adm ettr e que l e m o nde ato m i que n' a
aucune exi stence défi ni e tant que no us n' avo ns pas br aqué sur l ui
un i nstr um ent de m esur e. Ce qui co m pte, c' est l e j eu de
co nsci ence à co nsci ence : po ur r epr endr e une expr essi o n
m athém ati que : l e r ô l e de « quanti fi cateur exi stenti el » qui ,
déso r m ai s, r evi ent à l ' espr i t et à l ui seul au cœ ur de cette r éal i té
qu' à to r t no us per si sto ns à appel er mat éri el l e.

I. B. — Ce j eu de co nsci ence à co nsci ence, no us al l o ns
m ai ntenant essayer de l ' établ i r cl ai r em ent en r evenant, dans l e
détai l , ver s cette fam euse expér i ence que l e physi ci en ang l ai s
T ho m as Yo ung a r éal i sée po ur l a pr em i èr e fo i s en 18 0 1.
A no uveau, i m ag i no ns l e di spo si ti f : une sur face pl ane per cée
de deux fentes, une so ur ce l um i neuse si tuée devant ai nsi qu' un
écr an, pl acé der r i èr e.
A par ti r de l à, que se passe-t-i l l o r sque l es « g r ai ns de l um i èr e
» que so nt l es pho to ns tr aver sent l es deux fentes et r enco ntr ent
l ' écr an di spo sé à l ' ar r i èr e ?
La r épo nse, depui s 18 0 1, est cl assi que : o n o bser ve sur l ' écr an
une sér i e de r ai es ver ti cal es, al ter nati vem ent so m br es et cl ai r es,
do nt l e tr acé g énér al évo que i m m édi atem ent l e phéno m ène des
i nter fér ences.

J. G . — Dans ce cas, o n devr ai t êtr e en m esur e de co ncl ur e,
co m m e l e fi t d' ai l l eur s Yo ung , que l a l um i èr e est co m par abl e à un
fl ui de, qui se pr o pag e g r âce à des o ndes, cel l es-ci étant de m êm e
natur e que des vag ues dans l ' eau.
O r , no us l ' avo ns déj à so ul i g né, ce n' est pas l a co ncl usi o n
d' Ei nstei n. Po ur l ui , l a l um i èr e est fai te de peti ts g r ai ns, l es
pho to ns. Co m m ent des m yr i ades de g r ai ns to ur bi l l o nnant, sépar és
l es uns des autr es, peuvent-i l s co nsti tuer l es fi g ur es co hér entes et
pr éci ses de bandes successi vem ent o bscur es et cl ai r es ?

G . B. — C' est pr éci sém ent l à l e m ystèr e. Po ur en sai si r
l ' am pl eur , j e pr o po se de co ndui r e l ' expér i ence étape par étape.
Suppo so ns to ut d' abo r d que j e fer m e l ' une des deux fentes l a
g auche par exem pl e. Dans ce cas, l es pho to ns vo nt devo i r passer
par l a seul e fente de dr o i te. Rédui so ns l ' i ntensi té de l a so ur ce
l um i neuse de faço n à ce qu' el l e ém ette l es pho to ns un par un.
A pr ésent, « ti r o ns » un pho to n. Un i nstant pl us tar d, cel ui -ci
passe par l a seul e fente o uver te et fi ni t par r enco ntr er l ' écr an.
Co m m e no us co nnai sso ns so n o r i g i ne, sa vi tesse et sa di r ecti o n,
no us devr i o ns, à l ' ai de des l o i s de Newto n, pr édi r e exact ement l e
po i nt d' i m pact de no tr e pho to n sur l ' écr an.
Intr o dui so ns m ai ntenant un él ém ent no uveau dans l ' expér i ence :
no us al l o ns o uvr i r l a fente de g auche. Pui s, no us sui vo ns l a
tr aj ecto i r e d' un no uveau pho to n en di r ecti o n de l a m êm e fente,
cel l e de dr o i te. Rappel o ns que no tr e deuxi èm e pho to n par t du
m êm e endr o i t que l e pr em i er , se dépl ace à l a m êm e vi tesse et dans
l a m êm e di r ecti o n.

J. G . — Si j ' ai bi en co m pr i s, l a seul e di ffér ence au co ur s de ce
deuxi èm e « ti r de pho to n », c' est que, co ntr ai r em ent au pr em i er
cas, l a fente de g auche est déso r m ai s o uver te...

G . B. — Exactem ent. En to ute l o g i que, l e pho to n num ér o deux
devr ai t heur ter l ' écr an exactem ent au m êm e endr o i t que l e pho to n
num ér o un.
O r , ce n' est pas du to ut ce qui se passe.
En effet, l e pho to n num ér o deux vi ent fr apper l ' écr an en un to ut
autr e endr o i t, par fai tem ent di sti nct du po i nt d' i m pact pr écédent.
Autr em ent di t, to ut se passe co m m e si l e co m po r tem ent du pho to n
num ér o deux avai t été m o d i f i é par l ' o uver tur e de l a fente de
g auche. Le m ystèr e est do nc cel ui -ci : co m m ent l e pho to n a-t-i l «
déco uver t » que l a fente de g auche étai t o uver te ? Avant de tenter
une r épo nse, al l o ns pl us l o i n. En effet, co nti nuo ns à expédi er des
pho to ns un par un en di r ecti o n de l a pl aque, sans « vi ser » l ' une
o u l ' autr e fente. Q ue co nstato ns-no us au bo ut d' un cer tai n tem ps ?
Co ntr e to ute attente, que l ' accum ul ati o n des i m pacts de pho to ns
sur l ' écr an r efo r m e p ro g re s s i v e m e n t l a tr am e d' i nter fér ence
pr o dui te i nst ant anément au co ur s de l ' expér i ence i ni ti al e.
Ici enco r e, une questi o n sans r épo nse se po se : co m m ent chaque
pho to n « sai t-i l » q u e l l e par ti e de l ' écr an i l do i t heur ter po ur
fo r m er , avec ses vo i si ns, une i m ag e g éo m étr i que, r epr ésentant
une sui te de r ai es ver ti cal es par fai tem ent o r do nnées ? C' est
pr éci sém ent cette questi o n qu' a po sée, en 19 77, l e physi ci en
am ér i cai n Henr y Stapp, pr o fo ndém ent ébr anl é par de tel s
r ésul tats : « Co m m ent l a par ti cul e sai t-el l e qu' i l y a deux fentes ?
Co m m ent l ' i nfo r m ati o n sur ce qui se passe par to ut ai l l eur s est-
el l e r éuni e po ur déter m i ner ce qu' i l est pr o babl e d' adveni r i ci ?

J. G . — O n a pr esque l ' i m pr essi o n que l es pho to ns so nt do tés
d' une so r te de c o n s c i e n c e r udi m entai r e, ce qui m e r am ène
i r r ési sti bl em ent ver s l e po i nt de vue de Tei l har d de Char di n po ur
qui to ut dans l ' uni ver s, j usqu' à l a pl us i nfi m e par ti cul e, est
po r teur d' un cer tai n deg r é de co nsci ence...

I. B. — En l ' état actuel de l a sci ence, l a m aj o r i té des
sci enti fi ques ne par tag e pas cet avi s. Cependant, quel ques-uns
sautent l e pas et vo nt j usqu' à i m ag i ner que l es par ti cul es
él ém entai r es so nt do tées d' une pr o pr i été pl us o u m o i ns
co m par abl e au l i br e ar bi tr e. C' est par exem pl e l e cas du physi ci en
am ér i cai n Evan Wal ker , qui a expo sé, en 19 70 , l a sur pr enante
thèse que vo i ci : « La co nsci ence peut êtr e asso ci ée à to us l es
phéno m ènes quanti ques... pui sque to ut événem ent est en derni ère
i n s t a n c e l e pr o dui t d' un o u de pl usi eur s événem ents quanti ques,
l ' uni ver s est h a b i t é par un no m br e pr esque i l l i m i té d' enti tés
co nsci entes, di scr ètes (au sens m athém ati que), g énér al em ent no n
pensantes, qui o nt l a r espo nsabi l i té du fo ncti o nnem ent de
l ' uni ver s (1 ). »

G . B. — Sans al l er j usqu' à par l er de co nsci ence, i l est to ut de
m êm e tr o ubl ant de co nstater à quel po i nt l a r éal i té o bser vée est
i ci l i ée au po i nt de vue ado pté par l ' o bser vateur. Do nno ns un
autr e exem pl e. Suppo so ns que j e par vi enne à r epér er par quel l e
fente passe chacun des pho to ns par ti ci pant à l ' expér i ence.
Dans ce cas, aussi sur pr enant que cel a par ai sse, j e ne co nstate
pas sur l ' écr an l a fo r m ati o n d' une tr am e d' i nter fér ences !
Autr em ent di t, si j e déci de de vér i fi er expér i m ental em ent que l e
pho to n est bi en une par ti cul e fr anchi ssant une fente défi ni e, al o r s
no tr e pho to n se co m po r te tr ès exactem ent co m m e une par ti cul e
passant par un o r i fi ce.
Au co ntr ai r e, si j e ne m ' éver tue pas à sui vr e l a tr aj ecto i r e de
chaque pho to n dur ant l ' expér i ence, al o r s l a di str i buti o n des
par ti cul es sur l ' écr an fi ni t par fo r m er une fi g ur e d' i nter fér ences
d' o ndes.

J. G . — En so m m e, o n a i ci l ' i m pr essi o n que l es pho to ns «
savent » qu' o n l es o bser ve et, pl us exactem ent enco r e, de quel l e
f açon i l s so nt o bser vés.

I. B. — C' est un peu cel a. Q uo i qu' i l so i t i l l uso i r e de penser que
l e co ncept de co nsci ence est tr anspo sabl e aux enti tés peupl ant
l ' uni ver s quanti que.
En r evanche, cette éto nnante expér i ence co nfi r m e que par l er de
l ' exi stence o bj ecti ve d' une par ti cul e él ém entai r e en un po i nt
défi ni de l ' espace n' a pas de sens. Une fo i s enco r e, une par ti cul e
n' exi ste so us l a fo r m e d' un o bj et po nctuel , défi ni dans l ' espace et
l e tem ps, que l o r squ' el l e est di r ectem ent o bser vée.

G . B. — Au fo nd, l a seul e m ani èr e de co m pr endr e l es r ésul tats
d' une tel l e expér i ence co nsi ste à abando nner l ' i dée que l e pho to n
est un o bj et déter m i né. En r éal i té, i l n' exi ste que so us l a fo r m e
d' une o nde de pr o babi l i té, qui fr anchi t si m ul taném ent l es deux
fentes et i nter fèr e avec el l e-m êm e sur l ' écr an.

J. G . — J' en co ncl us qu' i l n' exi ste pas de m ei l l eur exem pl e
d' i nter pénétr ati o n entr e l a m ati èr e et l ' espr i t : quand no us tento ns
d' o bser ver cette o nde de pr o babi l i té, el l e se tr ansfo r m e en une
par ti cul e pr éci se ; au co ntr ai r e quand no us ne l ' o bser vo ns pas,
el l e g ar de to utes ses o pti o ns o uver tes. Vo i l à qui am ène à penser
que l e pho to n m ani feste une co nnai ssance du di spo si ti f
expér i m ental : y co m pr i s de ce que fai t et pense l ' o bser vateur. En
un cer tai n sens, l es par ti es so nt do nc en r appo r t avec l e to ut...

I. B. — En so m m e, l e m o nde se déter m i ne au t out derni er
moment , à l ' i nstant de l ' o bser vati o n. Avant, r i en n' est r éel , au sens
str i ct. Aussi tô t que l e pho to n a qui tté l a so ur ce l um i neuse, i l cesse
d' exi ster en tant que tel , devi ent un tr ai n de pr o babi l i té
o ndul ato i r e.
Le pho to n o r i g i nel est al o r s r em pl acé par une sér i e de «
pho to ns fantô m es », une i nfi ni té de do ubl ur es qui sui vent des
i ti nér ai r es di ffér ents j usqu' à l ' écr an.

J. G . — Et i l suffi t que no us o bser vi o ns cet écr an po ur que
to us l es fantô m es, à l ' excepti o n d' un seul , s' évano ui ssent. Le
pho to n r estant devi ent al o r s r éel .

G . B. — Cel a po se l a questi o n de savo i r ce que devi ent un o bj et
quanti que l o r sque no us cesso ns de l ' o bser ver : se di vi se-t-i l à
no uveau en une i nfi ni té de par ti cul es fantô m es po ur cesser , to ut
si m pl em ent, d' exi ster ?

I. B. — Cette no ti o n de par ti cul es fantô m es a une co nséquence
i ntér essante du po i nt de vue phi l o so phi que, po i nt de vue qui n' a
pas échappé à Ni el s Bo hr. Dès 19 27, l e g r and théo r i ci en a
sug g ér é que l ' i dée d' un m o nde uni que po uvai t êtr e fausse.
Reveno ns à l ' expér i ence de l a do ubl e fente : sel o n Bo hr , r i en ne
no us em pêche de co ncevo i r que l es deux cas de fi g ur e
(r epr ésentés par l es deux i ti nér ai r es po ssi bl es du pho to n qui
fr anchi t so i t l a fente A, so i t l a fente B) co r r espo ndent, en fai t, à
deux m o ndes to tal em ent di ffér ents l ' un de l ' autr e.

