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du conservatisme
Cet article est la version française et augmentée d’une conférence prononcée à l’uni-
versité La Sabana (Chía, Colombie) à l’occasion du Congrès international Nicolás
Gómez Dávila organisé les 16, 17 et 18 mai 2013. Nous remercions son auteur, Michaël
Rabier, de nous l’avoir proposé.
1. Une sélection très partielle et partiale (aujourd’hui épuisée) des Escolios a été publiée par
Samuel Brussell en français sous des titres plus que discutables : Les horreurs de la démocratie,
Anatolia/Le Rocher, 2003 et Le réactionnaire authentique, Anatolia/Le Rocher, 2005. Nous
utiliserons donc l’édition colombienne originale et complète des Escolios avec notre propre
traduction de l’espagnol, ainsi que pour les ouvrages Textos I, Notas et le texte « El reaccionario
auténtico ». De même en ce qui concerne Karl Mannheim et Gonzalo Díez dont il n’existe pas,
à ce jour, de traduction française.
2. Giovanni Cantoni, « Gómez Dávila il conservatore », Secolo d’Italia, 7 mai 1999.
3. N. Gómez Dávila, Escolios a un texto implícito, Instituto Colombiano de Cultura, Bogota, 1977,
I, p. 178.
4. Id., Nuevos escolios a un texto implícito, Procultura, Bogota, 1986, II, p. 12.
5. Amalia Quevedo, « ¿Metafísica aquí? », Ideas y Valores [Bogota], n. 111, décembre 1999.
6. Philippe Bénéton, article « Conservatisme », in Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.),
Dictionnaire de philosophie politique, PUF, coll. « Quadrige », 1996, p. 131.
7. Karl Mannheim, Conservative thought, in Essays on sociology and social psychology, Collected
Works, Volume Six, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1997, p. 103.
8. Philippe Bénéton, op. cit., p. 130 ; Karl Mannheim, op. cit., p. 98.
Le conservatisme « gomezdavilien »
Si le conservatisme originel européen s’oppose fondamentalement au
projet politique moderne et si nous trouvons dans celui-ci des éléments
de l’héritage spirituel de la pensée de Justus Möser comme le démontre
Mannheim, le Moyen Age apparaît donc comme un modèle, un contre
ou un anti-modèle, tel que l’affirme sans détour Gómez Dávila : « Le
Moyen Âge fascine comme paradigme de l’anti-moderne. »14
Dans son éloge constant de l’époque féodale nous retrouvons chez le
philosophe colombien l’intention basique qu’avait repérée Mannheim
dans le style de pensée conservatrice, c’est-à-dire cette permanente
« insistance sur le concret » : « Tout dans le Moyen Âge est robuste,
sensuel, concret. Depuis une église romane ou une relation féodale
jusqu’à un calvaire gothique ou un romarin de Canterbury. Parce que
l’homme médiéval ressentait la transcendance comme un attribut
perceptible de l’objet. »15
En ce qui concerne le problème de la liberté, au fondement de l’or-
ganisation politique, nous retrouvons ici aussi cette opposition entre
le concret et l’abstrait notamment lorsqu’il explique par exemple que
« l’anarchie féodale » serait l’unique période de liberté concrète qu’au-
rait connu l’histoire16. Gómez Dávila admire cette société dans laquelle
la liberté se conjuguait au pluriel et où elle était vécue concrètement.
Cependant l’organisation de cette société fondée sur une multiplicité
de lois particulières ne pouvait être égalitaire. Valorisant la différence
et la particularité, la féodalité devait nécessairement s’appuyer sur une
conception inégalitaire de l’homme et du monde.
Mais pour que cette société ne soit pas simplement anarchique comme
la caricature notre époque pétrie d’égalitarisme selon notre auteur, il
38. Nicolas Kessler, Le conservatisme américain, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1998, p. 9.
39. Clément Thibault remarque que même auparavant « les guerres d’indépendance confrontent
[…], à certains moments, deux camps nominalement libéraux, les uns indépendantistes, les
autres loyalistes », article « Amérique hispanique », in Jean-Clément Martin (dir.), Dictionnaire
de la Contre-Révolution, Perrin, 2011, p. 46. On comprend ainsi mieux pourquoi, « après
1830, dans tout le sous-continent, deux sensibilités libérales se partagèrent l’arène politique.
Alors que les libéraux privilégiaient les libertés sur l’ordre, les conservateurs inversaient les
priorités », ibid., p. 50.
