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Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes

du conservatisme
Cet article est la version française et augmentée d’une conférence prononcée à l’uni-
versité La Sabana (Chía, Colombie) à l’occasion du Congrès international Nicolás
Gómez Dávila organisé les 16, 17 et 18 mai 2013. Nous remercions son auteur, Michaël
Rabier, de nous l’avoir proposé.

e philosophe colombien Nicolás Gómez Dávila (1913-1994)

L a tardivement développé une œuvre fragmentaire à l’écart de


l’université, aujourd’hui en partie reconnue dans son pays mais
surtout en Allemagne et en Italie où il a été traduit intégralement.
Constituée principalement de cinq volumes d’« aphorismes » réunis
sous l’intitulé énigmatique, voire hermétique, d’Escolios a un texto
implícito (c’est-à-dire « scolies à un texte implicite » auxquels il ajoutera
ensuite les « nouveaux » puis les « successifs »)1 il s’agit en fait d’une
« seule œuvre continue »2, presque une suite au sens musical du terme,
composée de courtes variations sur plusieurs thèmes récurrents de la
philosophie occidentale. L’un de ceux-ci concerne bien sûr la philoso-
phie politique, la question du gouvernement des hommes, la forme et
la formation de l’Etat, le problème de la liberté et de l’égalité, et plus
généralement une interrogation sur le progrès et la modernité dont
il fut un critique acerbe. C’est pourquoi il est, et a été, souvent classé
par ses compatriotes et contemporains comme un représentant du

1. Une sélection très partielle et partiale (aujourd’hui épuisée) des Escolios a été publiée par
Samuel Brussell en français sous des titres plus que discutables : Les horreurs de la démocratie,
Anatolia/Le Rocher, 2003 et Le réactionnaire authentique, Anatolia/Le Rocher,  2005. Nous
utiliserons donc l’édition colombienne originale et complète des Escolios avec notre propre
traduction de l’espagnol, ainsi que pour les ouvrages Textos I, Notas et le texte « El reaccionario
auténtico ». De même en ce qui concerne Karl Mannheim et Gonzalo Díez dont il n’existe pas,
à ce jour, de traduction française.
2. Giovanni Cantoni, « Gómez Dávila il conservatore », Secolo d’Italia, 7 mai 1999.

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Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes du conservatisme

conservatisme bien qu’il n’ait lui-même jamais revendiqué l’épithète


de «  conservateur  » lui préférant celle, pourtant plus insultante, de
« réactionnaire » pour une raison fondamentale quoique paradoxale
que nous développerons dans la conclusion de cette étude. Comment
comprendre par-delà leur aspect provocateur des sentences telles que
« dans tout réactionnaire, Platon ressuscite »3 ou encore « la Réaction
commence à Delphes  »4  ? L’analyse du versant politique de l’œuvre
encore méconnue en France de celui que certains n’ont pas hésité
– peut-être exagérément – à surnommer le « Nietzsche colombien »5
et la mise en évidence de ce que l’on pourrait nommer les « paradoxes
du conservatisme  » aussi bien dans le cas européen que colombien
nous permettra également de tenter une première approche compa-
rative des doctrines conservatrices en deçà et au-delà de l’Atlantique.
Une interprétation française devenue relativement courante voit
dans le conservatisme un mouvement de défense de l’ordre poli-
tique et social traditionnel des nations européennes et par consé-
quent opposé à la Révolution française, c’est-à-dire proprement dit
«  contre-révolutionnaire  », sa doctrine se développant avec Burke,
Bonald et Maistre6. Le sociologue allemand Karl Mannheim, dont
Philippe Bénéton a repris les principales analyses, a préféré définir
le conservatisme plus largement comme un « traditionalisme devenu
conscient  »7. En effet, Mannheim distingue deux types de conser-
vatisme, l’un «  naturel  » ou «  primitif  » et l’autre «  moderne  ». Le
premier serait une simple attitude psychologique générale caractérisée
par la peur de l’innovation  ; l’autre consisterait, lui, en une oppo-
sition au progrès, mais consciente et réflexive depuis le début. Ceci
explique par ailleurs l’origine relativement récente du mot même
de «  conservatisme  ». Il apparaît lorsque Chateaubriand lance son
journal Le conservateur en 1819 afin de propager les idées de restau-
ration monarchique en France, puis il s’étendra ensuite à l’Allemagne
et l’Angleterre dans les années 18308.

3. N. Gómez Dávila, Escolios a un texto implícito, Instituto Colombiano de Cultura, Bogota, 1977,
I, p. 178.
4. Id., Nuevos escolios a un texto implícito, Procultura, Bogota, 1986, II, p. 12.
5. Amalia Quevedo, « ¿Metafísica aquí? », Ideas y Valores [Bogota], n. 111, décembre 1999.
6. Philippe Bénéton, article « Conservatisme », in Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.),
Dictionnaire de philosophie politique, PUF, coll. « Quadrige », 1996, p. 131.
7. Karl Mannheim, Conservative thought, in Essays on sociology and social psychology, Collected
Works, Volume Six, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1997, p. 103.
8. Philippe Bénéton, op. cit., p. 130 ; Karl Mannheim, op. cit., p. 98.

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Mais bien au-delà de l’origine étymologique et historique du terme,


l’intérêt du travail de Mannheim sur la «  pensée conservatrice  »
réside dans sa recherche de ce qu’il nomme « l’intention basique »
(basic intention) existant dans chaque manière d’expérimenter le
monde et dont naîtrait un «  style de pensée  » (style of thought)
à l’instar des styles artistiques9. Dans le cas du conservatisme il
décèle cette intention basique dans «  l’insistance sur le concret  »
(insistence on «  concreteness  ») se manifestant dans une manière
propre d’expérimenter le temps et par conséquent le processus
historique : la vision « authentiquement conservatrice » comme la
qualifie Mannheim regarde toujours les choses de derrière, depuis
le passé et non vers l’avant, en vue d’une utopie future. Pour le
conservateur, le présent est toujours le dernier moment du passé,
alors que pour le progressiste le présent est le commencement de
l’avenir. « Voir les choses authentiquement comme un conservateur,
remarque Mannheim, c’est expérimenter les événements en fonction
d’une attitude dérivée de circonstances et de situations ancrées dans le
passé »10. Ainsi, à mesure que ces anciennes manières d’expérimenter
le monde disparaissent, le conservatisme devient réflexif, prenant
conscience de lui-même et donc de son essence. C’est ce processus
transitoire, le passage d’un conservatisme primitif ou inconscient
(le traditionalisme au sens psychologique ou webérien du terme) à
un conservatisme réflexif et moderne, que Mannheim observe dans
la relation entre l’historien d’Osnabrück Justus Möser (1720-1794)
et le romantisme allemand.
Le lecteur attentif au mouvement de la pensée du philosophe colom-
bien, principalement dans ses scolies (escolios) touchant des sujets à
la fois politiques et historiques, remarquera qu’il recourt systémati-
quement tout au long de son œuvre à la comparaison avec le passé,
et par conséquent à l’histoire, surtout en matière de philosophie poli-
tique. Dans sa philosophie resurgit ce topique typique du conserva-
tisme « primitif » devenant conscient de lui-même que le sociologue
allemand définissait comme «  une sensibilité pour la variété et la
différence, l’individualité et la particularité qui naît d’une conception
féodale et particulariste du monde »11. Il n’est donc pas étonnant que
Gómez Dávila ait pu voir en Justus Möser le premier réactionnaire