J. G . — Q ue vo ul ez-vo us di r e par l à ?

I. B. — Q ue dans ce m o nde po ssi bl e, l a par ti cul e passe par
l ' o r i fi ce A, tandi s qu' i l exi ste un deuxi èm e m o nde dans l equel el l e
fr anchi t l ' o r i fi ce B.

G . B. — Po ur al l er j usqu' au bo ut du r ai so nnem ent, i l faut
aj o uter que no tr e m o nde r éel r ésul te d' une super po si ti o n de ces
deux r éal i tés al ter nati ves qui , el l es-m êm es, co r r espo ndent aux
deux i ti nér ai r es po ssi bl es du pho to n. Aussi tô t que no us o bser vo ns
l ' écr an po ur savo i r par quel l e fente est passée l a par ti cul e, l a
deuxi èm e r éal i té s' évano ui t i nstantaném ent, ce qui suppr i m e l es
i nter fér ences.

J. G . — Ce qui vi ent d' êtr e di t auto r i se à r i squer deux
co ncl usi o ns extr êm es.
La pr em i èr e débo uche sur cette i dée neuve, enco r e j am ai s
évo quée en phi l o so phi e : ce ne ser ai ent pas seul em ent des
par ti cul es fantô m es qui exi ster ai ent à cô té de no tr e r éal i té, m ai s
des uni ver s co m pl ets, des m o ndes « par al l èl es » au nô tr e. Dans ce
cas, no us chem i ner i o ns dans un dédal e o ù une i nfi ni té de m o ndes
po ssi bl es enser r er ai ent no tr e étr o i t senti er , to us ég al em ent r éel s
et vr ai s, m ai s i naccessi bl es. J' évo quer ai pl us l o i n en quo i cette
thèse m e par aî t tr ès i ncer tai ne.
Le deuxi èm e po i nt, c' est que p e r s o n n e n' est en m esur e
d' expl i quer ce qui se passe au ni veau du pho to n au m o m ent o ù i l «
cho i si t » de passer par A o u par B. Le m ystèr e, c' est que, face à l a
fente A, l e pho to n sem bl e savo i r que l a fente B est o uver te o u
fer m ée. En so m m e, i l par aî t co nnaî tr e l ' état quanti que de
l ' uni ver s. O r , qu' est-ce qui per m et au pho to n de cho i si r tel o u tel
i ti nér ai r e ? Q u' est-ce qui r envo i e au néant l es m o ndes fantô m es ?
Si m pl em ent l a co nsci ence de l ' o bser vateur. Et no us vo i ci r am enés
ver s l ' espr i t : aux extr ém i tés i nvi si bl es de no tr e m o nde, au-
desso us et au-dessus de no tr e r éal i té, se ti ent l ' espr i t. Et c' est
peut-êtr e l à-bas, au cœ ur de l ' étr ang eté quanti que, que no s espr i ts
hum ai ns et cel ui de cet êtr e tr anscendant que no us appel o ns Di eu
so nt am enés à se r enco ntr er.
Enco r e un m o t : l ' expér i ence que no us avo ns décr i te no us
m o ntr e que no us ne vi vo ns pas dans un m o nde déter m i né : au
co ntr ai r e, no us so m m es l i br es et avo ns l e po uvo i r de to ut
chang er à chaque i nstant. C' est po ur quo i l es par ti cul es
él ém entai r es ne so nt pas des fr ag m ents de m ati èr e m ai s,
si m pl em ent, l es dés de Di eu.

I. B. — No us teno ns i ci une o ccasi o n de r éco nci l i er Ei nstei n
avec l es tenants de l a théo r i e quanti que. En effet, co m m e l ' affi r m e
l a théo r i e en questi o n, l es dés exi stent bel et bi en ; to utefo i s,
co nfo r m ém ent au po i nt de vue d' Ei nstei n, ce n' est pas Di eu qui
j o ue avec ses dés, m ai s l ' ho m m e l ui -m êm e (8 ).

J. G . — Et c' est à no us qu' i l appar ti ent à chaque i nstant de
savo i r l es fai r e r o ul er dans l a bo nne di r ecti o n.
Nous venons de voi r que l 'exi st ence et l 'évol ut i on de l 'uni vers
dépendent de l a préci si on ri goureuse avec l aquel l e l es condi t i ons
i ni t i al es et l es grandes const ant es qui en découl ent ont ét é
ét abl i es. Il sembl e donc que nous soyons dans l e mei l l eur des
mondes.
Et s i, p r é c is é m e n t, n o tre u n iv e r s n 'é ta it p a s le s e u l u n iv e r s p o s s ib le ?
Aut rement di t : exi st e-t -i l , aux côt és du nôt re, d'aut res uni vers «
paral l èl es » qui nous seront à j amai s i naccessi bl es ? Dès l ors, si
not re uni vers n'est qu'une versi on parmi d'aut res d'une quant i t é
i nf i ni e d'uni vers possi bl es, l a f abul euse préci si on du régl age des
condi t i ons i ni t i al es et des const ant es physi ques n'est pl us du t out
surprenant e.
Pourt ant , f orce est de reconnaî t re que l a not i on d'uni vers
mul t i pl es ne repose sur aucun f ondement sci ent i f i que véri f i abl e.
Une f oi s de pl us, nous voi ci conf ront és à un uni vers uni que : l e
seul uni vers possi bl e dont l es condi t i ons i ni t i al es d'appari t i on et
l es const ant es physi ques ont ét é f i xées avec une préci si on
vert i gi neuse.
Car dès l e premi er i nst ant , l a mat i ère cont i ent une ét i ncel l e qui ,
dans l a grande f resque cosmi que, va permet t re l 'appari t i on de l a
vi e, de l a consci ence, et enf i n de nous-mêmes.
LES UNIVERS DIVERG ENT S

G . B. — Il ar r i ve par fo i s que l es i dées l es pl us fo l l es, cel l es


do nt o n pense qu' el l es n' aur o nt j am ai s l a m o i ndr e chance de se
r éal i ser un j o ur , fi ni ssent par débo ucher sur une fo r m ul ati o n
sci enti fi que. C' est ce qui est en tr ai n de se pr o dui r e avec une
i nter r o g ati o n qui , d' em bl ée, par aî t tel l em ent dér ai so nnabl e que l a
pl upar t d' entr e no us n' i m ag i nent m êm e pas l a po ser. Née de
l ' o bser vati o n du m o nde t el qu'i l est , cette questi o n po r te sur l e
m o nde tel qu' i l pourrai t ou aurai t pu êtr e.
Co m m enço ns par l ' exem pl e l e pl us si m pl e. Il no us est so uvent
ar r i vé, apr ès avo i r acco m pl i une acti o n quel co nque, de no us
dem ander ce qui se ser ai t passé si no us ne l ' avi o ns pas
acco m pl i e : dans quel l e m esur e no tr e vi e quo ti di enne en aur ai t-
el l e été m o di fi ée ? A l ' i nver se, i l est enco r e pl us fr équent que
no us tenti o ns d' i m ag i ner ce qui aurai t pu surveni r si no us avi o ns
r éal i sé tel o u tel pr o j et : en quo i l e m o nde qui no us ento ur e
aur ai t-i l al o r s chang é ? Et peu à peu, par fo i s sans m êm e no us en
r endr e co m pte, vo i l à que no us no us m etto ns à i m ag i ner d' autr es
m o ndes po ssi bl es, à él abo r er des pans enti er s d' une autr e r am e
hi sto r i que, i ssue d' un uni ver s par al l èl e au nô tr e.

J. G . — Le pr o bl èm e que vo us po sez est si ng ul i èr em ent ar du.
Je m e sui s par exem pl e so uvent dem andé ce qui se ser ai t passé si
Lo ui s XVI n' avai t pas « par hasar d » été r eco nnu à Var ennes ? Si
Napo l éo n Ie r avai t r em po r té l a vi cto i r e à Water l o o ?
La pr em i èr e cho se qui m e fr appe, c' est l e car actèr e so uvent «
g r atui t », co nti ng ent, que r evêt tel o u tel dével o ppem ent de
l ' hi sto i r e. Chaque fo i s que no us étudi o ns dans l e détai l l a g enèse
d' un événem ent, aussi tô t que no us essayo ns de co m pr endr e
po ur quo i tel l e cho se s' est pr o dui te, no us vo yo ns appar aî tr e une
fo ul e de facteur s j usqu' al o r s i nvi si bl es, r el i és ar bi tr ai r em ent au
sei n d' une chaî ne qui par aî t r el ever davantag e du « hasar d » que
d ' u n des t i n expl i ci te. No us so m m es do nc l o g i quem ent en dr o i t de
no us di r e, l o r sque no us no us pencho ns sur no tr e vi e quo ti di enne,
qu' i l aur ai t suffi d'un ri en po ur que tel événem ent n' ai t pas l i eu,
o u au co ntr ai r e, d' un to ut peti t quel que cho se po ur que tel autr e
sur vi enne. Dans l es deux cas, l a r éal i té que no us co nnai sso ns
aur ai t été di ffér ente.
A par ti r de l à, g r ande est l a tentati o n de se di r e ceci : i l exi ste,
peut-êtr e, d' autr es uni ver s, des uni ver s par al l è l e s au nô tr e, dans
l esquel s m o n hi sto i r e (et pl us g énér al em ent cel l e de l ' hum ani té
enti èr e) s' est dér o ul ée di ffér em m ent. Par exem pl e, i l y a peut-êtr e
un m o nde o ù l ' o n peut r enco ntr er un Jean G ui tto n en to ut po i nt
sem bl abl e à m o i -m êm e, à ceci pr ès qu' i l n' a j am ai s déci dé de
vo uer so n exi stence à l a phi l o so phi e.

I. B. — Resto ns un i nstant sur ce po i nt : est-ce qu' i l vo us
appar aî t, avec l e r ecul , que vo tr e vi e aur ai t pu pr endr e un chem i n
di ffér ent ? Avez-vo us l e so uveni r pr éci s d' un m o m ent de vo tr e
exi stence o ù to ut aur ai t pu bascul er ?

J. G . — Sans aucun do ute. Po ur m o i , ce m o m ent du cho i x entr e
l es m o ndes po ssi bl es, cet i nstant si tr o ubl ant dur ant l equel i l faut
do nner vi e à un uni ver s et, si m ul taném ent, en r envo yer un autr e
au néant, a eu l i eu l ' année de m es vi ng t ans, en 19 21. J' étai s
i nscr i t depui s deux ans à l ' Éco l e No r m al e supér i eur e, dans l a
secti o n des l ettr es. O r j e sui s pr esque cer tai n que j e ser ai s r esté
un « l i ttér ai r e » si un événem ent bi en pr éci s ne m ' avai t pas fai t
bi fur quer. Un beau j o ur , l e di r ecteur de l ' Éco l e, M. Lanso n, eut l a
bel l e i dée de dem ander au g r and phi l o so phe Ém i l e Bo utr o ux de
veni r fai r e une co nfér ence aux j eunes él èves que no us éti o ns.
Bo utr o ux étai t un vi vant m o num ent de pensée. Beau-fr èr e du pl us
i l l ustr e m athém ati ci en de so n tem ps, Henr i Po i ncar é, i l
r epr ésentai t po ur m o i l ' essence m êm e de l a phi l o so phi e.
Auj o ur d' hui , so i xante-di x ans pl us tar d, j e r evo i s enco r e sa
g r ande si l ho uette vo ûtée pénétr er l entem ent dans l a sal l e di te
Sal l e des Actes, o ù no us éti o ns r éuni s. Pui s sa vo i x, co m m e à
dem i étei nte, s' él eva dans l e vi de, au-dessus de no s têtes, et i l
co m m ença à no us par l er de l a sci ence, et, pl us tar d, de Di eu. Les
heur es, do ucem ent, avai ent passé, et un g r and si l ence, sem bl abl e
au si l ence du g r and To ut dans l e détai l des êtr es, no us avai t
envel o ppés. Al o r s, sentant peut-êtr e que l a par o l e qui m o ntai t
dans l e so i r , co m m e un l ent chang em ent du tem ps, r i squai t d' êtr e
so n der ni er acte phi l o so phi que, l e vi ei l ho m m e l eva l a tête et
acheva, dans un m ur m ur e : « To ut est un, m ai s l ' un est dans
l ' autr e, co m m e l es tr o i s per so nnes. »
Un so uffl e, sem bl abl e à une l am e de vent, to ur na al o r s dans
l ' ai r abso l um ent si l enci eux, et j e savai s qu' à cet i nstant uni que, si
beau m ai s si tr ag i que, quel que cho se, à j am ai s, pr enai t fi n.
« Messi eur s, di t-i l en se l evant, j e vo us r em er ci e. »
Tr o i s m o i s pl us tar d, par une fr o i de j o ur née de no vem br e,
eur ent l i eu l es funér ai l l es d' Ém i l e Bo utr o ux. Co m m e j e passai s
devant l e l ycée Mo ntai g ne, j ' aper çus al o r s l a si l ho uette no i r e de
M. Lanso n, no tr e di r ecteur , qui avançai t péni bl em ent co ntr e l e
vent. Je l ui fi s un si g ne et, po ussé par l e so uveni r du phi l o so phe
qui venai t de di spar aî tr e, j e l ui di s : « Mo nsi eur l e di r ecteur , j ' ai
déci dé... de qui tter... l a secti o n des l ettr es... po ur entr er dans l a
secti o n de phi l o so phi e. » Mo nsi eur Lanso n po sa al o r s sur m o i un
r eg ar d qui m e par ut veni r de tr ès l o i n : « La secti o n des l ettr es
étai t en effet un peu char g ée. Je vo us r em er ci e d' avo i r r établ i
l ' équi l i br e. »
A par ti r de ce j o ur , j ' avai s défi ni ti vem ent chang é d' uni ver s :
j ' étai s, déso r m ai s, un « phi l o so phe ». Po ur tant, m a co nvi cti o n est
que si l e g r and Bo utr o ux n' étai t pas venu tr o i s m o i s pl us tô t po ur
no us par l er , j e ser ai s peut-êtr e devenu pr o fesseur de l ettr es, o u
bi en r o m anci er. En to ut cas, Jean G ui tto n, cel ui que j e ti ens po ur
l e vr ai , l e seul Jean G ui tto n, n' aur ai t pas exi sté.

