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Giacomo

Leopardi
ŒUVRES MORALES

Traduit par F. A. Aulard

Numérisation, mise en page et couverture par


Guy Heff

Mars 2016

www.leopardi.fr
3 Œuvres morales - G. Leopardi

HISTOIRE DU GENRE HUMAIN

On raconte que tous les hommes qui au


commencement peuplèrent la terre, furent créés
partout en même temps, et tous enfants, et furent
nourris par les abeilles, les chèvres et les colombes,
comme Jupiter enfant dans les fables des poètes. La
terre était beaucoup plus petite qu’elle ne l’est
aujourd’hui, presque tous les pays étaient plats, le
ciel sans étoiles. La mer n’avait pas été créée, et il
apparaissait dans le monde beaucoup moins de
variété et de magnificence qu’on n’y en découvre
aujourd’hui. Mais néanmoins les hommes se
complaisaient, sans que la satiété leur vint, à
regarder et à considérer le ciel et la terre,
s’émerveillant outre mesure et estimant ces deux
choses fort belles et non seulement vastes, mais
infinies en grandeur comme en majesté et en grâce.
Ils se nourrissaient en outre de joyeuses espérances,
retiraient d’incroyables plaisirs de chacun des
sentiments de leur vie, grandissaient dans le
contentement, et se croyaient presque possesseurs
de la félicité. Ainsi se passèrent fort doucement leur
enfance et leur première adolescence. Arrivés à un
âge plus mûr, ils commencèrent à éprouver quelque
changement. Comme les espérances, que jusqu’alors
ils avaient remises de jour en jour, ne se réalisaient
point, il leur parut qu’elles méritaient peu de foi. Se

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4 Œuvres morales - G. Leopardi

contenter des jouissances présentes, sans se


promettre aucun accroissement de bonheur, leur
paraissait impossible, surtout parce que l’aspect des
choses de la nature et chaque partie de la vie
journalière, soit habitude, soit que leur âme eût
perdu sa vivacité première, ne leur donnaient plus, à
beaucoup près, autant d’agrément qu’à l’origine. Ils
allaient par la terre, visitant les contrées les plus
lointaines, ce qu’ils pouvaient faire sans difficulté
puisque ce n’étaient que des plaines, sans mers et
sans obstacles. Au bout de quelques années, la
plupart d’entre eux s’aperçurent que la terre avait
des limites certaines qui n’étaient même pas assez
éloignées pour qu’on ne pût les atteindre, et que
tous les endroits de cette terre, ainsi que tous les
hommes, sauf de très légères différences, étaient
semblables les uns aux autres. Ces choses accrurent
leur mécontentement de telle sorte qu’avant même
d’être sortis de la jeunesse un dégoût marqué de
leur existence les avait universellement saisis. Et
peu à peu, dans l’âge viril, et surtout au déclin des
ans, la satiété se changeant en haine, quelques-uns
en vinrent à un tel désespoir que, ne supportant
plus la lumière et la vie qu’ils avaient d’abord tant
aimées, spontanément, l’un d’une façon, l’autre
d’une autre, ils s’en délivrèrent.

Cela parut horrible aux Dieux que des créatures


vivantes préférassent la mort à la vie et se
détruisissent sans y être forcées par la nécessité ni
par aucun événement. On ne peut dire aisément
combien ils s’étonnèrent que leurs dons parussent
assez vils et assez détestables pour qu’on s’en

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5 Œuvres morales - G. Leopardi

dépouillât et qu’on les rejetât de toutes ses forces. Il


leur semblait avoir mis dans le monde assez de
bonté, de beauté, d’ordre et d’harmonie, pour qu’un
tel séjour fût non seulement toléré, mais
extrêmement aimé de quelque animal que ce fût,
principalement de l’homme, qu’ils avaient formé
avec un soin particulier et une perfection
merveilleuse. Mais dans le même temps, outre qu’ils
ressentaient une grande pitié à la vue d’une misère
comme celle que les hommes manifestaient, ils se
demandaient si ces tristes exemples, en se
renouvelant et en se multipliant, n’entraîneraient
pas au bout de peu de temps, contre l’ordre des
destins, la perte de la race humaine, et si les choses
n’allaient pas être privées de cette perfection qui
leur venait de notre race, et eux-mêmes de ces
honneurs qu’ils recevaient des hommes.

Jupiter résolut d’améliorer la condition humaine,


puisqu’il semblait qu’on le réclamât, et de donner
aux hommes des moyens plus efficaces pour qu’ils
se dirigeassent vers le bonheur. Il les entendait se
plaindre surtout de ce que les choses n’étaient pas
immenses en grandeur, ni infinies en beauté, en
perfection et en variété, comme ils l’avaient jugé
d’abord, mais au contraire fort petites, toutes
imparfaites et presque de même forme. Ils ne se
plaignaient pas seulement de leur vieillesse, mais
aussi de leur âge mûr et même de leur jeunesse. Ils
regrettaient la douceur de leurs premières années.
Ils demandaient avec de ferventes prières de
retourner à l’enfance et d’y rester toute leur vie. Là-
dessus, Jupiter ne pouvait les satisfaire, car cela

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6 Œuvres morales - G. Leopardi

était contraire aux lois universelles de la nature,


ainsi qu’aux devoirs et aux services auxquels
l’homme était destiné, selon les intentions et les
décrets divins. Jupiter ne pouvait pas davantage
communiquer sa propre infinité aux créatures
mortelles, ni rendre infinie la matière pas plus que
la perfection et la félicité des choses et des hommes.

Il lui parut à propos de reculer les limites de la


création, d’y ajouter des ornements et de la variété.
Cette résolution prise, il agrandit la terre de tous les
côtés, et y fit couler la mer, créant de la sorte des
séparations entre les lieux habités, afin de varier
l’aspect des choses, et d’empêcher que les confins en
fussent aisément connus des hommes; il leur coupa
ainsi les chemins et leur proposa une image vivante
de l’immensité. A cette époque, les nouvelles eaux
occupèrent la terre Atlantide, ainsi qu’une quantité
d’autres régions : il reste de l’Atlantide un souvenir
qui a survécu à la multitude des siècles. Jupiter
abaissa beaucoup de lieux, en exhaussa beaucoup
d’autres, fit surgir des montagnes et des collines,
parsema la nuit d’étoiles, subtilisa et épura la nature
de l’air, donna au jour plus de clarté et plus de
lumière, nuança et distribua plus diversement que
par le passé les couleurs du ciel et des campagnes,
mêla les générations des hommes de telle sorte que
la vieillesse des uns concordât avec la jeunesse des
autres. S’étant résolu à multiplier les apparences de
cet infini dont les hommes étaient par-dessus tout
avides, puis qu’il ne pouvait les satisfaire en réalité,
et voulant donner de l’agrément et un aliment à leur
imagination, dont il sentait que la force avait été la

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7 Œuvres morales - G. Leopardi

principale source de cette si grande béatitude de


leur enfance, il employa encore beaucoup
d’expédients semblables à celui de la mer, créa
l’écho, le cacha dans les vallées et dans les cavernes,
et mit dans les forêts un bruissement sourd et
profond, avec un vaste ondoiement de leurs cimes.
Il créa de même le peuple des songes et leur confia
le soin de tromper sous plusieurs formes la pensée
des hommes, en leur figurant cette plénitude de
félicité incompréhensible et impossible à réaliser, et
ces images douteuses et indéterminées, dont lui-
même n’aurait pu produire aucun exemplaire réel,
quand même il l’eût voulu, pour exaucer les soupirs
ardents des hommes.

Ces précautions de Jupiter recréèrent et relevèrent


l’âme des hommes et rendirent à la vie de chacun
son charme et son prix. On sentit, on aima et on
admira la beauté et l’immensité des choses
terrestres. Cet heureux état dura plus longtemps que
le premier, surtout à cause des intervalles que
Jupiter avait introduits dans les naissances, si bien
que les âmes, refroidies et lassées par l’expérience
des choses, furent réconfortées en retrouvant la
chaleur et les espérances de l’âge vert. Mais le
progrès du temps fit disparaître cette nouveauté. On
vit renaître et se relever l’ennui et le mépris de la
vie. Les hommes tombèrent dans un tel abattement
qu’alors, dit-on, prit naissance cette coutume que
l’histoire attribue à quelques peuples anciens :
quand il naissait quelqu’un, les parents et les amis
de la famille se réunissaient pour pleurer; et quand
il mourait, c’était un jour de fête et de félicitations.

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8 Œuvres morales - G. Leopardi

Enfin tous les peuples en vinrent à l’impiété, soit


qu’il leur parût n’être pas écoutés de Jupiter, soit
qu’il entre dans la nature du malheur d’endurcir et
de corrompre les âmes les mieux nées et de leur ôter
l’amour de l’honnêteté et de la droiture. Aussi se
trompent-ils tout à fait ceux qui pensent que la
première cause des malheurs de l’homme est dans
ses iniquités et ses crimes à l’égard des Dieux : au
contraire, c’est la perversité de l’homme qui est née
de ses malheurs.

Quand les Dieux punirent par le déluge de


Deucalion l’insolence des mortels et tirèrent
vengeance de leurs injures, les deux seuls survivants
du naufrage universel de notre race, Deucalion et
Pyrrha, convaincus que le mieux qui pût arriver au
genre humain était d’être entièrement anéanti,
s’étaient assis sur le sommet d’un rocher, appelant
la mort de tous leurs souhaits, bien loin de se
plaindre ni de déplorer le destin commun. Jupiter
leur enjoignit cependant de remédier au
dépeuplement de la terre. Mais, désespérés et
dédaigneux de la vie comme ils l’étaient, ils n’eurent
pas le courage d’engendrer une nouvelle génération.
Ce fut en prenant des pierres sur la montagne, selon
les instructions des Dieux, et en les lançant derrière
leurs épaules, qu’ils refirent la race humaine.
Toutefois, instruit par le passé du caractère des
hommes et sachant qu’il ne leur peut suffire comme
aux autres animaux de vivre et d’être exempts de
toute douleur et de toute incommodité physique,
mais que, désirant l’impossible toujours et en tout
état, ils se tourmentent eux-mêmes de ce désir

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9 Œuvres morales - G. Leopardi

d’autant plus qu’ils souffrent moins des autres


maux, Jupiter résolut, pour conserver cette
misérable espèce, d’employer de nouveaux moyens,
dont voici les principaux.

Premièrement il mêla à la vie de véritables maux, et


l’embarrassa de mille affaires et de mille fatigues, à
l’effet de distraire les hommes et de les détourner le
plus possible de s’entretenir avec leur âme ou du
moins avec ce désir d’une inconnue et vaine félicité.
Il répandit parmi eux une multitude de maladies
variées et une infinité d’autres disgrâces; il voulait,
en diversifiant les conditions et les fortunes de la vie
mortelle, obvier à la satiété, accroître le prix des
biens par le contraste des maux, et faire que
l’expérience d’un état pire rendit le défaut de
jouissances beaucoup plus tolérable que par le
passé. Il entendait aussi rompre et apprivoiser la
férocité des hommes, les contraindre à courber la
tête et à céder à la nécessité, les réduire à se
contenter plus facilement de leur sort et émousser la
vivacité et la véhémence du désir dans les âmes
affaiblies non moins par les infirmités physiques
que par les peines morales. En outre, il sentait qu’il
arriverait que les hommes, exténués par les
maladies et les malheurs, seraient moins prompts
que par le passé à tourner leurs mains contre eux-
mêmes, parce qu’ils seraient lâches et découragés,
comme il advient par l’usage des souffrances. Ces
souffrances ont même coutume, en laissant place à
des espérances meilleures, d’attacher les âmes à la
vie : les infortunés ont la ferme espérance qu’ils
seront très heureux quand ils seront délivrés de

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10 Œuvres morales - G. Leopardi

leurs maux, chose qu’ils ne manquent jamais


d’espérer d’une façon ou d’une autre, comme c’est la
nature de l’homme. Ensuite Jupiter créa les
tempêtes des vents et des nuées, s’arma du tonnerre
et de la foudre, donna à Neptune le trident, lança les
comètes et régla les éclipses. Avec ces phénomènes
et d’autres signes terribles, il résolut d’épouvanter
de temps en temps les mortels, sachant que la
crainte et la présence des dangers réconcilieraient
avec la vie, au moins pour quelques instants, non
seulement les malheureux, mais ceux qui l’avaient le
plus prise en abomination et qui étaient le plus
disposés à la fuir.

Et pour bannir l’oisiveté passée, il donna au genre


humain le besoin et l’appétit de nouveaux aliments
et de nouvelles boissons, qu’il ne pouvait se
procurer sans mille fatigues; tandis que jusqu’au
déluge les hommes ne s’étaient désaltérés qu’avec
de l’eau et s’étaient nourris des herbes et des fruits
que la terre et les arbres fournissaient
spontanément et d’autres aliments de peu de prix et
faciles à trouver, comme en usent encore
aujourd’hui quelques peuples, et particulièrement
ceux de Californie. Il assigna aux diverses contrées
divers climats, varia semblablement les parties de
l’année qui, jusqu’alors, avait été toujours et pour
toute la terre si bonne et si favorable que les
hommes n’avaient pas pris l’habitude de se vêtir : ils
y furent contraints dès lors, et ils durent à force
d’industrie remédier aux changements et aux
inclémences du ciel. Il invita Mercure à fonder les
premières cités, à séparer les hommes par peuples,

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11 Œuvres morales - G. Leopardi

par nations et par langues, en les faisant se quereller


entre eux, et à leur enseigner le chant et les autres
arts qui par leur nature et leur origine furent
appelés et sont encore appelés divins. Lui-même
donna des lois et des réglementations politiques aux
nouvelles nations; et enfin, voulant les gratifier d’un
incomparable présent, il envoya parmi eux quelques
fantômes de figures excellentes et surhumaines qui
furent appelés Justice, Vertu, Gloire, Amour de la
patrie, et d’autres semblables. Parmi ces fantômes, il
y en eut même un nommé Amour, qui à cette
époque primitive vint au monde en même temps
que les autres : car, avant l’usage des vêtements, ce
n’était pas l’amour, mais un élan de désir, semblable
à celui qui est de tout temps dans les brutes, qui
poussait un sexe vers l’autre, de la façon dont
chacun est attiré par des aliments ou des objets
semblables, que l’on n’aime pas véritablement, mais
que l’on désire.

On ne saurait dire combien furent grands les fruits


que la vie mortelle retira de ces divins décrets, et
combien la condition des hommes, nonobstant les
fatigues, les épouvantes et les douleurs inconnues
auparavant à notre race, surpassa en commodité et
en douceur l’état de choses antérieur au déluge. Et
ce résultat provint en grande partie de ces
merveilleuses chimères, dont les hommes firent
tantôt des génies, tantôt des dieux, et qu’ils suivirent
et honorèrent avec une ardeur indicible et avec les
plus grandes et les plus étonnantes fatigues pendant
une longue durée de siècles : ils y étaient excités
opiniâtrement par les poètes et les artistes célèbres,

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12 Œuvres morales - G. Leopardi

si bien qu’un très grand nombre de mortels


n’hésitèrent pas à faire à l’un ou à l’autre de ces
fantômes le sacrifice de leur sang et de leur vie. Loin
de s’en offenser, Jupiter en éprouvait un plaisir
excessif pour divers motifs, entre autres parce qu’il
jugeait que les hommes seraient d’autant moins
portés à rejeter volontairement leur vie qu’ils
seraient plus prompts à la dépenser pour des causes
belles et glorieuses. Ces bonnes dispositions eurent
une durée plus grande que les précédentes. Sans
doute la suite des siècles les altéra, mais telle fut
leur valeur que, jusqu’au commencement d’un âge
peu éloigné de l’âge présent, la vie humaine, qui,
pendant quelque temps, avait été presque agréable,
resta assez facile et assez tolérable.

Les causes et les modes de cette altération furent les


nombreux moyens trouvés par les hommes pour
subvenir aisément et en peu de temps à leurs
propres besoins ; l’accroissement démesuré de
l’inégalité entre les conditions et les emplois que
Jupiter avait établis quand il fonda et organisa les
premières républiques; l’oisiveté et la vanité qui
pour ces motifs revinrent après une si longue
absence occuper la vie ; l'affaiblissement, dans la
réalité et dans l’opinion des hommes, de la grâce qui
résultait de la variété de la vie, comme il arrive
toujours après une longue habitude ; et enfin
d’autres circonstances très graves qui ont été trop
souvent décrites pour que nous ayons à en parler ici.
Assurément on vit se renouveler parmi les hommes
ce dégoût des choses dont ils avaient souffert avant

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13 Œuvres morales - G. Leopardi

le déluge, et grandir cet amer désir d’une félicité


inconnue et étrangère à la nature de l’univers.

Mais la révolution totale de la fortune des hommes


et la fin de cet état qu’aujourd’hui nous avons
coutume d’appeler antique vinrent principalement
d’une cause autre que les précédentes. La voici :
Parmi ces fantômes si prisés des anciens, il y en
avait un qu’ils appelaient dans leur langue Sagesse ;
qui, honoré universellement comme tous les autres,
et suivi particulièrement par un grand nombre, avait
contribué pour sa part, autant que les autres, à la
prospérité des siècles écoulés.

Cette Sagesse plus d’une fois, presque chaque jour,


avait promis et juré à ses fidèles qu’elle voulait leur
montrer la Vérité : c’était, disait-elle, un génie très
grand dont elle était l’esclave; il n’était jamais venu
sur la terre ; il siégeait au ciel avec les Dieux. La
Sagesse se faisait forte de l’en faire sortir par son
autorité et sa grâce propre, et de le décider à se
promener pendant quelque temps parmi les
hommes. Le commerce et la familiarité de la Vérité
devaient élever le genre humain à un si haut point
que, par la hauteur de ses connaissances,
l’excellence de ses institutions et de ses mœurs, et la
félicité de sa vie, il serait dans peu comparable à la
divinité. Mais comment une pure ombre, une vaine
image pouvait-elle, je ne dis pas amener la Vérité
sur la terre, mais seulement la montrer, comme elle
l’avait promis? Aussi les hommes, après beaucoup
d’années de croyance et de confiance, s’aperçurent-
ils de la vanité de ce qu’on leur offrait. Dans le

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14 Œuvres morales - G. Leopardi

même temps, ayant faim de choses nouvelles,


surtout à cause de l’oisiveté où ils vivaient, et excités
moitié par l’ambition de s’égaler aux Dieux, moitié
par le désir de cette félicité que les paroles du
fantôme leur faisaient entrevoir dans le commerce
de la Vérité, ils se mirent avec autant d’instance que
de présomption à demander à Jupiter qu’il donnât
pour quelque temps à la terre ce génie, le plus noble
de tous; ils lui reprochaient d’envier à ses créatures
l’utilité infinie qu’elles retireraient de la présence de
la Vérité, et en même temps ils se plaignaient avec
lui de leur sort et renouvelaient les plaintes antiques
et odieuses sur la petitesse et la pauvreté des choses
humaines. Ces chimères si séductrices, principes de
tant de biens dans l’âge passé, étaient tenues
maintenant par la plupart en peu d’estime, non
qu’on sût déjà ce qu’elles étaient véritablement,
mais la bassesse générale des pensées et la lâcheté
des mœurs faisaient que presque personne ne
s’attachait à elles. Voilà pourquoi les hommes
blasphémaient contre le plus grand présent que les
Éternels eussent fait et pussent faire aux mortels; ils
criaient que la terre n’était jugée digne que des
moindres génies; quant aux plus grands, auxquels il
serait plus convenable que la race humaine se
soumit, ils ne daignaient ni ne pouvaient mettre les
pieds sur cette infime partie de l’univers.

Beaucoup de choses avaient déjà depuis longtemps


aliéné de nouveau aux hommes la bienveillance de
Jupiter, et entre autres les vices et les méfaits
incomparables qui pour le nombre et la scélératesse
avaient laissé bien loin la perversité que le déluge

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15 Œuvres morales - G. Leopardi

avait punie. Ce qui le dépitait surtout, c’était, après


tant d’expériences faites, l’inquiétude et
l’insatiabilité immodérée de la nature humaine.
Quant à assurer, sinon le bonheur, du moins la
tranquillité des hommes, il voyait désormais
qu’aucune précaution, aucun état, aucune contrée
ne pourrait le faire. Quand bien même il aurait
voulu accroître mille fois plus l’étendue et les
plaisirs de la terre et de l’univers, les hommes, aussi
désireux de l’infini qu’ils en sont incapables,
trouveraient bien vite ces choses petites,
désagréables et de peu de prix. Mais, à la fin, ces
sottes et orgueilleuses demandes excitèrent
tellement la colère du dieu qu’il se résolut, mettant
de côté toute pitié, à punir pour toujours l’espèce
humaine, en la condamnant pour tous les âges à
venir à des misères beaucoup plus graves que les
misères passées. Aussi décida-t-il d’envoyer la
Vérité sur la terre, non seulement pour qu’elle y
restât quelque temps, comme ils le demandaient,
mais pour qu’elle y élût domicile à jamais. Chassant
d’ici-bas ces beaux fantômes qu’il y avait placés, il fit
de la Vérité la perpétuelle modératrice et maîtresse
de la race humaine.

Les autres dieux s’étonnèrent de ce dessein. Il leur


sembla que de la sorte on élevait trop la race
humaine au préjudice de leur grandeur. Jupiter les
fit changer d’avis en leur montrant que tous les
génies, même les plus grands, ne sont pas
naturellement bienfaisants et que tel n’est pas le
caractère de la Vérité : elle produirait les mêmes
effets chez les hommes que chez les dieux. Aux

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16 Œuvres morales - G. Leopardi

immortels, elle leur démontrait leur béatitude : aux


hommes, elle leur découvrirait entièrement et leur
mettrait continuellement sous les yeux leur
infélicité, en la leur représentant de plus, non
seulement comme l’œuvre de la fortune, mais
comme de telle nature qu’aucun accident ni aucun
remède ne la pourrait bannir ni interrompre
pendant la vie. Et comme la nature de la plupart des
maux est qu’ils sont maux en tant qu’ils sont jugés
tels par celui qui les supporte, et qu’ils sont plus ou
moins graves selon l’opinion qu’on en a, on peut
juger combien devra nuire aux hommes la présence
de ce génie. Rien ne leur paraîtra plus véritable que
la fausseté de tous les biens mortels; et rien ne leur
semblera solide si ce n’est la vanité de toutes choses,
leurs douleurs exceptées. Pour ces motifs, ils
perdront jusqu’à l’espérance qui de tout temps avait
soutenu leur vie plus que tout autre secours ou tout
autre plaisir. N’espérant rien, ne voyant à leurs
travaux et à leurs fatigues aucune fin qui en soit
digne, ils en viendront à une telle négligence et à
une telle horreur de toute œuvre de grandeur ou
même d’activité, que l’attitude des vivants différera
peu de celle des morts. Mais, dans ce désespoir et
cette langueur, ils ne pourront éviter que le désir
d’une immense félicité, inhérent à leurs âmes, ne les
pique et ne les tourmente d’autant plus qu’ils seront
moins distraits par la variété des soucis et l’effort de
l’activité. Et dans le même temps ils se trouveront
privés de la faculté naturelle de l’imagination, qui
seule pouvait leur procurer quelque chose de cette
félicité qui, dit-il, est impossible et
incompréhensible pour moi et pour ceux qui la

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17 Œuvres morales - G. Leopardi

souhaitent. Et toutes ces images de l’infini (continua


Jupiter), que j’avais placées dans le monde pour les
tromper et les repaître, et qui étaient conformes à
leur penchant vers les pensées vastes et
indéterminées, deviendront tout à fait insuffisantes
à cause des idées et des habitudes qu’ils
emprunteront à la Vérité. De cette manière, si la
terre et les autres parties de l’univers leur
paraissaient jadis petites, elles leur paraîtront
désormais minimes : car ils seront instruits et
éclairés sur les arcanes de la nature, et ces arcanes,
contrairement à l’attente des hommes, paraissent
d’autant moins étendues qu’on les connaît
davantage. Enfin, quand la terre aura perdu ses
fantômes, et que les enseignements de la Vérité, en
en faisant connaître aux hommes la nature, auront
ôté à la vie humaine toute valeur et toute rectitude
de pensées comme d’actions, et éteint partout non
seulement le dévouement et l’amour dont les
nations étaient l’objet, mais jusqu’au nom de patrie,
tous les hommes se réuniront, conformément à
leurs théories, en une seule nation et une seule
patrie, comme ils étaient réunis à l’origine, et, tout
en faisant profession d’un amour universel à l’égard
de leur espèce, ils diviseront en réalité la race
humaine en autant de peuples qu’il y aura
d’hommes. En ne se proposant ni patrie à aimer
particulièrement ni étrangers à haïr, chacun haïra
tous les autres, n’aimant, dans toute son espèce, que
soi-même. Quelles disgrâces naitront de là, ce serait
infini à conter. Néanmoins une si grande et si
désespérée infortune ne décidera pas les mortels à
abandonner spontanément la lumière : car la

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18 Œuvres morales - G. Leopardi

domination de ce génie ne les rendra pas moins vils


que malheureux, et, en ajoutant outre mesure aux
amertumes de leur vie, leur ôtera la force de la
repousser.

A ces paroles de Jupiter, il parut aux dieux que


notre sort serait plus cruel et plus terrible qu’il ne
convient à la pitié divine d’y consentir. Mais Jupiter
reprit en ces termes : Ils recevront néanmoins
quelque consolation de ce fantôme qu’ils appellent
Amour ; je suis disposé à le leur laisser, tout en
éloignant tous les autres. Et il ne sera pas donné à la
Vérité, si puissante qu’elle soit et bien qu’elle le
doive combattre sans cesse, de l’exterminer jamais
de la terre ni de le vaincre, si ce n’est rarement.
Ainsi la vie des hommes, également occupée au
culte de l’Amour et de la Vérité, sera divisée en deux
parties qui toutes deux auront sur les choses et les
âmes des mortels un commun empire. Tous les
autres soins, sauf un petit nombre et de peu
d’importance, seront négligés par la plupart des
hommes. Dans la vieillesse, le manque des
consolations de l’Amour sera compensé par le
privilège même de la vieillesse, qui est d’être
presque contente de vivre, comme il arrive aux
autres animaux, et de soigner sa vie avec sollicitude,
pour elle-même et non pour le plaisir ou l’avantage
qu’on en retire.