9. Karl Mannheim, op. cit., pp. 74-78.


10. Ibid., p. 114.
11. Ibid., pp. 143-144.

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Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes du conservatisme

de l’histoire moderne12 et dans le romantisme allemand un des prin-


cipaux mouvements de la Réaction à l’époque moderne13.

Le conservatisme « gomezdavilien »
Si le conservatisme originel européen s’oppose fondamentalement au
projet politique moderne et si nous trouvons dans celui-ci des éléments
de l’héritage spirituel de la pensée de Justus Möser comme le démontre
Mannheim, le Moyen Age apparaît donc comme un modèle, un contre
ou un anti-modèle, tel que l’affirme sans détour Gómez Dávila : « Le
Moyen Âge fascine comme paradigme de l’anti-moderne. »14
Dans son éloge constant de l’époque féodale nous retrouvons chez le
philosophe colombien l’intention basique qu’avait repérée Mannheim
dans le style de pensée conservatrice, c’est-à-dire cette permanente
« insistance sur le concret » : « Tout dans le Moyen Âge est robuste,
sensuel, concret. Depuis une église romane ou une relation féodale
jusqu’à un calvaire gothique ou un romarin de Canterbury. Parce que
l’homme médiéval ressentait la transcendance comme un attribut
perceptible de l’objet. »15
En ce qui concerne le problème de la liberté, au fondement de l’or-
ganisation politique, nous retrouvons ici aussi cette opposition entre
le concret et l’abstrait notamment lorsqu’il explique par exemple que
« l’anarchie féodale » serait l’unique période de liberté concrète qu’au-
rait connu l’histoire16. Gómez Dávila admire cette société dans laquelle
la liberté se conjuguait au pluriel et où elle était vécue concrètement.
Cependant l’organisation de cette société fondée sur une multiplicité
de lois particulières ne pouvait être égalitaire. Valorisant la différence
et la particularité, la féodalité devait nécessairement s’appuyer sur une
conception inégalitaire de l’homme et du monde.
Mais pour que cette société ne soit pas simplement anarchique comme
la caricature notre époque pétrie d’égalitarisme selon notre auteur, il

12. « Pour définir correctement le réactionnaire, rappelons-nous que le premier réactionnaire de


l’histoire moderne ne s’est pas soulevé contre la Révolution mais contre l’Absolutisme : Justus
Möser. » (N. Gómez Dávila, Nuevos escolios, op. cit., I, p. 170)
13. « Les trois grandes entreprises réactionnaires de l’histoire moderne sont : l’humanisme italien,
le classicisme français et le romantisme allemand. » (Gómez Dávila, Escolios, op. cit., I, p. 304)
14. N. Gómez Dávila, Nuevos escolios, op. cit., I, p.165.
15. Id., Escolios, op. cit., II, p. 315.
16. «  “Anarchie féodale” est l’expression par laquelle le terrorisme démocratique dénigre l’unique
période de liberté concrète qu’a connue l’histoire. » (N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 159)

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faut qu’il y ait un ordre lié à cette manifestation concrète de libertés,


et cet ordre doit être hiérarchique afin de ne pas être injuste. Il le
résume ainsi dans un long passage de Notas dédié au problème de
la coexistence de la liberté et de l’égalité dans la société. Le texte
se conclut ainsi  : «  Dans une société ordonnée pour la liberté il y
aurait une hiérarchie de pouvoirs, de privilèges et de libertés, afin
que soit créée une telle diversité de situations qu’aucune uniformité
de désirs ne puisse, jamais, être possible. Ce que doit souhaiter un
esprit sincèrement libéral, c’est la présence manifeste dans le corps
politique de ces appétits de liberté incohérents et contradictoires.
Leur l’opposition engendre une vigilance réciproque des libertés de
l’harmonie et de l’équilibre dont peut seul naître la garantie d’une
liberté réelle et souveraine. »17
Cette conception «  féodaliste  » de la société implique une idée de
l’Etat très spécifique. L’Etat pour le philosophe colombien provient de la
société elle-même, comme une extension de celle-ci en un organisme de
défense. C’est la raison pour laquelle il doit se limiter à assurer l’exis-
tence de la société, et ne pas s’en séparer pour devenir autonome et
autocratique ou tyrannique comme il l’exprime dans une autre scolie :
«  L’Etat moderne est la transformation de l’appareil que la société a
élaboré pour sa défense en un organisme autonome qui l’exploite. »18
S’il dépasse cette fonction en somme purement « sécuritaire » selon
une conception presque hobbesienne de l’Etat, celui-ci devient déjà
pour Gómez Dávila despotique, ou pire, totalitaire, danger qui réside –
bien que cela puisse nous paraître historiquement anachronique – dans
son essence même : « L’Etat est totalitaire par essence. Le despotisme
total est la forme vers laquelle il tend spontanément. »19 Voilà pourquoi
Gómez Dávila assigne une tâche précise à la politique. Bien que,
pour nous autres Français modernes habitués à une omniprésence de
l’Etat sur la société, cela puisse sembler antinomique, cette tâche ne
consiste pas à savoir diriger ou à renforcer l’Etat mais au contraire
à l’amoindrir : « La sage politique est l’art de revigorer la société et
d’affaiblir l’Etat. »20
Cette opposition classique chez les libéraux entre la société et l’Etat,
et de l’accroissement de l’un aux dépens de l’autre, est une idée qu’il