I. B. — Al l o ns pl us l o i n. A l ' exem pl e de Ni el s Bo hr , r i squo ns
cette i dée i nsensée : no n seul em ent un Jean G ui tto n « l i ttér ai r e »
aur ai t pu appar aî tr e, m ai s i l exi ste bel et bi en dans un autr e
uni ver s, un uni ver s en quel que so r te par al l èl e au nô tr e, m ai s à
j am ai s co upé de l ui . A par ti r de l à, r i en ne no us em pêche de
penser qu' i l peut exi ster une tr o i si èm e, pui s une quatr i èm e et, de
pr o che en pr o che, une i nfi ni té de ver si o ns di ffér entes du Jean
G ui tto n que no us co nnai sso ns.

G . B. — Cette hypo thèse des uni ver s par al l èl es a été pr o po sée
afi n de r éso udr e cer tai ns par ado xes i ssus de l a physi que
quanti que qui , co m m e o n l e sai t, décr i t l a r éal i té en ter m es de
pr o babi l i tés. Il faut se so uveni r que cette i nter pr étati o n d' un
m o nde o ù no m br e d' événem ents ne peuvent êtr e pr édi ts avec
exacti tude m ai s si m pl em ent décr i ts co m m e probabl e s dépl ai sai t à
un g r and no m br e de physi ci ens, par m i l esquel s Al ber t Ei nstei n
l ui -m êm e. Et c' est po ur m o ntr er l es l i m i tes des i dées
pr o babi l i stes que l e physi ci en autr i chi en Er wi n Schr ö di ng er
pr o po sa l a peti te hi sto i r e que vo i ci .
Im ag i no ns qu' un chat so i t enfer m é dans une bo î te qui co nti ent
un fl aco n de cyanur e. Au-dessus du fl aco n, i l y a un m ar teau do nt
l a chute est pr o vo quée par l a dési ntég r ati o n d' une m ati èr e
r adi o acti ve. Dès que l e pr em i er ato m e se dési ntèg r e, l e m ar teau
to m be, br i se l e fl aco n et l i bèr e l e po i so n : l e chat est m o r t. Po ur
l ' i nstant, l ' expér i ence ne r évèl e r i en d' éto nnant.
Mai s to ut se co m pl i que aussi tô t que, sans l ' o uvr i r , no us tento ns
de pr édi r e ce qui s' est passé à l ' i ntér i eur de l a bo î te. Sel o n l es
l o i s de l a physi que quanti que, en effet, i l n' y a aucun m o yen de
savo i r à quel m o m ent aur a l i eu l a dési ntég r ati o n r adi o acti ve qui
décl encher a l e di spo si ti f m o r tel . To ut au pl us peut-o n di r e, en
ter m es de pr o babi l i tés, qu' i l y a, par exem pl e, 5 0 % de chances
po ur qu' une dési ntég r ati o n se pr o dui se au bo ut d' une heur e. Par
co nséquent, si no us ne r eg ar do ns pas à l ' i ntér i eur de l a fam euse
bo î te, no tr e po uvo i r de pr édi cti o n ser a bi en m i nce : no us aur o ns
une chance sur deux de no us tr o m per en affi r m ant, par exem pl e,
que l e chat est vi vant. En fai t, à l ' i ntér i eur de l a bo î te, r èg ne un
étr ang e m él ang e de r éal i tés quanti ques, co m po sé de 5 0 % de chat
vi vant, et de 5 0 % de chat m o r t, si tuati o n que Schr ö di ng er j ug eai t
i nadm i ssi bl e (5 ).
Po ur r em édi er à ce par ado xe, l e physi ci en am ér i cai n Hug h
Ever ett fi t al o r s appel à l a théo r i e des « uni ver s par al l èl es »
sel o n l aquel l e, au m o m ent de l a dési ntég r ati o n, l ' uni ver s se
di vi ser ai t en deux po ur do nner nai ssance à deux r éal i tés
di sti nctes : dans l e pr em i er uni ver s, l e chat ser ai t vi vant, dans l e
seco nd, i l ser ai t m o r t. Aussi r éel s l ' un que l ' autr e, ces deux
uni ver s se ser ai ent, en quel que so r te, dédo ubl és po ur ne pl us
j am ai s se r enco ntr er. Et o n peut ai nsi po stul er l ' exi stence d' une
i nfi ni té d' uni ver s qui no us ser ai ent i nter di ts à to ut j am ai s.

I. B. — Du po i nt de vue quanti que, to us ces uni ver s po ssi bl es,
en quel que so r te adj acents l es uns aux autr es, co exi stent.
Reveno ns à l ' exem pl e du chat de Schr ö di ng er : avant
l ' o bser vati o n, i l y a dans l a bo î te deux chats super po sés : l ' un est
m o r t tandi s que l ' autr e est vi vant. Ces deux chats appar ti ennent à
deux m o ndes po ssi bl es to tal em ent di ffér ents l ' un de l ' autr e.
To utefo i s, si j ' appl i que à l a l ettr e l ' i nter pr étati o n de Co penhag ue,
l a fo ncti o n d' o nde po r tant si m ul taném ent l es deux chats s' effo ndr e
au m o m ent de l ' o bser vati o n, entr aî nant dans sa chute l ' un des
deux fél i ns. La di spar i ti o n de cel ui -ci pr o vo que i nstantaném ent
l ' annul ati o n du deuxi èm e m o nde po ssi bl e.

G . B. — Pl us pr éci sém ent enco r e, l ' i nter pr étati o n de
Co penhag ue éno nce que l es deux états du chat, co r r espo ndant aux
deux aspects po ssi bl es de l a fo ncti o n o ndul ato i r e, so nt l ' un
co m m e l ' autr e i r r éel s : si m pl em ent, l o r sque no us r eg ar do ns à
l ' i ntér i eur de l a bo î te, l ' un des deux se m atér i al i se.

J. G . — En ce sens, c' est l ' acte m êm e d' o bser vati o n et l a pr i se
de co nsci ence qu' i l entr aî ne qui no n seul em ent i nfl échi ssent l a
r éal i té m ai s l a déter m i nent ! La m écani que quanti que so ul i g ne
avec écl at l ' évi dence d' une l i ai so n i nti m e entr e l ' espr i t et l a
m ati èr e. Co m m ent al o r s ne ser ai s-j e pas so ul evé par un i m m ense
bo nheur de penseur ? Vo i ci l a co nfi r m ati o n de ce en quo i j e cr o i s
depui s to uj o ur s : l a so uver ai neté de l ' espr i t sur l a m ati èr e.

I. B. — Une bel l e co ncl usi o n, qu' un peti t no m br e de physi ci ens,
néanm o i ns, s' effo r ce de co nto ur ner en fai sant appel à une
hypo thèse po ur l e m o i ns étr ang e, do nt l es co nséquences vo nt bi en
au-del à de to ut ce que l a pl upar t des ho m m es de sci ence so nt pr êts
à adm ettr e : l ' hypo thèse des m o ndes m ul ti pl es.
Cette sur pr enante i nter pr étati o n de l a m écani que quanti que a
été pr o po sée po ur l a pr em i èr e fo i s vo i ci quel ques années par un
j eune physi ci en de l ' uni ver si té de Pr i nceto n, Hug h Ever ett.
Reveno ns à no tr e déso r m ai s cél èbr e chat de Schr ö di ng er. Al o r s
dési r eux de pr o po ser des i dées o r i g i nal es po ur sa thèse de
do cto r at, Ever ett par ti t du po i nt de vue sui vant : i l n' y a pas un
m ai s deux chats à l ' i ntér i eur de l a bo î te, to ut aussi r éel s l ' un que
l ' autr e. Si m pl em ent, tandi s que l e pr em i er est vi vant, l e seco nd est
m o r t et l ' un co m m e l ' autr e se tr o uvent dans deux m o ndes
di ffér ents.

J. G . — Q ue si g ni fi e ce phéno m ène de dédo ubl em ent ?

I. B. — Dans l ' espr i t d' Ever ett, à peu pr ès ceci : co nfr o nté à un
« cho i x » l i é à un événem ent quanti que, l ' uni ver s est co ntr ai nt de
se di vi ser en deux ver si o ns de l ui -m êm e, i denti ques en to us
po i nts.
Il exi ster ai t ai nsi un pr em i er m o nde o ù l ' ato m e se vo l ati l i se,
causant l a m o r t du chat — co nstatée par l ' o bser vateur. To utefo i s,
i l y aur ai t ég al em ent un deuxi èm e m o nde, to ut aussi r éel , o ù
l ' ato m e ne se ser ai t pas dési ntég r é et o ù, par co nséquent, l e chat
ser ai t to uj o ur s vi vant.
Déso r m ai s no us aur i o ns do nc affai r e à deux m o ndes di ffér ents
l ' un de l ' autr e, deux uni ver s entr e l esquel s i l n' y aur ai t pl us
aucune co m m uni cati o n po ssi bl e. Deux m o ndes do nt l es hi sto i r es
r especti ves po ur r ai ent pr o g r essi vem ent se di ffér enci er , di ver g er
j usqu' à deveni r to tal em ent étr ang èr es l ' une à l ' autr e.

J. G . — Dans ce cas, no tr e r éal i té ne ser ai t pas uni que m ai s
ento ur ée d' une m yr i ade de do ubl ur es pl us o u m o i ns di ffér entes,
chacune d' el l es se di vi sant au co ur s d' un ver ti g i neux pr o cessus
qui n' a pas de fi n.

I. B. — O ui . Car si no us accepto ns cette hypo thèse, à chaque
i nstant, sur ter r e to ut co m m e dans l e r este du co sm o s, sur chaque
éto i l e et dans chaque g al axi e, i l se pr o dui t des tr ansi ti o ns
quanti ques, c' est-à-di r e des phéno m ènes qui co ndui sent no tr e
m o nde à se di vi ser en une i nfi ni té de co pi es, cel l es-ci do nnant à
l eur to ur nai ssance à d' autr es co pi es, et ai nsi de sui te.

J. G . — Il y aur ai t do nc au m o m ent m êm e o ù j e par l e di x
pui ssance cent co pi es de m o i -m êm e, pl us o u m o i ns sem bl abl es,
qui , chacune, do nner ai t nai ssance à di x pui ssance cent no uvel l es
co pi es, et ce à l ' i nfi ni ?
Q ue l es tenants de cette hypo thèse veui l l ent bi en m e par do nner ,
m ai s j ' ai pl usi eur s bo nnes r ai so ns, du po i nt de vue phi l o so phi que,
po ur l a j ug er i nappl i cabl e à no tr e r éal i té. Ne no us tr o m po ns pas :
j e sui s natur el l em ent pr êt à adm ettr e que, par exem pl e, un Jean
G ui tto n pl us o u m o i ns di ffér ent de m o i (par exem pl e un Jean
G ui tto n qui n' aur ai t j am ai s tenté de fai r e de l a pei ntur e) aur ai t pu
exi ster. Mai s c' est autr e cho se de di r e qu' i l vi t bel et bi en dans un
« ai l l eur s » to ut aussi vr ai que cel ui -ci m ai s i naccessi bl e.
Réfl échi sso ns : affi r m er qu' i l exi ste, tel l es des i m ag es dans un
m i r o i r , une m yr i ade d' autr es m o ndes par al l èl es au nô tr e, c' est
suppo ser que no n seul em ent to ut ce qui est po ssi bl e, m ai s
ég al em ent to ut ce qui est i m ag i nabl e, advi ent r éel l em ent. No us
devr i o ns do nc po ser l ' exi stence, bi en au-del à de si m pl es var i antes
i ssues de no tr e uni ver s, de m o ndes m o nstr ueusem ent autr es, de
r éal i tés er r antes, r epo sant sur des str uctur es et des l o i s
to tal em ent étr ang èr es à to ut ce que no us po uvo ns m êm e penser.
O r , face à un tel défer l em ent, face à ces i nno m br abl es m o ndes
enchaî nés dans l a tr am e des vi r tual i tés, l equel ser ai t « l e bo n » ?
Y aur ai t-i l un m o nde de r éfér ence, un m o nde m o dèl e do nt to us l es
autr es ser ai ent i ssus ? Fo r ce est de r eco nnaî tr e que no n : chacun
de ces uni ver s ti r er ai t sa l ég i ti m i té de sa pr o pr e exi stence, à
ég al i té avec une i nfi ni té d' autr es. No tr e pr o pr e r éal i té ne ser ai t
do nc ni m ei l l eur e ni pl us l ég i ti m e qu' une autr e, no yée tel l e une
g o uttel ette dans un o céan sans l i m i tes.