Ayant donc éloigné de la terre les fantômes heureux,


sauf l’Amour, le moins noble de tous, Jupiter envoya
parmi les hommes la Vérité et lui donna sur la terre
un séjour et un empire éternels. Les lamentables

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19 Œuvres morales - G. Leopardi

résultats qu’il avait prévus se produisirent. Et il


arriva une chose merveilleuse : c’est que ce génie qui
avant de descendre sur la terre, alors qu’il n’avait ni
pouvoir ni réalité aucune parmi les hommes, avait
été honoré par eux d’un grand nombre de temples et
de sacrifices, une fois venu sur la terre avec
l’autorité d’un principe, et une fois présent, au
contraire de tous les autres immortels qui plus ils se
manifestent clairement, plus ils apparaissent
vénérables, attrista de telle sorte les esprits des
hommes et les émut d’une telle horreur que, bien
que forcés de lui obéir, ils refusèrent de l’adorer.
Quand les fantômes d’autrefois exerçaient leur
influence sur une âme, ils en étaient d’ordinaire
révérés et aimés ; ce génie au contraire fut en butte
aux plus violentes malédictions et à la haine la plus
pesante de la part de ceux qui subirent le plus son
empire. Mais ne pouvant pour cela ni se soustraire
ni résister à sa tyrannie, les mortels vivaient dans
cette misère suprême qu’ils ont supportée jusqu’à
maintenant et qu’ils supporteront toujours.

Cependant la pitié, qui n’est jamais éteinte au cœur


des Dieux, émut Jupiter (il n’y a pas longtemps) au
sujet d’une telle infortune, principalement de celle
de quelques hommes singuliers par la finesse de
leur intelligence unie à la noblesse de leurs mœurs
et à l’intégrité de leur vie, qu’il voyait
communément opprimés et accablés plus que les
autres par la puissance et la dure domination de ce
génie. Aux temps antiques, les Dieux avaient
coutume, quand la Justice, la Vertu et les autres
fantômes gouvernaient les affaires humaines, de

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20 Œuvres morales - G. Leopardi

visiter quelquefois leurs propres créatures : ils


descendaient, tantôt l’un, tantôt l’autre, sur la terre,
et y signifiaient leur présence de diverses façons :
ces apparitions avaient toujours été d’un grand
profit à tous les hommes ou à quelqu’un d’eux en
particulier. Mais quand la vie fut corrompue de
nouveau et submergée dans toutes les scélératesses,
ils dédaignèrent pendant longtemps le commerce
des hommes. Or Jupiter, compatissant à notre
extrême infortune, demanda aux immortels si
quelqu’un d’eux se résoudrait, comme par le passé,
à visiter et à consoler leurs créatures, surtout celles
qui paraissaient ne pas mériter personnellement
l’universelle misère. Tous se turent, sauf l’Amour,
fils de Vénus Céleste, qui portait le même nom que
le fantôme ainsi appelé, mais dont la nature, la force
et les actions étaient bien différentes. Comme la
pitié de ce Dieu est singulière, il offrit de remplir lui-
même la mission proposée par Jupiter et de
descendre du ciel qu’il n’avait jamais quitté : car il
était si indiciblement cher à l’assemblée des
immortels qu’elle n’avait pas souffert qu’il s’éloignât
d’elle, même pour un instant. Sans doute, de temps
en temps, les anciens hommes, trompés par les
métamorphoses et les ruses du fantôme qui portait
le même nom, avaient pensé avoir des signes non
douteux de la présence de ce grand dieu. Mais
l’Amour ne voulut visiter les mortels que quand ils
eurent été soumis à l’empire de la Vérité. Et encore,
depuis ce temps, ne descend-il que rarement et ne
s’arrête-t-il qu’un instant : autant parce que le genre
humain est indigne de lui que parce que les Dieux
ont beaucoup de peine à supporter son absence.

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21 Œuvres morales - G. Leopardi

Quand il vient sur la terre, il choisit les cœurs les


plus tendres et plus doux des personnes généreuses
et magnanimes ; il s’y pose pour un court instant, y
répand une si étrange et si merveilleuse suavité et
les remplit de passions si nobles, de tant de vertu et
de tant de courage, qu’ils éprouvent alors, chose
toute nouvelle au genre humain, plutôt la réalité que
la ressemblance du bonheur. Il est extrêmement
rare qu’il unisse deux cœurs ensemble, en les
saisissant l’un et l’autre en même temps et en leur
donnant à tous deux une égale ardeur et un égal
désir, bien qu’il en soit instamment prié par tous
ceux qu’il possède. Mais Jupiter ne lui permet d’en
satisfaire qu’un très petit nombre, parce que la
félicité qui naît d’un tel bienfait n’est séparée de la
félicité divine que par un trop petit intervalle. De
toute façon, être plein de sa puissance l’emporte en
soi sur les plus fortunées conditions qu’ait eues
aucun homme au meilleur temps. Où il se pose, tout
autour de lui, se groupent invisibles à autrui les
merveilleuses chimères, jadis bannies du commerce
des hommes; le dieu les ramène pour cet effet sur la
terre : Jupiter le permet, et la Vérité ne s’y peut
opposer, bien que très ennemie de ces fantômes et
en son âme grandement offensée de leur retour;
mais il n’est pas donné aux génies de lutter contre
les Dieux. Les destins lui ont donné une enfance
éternelle, et, conformément à sa nature, il remplit
en quelque sorte ce premier vœu de l’homme, qui
fut de retourner à la condition de l’enfance. Aussi,
dans les âmes qu’il choisit pour y séjourner, il
suscite et il fait reverdir, pendant tout le temps qu’il
y reste, l’infinie espérance et les belles et chères

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22 Œuvres morales - G. Leopardi

imaginations des tendres années. Beaucoup de


mortels, n’ayant pas éprouvé ces plaisirs dont ils
sont incapables, le méprisent et le déchirent tous les
jours, de loin comme de près, avec l’audace la plus
effrénée : mais lui n’entend pas leurs outrages, et,
quand il les entendrait, il ne tirerait aucun
châtiment de ces hommes, tant il est naturellement
magnanime et clément. D’ailleurs, les Immortels,
contents de la vengeance qu’ils exercent sur toute la
race, et de l’incurable misère dont ils la châtient, ne
se soucient pas des offenses singulières des
hommes, et le seul châtiment que reçoivent les
trompeurs, les injustes et les contempteurs des
Dieux, c’est d’être étrangers, même en paroles, à la
grâce de l’Amour.

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23 Œuvres morales - G. Leopardi

II

DIALOGUE D’HERCULE ET D’ATLAS

HERCULE.

Père Atlas, Jupiter m’envoie te saluer de sa part.

Il veut, au cas où tu serais fatigué de ton fardeau,


que je me le mette sur le dos pendant quelques
heures, comme je fis il y a je ne sais plus combien de
siècles : tu prendras haleine et tu te reposeras un
peu.

ATLAS.

Je te remercie, mon cher petit Hercule, et je me


tiens pour fort obligé envers sa majesté Jupiter.
Mais le monde est devenu si léger que ce manteau
que je porte pour me garantir de la neige me pèse
davantage; et n’était que la volonté de Jupiter me
force à rester ici immobile et à tenir cette boule sur
mon échine, je me la mettrais sous l’aisselle ou dans
la poche, ou je me l’attacherais, toute branlante, à
un poil de la barbe, et je m’en irais à mes affaires,

HERCULE.

Comment peut-il se faire qu’elle soit devenue si


légère? Je m’aperçois bien qu’elle a changé de

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24 Œuvres morales - G. Leopardi

forme, qu’elle ressemble à une miche de pain et


qu’elle n’est plus ronde, comme au temps où
j'étudiais la cosmographie pour faire avec les
Argonautes cette fameuse navigation : mais avec
tout cela je ne vois pas comment elle pèse moins
qu’autrefois.

ATLAS.

J’en ignore la cause. Mais, quant au fait, tu peux t’en


assurer tout de suite, si tu veux la soupeser un
instant sur ta main.

HERCULE.

Foi d’Hercule! je ne le croirais pas si je n’en avais


fait l’expérience. Mais quelle est cette autre
nouveauté que je découvre? La dernière fois que je
la portai, je la sentais battre fortement sur mon dos,
comme fait le cœur des animaux; c’était un
bruissement perpétuel : on eût dit un nid de guêpes.
Maintenant elle ressemble à une montre dont le
grand ressort est cassé, et je n’entends pas le plus
léger bruissement.

ATLAS.

Je ne t’en apprendrai pas davantage là-dessus, si ce


n’est qu’il y a déjà longtemps que le monde a cessé
de se remuer et de faire du bruit. J’ai d’abord
supposé qu’il était mort, m’attendant de jour en jour
à être infecté de sa puanteur; je me demandais
comment et où je l’ensevelirais, quelle épitaphe je
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25 Œuvres morales - G. Leopardi

lui ferais. Puis, voyant qu’il ne maigrissait pas, j’en


conclus que, d’animal qu’il était d’abord, il était
devenu plante, comme Daphné et tant d’autres : de
là venait qu’il ne bougeait ni ne soufflait; je ne sais
même pas si bientôt il ne va pas pousser ses racines
dans mes épaules et s’y implanter.

HERCULE.

Je crois plutôt qu’il dort et que son sommeil est de


la nature de celui d’Epiménide, qui dura un demi-
siècle et davantage, ou qu’il ressemble à Hermotime,
à qui, dit-on, l’âme sortait du corps chaque fois qu’il
le voulait, et restait dehors plusieurs années, se
promenant en divers pays, puis revenait, jusqu’à ce
que les amis de ce sage, pour mettre fin à cette
odyssée, brûlèrent son corps : quand elle revint pour
y rentrer, elle trouva que la maison était démolie, et
que, si elle ne voulait loger à la belle étoile, il lui
fallait en louer une autre ou aller à l’auberge. Mais
pour empêcher que le monde ne dorme
éternellement et que quelque ami ou bienfaiteur, le
croyant mort, ne le mette au feu, je veux que nous
tentions de le réveiller.

ATLAS.

Bien, mais comment?

HERCULE.

Je lui donnerais bien un bon coup de massue, mais


je crains de finir de l’écraser et d’en faire une oublie.
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26 Œuvres morales - G. Leopardi

Peut-être aussi que sa croûte, légère comme elle est,


est si mince qu’elle craquera sous le coup comme un
œuf. Et je ne suis pas même bien sûr que les
hommes, qui de mon temps combattaient corps à
corps avec des lions et combattent maintenant avec
des puces, ne s’évanouiront pas à ce choc tous au
même instant. Le mieux sera que je dépose ma
massue, toi ton manteau, et que nous nous mettions
à jouer ensemble à la paume avec cette boule. Je
regrette de ne pas avoir apporté les brassards et les
raquettes dont nous nous servons, Mercure et moi,
pour jouer dans la maison de Jupiter ou dans le
jardin : mais nos poings suffiront.

ATLAS.

Oui, pour que ton père, en nous voyant jouer, se


mette en tête d’entrer en lice, et avec sa boule de feu
nous précipite tous deux je ne sais où, comme
Phaéton dans le Pô.

HERCULE.

Ce serait vrai, si j’étais, comme Phaéton, le fils d’un


poète, et non pas le propre fils de Jupiter.

Ali ! si les poètes ont peuplé les villes au son de leur


lyre, moi, je suis assez fort pour dépeupler le ciel et
la terre au son de ma massue. Et quant à la paume
de Jupiter, d’un coup de pied je la ferais sauter
jusque dans le grenier du ciel empyrée. Sois sûr que,
quand même la fantaisie me viendrait de déclouer
cinq ou six étoiles pour jouer à la rangette ou de

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27 Œuvres morales - G. Leopardi

tirer à la cible avec une comète, en la prenant par la


queue, comme une fronde, ou même de prendre le
soleil pour m’en servir comme d’un disque, mon
père ferait semblant de ne pas s’en apercevoir.
D’ailleurs notre intention, en nous livrant à ce jeu,
est de rendre service au monde, tandis que Phaéton
voulut montrer sa légèreté aux Heures, qui lui
tenaient le marche-pied quand il sauta sur le char,
et passer pour bon cocher aux yeux d’Andromède,
de Callisto et des autres constellations, auxquelles,
dit-on, il jeta en passant des bouquets de rayons et
des bonbons de lumière : il prétendit faire étalage de
sa personne devant les Dieux du ciel, à la
promenade de ce jour-là qui était un jour de fête. En
somme, ne t’inquiète pas de la colère de mon père :
je m’engage en tout cas à te payer tous les
dommages, et, sans plus tarder, ôte ton capuchon et
envoie-moi la paume.

ATLAS.

De gré ou de force, il me faudra faire à ta guise ; tu


es vigoureux et armé, je suis vieux et sans armes.
Mais prends bien garde au moins de ne pas la laisser
tomber, qu’elle ne se fasse pas de nouvelles bosses,
comme quand la Sicile se sépara de l’Italie ou
l’Afrique de l’Espagne, ou qu’il n’en tombe pas
quelque éclat, comme une province ou un royaume,
ce qui ferait naître une guerre.

HERCULE.

N’aie pas d’inquiétude pour ce qui est de moi.

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28 Œuvres morales - G. Leopardi

ATLAS.

A toi la paume. Tu vois qu’elle ne roule pas bien :


elle a la figure abimée.

HERCULE.

Allons, un peu plus fort : tes coups ne portent pas.

ATLAS.

C’est la faute du garbin qui souffle presque toujours


ici, et la paume prend le vent, parce qu’elle est
légère.

HERCULE.

C’est bien là son vieux défaut, d’aller en quête du


vent.

ATLAS.

En vérité, nous ne ferions pas mal de la gonfler de


vent : car je vois qu’elle ne rebondit pas plus sur le
poing qu’un melon.

HERCULE.

Voilà un défaut nouveau ; elle qui autrefois


bondissait et sautait comme un chevreau!

ATLAS.

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29 Œuvres morales - G. Leopardi

Cours vite là-bas, vite, te dis-je ! Prends garde, par


Dieu, qu’elle ne tombe. Maudit soit le moment où tu
es venu ici!

HERCULE.

Tu me l’as renvoyée si perfidement et si ras de terre


que je n’aurais pu l’attraper, quand même je me
serais rompu le cou. — Hé bien! pauvrette, comment
te sens-tu? souffres-tu quelque part? — On n’entend
pas un souffle, on ne voit pas bouger une âme : ils
dorment tous, comme auparavant.

ATLAS.

Laisse-la-moi, par toutes les cornes du Styx, que je


me la remette sur les épaules ; et toi, reprends ta
massue et retourne bien vite au ciel pour m’excuser
auprès de Jupiter de ce malheur qui est arrivé par ta
faute.

HERCULE.

Ainsi ferai-je. Il y a plusieurs siècles que nous avons,


chez mon père, un poète nommé Horace, qui y a été
admis comme poète de cour sur les instances
d’Auguste; car Auguste avait été déifié par Jupiter à
cause des égards que l’on devait à la puissance des
Romains. Ce poète va chantonnant certaines petites
odes, entre autres une où il dit que l’homme juste ne
bouge pas, même si le monde tombe. Je croirais
volontiers qu’aujourd’hui tous les hommes sont

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30 Œuvres morales - G. Leopardi

justes, puisque le monde a tombé et que personne


n’a bougé.

ATLAS.

Qui doute de la justice des hommes? Mais ne perds


pas de temps, cours vite me disculper près de ton
père : je m’attends d’un moment à l’autre à ce que sa
foudre me transforme d’Atlas en Etna.

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31 Œuvres morales - G. Leopardi

III

DIALOGUE DE LA MODE ET DE LA MORT.

LA MODE.

Madame la Mort! madame la Mort!

LA MORT.

Attends qu’il soit l’heure et je viendrai sans que tu


m’appelles.

LA MODE.

Madame la Mort!

LA MORT.

Va-t’en au diable. Je viendrai quand tu ne le


voudras pas.

LA MODE.

Comme si je n’étais pas immortelle!

LA MORT.

Immortelle? Voilà déjà plus de mille années, comme


dit le poète, que le temps des immortels est passé.

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32 Œuvres morales - G. Leopardi

LA MODE.

Vous aussi, madame, vous pétrarquisez comme si


vous étiez un lyrique italien du XVIe ou du XIXe
siècle ?

LA MORT.

J’aime les rimes de Pétrarque parce qu’elles


racontent mon Triomphe et parce qu’elles parlent
de moi presque partout. — Mais décampe d’auprès
de moi.

LA MODE.

Allons! par l’amour que tu portes aux sept péchés


capitaux, arrête-toi un peu, et regarde-moi.

LA MORT.

Je te regarde.

LA MODE.

Ne me connais-tu pas?

LA MORT.

Tu devrais savoir que j’ai mauvaise vue et que je ne


puis me servir de lunettes, parce que les Anglais
n’en font pas qui m’aillent bien, et quand même ils
en feraient, je n’ai pas de nez où les mettre.

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33 Œuvres morales - G. Leopardi

LA MODE.

Je suis la Mode, ta sœur.

LA MORT.

Ma sœur?

LA MODE.

Oui : ne te souviens-tu pas que toutes deux nous


sommes nées de la Caducité?

LA MORT.

Comment veux-tu que je me souvienne? ne suis-je


pas l’ennemie capitale de la mémoire?

LA MODE.

Moi, je m’en souviens, et je sais que toutes deux


nous tendons également à défaire et à changer
continuellement les choses d’ici-bas, quoique tu
marches à ce but par une route et moi par une autre.

LA MORT.

Pour que je sache si tu parles bien avec ta pensée, si


tu es bien toi-même, élève un peu la voix et accentue
mieux tes paroles : si tu continues à marmotter
entre tes dents avec cette voix d’araignée, je ne

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34 Œuvres morales - G. Leopardi

t’entendrai que demain, car, si tu l’ignores, je n’ai


pas l’ouïe meilleure que la vue.

LA MODE.

Quoique ce soit contraire à l’usage et qu’en France


on n’ait pas coutume de parler pour être entendu,
cependant, comme nous sommes sœurs et que nous
pouvons entre nous en user librement, je parlerai
comme tu le veux. Je dis que notre nature et notre
habitude communes sont de renouveler
continuellement le monde ; mais toi, dès le
commencement, tu t’es jetée sur les personnes et
sur le sang; moi, je me contente d’ordinaire de la
barbe, des cheveux, des habits, des meubles, des
palais et des choses semblables. Il est vrai que je ne
me suis pas privée et que je ne me prive pas de
certains jeux comparables aux tiens : par exemple,
je perce tantôt les oreilles, tantôt les lèvres et le nez,
et je les déchire avec les babioles que j’introduis
dans les trous que j’ai faits; je flambe la chair des
hommes avec des fers brûlants que je les décide à y
appliquer pour se rendre beaux ; je déforme la tête
des enfants avec des bandeaux et d’autres
inventions; j’établis la coutume chez tous les
hommes d’un même pays de chercher à donner la
même forme à toutes les têtes, comme je l’ai fait en
Amérique et en Asie ; j’estropie le monde avec des
chaussures galantes ; je bouche les respirations et je
fais sortir les yeux des têtes par l’étreinte des
corsets, et je me plais à cent autres choses de ce
genre. En général, je décide et je contrains tous les
hommes bien élevés à supporter chaque jour mille

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35 Œuvres morales - G. Leopardi

fatigues, mille désagréments, souvent même des


douleurs et des tortures, et parfois à mourir
glorieusement pour l’amour qu’ils me portent. Je ne
veux rien dire des maux de tête, des
refroidissements, des fluxions de toute sorte, des
fièvres quotidiennes, tierces, quartes, que les
hommes s’attirent pour m’obéir, eux qui consentent
à grelotter de froid ou à étouffer de chaud à mon
gré, à se protéger les épaules avec des étoffes de
laine et la poitrine avec des étoffes de toile, et à ne
rien faire que selon mon bon plaisir, quelque
dommage qui leur en advienne.

LA MORT.

Comme conclusion, je crois que tu es ma sœur, et, si


tu veux, j’y crois plus qu’à la mort même, sans que
tu me fasses perdre pour cela la foi du curé. Mais, à
rester ainsi immobile, je m’évanouis : par
conséquent, si le cœur te dit de courir à mes côtés,
tâche de ne pas y crever, car je détale très vite. En
courant, tu pourras me dire ce que tu veux de moi ;
sinon, en considération de la parenté, je te promets
de te laisser tous mes biens quand je mourrai, et, en
attendant, je te souhaite une bonne année.

LA MODE.

Si nous avions à courir pour le prix, je ne sais qui de


nous deux l’emporterait; car, si tu cours, je fais
mieux que de galoper; et si rester immobile te fait
évanouir, cela me détruit. Reprenons donc notre

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36 Œuvres morales - G. Leopardi

course, et, comme tu dis, en courant nous parlerons


de nos affaires.

LA MORT.

A la bonne heure. Donc, puisque tu es née de ma


mère, il sera convenable que tu m’aides en quelque
manière à faire mon métier.

LA MODE.

Je t’y ai déjà aidée dans le passé plus que tu ne


penses. D’abord moi qui anéantis ou transforme
continuellement tous les autres usages, je n’ai
jamais laissé s’interrompre nulle part l’habitude de
mourir; aussi vois-tu que cette habitude dure
universellement depuis le commencement du
monde jusqu’à aujourd’hui.

LA MORT.

Grand miracle que tu n’aies pas fait que ce que tu


n’as pu faire!

LA MODE.

Comment! ce que je n’ai pu faire? On voit bien que


tu ne connais pas la puissance de la Mode.

LA MORT.

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37 Œuvres morales - G. Leopardi

C’est bon; nous aurons le temps de parler de cela


quand sera venu l’usage de ne pas mourir.

Mais, en attendant, je voudrais qu’en bonne sœur tu


m’aidasses à obtenir l’usage contraire plus
facilement et plus vite que je n’ai fait jusqu’à ce jour.

LA MODE.

Je t’ai déjà raconté quelques-unes de mes œuvres


qui te sont très profitables. Mais ce n’est que
plaisanterie auprès de ce que je vais te dire. Parfois,
mais surtout dans ces derniers temps, j’ai fait
tomber, dans ton intérêt, en désuétude et en oubli
les fatigues et les exercices qui sont utiles au bien-
être du corps, et j’en ai introduit et mis en honneur
d’innombrables qui abattent le corps de mille
manières et abrègent la vie. En outre, j’ai établi dans
le monde des règles et des coutumes telles que la vie
même, au physique comme au moral, est plus morte
que vive, de sorte qu’on peut dire avec vérité que ce
siècle est proprement le siècle de la mort. Autrefois
tu n’avais comme possessions que des fosses et des
cavernes, où tu semais dans l’obscurité des
ossements et de la poussière, semences stériles :
aujourd’hui tu as des terrains au soleil; et ce monde
qui s’agite et que ses pas portent çà et là est ton bien
légitime, avant même que tu l’aies moissonné; il est
à toi dès qu’il naît. Autrefois tu étais un objet de
haine et d’outrages : aujourd’hui j’ai réduit les
choses à un point tel que tout homme intelligent
t’estime, te loue, te préfère à la vie, t’adore, t’appelle
sans cesse, et tourne les yeux vers toi comme vers sa

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38 Œuvres morales - G. Leopardi

plus grande espérance. Enfin je voyais que


beaucoup se vantaient de se faire immortels, c’est-à-
dire de ne pas mourir tout entiers, en te dérobant
une bonne partie d’eux-mêmes ; je savais bien que
c’étaient des sornettes et que, lorsque ces gens-là
vivaient dans la mémoire des hommes, ils vivaient
comme pour rire et ne jouissaient pas plus de leur
réputation qu’ils ne souffraient de l’humidité du
tombeau; toutefois, je compris que ces histoires
d’immortalité te faisaient du tort et paraissaient
t’enlever de l’honneur et de la gloire, et je supprimai
cet usage de chercher l’immortalité et celui de
l’accorder à ceux qui pouvaient la mériter. Ainsi,
quand un homme meurt maintenant, tu peux être
sûre qu’il n’en reste pas une miette qui ne soit morte
: il lui faut s’en aller bien vite sous terre, comme un
poisson qu’on engloutirait en une bouchée avec la
tête et les arêtes. Voilà de grandes et nombreuses
choses, que j’ai faites pour l’amour de toi et afin
d’accroître ton état dans le monde, comme je l’ai
accru en effet. Et je suis disposée à en faire autant et
plus chaque jour dans le même dessein. Voilà
pourquoi j’ai été te chercher, et il me semble à
propos que dorénavant nous ne nous séparions plus
l’une de l’autre; en restant toujours de compagnie,
nous pourrons délibérer ensemble suivant les cas,
prendre de meilleures résolutions que par le passé
et les mieux exécuter.

LA MORT.

Tu dis vrai et je veux que nous fassions ainsi.

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39 Œuvres morales - G. Leopardi

IV

CONCOURS PROPOSÉ PAR L’ACADEMIE DES


SILLOGRAPHES.