17. N. Gómez Dávila, Notas, Edimex, Mexico, 1954, p. 32.


18. Id., Escolios, op. cit., II, p. 442.
19. Ibid, I, p. 377.
20. Ibid, p. 31.

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Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes du conservatisme

réitère à maintes reprises de différentes manières, par exemple lorsqu’il


avance le principe de distinction suivant entre Etat et gouvernement :
« Pour que la société s’épanouisse il faut un Etat faible et un gouver-
nement fort. »21 Il n’y a donc que dans la société féodale que Gómez
Dávila voit une protection contre le despotisme étatique, et plus préci-
sément encore dans l’ancienne organisation politique du Saint Empire :
« L’Etat ne s’efface qu’à l’ombre de l’Empire. »22
Le philosophe colombien, à l’instar de certains libéraux de l’école
autrichienne ou des libertariens nord-américains, se révèle être en fait
un ennemi catégorique de l’Etat dans la mesure où celui-ci élimine
toute forme de libertés : « L’Etat, qui absorbe toutes les libertés dans
la sienne, est la forme antagonique de l’Empire, structure d’irréduc-
tibles libertés. »23
En réalité on comprend bien qu’en le comparant à l’Empire, fédé-
ration de peuples libres, Gómez Dávila s’oppose surtout à la concep-
tion moderne de l’Etat, centralisé et bureaucratique. C’est d’ailleurs
pour cette même raison qu’il rejette le constitutionnalisme comme
le jusnaturalisme pour valoriser un droit issu de la codification des
coutumes c’est-à-dire de lois organiques, concrètes et non abstraites :
« Ni déclaration de droits de l’homme, ni proclamation de constitu-
tions, ni appel à un droit naturel, ne protègent contre l’arbitraire de
l’Etat. Seul le droit coutumier fait barrière au despotisme. »24
Pire selon lui, l’Etat moderne s’est construit sur la destruction du droit
médiéval auquel il a substitué un droit romain et césarien, renaissant
au xive siècle à travers les légistes de Philippe le Bel comme il l’ana-
lysera plus en profondeur dans un long développement de Textos I25
ou dans d’autres scolies faisant références entre autres au juriste bolo-
gnais Accurse ou au légiste français Pierre Dubois26. De cette justi-
fication juridique de l’indépendance du pouvoir royal par rapport
à l’Eglise naîtra selon Gómez Dávila l’idée de souveraineté étatique

21. Ibid, II, p. 323.


22. N. Gómez Dávila, Sucesivos escolios a un texto implícito, Instituto Caro y Cuervo, Bogota, 1992,
p. 92.
23. Id., Nuevos escolios, op. cit., II, p. 92.
24. Id., Sucesivos escolios, op. cit., p. 73.
25. Id., Textos I, Editorial Voluntad, Bogota, 1959, pp. 76-78.
26. Par exemple : « En soumettant les catégories du droit coutumier médiéval aux catégories du
droit césarien, les glosateurs commencèrent à forger l’État. Un Merlin est le successeur de
Dubois qui lui-même est le successeur d’un Accurse.  » (N. Gómez Dávila, Nuevos escolios,
op. cit., II, p. 92)

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théorisée par Jean Bodin, prémisse selon lui d’abord à l’affirmation


de la souveraineté nationale puis à celle de la souveraineté popu-
laire par Rousseau : « En proclamant la souveraineté de l’Etat, Bodin
concède à l’homme le droit de maîtriser son destin. L’Etat souverain
est la première victoire démocratique. […] La souveraineté de l’Etat
moderne se matérialise en de multiples Etats souverains dont l’équi-
libre instable couve la virulence nationaliste à venir, celle qui couron-
nera chaque centralisme étouffant d’un impérialisme terrifiant.» 27
Le rejet de l’abstraction va ainsi également le conduire à critiquer
de manière récurrente, et inattendue pour un supposé «  conserva-
teur », une certaine idée de la nation et a fortiori le nationalisme. Ou
bien lorsqu’il jugera celui-ci de manière positive, il le fera selon une
conception qui renvoie implicitement au Volksgeist du romantisme
et de l’Ecole historique du droit allemand28. Comme dans la scolie
suivante par exemple : « Ne disons pas de mal du nationalisme. Sans
la virulence nationaliste régnerait déjà sur l’Europe et le monde un
empire technique, rationnel et uniforme. Accordons donc au nationa-
lisme deux siècles au moins de spontanéité spirituelle, de libre expres-
sion de l’âme nationale, de riche diversité historique. Le nationalisme
fut l’ultime spasme de l’individu devant la mort grise qui l’attend. »29
« Spontanéité spirituelle », « libre expression de l’âme nationale »,
«  riche diversité historique  » sont des expressions qui renvoient au
concret, à la sphère de la vie, à une dimension expressionniste et non
pas normative de la nationalité et par conséquent abstraite. De la même
manière, le patriotisme est valable selon Gómez Dávila s’il constitue
une « adhésion charnelle à des paysages concrets »30 et non une de ces
trois « hypostases de l’égoïsme » qu’il a dénoncées dans l’individualisme
et le collectivisme31. Pour le Colombien « l’âme d’une nation naît d’un
fait historique » et non pas d’une décision juridique32. De nouveau,

27. N. Gómez Dávila, Textos I, op. cit., p. 77-78.


28. Le terme apparaît chez Herder dans son ouvrage Une autre philosophie de l’histoire (1774)
et sera ensuite repris par les romantiques allemands, A.  W.  Schlegel en particulier. Savigny
(1779-1861), le fondateur de l’école historique du droit, a utilisé la notion de Volksgeist pour
s’opposer au positivisme juridique des Lumières.
29. N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., I, p. 199.
30. « Le patriotisme qui n’est pas adhésion charnelle à des paysages concrets n’est qu’une rhétorique
d’incultes pour mener des illettrés à l’abattoir. » (N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 410)
31. « Les trois hypostases de l’égoïsme sont : l’individualisme, le nationalisme, le collectivisme. La
trinité démocratique. » (N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., I, p. 402)
32. « L’âme d’une nation naît d’un fait historique, mûrit en acceptant son destin, puis meurt de
s’admirer elle-même et de s’imiter. » (N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., I, p. 166)