I. B. — Il no us faut pr éci ser que l a pl upar t des physi ci ens
r ej ettent cette thèse, à l ' exem pl e de cer tai ns de ses fo ndateur s, en
par ti cul i er l ' audaci eux théo r i ci en am ér i cai n Jo hn Wheel er. Lo r s
d' un sym po si um co nsacr é à Al ber t Ei nstei n, quel qu' un l ui
dem anda so n o pi ni o n à pr o po s de l a théo r i e des m o ndes
m ul ti pl es, et i l r épo ndi t ceci : « J' avo ue que j ' ai dû m e
déso l i dar i ser , à co ntr ecœ ur , de cette hypo thèse, en dépi t de l a
vi g ueur avec l aquel l e j e l ' ai so utenue à l ' o r i g i ne, car j e cr ai ns
que ses i m pl i cati o ns m étaphysi ques ne so i ent excessi ves. »
Po ur m a par t, j e sui s tenté de cr o i r e que cette i nter pr étati o n de
l a m écani que quanti que co ndui t à des co ncl usi o ns r adi cal em ent
i nver ses de cel l es pr o po sées par l e g r o upe de Co penhag ue. Po ur
si m pl i fi er , o n peut di r e que dans l ' i nter pr étati o n de Co penhag ue,
r i en n' est r éel al o r s qu' au co ntr ai r e, po ur l es théo r i ci ens des
m o ndes m ul ti pl es, to ut est r éel .

G . B. — La pensée de Co penhag ue excl ut en effet l a po ssi bi l i té
de m o ndes al ter nati fs. Der r i èr e chaque él ém ent appar tenant à
no tr e r éal i té, i l y a d' i nno m br abl es él ém ents vi r tuel s, chacun
d' eux fai sant r éfér ence à des uni ver s fantô m es, des r éal i tés qui
po ur r ai ent exi ster m ai s qui n' o nt aucune co nsi stance tant qu' el l es
n' o nt pas été « m atér i al i sées » par un o bser vateur. L' état
quanti que r envo i e à un m o nde si tué au-del à du m o nde hum ai n, un
m o nde o ù une i nfi ni té de so l uti o ns vi r tuel l es, de m o ndes
po tenti el s, so nt am enés à co exi ster. Dans cette per specti ve, o n
peut do nc adm ettr e que l es uni ver s di ts « par al l èl es » n' exi stent
que dans l e do m ai ne quanti que, c' est-à-di r e à l ' état vi r tuel .

I. B. — Pr éci so ns ce po i nt. Avant qu' el l e ai t fai t l ' o bj et d' une
o bser vati o n, une par ti cul e él ém entai r e exi ste so us l a fo r m e d' un «
paquet d' o ndes ». Autr em ent di t, to ut se passe co m m e s' i l exi stai t
une i nfi ni té de par ti cul es, chacune d' el l es ayant une tr aj ecto i r e,
une po si ti o n, une vi tesse, en br ef des car actér i sti ques di ffér entes
de to utes l es autr es. O r , au m o m ent de l ' o bser vati o n, l a fo ncti o n
d' o nde s' effo ndr e, et une seul e de ces par ti cul es i nno m br abl es est
am enée à se m atér i al i ser , annul ant d' un co up to utes l es «
par ti cul es par al l èl es ». Et au m o m ent o ù un événem ent se
m atér i al i se dans l a l o ng ue chaî ne de phéno m ènes fo r m ant
l ' hi sto i r e de no tr e uni ver s, une i nfi ni té d' événem ents vi r tuel s
s' évano ui t, eng l o uti ssant dans so n si l l ag e une m yr i ade de m o ndes
fantô m es.
Seul e r este al o r s no tr e r éal i té, uni que et i ndi vi si bl e.

J. G . — Cel a appel l e une questi o n : qu' est-ce qui pr o vo que
l ' effo ndr em ent de l a fo ncti o n d' o nde car actér i sant un
phéno m ène ? To ut si m pl em ent l ' acte d' o bser vati o n. En ce sens et
par anal o g i e, no us po uvo ns par fai tem ent co nsi dér er que no tr e
uni ver s r ésul te de l ' effo ndr em ent d' une so r te de « fo ncti o n d' o nde
uni ver sel l e », effo ndr em ent pr o vo qué par l ' i nter venti o n d' un
o bser vateur extér i eur.
Suppo so ns, ai nsi , que no tr e uni ver s so i t co m m e ento ur é par un
hal o de r éal i tés al ter nati ves, cel l es-ci r epo sant sur une i nfi ni té de
fo ncti o ns o ndul ato i r es i m br i quées. A par ti r de l à, r i en ne
m ' em pêche d' avancer l ' hypo thèse sel o n l aquel l e ce r éseau
co m pl exe de fo ncti o ns o ndul ato i r es en i nter acti o n s' effo ndr e en
un m o nde uni que l o r squ' i l est o bser vé. O r , to ute l a questi o n est
l à : qui do nc o bser ve l ' uni ver s ?
Vo i ci m a r épo nse : l es uni ver s par al l èl es, l es r éal i tés
al ter nati ves n' exi stent pas. Il n' y a que des r éal i tés vi r tuel l es, des
em br anchem ents po ssi bl es qui s' effacent po ur fai r e pl ace à no tr e
r éal i té uni que aussi tô t qu' i nter vi ent ce g r and o bser vateur qui , du
deho r s, i nfl échi t à chaque i nstant l ' évo l uti o n co sm i que. O n
co m pr endr a al o r s po ur quo i cet o bser vateur , à l a fo i s uni que et
tr anscendant, est abso l um ent i ndi spensabl e à l ' exi stence et à
l ' acco m pl i ssem ent de no tr e ver s.
Et o n co m pr endr a enfi n que po ur m o i , cet o bser vateur
co sm i que a un no m .
Si nous accept ons l 'i dée sel on l aquel l e l a réal i t é n'est que l e f rui t
des i nt eract i ons de champs ent re des ent i t és f ondament al es dont
nous i gnorons t out , ou presque, i l nous f audra admet t re que l e
monde est un peu comparabl e à un mi roi r déf ormant dans l equel
nous sai si ssons, t ant bi en que mal , l es ref l et s de quel que chose
qui demeurera à j amai s i ncompréhensi bl e.
La physi que quant i que nous a cont rai nt s à dépasser nos not i ons
habi t uel l es d'espace et de t emps. L'uni vers repose sur un ordre
gl obal et i ndi vi si bl e, t ant à l 'échel l e de l 'at ome qu'à cel l e des
ét oi l es. Ne s'agi t -i l pas, comme l e di t Hubert Reeves, d'une
« Inf l uence i mmanent e et omni présent e » qui s'exerce ent re t ous
l es obj et s apparemment séparés de l 'uni vers ? Chacune des part i es
cont i ent l a Tot al i t é : t out ref l èt e t out l e rest e. La t asse de caf é
sur cet t e t abl e, l es habi t s que nous port ons, t ous ces obj et s que
nous i dent i f i ons comme des « part i es » port ent l a t ot al i t é enf oui e
en eux.
Nous t enons t ous l 'i nf i ni au creux de not re mai n.
A L' IMAG E DE DIEU

J. G . — No us vo i ci à l a fi n de no tr e di al o g ue. To ut au l o ng de
no s r enco ntr es, no us avo ns o uver t une fi ssur e dans l es hautes
m ur ai l l es édi fi ées par l a sci ence cl assi que. Der r i èr e ce m ur , no us
devi no ns à pr ésent un déco r envel o ppé de br um es, un paysag e
m i r o i tant, subti l a l ' i nfi ni , do nt l ' ho r i zo n est i m m ensém ent
l o i ntai n. A l a l um i èr e de l a théo r i e quanti que, bi en des m ystèr es
s' écl ai r ent d' une i nter pr étati o n no uvel l e, r enco ntr ent une so r te de
cohérenc e , sans r i en per dr e, cependant, de l eur vér i té o r i g i nel l e.
En par ti cul i er , l a physi que m o der ne l ai sse entr evo i r ceci : l ' espr i t
de l ' ho m m e ém er g e de pr o fo ndeur s se si tuant bi en au-del à de l a
co nsci ence per so nnel l e : pl us o n va pr o fo nd, pl us o n se
r appr o che d' un fo ndem ent uni ver sel qui r el i e l a m ati èr e, l a vi e, et
l a co nsci ence.

I. B. — A l ' appui de ce que vo us éno ncez i l suffi t de r appel er
i ci une expér i ence i nso l i te co ndui te par l e physi ci en fr ançai s
Léo n Fo ucaul t en 18 5 1. So uvenez-vo us : à cette épo que, o n n' avai t
pas enco r e l a pr euve expér i m ental e que l a Ter r e to ur nai t sur el l e-
m êm e. Po ur fai r e sa dém o nstr ati o n, Fo ucaul t suspend do nc une
pi er r e tr ès l o ur de à une l o ng ue co r de do nt l ' extr ém i té est fi xée
so us l es vo ûtes du Panthéo n. No tr e expér i m entateur di spo se ai nsi
d' un pendul e de tr ès g r ande tai l l e qui ser a l ancé par un beau m ati n
de pr i ntem ps. O r , c' est l à que co m m ence l ' éni g m e. A so n g r and
éto nnem ent, Fo ucaul t co nstate en effet que l e pl an d' o sci l l ati o n de
so n pendul e — c' est-à-di r e l a di r ecti o n de ses al l er -r eto ur — n' est
pas fi xe. Il pi vo te auto ur d' un axe ver ti cal . Al o r s qu' i l avai t
co m m encé par o sci l l er dans l a di r ecti o n est-o uest, l e pendul e se
dépl ace quel ques heur es pl us tar d dans l a di r ecti o n no r d-sud.
Po ur quel l e r ai so n ? La r épo nse de Fo ucaul t étai t si m pl e : ce
chang em ent de di r ecti o n n' étai t qu' une i l l usi o n. C' étai t en fai t l a
Ter r e qui to ur nai t, al o r s que l e pl an d' o sci l l ati o n du pendul e, l ui ,
étai t r i g o ur eusem ent fi xe.

J. G . — Cer tes. Mai s fi xe par r appo r t à quo i ? Pui sque dans
l ' uni ver s to ut est en m o uvem ent, o ù tr o uver un po i nt de r epèr e
i m m o bi l e ? La Ter r e to ur ne auto ur du So l ei l , qui est l ui -m êm e en
m o uvem ent auto ur du centr e de l a Vo i e l actée... O ù s' ar r ête ce
fantasti que bal l et ?

I. B. — Vo i l à l a vr ai e questi o n, r évél ée par l e pendul e de
Fo ucaul t. Car l a Vo i e l actée est en m o uvem ent ver s l e centr e du
g r o upe l o cal des g al axi es vo i si nes qui so nt entr aî nées, à l eur
to ur , ver s l e super am as l o cal , c' est-à-di r e un g r o upe de g al axi es
enco r e pl us vaste. O r ce g i g antesque ensem bl e de g al axi es se
di r i g e l ui -m êm e ver s ce qu' o n appel l e « l e G r and Attr acteur », un
i m m ense co m pl exe de g al axi es m assi ves si tué à une tr ès g r ande
di stance.
O r l a co ncl usi o n à ti r er de l ' expér i ence de Fo ucaul t est
stupéfi ante : i ndi ffér ent aux m asses — po ur tant co nsi dér abl es —
que r epr ésentent so l ei l s et g al axi es pr o ches, l e pl an d' o sci l l ati o n
du pendul e est al i g né sur des o bj ets cél estes qui se tr o uvent à des
di stances ver ti g i neuses de l a Ter r e, à l ' ho r i zo n de l ' uni ver s. Dans
l a m esur e o ù l a to tal i té de l a m asse vi si bl e de l ' uni ver s se tr o uve
dans l es m i l l i ar ds de g al axi es l o i ntai nes, cel a si g ni fi e que l e
co m po r tem ent du pendul e est déter m i né par l ' uni ver s dans son
e ns e mbl e et no n pas seul em ent par l es o bj ets cél estes qui so nt à
pr o xi m i té de l a Ter r e.
Autr em ent di t, si j e so ul ève ce si m pl e ver r e sur l a tabl e, j e
m ets en j eu des fo r ces qui i m pl i quent l ' uni ver s to ut enti er : to ut
ce qui se passe sur no tr e m i nuscul e pl anète est en r el ati o n avec
l ' i m m ensi té co sm i que, co m m e si chaque par ti e po r tai t en el l e l a
to tal i té de l ' uni ver s. Avec l e pendul e de Fo ucaul t, no us so m m es
do nc co ntr ai nts de r eco nnaî tr e qu' i l exi ste une i nter acti o n
m ystér i euse entr e to us l es ato m es de l ' uni ver s, i nter acti o n qui ne
fai t i nter veni r aucun échang e d' éner g i e ni aucune fo r ce, m ai s qui
co nnecte cependant l ' uni ver s en une seul e to tal i té (4 ).