L’Académie des Sillographes ne cesse, et c’est là son


but principal, de consacrer ses efforts à l’utilité
commune, et elle estime que rien n’est plus
conforme à ce but que d’aider et de favoriser les
progrès et les inclinations

Du siècle fortuné dans lequel nous vivons, comme


dit un poète illustre. Elle a entrepris de considérer
avec soin les qualités et le caractère de notre temps,
et, après un long et mûr examen, elle a décidé
qu’elle pouvait l’appeler l’âge des machines, non
seulement parce que les hommes d’aujourd’hui
vivent peut-être plus mécaniquement que par le
passé, mais encore à cause du grand nombre de
machines qu’on vient d’inventer et qu’on invente en
ce moment : on les adapte à des exercices si variés
que désormais ce ne sont plus les hommes, on peut
le dire, mais les machines qui traitent les affaires
humaines et qui font les actions de la vie.
L’Académie s’en réjouit fort, moins pour l’avantage
manifeste qui en résulte, que pour deux
considérations qu’elle estime très importantes et
auxquelles on ne songe pas d’ordinaire. Elle espère
d’abord qu’avec le temps les fonctions des machines
s’étendront aussi aux choses spirituelles : comme
elles nous préservent de la foudre, de la grêle et
d’autres maux semblables, nous aurons (qu’on nous

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40 Œuvres morales - G. Leopardi

permette ces néologismes) des parahaines, des


paracalomnies, des paraperfidies, des
parafraudes, un fil qui nous gardera de l’égoïsme,
de la prédominance des médiocres, du bonheur des
imbéciles et des coquins, de l’universelle
nonchalance, de la misère qui s’attache à la sagesse,
aux bonnes mœurs et à la magnanimité, et d’autres
incommodités, que, depuis plusieurs siècles, il est
plus difficile de fuir que les effets de la foudre et de
la grêle. L’autre considération et la principale, c’est
que la plupart des philosophes désespèrent de
jamais guérir les défauts du genre humain, qui sont,
à ce qu’on croit, plus nombreux que ses vertus ; ils
tiendront pour certain qu’il serait plus facile de le
refaire sur un nouveau type et de lui substituer un
autre genre, que de le corriger : aussi l’Académie des
Sillographes estime-t-elle fort utile que les hommes
se retirent le plus possible des affaires de la vie et
cèdent peu à peu leur place aux machines. Décidée à
concourir de tout son pouvoir au progrès de ce
nouvel ordre de choses, elle propose aujourd’hui
trois prix à ceux qui trouveront les trois machines
suivantes :

La première machine devra remplir le rôle et les


fonctions d’un ami. Cet ami ne blâmera ni ne
raillera l’ami absent ; il le soutiendra quand il
l’entendra blâmer ou railler; il ne préférera aux
devoirs de l’amitié ni la réputation d’un homme
d’esprit ni le rire que provoque un bon mot; il ne
divulguera pas le secret qui lui a été confié afin
d’avoir l’occasion de parler ou de se mettre en
scène; il ne se prévaudra pas de la familiarité et de

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41 Œuvres morales - G. Leopardi

la confiance de son ami pour le supplanter et le


surpasser ; il ne sera pas jaloux de ses avantages ; il
aura soin de son bien ; il préviendra ou réparera ses
pertes ; il se tiendra prêt à satisfaire ses demandes
et ses besoins, autrement qu’en paroles. Pour
composer cet automate, on ne perdra pas de vue les
Traités sur l’amitié de Cicéron et de la marquise de
Lambert. L’Académie pense qu’une telle machine
n’est ni impossible ni même très difficile à inventer :
sans parler des automates de Regiomontano, de
Vaucanson et d’autres, il y avait à Londres une
machine qui dessinait des figures et des portraits et
qui écrivait tout ce qu’on lui dictait, et on en a vu
plus d’une qui jouait toute seule aux échecs. Or, au
jugement de beaucoup de sages, la vie humaine est
un jeu ; selon d’autres, elle est chose moins grave
encore : car le jeu d’échecs est plus raisonnable, et
les casiers d’un échiquier sont plus intelligemment
disposés que ceux de la vie. Celle-ci n’étant, au dire
de Pindare, que le songe d’une ombre, un automate
éveillé doit en être capable. Quant à la parole, il ne
semble pas douteux que les hommes puissent la
communiquer aux machines qu’ils font : qu’on se
rappelle, par exemple, la statue de Memnon et cette
tête fabriquée par Albert le Grand, qui était si
bavarde que saint Thomas d’Aquin la prit en haine
et la brisa. Et si le perroquet de Nevers dont parle
Gresset, tout oiseau qu’il fût, savait répondre et
parler à propos, comment croire que les mêmes
effets ne puissent s’attendre d’une machine
imaginée par l’esprit de l’homme et construite par
ses mains? Mais il ne faudra pas qu’elle soit aussi
loquace que le perroquet de Nevers et autres

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42 Œuvres morales - G. Leopardi

perroquets semblables qu’on voit et entend tous les


jours, ni que la tête d’Albert le Grand : car elle ne
devra pas ennuyer son ami et le décider à la briser.
Le prix de cette invention sera une médaille d’or du
poids de quatre cents sequins. D’un côté, elle
représentera Oreste et Pylade; de l’autre, le nom de
l’inventeur avec cette inscription : A celui qui le
premier réalisa les fables antiques.

La seconde machine sera un homme à vapeur


artificiel, capable de faire des actions vertueuses et
grandes. L’Académie estime que la vapeur, puisque,
paraît-il, les autres moyens manquent, doit être apte
à donner à un automate de l’ardeur pour la vertu et
pour la gloire. Celui qui entreprendra cette machine
lira les poèmes et les romans : il y trouvera les
qualités et les actions que l’on demande. Le prix
sera une médaille d’or du poids de quatre cent
cinquante sequins : au droit sera gravée une image
représentant l’âge d’or, et au revers le nom de
l’inventeur de la machine, avec cette inscription
tirée de la quatrième églogue de Virgile : Quo ferrea
primum desinet ac toto surget gens aurea mundo 1.

La troisième machine doit être disposée pour jouer


le rôle d’une femme idéale dont les traits se trouvent
en partie dans le Courtisan du comte Baldassar
Castiglione, en partie dans divers écrits qu’on se
procurera sans peine : on suivra fidèlement ces
modèles. Cette invention ne devra pas sembler

1
« Sa naissance va clore l’âge de fer et ramener l’âge d’or dans le
monde entier ».

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43 Œuvres morales - G. Leopardi

impossible aux hommes de notre temps :


Pygmalion, en des temps très anciens et très peu
scientifiques, sut se fabriquer lui-même son épouse,
et on dit que c’est la meilleure femme qui ait jamais
existé. L’inventeur recevra une médaille d’or du
poids de cinq cents sequins : sur une face sera gravé
le phénix arabe de Métastase posé sur une plante
d’espèce européenne, de l’autre le nom du lauréat
avec cette inscription : A l’inventeur des femmes
fidèles et de la félicité conjugale.

L’Académie a décidé qu’il sera pourvu aux dépenses


que nécessiteront ces prix avec ce qui a été trouvé
dans la sacoche de Diogène, ancien secrétaire de
cette Académie, ou avec un des trois ânes d’or qui
ont appartenu à un des trois académiciens
sillographes, c’est-à-dire à Apulée, à Firenzuola et à
Machiavel : ces biens sont parvenus aux
Sillographes par testament des susdits, comme on le
lit dans l’histoire de l’Académie.

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44 Œuvres morales - G. Leopardi

DIALOGUE DE MALAMBRUN ET DE
FARFARELLO

MALAMBRUN.

Esprits de l’abime, Farfarello, Ciriatto, Baconero,


Astarotte, Alichino, tous, quels que soient vos noms,
je vous conjure au nom de Belzébuth et je vous
commande, par la vertu de mon art qui peut
démantibuler la lune et clouer le soleil au milieu du
ciel : que l’un de vous vienne muni des libres ordres
de votre prince et du plein pouvoir d’employer à
mon service toutes les forces de l’enfer.

FARFARELLO

Me voici.

MALAMBRUN

Qui es-tu?

FARFARELLO

Farfarello, pour te servir.

MALAMBRUX

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45 Œuvres morales - G. Leopardi

Tu apportes les pouvoirs de Belzébuth?

FARFARELLO

Oui, je les apporte ; et je puis faire pour toi plus que


ne pourrait le roi lui-même, et plus que ne
pourraient toutes les autres créatures ensemble.

MALAMBRUX

Fort bien. Tu vas satisfaire un de mes désirs.

FARFARELLO

Tu seras servi à souhait. Que veux-tu? une noblesse


plus grande que celle des Atrides?

MALAMBRUN

Non.

FARFARELLO

Plus de richesses qu’on n’en trouvera dans la cité de


Manoa, quand elle sera découverte?

MALAMBRUX

Non.

FARFARELLO

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46 Œuvres morales - G. Leopardi

Un empire aussi grand que celui que, dit-on, rêva


Charles-Quint une nuit?

MALAMBRUN

Non.

FARFARELLO

Posséder une femme plus prude que Pénélope?

MALAMBRUN

Non. Crois-tu qu’il y ait besoin du diable pour cela?

FARFARELLO

Être honoré et riche en étant ribaud comme tu l’es?

MALAMBRUN

J’aurais plutôt besoin que le diable me souhaitât le


contraire.

FARFARELLO

Enfin, que me commandes-tu?

MALAMBRUN

Rends-moi heureux pour un instant.

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47 Œuvres morales - G. Leopardi

FARFARELLO

Je ne puis pas.

MALAMBRUN

Comment, tu ne peux pas?

FARFARELLO

Je te jure en conscience que je ne peux pas.

MALAMBRUM

En conscience d’honnête démon?

FARFARELLO

Mais oui. Crois qu’il y a des diables de bien, tout


comme des hommes de bien.

MALAMBRUN

Et toi, crois que je t’accroche par la queue à une de


ces poutres si tu ne m’obéis pas tout de suite, sans
plus de paroles.

FARFARELLO

Il t’est plus facile de me tuer qu’à moi de te


contenter pour ce que tu demandes.

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48 Œuvres morales - G. Leopardi

MALAMBRUN

Va-t’en donc avec mes malédictions, et que


Belzébuth vienne en personne.

FARFARELLO.

Belzébuth aurait beau venir avec toute la Judée et


tout l’Enfer, il ne pourrait, plus que moi, vous
rendre heureux ni toi ni d’autres de ton espèce.

MALAMBRUN

Pas même pour un moment?

FARFARELLO

Ce n’est pas plus possible pour un moment, pour la


moitié d’un moment, ou pour la millième partie
d’un moment, que pour toute la vie.

MALAMBRUX

Mais si tu ne peux me rendre heureux en aucune


manière, aie du moins assez de cœur pour me
délivrer de l'infélicité.

FARFARELLO

Oui, si tu peux faire en sorte de ne pas t’aimer par-


dessus tout.

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49 Œuvres morales - G. Leopardi

MALAMBRUN

Je ne le pourrai qu’après ma mort.

FARFARELLO

Pendant la vie aucun animal ne le peut; car votre


nature comporterait n’importe quelle qualité, plutôt
que celle-là.

MALAMBRUN

C’est vrai.

FARFARELLO

Ainsi, comme tu t’aimes nécessairement du plus


grand amour dont tu sois capable, il est nécessaire
que tu désires le plus possible ta félicité propre, et
comme il s’en faut de beaucoup que ce désir, qui est
extrême, ne soit satisfait, il s’en suit que d’aucune
manière tu ne peux éviter d’être malheureux.

MALAMBRUN

Pas même quand j’éprouverai quelque plaisir, car


aucun plaisir ne me rendra ni heureux ni satisfait.

FARFARELLO

Non, aucun.

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50 Œuvres morales - G. Leopardi

MALAMBRUN

Et ce plaisir, n’égalant pas le désir de félicité que j’ai


naturellement dans l’âme, ne sera pas un vrai plaisir
: dans le temps même qu’il durera, je ne laisserai
pas d’être malheureux.

FARFARELLO

Non, tu ne laisseras pas de l’être, car dans les


hommes et dans les autres créatures vivantes la
privation de la félicité, quoique sans douleur et sans
incommodité aucune, même dans les moments que
vous nommez plaisirs, comporte une infélicité
expresse.

MALAMBRUN

Tellement que, depuis la naissance jusqu’à la mort,


notre infélicité ne peut pas cesser un seul instant.

FARFARELLO

Si, elle cesse quand vous dormez sans rêver ou


quand il vous prend une défaillance qui interrompe
l’usage des sens.

MALAMBRUX

Mais jamais pendant que nous nous sentons vivre.

FARFARELLO

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51 Œuvres morales - G. Leopardi

Non, jamais.

MALAMBRUN

De sorte que, à parler absolument, ne pas vivre est


toujours meilleur que vivre.

FARFARELLO

Oui, si la privation de l’infélicité est simplement


meilleure que l’infélicité.

MALAMBRUX

Donc?

FARFARELLO

Donc, s’il te semble bon de me donner ton âme


avant le temps, je suis tout prêt à l’emporter.

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52 Œuvres morales - G. Leopardi

VI

DIALOGUE D’UN FOLLET ET D’UN GNOME

LE FOLLET

Te voilà, fils du Sabat? Où vas-tu?

LE GNOME

Mon père m’a envoyé savoir ce que diantre


machinent ces coquins d’hommes. Il est inquiet :
voilà un siècle qu’ils ne nous donnent plus d’ennui
et que, dans tout son royaume, on n’en voit pas un.
Il se demande s’ils ne lui préparent pas quelque
grosse affaire, si l’usage ne serait pas revenu, dans
les ventes et les achats, d’échanger des moutons au
lieu d’or et d’argent; si les peuples civilisés ne se
mettent pas à se contenter de billets pour monnaie,
comme ils l’ont fait plus d’une fois ; ou si on n’a pas
rétabli les lois de Lycurgue. Ceci lui paraît le moins
probable.

LE FOLLET

« Et vous les attendez en vain : ils sont tous morts »,


comme il est dit au dénoûment d’une tragédie où
mouraient tous les personnages.

LE GNOME

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53 Œuvres morales - G. Leopardi

Que veux-tu dire?

LE FOLLET

Je veux dire que les hommes sont tous morts : la


race en est perdue.

LE GNOME

Oh ! voilà qui est à mettre dans la gazette. Et


pourtant on n’a point vu de gazette qui en parle.

LE FOLLET

Étourdi, ne vois-tu pas que, si les hommes sont


morts, on n’imprime plus de gazettes?

LE GNOME

Tu as raison. Comment faire maintenant pour savoir


les nouvelles du monde?

LE FOLLET

Quelles nouvelles? Que le soleil s’est levé ou s’est


couché ? Qu’il fait chaud ou qu’il fait froid ? Qu’ici
ou là il a plu, neigé ou fait du vent? Les hommes
disparus, la fortune a ôté son bandeau; elle a mis ses
bésicles, et accroché sa roue à un clou. Elle s’est
assise, les bras croisés; elle regarde les choses du
monde et n’y met plus la main. Plus de ces
royaumes, plus de ces empires qui s’enflent et volent

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54 Œuvres morales - G. Leopardi

en éclats comme des bouteilles : tout cela s’en est


allé en fumée. Plus de guerres : toutes les années se
ressemblent l’une à l’autre comme un œuf ressemble
à un œuf.

LE GNOME

On ne saura pas non plus le quantième du mois,


puisqu’il ne s’imprimera plus d’almanach.

LE FOLLET

Le grand mal ! Comme si la lune allait se tromper de


route?

LE GNOME

Et les jours de la semaine, ils n’auront plus de nom.

LE FOLLET

As-tu peur qu’ils n’arrivent pas, s’ils sont


anonymes? ou crois-tu, quand ils sont passés, les
faire revenir sur leurs pas en les appelant par leur
nom?

LE GNOME

On ne pourra plus faire le compte des années.

LE FOLLET

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55 Œuvres morales - G. Leopardi

Nous pourrons nous dire jeunes, quand nous ne le


serons plus. En ne calculant plus les années, nous
perdrons nos soucis. Vieux, nous ne serons plus à
attendre la mort chaque jour.

LE GNOME

Mais comment ont disparu ces coquins-là?

LE FOLLET

Les uns en se faisant la guerre, les autres en


naviguant ; ceux-ci en se mangeant entre eux, ceux-
là en s’égorgeant de leur propre main ; d’autres en
croupissant dans l’oisiveté, d’autres en répandant
leur cervelle sur les livres, ou en faisant ripaille ou
par mille excès; enfin, en s’étudiant de toutes façons
à aller contre leur nature et à se faire du tort.

LE GNOME

C’est égal : je ne puis me mettre dans la tête que


toute une race d’animaux se perde comme tu le dis.

LE FOLLET

Toi qui es maître en géologie, tu devrais savoir que


le cas n’est pas nouveau : il y avait jadis plusieurs
sortes de bêtes qu’il n’y a plus aujourd’hui ; il n’en
reste que des ossements pétrifiés. Et, certes, ces
pauvres créatures ne savaient rien de tous ces
artifices, dont, comme je te le disais, usent les
hommes pour aller à leur perte.
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56 Œuvres morales - G. Leopardi

LE GNOME

Ainsi soit-il. Je voudrais bien qu’une ou deux de ces


canailles-là ressuscitassent, pour savoir ce qu’elles
penseraient en voyant que le reste des choses,
malgré la disparition du genre humain, dure encore
et procède comme devant. Ne croyaient-ils pas que
le monde entier existait et durait pour eux seuls!

LE FOLLET

Ils ne voulaient pas comprendre que c’est pour les


follets qu’il existe et dure !

LE GNOME

Tu fais vraiment le follet, si tu parles sérieusement.

LE FOLLET

Pourquoi? Je parle très sérieusement.

LE GNOME

Allons donc, bouffon ! Qui ne sait que le monde a


été créé pour les gnomes?

LE FOLLET

Pour les gnomes, qui se tiennent toujours sous


terre! Voilà la plus merveilleuse chose qu’on puisse

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57 Œuvres morales - G. Leopardi

entendre au monde ! Que savent les gnomes du


soleil, de la lune, de l’air, de la mer, des campagnes?

LE GNOME

Que savent les follets des mines d’or et d’argent, et


de tout le corps de la terre, dont ils n’ont que
l’épiderme?

LE FOLLET

Bien ! bien ! Laissons cette querelle sur ce que nous


savons ou ne savons pas. Car je tiens pour certain
que même les lézards et les moucherons croient que
le monde entier a été créé exprès pour l’usage de
leur race. Laissons à chacun son avis, que rien ne lui
ôterait de la tête. Pour ma part, je te dis seulement
que si je n’étais pas né follet, je me désespérerais.

LE GNOME

La même chose m’arriverait, si je n’étais pas né


gnome. Mais je voudrais bien savoir ce que diraient
les hommes de la présomption avec laquelle (entre
autres méfaits) ils plongeaient leurs mille bras dans
la terre et nous arrachaient de force nos biens, en
prétendant qu’ils appartenaient au genre humain.
La nature, disaient-ils, les avait cachés et enfouis
dans le sol par manière de badinage, pour voir s’ils
sauraient les y trouver et les en faire sortir.

LE FOLLET

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58 Œuvres morales - G. Leopardi

Cela t’étonne? Ce n’était rien pour eux que de se


persuader que toutes les choses du monde n’avaient
d’autre objet que d’être à leur service : ils estimaient
que tout cela, comparé au genre humain, n’était
qu’une bagatelle. Leurs propres changements, ils les
appelaient révolutions du monde, et l’histoire de
leur race, l’histoire du monde : et pourtant on
pouvait compter, dans les seules limites de la terre,
presqu’autant d’espèces, je ne dis pas de créatures,
mais seulement d’animaux, qu’il y avait de têtes
d’hommes vivants. Ces animaux, qui étaient faits
exprès pour l’usage des hommes, s’aperçurent-ils
jamais que le monde fût en révolution ?

LE GNOME

Est-ce que les cousins et les puces étaient faits aussi


pour l’utilité de l’homme?

LE FOLLET

Je crois bien ! Ils nous exercent à la patience,


disaient les hommes.

LE GNOME

Avec cela que, sans les puces, ils manquaient


d’occasions de s’exercer à la patience !

LE FOLLET

Les porcs, selon Chrysippe, étaient des pièces de


viande préparées exprès par la nature pour la
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59 Œuvres morales - G. Leopardi

cuisine de l’homme : leur âme, comme du sel, les


empêchait de pourrir.

LE GNOME

Moi, je crois que si Chrysippe avait eu dans la


cervelle un peu de sel, au lieu d’âme, il n’aurait pas
imaginé une pareille sottise.

LE FOLLET

Voici encore qui est plaisant : c’est qu’une infinité


d’espèces d’animaux n’ont jamais été connues des
hommes leurs maîtres, soit qu’elles vécussent dans
des lieux où ils ne mirent jamais les pieds, soit
qu’elles fussent si petites qu’ils n’arrivèrent pas à les
découvrir. Que d’espèces dont ils ne s’avisèrent que
dans ces derniers temps! On peut dire la même
chose des plantes et de mille autres choses.
Pareillement, peu à peu, grâce à leurs lunettes, ils
découvrirent des étoiles ou des planètes, dont
jusqu’alors, pendant des milliers et des milliers
d’années, on avait ignoré l’existence. Aussitôt ils les
inscrivaient parmi leurs biens. Ils s’imaginaient que
les étoiles et les planètes étaient comme des
lumignons accrochés là-haut pour éclairer leurs
seigneuries : car, la nuit, ils avaient beaucoup
d’affaires.

LE GNOME

Oui, et en été quand ils voyaient passer de ces


petites flammes qui à de certaines nuits traversent
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60 Œuvres morales - G. Leopardi

l’air, ils auraient dit volontiers que c’était quelque


génie qui allait moucher les étoiles pour le service
des hommes.

LE FOLLET

Les voilà tous disparus : la terre sent-elle qu’il lui


manque rien? les fleuves sont-ils las de couler? la
mer se tarit-elle, parce qu’elle est inutile à la
navigation et au commerce?

LE GNOME

Les étoiles et les planètes ne cessent ni de se lever ni


de se coucher : elles n’ont pas pris le deuil.

LE FOLLET

Et le soleil ne s’est pas couvert le visage de rouille,


comme il fit, selon Virgile, pour la mort de César,
dont je crois qu’il eut regret à peu près autant que la
statue de Pompée.

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61 Œuvres morales - G. Leopardi

VII

DIALOGUE DE LA NATURE ET D’UNE AME

LA NATURE

Va, ma fille de prédilection : car tu seras tenue et


appelée telle pendant de longs siècles. Vis, et sois
grande et malheureuse.

L’ÂME

Quel mal ai-je fait avant de vivre, pour que tu me


condamnes à une telle peine?

LA NATURE

Quelle peine, ma fille?

L’ÂME

Ne me prescris-tu pas d’être malheureuse?

LA NATURE

Mais, c’est parce que je veux que tu sois grande, et


que ceci ne se peut sans cela. Outre que tu es
destinée à vivifier un corps humain : et tous les
hommes par nécessité naissent et vivent
malheureux.

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62 Œuvres morales - G. Leopardi

L’ÂME

Mais, au contraire, il serait raisonnable que tu


t’arrangeasses de façon qu’ils fussent heureux par
nécessité : ou, ne pouvant pas le faire, tu devrais
t’abstenir de les mettre au monde.

LA NATURE

Ni l’une ni l’autre chose ne sont en mon pouvoir :


car je suis soumise au destin, qui en ordonne
autrement, quelle qu’en soit la cause, cause que ni
toi ni moi ne pouvons comprendre. Or, comme tu as
été créée et disposée pour animer une personne
humaine, maintenant aucune force, ni la mienne ni
celle d’un autre, ne peut te délivrer du malheur
commun à tous les hommes. Mais, en outre de ce
malheur, tu en devras subir un particulier, et
beaucoup plus grand, à cause de l’excellence dont je
t’ai pourvue.

L’ÂME

Je n’ai encore rien appris : ce n’est que maintenant


que je commence à vivre. De là vient sans doute que
je ne te comprends pas. Mais dis-moi : la perfection
et l’infélicité sont-elles par essence une même
chose? ou si ce sont deux choses, ne pourrais-tu les
séparer l’une de l’autre?

LA NATURE

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63 Œuvres morales - G. Leopardi

Dans l’âme des hommes, et, proportion gardée, dans


celle de tous les autres animaux, on peut dire que
c’est presque une seule et même chose : car la
perfection de l’âme comporte une plus grande
intensité de vie, qui elle-même comporte un
sentiment plus grand de l’infélicité, ce qui revient à
dire une plus grande infélicité. Semblablement, plus
les âmes vivent, plus elles s’aiment, quelle que soit
la nature ou la forme de cet amour-propre : cet
accroissement d’amour-propre comporte un plus
grand désir de félicité, un plus grand
mécontentement d’en être privé, une plus grande
douleur aux disgrâces qui surviennent. Tout cela est
contenu dans l’ordre primitif et éternel des choses
créées, que je ne puis altérer. En outre, la finesse de
ton intelligence et la vivacité de ton imagination
t’empêcheront, en grande partie, d’être maîtresse de
toi. Les bêtes emploient aisément aux fins qu’elles
se proposent toutes leurs facultés et toutes leurs
forces. Mais il est rare que les hommes assent tout
ce qu’ils peuvent, empêchés qu’ils sont par la raison
et par l’imagination, qui leur créent mille doutes
pour délibérer, mille retards pour exécuter. Les
moins habiles et les moins habitués à s’examiner, à
se peser eux-mêmes, sont les plus prompts à se
résoudre, les plus puissants à agir. Mais tes
pareilles, enveloppées continuellement en elles-
mêmes, sont comme accablées par la grandeur de
leurs facultés : sans pouvoir sur elles-mêmes, elles
ne peuvent échapper à l’irrésolution, dans le conseil
comme dans l’action, et c’est là une des plus grandes
souffrances de la vie humaine. Par l’excellence de
tes dispositions, tu dépasseras facilement et en peu

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64 Œuvres morales - G. Leopardi

de temps presque toutes les autres âmes dans les


connaissances les plus sérieuses et dans les sciences
les plus difficiles : néanmoins il te sera toujours
impossible ou très malaisé de mettre en pratique
beaucoup de choses, minimes en elles-mêmes, mais
nécessaires pour vivre avec les hommes : et en
même temps tu verras ces choses pratiquées
parfaitement et apprises sans peine par mille
esprits, non seulement inférieurs à toi, mais
dépourvus de toute valeur. Ces difficultés, ces
misères infinies, et bien d’autres encore, occupent et
assiègent les grandes âmes. Mais elles sont
récompensées abondamment par la renommée, les
louanges, les honneurs que leur procure leur
grandeur même, et par la durée du souvenir qu’elles
laissent à la postérité.

L’ÂME

Mais ces louanges et ces honneurs dont tu parles, de


qui les tiendrai-je? du ciel, de toi, ou de quelqu’un
d’autre?

LA NATURE

Des hommes : eux seuls peuvent te faire ce don.

L’ÂME

Mais je pensais, moi, que ne sachant pas faire ce qui


est nécessaire, comme tu dis, pour vivre avec les
hommes, et ce que font aisément les plus pauvres
esprits, j’étais destinée à être, non pas louée, mais
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65 Œuvres morales - G. Leopardi

vilipendée et évitée par les hommes, ou du moins à


vivre inconnue à presque tout le monde, comme
incapable des devoirs sociaux.

LA NATURE

Il ne m’est pas donné de prévoir l’avenir ni même de


te prédire sûrement ce que les hommes doivent faire
à ton égard pendant que tu seras sur la terre. Je dois
dire pourtant que l’expérience du passé me fait
paraître vraisemblable qu’ils te poursuivront de leur
envie, cet autre fléau qui s’attache aux âmes élevées,
ou qu’ils t’écraseront de leur mépris et de leur
indifférence. Joins à cela que la fortune et la
destinée ont coutume d’être les ennemies de tes
semblables. Mais, tout de suite après ta mort
comme il advint à un nommé Camoëns ou peu
après, comme pour un nommé Milton, tu seras
célébrée et portée aux nues, je ne dis pas par tous,
mais au moins par le petit nombre des hommes de
bon jugement. Peut-être que les cendres de la
personne dans laquelle tu auras demeuré
reposeront dans une sépulture magnifique ; ses
traits, imités de diverses façons, se répandront
parmi les hommes; on décrira, on confiera
soigneusement à la mémoire les événements de sa
vie, et enfin tout le monde civilisé sera rempli de son
nom. J’excepte le cas où tu serais empêchée par la
malignité de la fortune et par la surabondance
même de tes facultés de faire voir aux hommes
aucun signe de ton mérite qui soit proportionné à
leur intelligence : les exemples de cela ne manquent

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66 Œuvres morales - G. Leopardi

pas : mais le Destin et moi sommes seuls à les


connaître.