40. Clément Thibault, op. cit., p. 44.
44. Philippe Bénéton, Le conservatisme, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1988, pp. 85-86.
45. Miguel Saralegui, « Gómez Dávila, hispanófobo », 2013, à paraître.
46. N. Gómez Dávila, Textos I, pp. 71-100.
47. N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 220.
tel que le conçoit Gómez Dávila revendique lui aussi cette position
hors de l’histoire, « au-dessus de la mêlée ». A savoir qu’il tente de
dépasser ou d’échapper à l’alternative entre conservatisme et progres-
sisme. C’est ce qu’exprime clairement, quoique de façon métaphorique,
un passage du texte de Gómez Dávila sur le « réactionnaire authen-
tique » : « Si le progressiste se tourne vers le futur, et le conservateur
vers le passé, le réactionnaire ne mesure pas ses aspirations à l’his-
toire d’hier ou à l’histoire de demain. Le réactionnaire n’acclame pas
ce que doit apporter l’aube prochaine, ni ne s’accroche aux dernières
ombres de la nuit. Sa demeure s’élève dans cet espace lumineux où
les essences l’interpellent par leurs présences immortelles. »58
Nous nous trouverions ainsi ici devant une autre étape du processus
décrit par Mannheim, un passage cette fois-ci, selon nous, d’un
conservatisme « réflexif » à un conservatisme « contemplatif » qui
pourrait bien être celui du réactionnaire tel que décrit par Gómez
Dávila. A la différence de Gonzalo Díez voyant nécessairement une
« métamorphose fasciste » du conservatisme dans cette rébellion contre
une histoire qu’il voudrait à tout prix contraindre59, il serait possible
de voir une « métamorphose quiétiste » ou contemplative dans la
description pour le moins surprenante du réactionnaire gomezdavilien.
Plus qu’au réactionnaire souhaitant « faire tourner en arrière la roue
de l’histoire » dénoncé par Marx dans le premier chapitre du Manifeste
communiste60, ce réactionnaire s’élevant jusqu’aux essences éternelles
s’apparente au philosophe du Livre VII de La République de Platon,
sorti de sa caverne pour contempler le ciel des idées sauf qu’il n’en
reviendra pas, abandonnant sa mission pédagogique et politique. Tenant
compte de l’échec du conservatisme il assume totalement sa « stérilité
pratique »61 mais revendique pleinement en revanche son aspiration
philosophique voire mystique : « Le réactionnaire, aujourd’hui, est
l’antipode du conservateur. A savoir : du défenseur de la démocratie
58. N. Gomez Dávila, « El reaccionario auténtico », Revista Universidad de Antioquia [Medellín],
n. 240, avril-juin 1995, p. 19.
59. Gonzalo Díez observe cette métamorphose chez Pareto et Schmitt inspirés, selon lui, par le
« volontarisme théologico-littéraire » de Maistre opposé à « l’attitude quiétiste » d’un Burke,
Bonald ou même Donoso Cortés, op. cit., p. 327.
60. « Ils ne sont donc pas révolutionnaires [les membres des « classes moyennes » qui combattent
la bourgeoisie, ndla], mais conservateurs ; bien plus, ils sont réactionnaires, car ils cherchent
à faire tourner en arrière la roue de l’histoire », Le Manifeste communiste, in Karl Marx,
Philosophie, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2005, pp. 411-412.
61. « L’incomparable lucidité de la pensée réactionnaire n’est comparable qu’à sa stérilité pratique. »
(N. Gómez Dávila, Notas, op. cit., p. 129)
66. « Le réactionnaire ne souhaite pas une vaine restauration du passé, mais une improbable
rupture du futur avec ce présent sordide. » (N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 278)
67. La description qu’a donnée Ernst Jünger de la figure de l’Anarque n’est d’ailleurs pas sans
rappeler Gómez Dávila lui-même qui a vécu presque toute sa vie et est décédé dans sa
bibliothèque de près 30 000 volumes à Bogota : « L’Anarque […] connaît et évalue bien le
monde où il se trouve, et il est capable de s’en retirer quand bon lui semble. […] L’Anarque est
indifférent à la société, l’Anarque n’a pas de société. Son existence est insulaire », Ernst Jünger
(avec Antonio Gnoli et Franco Volpi), Les prochains Titans, Grasset, 1998, p. 58. « Du point de
vue de l’Anarque, du Grand solitaire, totalitarisme et démocratie de masse ne font pas grande
différence. L’Anarque vit dans les interstices de la société. La réalité qui l’entoure lui est au
fond indifférente, et ce n’est que lorsqu’il se retire dans son monde, dans sa bibliothèque, qu’il
retrouve son identité », ibid., pp. 115-116.
68. N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 153.
69. N. Gómez Dávila, « El reaccionario auténtico », op. cit., p. 19.