J. G . — To ut se passe, sem bl e-t-i l , co m m e si une so r te de «
co nsci ence » établ i ssai t une co nnexi o n entr e chaque ato m e de
l ' uni ver s. Co m m e l ' écr i vai t Tei l har d de Char di n : « En chaque
par ti cul e, chaque ato m e, chaque m o l écul e, chaque cel l ul e de
m ati èr e, vi vent cachées et œ uvr ent à l ' i nsu de to us l ' o m ni sci ence
de l ' éter nel et l ' o m ni po tence de l ' i nfi ni . »

G . B. — Le physi ci en Har r i s Wal ker fai t écho aux pensées de
Tei l har d l o r squ' i l sug g èr e que l e co m po r tem ent des par ti cul es
él ém entai r es sem bl e êtr e g o uver né par une fo r ce o r g ani satr i ce.

J. G . — La physi que quanti que no us r évèl e que l a natur e est un
ensem bl e i ndi vi si bl e o ù t out se t i ent : l a to tal i té de l ' uni ver s
appar aî t pr ésente en to ut l i eu et en to ut tem ps. Et dès l o r s, l a
no ti o n d' espace sépar ant deux o bj ets par une di stance pl us o u
m o i ns g r ande ne sem bl e pl us avo i r g r and sens. Par exem pl e, ces
deux l i vr es, sur l a tabl e : de to ute évi dence, no s yeux, no tr e bo n
sens no us di sent qu' i l s so nt sépar és l ' un de l ' autr e par une
cer tai ne di stance. Q u' en est-i l sel o n l e physi ci en ? A par ti r du
m o m ent o ù deux o bj ets physi ques o nt été am enés à i nter ag i r , l ' o n
do i t co nsi dér er qu' i l s fo r m ent un systèm e uni que et que, par
co nséquent, i l s so nt i nsépar abl es.

G . B. — La no ti o n d' i nsépar abi l i té est appar ue dans l es années
vi ng t avec l es pr em i èr es théo r i es quanti ques. A cette épo que, el l e
a susci té de ter r i bl es co ntr o ver ses, y co m pr i s chez l es pl us
g r ands co m m e Ei nstei n qui , en 19 3 5 , al l ai t publ i er un ar ti cl e
r etenti ssant desti né à m o ntr er que l a théo r i e quanti que étai t
i nco m pl ète. Avec deux de ses co l l èg ues, Po do l sky et Ro sen,
Ei nstei n pr o po sa une expér i ence i m ag i nai r e, cél èbr e auj o ur d' hui
so us l e no m « d' expér i ence EPR », d' apr ès l es i ni ti al es des tr o i s
auteur s.
Suppo so ns que no us fassi o ns r ebo ndi r deux él ectr o ns A et B
l ' un co ntr e l ' autr e et que no us attendi o ns qu' i l s s' él o i g nent
suffi sam m ent afi n que l ' un ne pui sse i nfl uencer l ' autr e de quel que
m ani èr e. Dès l o r s, en effectuant des m esur es sur A, o n peut ti r er
des co ncl usi o ns val abl es sur B et per so nne ne po ur r a pr étendr e
qu' en m esur ant l a vi tesse de A no us avo ns i nfl uencé cel l e de B. O r
si l ' o n s' en ti ent à l a m écani que quanti que, cr i ti quai t Ei nstei n, i l
no us est i m po ssi bl e de savo i r quel l e di r ecti o n pr endr a l a
par ti cul e A avant que sa tr aj ecto i r e ne so i t enr eg i str ée par un
i nstr um ent de m esur e pui sque, to uj o ur s sel o n l a théo r i e
quanti que, l a r éal i té d' un événem ent dépend de l ' acte
d' o bser vati o n. O r , si A « i g no r e » quel l e di r ecti o n pr endr e avant
d' êtr e enr eg i str é par un i nstr um ent de m esur e, co m m ent B
po ur r ai t-i l « co nnaî tr e » à l 'avance l a di r ecti o n de A et o r i enter
sa tr aj ecto i r e de m ani èr e à êtr e capté exactem ent au m êm e i nstant
dans l a di r ecti o n o ppo sée ?
Sel o n Ei nstei n, to ut ceci étai t absur de : l a m écani que quanti que
étai t une théo r i e i nco m pl ète et ceux qui l ' appl i quai ent au pi ed de
l a l ettr e fai sai ent fausse r o ute. En fai t, Ei nstei n étai t per suadé que
l es deux par ti cul es r epr ésentai ent deux enti tés di sti nctes, deux «
g r ai ns de r éal i té » sépar és dans l ' espace, qui ne po uvai ent
s' i nfl uencer m utuel l em ent.
O r , l a physi que quanti que di t exactem ent l e co ntr ai r e. El l e
affi r m e que ces deux par ti cul es appar em m ent sépar ées dans
l ' espace ne co nsti tuent qu' un seul et m êm e systèm e physi que. En
19 8 2, l e physi ci en fr ançai s Al ai n Aspect do nner a défi ni ti vem ent
to r t à Ei nstei n en m o ntr ant qu' i l exi ste une i nexpl i cabl e
co r r él ati o n entr e deux pho to ns, c' est-à-di r e deux g r ai ns de
l um i èr e, s' él o i g nant l ' un de l ' autr e dans des di r ecti o ns o ppo sées.
Chaque fo i s que l ' o n m o di fi e l a po l ar i té d' un des deux pho to ns
(g r âce à un fi l tr e), l ' autr e sem bl e i m m édi atem ent « savo i r ce qui
est ar r i vé à so n co m pag no n et subi t i nstantaném ent l a m êm e
al tér ati o n de po l ar i té. Q uel l e expl i cati o n peut-o n do nner d' un tel
phéno m ène ? Bi en em bar r assés po ur r éso udr e cette questi o n, l es
physi ci ens o nt pr o po sé deux i nter pr étati o ns.
La pr em i èr e est que l e pho to n A « fai t savo i r » ce qui se passe
au pho to n B g r âce à un si g nal qui va de l ' un à l ' autr e à une vi tesse
supér i eur e à cel l e de l a l um i èr e. Apr ès avo i r r em po r té une
adhési o n pl utô t pr udente, cette i nter pr étati o n est auj o ur d' hui de
pl us en pl us r ej etée par l es physi ci ens qui l ui pr éfèr ent ce que
Ni el s Bo hr no m m ai t l ' « i ndi vi si bi l i té du quantum d' acti o n », o u
enco r e l ' i nsépar abi l i té de l ' expér i ence quanti que (9 ).
Sel o n cette deuxi èm e i nter pr étati o n, no us devo ns accepter
l ' i dée que l es deux g r ai ns de l um i èr e, m êm e sépar és par des
m i l l i ar ds de ki l o m ètr es, fo nt par ti e d' une mê me to tal i té : i l exi ste
entr e eux une so r te d' i nter acti o n m ystér i euse qui l es m ai nti ent en
co ntact per m anent. Po ur pr endr e un exem pl e tr ès appr o xi m ati f,
di so ns que si j e m e br ûl e l a m ai n g auche, m a m ai n dr o i te ser a
i m m édi atem ent i nfo r m ée et subi r a un m o uvem ent de r ecul
sem bl abl e à cel ui de l a g auche, par ce que m es deux m ai ns fo nt
par ti e de l a to tal i té de m o n o r g ani sm e.

J. G . — Ces r ésul tats r evi ennent à m ettr e en questi o n l es
no ti o ns m êm e d' espace et de tem ps, au sens o u no us entendo ns ces
m o ts.
Cel a m e r appel l e une di scussi o n que j ' ai eue, i l y a déj à un
dem i -si ècl e, avec Lo ui s de Br o g l i e. No us éti o ns en face du
Panthéo n, et i l m e di sai t que l a physi que et l a m étaphysi que, l es
fai ts et l es i dées, l a m ati èr e et l a co nsci ence, n' étai ent qu' une
seul e et m êm e cho se. Po ur i l l ustr er sa pensée, i l a fai t appel à une
i m ag e do nt j e m e so uvi endr ai to uj o ur s : cel l e du to ur bi l l o n dans
une r i vi èr e. « A une cer tai ne di stance, m ' a-t-i l di t, o n di sti ng ue
nettem ent l ' eau ag i tée du to ur bi l l o n par r appo r t au co ur ant pl us
cal m e de l a r i vi èr e. Il s so nt sai si s co m m e deux ‘‘cho ses’’
sépar ées. Mai s en appr o chant, i l devi ent i m po ssi bl e de di r e o ù
fi ni t l e to ur bi l l o n et o ù co m m ence l a r i vi èr e : l ' anal yse en par ti es
di sti nctes et sépar ées n' a pl us aucun sens : l e to ur bi l l o n n' est pas
r éel l em ent quel que cho se de sépar é m ai s un aspect du to ut. »

G . B. — O n peut m êm e al l er pl us l o i n enco r e po ur essayer de
co m pr endr e l es physi ci ens l o r squ' i l s affi r m ent que l e to ut et l a
par ti e so nt une seul e et m êm e cho se. Vo i ci un exem pl e fr appant :
cel ui de l ' ho l o g r am m e. La pl upar t des g ens qui o nt vu une i m ag e
ho l o g r aphi que (l aquel l e s' o bti ent en pr o j etant un fai sceau l aser à
tr aver s l a pl aque sur l aquel l e une scène a été pho to g r aphi ée) o nt
eu l ' étr ang e i m pr essi o n de co ntem pl er un o bj et r éel en tr o i s
di m ensi o ns. O n peut se dépl acer auto ur de l a pr o j ecti o n
ho l o g r aphi que et l ' o bser ver so us des ang l es di ffér ents, to ut
co m m e un o bj et r éel . Ce n' est qu' en passant l a m ai n au tr aver s de
l ' o bj et qu' o n co nstate qu' i l n' y a r i en.
O r si vo us pr enez un pui ssant m i cr o sco pe po ur o bser ver
l ' i m ag e ho l o g r aphi que d' une g o utte d' eau, par exem pl e, vo us al l ez
vo i r l es m i cr o -o r g ani sm es qui se tr o uvai ent dans l a g o utte
o r i g i nel l e.
Ce n' est pas to ut. L' i m ag e ho l o g r aphi que po ssède une
car actér i sti que enco r e pl us cur i euse. Adm etto ns que j e pr enne une
pho to de l a to ur Ei ffel . Si j e déchi r e l e nég ati f de m a pho to en
deux et que j e fai s dével o pper une des deux m o i ti és, j e
n' o bti endr ai , bi en sûr , qu' une m o i ti é de l ' i m ag e o r i g i nel l e de l a
to ur Ei ffel .
O r to ut chang e avec l ' i m ag e ho l o g r aphi que. Po ur aussi étr ang e
que cel a pui sse par aî tr e, si o n déchi r e un m o r ceau d' un nég ati f
ho l o g r aphi que po ur l e m ettr e so us un pr o j ecteur l aser , o n
n' o bti endr a pas une « par ti e » de l ' i m ag e, m ai s l 'i mage ent i ère.
Mêm e si j e déchi r e l e nég ati f une di zai ne de fo i s po ur n' en
co nser ver qu' une par ti e m i nuscul e, cel l e-ci co nti endr a l a to tal i té
de l ' i m ag e.
Cel a m o ntr e de faço n spectacul ai r e qu' i l n' exi ste pas de
co r r espo ndance uni vo que entr e l es r ég i o ns (o u par ti es) de l a
scène o r i g i nal e et l es r ég i o ns de l a pl aque ho l o g r aphi que, co m m e
c' étai t l e cas po ur l e nég ati f d' une pho to habi tuel l e. La scène to ut
enti èr e a été enr eg i str ée par to ut sur l a pl aque ho l o g r aphi que, de
so r te que chacune des « par ti es » de l a pl aque en r efl ète l a
to tal i té. Po ur Davi d Bo hm , l ' ho l o g r am m e pr ésente une anal o g i e
fr appante avec l ' o r dr e g l o bal et i ndi vi si bl e de l ' uni ver s (3 ).

J. G . — Mai s que se passe-t-i l sur l a pl aque ho l o g r aphi que
po ur pr o dui r e cet effet sel o n l equel chaque « par t » co nti ent l a
to tal i té ?

I. B. — Sel o n Bo hm , j ustem ent, i l s' ag i t seul em ent d' une
ver si o n i nstantanée, pétr i fi ée, de ce qui se pr o dui t à une échel l e
i nfi ni m ent pl us vaste dans chaque r ég i o n de l ' espace à tr aver s to ut
l ' uni ver s, de l ' ato m e aux éto i l es, des éto i l es aux g al axi es.

J. G . — En vo us éco utant, j ' ai eu l a r épo nse i ntui ti ve à une
questi o n que j e m e sui s po sée en l i sant l a Bi bl e : po ur quo i est-i l
écr i t que Di eu a cr éé l ' ho m m e à so n i m ag e ? Je ne cr o i s pas que
no us ayo ns été cr éés à l ' i m ag e de Di eu : nous sommes l 'i mage
même de Di eu... Un peu co m m e l a pl aque ho l o g r aphi que qui
co nti ent l e to ut dans chaque par ti e, chaque êtr e hum ai n est l ' i m ag e
de l a to tal i té di vi ne.