L’ÂME

Ma mère, quoique privée encore des autres


connaissances, je sens que le plus grand ou plutôt le
seul désir que tu m’aies donné est celui de la félicité.
Et, supposé que je sois capable de celui de la gloire,
je sens que je ne puis rechercher la gloire qu’à titre
de félicité ou d’utilité. Or, selon tes paroles, la
perfection dont tu m’as dotée pourra bien m’être
profitable pour acquérir la gloire : mais elle ne mène
pas au bonheur : elle m’entraîne même violemment
à la misère. Et la gloire même, il n’est pas croyable
que j’y arrive avant ma mort, et, si j’y arrive, en quoi
me fera-t-elle trouver plus d’utilité ou plus de plaisir
dans les biens de la terre? Enfin, il peut facilement
arriver, comme tu dis, que cette gloire revêche, prix
de tant d’infélicité, ne m’échoie en aucune manière,
même après ma mort. Ainsi, je conclus de tes
paroles même qu’au lieu de m’aimer singulièrement,
comme tu l’affirmais en commençant, tu as pour
moi plus de haine et plus de malveillance que n’en
auront la fortune et les hommes, tant que je serai
dans le monde : car tu n’as pas hésité à me faire un
don aussi funeste que cette perfection vantée par
toi. Elle sera l’un des principaux obstacles qui
m’empêcheront d’arriver à mon seul but, c’est-à-
dire au bonheur.

LA NATURE

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67 Œuvres morales - G. Leopardi

Ma fille, toutes les âmes des hommes, comme je te


le disais, sont une proie assignée à l’infélicité, sans
que ce soit ma faute. Mais dans l’universelle misère
de la condition humaine et dans l’infinie vanité de
tous les plaisirs et de tous les avantages, la gloire a
été jugée par la plupart des hommes le plus grand
bien qui soit accordé aux mortels, et l’objet le plus
digne qu’ils puissent proposer à leurs soins et à
leurs actions. Aussi ai-je résolu, non par haine, mais
par une véritable et particulière bienveillance, de te
prêter tous les secours dont je dispose pour
atteindre à ce but.

L’ÂME

Dis-moi : parmi les bêtes, dont tu parlais, en est-il


par hasard qui soient pourvues de moins de vitalité
et de moins de sentiment que les hommes?

LA NATURE

En commençant par celles qui tiennent de la plante,


toutes sont en cela, les unes plus, les autres moins,
inférieures à l’homme : l’homme a plus de vie, plus
de sentiment, que tous les autres animaux, parce
qu’il est de tous les vivants le plus parfait.

L’ÂME

Hé bien ! loge-moi, si tu m’aimes, dans le plus


imparfait, ou si tu ne le peux, dépouille-moi des
funestes présents qui m’ennoblissent et fais-moi

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68 Œuvres morales - G. Leopardi

semblable à l’âme d’homme la plus stupide et la plus


insensée que tu aies jamais produite.

LA NATURE

Cette dernière chose, je puis te l’accorder, et je vais


le faire, puisque tu refuses l’immortalité vers
laquelle je t’avais dirigée.

L’ÂME

Et, en échange de l’immortalité, je te prie de hâter


ma mort le plus qu’il se pourra.

LA NATURE

J’en conférerai avec le Destin.

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69 Œuvres morales - G. Leopardi

VIII

DIALOGUE DE LA TERRE ET DE LA LUNE

LA TERRE

Chère Lune, je sais que tu peux parler et répondre;


car tu es une personne : les poètes me l’ont dit
souvent, et les enfants prétendent que tu as une
bouche, un nez et des yeux, comme chacun d’eux, et
qu’ils les voient de leurs yeux : cet âge est plein de
pénétration. Quant à moi, tu sais, je n’en doute pas,
que je suis bel et bien une personne : quand j’étais
plus jeune, j’ai fait beaucoup d’enfants, aussi ne
t’étonne pas de m’entendre parler. Voilà je ne sais
combien de siècles, ma toute belle, que nous
sommes voisines et je ne t’ai jamais adressé la
parole : mes affaires m’occupaient tellement que je
n’avais pas le temps de bavarder. Mais aujourd’hui
qu’elles sont presque nulles et que tout marche à
souhait, je ne sais que faire et je crève d’ennui :
aussi je compte à l’avenir causer souvent avec toi et
m’intéresser à tes actions, pourvu que cela ne
t’ennuie pas trop.

LA LUNE

Sois rassurée à ce sujet. Je voudrais être aussi


rassurée en toute chose que je le suis là-dessus. S’il
te semble bon de me parler, parle-moi à ton gré.

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70 Œuvres morales - G. Leopardi

J’aime le silence, tu le sais : mais je t’écouterai et te


répondrai volontiers, pour te faire plaisir.

LA TERRE

Entends-tu les sons agréables que rendent les corps


célestes en se mouvant ?

LA LUNE

A te dire le vrai, je n’entends rien.

LA TERRE

Moi non plus, je n’entends rien, sauf le bruit du vent


qui va de mes pôles à l’équateur et de l’équateur aux
pôles, et qui n’est guère musical. Pythagore dit que
les sphères célestes font entendre une harmonie
merveilleusement douce : que toi-même y prends
part et que tu es la huitième corde de cette lyre
universelle : quant à moi, je suis, dit-il, assourdie
par ce son et c’est pourquoi je ne l’entends pas.

LA LUNE

Moi aussi, sans doute, je suis assourdie, et, je te l’ai


dit, je n’entends rien : je ne savais même pas que
j’étais une corde.

LA TERRE

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71 Œuvres morales - G. Leopardi

Changeons donc de propos. Dis-moi : es-tu


vraiment peuplée, comme l’affirment et le jurent
mille philosophes antiques et modernes, depuis
Orphée jusqu’à De la Lande? Pour moi, j’ai beau
m’efforcer d’allonger mes cornes, que les hommes
appellent monts et pics, avec la pointe desquelles je
te regarde à la manière des escargots, je n’arrive à
découvrir aucun habitant chez toi. J’entends dire
cependant qu’un certain David Fabricius, qui y
voyait mieux que Lyncée, y en découvrit une fois
quelques-uns qui étendaient une lessive au soleil.

LA LUNE

Quant à tes cornes, je ne puis rien dire. Mais le fait


est que je suis habitée.

LA TERRE

De quelle couleur sont les hommes chez toi?

LA LUNE

Quels hommes ?

LA TERRE

Ceux que tu renfermes. Ne dis-tu pas que tu es


habitée?

LA LUNE

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72 Œuvres morales - G. Leopardi

Oui. Eh bien! Après ?

LA TERRE

Après?... Mais tous tes habitants ne sont pas des


bêtes!

LA LUNE

Ni bêtes ni hommes : je ne sais même pas quelle


espèce de créatures sont les bêtes et les hommes, et
je n’ai pas compris un mot à certains de tes propos
qui concernaient, je crois, les hommes.

LA TERRE

Mais quelle sorte de peuples possèdes-tu ?

LA LUNE

Les peuples les plus nombreux et les plus variés : tu


ne les connais pas plus que je ne connais les tiens.

LA TERRE

Voilà qui me paraît si étrange que, si je ne


l’entendais de ta bouche, rien au monde ne me le
ferait croire. — As-tu jamais été conquise par
quelqu’un des tiens?

LA LUNE

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73 Œuvres morales - G. Leopardi

Non, que je sache. Et comment ? Et pourquoi?

LA TERRE

Par ambition, par désir du bien d’autrui, au moyen


de la diplomatie ou des armes.

LA LUNE

Je ne sais ce que veulent dire armes, ambition,


diplomatie, ni aucun des mots dont tu te sers.

LA TERRE

Si tu ne connais les armes, tu connais à coup sûr la


guerre : car, tout récemment, un physicien d’ici, au
moyen de télescopes ou instruments faits pour y
voir de loin, a découvert chez toi une belle forteresse
avec ses bastions : c’est un signe que tes peuples
savent du moins ce que c’est qu’un siège et qu’un
assaut.

LA LUNE

Pardonne-moi, madame la Terre, si je te réponds un


peu plus librement qu’il ne conviendrait peut-être à
une de tes sujettes ou de tes servantes, comme je le
suis. Mais, en vérité, tu me parais plus que vaniteuse
de croire que toutes les choses dans toutes les
parties du monde sont semblables aux tiennes,
comme si la nature n’avait eu d’autre intention que
de te copier minutieusement dans tous tes détails.
Je te dis que je suis habitée, et tu en conclus que
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74 Œuvres morales - G. Leopardi

mes habitants doivent être des hommes. Je t’avertis


qu’ils n’en sont pas : alors tu accordes que ce sont
d’autres créatures, cependant tu ne doutes pas qu’ils
n’aient les mêmes qualités et les mêmes aventures
que tes peuples et tu m’allègues les lunettes de je ne
sais quel physicien. Si ces lunettes ne leur montrent
pas mieux les autres objets, ils n’y voient pas plus
clair que ces enfants qui découvrent en moi des
yeux, une bouche et un nez, dont je ne me savais pas
douée.

LA TERRE

Ne serait-il pas vrai non plus que tes provinces


soient pourvues de routes larges et propres et que tu
sois cultivée? C’est pourtant ce qu’on voit
distinctement de l’Allemagne, en prenant une
longue-vue.

LA LUNE

Si je suis cultivée, je ne m’en aperçois pas, et je ne


vois pas ces routes.

LA TERRE

Chère Lune, tu dois savoir que je suis d’une pâte


épaisse et de cervelle lourde, et ce n’est pas
merveille si les hommes me trompent facilement.
Mais je puis te dire que si les tiens ne songent pas à
te conquérir, tu n’as cependant pas toujours été sans
danger : car, en divers temps, beaucoup de
personnes d’ici-bas se mirent dans l’esprit de te
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75 Œuvres morales - G. Leopardi

conquérir elles-mêmes, et firent beaucoup de


préparatifs à cet effet. Elles montèrent sur des lieux
très élevés, se dressèrent sur la pointe des pieds et
étendirent les bras : mais elles ne purent t’atteindre.
De plus, depuis plusieurs années, je vois qu’on
étudie avec soin toutes tes contrées, qu’on en dresse
la carte et qu’on mesure la hauteur de tes
montagnes, dont on sait même les noms. J’ai de la
bonne volonté pour toi, et j’ai cru devoir te prévenir
de ces choses, afin que tu te mettes sur tes gardes.
Dis-moi maintenant si tu es inquiétée par les chiens
qui aboient contre toi. Que penses-tu de ceux qui te
montrent dans un puits? Es-tu femelle ou mâle?
Anciennement, les opinions variaient sur ce point.
Est-il vrai que les Arcadiens soient venus au monde
avant toi? que tes femmes, quel que soit le nom dont
il faut les appeler, soient ovipares, et qu’un de leurs
œufs soit tombé ici je ne sais plus quand? Es-tu
percée comme un grain de chapelet, ainsi que le
croit un physicien moderne? Es-tu faite, comme
l’affirment quelques Anglais, de fromage frais? Est-
il exact que Mahomet un jour, ou plutôt une nuit,
t’ait séparée en deux, comme un melon, et qu’un
bon morceau de ton corps lui ait glissé dans la
manche? Pourquoi te tiens-tu volontiers sur la cime
des minarets? Que te semble de la fête du bairam?

LA LUNE

Continue : pendant que tu vas ainsi, je n’ai pas de


motif de te répondre et de manquer à mes habitudes
de silence. Si tu aimes à dire des balivernes et si tu
n’as pas d’autre sujet de conversation, cesse de

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76 Œuvres morales - G. Leopardi

t’adresser à moi. Fais-toi faire par les hommes un


autre satellite habité comme toi. Tu ne sais que me
parler d’hommes, de chiens et de choses semblables,
dont j’ai idée à peu près comme ce gigantesque
soleil autour duquel, dit-on, tourne le nôtre.

LA TERRE

Vraiment, plus j’essaie, en te parlant, de ne pas te


parler de moi, moins j’y réussis. Mais désormais je
me surveillerai. Dis-moi : est-ce toi qui retires au
large l’eau de la mer et qui la laisses retomber
ensuite?

LA LUNE

C’est possible. Mais je ne m’en aperçois pas plus que


tu ne t’aperçois des nombreux effets que tu produis
sur moi : et ils doivent être plus grands que les
miens, puisque tu es plus grande et plus forte que
moi.

LA TERRE

Je sais seulement que de temps en temps je te prive


de la lumière du soleil et que je me prive de la
tienne. Il m’arrive aussi de t’éclairer dans tes nuits :
je vois même parfois une partie de ce phénomène.
Mais, j’oubliais la chose la plus importante : Je
voudrais savoir si véritablement, comme l’écrit
Arioste, tout ce qui échappe à chaque homme monte
et se réunit chez toi : par exemple, la jeunesse, la
beauté, la santé, les efforts et les dépenses consacrés
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77 Œuvres morales - G. Leopardi

aux bonnes études pour être honoré d’autrui, ou au


soin de dresser les enfants aux bonnes mœurs,
l’établissement et le perfectionnement des
institutions utiles : de sorte que toutes les choses
humaines se trouvent chez toi, sauf la folie, qui ne
quitte pas les hommes. Si c’est vrai, il ne doit plus te
rester de place : car, dans ces derniers temps, les
hommes ont perdu bien des choses, et non plus en
partie, mais en totalité : par exemple, l’amour de la
patrie, la vertu, la magnanimité, la droiture. Si elles
ne sont pas chez toi, elles ne sont nulle part. Je
voudrais que nous fissions ensemble une convention
: tu me rendrais toutes ces choses maintenant, puis
au fur et à mesure : et tu dois être bien pressée de
t’en débarrasser, surtout du bon sens, qui, j’imagine,
occupe bien de la place chez toi; d’autre part, je te
ferai payer par les hommes tous les ans une bonne
somme d’argent.

LA LUNE

Tu en reviens aux hommes : et quoique la folie, dis-


tu, ne quitte pas ton domaine, tu veux me rendre
folle et me faire perdre le bon sens en cherchant
celui de tes habitants. D’ailleurs, je ne sais où il est,
ni s’il circule ou demeure quelque part dans le
monde : toujours est-il qu’il ne se trouve pas ici, pas
plus que les autres choses que tu demandes.

LA TERRE

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78 Œuvres morales - G. Leopardi

Me diras-tu du moins si l’on rencontre chez toi les


vices, les méfaits, les infortunes, la vieillesse, enfin
les maux? Comprends-tu ces termes-là?

LA LUNE

Oh! oui, ceux-là, je les comprends. Je connais et ces


mots et ces choses : j’en suis toute pleine, au
contraire de ce que tu croyais.

LA TERRE

Qui l’emporte, chez tes peuples, des qualités ou des


défauts?

LA LUNE

Les défauts, et de beaucoup.

LA TERRE

Que possèdes-tu en plus grande abondance, les


biens ou les maux?

LA LUNE

Les maux, sans comparaison.

LA TERRE

Et tes habitants, que sont-ils, en général? heureux


ou malheureux ?

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79 Œuvres morales - G. Leopardi

LA LUNE

Si malheureux que je ne changerais pas avec le plus


fortuné d’entre eux.

LA TERRE

C’est la même chose ici, et je m’étonne qu’étant si


différente de moi pour les autres choses, tu me
ressembles en cela ?

LA LUNE

Je te ressemble aussi par la forme : je tourne comme


toi, je suis éclairée comme toi par le soleil, et quant
à cette autre ressemblance, il ne faut pas t’en
étonner : le mal est en effet une Qualité commune à
toutes les planètes de cet univers, ou du moins de ce
monde solaire, tout comme la rotondité par
exemple. Et si tu pouvais élever la voix assez haut
pour être entendue de Saturne, d’Uranus ou d’une
autre planète, et pour leur demander s’ils
connaissent la douleur et si chez eux les maux
l’emportent sur les biens, tu recevrais la réponse que
je t’ai faite. Je le dis, car j’ai demandé la même chose
à Vénus et à Mercure, dont je me trouve de temps en
temps plus rapprochée que toi; j’ai même interrogé
quelques comètes qui ont passé près de moi : toutes
m’ont répondu ce que je t’ai dit. Et je pense que le
soleil lui-même et chaque étoile en répondraient
autant.

LA TERRE
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80 Œuvres morales - G. Leopardi

Cependant, j’ai bon espoir, surtout aujourd’hui que


les hommes me promettent beaucoup de félicités
pour l’avenir.

LA LUNE

Espère, si tu veux : je te promets que tu espéreras


éternellement.

LA TERRE

Tu ne sais pas? Mes hommes et mes bêtes se


mettent à murmurer, parce que du côté où je te
parle il est nuit, comme tu le vois ou plutôt comme
tu ne le vois pas : ils dormaient tous, et, au bruit que
nous faisons en parlant, ils se réveillent épouvantés.

LA LUNE

Mais de ce côté-ci, tu vois, il fait jour.

LA TERRE

Je ne veux pas effrayer mon peuple et interrompre


son sommeil : c’est le plus grand bien qu’il ait. Nous
recommencerons à causer une autre fois. Adieu
donc ; bonjour.

LA LUNE

Adieu ; bonne nuit.

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81 Œuvres morales - G. Leopardi

IX

LA GAGEURE DE PROMETHEE

L’an huit cent trente-trois mille deux cent soixante-


quinze du règne de Jupiter, le collège des Muses fit
imprimer et afficher dans les lieux publics de la cité
et des bourgs d’Hypernéphélum différents placards
où il invitait tous les dieux grands et petits, ainsi que
les autres habitants de ladite cité, qui récemment ou
autrefois avaient fait quelque invention louable, à la
soumettre, ou réellement ou en figure ou par écrit, à
un certain nombre de juges désignés par ce collège.
Et s’excusant sur sa pauvreté bien connue de ne
pouvoir se montrer aussi libéral qu’il aurait voulu, il
promettait comme prix à celui dont la découverte
aurait été jugée la plus belle ou la plus utile une
couronne de laurier, avec privilège de la porter sur
sa tête le jour et la nuit, en privé et en public, en
ville et au dehors, et de se faire peindre, sculpter,
graver, mouler, figurer, n’importe comment et en
n’importe quelle matière, avec cette couronne
autour de la tête.

Un grand nombre de dieux concoururent pour


passer le temps, chose aussi nécessaire aux
habitants d’Hypernéphélum qu’à ceux des autres
cités, et sans aucun désir de cette couronne, qui en
elle-même ne valait pas le prix d’une barette
d’étoupe ; et, quant à la gloire, si les hommes la

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82 Œuvres morales - G. Leopardi

méprisent depuis qu’ils sont devenus philosophes,


on peut conjecturer quel cas en font les dieux, qui
sont bien plus sages que les hommes, qui sont
même les seuls sages selon Pythagore et Platon.
Pourtant, exemple unique et inouï d’équité dans un
concours où un prix est proposé au plus digne, le
prix fut adjugé sans intervention, sans sollicitations,
sans faveur, sans promesses occultes, sans artifices.
Les élus furent au nombre de trois : Bacchus, pour
l’invention du vin; Minerve, pour celle de l’huile
dont les dieux ont coutume de s’oindre tous les jours
au sortir du bain, et Vulcain, pour avoir trouvé un
pot de cuivre, dit économique, qui sert à faire cuire
n’importe quoi avec peu de feu et très vite. Comme il
fallait partager le prix en trois, il restait à chacun un
petit rameau de laurier : mais tous trois refusèrent
et ce morceau de couronne et la couronne tout
entière. Vulcain allégua que, se tenant la plupart du
temps près du feu de sa forge à peiner et à suer, il
serait gêné par cet ombrage sur le front : outre qu’il
courait le risque d’être brûlé ou rôti si quelque
étincelle mettait le feu à ces feuilles sèches. Minerve
dit qu’ayant à supporter un casque suffisant, comme
dit Homère, pour recouvrir les armées réunies de
cent cités, il ne lui convenait pas d’augmenter ce
poids en quoi que ce fût. Bacchus ne voulut pas
changer sa mitre et sa couronne de pampres contre
la couronne de laurier; pourtant il l’aurait acceptée
volontiers si on lui avait permis de la placer comme
enseigne à l’extérieur de sa taverne : mais les Muses
ne consentirent pas à la lui donner pour cet usage,
de sorte qu’elle resta dans leur trésor commun.

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83 Œuvres morales - G. Leopardi

Aucun des autres concurrents ne témoigna d’envie


envers les trois Dieux qui avaient obtenu et refusé le
prix; personne ne se plaignit des juges; personne ne
blâma leur décision, un seul excepté, qui fut
Prométhée. Il avait pris part au concours en y
envoyant le modèle de terre dont il s’était servi pour
former les premiers hommes, en y ajoutant un écrit
qui déclarait les qualités et les offices du genre
humain, dont il était l’inventeur. On s’étonna
beaucoup du dépit que montra Prométhée dans
cette affaire que tous, vainqueurs et vaincus, avaient
regardée comme un jeu. On en rechercha la cause et
on vit que Prométhée regrettait, non pas l’honneur,
mais le privilège que lui aurait donné cette victoire.
Quelques-uns pensent qu’il entendait se servir de ce
laurier pour se préserver la tête des coups de la
foudre : ainsi Tibère, dit-on, chaque fois qu’il
entendait tonner, prenait sa couronne, estimant que
le laurier n’est pas frappé du tonnerre. Mais dans la
cité d’Hypernéphélum il ne tombe pas de foudre et il
ne tonne pas. D’autres affirment avec plus de
vraisemblance que Prométhée, par suite des ans,
commence à perdre les cheveux, et que, supportant
de mauvaise grâce cette mésaventure, comme il
arrive, et n’ayant pas lu les louanges de la calvitie
écrites par Synésius, ou, ce qui est plus probable,
n’étant pas persuadé par cette lecture, il voulait
cacher sous un diadème, comme le dictateur César,
la nudité de son chef.

Mais, pour revenir au fait, un jour entre autres,


Prométhée causait avec Momus et se plaignait
âprement de ce que le vin, l’huile et les casseroles

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84 Œuvres morales - G. Leopardi

eussent été préférés au genre humain, l’œuvre la


plus parfaite, disait-il, qui eût été produite dans le
monde par les immortels. Il lui parut qu’il ne
persuadait pas suffisamment Momus, lequel
alléguait je ne sais quelles raisons opposées. Alors il
lui proposa de descendre avec lui sur la terre et de
s'arrêter au hasard, dans chacune des cinq parties
du monde, au premier endroit habité par les
hommes qu’ils découvriraient. Voici quel était leur
pari : trouveraient-ils ou non, dans tous ces cinq
endroits ou dans le plus grand nombre, des preuves
manifestes que l’homme est la plus parfaite créature
de l’univers? Momus accepte ; ils conviennent du
prix de la gageure et commencent aussitôt à
descendre vers la terre. Ils se dirigent d’abord vers
le nouveau monde : il excitait davantage leur
curiosité par son nom même et aussi parce que
aucun des immortels n’y avait encore mis les pieds.
Ils arrêtèrent leur vol dans le pays de Popaian, vers
le nord, non loin du fleuve Cauca, en un lieu où se
montraient beaucoup de marques d’habitation
humaine : c’étaient des vestiges de culture dans la
campagne; des sentiers assez nombreux, quoique
interrompus et embarrassés dans beaucoup
d’endroits ; des arbres dont les branches étaient
taillées et étendues ; en particulier, des espèces de
sépultures et, çà et là, des ossements humains.
Cependant les deux personnages célestes eurent
beau ouvrir les oreilles et les yeux : ils ne purent
entendre une parole ni découvrir une ombre
d’homme vivant. Ils allèrent, moitié cheminant,
moitié volant, pendant un espace de plusieurs
milles, passèrent des montagnes et des fleuves, et

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85 Œuvres morales - G. Leopardi

trouvèrent partout les mêmes signes et la même


solitude. Comment ces pays peuvent-ils être
déserts? disait Momus à Prométhée. Ils montrent
pourtant avec évidence qu’ils sont habités?
Prométhée rappelait les inondations maritimes, les
tremblements de terre, les orages, les pluies
torrentielles, qu’il savait être ordinaires dans les
régions chaudes, et, en effet, ils entendaient en
même temps, dans tous les bosquets voisins, des
gouttes de pluies tomber continuellement des
branches d’arbre agitées par l’air. Mais Momus ne
pouvait comprendre comment ce pays pouvait être
exposé à des inondations de la mer, qui était si loin
de là qu’on ne l’apercevait d’aucun côté, ni comment
les tremblements de terre, les orages et les pluies
avaient détruit tous les hommes du pays, en
épargnant les jaguars, les singes, les fourmis, les
panthères, les aigles, les perroquets et cent autres
espèces d’animaux sauvages qu’on rencontrait dans
ces lieux. Enfin, en descendant dans une vallée
immense, ils découvrirent comme un petit tas de
maisons ou de cabanes de bois, couvertes de feuilles
de palmier et entourées chacune d’une sorte de
palissade : devant l’une d’elles se trouvaient
plusieurs personnes, les unes debout, les autres
assises, autour d’un vase de terre placé sur un grand
feu. Les deux habitants du ciel s’approchèrent, après
avoir pris une forme humaine ; et Prométhée, les
ayant tous salués avec courtoisie, se tourna vers
celui d’entre eux qui paraissait être le principal et lui
demanda : Que fait-on là ?

LE SAUVAGE

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86 Œuvres morales - G. Leopardi

On mange, comme tu vois.

PROMÉTHÉE

Et quel bon plat avez-vous ?

LE SAUVAGE

Ce peu de viande.

PROMÉTHÉE

Viande domestique ou sauvage ?

LE SAUVAGE

Domestique : c’est même un morceau de mon fils.

PROMÉTHÉE

As-tu pour fils un veau, comme Pasiphaé?

LE SAUVAGE

Non pas un veau, mais un homme, comme tous les


autres.

PROMÉTHÉE

Parles-tu de sang-froid ? Est-ce bien ta propre chair


que tu manges ?

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87 Œuvres morales - G. Leopardi

LE SAUVAGE

Ma propre chair, non, mais bien la sienne ; c’est


pour cela que je l’ai mis au monde et que j’ai pris
soin de le nourrir.

PROMÉTHÉE

Quoi ! pour le manger toi-même?

LE SAUVAGE

Quoi d’étonnant? Et sa mère aussi, qui bientôt ne


sera plus bonne à faire d’autres fils, je songe à la
manger bientôt.

MOMUS

Comme on mange la poule, une fois les œufs


mangés.

LE SAUVAGE

Et les autres femmes que j’ai, dès qu’elles seront


incapables d’enfanter, je les mangerai également. Et
mes esclaves que vous voyez là, est-ce que je les
garderais vivants si ce n’est pour avoir de temps en
temps un de leur fils à manger? Dès qu’ils seront
vieux, je les mangerai aussi l’un après l’autre, si je
vis encore.

PROMÉTHÉE

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88 Œuvres morales - G. Leopardi

Dis-moi : ces esclaves sont-ils de la même nation


que toi, ou d’une autre?

LE SAUVAGE

D’une autre.

PROMÉTHÉE

Éloignée d’ici ?