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Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes du conservatisme

le modèle de référence politique et historique se trouve au Moyen


Age, plus exactement encore dans un Empire romain-germanique
idéal et même très consciemment idéalisé semble-t-il  : «  La nation
– phénomène récent sans bases géographiques ou ethniques, pure
construction légale et politique – supprime tout autant la communauté
réelle du Kleinstaat que la communauté idéale du Saint Empire. »33
Le Kleinstaat allemand, littéralement la « petite patrie », se carac-
térise par sa dimension, sa situation, son incarnation, c’est-à-dire
toute une série d’éléments concrets qui lui donnent son aspect réel
et non seulement légal. De même, la patrie est l’espace défini par la
portée du regard, à savoir l’un des cinq sens, et non pas seulement
par la raison ou l’entendement  : «  La patrie, sans boniment natio-
naliste, est seulement l’espace que l’individu contemple à l’horizon
en montant au sommet d’une colline. »34
La patrie est également l’espace de  «  la terre et les morts  » pour
reprendre la célèbre formule de Barrès que Gómez Dávila paraphrase
à sa manière en affirmant qu’elle « est l’enceinte des temples et des
tombes  »35. Cette conception gomezdavilienne, en réalité directe-
ment  inspirée de ses lectures des romantiques allemands plus que
d’Ernest Renan ou même de Charles Maurras36, s’oppose à l’idée ratio-
naliste et volontariste de la nation apparue en 1789 et ayant donné
naissance au moderne Etat-nation. Puisqu’en effet avec la Révolution
la nation n’est plus définie en termes historico-géographiques mais
au contraire politico-juridiques37.
Cette insistance gomezdavilienne sur le concret et son rejet de l’abs-
trait aboutira logiquement à une critique du rationalisme et des idées
issues de la philosophie des Lumières. Critique qui non seulement
rappelle celle des contre-révolutionnaires français Bonald et Maistre,
ou du libéral anglais (whig) Burke, mais également et surtout comme

33. N. Gómez Dávila, Nuevos escolios, op. cit., II, p. 30.


34. Id., Escolios, op. cit., II, p. 286.
35. « Quand la patrie n’est plus l’enceinte des temples et des tombes, mais une somme d’intérêts, le
patriotisme déshonore. » (N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 92)
36. Il critiquera d’ailleurs l’anti-romantisme de ce dernier et sa conception par trop rationaliste,
voire «  révolutionnaire  », de la nation  : «  En identifiant le romantisme et la démocratie,
condamnant ainsi le romantisme, Maurras condamnait la pensée réactionnaire et adoptait
une idéologie révolutionnaire au nom de la Contre-révolution. » (N. Gómez Dávila, Nuevos
escolios, op. cit., I, p. 145)
37. « Ainsi conçue, la nation se définit avant tout, non pas au sens originaire, par la naissance, des
liens du sang ou par la race, l’ethnie, le territoire, bref non pas par l’histoire mais au contraire
par la volonté, par la libre adhésion aux principes d’une communauté politique  » (Lucas
K. Sosoe, article « Nation », in Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), op. cit., p. 479).

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Michaël Rabier

nous l’avons vu, ce que l’on a appelé le «  romantisme politique  »


allemand, dans lequel Mannheim voit la source intellectuelle et philo-
sophique du conservatisme européen et moderne. Mais qu’en est-il
maintenant de ce conservatisme comparé à celui proprement améri-
cain ou sud-américain, et plus précisément en ce qui nous concerne
ici, le colombien ?

Aux origines du conservatisme colombien


L’idée d’un conservatisme colombien pourrait paraître paradoxale,
voire contradictoire, au même titre que parler d’un « conservatisme
américain ». En effet, comme l’indique Nicolas Kessler au sujet de
celui-ci et du succès surprenant rencontré en 1953 par l’ouvrage
de Russel Kirk The Conservative Mind aux Etats-Unis  : «  […] on
pourrait se demander si l’idée même d’un American conservatism
n’était pas contradictoire dans les termes. Nation “éclairée”, fondée à
l’orée de l’ère révolutionnaire sur des bases républicaines et contrac-
tualistes par des esprits pénétrés des idées les plus avancées du
temps, les Etats-Unis ne présentaient pas apparemment de patri-
moine politique et culturel qui justifiât l’existence sur son sol d’un
mouvement conservateur de type européen »38. A la différence de
l’Angleterre de Burke et de Coleridge ou de la France de Bonald
et de Chateaubriand, l’Amérique du nord comme l’Amérique du
sud n’avaient pas de fondements féodaux. L’idée d’un traditiona-
lisme nord-américain ou latino-américain, c’est-à-dire un conserva-
tisme « primitif » selon l’expression de Mannheim, paraît donc plus
qu’improbable et si conservatisme il y eut, celui-ci ne pouvait viser
à restaurer un Ancien Régime identifié à la période coloniale. Les
indépendances nationales, au nord comme au sud du Rio Grande,
se sont en effet fondées sur des valeurs républicaines, et les partis
qui en sont issus tout autant.
En ce qui concerne le Parti conservateur colombien, celui-ci naît offi-
ciellement en 1849, date de la promulgation de son premier programme
par José Eusebio Caro (1817-1853) et Mariano Ospina Rodríguez
(1805-1885). Mais à cette même date Eusebio Caro déclarait que le
conservatisme avait déjà gouverné la Nouvelle Grenade depuis 16
ans, bien que sans nom propre. Sous Santander, sous Márquez, le
conservatisme dirigeait déjà selon lui le pays jusqu’à ce qu’il prenne