G . B. — Je peux vo us ai der , peut-êtr e, à écl ai r er vo tr e pensée
en al l ant pl us l o i n sur l es chem i ns de cette m étapho r e o uver te par
no s fam eux ho l o g r am m es. Po ur cel a, i l faut d' abo r d no us
r appel er que l a m ati èr e, c' est aussi des o ndes, co m m e l ' a m o ntr é
Lo ui s de Br o g l i e. La m ati èr e des o bj ets est do nc el l e-m êm e
co m po sée de co nfi g ur ati o ns o ndul ato i r es, qui i nter fèr ent avec l es
co nfi g ur ati o ns d' éner g i e. L' i m ag e qui en déco ul e est cel l e d' une
co nfi g ur ati o n enco dante — c' est-à-di r e si m i l ai r e à l ' ho l o g r am m e
— de m ati èr e et d' éner g i e se pr o pag eant sans cesse à tr aver s to ut
l ' uni ver s. Chaque r ég i o n de l ' espace, aussi peti te so i t-el l e, en
descendant j usqu' au si m pl e pho to n, qui est aussi une o nde o u un «
paquet d' o ndes », co nti ent, co m m e chaque r ég i o n de l a pl aque
ho l o g r aphi que, l a co nfi g ur ati o n de l ' ensem bl e ; ce qui se passe
sur no tr e m i nuscul e pl anète est di cté par to utes l es hi ér ar chi es
des str uctur es de l ' uni ver s.

J. G . — Je do i s avo uer que c' est une vi si o n à co uper l e so uffl e :
un uni ver s ho l o g r aphi que i nfi ni o ù chaque r ég i o n, bi en qu' étant
di sti ncte, co nti ent l e to ut. No us vo i l à do nc r envo yés, une fo i s de
pl us, à l ' i m ag e de l a to tal i té di vi ne, aussi bi en dans l ' espace que
dans l e tem ps.
C' est bi en ai nsi que no us abo uti sso ns au pr em i er pr i nci pe d' un
uni ver s sans di sco nti nui té, ho l i sti quem ent o r do nné : to ut r efl ète
to ut l e r este. Il faut vo i r l à une des pl us i m po r tantes co nquêtes de
l a théo r i e quanti que. Mêm e si no tr e espr i t n' en a pas enco r e
assi m i l é to utes l es co nséquences, cette r évo l uti o n r epr ésente
quel que cho se de bi en pl us i m po r tant que l e g l i ssem ent, à l a fi n
du Mo yen Âg e, de l ' i dée d' une Ter r e pl ate ver s cel l e d' une Ter r e
r o nde. La tasse de café sur cette tabl e, l es habi ts que no us
po r to ns, ce tabl eau que j e vi ens de pei ndr e, to us ces o bj ets que
no us i denti fi o ns co m m e des par ti es po r tent l a to tal i té enfo ui e en
eux : po ussi èr es co sm i ques et ato m es de Di eu, nous t enons t ous
l 'i nf i ni au creux de not re mai n.
Tout au l ong de ce l i vre, nous avons t ent é de mont rer que l 'anci en
mat éri al i sme — cel ui -l à même qui rej et ai t l 'espri t dans l 'uni vers
f l ou de l a mét aphysi que — n'avai t , désormai s, pl us cours. D'une
cert ai ne f açon « rassurant et compl et », l e mat éri al i sme exerçai t
sur nous l 'i rrési st i bl e séduct i on de l 'anci enne l ogi que ; l es
él ément s de l 'uni vers ét ai ent f ermes et st abl es, et l es myst ères du
cosmos, ses i ncert i t udes apparent es, n'ét ai ent que l 'aveu de not re
propre i ncompét ence, de nos l i mi t es i nt éri eures : en somme, des
probl èmes qui , un j our pl us ou moi ns l oi nt ai n, serai ent résol us à
l eur t our.
Mai s l a nouvel l e physi que et l a nouvel l e l ogi que ont boul eversé
cet t e concept i on. Le pri nci pe de Compl ément ari t é énonce que l es
const i t uant s él ément ai res de l a mat i ère, t el s l es él ect rons, sont
des ent i t és à doubl e vi sage ; à l a mani ère de Janus, i l s nous
apparai ssent t ant ôt comme des grai ns de mat i ère sol i de, t ant ôt
comme des ondes i mmat éri el l es. Ces deux descri pt i ons se
cont redi sent , et pourt ant l e physi ci en a besoi n des deux à l a f oi s.
Il est donc f orcé de l es t rai t er comme si el l es ét ai ent
si mul t anément exact es et coexi st ences. De l à, Hei nsenberg f ut l e
premi er à comprendre que l a compl ément ari t é ent re l 'ét at de grai n
et cel ui d'onde met t ai t f i n pour t ouj ours au dual i sme cart ési en
ent re mat i ère et espri t : l 'un et l 'aut re sont l es él ément s
compl ément ai res d'une seul e et même réal i t é.
Ai nsi se t rouve modi f i ée, de mani ère prof onde et i rréversi bl e, l a
di st i nct i on f ondament al e ent re mat i ère et espri t . Del à, une
nouvel l e concept i on phi l osophi que, à l aquel l e nous avons donné
l e nom de mét aréal i sme.
Cet t e voi e nouvel l e of f ert e par l a physi que quant i que t ransf orme
l 'i mage que se f ai t l 'homme de l 'uni vers, ceci de f açon bi en pl us
radi cal e que ne l ’a f ai t l a révol ut i on coperni ci enne. Même si l e
grand nombre n'a pas encore pri s consci ence d'un t el changement ,
même si l es dogmes et l es t abous de l a sci ence du XIXe si ècl e sur
l es concept s d'espace, de t emps, de mat i ère et d'énergi e,
pri sonni ers de l a causal i t é et du dét ermi ni sme, domi nent encore
l a pensée de l '« honnêt e homme », l e t emps n'est pl us él oi gné où
ces not i ons passéi st es ne seront pl us consi dérées que comme des
anachroni smes dans l 'hi st oi re des i dées.
Pui sque l es physi ci ens ont démat éri al i sé l e concept même de
mat i ère, i l s nous ont of f ert , en même t emps, l 'espoi r d'une
nouvel l e voi e phi l osophi que : cel l e du mét aréal i sme, voi e d'un
cert ai n au-del à, ouvert e à l 'ul t i me f usi on ent re mat i ère, espri t et
réal i t é.
VERS LE MÉTARÉALISME

J. G . — Le m o m ent est venu, po ur cette der ni èr e stati o n dans


no tr e di al o g ue, de cher cher un au-del à à ce vi eux débat qui a
o ppo sé si l o ng tem ps l es deux do ctr i nes fo ndam ental es sur l a
natur e de l ' Êtr e : l e m atér i al i sm e et l e spi r i tual i sm e. De m êm e, i l
no us faudr a cher cher une tr o i si èm e vo i e entr e ces deux
phi l o so phi es de l a co nnai ssance que so nt l e r éal i sm e et
l ' i déal i sm e. Là, au ter m e d' une synthèse entr e l ' espr i t et l a
m ati èr e, no us al l o ns r enco ntr er cette no uvel l e vi si o n du m o nde, à
l a fo i s do ctr i ne o nto l o g i que et théo r i e de l a co nnai ssance l e
mét aréal i sme.

I. B. — Il m e par aî t i m po r tant, à ce po i nt, de pr éci ser l es
di ffér ences entr e spi r i tual i sm e et i déal i sm e d' une par t, entr e
m atér i al i sm e et r éal i sm e, d' autr e par t.

J. G . — Bi en que co m pl ém entai r es, ces deux co upl es to uchent à
deux pr o bl èm es di ffér ents l ' un de l ' autr e : al o r s que l e
spi r i tual i sm e (qui s' o ppo se au m atér i al i sm e) est une do ctr i ne sur
l ' Êtr e, l ' i déal i sm e (o ppo sé au r éal i sm e) est une théo r i e de l a
co nnai ssance. Aux yeux d' un spi r i tual i ste, l a r éal i té a une
di m ensi o n pur em ent spi r i tuel l e ; au co ntr ai r e, l e m atér i al i sm e
r édui t l e r éel à une di m ensi o n str i ctem ent m écani que, l ' espr i t n' y
j o uant aucun r ô l e et n' ayant, d' ai l l eur s, aucune exi stence
i ndépendante.
Vo yo ns m ai ntenant l ' i déal i sm e : sel o n cette appr o che, l e r éel
n' est pas accessi bl e. Exi ste-t-i l en tant que r éal i té i ndépendante ?
i l est i m po ssi bl e de l ' affi r m er : seul es exi stent l es per cepti o ns
que no us en avo ns. Au co ntr ai r e, po ur l e r éal i sm e, l e m o nde a une
r éal i té o bj ecti ve, i ndépendante de l ' o bser vateur , et no us l e
per cevo ns t el qu'i l est .
Aucune de ces atti tudes ne m e par aî t auj o ur d' hui co ï nci der avec
l e r éel et l es r epr ésentati o ns qu' i l susci te : l e seul m o dèl e du
m o nde déso r m ai s adm i ssi bl e r epo se sur l a physi que m o der ne.
Au co ur s de m es r éfl exi o ns, j ' ai i so l é cette pensée de
Hei senber g , tant el l e m e par aî t devo i r êtr e r etenue dans l a thèse
que no us vo ul o ns défendr e : « G ar dant à l ' espr i t l a stabi l i té
i ntr i nsèque des co ncepts du l ang ag e no r m al au co ur s de
l ' évo l uti o n sci enti fi que, l ' o n vo i t que — apr ès l ' expér i ence de l a
physi que m o der ne — no tr e atti tude enver s des co ncepts co m m e
l ' espr i t hum ai n, l ' âm e, l a vi e o u Di eu ser a di ffér ente de cel l e
qu' avai t l e XIXe si ècl e. »

I. B. — Des co nsi dér ati o ns anal o g ues o nt d' ai l l eur s co ndui t l e
physi ci en Eddi ng to n à fai r e l a r em ar que sui vante : « O n po ur r a
di r e, peut-êtr e, que l a co ncl usi o n à ti r er de ces ar g um ents de l a
sci ence m o der ne est que l a r el i g i o n est devenue po ssi bl e, po ur un
sci enti fi que r ai so nnabl e, aux al ento ur s de l ' année 19 27. »

J. G . — Cette année 19 27 est l ' une des pl us i m po r tantes dans
l ' hi sto i r e de l a pensée co ntem po r ai ne. El l e m ar que l e co up
d' envo i de l a phi l o so phi e m étar éal i ste. C' est l ' année o ù
Hei senber g expo se so n Pr i nci pe d' Incer ti tude, o ù l e chano i ne
Lem aî tr e expr i m e sa théo r i e sur l ' expansi o n de l ' uni ver s, o ù
Ei nstei n pr o po se sa théo r i e du cham p uni tai r e, o ù Tei l har d de
Char di n publ i e l es pr em i er s él ém ents de so n œ uvr e. Et c' est
l ' année du co ng r ès de Co penhag ue, qui m ar que l a fo ndati o n
o ffi ci el l e de l a théo r i e quanti que.
O r n' est-i l pas si g ni fi cati f que ces bo ul ever sem ents
épi stém o l o g i ques ai ent été pr o vo qués par des ho m m es de
sci ence ?
Les phi l o so phes eux-m êm es do i vent s' i nter r o g er sur l a
si g ni fi cati o n pr o fo nde de ces bo ul ever sem ents, en r épo ndant
no tam m ent à cette questi o n : qu' est-ce que l a sci ence cher che à
no us tr ansm ettr e ? quel l es so nt l es no uvel l es val eur s qu' el l e
pr o po se et en quo i co ntr i bue-t-el l e à fo r g er une no uvel l e vi si o n
du m o nde ?
Po ur r épo ndr e, i l no us faudr a ado pter un par ti m étar éal i ste :
l es r eto m bées de l a sci ence dans l e cham p phi l o so phi que no us
do nnent l es m o yens, po ur l a pr em i èr e fo i s, de fai r e l a synthèse
entr e l e m atér i al i sm e et l e spi r i tual i sm e, de co nci l i er l e r éal i sm e
et l ' i déal i sm e : l a r éal i té i m m anente que no us per cevo ns r ej o i nt
al o r s l e pr i nci pe tr anscendant qui est suppo sé l ui avo i r do nné
nai ssance.
Rappel o ns que l es phi l o so phi es spi r i tual i stes so nt unani m es à
ni er une o r i g i ne m atér i el l e à l ' espr i t hum ai n, affi r m ant que l a
pensée est une do nnée de l ' uni ver s antér i eur e à l a m ati èr e.
Cer tai ns d' entr e eux, pl us extr ém i stes enco r e, ni ent m êm e
l ' exi stence auto no m e de l a m ati èr e. C' est l e cas de Ber kel ey, po ur
qui l ' uni ver s n' est qu' une i m ag e de Di eu.

I. B. — Les « m o nades » de Lei bni z ne so nt-el l es pas ég al em ent
une fo r m e de spi r i tual i sm e ?

J. G . — O ui , m ai s po ussé à l ' extr êm e. Le systèm e
phi l o so phi que de Lei bni z co ndui t ver s une so r te de spi ri t ual i sme
o b j e c t i f dans l a m esur e o ù i l po stul e, co m m e chez Pl ato n o u
Heg el , l ' exi stence d' une base spi r i tuel l e « o bj ecti ve » di sti ncte de
l a co nsci ence hum ai ne et i ndépendante d' el l e. Cette base
spi r i tuel l e o bj ecti ve n' étai t r i en d' autr e que l ' Idée Abso l ue de
Heg el o u pl us si m pl em ent : Di eu. Dans ce cas, Di eu est
tr anscendant à l ' uni ver s et ne se co nfo nd pas avec l ui .