LE SAUVAGE

Si éloignée qu’entre leurs maisons et les nôtres


coulait un ruisseau. — Et, montrant du doigt une
petite colline, il ajouta : Voilà l’endroit où elle était,
mais les nôtres l’ont détruite. A ce moment, il parut
à Prométhée que je ne sais combien d’entre eux le
regardaient avec la tendresse d’un chat qui guette
un rat. Aussi, pour ne pas être mangé par ses
propres créatures, il s’envola tout à coup, suivi de
Momus; et telle fut la crainte qu’ils eurent tous
deux, qu’en partant ils souillèrent les aliments des
barbares d’immondices semblables à celles que les
harpies vomirent par envie sur les tables troïennes.
Mais eux, plus faméliques et moins dégoûtés que les
compagnons d’Énée, continuèrent leur repas.
Prométhée, très mal satisfait du monde nouveau, se
dirigea incontinent vers le plus ancien, c’est-à-dire
vers l’Asie. Après avoir parcouru presque en un
instant l’intervalle qui sépare les nouvelles Indes des
anciennes, ils descendirent tous deux près d’Agra,
dans un champ rempli d’un peuple innombrable,
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89 Œuvres morales - G. Leopardi

réuni autour d’une fosse pleine de bois, sur le bord


de laquelle on voyait, d’un côté, quelques personnes
avec des torches enflammées, prêtes à allumer le
feu, et de l’autre côté, sur une estrade, une jeune
femme, couverte de vêtements somptueux et de
toutes sortes d’ornements barbares, qui dansait,
vociférait et faisait paraître une grande allégresse. A
cette vue, Prométhée se crut en présence d’une
nouvelle Lucrèce ou d’une nouvelle Virginie, ou de
quelque émule des filles d’Érecthée, des Iphigénie,
des Codrus, des Ménécée, des Curtius et des Décius,
qui, obéissant à quelque oracle, s’immolait
volontairement pour sa patrie. Il apprit ensuite que
la cause du sacrifice de cette femme était la mort de
son mari, et il pensa que, peu différente d’Alceste,
elle voulait racheter sa vie de la sienne. Mais quand
il sut qu’elle ne se brûlait que parce que c’était
l’usage chez les veuves de sa secte, qu’elle avait
toujours porté de la haine à son mari, qu’elle était
ivre et que le mort, au lieu de ressusciter, allait
brûler dans le même feu, il tourna le dos à ce
spectacle, prit la route de l’Europe, et, chemin
faisant, eut cet entretien avec son compagnon :

MOMUS

Aurais-tu cru, quand tu courus tant de périls pour


voler le feu du ciel, afin de le communiquer aux
hommes, que ceux-ci en useraient, les uns pour se
faire cuire l’un l’autre dans des casseroles, les autres
pour se brûler volontairement ?

PROMÉTHÉE

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90 Œuvres morales - G. Leopardi

Non certes. Mais considère, cher Momus, que ceux


que nous avons vus jusqu’ici sont des barbares, et
qu’il ne faut pas juger de la nature des hommes
d’après les peuples barbares, mais d’après les
peuples civilisés, vers lesquels nous allons
maintenant, et je suis fermement convaincu que
chez eux nous verrons des choses et nous
entendrons des paroles qui te sembleront dignes,
non seulement de louange, mais d’étonnement.

MOMUS

Pour moi, je ne vois pas comment, si les hommes


sont la race la plus parfaite de l’univers, il faut qu’ils
soient civilisés pour ne pas se brûler d’eux-mêmes et
pour ne pas manger leurs propres fils : tandis que
les autres animaux sont tous barbares et néanmoins
aucun d’eux ne se brûle lui-même, sauf le phénix,
qui est introuvable : très peu mangent leurs
semblables, et on en voit encore moins qui mangent
leurs fils, et encore est-ce par quelque accident
extraordinaire et non pour les avoir engendrés à cet
usage. Remarque en outre que, parmi les cinq
parties de l’univers, une seule, et pas tout entière, et
bien plus petite qu’aucune des quatre autres, est
douée de cette civilisation que tu loues : on n’y peut
ajouter que quelques petites portions d’une autre
partie du monde... Et toi-même, tu ne voudrais pas
dire que cette civilisation est parfaite au point
qu’aujourd’hui tous les hommes de Paris ou de
Philadelphie possèdent toute l’excellence dont leur
espèce est susceptible. Or, pour en venir à cet état
présent de civilisation, qui n’est pas encore parfait,

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91 Œuvres morales - G. Leopardi

combien de temps ont dû peiner ces peuples-là?


Autant d’années qu’on en peut compter depuis
l’origine de l’homme jusqu’à ces derniers temps. Et
presque toutes les inventions, qui étaient les plus
nécessaires ou les plus profitables à la civilisation,
ont eu leur origine, non dans la raison, mais dans
des événements fortuits, de sorte que la civilisation
humaine est plutôt œuvre du hasard que de la
fortune : et là où ces événements ne se sont pas
produits, nous voyons que les peuples sont encore
barbares, tout en étant aussi âgés que les peuples
civilisés. Voici donc ce que je dis : si l’homme
barbare se montre inférieur en plusieurs points à
quelque autre animal ; si la civilisation, qui est
l’opposé de la barbarie, n’est possédée, même
aujourd’hui, que par une petite partie du genre
humain, si en outre cette petite partie n’a pu
parvenir à cet état qu’après une quantité
innombrable de siècles, et grâce surtout au hasard
plutôt qu’à d’autres causes; enfin si cette civilisation
n’est pas même parfaite, considère un peu si ton
opinion sur le genre humain ne serait pas plus vraie
ainsi arrangée : sans doute, le genre humain
l’emporte sur les autres, comme tu le penses, mais il
l’emporte en imperfection plutôt qu’en perfection. Il
est vrai que les hommes en parlant et en jugeant
prennent continuellement l’une pour l’autre : mais
c’est qu’ils partent de certaines suppositions qu’ils
ont faites et les tiennent pour des vérités palpables.
Il est sûr que les autres genres de créatures furent, à
l’origine, parfaits chacun en soi. Et quand même il
ne serait pas évident que l’homme barbare,
considéré par rapport aux autres animaux, est

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92 Œuvres morales - G. Leopardi

moins bon qu’eux tous, je ne suis pas persuadé que


le fait d’être naturellement très imparfait dans son
propre genre, comme il semble que l’homme le soit,
soit une raison pour être considéré comme
supérieur aux autres en perfection. Ajoute que la
civilisation humaine, si difficile à obtenir et peut-
être impossible à rendre parfaite, n’est pas encore
tellement stable qu’elle ne puisse tomber : comme,
en effet, c’est arrivé plusieurs fois chez divers
peuples qui en avaient acquis une bonne part. En
somme, ma conclusion est que si ton frère
Epiméthée avait apporté aux juges le modèle qu’il
doit avoir employé quand il forma le premier âne ou
la première grenouille, il aurait peut-être remporté
le prix que tu n’as pas obtenu. Pourtant, à tout
prendre, je t’accorderai volontiers que l’homme est
parfait, si tu te résous à dire que sa perfection est
semblable à celle que Plotin attribuait au monde : Le
monde, disait Plotin, est excellent et absolument
parfait : mais pour que le monde soit parfait, il faut
qu’il ait en lui, avec toutes les autres choses, tous les
maux possibles. En effet, on trouve en lui tout le mal
qu’il peut contenir. Et à ce point de vue j’accorderais
peut-être aussi à Leibnitz que le monde présent est
le meilleur de tous les mondes possibles.

Il n’est pas douteux que Prométhée n’eût pour tous


ces arguments une réfutation toute prête, dans une
forme nette, précise et dialectique ; mais il est
également certain qu’il la garda pour lui. Car, à ce
moment même, ils se trouvèrent au-dessus de la
ville de Londres; ils y descendirent, virent une
grande foule de gens courir à la porte d’une maison

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93 Œuvres morales - G. Leopardi

particulière, se mêlèrent à cette foule, entrèrent


dans la maison et trouvèrent sur un lit un homme
étendu sur le dos : il tenait un pistolet dans la main
droite, avait une blessure dans la poitrine et était
mort. Près de lui, gisaient deux petits enfants,
également morts. Il y avait dans la chambre
plusieurs personnes de la maison et quelques juges
qui les interrogeaient pendant qu’un officier
écrivait.

PROMÉTHÉE

Qui sont ces malheureux ?

UN SERVITEUR

Mon maître et ses fils.

PROMÉTHÉE

Qui les a tués ?

LE SERVITEUR

Mon maître les a tués tous trois.

PROMÉTHÉE

Tu veux dire qu’il a tué ses fils et qu’il s’est tué lui-
même ?

LE SERVITEUR

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94 Œuvres morales - G. Leopardi

Précisément.

PROMÉTHÉE

Qu’est-ce à dire? Il lui était sans doute arrivé


quelque grand malheur?

LE SERVITEUR

Aucun, que je sache.

PROMÉTHÉ

Mais peut-être était-il pauvre ? méprisé de tous ?


malheureux en amour ou à la cour?

LE SERVITEUR

Non : il était très riche, et je crois que tous


l’estimaient; quant à l’amour, il n’en avait cure et il
était très bien en cour.

PROMÉTHÉE

Comment donc en est-il venu à ce désespoir?

LE SERVITEUR

Par ennui de la vie, comme il l’a laissé par écrit.

PROMÉTHÉE

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95 Œuvres morales - G. Leopardi

Et ces juges, que font-ils?

LE SERVITEUR

Ils s’informent si mon maître était fou ou non : s’il


n’était pas fou, ses biens tombent, d’après la loi,
dans le domaine public : et en vérité il en sera
certainement ainsi.

PROMÉTHÉE

Mais dis-moi : n’avait-il aucun ami, aucun parent à


qui il pût recommander ces enfants, au lieu de les
tuer?

LE SERVITEUR

Si, il en avait; et entre autres, un avec qui il était fort


intime : il lui a recommandé son chien.

Momus allait se féliciter avec Prométhée des bons


effets de la civilisation et de la joie qu’elle donnait à
la vie ; il voulait aussi lui rappeler qu’aucun autre
animal, hormis l’homme, ne se tue volontairement,
ni n’arrache par désespoir la vie à ses fils : mais
Prométhée le prévint ; et, sans s’inquiéter de voir les
deux parties du monde qui restaient, il lui paya la
gageure.

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96 Œuvres morales - G. Leopardi

DIALOGUE D’UN PHYSICIEN ET D’UN


METAPHYSICIEN.

LE PHYSICIEN

Eureca, eureca.

LE METAPHYSICIEN

Qu’est-ce ? qu’as-tu trouvé ?

LE PHYSICIEN

L’art de vivre longuement.

LE METAPHYSICIEN

C’est ce livre que tu portes ?

LE PHYSICIEN

Oui, c’est là que je l’explique. Grâce à cette


invention, si les autres vivent longtemps, je vivrai
pour le moins éternellement : je veux dire que
j’acquerrai une gloire immortelle.

LE METAPHYSICIEN

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97 Œuvres morales - G. Leopardi

Si tu veux suivre mon conseil, trouve une cassette de


plomb, enfermes-y ce livre, enfouis-le dans la terre,
et, avant de mourir, souviens-toi de laisser une
indication écrite, afin qu’on puisse aller le déterrer
quand on aura trouvé l’art de vivre heureux.

LE PHYSICIEN

Et en attendant ?

LE METAPHYSICIEN

En attendant il ne sera bon à rien. J’en ferais plus de


cas s’il contenait l’art de vivre peu de temps.

LE PHYSICIEN

Cet art-là est connu depuis longtemps et n’a pas été


difficile à trouver.

LE METAPHYSICIEN

De toute façon, j’en fais plus de cas que du tien.

LE PHYSICIEN

Pourquoi ?

LE METAPHYSICIEN

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98 Œuvres morales - G. Leopardi

Parce que si la vie n’est pas heureuse, et elle ne l’a


pas été jusqu’à présent, mieux vaut l’avoir courte
que longue.

LE PHYSICIEN

Oh ! pour cela, non ! car la vie est un bien par elle-


même, et chacun la désire et l’aime naturellement.

LE METAPHYSICIEN

Ainsi le croient les hommes, mais ils se trompent,


comme le vulgaire se trompe en croyant que les
couleurs sont des qualités des objets, quand elles
sont des qualités de la lumière. Je dis que l’homme
ne désire et n’aime que sa propre félicité. Par
conséquent il n’aime pas la vie, si ce n’est en tant
qu’il la tient pour un instrument ou une matière de
félicité. Ainsi, il en vient à aimer la félicité et non la
vie, bien que très souvent il attribue à l’une l’amour
qu’il porte à l’autre. Il est vrai que cette erreur et
celle des couleurs sont toutes deux naturelles. Mais,
comme preuve que l’amour de la vie n’est pas
naturel chez les hommes ou plutôt n’est pas
nécessaire, on voit qu’un très grand nombre
d’hommes, aux temps anciens, choisirent de mourir
quand ils pouvaient vivre ; de notre temps même,
beaucoup désirent la mort en diverses circonstances
et quelques-uns se tuent eux-mêmes, ce qui ne
pourrait arriver si l’amour de la vie était par lui-
même la nature de l’homme. Mais, comme la nature
de chaque vivant est l’amour de sa propre félicité, le
monde s’écroulerait avant que quelqu’un d’entre eux

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99 Œuvres morales - G. Leopardi

cessât de l’aimer et de la rechercher. Quant à la


question de savoir si la vie est un bien par elle-
même, j’attends que tu me le prouves, avec des
raisons physiques ou métaphysiques empruntées à
n’importe quelle doctrine. Pour moi, je dis que la vie
heureuse serait sans doute un bien, mais comme
heureuse, non comme vie. La vie malheureuse, en
tant que malheureuse, est un mal, et, attendu qu’il
est dans la nature, du moins dans celle des hommes,
que la vie et l’infélicité ne peuvent se séparer, tire
toi-même les conséquences de cela.

LE PHYSICIEN

De grâce, laissons cette question, qui est trop


mélancolique, et, sans trop de subtilités, réponds-
moi sincèrement. Si l’homme vivait ou pouvait vivre
éternellement (je veux dire sans mourir, et non
après sa mort), crois-tu que cela ne lui plairait pas ?

LE METAPHYSICIEN

À une supposition fabuleuse je répondrai par une


fable, d’autant plus que je n’ai jamais vécu
éternellement et que je ne puis te répondre par
expérience. D’ailleurs, je n’ai même jamais parlé à
quelqu’un qui fût immortel, et, sauf dans les fables,
je ne trouve nulle mention de personne semblable.
Si Cagliostro était ici, il pourrait peut-être nous
donner un peu de lumière, lui qui a vécu plusieurs
siècles ; et pourtant, puisqu’il est mort comme les
autres, il ne semble pas qu’il fût immortel. Je dirai
donc que le sage Chiron, qui était dieu, s’ennuya de

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100 Œuvres morales - G. Leopardi

la vie avec le temps, obtint de Jupiter la permission


de mourir et mourut. Or imagine, si l’immortalité
déplaît aux dieux, ce qu’elle ferait aux hommes. Les
Hyperboréens, peuple inconnu, mais fameux, chez
lesquels on ne peut pénétrer ni par terre ni par eau,
riches de tous biens et spécialement de beaux ânes,
dont ils font des hécatombes, peuvent, si je ne me
trompe, être immortels, parce qu’ils n’ont ni
infirmités, ni fatigues, ni guerres, ni discordes, ni
disettes, ni vices, ni fautes, n’en meurent pas moins
tous, car au bout de mille années de vie ou environ,
las de la terre, ils sautent volontairement d’un
certain rocher dans la mer et s’y noient. Voici une
autre fable. Les deux frères Biton et Cléobis, un jour
de fête, les mules n’étant pas prêtes, s’attelèrent au
char de leur mère, prêtresse de Junon, et la
conduisirent au temple : la prêtresse supplia la
déesse de récompenser la piété de ses fils par le plus
grand bien qui puisse arriver aux hommes. Junon,
au lieu de les rendre immortels, comme elle l’aurait
pu et comme c’était alors l’habitude, fit que tous les
deux moururent doucement à ce même moment. La
même chose arriva à Agamède et à Trophonius.
Quand ils eurent fini le temple de Delphes, ils
prièrent instamment Apollon de les payer ; le dieu
répondit qu’il les satisferait au bout de sept jours :
ils n’avaient, en attendant, qu’à faire chère lie à
leurs frais. La septième nuit il leur envoya un doux
sommeil, dont ils ne se sont pas encore éveillés, et
ils ne demandèrent pas d’autre paie. Mais puisque
nous sommes sur les fables, en voici une autre, au
sujet de laquelle je vais te poser une question. Je
sais qu’aujourd’hui vos pareils tiennent pour certain

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101 Œuvres morales - G. Leopardi

que la vie humaine, dans n’importe quel pays habité


et sous n’importe quel ciel, dure naturellement, sauf
de petites différences, la même quantité de temps en
moyenne. Mais un de ces bons anciens raconte que
les hommes, dans certaines parties de l’Inde et de
l’Éthiopie, ne subsistent pas au delà de quarante
ans : celui qui meurt à cet âge, meurt très vieux, et
les enfants de sept ans sont en âge de se marier.
Nous savons que cette dernière affirmation se
trouve être à peu près vraie dans la Guinée, dans le
Decan et dans les autres lieux placés sous la zone
torride. Donc, en supposant qu’il se trouve une ou
plusieurs nations où les hommes en général ne
dépassent pas quarante ans, et que cela ait lieu
naturellement, et non, comme on l’a cru des
Hottentots, par d’autres causes, je te demande si
pour cela il te semble que les peuples en question
doivent être plus malheureux ou plus heureux que
les autres.

LE PHYSICIEN

Plus malheureux sans doute, puisqu’ils meurent


plus tôt.

LE METAPHYSICIEN

Je crois le contraire, et pour le même motif. Mais là


n’est pas l’essentiel. Fais un peu attention. Je niais
que la vie pure, c’est-à-dire le simple sentiment de
l’être, fût chose aimable et désirable par nature.
Mais ce qui est peut-être plus digne du nom de vie,
je veux dire la puissance et l’abondance des

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102 Œuvres morales - G. Leopardi

sensations, est naturellement aimé et désiré de tous


les hommes, car toute action et toute passion vives
et fortes, pourvu qu’elles ne soient ni déplaisantes ni
douloureuses, sont agréables par le seul fait qu’elles
sont vives et fortes, même s’il y manque tout autre
qualité aimable. Or, chez ces hommes dont la vie se
consumerait naturellement dans l’espace de
quarante ans, c’est-à-dire dans la moitié du temps
destiné par la nature aux autres hommes, cette vie
dans chacun de ses éléments serait le double plus
vive que la nôtre ; en effet, ces hommes devant
croître et arriver à la perfection, et, d’autre part, se
flétrir et périr en moitié moins de temps, les
opérations vitales de leur nature seraient
proportionnées à cette accélération de la vie, c’est-à-
dire plus fortes du double que chez les autres à
chaque instant de la durée ; en outre, les actions
volontaires de tels hommes, leur mobilité, leur
vivacité extrinsèques, correspondraient à cette plus
grande efficacité. Ainsi, en un moindre espace de
temps, ils auraient une quantité de vie égale à la
nôtre. Comme elle se distribuerait entre un moins
grand nombre d’années, elle suffirait à les remplir
ou n’y laisserait que de faibles vides, tandis qu’elle
est insuffisante pour un espace double ; les actions
et les sensations de ces hommes, étant plus fortes,
pourraient occuper et vivifier toute leur vie, au lieu
que dans la nôtre, qui est beaucoup plus longue, il
reste de nombreux et grands intervalles, vides de
toute action et de toute affection vives. Et comme ce
n’est pas simplement le fait d’être, mais le fait d’être
heureux, qui est désirable, comme le bonheur ou le
malheur de chacun ne se mesure pas au nombre de

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103 Œuvres morales - G. Leopardi

ses jours, j’en conclus que la vie de ces nations, qui


serait d’autant moins pauvre de plaisir, ou de ce que
nous appelons ainsi, qu’elle serait plus brève,
devrait être préférée à notre vie et même à celle des
premiers rois d’Assyrie, d’Égypte, de Chine, d’Inde
et d’autres pays, qui vécurent, pour en revenir aux
fables, des milliers d’années. Je n’ai donc pas souci
de l’immortalité et je la laisse volontiers aux
poissons à qui Leeuwenhock la promet, pourvu
qu’ils ne soient mangés ni par les hommes ni par les
baleines ; et même, au lieu de retarder ou
d’interrompre la végétation de notre corps pour
allonger la vie, comme le propose Maupertuis, je
voudrais que nous pussions l’accélérer assez pour
qu’elle se réduisît à la mesure de celle de certains
insectes, nommés éphémères, dont on dit que les
plus vieux ne passent pas l’âge d’un jour, et
néanmoins meurent bisaïeux et trisaïeux. J’estime
qu’alors nous n’aurions pas le temps de nous
ennuyer. Que penses-tu de ce raisonnement ?

LE PHYSICIEN

Je pense qu’il ne me persuade pas, et que, si tu


aimes la métaphysique, je m’attache à la physique.
Je veux dire que si tu regardes les choses
subtilement, je les regarde en gros et je m’en
contente. Aussi, sans prendre en main le
microscope, je juge que la vie est plus belle que la
mort, et je lui donne la pomme, en les laissant
toutes deux vêtues.

LE METAPHYSICIEN

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104 Œuvres morales - G. Leopardi

Ainsi jugé-je, moi aussi. Mais quand je me rappelle


la coutume de ces barbares qui, pour chaque jour
malheureux de leur vie, jetaient dans un carquois
une pierre noire, et, pour chaque jour heureux, une
pierre blanche, je pense à la petite quantité de
pierres blanches et à la grande quantité de noires
qui devaient se trouver dans ces carquois à la mort
de chacun de ces hommes. Et je désire voir devant
moi toutes les pierres des jours qui me restent et
avoir la permission de faire un triage, c’est-à-dire de
jeter toutes les noires et de les ôter de ma vie, et de
ne me réserver que les blanches : et pourtant je sais
qu’elles ne feraient pas un gros tas et qu’elles
seraient d’un blanc bien trouble.

LE PHYSICIEN

Beaucoup d’hommes, au contraire, quand toutes


leurs pierres seraient noires et incomparablement
noires, voudraient pouvoir y en ajouter d’autres,
même aussi noires : parce qu’ils tiennent pour
certain qu’aucune pierre n’est aussi noire que la
dernière. Et ces hommes-là, dont je suis, pourront
en effet ajouter beaucoup de pierres à leur vie en
pratiquant l’art qui est enseigné dans mon livre.

LE METAPHYSICIEN

Que chacun pense et agisse à son humeur : la mort


aussi ne manquera pas de faire à son gré. Mais si tu
veux, en prolongeant la vie, être vraiment utile aux
hommes, invente un art qui multiplie le nombre et
la force de leurs actions et de leurs sensations. De la

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105 Œuvres morales - G. Leopardi

sorte, tu accroîtras réellement la vie humaine, et, en


comblant ces intervalles démesurés où nous durons
plutôt que nous ne vivons, tu pourras te vanter de la
prolonger, et cela sans aller en quête de l’impossible
et sans faire violence à la nature, en la secondant au
contraire. Ne te semble-t-il pas que les anciens
vivaient plus que nous, quoique tous les dangers
auxquels ils étaient exposés les fissent périr plus tôt
que nous ? Et tu rendras un très grand service aux
hommes dont la vie fut toujours, je ne dis pas
d’autant plus heureuse, mais d’autant moins
malheureuse, qu’elle fut plus fortement agitée, plus
longtemps occupée, sans douleur ni malaise. Mais
pleine de loisir et d’ennui, ce qui revient à dire vide,
elle semble justifier cette pensée de Pyrrhon,
qu’entre la vie et la mort il n’y a pas de différence. Si
je le croyais, je te jure que la mort ne
m’épouvanterait pas peu. Mais, enfin, la vie doit être
vivante, c’est-à-dire une vraie vie, ou la mort la
surpasse incomparablement en valeur.

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106 Œuvres morales - G. Leopardi

XI

DIALOGUE DE TASSE ET DE SON GENIE


FAMILIER

LE GÉNIE

Comment vas-tu, Torquato ?

TASSE

Tu sais bien comment on peut aller quand on est en


prison et dans le malheur jusqu’au cou.

LE GÉNIE

Bah! après le dîner, ce n’est pas le moment de se


lamenter. Prends courage, et rions ensemble.

TASSE

J’en suis peu capable. Mais ta présence et tes


paroles me consolent toujours. Assieds-toi ici, près
de moi.

LE GÉNIE

Que je m’asseye? Ce n’est pas chose facile pour un


esprit. Mais tiens : suppose que je suis assis.

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107 Œuvres morales - G. Leopardi

TASSE

Oh! puissé-je revoir ma Léonore! Chaque fois qu’elle


s’offre à ma pensée, je sens un frisson de joie qui me
parcourt le corps de la tête aux pieds et il ne reste
pas en moi un muscle ni une veine qui n’en soient
émus. Parfois, en pensant à elle, certaines images et
certains sentiments se ravivent en moi, et il me
semble pour un instant être encore ce Tasse que
j’étais avant d’avoir fait l’expérience de la douleur et
des hommes, et que je pleure aujourd’hui, comme
on pleure un mort. On dirait vraiment que l’usage
du monde et l’expérience de la douleur enfouissent
et endorment au dedans de chacun de nous
l’homme qu’il était d’abord : ce premier homme se
réveille parfois pour quelques instants, mais plus
rarement à mesure que l’âge vient ; puis il s’enfonce
encore davantage au fond de nous-mêmes et
retombe dans un sommeil plus grand
qu’auparavant, et notre vie dure encore quand il
meurt. Je m’étonne, pour moi, que la pensée d’une
femme puisse tellement me renouveler l’âme et me
faire oublier de si grands malheurs. Et, n’était que je
n’ai plus d’espérance de la revoir, je croirais n’avoir
pas encore perdu la faculté d’être heureux.

LE GÉNIE

Laquelle de ces deux choses estimes-tu la plus douce


: voir la femme aimée ou y penser ?

TASSE

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108 Œuvres morales - G. Leopardi

Je ne sais. Quand elle était présente, elle me


semblait une femme; à distance, elle me semblait et
me semble une déesse.

LE GÉNIE

Ces déesses-là sont si bonnes que, si on les


approche, elles ôtent tout d’un coup leur divinité,
défont leur auréole et la mettent dans leur poche,
pour ne pas éblouir le mortel qui se tient devant
elles.

TASSE

Tu ne dis que trop vrai. Mais ne trouves-tu pas que


les femmes sont bien décevantes, elles qui, à
l’expérience, se trouvent être si différentes de l’idée
que nous nous en faisions ?

LE GÉNIE

Mais je ne vois pas comment on peut leur reprocher


d’être faites de chair et de sang plutôt que
d’ambroisie et de nectar. En quelle chose du monde
se trouve la millième partie de la perfection que
vous exigez des femmes? D’ailleurs il me semble
étrange que, si vous ne vous étonnez pas que les
hommes soient des hommes, c’est-à-dire des
créatures peu louables et peu aimables, vous ne
puissiez comprendre que les femmes ne soient pas
des anges.