38. Nicolas Kessler, Le conservatisme américain, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1998, p. 9.

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Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes du conservatisme

officiellement cette dénomination. Il semble que certains « conserva-


teurs » auraient réagi négativement à ce nom et que d’autres auraient
souhaité choisir celui de « démocrates », « libéraux » ou « progres-
sistes  », mais fort heureusement ils n’ajoutèrent pas à la confusion
des factions la confusion des appellations. Quant aux principes, ce
qui distinguait les conservateurs des libéraux, ou « rouges » comme
ils étaient aussi surnommés à l’époque, c’était, selon Eusebio Caro,
non les termes eux-mêmes de « liberté », de « progrès » et de « démo-
cratie » mais la façon de les comprendre. Contrairement au conser-
vatisme originel européen, le conservatisme historique colombien va
donc s’affirmer dès sa fondation comme un parti républicain, démo-
crate et progressiste, comme son adversaire, le Parti libéral.
Mariano Ospina, l’autre fondateur du Parti conservateur colom-
bien, contredisait pour sa part la thèse selon laquelle les deux partis
auraient trouvé leur origine dans la lutte fratricide entre «  boli-
viens » (bolivianos) renommés ensuite « bolivariens » (bolivarianos),
et « santandériens » (santanderistas). Selon lui, il existait au début
du xix e siècle deux partis : celui des godos selon le terme péjoratif
en espagnol – littéralement les « goths » c’est-à-dire des arriérés –
ou plus exactement des monarchistes et celui des patriotes ou plus
précisément des indépendantistes. Ce dernier parti se scindera par
la suite en deux  entre fédéralistes et centralistes. Mais le parti de
l’indépendance (ou des indépendantistes) se divisera encore entre
libéraux-santandériens et libéraux-boliviens ou bolivariens après la
rédaction du projet de constitution pour la Bolivie de Bolívar, division
qui ne recoupait pas forcément la précédente entre fédéralistes et
centralistes. Au sein du Parti libéral prédominant après la mort du
Libertador subsisteront donc à cette époque deux tendances : les libé-
raux-radicaux (les fameux « rouges ») et les libéraux-conservateurs.
C’est la première tendance qui va vaincre en 1837 avec l’élection
de José Ignacio de Márquez à la présidence, à savoir un conserva-
tisme « sans nom » pour reprendre la formule d’Eusebio Caro, ou
plutôt aux multiples noms (bolivianos, urdanetistas, nariñistas, etc.).
Ce qu’il faut retenir selon nous de cette courte mais tourmentée
histoire des partis politiques en Colombie, c’est leur source commune :
l’indépendantisme. Le Parti conservateur colombien, quoique cela
puisse paraître paradoxal, est un parti libéral si nous le rapportons à
la définition originelle du conservatisme européen. En effet, les deux
principaux partis colombiens sont, et furent, dès l’origine républicains,
admirateurs de la Révolution française et nord-américaine et de la

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Michaël Rabier

Constitution de Cadix de 181239. A aucun moment le conservatisme


colombien n’envisagea la possibilité d’une restauration monarchique
ou, pis, d’un retour à un système colonial espagnol qui n’était même
pas féodal. Au mieux se proposa-t-il de maintenir et défendre l’hé-
ritage culturel de la madre patria, c’est-à-dire l’hispanité, ce qui le
distinguera des libéraux.
L’historien Clément Thibault a d’ailleurs remarqué plus générale-
ment – à l’échelle du sous-continent – à cet égard qu’« au xixe siècle,
jamais les fondements libéraux et démocratiques des Etats ibéro-
américains ne furent remis en cause sur le plan des principes consti-
tutionnels et des valeurs fondatrices du pacte social, faisant de cette
partie de l’Amérique un espace peu propice au développement de la
Contre-Révolution. L’association de la décolonisation avec la fonda-
tion de l’Etat-nation et l’adoption des normes politiques modernes a
sans doute joué un rôle décisif dans la stabilisation de cette option
libérale-républicaine pour l’Amérique hispanique »40. Même ce que
l’on nomme la Régénération en Colombie peut difficilement être
qualifié de «  contre-révolutionnaire  » malgré l’influence chez son
concepteur, le grand juriste et philologue Miguel Antonio Caro
(1843-1909), de Maistre, Bonald et Donoso Cortés. Il s’agit certes
d’une « réaction », au sens propre, face aux excès du libéralisme dit
« radical » à la fois contre, d’une part, les constitutions de 1853 et de
1858 et la création des « Etats fédéraux », et, d’autre part, la « consti-
tution de Rionegro  » de 1863 (celle que Victor Hugo qualifiait de
« constitution pour les anges »). Mais l’objectif de la Régénération
est avant tout la rédaction d’une nouvelle constitution sur la base
du rejet du particularisme, le rétablissement de l’Etat national et
de l’éducation chrétienne. La nouvelle charte abolit donc la fédé-
ration des Etats souverains pour rétablir un Etat unitaire national,
elle renforce le pouvoir exécutif tout en conservant la séparation
des pouvoirs, en maintenant les deux chambres, puis en créant les
départements. L’Eglise retrouve la protection de l’Etat comme tous les
autres cultes leur liberté. « Centralisation politique et décentralisation

39. Clément Thibault remarque que même auparavant « les guerres d’indépendance confrontent
[…], à certains moments, deux camps nominalement libéraux, les uns indépendantistes, les
autres loyalistes », article « Amérique hispanique », in Jean-Clément Martin (dir.), Dictionnaire
de la Contre-Révolution, Perrin, 2011, p.  46. On comprend ainsi mieux pourquoi, «  après
1830, dans tout le sous-continent, deux sensibilités libérales se partagèrent l’arène politique.
Alors que les libéraux privilégiaient les libertés sur l’ordre, les conservateurs inversaient les
priorités », ibid., p. 50.
40. Clément Thibault, op. cit., p. 44.

104 Catholica — Hiver 2015


Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes du conservatisme

administrative » devient la formule consacrée par le président Rafael


Nuñez, reprise ensuite comme slogan par le Parti conservateur41.
Si l’on en croit Alonso Pinzón dans son Histoire du conservatisme
colombien42 les conservateurs seraient les héritiers d’une double
tradition intellectuelle  : d’une part la philosophia perennis, la
philosophie pérenne, à savoir la Tradition en tant que telle, se
poursuivant dans l’humanisme chrétien, et, d’autre part, le rationalisme
des Lumières, c’est-à-dire la Révolution. Double influence qui va se
perpétuer tout au long de l’histoire du conservatisme colombien à
travers ses générations de leaders et d’intellectuels comme le montre
bien l’anthologie de la pensée conservatrice colombienne de Roberto
Herrera Soto43. Hormis les dénommés « pré-conservateurs » (Antonio
Nariño, Camilo Torres, José María Castillo y Rada, Simón Bolívar)
éduqués dans les humanités classiques et hispaniques (Platon,
Aristote, saint Augustin, Vitoria, Suárez), mais sur lesquels cependant
la pensée des Lumières (Rousseau, Condorcet, Montesquieu,
Voltaire, Bentham, Saint-Simon, Say) eut beaucoup d’influence,
les premières générations conservatrices rendent compte de cette
tension intellectuelle et politique, à commencer par la génération
même des fondateurs. On peut en effet constater chez eux des
références diverses, parfois disparates, dans l’élaboration même de
la doctrine conservatrice. Aux côtés des défenseurs de l’ordre social
traditionnel (Thomas d’Aquin, Bossuet) ou de l’Ancien Régime,
les contre-révolutionnaires français (Bonald, Maistre), on trouve
des libéraux (Paine, Robertson, Bastiat, Tocqueville). Le courant
traditionaliste côtoie les écoles sensualiste et utilitariste, voire – mais
cela semble moins surprenant étant donné son influence en Amérique
latine – le positivisme d’Auguste Comte. Le conservatisme colombien
demeurera toujours par la suite enfant de la Tradition (gréco-latine
et judéo-chrétienne) et fils de la Révolution (franco-américaine et
démo-libérale). Là réside sans doute sa contradiction originelle,
contradiction qui ira grandissante en tirant le Parti dans un sens
ou dans l’autre selon l’évolution de la société colombienne et les
événements politiques mondiaux.