G . B. — A ce po i nt se po se l a questi o n : si l ' uni ver s r epo se sur
l ' exi stence d' un Êtr e tr anscendant, co m m ent accéder à cet Êtr e ?
Ne so m m es-no us pas, de fai t, co upés de l ' essence pr o fo nde de cet
uni ver s ?

I. B. — C' est ce po i nt de vue que dével o ppent l es co ur ants
i déal i stes. So us l e no m d' i déal i sm e se r eg r o upent l es
phi l o so phi es po ur l esquel l es l a r éal i té « en so i » n' est pas
co nnai ssabl e : l a seul e évi dence d' un m o nde extér i eur r ési de dans
no s per cepti o ns, dans no s sensati o ns de co ul eur , de di m ensi o n, de
g o ût, de fo r m e, etc. Du j o ur o ù no us nai sso ns, o n no us appr end
que no us devo ns avo i r une per cepti o n co m m une du m o nde. Ce
qu' une per so nne per ço i t co m m e un ar br e, une fl eur , une r i vi èr e,
to ute autr e per so nne do i t l es per cevo i r co m m e ar br e, fl eur o u
r i vi èr e. Ceci est l a co nséquence di r ecte de no s cr o yances
co m m unes en un m o nde « en so i ».
O r l e cyber néti ci en Hei nz vo n Fo er ster éno nce que l ' espr i t
hum ai n ne per ço i t pas ce qui est l à , m ai s ce qu' i l c ro i t êtr e l à.
No tr e facul té de vo i r dépend de l a r éti ne qui abso r be l a l um i èr e
du m o nde extér i eur , pui s tr ansm et des si g naux au cer veau. Ce
m êm e schém a s' appl i que d' ai l l eur s à to utes no s per cepti o ns
senso r i el l es. Po ur tant, l a r éti ne ne per ço i t pas l a co ul eur ,
expl i que vo n Fo er ster ; el l e est aveug l e à l a qual i té de l a
sti m ul ati o n et n' est sensi bl e qu' à sa quanti té. « Cel a ne devr ai t pas
co nsti tuer une sur pr i se aj o ute-t-i l , car en fai t i l n' y a ni l um i èr e
ni co ul eur en soi : i l y a seul em ent des o ndes él ectr o m ag néti ques.
»
De m êm e, i l n' y a ni so ns ni m usi ques : seul em ent des
var i ati o ns m o m entanées de l a pr essi o n de l ' ai r sur no s tym pans. Il
n' y a pas de chaud et pas de fr o i d : seul em ent des m o l écul es en
m o uvem ent avec pl us o u m o i ns d' éner g i e ci néti que, et ai nsi de
sui te.
En so m m e, sel o n l es i déal i stes, no us ne nai sso ns pas en fai sant
par ti e du m o nde : nous nai ssons en f ai sant part i e de quel que
chose que nous const rui sons à l 'i nt éri eur du monde. L' i déal i sm e
i m po se l ' i dée que chacun de no us vi t dans une so r te de « sphèr e
de co nsci ence » qui i nter fèr e à l a fo i s avec l e r éel i nco nnu et
d' autr es sphèr es de co nsci ence. Une fo i s de pl us, l a co ncepti o n
d' une r éal i té o bj ecti ve s' évapo r e : s' i nter r o g er sur l a r éal i té qui
no us ento ur e sans teni r co m pte de ceux qui l ' o bser vent n' a al o r s
aucun sens (1 ).
Au fo nd, m a pr o pr e « sphèr e de co nsci ence » ne m e r ensei g ne
en r i en sur l a r éal i té el l e-m êm e : m a co nnai ssance du m o nde se
r édui t aux i dées que j e m ' en fai s ; quant au r éel au-del a de m es
sens, i l r este, sel o n l ' expr essi o n de Ber nar d d' Espag nat, o bscur , «
vo i l é », m ystér i eux et, pr o babl em ent, i nco nnai ssabl e (9 ).

G . B. — No us r etr o uvo ns l à l ' i déal i sm e en physi que : l e r éel
n' est sai si ssabl e, éval uabl e, et, à l ' extr êm e, n'e x i s t e qu' au tr aver s
d' un acte d' o bser vati o n.

J. G . — Q ue po uvo ns-no us di r e de ce r éel éni g m ati que ? Je
vo udr ai s r eveni r sur une i dée do nt no us avo ns par l é dans ce
l i vr e : j ' ai l ' i ntui ti o n que no us so m m es pl o ng és dans ce fam eux
cham p d' i nfo r m ati o n fai t de co nsci ence et de m ati èr e que no us
avo ns décr i t pl us haut.

G . B. — Et no us so m m es à no uveau r am enés ver s l a théo r i e du
cham p quanti que : l es par ti cul es él ém entai r es y so nt co nsi dér ées
co m m e l a m ani festati o n d' un cham p quanti que o ù l a m ati èr e et
to us ses m o uvem ents so nt pr o dui ts par une so r te de cham p
d' i nfo r m ati o n so us-j acent. Le physi ci en Ham i l to n va pl us l o i n
enco r e l o r squ' i l éno nce que l a m ati èr e est peut-êtr e l e r ésul tat
d' une sér i e d' i nter acti o ns entr e des « cham ps d' i nfo r m ati o n » :
une par ti cul e ne se dépl o i e dans l e « m o nde r éel » que dans un
m o uvem ent d' o nde i ssu d' un o céan d' i nfo r m ati o ns, co m m e une
g r ande vag ue d' eau qui est pr o dui te par l e m o uvem ent g énér al de
l ' o céan. C' est ce fl ux co nstant, cette so r te de « m ar ée » qui do nne
nai ssance à un o bj et, l equel a to utes l es pr o pr i étés d' une par ti cul e
m atér i el l e.
De m ani èr e anal o g ue, sel o n l ' i nter pr étati o n causal e de Davi d
Bo hm , l es par ti cul es él ém entai r es so nt i ssues d' un cham p
quanti que g l o bal . L' i nfo r m ati o n y j o ue un r ô l e déter m i nant en
do nnant nai ssance, no n seul em ent aux pr o cessus quanti ques, m ai s
aussi aux par ti cul es el l es-m êm es. El l e est r espo nsabl e de l a
m ani èr e do nt l es pr o cessus quanti ques se dépl o i ent à par ti r du
cham p quanti que de l ' uni ver s.

J. G . — To ut cel a co nfi r m e bi en que l ' o r dr e de l ' espr i t et cel ui
de l a m ati èr e ne so nt pas i r r éducti bl es m ai s se r ang ent dans un
spectr e d' o r dr e g énér al qui s' étend de l ' o r dr e m écani que à l ' o r dr e
« spi r i tuel ». Si l ' espr i t et l a m ati èr e o nt po ur o r i g i ne un spectr e
co m m un, i l devi ent cl ai r que l eur dual i té est une i l l usi o n, due au
fai t que l ' o n ne co nsi dèr e que l es aspects m écani ques de l a
m ati èr e et l a qual i té i ntang i bl e de l ' espr i t (3 ).

I. B. — No us attei g no ns i ci une i dée anal o g ue au Pr i nci pe
d' Incer ti tude de Hei senber g , sel o n l equel no us n'obs er vons pas l e
m o nde physi que : nous y part i ci pons. No s sens ne so nt pas
sépar és de qui exi ste « en so i », m ai s i l s so nt i nti m em ent
i m pl i qués dans un pr o cessus co m pl exe de feedback do nt l e
r ésul tat fi nal est, en fai t, de créer ce qui est « en so i ».
Sel o n l a physi que no uvel l e, no us r êvo ns l e m o nde. No us l e
r êvo ns co m m e quel que cho se de dur abl e, de m ystér i eux, de
vi si bl e, d' o m ni pr ésent dans l ' espace et de stabl e dans l e tem ps.
Mai s au-del à de cette i l l usi o n, to utes l es catég o r i es de r éel et
d' i r r éel s' évano ui ssent. De m êm e qu' o n ne peut pl us co nsi dér er
que l e chat de Schr ö di ng er est s oi t vi vant, s oi t m o r t, de m êm e o n
ne peut pas per cevo i r l e m o nde o bj ecti f co m m e exi stant o u
n' exi stant pas, l ' espr i t et l e m o nde ne fo r m ent qu' une seul e et
m êm e r éal i té.

J. G . — Co m m e l e di t Pear ce : « L' espr i t hum ai n r efl ète un
uni ver s qui r efl ète l ' espr i t hum ai n. Dès l o r s, o n ne peut pas di r e,
si m pl em ent, que l ' espr i t et l a m ati èr e co exi stent : i l s exi st ent l 'un
à t ravers l 'aut re. D' une cer tai ne m ani èr e, à tr aver s no us, l ' uni ver s
est do nc en tr ai n de r êver de l ui -m êm e : l e m étar éal i sm e
co m m ence au m o m ent m êm e o ù l e r êveur pr end co nsci ence de
l ui -m êm e et de so n r êve (1 ).

I. B. — Je cr o i s i ntér essant, i ci , de r appr o cher vo tr e po i nt de
vue de cel ui d' un g r and physi ci en am ér i cai n, Hei nz Pag el s : «
Q u' est-ce que l ' uni ver s ? Est-ce un g r and fi l m en r el i ef do nt no us
so m m es l es acteur s i nvo l o ntai r es ? Est-ce une far ce co sm i que, un
o r di nateur g éant, l ' œ uvr e d' ar t d' un Êtr e supr êm e, o u, to ut
bo nnem ent, une expér i ence ? No s di ffi cul tés à co m pr endr e
l ' uni ver s ti ennent à ce que no us ne savo ns pas à quo i l e co m par er.
»
Cependant, l e m êm e Hei nz Pag el s po ur sui t, en expr i m ant l e
po i nt de vue de l a pl upar t des physi ci ens : « Je cr o i s que l ' uni ver s
est un m essag e r édi g é dans un co de secr et, un co de co sm i que, et
que l a tâche du sci enti fi que co nsi ste à déchi ffr er ce co de (8 ).

J. G . — Po ur adm ettr e l ' exi stence de ce co de co sm i que et po ur
l e co m pr endr e, i l faut si tuer sa pensée dans un cadr e m étar éal i ste.
J' i nvi te no s l ecteur s à m édi ter sur l es tr o i s car actèr es qui m e
sem bl ent défi ni r ce cadr e :
— l 'espri t et l a mat i ère f orment une seul e et même réal i t é ;
— l e Créat eur de cet uni vers mat i ère/ espri t est t ranscendant ;
— l a réal i t é en soi de cet uni vers n'est pas connai ssabl e.
No tr e dém ar che est-el l e l ég i ti m e ? en to ut cas, el l e tr o uve un
écho tr o ubl ant dans l a phi l o so phi e d' un penseur qui , au cœ ur du
Mo yen Âg e, eut cependant l ' i ntui ti o n de ce qui anno nçai t l e
m étar éal i sm e : sai nt T ho m as d' Aqui n. A l a fo i s m étaphysi ci en,
l o g i ci en et théo l o g i en, sai nt T ho m as a entr epr i s de co nci l i er l a
fo i chr éti enne avec l a phi l o so phi e r ati o nnel l e d' Ar i sto te.
Enfi n, po ur écl ai r er cette fi n de di al o g ue, po ur en di ssi per
co m m e un r eg r et de l e vo i r s' achever , cette der ni èr e r em ar que :
peut-êtr e que si sai nt T ho m as d' Aqui n exer ce une i nfl uence aussi
pr o fo nde sur l a pensée co ntem po r ai ne, c' est qu' i l est l e pr em i er à
avo i r entr epr i s de po ser une har m o ni e entr e ce qui est c r u et ce
qui est su : entr e l ' acte de fo i et l ' acte de savo i r , en un m o t : entr e
Di eu et l a sci ence.

ÉPILO G UE
PO URQ UO I Y A-T-IL Q UELQ UE CHO SE
PLUT Ô T Q UE RIEN ?