TASSE
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109 Œuvres morales - G. Leopardi

Avec tout cela, je me meurs du désir de la revoir et


de lui reparler.

LE GÉNIE

Eh bien ! cette nuit, en songe, je te l’amènerai : elle


sera belle comme la jeunesse, et si affable que tu
oseras lui parler plus franchement et plus librement
que tu ne l’as jamais fait. A la fin, tu lui serreras la
main, et elle, en te regardant fixement, te mettra
dans l’âme une douceur telle que tu en seras accablé
: pendant tout demain, chaque fois que tu te
souviendras de ce songe, tu sentiras ton cœur
bondir de tendresse.

TASSE

Grand plaisir : un songe au lieu de la vérité !

LE GÉNIE

Qu’est-ce que la vérité ?

TASSE

Pilate ne l’ignora pas plus que je l’ignore.

LE GÉNIE

Bien, je répondrai pour toi. Sache qu’entre la vérité


et le songe la seule différence est que le songe peut

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110 Œuvres morales - G. Leopardi

quelquefois être beaucoup plus beau et plus doux


que la vérité ne le sera jamais.

TASSE

Ainsi un plaisir rêvé a autant de valeur qu’un plaisir


vrai ?

LE GÉNIE

Je le crois. Je sais même quelqu’un qui, si quelque


beau songe lui représente la femme qu’il aime, évite
tout le jour suivant de se retrouver avec elle et de la
revoir : il sait qu’elle ne pourrait égaler l’image dont
son rêve lui a laissé l’impression et que la vérité, en
chassant l’erreur de son esprit, le priverait du plaisir
extraordinaire qu’il en retire. Il ne faut donc pas
condamner les anciens, gens plus curieux, plus
avisés, plus industrieux que vous au sujet de tous les
plaisirs que comporte la nature humaine, s’ils
eurent la coutume de prendre divers soins de la
douceur et de l’agrément des songes, et Pythagore
n’est pas à blâmer d’avoir interdit aux hommes de se
nourrir de fèves, parce que cet aliment passe pour
être contraire à la tranquillité des songes, qu’il peut
troubler. Il faut aussi excuser les personnes
superstitieuses qui avant de se coucher faisaient des
prières et des libations à Mercure conducteur des
songes, afin qu’il leur en amenât de joyeux : ils
sculptaient même, dans ce dessein, son image sur
les pieds de leur lit. Ainsi, ne trouvant jamais la
félicité dans le temps de la veille, ils s’étudiaient à
être heureux en dormant : et je crois que leur vœu

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111 Œuvres morales - G. Leopardi

ne laissait pas de se réaliser en partie et qu’ils


étaient mieux écoutés de Mercure que des autres
Dieux.

TASSE

Pourtant, puisque les hommes ne naissent et ne


vivent que pour le plaisir du corps et de l’âme, si
d’autre part le plaisir est seulement ou surtout dans
les songes, il faudra que nous nous déterminions à
vivre pour rêver ; c’est à quoi, en vérité, je ne me
puis résoudre.

LE GÉNIE

Tu y es déjà réduit et résolu, puisque tu vis et que tu


consens à vivre. Qu’est-ce que le plaisir?

TASSE

Je n’en ai pas assez d’expérience pour savoir ce que


c’est.

LE GÉNIE

On ne le connaît point par expérience, mais par


spéculation : car le plaisir est une chose spéculative,
et non réelle; un désir, et non un fait; un sentiment
que l’homme conçoit par la pensée et qu’il n’éprouve
pas; ou, pour mieux dire, une conception, et non un
sentiment. Ne vous apercevez-vous pas que dans le
temps même de votre plaisir, quel qu’il soit, même
si vous l’avez désiré infiniment et recherché avec des
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112 Œuvres morales - G. Leopardi

fatigues et des ennuis indicibles, vous ne pouvez


vous contenter de la jouissance que vous avez dans
chacun de ces moments, vous êtes toujours à
attendre une jouissance plus grande et plus vraie,
dans laquelle consiste en somme le plaisir en
question, et vous vous reportez toujours aux
instants à venir de ce même plaisir? Il finit toujours
avant l’instant où il serait satisfait, et ne vous laisse
d’autre bien que l’espérance de mieux jouir, de jouir
plus réellement dans une autre occasion, et la
consolation de vous imaginer et de vous raconter
que vous avez joui, en le racontant aussi à autrui,
non pas seulement par vanité, mais pour aider à
vous persuader vous-même. Ainsi quiconque
consent à vivre n’a d’autre but, d’autre profit que de
rêver, c’est-à-dire de croire qu’il va jouir ou qu’il a
joui, deux choses fausses et fantastiques.

TASSE

Les hommes ne peuvent-ils jamais croire qu’ils


jouissent présentement?

LE GÉNIE

S’ils croyaient cela, ils jouiraient en effet. Mais dis-


moi si tu te souviens, toi, d’avoir dit avec sincérité,
en aucun moment de ta vie : Je jouis. Cependant tu
as dit tous les jours et tu dis sincèrement : Je
jouirai; et quelquefois, mais avec une sincérité
moindre : J’ai joui. De sorte que le plaisir est
toujours passé ou futur, mais jamais présent.

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113 Œuvres morales - G. Leopardi

TASSE

Ce qui revient à dire qu’il est toujours nul.

LE GÉNIE

En effet.

TASSE

Même dans les songes.

LE GÉNIE

Tu dis vrai.

TASSE

Et cependant l’objet, non pas essentiel, mais unique,


que nous cherchons dans notre vie, c’est le plaisir, et
j’entends par plaisir la félicité, qui doit en effet être
un plaisir, de quelque chose qu’elle procède.

LE GÉNIE

Assurément.

TASSE

Donc notre vie, à qui sa fin manque toujours, est


toujours imparfaite, et, par suite, vivre est
naturellement un état violent.

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114 Œuvres morales - G. Leopardi

LE GÉNIE

Peut-être.

TASSE

Je n’y vois pas de peut-être. Mais pourquoi donc


vivons-nous? je veux dire, pourquoi consentons-
nous à vivre ?

LE GÉNIE

Qu’en sais-je, moi ? Vous devez mieux le savoir,


vous autres qui êtes hommes.

TASSE

Pour moi, je te jure que je n’en sais rien.

LE GÉNIE

Interroge de plus savants que toi, et peut-être


trouveras-tu quelqu’un qui te délivrera de ce doute.

TASSE

Ainsi ferai-je. Mais, certes, la vie que je mène est


tout entière un état violent; car, même en laissant de
côté la douleur, à lui seul l’ennui me tue.

LE GÉNIE

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115 Œuvres morales - G. Leopardi

Qu’est-ce que l’ennui ?

TASSE

Ici je puis te répondre, l’expérience ne me manque


pas. Il me semble que l’ennui est de la nature de l’air
qui remplit tous les intervalles des choses
matérielles et tous les vides de ces choses. Un corps
s’éloigne-t-il? si un autre corps ne le remplace, l’air
arrive aussitôt. De même tous les intervalles de la
vie humaine, entre les plaisirs et les douleurs, sont
occupés par l’ennui. Dans le monde matériel, selon
les Péripatéticiens, il n’y a point de vide : ainsi dans
notre vie, sauf quand l’âme, pour une cause
quelconque, interrompt l’usage de la pensée. Tout le
reste du temps, l’âme, même considérée en elle-
même et comme séparée du corps, se trouve
contenir quelque passion; si elle est vide de toute
joie et de toute peine, il faut qu’elle soit pleine
d’ennui, et l’ennui est encore une passion tout
comme la douleur et le plaisir.

LE GÉNIE

Et comme vos plaisirs sont comme des toiles


d’araignées, minces, rares et transparentes, l’ennui
les pénètre de toutes parts et les remplit, comme
l’air entre dans ces toiles. En vérité, je crois que par
ennui on doit entendre tout simplement le désir de
la félicité que le plaisir ne satisfait pas et que la
douleur ne rebute pas tout à fait. Ce désir, disions-
nous, n’est jamais satisfait, et le plaisir proprement
dit ne se rencontre pas. La vie humaine n’est qu’un

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116 Œuvres morales - G. Leopardi

tissu de douleur et d’ennui : on ne se repose de l’une


de ces souffrances qu’en tombant dans l’autre. Et ce
n’est pas là ta destinée particulière : c’est celle de
tous les hommes.

TASSE

Et quel remède nous aiderait contre l’ennui?

LE GÉNIE

Le sommeil, l’opium et la douleur. Mais la douleur


est le plus puissant de tous les remèdes, car, tant
que l’homme souffre, il ne s’ennuie aucunement.

TASSE

Au lieu de cette médecine, je me contente de


m’ennuyer toute ma vie. Mais si la variété des
actions, des occupations et des sentiments ne nous
délivre pas de l’ennui, parce qu’elle ne nous apporte
pas de vrai plaisir, cependant elle nous soulage, elle
nous allège. Dans cette prison, séparé du commerce
des hommes, privé d’écrire, réduit comme passe-
temps à noter les battements de l’horloge, à compter
les chevrons, les fissures et les trous de ver du
parquet, à considérer les carreaux du pavé, à me
distraire à regarder voltiger les papillons et les
moucherons, à passer presque toutes les heures de
la même manière, je n’ai rien qui me soulage en
quoi que ce soit du fardeau de l’ennui.

LE GÉNIE
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117 Œuvres morales - G. Leopardi

Dis-moi, depuis combien de temps es-tu contraint


de vivre ainsi ?

TASSE

Depuis plusieurs semaines, comme tu sais.

LE GÉNIE

Ne découvres-tu, depuis le premier jour jusqu’à


celui-ci, aucune diversité dans ton ennui ?

TASSE

Il est certain que je m’ennuyais davantage au


commencement, car peu à peu mon esprit, n’étant
ni occupé ni distrait, s’accoutuma à converser avec
lui-même plus souvent et avec plus de plaisir
qu’auparavant; il acquit l’habitude et la faculté de
parler intérieurement, que dis-je? de bavarder,
tellement qu’il me semble parfois avoir une
compagnie de personnes qui discutent avec moi, et
le moindre sujet qui s’offre me suffit pour faire un
long colloque de moi à moi.

LE GÉNIE

Tu verras que cette habitude se fortifiera, s’accroîtra


de jour en jour en toi, si bien que, quand on te
rendra la faculté de converser avec les hommes, tu
te trouveras plus désœuvré en leur compagnie que
dans la solitude. Et ne crois pas que cette habitude,
en de telles conditions, ne se forme que chez tes
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118 Œuvres morales - G. Leopardi

semblables, gens accoutumés à méditer; elle se


forme, après un temps plus ou moins long, chez qui
que ce soit. Voici encore une autre utilité que l’on
retire à être séparé des hommes et de la vie :
l’homme, même si l’expérience l’a rassasié,
désabusé, désaffectionné des choses humaines,
s’accoutume peu à peu à les revoir de loin, où elles
lui paraissent beaucoup plus belles et beaucoup plus
estimables que de près : il en oublie la vanité et la
misère; il recommence à se former et à se créer le
monde à sa manière; il prise, il aime et il désire la
vie, dont les espérances le nourrissent et le
charment comme dans ses premières années, s’il n’a
perdu ni le pouvoir ni la croyance de revenir dans la
société. La solitude fait l’office de la jeunesse, ou du
moins elle rajeunit l’âme, elle rend la force et
l’activité à l’imagination, elle renouvelle dans
l’homme expérimenté les bienfaits de cette première
inexpérience après laquelle tu soupires. Je te laisse :
je vois que le sommeil pénètre en toi et je vais te
préparer le beau songe que je t’ai promis. Ainsi,
entre les songes et les fantaisies tu consumeras ta
vie, mais sans autre profit que de la consumer, car
c’est là l’unique fruit qu’on en puisse tirer, l’unique
but que vous deviez vous proposer chaque matin en
vous éveillant. Souvent il vous faut en arracher des
morceaux avec vos dents : heureux quand vient le
jour où vous pouvez vous ôter la vie ou sentir venir
la mort. Mais, enfin, le temps ne s’écoule pas plus
lentement pour toi dans cette prison qu’il ne
s’écoule, pour celui qui t’opprime, dans ses salons et
ses jardins. Adieu.

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119 Œuvres morales - G. Leopardi

TASSE

Adieu. Mais écoute. Ta conversation me réconforte


beaucoup, non qu’elle interrompe ma tristesse ;
mais ma tristesse est d’ordinaire comme une nuit
obscure, sans lune et sans étoiles; tant que je suis
avec toi, elle ressemble à un crépuscule dont
l’obscurité est plus agréable qu’importune. Afin que
désormais je puisse t’appeler ou te trouver quand
j’aurai besoin de toi, dis-moi où tu as coutume
d’habiter.

LE GÉNIE

Ne le sais-tu pas encore ? dans quelque liqueur


généreuse.

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120 Œuvres morales - G. Leopardi

XII

HISTOIRE DE LA NATURE ET D’UN ISLANDAIS.

Un Islandais, qui avait parcouru la plus grande


partie du monde et séjourné dans les pays les plus
divers, traversait un jour l’intérieur de l’Afrique et
passait sous la ligne équinoxiale en un lieu où
n’avait jamais pénétré aucun homme, quand il eut
une aventure semblable à celle qui arriva à Vasco de
Gama : on sait qu’au moment où Vasco franchissait
le cap de Bonne-Espérance, ce cap lui-même ;
gardien des mers Australes, s’offrit à lui sous la
forme d’un géant, pour le détourner d’entrer dans
ces eaux inconnues. L’Islandais vit de loin un corps
immense; il crut d’abord que c’était une statue de
pierre semblable aux colosses solitaires qu’il avait
vus, plusieurs années auparavant, dans l’ile de
Pâques. Il s’approcha et trouva que cette figure était
celle d’une femme gigantesque, assise à terre, le
buste droit, le dos et le coude appuyés à une
montagne. C’était, non pas une statue, mais une
personne vivante, à la figure moitié belle, moitié
terrible, les yeux et les cheveux très noirs. Elle le
regarda fixement, resta ainsi quelque temps sans
parler et enfin lui dit :

LA NATURE

Qui es-tu ? que cherches-tu en ces lieux où ton


espèce était inconnue?

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121 Œuvres morales - G. Leopardi

L’ISLANDAIS

Je suis un pauvre Islandais qui fuit la Nature : je l’ai


fuie presque toute ma vie en cent endroits de la
terre, maintenant je la fuis par ici.

LA NATURE

Ainsi l’écureuil fuit le serpent à sonnettes jusqu’à ce


qu’il aille se jeter de lui-même dans sa gueule. Je
suis celle que tu fuis.

L’ISLANDAIS

La Nature ?

LA NATURE

La Nature en personne.

L’ISLANDAIS

J’en suis affligé jusqu’au fond de l’âme : il ne


pouvait m’arriver une plus fâcheuse mésaventure.

LA NATURE

Tu pouvais bien penser que je fréquentais plus


particulièrement ces régions où tu n’ignores pas que
ma puissance est plus visible qu’ailleurs. Mais pour
quel motif me fuyais-tu ?

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122 Œuvres morales - G. Leopardi

L’ISLANDAIS

Dès ma première jeunesse, tu dois le savoir, de


courtes expériences me persuadèrent de la vanité de
la vie et de la sottise des hommes : ils ne cessent de
combattre les uns contre les autres pour acquérir
des voluptés qui ne font pas plaisir et des biens qui
ne servent à rien ; ils supportent et se procurent
mutuellement des inquiétudes et des maux
innombrables dont les effets nuisibles ne sont que
trop réels; enfin, ils s’éloignent d’autant plus de la
félicité qu’ils la cherchent davantage. Pour ces
motifs, quittant tout autre désir, je résolus de ne
causer à personne aucun ennui, de ne chercher en
rien à améliorer ma condition, de ne lutter avec
autrui pour aucun bien du monde, et de vivre une
vie obscure et tranquille ; désespérant du plaisir,
comme d’une chose refusée à notre espèce, je ne me
proposai qu’un but : me tenir loin de la souffrance.
Je ne veux pas dire par là que je songeai à
m’abstenir des occupations et des fatigues
corporelles : tu sais quelle différence il y a entre la
fatigue et l’ennui, entre une vie tranquille et une vie
oisive. Dès que je commençai à mettre en œuvre
cette résolution, j’éprouvai combien il est vain de
penser, quand on vit parmi les hommes, qu’on
pourra, en n’offensant personne, éviter d’être
offensé par les autres, et qu’en cédant toujours
spontanément et en se contentant de la moindre
part en toute chose, on obtiendra une place
quelconque pour vivre, ou même la jouissance de
cette moindre part. Mais je me délivrai aisément des
importunités des hommes, en me séparant de leur

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123 Œuvres morales - G. Leopardi

société et en me retirant dans la solitude : on peut le


faire facilement dans mon île natale. Cela fait, j’eus
beau vivre sans aucune ombre de plaisir, je ne pus
me mettre à l’abri de la souffrance : la longueur de
l’hiver, l’intensité du froid, l’ardeur extrême de l’été,
inconvénients naturels à ce pays-là, me
tourmentaient continuellement, et le feu, près
duquel il me fallait passer une grande partie du jour,
me desséchait les chairs et me gâtait les yeux à cause
de la fumée : ni au logis ni au dehors je ne pouvais
me préserver d’un perpétuel malaise. Je ne pouvais
pas même conserver cette tranquillité de vie, objet
de mes désirs; les tempêtes épouvantables de la mer
et de la terre, les rugissements et les menaces du
mont Hécla, la crainte des incendies très fréquents
dans nos habitations, qui sont en bois, ne cessaient
jamais de m’inquiéter. Ces désagréments d’une vie
toujours conforme à elle-même et dépouillée de tout
désir, de toute espérance, de tout souci, si ce n’est
d’être tranquille, sont bien plus lourds à porter que
quand la plus grande partie de notre âme est
occupée par les pensées de la vie civile et par les
tracas qui nous viennent des hommes. Je vis que
plus je me resserrais, plus je me contractais en moi-
même, afin d’empêcher que mon être ne causât ni
ennui ni dommage à aucune chose au monde, moins
j’arrivais à me défendre des inquiétudes et des
tribulations extérieures; je résolus de changer de
pays et de climat, pour voir si dans quelque partie
de la terre je pouvais, en n’offensant pas, n’être pas
offensé, et, en ne jouissant pas, ne pas souffrir. Une
autre pensée me décida : peut-être n’avais-tu
destiné au genre humain qu’un seul climat et que

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124 Œuvres morales - G. Leopardi

certains endroits de la terre, comme tu l’as fait pour


chacun des autres genres d’animaux et de plantes;
peut-être les hommes ne peuvent-ils vivre ailleurs
sans difficultés et sans misères : celles-ci doivent
être imputées non pas à toi, mais à eux seuls, s’ils
ont franchi les limites que tu as prescrites aux
habitations humaines. J’ai parcouru le monde
presque entier et j’ai fait l’épreuve de presque tous
les climats, cherchant toujours, selon mon système,
à ne donner aux autres créatures que le moins
d’ennui possible et ne m’inquiétant que de ma
tranquillité. Mais j’ai été brûlé par la chaleur dans
les tropiques, ressaisi par le froid vers les pôles,
éprouvé dans les climats tempérés par l’inconstance
du ciel, et, en tous lieux, en butte à l’agitation des
éléments. J’ai vu plusieurs endroits où un jour ne se
passe pas sans orage : autant dire que chaque jour
tu livres un assaut et une bataille en règle aux
habitants de ces pays, qui ne sont coupables
d’aucune injure envers toi. Ailleurs, la sérénité
ordinaire du ciel est compensée par la fréquence des
tremblements de terre, par la multitude et la fureur
des volcans, par l’ébullition souterraine de tout le
pays. Les vents et les tourbillons règnent dans les
régions préservées des autres intempéries. Tantôt
j’ai entendu, au-dessus de ma tête, crouler mon toit
sous le faix de la neige; tantôt, par l’abondance des
pluies, la terre même s’est fendue et m’a manqué
sous les pieds. D’autres fois, j’ai dû fuir de toutes
mes forces les fleuves qui me poursuivaient, comme
si j’étais coupable de quelque injure à leur égard.
Beaucoup de bêtes sauvages, qui n’avaient pas reçu
de moi la moindre offense, ont voulu me manger, et

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125 Œuvres morales - G. Leopardi

beaucoup de serpents m’empoisonner ; en divers


endroits, peu s’en est fallu que des insectes ailés ne
m’aient dévoré jusqu’aux os. Je ne parle pas des
périls journaliers qui menacent l’homme en nombre
infini : un philosophe antique ne voit pas de remède
plus efficace contre la crainte que de considérer que
tout est à craindre. Les infirmités même ne m’ont
pas épargné, en dépit de ma tempérance ou plutôt
de ma continence absolue en fait de plaisirs
physiques. Je t’admire, en vérité : tu nous as donné
une insatiable soif de plaisir; sans ce plaisir, qui est
son désir naturel, notre vie est imparfaite ; d’autre
part, tu as voulu que l’usage du plaisir fût, de toutes
les choses humaines, la plus nuisible à la force et à
la santé du corps, la plus désastreuse, la plus
contraire à la durée même de la vie. Mais moi qui
me suis abstenu de tout, je n’ai pu éviter un grand
nombre de maladies qui m’ont mis en danger, les
unes de mourir, les autres de perdre l’usage d’un
membre et de vivre désormais encore plus
misérablement: toutes, pendant plusieurs jours ou
plusieurs mois, m’ont accablé le corps et l’âme de
mille souffrances. Chacun de nous éprouve dans la
maladie des douleurs nouvelles et une souffrance
plus grande, comme si la vie humaine n’était pas
assez malheureuse dans son état habituel ; et
pourtant tu n’as pas donné à l’homme, comme
compensation, des moments de santé surabondante
et extraordinaire qui soient pour lui une cause de
jouissances exceptionnelles. Dans les pays couverts
le plus souvent de neige, j’ai failli perdre la vue : ce
qui arrive d’ordinaire aux Lapons dans leur patrie.
Le soleil et l’air sont nécessaires à la vie, et, par

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126 Œuvres morales - G. Leopardi

conséquent, impossibles à éviter : ils nous


persécutent continuellement, l’un par son humidité
ou par sa rigueur, l’autre par sa chaleur et sa
lumière même : l’homme ne peut jamais se tenir
exposé à l’un ou à l’autre sans quelque incommodité
plus ou moins grande. Enfin, je ne me souviens pas
d’avoir passé un seul jour sans peine, et je ne puis
compter les jours où je n’ai rencontré aucune ombre
de jouissance. Je m’aperçois qu’il nous est aussi
nécessaire de souffrir que de ne pas jouir ; une
quiétude quelconque est aussi impossible à trouver
qu’une inquiétude exempte de misère. J’en conclus
que tu es l’ennemie ouverte des hommes, des
animaux et de toutes les créatures. Tu nous tends
des pièges, tu nous menaces, tu nous assailles, tu
nous piques, tu nous frappes, tu nous déchires, tu
nous offenses, tu nous persécutes : par coutume et
par dessein, tu es le bourreau de ta propre famille,
de tes fils, de ton sang et de tes entrailles. Les
hommes cessent de poursuivre celui qui les fuit ou
qui se cache avec un vrai désir de les fuir et de se
cacher ; toi, rien ne te détourne de nous fouler aux
pieds ; aussi n’ai-je plus aucune espérance. Je me
vois déjà proche du temps amer et lugubre de la
vieillesse : voilà un mal véritable et manifeste, ou
plutôt un amas de maux et de misères, et ce n’est
pas un accident, c’est une nécessité assignée par toi
à tous les vivants, prévue de chacun de nous dès son
enfance, qui, dès le cinquième lustre, se prépare par
une décadence affreuse et dont il ne peut mais ; à
peine un tiers de la vie est consacré à fleurir, peu
d’instants sont donnés pour la perfection, le reste
est pour la décrépitude et son cortège de maux.

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127 Œuvres morales - G. Leopardi

LA NATURE

T’imaginais-tu par hasard que le monde était fait


pour vous? Or, sache que dans mes œuvres, mes lois
et mes opérations, sauf de rares exceptions, je me
suis préoccupée et je m’occupe de tout autre chose
que de la félicité ou de l’infélicité des hommes.
Quand je vous offense n’importe comment, je ne
m’en aperçois que bien rarement; de même, les
plaisirs et les biens que je vous procure, je les ignore
; je n’ai pas fait, je ne fais pas, comme vous le
croyez, telle ou telle chose, telle ou telle action pour
votre jouissance ou votre utilité. Enfin, même s’il
m’arrivait de détruire toute votre espèce, je ne m’en
apercevrais pas.

L’ISLANDAIS

Supposons que quelqu’un m’invitât de son propre


mouvement et avec instance à aller le voir dans sa
villa, et que, pour lui complaire, j’y allasse. Là, il me
logerait dans une chambre tout en ruine, où je serai
en perpétuel danger d’être écrasé, humide, fétide,
ouverte au vent et à la pluie. Loin de s’occuper de
mes plaisirs et de mon bien-être, il me ferait à peine
donner la nourriture nécessaire, et, en outre, il me
laisserait maltraiter, bafouer, menacer et battre par
ses fils et par sa famille. Quand je me plaindrais de
ces vexations, il me répondrait : Est-ce que par
hasard j’ai fait cette villa pour toi! est-ce pour ton
service que j’y entretiens mes fils et ma famille? J’ai
bien autre chose à penser qu’à te distraire et à te
faire faire bonne chère! Je lui répondrais alors :

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128 Œuvres morales - G. Leopardi

Mon ami, si tu n’as pas fait cette villa pour mon


usage, tu étais libre de ne pas m’y inviter. Mais
puisque de toi-même tu as voulu que j’y
demeurasse, ne dois-tu pas faire en sorte que j’y vive
tout au moins sans souffrance et sans danger? De
même je te dis maintenant : Je sais bien que tu n’as
pas fait le monde pour le service des hommes; je
croirais que tu l’as fait et arrangé à dessein pour leur
tourment. Mais, je te le demande, t’ai-je par hasard
demandé de me placer dans cet univers ? M’y suis-je
introduit violemment et contre ta volonté? Mais si,
de ton plein gré, à mon insu, sans que je pusse ni
m’y refuser ni m’y opposer, tu m’y as placé toi-
même de tes mains, n’est-il donc pas de ton devoir,
sinon de me tenir en joie et en contentement dans
ton royaume, du moins d’empêcher que je n’y sois
tourmenté et tracassé, et qu’il ne me nuise d’y
habiter? Et ce que je dis de moi, je le dis de tout le
genre humain, je le dis des autres animaux et de
toute créature.

LA NATURE

Tu n’as pas songé, on le voit bien, que la vie de cet


univers est un cercle perpétuel de production et de
destruction : ces deux choses sont unies de telle
sorte que l’une sert continuellement à l’autre, ainsi
qu’à la conservation du monde : le monde se
dissoudrait dès que l’une d’elles viendrait à
manquer. Si donc une chose quelconque était
exempte de souffrance, ce serait au détriment du
monde.