41. La constitution de 1886 met en somme en place un régime fortement présidentiel ou


« présidentialiste », une solution qui évitera au pays le recours à la dictature militaire comme
le reconnaîtra Nuñez lui-même quelques années plus tard.
42. Martín Alonso Pinzón, Historia del conservatismo, Tercer Mundo, Bogota, 1983.
43. Roberto Herrera Soto (ed.), Antología del pensamiento conservador en Colombia, Instituto
Colombiano de Cultura, Bogota, 1982.

Catholica — Hiver 2015 105


Michaël Rabier

Ainsi peut-on être amené à se poser la question de savoir si le


parti conservateur colombien mérite bien son nom dans la mesure
où, comme l’exprimait Philippe Bénéton à propos du conservatisme
nord-américain, « loin de récuser comme Burke ou Maistre les prin-
cipes fondateurs de la société moderne, [il] proclame [son] attache-
ment [enthousiaste ou non] à la démocratie constitutionnelle et à
l’économie de marché. […] En définitive, il plaide pour un système
démo-libéral mâtiné de conservatisme social et moral  »44. Partant
d’une définition contre-révolutionnaire, «  féodaliste  » ou «  primi-
tive  » du conservatisme européen, nous en serions inévitablement
conduits à conclure qu’autant l’American conservatism que le conser-
vatismo colombiano devraient être rangés dans une autre catégorie,
peut-être celle de « néo-conservatisme », de conservatisme moderne
ou « modéré », à savoir, pour faire vite, un conservatisme débarrassé
de sa tendance « contre-révolutionnaire » et, notamment, de son anti-
démocratisme et de son ultramontanisme.

Le paradoxe fondamental du conservatisme


Si Gómez Dávila pouvait partager certains principes du conserva-
tisme colombien et disons sa manière de percevoir le monde notam-
ment dans sa version « traditionaliste », il s’en séparait nettement par
son hispanophobie, plus particulièrement sa critique de l’héritage
hispanique45, par son anti-étatisme profond comme nous l’avons vu
auparavant et surtout s’agissant de la démocratie, cible de ses attaques
répétées. Il ne considérait d’ailleurs pas seulement celle-ci comme
système politique mais comme une « religion anthropothéiste » ainsi
qu’en témoigne un long passage de Textos I46 et différentes scolies
établissant un parallèle avec le gnosticisme. Voilà pourquoi le philo-
sophe colombien qualifiait ironiquement les conservateurs de son temps
de « libéraux maltraités par la démocratie »47 et pointait déjà dans son
premier ouvrage Notas (1954) le problème selon lui essentiel du conser-
vatisme : « Le traditionalisme à la manière de Burke, le conservatisme
à la manière de Taine, ou le continuisme à la manière de Burckhardt,
furent des doctrines acceptables hier encore. Aujourd’hui, celui qui

44. Philippe Bénéton, Le conservatisme, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1988, pp. 85-86.
45. Miguel Saralegui, « Gómez Dávila, hispanófobo », 2013, à paraître.
46. N. Gómez Dávila, Textos I, pp. 71-100.
47. N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 220.

106 Catholica — Hiver 2015


Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes du conservatisme

partirait de postulats similaires devrait être partisan d’une violence


révolutionnaire analogue à celle qu’ils critiquèrent eux-mêmes. »48
Ce problème prend sous sa plume la forme d’un paradoxe radical :
le conservateur – authentique – ne peut plus rien conserver. Au
mieux peut-il servir de «  contrepoids aux stupidités du jour  »49.
Au pire, devenir révolutionnaire, c’est-à-dire contredire ses prin-
cipes même à moins de prendre le terme au sens étymologique  :
celui d’un retour à l’origine. Exprimé d’une autre manière, quoique
lapidaire comme souvent chez Gómez Dávila  : «  Seul mérite d’être
conservé ce qui n’a pas besoin que des conservateurs le conservent. »50
C’est que ce paradoxe, au fond, surgit de la définition même du
conservatisme. En effet, si comme le montrait Mannheim, ce sont
les « vieilles modalités d’expérimenter le monde »51 qui lui donnent
son caractère distinctif et que, en outre, le conservatisme devient
conscient lorsque apparaissent de nouvelles manières de vivre et de
penser, apparaît ici une contradiction fondamentale : dans la mesure
où le monde change et où le conservatisme se fait « réflexif » afin de
le réfuter en argumentant, disparaît ce qu’il défend et ce pour quoi
il existe, et il n’a par conséquent plus de sens. Dès lors que les tradi-
tions défendues ont disparu ou ont été remplacées par d’autres, le
conservatisme comme tel, au sens propre et originel, perd sa raison
d’être. Voilà pourquoi à partir de ce moment se pose la question de
sa transformation ou de sa métamorphose. Du traditionalisme d’où
il provenait, passant ensuite par une étape «  réflexive  », il devrait
enfin, s’il est cohérent avec lui-même, devenir « réactionnaire » ainsi
que l’affirme sans ambages Gómez Dávila dans une de ses scolies  :
« Burke put être conservateur. Les progrès du progrès obligent à être
réactionnaire.»52
C’est pourquoi il faudrait faire appel alors à ce que le penseur
conservateur nord-américain Mel Bradford (1934-1993) avait nommé
un «  impératif réactionnaire  »53, impératif que formule également

48. Id., Notas, op. cit., p. 287.


49. «  Le conservatisme n’est pas, comme le sermon progressiste, un portulan pour naviguer
vers le pays de Cocagne. Simple tentative de maintenir l’équilibre hydrostatique du navire,
le conservatisme penche à bâbord lorsque la cargaison glisse à tribord, et inversement. Le
conservatisme de chaque époque est le contrepoids aux stupidités du jour. » (N. Gómez Dávila,
Escolios, op. cit., II, p. 366)
50. N. Gómez Dávila, Nuevos escolios, op. cit., II, p. 188.
51. K. Mannheim, op. cit., p. 128.
52. N. Gómez Dávila, Sucesivos escolios, op. cit., p. 126.
53. Mel Bradford, The Reactionary Imperative, Sherwood Sugden, Peru (Ill.), 1990.