Q uel l e cer ti tude ? quel l e espér ance ? quel savo i r ? Q ue devo ns-
no us r eteni r de cet essai de phi l o so phi e à haute vo i x ?
D' abo r d une faço n de cher cher du sens dans l ' i nsi g ni fi ant ; du «
pr o j et » dans l e pl us peti t des hasar ds ; de l ' événem ent dans l a
ténui té des cho ses : l a feui l l e d' un ar br e, l e chant d' un o i seau, l a
chute d' une g o utte d' eau, l e vent dans l e vi de.
To utes ces peti tes cho ses co nspi r ent dans l ' i nvi si bl e po ur
fo r m er l e r éel , co nver g ent au cœ ur de no us-m êm es j usqu' à y fai r e
naî tr e un beso i n i r r épr essi bl e : l e dési r de r éal i té.
C' est ce dési r m êm e qui no us a po ussés, au co ur s de no s
di al o g ues, à l a r echer che de l ' Êtr e.
Mai s qu' avo ns-no us vu de cet Êtr e ? Avant to ut, so n épai sseur ,
so n o paci té, en m êm e tem ps que sa ténui té et l a m ul ti pl i ci té de ses
fo r m es ; no tr e di al o g ue a do nc tr o uvé sa fr o nti èr e natur el l e, so n
po i nt d' ar r êt l e pl us él evé, avec cette i dée : l a r éal i té i ndépendante
no us est i naccessi bl e, l e r éel est vo i l é, i nco nnai ssabl e à to ut
j am ai s ( 9 ) .
Peut-êtr e aussi , po ur l a pr em i èr e fo i s, pr eno ns-no us
co nsci ence que l e bo nheur d' une pensée « m o der ne », à l a cr o i sée
de l a physi que no uvel l e et de l a phi l o so phi e, est d' avo i r décr i t
l ' éni g m e de l ' uni ver s, au pr i x de so n r em pl acem ent par une
éni g m e pl us pr o fo nde, pl us di ffi ci l e : cel l e de l ' espr i t l ui -m êm e.
Reste do nc cette questi o n, l a der ni èr e, l a pl us r edo utabl e. El l e a
o uver t ce di al o g ue et devr a l e r efer m er : quel l e est l a
si g ni fi cati o n de l ' uni ver s ? o ù to ut cel a no us m ène-t-i l ? pourquoi
y a-t -i l quel que chose pl ut ôt que ri en?
Ceux qui entr ent par l a pensée pr o fo nde dans cette
i nter r o g ati o n co nnai ssent d' em bl ée l e ver ti g e phi l o so phi que l e
pl us i ntense. Tei l har d de Char di n avai t à pei ne sept ans l o r sque,
so udai n, i l se tr o uva face au m ystèr e. Sa m èr e l ui avai t m o ntr é
une m èche de cheveux ; el l e avai t appr o ché une al l um ette, l a
m èche s' étai t anéanti e. Si tô t l a fl am m e étei nte, l e peti t Tei l har d
avai t senti l ' absur di té du néant. Et co m m e l es expér i ences de
nég ati o n, de m o r t, d' ang o i sse et de péché so nt pl us fo r tes que
l eur s co ntr ai r es, Tei l har d se dem ande : po ur quo i y a-t-i l des
cho ses ? po ur quo i o nt-el l es une fi n ? d' o ù a sur g i cet Êtr e qui est
en m o i — qui est moi — et qui ne sai t pas l a r ai so n pr o fo nde de
so n exi stence ?

*
* *

L' uni ver s : des centai nes de m i l l i ar ds d' éto i l es, di sper sées dans
des m i l l i ar ds de g al axi es, el l es-m êm es per dues dans une
i m m ensi té si l enci euse, vi de et g l acée. La pensée entr e en effr o i
devant cet uni ver s si di ffér ent d' el l e, qui l ui par aî t m o nstr ueux,
tyr anni que et ho sti l e : po ur quo i exi ste-t-i l ? et po ur quo i exi sto ns-
no us à tr aver s l ui ?
Vi ng t m i l l i ar ds d' années apr ès so n appar i ti o n, l a m ati èr e
po ur sui t sa co ur se dans l ' espace-tem ps. Mai s o ù no us m ène cette
co ur se ?
La co sm o l o g i e r épo nd que l ' uni ver s n' est pas éter nel . Q u' i l
aur a une fi n, m êm e si cette fi n est i m m ensém ent l o i ntai ne. Il ne
po ur r a pas échapper à l ' une de ces deux m o r ts po ssi bl es : l a m o r t
par l e fr o i d o u l a m o r t par l e feu.
Dans l e pr em i er cas, l ' uni ver s est di t « o uver t » : so n expansi o n
se po ur sui t i ndéfi ni m ent, l es g al axi es se per dant dans l ' i nfi ni
tandi s que l es éto i l es s' étei g nent une à une, apr ès avo i r r ayo nné
l eur s ul ti m es r éser ves. Àu-del à de l a dur ée de vi e du pr o to n, l a
m ati èr e el l e-m êm e se désag r èg e. Vi ent l e der ni er i nstant, cel ui o ù
l es ul ti m es po ussi èr es co sm i ques so nt eng l o uti es à l eur to ur au
sei n de l ' i m m ense tr o u no i r qu' est devenu l ' uni ver s ag o ni sant.
Enfi n, l ' espace-tem ps l ui -m êm e se r éso r be : to ut r eto ur ne au
néant.
D' un po i nt de vue m étaphysi que, r i en n' est pl us po i g nant que
cet em br asem ent, que cette m o ntée d' une nei g e de m ati èr e, cette
l ente déco ncentr ati o n, cette i r r adi ati o n i l l i m i tée, qui r evêt to utes
l es co ul eur s de l ' ar c-en-ci el avant de s' évano ui r.
De quo i ser a fai t ce néant ? que r ester a-t-i l de l ' i nfo r m ati o n
accum ul ée pendant des centai nes de m i l l i ar ds d' années, par to ut
dans l ' uni ver s ?
Une r épo nse passe, peut-êtr e, par l a m i se en évi dence d' une
r el ati o n entr e l ' i nfo r m ati o n d' un systèm e (so n o r g ani sati o n) et
l ' entr o pi e (dég r adati o n de l ' o r dr e de ce systèm e).
O n peut adm ettr e, avec l a pl upar t des physi ci ens, que
l ' acqui si ti o n de l ' i nfo r m ati o n (c' est-à-di r e d' une co nnai ssance)
co nso m m e de l ' éner g i e et pr o vo que do nc l ' accr o i ssem ent de
l ' entr o pi e g l o bal e au sei n d' un systèm e. Autr em ent di t, si
l ' entr o pi e m esur e l e déso r dr e physi que d' un systèm e, el l e est en
m êm e tem ps un i ndi cateur i ndi r ect d' une quanti té d' i nfo r m ati o n
détenue, l o cal em ent, par ce m êm e systèm e. La théo r i e de
l ' i nfo r m ati o n débo uche do nc sur cette affi r m ati o n sur pr enante : l e
chao s est un i ndi ce de l a pr ésence, au sei n d' un systèm e, d' une
cer tai ne quanti té d' i nfo r m ati o n.
A l ' extr êm e, l ' état de déso r dr e m axi m al car actér i sant l ' uni ver s
au m o m ent de sa di spar i ti o n peut êtr e i nter pr été co m m e l e si g ne
de l a pr ésence, au-del à de l ' uni ver s m atér i el , d' une quanti té
d' i nfo r m ati o n ég al em ent m axi m al e.
La fi nal i té de l ' uni ver s se co nfo nd i ci avec sa fi n : pr o dui r e et
l i bér er de l a co nnai ssance. A ce stade ul ti m e, to ute l ' hi sto i r e du
co sm o s, so n évo l uti o n dur ant des centai nes de m i l l i ar ds d' années,
se tr o uvent co nver ti es en une To tal i té de co nnai ssance pur e.
Q uel l e enti té déti endr a cette co nnai ssance ? si no n un Êtr e
i nfi ni , tr anscendant l ' uni ver s l ui -m êm e ? Et quel usag e fer a-t-i l
de ce savo i r i nfi ni qui l e co nsti tue et do nt i l est, en m êm e tem ps,
l ' o r i g i ne ?

*
* *

Le desti n à l o ng ter m e de l ' uni ver s n' est pas pr évi si bl e. Du
m o i ns, pas enco r e. Si sa m asse to tal e est supér i eur e à une cer tai ne
val eur cr i ti que, al o r s, au bo ut d' un tem ps pl us o u m o i ns l o ng , l a
phase d' expansi o n pr endr a fi n. Dans ce cas, i l est po ssi bl e qu' une
no uvel l e co ntr acti o n r am ène l e co sm o s à so n po i nt d' o r i g i ne. La
m ati èr e fo r m ant l es g al axi es, l es éto i l es, l es pl anètes, to ut cel a
ser ai t co m pr i m é j usqu' à r edeveni r un si m pl e po i nt m athém ati que
annul ant l ' espace et l e tem ps.
Ce scénar i o a beau êtr e à l ' o ppo sé de cel ui qui pr écède, i ci
enco r e, to ut r eto ur ne au néant. Ici enco r e, au ter m e d' un l ent
pr o cessus de dém atér i al i sati o n, l ' i nfo r m ati o n se sépar e de l a
m ati èr e co m m e po ur s' en l i bér er à j am ai s.
Y a-t-i l une co ncl usi o n à ti r er de cette o bser vati o n du desti n
co sm i que ? que peut-o n penser d' un uni ver s si tué entr e deux
néants ? Essenti el l em ent ceci : cet uni ver s-l à n' a pas l e car actèr e
de l ' Êtr e en so i . Il suppo se l ' exi stence d' un Êtr e autr e que l ui ,
si tué en deho r s de l ui . Si no tr e r éal i té est tem po r el l e, l a cause de
cette r éal i té est ul tr atem po r el l e, tr anscendante au tem ps co m m e à
l ' espace.
No us vo i ci tr ès pr ès de cet Êtr e que l a r el i g i o n appel l e Di eu.
Mai s appr o cho ns-no us enco r e : par m i l es di ffér ents co nstats
sci enti fi ques établ i s sur l e r éel , i l en exi ste tr o i s qui sug g èr ent
avec fo r ce l ' exi stence d' une enti té tr anscendant no tr e r éal i té.
Pr em i er co nstat : l ' uni ver s no us appar aî t co m m e fi ni , fer m é sur
l ui -m êm e. Si no us l e co m par o ns à une bul l e de savo n qui r em pl i t
to ut, qu' y a-t-i l « auto ur » de cette bul l e ? De quo i est fai t «
l ' extér i eur » de l a bul l e ? Il est i m po ssi bl e d' i m ag i ner un espace à
l ' extér i eur de l ' espace po ur l e co nteni r : d' un po i nt de vue
physi que, un tel extér i eur ne peut exi ster.
No us so m m es do nc co ndui ts à po ser au-del à de no tr e uni ver s
l ' exi stence de « quel que cho se » de bi en pl us co m pl exe : une
to tal i té au sei n de l aquel l e no tr e r éal i té est en so m m e i m m er g ée,
un peu co m m e une vag ue dans un vaste o céan.
La deuxi èm e questi o n est cel l e-ci : l ' uni ver s est-i l nécessai r e,
o u au co ntr ai r e co nti ng ent : exi ste-t-i l un déter m i ni sm e supér i eur
à l ' i ndéter m i nati o n quanti que ? Si l a théo r i e quanti que a dém o ntr é
que l ' i nter pr étati o n pr o babi l i ste est l a seul e qui no us per m ette de
décr i r e l e r éel , no us devo ns en co ncl ur e que, face à une natur e
i r r éso l ue, i l do i t exi ster , ho r s de l ' uni ver s, une Cause de
l ' har m o ni e des causes, une Intel l i g ence di scr i m i nante, di sti ncte de
cet uni ver s.
Ter m i no ns par l e tr o i si èm e ar g um ent, l e pl us i m po r tant : l e
pr i nci pe anthr o pi que.
L' uni ver s par aî t co nstr ui t et r ég l é — avec une pr éci si o n
i ni m ag i nabl e — à par ti r de quel ques g r andes co nstantes. Il s' ag i t
de no r m es i nvar i abl es, cal cul abl es, sans que l ' o n pui sse
déter m i ner po ur quo i l a natur e a cho i si tel l e val eur pl utô t que
tel l e autr e. O n do i t assum er l ' i dée que dans to us l es cas de fi g ur es
di ffér ents du « m i r acl e m athém ati que » sur l equel r epo se no tr e
r éal i té, l ' uni ver s aur ai t pr ésenté l es car actèr es du chao s abso l u :
danse déso r do nnée d' ato m es qui se co upl er ai ent et se
déco upl er ai ent l ' i nstant d' apr ès po ur r eto m ber , sans cesse, dans
l eur s to ur bi l l o ns i nsensés. Et pui sque l e co sm o s r envo i e à l ' i m ag e
d' un o r dr e, cet o r dr e no us co ndui t, à so n to ur , ver s l ' exi stence
d' une cause et d' une fi n qui l ui so nt extér i eur es.

*
* *

Dans l e si l l ag e de to ut ce qui pr écède, no us po uvo ns
appr éhender l ' uni ver s co m m e un m essag e expr i m é dans un co de
secr et, une so r te de hi ér o g l yphe co sm i que que no us co m m enço ns
to ut j uste à déchi ffr er. Mai s qu' y a-t-i l dans ce m essag e ? Chaque
ato m e, chaque fr ag m ent, chaque g r ai n de po ussi èr e exi ste dans l a
m esur e o ù i l par ti ci pe d' une si g ni fi cati o n uni ver sel l e. Ai nsi se
déco m po se l e co de co sm i que : d' abo r d de l a m ati èr e, ensui te de
l ' éner g i e, et enfi n de l ' i nfo r m ati o n. Y a-t-i l enco r e quel que cho se
au-del à ? Si no us accepto ns l ' i dée que l ' uni ver s est un m essag e
s e c r e t , q u i a co m po sé ce m essag e ? Si l ' éni g m e de ce co de
co sm i que no us a été i m po sée par so n auteur , no s entr epr i ses de
déchi ffr em ent ne fo r m ent-el l es pas une so r te de tr am e, de m i r o i r
de pl us en pl us net, dans l equel l ' auteur du m essag e r eno uvel l e l a
co nnai ssance qu' i l a de l ui -m êm e ?

*
* *

Vo i l à un dem i -si ècl e qu' Henr i Ber g so n s' est étei nt. Hanté,
co m m e to us l es phi l o so phes, par l ' ul ti m e i nter r o g ati o n, i l avai t
m ur m ur é cette cho se étr ang e : « L' uni ver s est une m achi ne à fai r e
des di eux... »
Ce fut so n der ni er so uffl e phi l o so phi que.

J .G.
C .B .
I .B .

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