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129 Œuvres morales - G. Leopardi

L’ISLANDAIS

C’est le raisonnement que j’entends faire par tous


les philosophes. Mais puisque ce qui est détruit
souffre, et que ce qui détruit ne jouit pas et, peu
après, est détruit à son tour, dis-moi ce qu’aucun
philosophe ne sait me dire : à qui plaît ou à qui sert
cette vie si malheureuse de l’univers, qui ne se
conserve que par la ruine et la mort des éléments
qui le composent?

Pendant qu’ils discouraient ainsi, survinrent, dit-on,


deux lions si affaiblis et si amaigris par la faim qu’à
peine eurent-ils la force de manger l’Islandais. Ils le
mangèrent pourtant et réparèrent assez leur force
pour vivre encore ce jour-là. D’autres nient ce fait et
racontent qu’un vent furieux se leva pendant que
l’Islandais parlait, le renversa par terre et éleva sur
lui un superbe mausolée de sable, sous lequel il se
dessécha et devint une belle momie : des voyageurs
l’y trouvèrent et le placèrent dans le musée de je ne
sais plus quelle ville d’Europe.

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130 Œuvres morales - G. Leopardi

XIII

PARINI OU DE LA GLOIRE

Chapitre I

Giuseppe Parini fut un des rares Italiens de notre


temps qui, à un talent parfait, joignirent la
profondeur des pensées, la connaissance et l’usage
de la philosophie actuelle : choses désormais si
nécessaires aux lettres agréables que l’on ne
comprendrait pas que celles-ci pussent s’en passer,
si on ne voyait en Italie d’innombrables exemples
d’un tel phénomène. Il fut aussi, comme on sait,
singulièrement honnête, pieux envers les
malheureux et envers la patrie, fidèle à ses amis,
noble d’âme, ferme contre les contrariétés de la
nature et de la fortune, qui l’éprouvèrent pendant
toute sa vie misérable et humble jusqu’à ce que la
mort le tirât de l’obscurité. Il eut quelques disciples
auxquels il enseignait d’abord à connaître les
hommes et les affaires des hommes, puis à aimer
l’éloquence et la poésie. L’un d’eux était un jeune
homme d’une disposition et d’une ardeur
incroyables pour les lettres, et qui donnait des
espérances merveilleuses : il venait de se mettre à
l’école de Parini ; celui-ci lui parla un jour dans ce
sens.

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131 Œuvres morales - G. Leopardi

Tu cherches, ô mon fils, cette gloire qui aujourd’hui


seule de toutes les autres, on peut le dire, se laisse
cultiver par les hommes de naissance modeste, la
gloire qu’on atteint parfois par la sagesse et l’étude
des bonnes doctrines et des belles-lettres. D’abord
tu n’ignores pas que cette gloire, bien qu’elle n’ait
pas été négligée de nos grands ancêtres, fut
cependant tenue par eux en médiocre estime
comparativement aux autres ; tu as vu en combien
d’endroits et avec quel soin Cicéron, son fidèle le
plus chaud et le plus heureux, s’excuse auprès de ses
concitoyens du temps et de la peine qu’il consacre à
la poursuivre. Tantôt il allègue que l’étude des
lettres et de la philosophie ne le distrait en aucune
sorte des affaires publiques; tantôt il dit que, forcé
par l’iniquité des temps de s’abstenir d’occupations
plus importantes, il cherchait par ces études à
passer dignement son loisir ; toujours il préfère à la
gloire de ses écrits celle de son consulat et des
actions qu’il a accomplies au service de la
république. Et, en vérité, si l’objet principal des
lettres est la vie humaine, si le premier but du
philosophe est d’ordonner nos actions, il n’est pas
douteux que l’action est supérieure en dignité et en
noblesse à la pensée et à la composition, autant que
la fin est supérieure au moyen, et que les choses et
les objets sont plus importants que les paroles et les
raisonnements. Il y a plus, aucun esprit n’est créé
par la nature pour l’étude; l’homme ne naît pas pour
écrire, mais pour agir. Aussi voyons-nous que la
plupart des écrivains excellents et surtout des poètes
illustres de notre époque (comme, par exemple,
Victor Alfieri) furent, dans le principe,

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132 Œuvres morales - G. Leopardi

extraordinairement enclins aux grandes actions;


comme les temps y étaient contraires et peut-être
aussi comme leur fortune personnelle les en
détournait, ils se mirent à écrire de grandes choses,
et ils ne sont pas naturellement aptes à en écrire,
ceux qui n’ont pas de disposition et de faculté pour
en faire. Tu peux d’ailleurs voir aisément qu’en
Italie, où presque tout le monde a de la répugnance
pour les actions distinguées, combien peu de gens
acquièrent une renommée durable en écrivant. Je
pense que l’antiquité, particulièrement la romaine
ou la grecque, pourrait être figurée par cette statue
d’Argos qui représentait Télésilla, poétesse,
guerrière, libératrice de la patrie. Télésilla tenait un
casque à la main et le regardait avec une
complaisance visible, de l’air de quelqu’un qui va
s’en coiffer ; à ses pieds gisaient quelques volumes,
négligés par elle, comme une faible partie de sa
gloire.

Mais chez nous autres modernes, qui sommes


exclus communément de tout autre genre de
célébrité, ceux qui entrent dans la carrière de l’étude
font voir par ce choix la plus haute grandeur d’âme
qu’on puisse montrer aujourd’hui, et n’ont pas
besoin de s’excuser vis-à-vis de leur patrie. Ainsi, au
point de vue de la grandeur d’âme, je loue
extrêmement ton dessein. Mais, comme cette
carrière n’est pas conforme à la nature humaine, ne
peut se suivre sans préjudice pour le corps et sans
multiplier en diverses façons l’infélicité naturelle de
l’âme, j’estime qu’avant toute chose il est de mon
devoir et du grand amour que je te porte et que tu

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133 Œuvres morales - G. Leopardi

mérites de te faire savoir les difficultés nombreuses


qui peuvent t’empêcher d’atteindre la gloire à
laquelle tu aspires et les fruits qu'elle te donnera au
cas où tu doives l’atteindre. Je le ferai selon ce que
j’ai pu connaître par l’expérience ou par la raison.
Tu pourras ainsi mesurer en toi-même quelle est
l’importance et la valeur du but et quelles sont les
espérances d’y arriver, et, d’autre part, quels
dommages, quelles fatigues et quels désagréments
en comporte la recherche (et je te parlerai
séparément de cela une autre fois). Enfin, tu
réfléchiras et tu décideras en pleine connaissance
lequel t’est le plus avantageux, de suivre cette route
ou de te tourner vers une autre.

Chapitre II

Je pourrais, dès le commencement, m’étendre


longuement sur les rivalités, les jalousies, les
censures acerbes, les calomnies, les actes de
partialité, les manèges secrètement et ouvertement
tentés contre ta réputation et les autres obstacles
innombrables que la malignité des hommes
t’opposera dans le chemin où tu es entré. Ces
obstacles, toujours malaisés à surmonter, souvent
insurmontables, font que plus d’un écrivain, non
seulement dans sa vie, mais même après sa mort,
est dépouillé entièrement de l’honneur qu’on lui
doit. Car, ayant vécu sans renommée à cause de la
haine ou de la jalousie d’autrui, une fois mort il
reste dans l’obscurité par oubli ; il est, en effet,
difficile que la gloire de quelqu’un naisse ou
renaisse alors qu’en dehors des feuilles de papier,

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134 Œuvres morales - G. Leopardi

immobiles et muettes, rien ne la conserve. Mais ces


difficultés, qui viennent de la méchanceté des
hommes, ont été décrites abondamment dans bien
des livres; tu pourras y recourir et je laisse cela de
côté. Je n’ai pas davantage l’intention de te raconter
les empêchements qui ont leur origine dans les
conditions personnelles de l’écrivain ou même dans
le simple hasard et dans de très légers motifs; de là
vient souvent que des écrits, dignes des plus grands
éloges et fruit de sueurs infinies, sont éternellement
exclus de la célébrité, ou, s’ils ont été en lumière
pendant un court instant, tombent et disparaissent
entièrement de la mémoire des hommes, au lieu que
d’autres écrits inférieurs ou égaux obtiennent et
conservent un grand honneur. Je veux seulement
t’exposer les difficultés et les obstacles qui, sans
l’intervention de la malveillance des hommes,
contestent vivement le prix de la gloire, non par
exception, mais d’ordinaire, à la plupart des grands
écrivains.

Tu sais que personne ne se rend digne de ce titre et


n’arrive à une gloire solide et vraie, si ce n’est par
des œuvres excellentes et parfaites, ou voisines en
quelque point de la perfection. Or il te faut étudier
une pensée très juste d’un de nos auteurs lombards,
de l’auteur du Courtisan : « Il arrive rarement, dit-
il, que celui qui n’est pas habitué à écrire, si savant
qu’il soit, puisse connaître parfaitement tout l’art et
toutes les habiletés des écrivains, ou goûter la
douceur et l’excellence de leur style, ainsi que ces
intentions cachées qui se rencontrent souvent chez
les anciens. » Songe donc d’abord combien peu de

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135 Œuvres morales - G. Leopardi

personnes sont accoutumées et instruites à écrire,


et, par conséquent, de combien peu d’hommes, dans
le présent et dans l’avenir, tu peux, en aucun cas,
espérer cette opinion magnifique que tu t’es
proposée comme fruit de ta vie. Considère, en outre,
quelle est dans les écrits la force du style : c’est de sa
perfection que dépend l’immortalité des œuvres qui
rentrent d’une façon quelconque dans le genre des
lettres agréables. Et il arrive très souvent que, si tu
dépouilles de son style un écrit fameux, dont tu
pensais que tout le mérite était dans les idées, tu le
réduis en un état tel qu’il te semble n’être plus
qu’une chose sans prix. Or la langue est une si
grande partie du style, ces deux choses sont si
étroitement jointes qu’il est difficile de considérer
l’une sans l’autre : elles se confondent presque, non
seulement dans la parole, mais encore dans
l’intelligence ; il est mille de leurs mérites et de leurs
défauts que la plus subtile pénétration peut à peine,
quand elle le peut, distinguer et assigner à l’une
plutôt qu’à l’autre, tant ils sont communs à toutes
deux et comme indivis. A coup sûr, aucun étranger
n’est, pour reprendre les paroles de Castiglione,
habitué à écrire élégamment dans ta langue. Ainsi
le style, cette partie si grande et si importante de
l’art d’écrire, cette chose d’une difficulté
inexprimable à apprendre dans ses artifices intimes
et parfaits, aussi bien qu’à pratiquer, le style, dis-je,
n’a vraiment d’autres juges et d’autres appréciateurs
convenables et capables de le louer selon son mérite
que ceux qui, dans une seule nation du monde, ont
l’habitude d’écrire. Pour le reste du genre humain,
ces immenses difficultés, ces fatigues surmontées au

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136 Œuvres morales - G. Leopardi

sujet du style, sont en partie et peut-être


entièrement inutiles et affrontées en pure perte. Je
laisse de côté l’infinie variété des jugements et des
goûts des lecteurs, qui diminue encore beaucoup le
nombre des personnes aptes à sentir les qualités de
tel ou tel livre.

Mais je veux que tu tiennes pour indubitable que,


pour connaître parfaitement les mérites d’un
ouvrage parfait ou voisin de la perfection et qui
puisse vraiment être immortel, il ne suffit pas d’être
accoutumé à écrire, il faut savoir le faire aussi
parfaitement que l’écrivain même qu’on veut juger.
A mesure que tu connaîtras plus profondément les
qualités qui forment la perfection et les difficultés
infinies qu’on rencontre à les poursuivre, tu
apprendras mieux la manière de surmonter les unes
et d’atteindre les autres, de sorte qu’il n’y aura
aucun intervalle et aucune différence entre
connaitre ces qualités et les posséder : ce sera une
seule et même chose. Ainsi l’homme n’arrive pas à
discerner et à goûter complètement l’excellence des
bons écrivains, avant d’acquérir la faculté de
reproduire cette excellence dans ses écrits, car elle
ne se connaît et ne se goûte entièrement que par
l’usage, l’exercice, et quand, pour ainsi dire, on la
transporte en soi-même. Et, avant ce moment-là,
personne n’entend véritablement ce que c’est qu’un
style parfait. Mais, si on n’entend pas cela, on ne
peut même pas avoir pour les grands écrivains
l’admiration qui leur est due. Et la plupart de ceux
qui s’occupent de littérature écrivent eux-mêmes
avec facilité et croient qu’ils écrivent bien ; aussi

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137 Œuvres morales - G. Leopardi

tiennent-ils pour certain, même quand ils disent le


contraire, qu’il est aisé de bien écrire. Vois
maintenant à quoi se réduit le nombre de ceux qui
pourront t’admirer et sauront te louer dignement,
quand toi, avec des sueurs et des peines incroyables,
tu auras enfin réussi à produire une œuvre
remarquable et parfaite. Je puis te dire (et crois-en
mes cheveux blancs) qu’il se trouve aujourd’hui, en
Italie, à peine deux ou trois hommes qui possèdent
la science et l’art de bien écrire. Si ce nombre te
parait extrêmement petit, ne crois pas néanmoins
qu’il soit beaucoup plus grand en aucun temps et en
aucun lieu.

Souvent je m’étonne que Virgile, par exemple, ce


modèle suprême de perfection, en soit venu à ce
degré de gloire et s’y soit maintenu. En effet,
quoique je présume peu de moi-même et que je ne
croie pas pouvoir jamais goûter et connaître toutes
les parties de son art, cependant je suis certain que
la plupart de ses lecteurs et de ses panégyristes ne
découvrent pas dans ses poèmes une beauté pour
dix ou vingt que j’arrive à y rencontrer à force de le
relire et de le méditer. En vérité, je suis persuadé
que la hauteur d’estime et le respect pour les grands
écrivains proviennent ordinairement, même chez
ceux qui les lisent et s’en occupent, plutôt d’une
coutume aveuglément embrassée que d’un jugement
personnel conçu après avoir reconnu chez ces
écrivains le mérite en question. Et je me rappelle le
temps de ma jeunesse, alors que je lisais les poèmes
de Virgile avec une pleine liberté de jugement et
sans nul souci de l’autorité des autres ce qui arrive à

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138 Œuvres morales - G. Leopardi

bien peu de gens. J’avais d’autre part une ignorance


habituelle à cet âge, mais qui n’était peut-être pas
plus grande chez moi qu’elle ne l’est chez beaucoup
de lecteurs pendant toute leur vie. Eh bien ! je me
refusais en moi-même à souscrire à l’opinion
universelle, et je ne découvrais pas en Virgile plus de
qualités que dans les poètes médiocres. Je m’étonne
même que la renommée de Virgile ait pu prévaloir
sur celle de Lucain. Tu vois que la multitude des
lecteurs, non seulement dans les siècles d’un
jugement faux et corrompu, mais encore dans ceux
où règne une littérature saine et tempérée, se plait
bien plus aux beautés grosses et visibles qu’aux
beautés délicates et cachées, à l’audace qu’à la
réserve, souvent même à l’apparence plus qu’au
fonds, et d’ordinaire à la médiocrité plus qu’à la
perfection. En lisant les lettres d’un prince,
intelligence vraiment rare, mais habitué à faire
consister presque toute l’excellence du style dans la
plaisanterie, la finesse, la légèreté et l’esprit, je sens
bien qu’au fond de sa pensée il préférait la Henriade
à l’Énéide; et pourtant il n’osait pas exprimer son
sentiment, par la seule crainte de blesser les oreilles
des hommes. Enfin je suis stupéfait que le jugement
d’un très petit nombre, si droit qu’il fût, ait pu
vaincre celui de la multitude et produire dans
l’univers cette tradition d’estime aussi aveugle que
juste. Cela n’arrive pas toujours, mais je crois que la
renommée des meilleurs écrivains est d’habitude
l’effet du hasard plutôt que de leur mérite, comme
peut-être te le démontrera ce que je te dirai dans la
suite de ce discours.

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139 Œuvres morales - G. Leopardi

Chapitre III

Nous avons vu combien peu d’hommes seront


capables de t’admirer, quand tu en seras venu à
cette perfection que tu te proposes. Remarque
maintenant que plus d’un obstacle peut empêcher ce
peu d’hommes de se former une idée juste de ta
valeur, même s’ils en voient les signes. Il n’est pas
douteux que les écrits éloquents ou poétiques, de
quelque sorte qu’ils soient, ne se jugent pas tant par
leurs qualités mêmes que par l’effet qu’ils
produisent sur l’âme du lecteur. Ainsi le lecteur, en
les jugeant, les considère plus, si je puis dire, en lui-
même qu’en eux. Il suit de là que les hommes
naturellement lents et froids de cœur et
d’imagination, si bien doués qu’ils soient pour le
raisonnement, l’esprit et la science, sont presque
entièrement inhabiles à apprécier comme il faut de
tels écrits ; ils ne peuvent en rien identifier leur âme
avec celle de l’écrivain, et d’ordinaire ils méprisent
tout bas de semblables ouvrages, car ils les lisent en
les sachant très fameux et ne peuvent découvrir la
cause de cette renommée : leur lecture ne leur
donne aucune émotion, aucune imagination, aucun
plaisir sensible. Ceux même qui sont naturellement
disposés et prompts à recevoir et à renouveler en
eux les images ou les passions qu’un écrivain a su
exprimer avec bonheur, ont de fréquents moments
de froideur, d’insouciance, de langueur d’âme,
d’impénétrabilité, dispositions qui, tant qu’elles
durent, les rendent à peu près semblables aux autres

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140 Œuvres morales - G. Leopardi

lecteurs, et cela par diverses causes, intrinsèques ou


extrinsèques, appartenant à l’esprit ou au corps,
transitoires ou durables. En de tels moments,
personne, fût-il un grand écrivain, n’est bon juge
des écrits qui tendent à émouvoir le cœur ou
l’imagination. Et je ne parle pas de la satiété causée
par le plaisir éprouvé dans d’autres lectures
récentes, ni des passions, plus ou moins fortes, qui
surviennent de temps à autre et qui, occupant l’âme,
ne laissent plus de place aux émotions que les
choses lues auraient excitées en d’autres occasions.
Nous voyons les mêmes causes ou d’autres
semblables faire souvent que les lieux, les spectacles
naturels ou autres, les morceaux de musique et cent
autres choses analogues qui, en d’autres temps,
nous auraient probablement émus, si nous les
avions vues ou entendues, ne nous émeuvent ni ne
nous charment, quand nous les voyons ou les
entendons, sans être pour cela moins belles ou
moins efficaces que par le passé.

Mais quand, pour un de ces motifs, l’homme est mal


disposé aux effets de l’éloquence et de la poésie, il ne
laisse pas de juger les livres de ce genre qu’il lui
arrive de lire alors pour la première fois. Pour moi,
il m’arrive souvent de prendre en main Homère,
Cicéron ou Pétrarque, et de ne me sentir
aucunement ému par cette lecture. Toutefois,
comme je suis déjà assuré de la bonté de ces
écrivains, tant par leur antique renommée que par
la douce expérience des plaisirs qu’ils m’ont causés
à d’autres moments, cette insipidité présente ne me
suggère aucune pensée qui soit contraire à leur

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141 Œuvres morales - G. Leopardi

gloire. Mais pour les écrits qu’on lit pour la première


fois et qui sont trop nouveaux pour avoir acquis la
renommée ou se l’être assurée de sorte qu’il ne soit
plus possible de douter de leur valeur, rien
n’empêche que le lecteur ne les juge par l’effet qu’ils
font au moment même sur son esprit, et que cet
esprit, ne se trouvant pas disposé à recevoir les
sentiments et les images exprimés par l’écrivain, ne
fasse peu de cas d’auteurs et d’ouvrages excellents.
Il n’est pas facile qu’il change d’avis en relisant le
livre à de meilleurs moments, car il est
vraisemblable que l’ennui éprouvé dans la première
lecture le dégoûtera des autres, et, d’ailleurs, qui ne
sait de quelle importance sont les premières
impressions et les premiers jugements, si faux qu’ils
soient?

Au contraire, les esprits se trouvent parfois, pour


une cause ou pour une autre, dans un tel état de
mobilité, de sentiment, de vigueur, de chaleur,
d’ouverture et de préparation, qu’ils suivent la
moindre impression donnée par la lecture, qu’ils
sentent vivement le plus léger choc et prennent
occasion de ce qu’ils lisent pour créer en eux mille
émotions, mille imaginations, emportés quelquefois
dans un délire délicieux et comme ravis hors d’eux-
mêmes. Aussi arrive-t-il aisément que, songeant aux
plaisirs ressentis pendant la lecture, ils confondent
les effets de leur force et de leurs dispositions
propres avec les effets qui appartiennent réellement
au livre. Les voilà pris d’un grand amour et d’une
grande admiration pour ce livre; ils s’en font une
idée beaucoup plus grande qu’il n’est juste, ils le

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142 Œuvres morales - G. Leopardi

mettent même au-dessus de livres plus beaux, mais


lus en des circonstances moins propices. Tu vois
donc à quelle incertitude sont soumises la vérité et
la rectitude des jugements, même chez les gens
habiles, quand il faut apprécier les écrits et le génie
d’autrui, en laissant de côté, bien entendu, toute
supposition de malveillance ou de partialité. Cette
incertitude est telle que l’homme diffère
grandement de lui-même dans l’appréciation
d’œuvres de valeur égale, et parfois dans
l’appréciation d’une même œuvre, selon son âge ou
les circonstances où il est, et même selon l’heure du
jour.

Chapitre IV

Mais ne va pas croire que ces difficultés, qui


consistent dans les mauvaises dispositions
intellectuelles du lecteur, se présentent rarement et
par exception. Considère que rien n’est plus
ordinaire que de voir s’affaiblir, à mesure que nous
prenons de l’âge, nos dispositions naturelles à sentir
les charmes de l’éloquence et de la poésie tout
comme ceux des autres arts d’imitation et de toutes
les beautés de ce monde. Cette décadence de l’âme,
prescrite par la nature même, est aujourd’hui plus
grande que jamais et commence d’autant plus tôt et
progresse d’autant plus vite, surtout chez les gens
d’étude, qu’à l’expérience de chacun s’ajoute, en
plus ou moins grande quantité, la science formée
par les spéculations de tant de siècles passés. Ces

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143 Œuvres morales - G. Leopardi

motifs et les conditions présentes de la vie civilisée


éloignent facilement de l’imagination des hommes
les fantômes du premier âge et les espérances de
l’âme, et, avec ces espérances, une grande partie des
désirs, des passions, de l’ardeur, de la vie et des
facultés. Aussi, que des hommes d’âge mur, surtout
s’ils sont savants et adonnés à la méditation des
choses humaines, subissent encore l’influence de
l’éloquence et de la poésie, cela m’étonne plus que
de les voir de temps à autre rester froids en présence
des beautés littéraires. Sois bien convaincu, en effet,
que pour être vivement ému de belles et grandes
imaginations, il faut croire à quelque chose de grand
et de vraiment beau et que la poésie du monde est
autre chose qu’une fable. Ces choses-là, le jeune
homme les croit toujours, même s’il sait le contraire,
tant que son expérience personnelle ne vient pas
s’ajouter à sa science : mais il est difficile de les
croire après les tristes enseignements de la réalité,
surtout quand l’expérience est unie à l’habitude de
la spéculation et de l’étude.

La conséquence de ces remarques semble être que


les jeunes gens sont meilleurs juges que les hommes
mûrs ou vieux des œuvres destinées à éveiller les
passions et l’imagination. Mais on voit d’autre part
que les jeunes gens, qui ne sont pas accoutumés à la
lecture, y cherchent un plaisir surhumain, infini et
irréalisable : ne l’y trouvant pas, ils méprisent les
écrivains, ce qui arrive quelquefois, à un autre âge,
aux illettrés, pour des motifs semblables. Et puis les
jeunes gens, qui sont adonnés aux lettres, préfèrent
aisément, dans leurs écrits et dans leurs jugements,

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144 Œuvres morales - G. Leopardi

ce qui est excessif à ce qui est modéré, ce qui est


superbe ou joli aux choses simples et naturelles, et
les beautés fausses aux beautés vraies, moitié par
manque d'expérience, moitié à cause de
l’impétuosité de leur âge. Aussi les jeunes gens, qui
assurément sont de tous les hommes les plus
disposés à louer ce qui leur paraît bon, qui sont
aussi les plus francs et les plus candides, sont
rarement capables de goûter la beauté pleine et
mûre des œuvres littéraires. Avec le progrès des ans,
les aptitudes qui viennent de l’art s’accroissent, et
celles qui viennent de la nature diminuent.
Néanmoins les unes et les autres sont
indispensables pour cet effet.

Quand on vit dans une grande ville, si ardent et si


éveillé de cœur et d’esprit que l’on soit
naturellement, je ne sais pas (à moins qu’à ton
exemple on ne passe la plupart du temps dans la
solitude) comment on peut recevoir des beautés de
la nature ou des lettres aucun sentiment tendre ou
généreux, aucune imagination sublime ou gracieuse.
Car peu de choses sont aussi contraires à cet état de
l’âme qui nous rend capables de tels plaisirs que la
conversation de ces hommes, le bruit de ces lieux, le
spectacle de la magnificence vaine, de la légèreté des
esprits, de la fausseté perpétuelle, des soins
misérables et de l’oisiveté plus misérable encore
qu’on y voit régner. Quant à la foule des lettrés, je te
dirai que dans les grandes villes elle est moins
capable de juger des livres que dans les petites : car,
dans les grandes villes, de même que les autres
choses sont pour la plupart fausses et vaines, de

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145 Œuvres morales - G. Leopardi

même la littérature est ordinairement fausse et


vaine ou superficielle.

Et si les anciens considéraient les exercices


littéraires et scientifiques comme un repos et une
consolation par rapport aux affaires, aujourd’hui la
plupart de ceux qui dans les grandes villes font
profession de s’adonner à l’étude, jugent et
pratiquent les lettres et l’art d’écrire comme des
consolations et une manière de se reposer des autres
consolations.