Catholica — Hiver 2015 107


Michaël Rabier

le philosophe colombien à sa manière, dans son style court et tran-


chant : « Si le réactionnaire ne se réveille pas dans le conservateur,
c’est qu’il ne s’agissait en fait que d’un progressiste paralysé. »54
En effet, perpétuellement tiré vers l’avenir, constamment tourné vers
le passé mais incapable de revenir en arrière, le conservateur s’avére-
rait n’être en fait qu’un « progressiste paralysé », pétrifié même par
le mouvement de l’histoire entre passé et futur. Sa situation ressem-
blerait ainsi à celle de l’Angelus novus décrit par Walter Benjamin à
partir de sa méditation sur un tableau de Paul Klee. Son visage est
tourné vers le passé. Là où nous voyons une série d’événements, lui
ne voit qu’une seule catastrophe, accumulant ruines sur ruines. « Il
voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a
été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise
dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer.
Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne
le dos […]  »55. Or cette tempête à laquelle il ne peut résister, c’est
bien entendu le progrès lui-même. Pour se tirer de cette situation
pour le moins incommode le conservateur devrait alors ou bien se
soulever contre elle – l’histoire – ou bien s’en échapper. Comment ?
En devenant réactionnaire.
Luis Gonzalo Díez, dans l’épilogue de son analyse « anatomique »
de l’intellectuel réactionnaire, a d’ailleurs établi une distinction entre
le conservateur et le réactionnaire à partir de leur relation et leur
conception de l’histoire qui nous paraît pertinente ici : « Alors que le
conservateur se maintient intellectuellement à l’intérieur d’une stricte
discipline historiciste, explique-t-il, le réactionnaire se caractérise par
une rébellion contre l’histoire […]. La soumission à une discipline
historiciste, oscillant entre le pessimisme et le providentialisme, est la
ligne qui sépare les conservateurs des réactionnaires »56. Et Gonzalo
Díez d’ajouter : « Les réactionnaires s’expriment toujours au-dessus
de la mêlée, depuis une hauteur non contaminée par le bruit histo-
rique ce qui leur permet de marcher au-devant de l’histoire car ils
possèdent la clé métahistorique de son cours  »57. Le réactionnaire

54. N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 165.


55. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Gallimard, coll. « Folio-essais »,
2000, p. 434.
56. Luis Gonzalo Díez, Anatomía del intelectual reaccionario: Joseph de Maistre, Vilfredo Pareto y
Carl Schmitt (la metamorfosis fascista del conservadurismo), Biblioteca Nueva, Madrid, 2007,
p. 327.
57. Ibid., p. 328.

108 Catholica — Hiver 2015


Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes du conservatisme

tel que le conçoit Gómez Dávila revendique lui aussi cette position
hors de l’histoire, «  au-dessus de la mêlée  ». A savoir qu’il tente de
dépasser ou d’échapper à l’alternative entre conservatisme et progres-
sisme. C’est ce qu’exprime clairement, quoique de façon métaphorique,
un passage du texte de Gómez Dávila sur le « réactionnaire authen-
tique » : « Si le progressiste se tourne vers le futur, et le conservateur
vers le passé, le réactionnaire ne mesure pas ses aspirations à l’his-
toire d’hier ou à l’histoire de demain. Le réactionnaire n’acclame pas
ce que doit apporter l’aube prochaine, ni ne s’accroche aux dernières
ombres de la nuit. Sa demeure s’élève dans cet espace lumineux où
les essences l’interpellent par leurs présences immortelles. »58
Nous nous trouverions ainsi ici devant une autre étape du processus
décrit par Mannheim, un passage cette fois-ci, selon nous, d’un
conservatisme «  réflexif  » à un conservatisme «  contemplatif  » qui
pourrait bien être celui du réactionnaire tel que décrit par Gómez
Dávila. A la différence de Gonzalo Díez voyant nécessairement une
« métamorphose fasciste » du conservatisme dans cette rébellion contre
une histoire qu’il voudrait à tout prix contraindre59, il serait possible
de voir une «  métamorphose quiétiste  » ou contemplative dans la
description pour le moins surprenante du réactionnaire gomezdavilien.
Plus qu’au réactionnaire souhaitant « faire tourner en arrière la roue
de l’histoire » dénoncé par Marx dans le premier chapitre du Manifeste
communiste60, ce réactionnaire s’élevant jusqu’aux essences éternelles
s’apparente au philosophe du Livre VII de La République de Platon,
sorti de sa caverne pour contempler le ciel des idées sauf qu’il n’en
reviendra pas, abandonnant sa mission pédagogique et politique. Tenant
compte de l’échec du conservatisme il assume totalement sa « stérilité
pratique »61 mais revendique pleinement en revanche son aspiration
philosophique voire mystique  : «  Le réactionnaire, aujourd’hui, est
l’antipode du conservateur. A savoir : du défenseur de la démocratie

58. N. Gomez Dávila, « El reaccionario auténtico », Revista Universidad de Antioquia [Medellín],
n. 240, avril-juin 1995, p. 19.
59. Gonzalo Díez observe cette métamorphose chez Pareto et Schmitt inspirés, selon lui, par le
« volontarisme théologico-littéraire » de Maistre opposé à « l’attitude quiétiste » d’un Burke,
Bonald ou même Donoso Cortés, op. cit., p. 327.
60. « Ils ne sont donc pas révolutionnaires [les membres des « classes moyennes » qui combattent
la bourgeoisie, ndla], mais conservateurs ; bien plus, ils sont réactionnaires, car ils cherchent
à faire tourner en arrière la roue de l’histoire  », Le Manifeste communiste, in Karl Marx,
Philosophie, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2005, pp. 411-412.
61. « L’incomparable lucidité de la pensée réactionnaire n’est comparable qu’à sa stérilité pratique. »
(N. Gómez Dávila, Notas, op. cit., p. 129)

Catholica — Hiver 2015 109


Michaël Rabier

bourgeoise d’hier contre la démocratie petite-bourgeoise de demain.


Mais le réactionnaire n’attend rien d’une révolution. Lorsque l’ennui
et le dégoût engendreront le moment propice, la réaction ne sera
pas trivialement révolutionnaire mais radicalement métanoïaque. »62
La réponse du conservateur contemplatif, c’est-à-dire du réac-
tionnaire gomezdavilien, n’est maintenant plus politique mais méta-
physique. La réaction en question devient maintenant une affaire
intellectuelle ou plutôt spirituelle. Si révolution il y a, c’est une révo-
lution intérieure, au sens étymologique du terme « révolution » : un
retour à l’origine, à l’essentiel, ou une véritable transformation de
l’être, une metanoia, à savoir «  une mutation de l’esprit  » comme
l’exprime ailleurs Gómez Dávila63, une conversion au sens propre.
Il nous semble ici important de nous arrêter un instant sur ce terme
adjectivé par notre auteur, évidemment pas par hasard.
Le mot latin conversio correspond à deux termes grecs qui
sont epistrophè et metanoia. Le premier signifie un «  changement
d’orientation » et implique l’idée d’un retour à l’origine ; le second,
un « changement de pensée » et implique une renaissance. L’historien
de la philosophie antique Pierre Hadot rappelle, dans un article dédié
à la « conversion », qu’après Platon la philosophie est essentiellement
devenue un acte de conversion individuelle dans les écoles stoïcienne,
épicurienne et néoplatonicienne. La philosophie antique, souligne
Hadot, est à la fois epistrophè et metanoia, c’est-à-dire retour à la
nature originelle de l’homme et bouleversement de l’être64. C’est
pourquoi la conversion possède un aspect à la fois philosophique et
religieux. La metanoia aurait par ailleurs ce dernier sens en grec étant
donné son origine néo-pythagoricienne ou orphique. En tous les cas,
la connotation de metanoia est nettement mystique si l’on en croit
l’étude de Robert Joly65. Les deux significations vont de toutes les
façons se superposer avec le christianisme dans la mesure où tant dans
son aspect philosophique que religieux, l’acte de conversion suppose
une rupture totale et radicale avec la manière commune de vivre et

62. N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 146.


63. « Le réactionnaire qui tente de gouverner dans les temps démocratiques avilit ses principes en
les imposant avec des principes jacobins. Le réactionnaire ne doit pas se fier aux aventures mais
attendre une mutation de l’esprit. » (N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 381)
64. Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002, pp. 225-226.
65. Robert Joly, à la différence de Hadot, trouve déjà la metanoia dans le Tableau du pseudo Cébès,
un disciple de Socrate, et dans certains mythes platoniciens, notamment l’eschatologie du
Phédon dans laquelle apparaît aussi Cébès. Cf. « Note sur μετάνοια », Revue de l’histoire des
religions, Tome 160, n. 2, 1961, pp. 149-156.

110 Catholica — Hiver 2015


Nicolás Gómez Dávila et les paradoxes du conservatisme

de voir le monde, cette même rupture que souhaite le réactionnaire


avec «  ce présent sordide  » selon l’expression de Gómez Dávila et
non une «  vaine restauration du passé  »66. Mais contrairement à la
dialectique platonicienne ou plotinienne, qui sont mues par l’amour
afin de parvenir à cette conversion, la « dialectique » gomezdavilienne,
en cela plus baudelairienne, a pour dynamique l’ennui et le dégoût
comme nous l’avons lu dans la scolie précédente.
Ainsi, si nous la comprenons au sens étymologique et philosophique,
la figure du réactionnaire « métanoïaque » s’apparente plus à l’image
antique du sage – sceptique et même stoïque – qu’à celle conventionnelle
du conservateur aigri67. Devant l’impossibilité d’utiliser la méthode
révolutionnaire, c’est-à-dire la violence, pour parvenir à ses fins, ce
réactionnaire «  authentique  » opte alors pour une transformation
spirituelle qui prend une dimension presque religieuse sous la plume
de Gómez Dávila : « Le réactionnaire ne souhaite pas une nouvelle
restauration, mais un nouveau miracle. »68
Le réactionnaire gomezdavilien n’est donc plus un acteur poli-
tique parmi d’autres de l’histoire, mais un contemplateur platoni-
cien des idées dans une posture quasiment mystique ou extatique. Il
ne regarde ni en arrière, ni en avant, mais bien par-dessus et même
au-delà comme le formule de façon très poétique la conclusion du
Réactionnaire authentique  : «  Le réactionnaire n’est pas un rêveur
nostalgique de passés abolis, mais un chasseur d’ombres sacrées sur
les collines éternelles. »69
Michaël Rabier

66. «  Le réactionnaire ne souhaite pas une vaine restauration du passé, mais une improbable
rupture du futur avec ce présent sordide. » (N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 278)
67. La description qu’a donnée Ernst Jünger de la figure de l’Anarque n’est d’ailleurs pas sans
rappeler Gómez Dávila lui-même qui a vécu presque toute sa vie et est décédé dans sa
bibliothèque de près 30  000 volumes à Bogota  : «  L’Anarque […] connaît et évalue bien le
monde où il se trouve, et il est capable de s’en retirer quand bon lui semble. […] L’Anarque est
indifférent à la société, l’Anarque n’a pas de société. Son existence est insulaire », Ernst Jünger
(avec Antonio Gnoli et Franco Volpi), Les prochains Titans, Grasset, 1998, p. 58. « Du point de
vue de l’Anarque, du Grand solitaire, totalitarisme et démocratie de masse ne font pas grande
différence. L’Anarque vit dans les interstices de la société. La réalité qui l’entoure lui est au
fond indifférente, et ce n’est que lorsqu’il se retire dans son monde, dans sa bibliothèque, qu’il
retrouve son identité », ibid., pp. 115-116.
68. N. Gómez Dávila, Escolios, op. cit., II, p. 153.
69. N. Gómez Dávila, « El reaccionario auténtico », op. cit., p. 19.

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