Je pense qu’on jouirait bien mieux des œuvres


considérables de peinture, de sculpture et de
d’architecture, si elles étaient distribuées parmi les
provinces et les villes médiocres et petites, au lieu
d’être accumulées, comme elles le sont, dans les
métropoles où les hommes sont les uns remplis de
pensées infinies, les autres occupés à mille
divertissements, où les âmes finissent par se
ressembler et par être contraintes, même malgré
elles, à s’amuser dans la frivolité et dans la vanité et
où elles sont rarement capables des plaisirs intimes
de l’intelligence. En outre, cette multitude de
beautés réunies ensemble distrait l’esprit de telle
sorte que, ne faisant attention à chacune d’elles
qu’un instant, il ne peut en recevoir un sentiment
vif, ou engendre une telle satiété qu’on les
contemple avec la même froideur intime que si on
était en présence d’un objet vulgaire. Je dis la même
chose de la musique : dans les autres villes elle n’est
pas exécutée aussi parfaitement ni avec autant
d’apparent que dans les grandes, où les âmes, moins

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146 Œuvres morales - G. Leopardi

disposées aux émotions merveilleuses de cet art,


sont, pour ainsi dire, moins musicales qu’en tout
autre lieu. Sans doute, le séjour des grandes villes
est nécessaire pour atteindre la perfection dans les
arts et surtout pour la mettre en œuvre : mais il n’en
est pas moins vrai que le plaisir que les arts y
donnent aux hommes est bien moindre qu’il ne
serait autre part. Et on peut dire que les artistes
dans la solitude et dans le silence arrivent, à force de
veilles, d’habileté et de soins, à charmer des
personnes qui, accoutumées à se mêler à la foule et
au bruit, ne goûteront qu’une bien faible partie du
fruit de tant de fatigues. Ce sort des artistes est,
toute proportion gardée, celui des écrivains.

Chapitre V

Mais je ne fais ces réflexions qu’incidemment.


Maintenant je reviens à mon propos et je dis que les
écrits les plus voisins de la perfection ont la
propriété de plaire plus à la seconde lecture qu’à la
première. Le contraire arrive pour beaucoup de
livres composés avec art et avec soin, mais qui ne
manquent pas de quelque valeur extérieure et
apparente : vient-on à les relire? on perd l’estime
qu’on avait conçue d’eux à la première lecture. Mais
si on ne les lit, les uns et les autres, qu’une seule
fois, les doctes et les habiles s’y trompent souvent de
telle sorte que les meilleurs sont mis au-dessous des
médiocres. Or il te faut considérer qu’aujourd’hui,
même les personnes adonnées aux études par

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147 Œuvres morales - G. Leopardi

profession, se décident difficilement à relire les


livres nouveaux, surtout ceux dont le but est de
plaire. Cela n’arrivait pas aux anciens à cause du
moins grand nombre de livres. Mais aujourd’hui
nous sommes riches en écrits que tant de siècles
nous ont transmis, et tu sais quel est le nombre des
nations lettrées, quelle quantité de livres sont
produits journellement par chacune d’elles, quel
commerce elles en font entre elles, quelle multitude
et quelle variété il y a de langues écrites, antiques et
modernes, quel nombre et quelle ampleur de
connaissances de toutes sortes; si étroitement liées
et unies ensemble, que l’homme studieux doit
s’efforcer de les embrasser toutes, autant qu’il le
peut. Tu vois donc bien que le temps manque, non
seulement pour les secondes lectures, mais encore
pour les premières. Aussi quelque jugement qu’on
porte une fois sur des livres nouveaux, on en change
difficilement. Ajoute que pour ces motifs, même en
lisant pour la première fois de tels livres, surtout
ceux qui sont du genre agréable, il est bien rare
qu’on y mette autant d’attention et autant d’étude
qu’il en faut pour découvrir la laborieuse perfection,
l’art intime, les mérites modestes et cachés des
écrits.

De sorte qu’en somme, aujourd’hui, la condition des


livres parfaits est pire que celle des médiocres : car
dans ceux-ci les beautés et les qualités, vraies ou
fausses, sont souvent tellement exposées aux yeux
que, si petites qu’elles soient, on les découvre
aisément à première vue. Et il est vrai de dire que
désormais il est presque inutile à la renommée de se

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148 Œuvres morales - G. Leopardi

travailler à écrire parfaitement. Mais d’autre part les


livres composés à la hâte, comme le sont presque
tous les livres modernes, et éloignés de toute espèce
de perfection, ont beau être célébrés quelque temps,
ils ne peuvent manquer de périr bientôt, comme on
le voit continuellement en effet. On écrit tellement
aujourd’hui que des œuvres même très dignes de
mémoire et qui ont eu leur heure de célébrité, à
quelque temps de là, avant d’avoir pu comme
enraciner leur renommée, périssent sans motif dans
l’immense torrent de livres nouveaux que chaque
jour voit paraître, et cèdent leur place à d’autres,
dignes ou indignes, qui occupent l’opinion pour un
instant. Ainsi il nous arrive à la fois qu’un seul genre
de gloire nous est proposé, parmi tant de genres
qu’avaient les anciens, et que cette gloire même est
bien plus difficile à atteindre qu’autrefois.

Seuls, dans ce naufrage continuel et général des


écrits nobles et plébéiens, les livres antiques
surnagent ; grâce à leur renommée établie et
confirmée par le temps, non seulement on les lit
encore avec soin, mais on les relit, on les étudie. Et
note qu’un livre moderne, même s’il était
comparable en perfection aux livres antiques, ne
pourrait guère, peut-être même ne pourrait pas, je
ne dis pas posséder le même degré de gloire, mais
procurer au lecteur le plaisir qu’on retire de ceux-là
: et j’en vois deux causes. La première est qu’il ne
serait pas lu avec ce soin minutieux dont on use
pour les écrits célèbres depuis longtemps, ni relu, si
ce n’est par quelques-uns, ni étudié par personne :
car on n’étudie pas les livres qui ne sont pas

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149 Œuvres morales - G. Leopardi

scientifiques, à moins qu’ils ne soient devenus


antiques. La seconde est que la renommée durable
et universelle des écrits, supposé que dans le
principe elle ne soit née que de leur mérite propre et
intrinsèque, néanmoins, une fois née et grande, en
multiplie le prix de telle sorte qu’ils deviennent
beaucoup plus agréables à lire qu’ils ne le furent
jadis; et souvent la plus grande partie du plaisir
qu’on éprouve, naît simplement de cette renommée.
A ce propos, je me rappelle quelques réflexions
remarquables d’un philosophe français qui,
discourant sur les origines des plaisirs humains,
s’exprime ainsi en substance : « Souvent notre âme
se compose elle-même des raisons de plaisir, et elle
y réussit souvent par les liaisons qu’elle met aux
choses. Ainsi une chose qui nous a plu nous plaît
encore, par la seule raison qu’elle nous a plu, parce
que nous joignons l’ancienne idée à la nouvelle :
ainsi une actrice qui nous a plu sur le théâtre, nous
plaît encore dans la chambre; sa voix, sa
déclamation, le souvenir de l’avoir vu admirer, que
dis-je? l’idée de la princesse jointe à la sienne, tout
cela fait une espèce de mélange qui forme et produit
un plaisir. — Nous sommes tous pleins d’idées
accessoires. Une femme qui aura une grande
réputation et un léger défaut, pourra le mettre en
crédit et le faire regarder comme une grâce. La
plupart des femmes que nous aimons n’ont pour elle
que la prévention sur leur naissance ou leurs biens,
les honneurs ou l’estime de certaines gens. »
Souvent même elles n’ont pour elles que leur
réputation vraie ou fausse, de beauté et de grâce,
ainsi que l’amour qu’elles inspirent ou ont inspiré à

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150 Œuvres morales - G. Leopardi

autrui. Et qui ne sait que presque tous nos plaisirs


viennent plutôt de notre imagination que des
qualités propres aux choses qui nous plaisent ?

Ces remarques s’appliquent aussi bien aux écrits


qu’aux autres choses, et je dis que s’il paraissait
aujourd’hui un poème égal ou supérieur à l’Iliade,
même s’il était lu très attentivement par les
meilleurs juges des choses poétiques, plairait
beaucoup moins que l’Iliade, et, par conséquent,
serait bien moins estimé : car les beautés du poème
nouveau ne seraient pas fortifiées par une
renommée de vingt-sept siècles ni par mille
souvenirs et mille égards, comme le sont les beautés
de l’Iliade. Je dis également que quiconque lirait
avec soin la Jérusalem ou le Roland, sans en
connaître toute la célébrité, retirerait de sa lecture
bien moins de plaisir que les autres lecteurs. Enfin,
généralement parlant, les premiers lecteurs de
chaque œuvre remarquable et les contemporains de
celui qui l’a écrite, supposé qu’elle doive obtenir de
la renommée dans la postérité, sont ceux qui, en la
lisant, éprouvent le moins de jouissance : de là
résulte un très grave préjudice pour les écrivains.

Chapitre VI

Voilà une partie des difficultés qui peuvent


t’empêcher d’acquérir de la gloire auprès des
personnes studieuses et auprès de ceux-là mêmes
qui excellent dans l’art d’écrire et dans la science.

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151 Œuvres morales - G. Leopardi

Quant à celles qui sont suffisamment pourvues de


cette instruction qui aujourd’hui est, on peut le dire,
une partie nécessaire de la civilisation, et qui
cependant ne font profession ni d’étudier ni d’écrire
et ne lisent que par passe-temps, tu sais qu’elles ne
sont point aptes à jouir de la bonté des livres autant
qu’il le faudrait, et il en existe un autre motif encore
en outre de ceux que j’ai dits. C’est que ces
personnes-là ne cherchent dans ce qu’elles lisent
que le plaisir présent. Mais le présent est chose
naturellement petite et insipide pour tous les
hommes. Les choses les plus douces et, comme dit
Homère, Vénus, le sommeil, le chant et les dames,
commencent vite et nécessairement à ennuyer, si à
l’occupation présente ne s’ajoute pas l’espoir d’un
plaisir ou d’un agrément prochain, qui en dépende.
Telle est la condition de l’homme qu’il ne jouit
vivement que de ce qui consiste surtout dans
l’espérance, et telle est la force de l’espérance que
beaucoup d’occupations, privées par elles-mêmes de
tout plaisir et même fâcheuses ou fatiguantes, si on
y ajoute l’espoir de quelque bien, deviennent très
agréables et très douces, pour longues qu’elles
soient. Au contraire, les choses qu’on regarde
comme agréables en soi, si l’espérance ne s’y mêle
pas, causent de l’ennui presque aussitôt qu’on les
goûte. Nous voyons que les savants sont comme
insatiables de lecture, même des lectures les plus
arides, et éprouvent un perpétuel plaisir dans leurs
études, qu’ils continuent une bonne partie du jour :
c’est qu’ils ont toujours devant les yeux un but à
atteindre et une espérance quelconque de progrès et
de profit, et même quand parfois, dans leurs loisirs,

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152 Œuvres morales - G. Leopardi

ils lisent par divertissement, ils ne laissent pas de se


proposer, en outre du plaisir présent, quelqu’autre
utilité plus ou moins déterminée. Mais les autres
lecteurs ne cherchent dans leur lecture aucune fin
qui ne soit contenue, pour ainsi dire, dans les
limites de cette lecture même ; dès les premières
pages des livres les plus charmants, ils se trouvent
rassasiés après un moment de vain plaisir. Pleins
d’ennui, ils vont errant de livre en livre, et ils
finissent par s’étonner que d’autres puissent tirer un
long plaisir d’une longue lecture. Tu vois par cela
seul que tout l’art, toute l’habileté et toute la peine
de celui qui écrit sont choses presque perdues pour
de telles personnes ; et ces personnes forment
généralement le plus grand nombre des lecteurs.
Les savants même, quand les années ont changé,
comme il arrive, l’objet et la nature de leurs études,
supportent à peine la lecture de livres dont, en
d’autres temps, ils furent ou auraient pu être
charmés outre mesure, et ils ont beau avoir encore
l’intelligence et l’habileté nécessaires pour en
connaitre le prix, ils n’en retirent que de l’ennui,
parce qu’ils n’en attendent aucune utilité.

Chapitre VII

Jusqu’ici nous avons parlé de la littérature en


général, et principalement des lettres agréables pour
lesquelles je te vois une inclination plus marquée.
Parlons maintenant de la philosophie en particulier,
bien que je n’entende pas séparer les lettres de la

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153 Œuvres morales - G. Leopardi

philosophie : elles en dépendent entièrement. Tu


croiras peut-être que, comme la philosophie dérive
de cette raison que l’universalité des hommes non
cultivés possède à un plus haut degré que
l’imagination et les facultés du cœur, le prix des
œuvres philosophiques doit être reconnu plus
aisément et par plus de personnes que celui des
poèmes et autres écrits relatifs à l’agréable et au
beau. Or moi je pense que le goût et le sentiment de
la poésie sont moins rares que ceux de la
philosophie. D’abord, tiens pour certain que, pour
faire des progrès notables en poésie, il ne suffit pas
d’avoir l’esprit fin ni une grande facilité à raisonner :
il faut aussi beaucoup de force d’imagination.
Descartes, Galilée, Leibnitz, Newton, Vico, si l’on
regarde à leurs dispositions innées, auraient pu être
de grands poètes, et, d’autre part, Homère, Dante,
Shakespeare, auraient pu être de grands
philosophes. Mais pour éclaircir cette matière et la
traiter à fond il faudrait trop de temps, et cela nous
éloignerait de notre dessein. Je passe outre, en me
contentant de cette vue, et je dis que seuls les
philosophes peuvent connaître parfaitement le prix
et sentir le charme des livres philosophiques : je
parle bien entendu du fond de ces livres, et non des
ornements de paroles et de style qui peuvent s’y
ajouter. Les hommes dont la nature n’est pas, pour
ainsi dire, poétique, ont beau entendre les paroles et
le sens des poèmes, ils n’en comprennent pas les
sentiments et les images ; il en est de même de ceux
qui ne sont pas habitués à méditer et à philosopher
en eux-mêmes ou qui ne sont pas capables de
penser profondément : pour vrais que soient les

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154 Œuvres morales - G. Leopardi

raisonnements du philosophe, pour rigoureuses que


soient ses conclusions, pour claire que soit son
exposition, ils entendent ses paroles et ce qu’il veut
dire, mais non pas la vérité de ses discours. Ils n’ont
pas la faculté et l’habitude de pénétrer avec leur
pensée au fond des choses, ni de décomposer et de
diviser leurs idées en leurs plus petites parties, ni de
contempler tout d’un coup plusieurs idées
particulières afin d’en tirer une idée générale, ni de
suivre sans fatigue, avec les yeux de l’intelligence,
un long enchaînement de vérités, ni de découvrir les
liaisons obscures et subtiles qui unissent chaque
vérité à cent autres. Aussi leur est-il difficile ou
impossible d’imiter ou de renouveler dans leur
esprit les opérations qu’ils ont vu faire ou
d’éprouver les impressions éprouvées par le
philosophe : et pourtant c’est l’unique moyen de
voir, de comprendre et d’apprécier convenablement
toutes les causes qui ont induit ce philosophe à
porter tel ou tel jugement, à affirmer ou nier telle ou
telle chose, à douter de telle ou telle autre. Ils
entendent bien ses pensées, mais ils n’entendent pas
si elles sont vraies ou probables, n’ayant pu en
éprouver la vérité, et la probabilité. C’est à peu près
ce qui arrive aux bommes naturellement froids en
présence des imaginations et des passions
exprimées par les poètes. Tu sais que c’est une chose
commune aux poètes et aux philosophes de
s’enfermer dans le fond de l’âme humaine et d’en
extraire, pour les mettre à la lumière, les qualités
intimes, les variétés d’allure, les mouvements et les
progrès secrets avec leurs causes et leurs effets :
ceux qui ne sont pas capables de sentir en eux-

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155 Œuvres morales - G. Leopardi

mêmes si les pensées des poètes correspondent à la


réalité, n’en sentent pas, n’en connaissent pas
davantage quand il s’agit des philosophes.

De là vient ce que nous voyons tous les jours :


beaucoup d’œuvres remarquables, également claires
et intelligibles pour tous, paraissent à ceux-ci
contenir mille vérités certaines, à ceux-là mille
erreurs manifestes : aussi sont-elles combattues, en
public ou en particulier, non seulement par
malignité, par intérêt ou pour d’autres causes
semblables, mais aussi par faiblesse d’esprit et par
incapacité de sentir et de comprendre la certitude
des principes, la rectitude des déductions et des
conclusions, et en général la convenance, la force et
la vérité des raisonnements. Souvent les plus
admirables mouvements de philosophie sont
accusés d’obscurité, non par la faute des écrivains,
mais, d’une part, à cause de la profondeur ou de la
nouveauté des pensées; d’autre part, à cause de
l’obscurité d’intelligence de lecteurs incapables de
les comprendre en aucune manière. Considère donc
combien il est difficile, même dans le genre
philosophique, d’obtenir de la gloire, si due qu’elle
soit. Car tu ne doutes pas, bien que je le passe sous
silence, que le nombre des philosophes vrais et
profonds, seuls juges capables des autres
philosophes, ne soit pas très petit, même dans l’âge
présent, quoiqu’il soit plus ami de la philosophie
que les âges passés. Je laisse de côté les différentes
factions, quel que soit le nom qu’on leur donne,
entre lesquelles sont divisés aujourd’hui, comme ils
l’ont toujours été, ceux qui font profession de

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156 Œuvres morales - G. Leopardi

philosopher : chacune d’elle refuse ordinairement


aux œuvres des autres la louange et l’estime qui leur
sont dues, non seulement parce qu’elles le veulent
ainsi, mais parce qu’elles ont l’esprit occupé d’autres
principes.

Chapitre VIII

Si plus tard (comme il n’est rien que je ne me puisse


promettre d’un talent comme le tien) tu t’élèves si
haut par le savoir et la méditation qu’il te soit
donné, comme jadis à quelques esprits d’élite, de
découvrir quelque vérité importante, inconnue
auparavant, et même inattendue, extraordinaire,
contraire aux opinions présentes, ne crois pas que
dans ta vie tu retireras de cette découverte quelque
gloire exceptionnelle. Non, tu ne recevras pas de
louange, pas même des sages, excepté peut-être
d’une infime partie d’entre eux, jusqu’à ce que ces
mêmes vérités aient été répétées tantôt par l’un,
tantôt par l’autre, et que peu à peu, avec le temps,
les hommes y accoutument d’abord leur oreille, puis
leur intelligence. Car à aucune vérité nouvelle et
entièrement différente des jugements qui ont cours
il n’a suffi d’être démontrée, dès son apparition,
avec une évidence et une certitude géométriques, à
moins que la démonstration n’ait été toute
matérielle, pour qu’elle ait pu être tout à coup
introduite et établie dans le monde : il faut le temps,
la coutume, l’exemple : les hommes s’habituent à
croire, comme à tout autre chose : c’est même par

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157 Œuvres morales - G. Leopardi

l’habitude qu’ils croient généralement, et non pour


avoir compris la certitude des preuves. A la fin, cette
vérité, enseignée d’abord aux enfants, est acceptée
communément : alors on se rappelle avec
étonnement le temps où on l’ignorait, et l’on se
moque de l’opinion opposée des aïeux ou des
contemporains. Mais, pour en arriver là, il a fallu
d’autant plus de difficulté et de temps que ces
vérités nouvelles et incroyables ont été plus grandes
et plus capitales, et par conséquent destructrices
d’un plus grand nombre d’opinions enracinées dans
les âmes. Et même les intelligences fines et exercées
ne sentent pas facilement toute la force des raisons
qui démontrent ces vérités inouïes et trop au-delà
des limites de leurs connaissances et de leur
expérience, surtout quand ces vérités répugnent aux
croyances invétérées. Descartes, dans la géométrie,
qu’il étendit merveilleusement en y adaptant
l’algèbre et d’autres découvertes à lui, ne fut
compris de son temps que par un très petit nombre.
La même chose arriva à Newton. En vérité, la
condition des hommes extraordinairement
supérieurs en science à leur temps ne diffère pas
beaucoup de celle des lettrés et des doctes qui vivent
dans des provinces ignorantes : car ils ne sont pas
tenus en l’estime qu’ils mériteraient, ceux-ci par
leurs concitoyens, comme je le dirai plus tard, ceux-
là par leurs contemporains : souvent même, ils sont
vilipendés pour la singularité de leur vie et de leurs
opinions, ou à cause de l’incapacité où l’on est
autour d’eux de connaître le prix de leurs facultés et
de leurs œuvres.

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158 Œuvres morales - G. Leopardi

Il n'est pas douteux que, depuis la renaissance de la


civilisation, le genre humain fait de perpétuels
progrès dans la science. Mais ces progrès sont lents
et bornés : tandis que les esprits grands et
distingués, qui s’adonnent à la spéculation de
l’univers sensible ou intelligible et à la recherche de
la vérité, cheminent et même courent parfois, avec
une rapidité presque illimitée. Aussi n’est-il pas
possible que le monde, qui les voit s’avancer si vite,
se hâte assez pour les rejoindre au point qu’ils ont
atteint. Il ne presse même pas le pas, et il n’arrive à
un point qu’un ou plusieurs siècles après que
quelque haut esprit y est arrivé.

C’est un sentiment, on peut le dire universel, que le


savoir humain doit la plus grande partie de ses
progrès à ces génies sublimes, qui se lèvent de
temps en temps, un à un, comme des miracles de la
nature. Je crois, au contraire, que le savoir doit
beaucoup aux esprits ordinaires, très peu aux
esprits extraordinaires. Supposons qu’un de ceux-ci,
après avoir parcouru la carrière du savoir humain,
fasse, pour ainsi dire, dix pas plus outre : la plupart
des hommes, non seulement ne se disposent pas à le
suivre, mais rient de ce progrès, quand ils ne font
pas pire. Cependant beaucoup d’esprits médiocres,
s’aidant peut-être en partie des pensées et des
découvertes de ce grand génie, mais se servant
surtout de leurs études personnelles, font ensemble
un pas : comme l’espace parcouru est très faible,
comme les pensées sont peu nouvelles, comme les
auteurs de ces pensées sont très nombreux, ils sont
universellement suivis au bout de quelques années.

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159 Œuvres morales - G. Leopardi

En progressant ainsi, selon l’habitude, peu à peu et


par l’œuvre et l’exemple des autres intelligences
médiocres, les hommes accomplissent finalement
les dix pas en question, et les pensées du grand
homme sont généralement admises comme vraies
par toutes les nations civilisées. Mais lui, déjà mort
depuis longtemps, n’acquiert pas pour cela une
tardive et intempestive réputation : sa mémoire a
déjà disparu ou l’opinion injuste qu’on avait de lui
de son vivant prévaut sur toute autre considération.
D’autre part, ce n’est point par lui que les hommes
en sont venus à ce degré de science, et puis, ils lui
sont déjà égaux en savoir, bientôt ils le dépasseront,
ils l’ont peut-être dès lors dépassé : car le temps a
pu mieux démontrer, mieux éclaircir les vérités
imaginées par lui, rendre certaines ses conjectures,
donner un ordre meilleur, une forme plus heureuse
à ses inventions, et, pour ainsi dire, les mûrir. A
moins qu’un savant, en remontant dans le passé, ne
considère les opinions de ce grand homme et ne les
compare à celle de la postérité : alors il voit combien
il a devancé le genre humain et lui donne quelques
louanges, qui font un peu de bruit et sont vite
oubliées.

Le progrès du savoir humain acquiert, comme les


corps qui tombent, une plus grande rapidité
d’instant en instant : néanmoins il arrive
difficilement qu’une même génération d’hommes
change d’idées ou reconnaisse ses erreurs de
manière à croire aujourd’hui le contraire de ce
qu’elle croyait en d’autres temps. Mais elle prépare à
la génération présente les moyens de savoir et de

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160 Œuvres morales - G. Leopardi

croire le contraire, en beaucoup de choses, de ce


qu’elle a su et cru. Toutefois, de même que personne
ne sent le mouvement perpétuel qui nous fait
tourner avec la terre, de même l’universalité des
hommes ne s’aperçoit pas du progrès continu que
font ses connaissances et des constantes
transformations de ses jugements. Jamais elle ne
change d’opinion de manière à croire qu’elle en
change. Mais elle ne pourrait faire autrement que de
s’en apercevoir et que de le croire chaque fois qu’elle
embrasserait tout d’un coup une opinion bien
différente de celle qu’elle avait tout à l’heure. C’est
pourquoi aucune vérité semblable, à moins qu’elle
ne tombe sous les sens, ne sera jamais crue
communément par les contemporains de celui qui
l’a connue le premier.

Chapitre IX

Supposons que tout obstacle soit surmonté : la


fortune a aidé ton mérite et tu as atteint réellement,
je ne dis pas la célébrité, mais la gloire, non après ta
mort, mais pendant ta vie. Voyons quels fruits tu en
retireras. Ce sera d’abord ce désir qu’auront les
hommes de te voir et de te connaître en personne, le
plaisir d’être montré au doigt; cet honneur et ce
respect, qui te sera marqué en ta présence, par les
attitudes et les paroles, voilà le plus grand avantage
que nous vaut la gloire littéraire. Il semblerait que
tu dusses en jouir plutôt dans les petites villes que
dans les grandes, où les yeux et les esprits sont

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161 Œuvres morales - G. Leopardi

distraits et attirés tantôt par la puissance, tantôt par


la richesse, tantôt enfin par les arts qui servent à
l’entretien et à l’agrément de la vie inutile. Mais
comme les petites villes manquent la plupart du
temps des moyens et des secours par lesquels on
arrive à l’excellence dans les lettres et dans les arts,
et comme tout ce qui est rare et précieux se réunit
dans les grandes villes, les petites villes, qui sont
rarement habitées par les savants et où les bonnes
études font défaut, estiment d’ordinaire fort peu et
la science et la renommée, qui vient de la science :
car c’est une chose qui, dans ces lieux-là, n’est pas
un objet d’envie. Et si par hasard quelque personne
remarquable ou même extraordinaire par le génie et
le savoir, se trouve habiter un petit endroit, le fait
d’y être unique dans son genre, loin de la grandir, la
diminue de telle sorte que, si célèbre qu’elle soit au
dehors, elle est pour les habitants la plus négligée et
la plus obscure de la ville. Si quelque part l’or et
l’argent étaient ignorés et sans prix, l’homme qui en
aurait en abondance, sans posséder d’autre bien, ne
serait pas plus riche que les autres : il serait le plus
pauvre et on le tiendrait pour tel. De même, là où le
génie et la science sont inconnus et par conséquent
inappréciés, si quelqu’un abonde de ces biens, il ne
lui est pas possible de prédominer pour cela, et, s’il
manque du reste, on le méprise. Et tant s’en faut
qu’on puisse être honoré en de tels endroits, que
parfois on vous y croit plus grand que vous ne l’êtes,
sans pour cela vous estimer aucunement. Au temps
que, tout jeune homme, je revenais parfois dans
mon petit Bosisio, on savait, dans le pays, que
j’étudiais et que je m’exerçais quelque peu à écrire.

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162 Œuvres morales - G. Leopardi

Les paysans me croyaient poète, philosophe,


physicien, mathématicien, médecin, légiste,
théologien et habile dans toutes les langues du
monde, et ils m’interrogeaient indistinctement sur
n’importe quel point de science ou de langage
qu’amenait le hasard de la conversation. Et cette
opinion qu’ils avaient de moi ne faisait pas qu’ils
m’estimassent beaucoup : ils me croyaient même
bien inférieur à tous les hommes instruits des autres
pays. Mais si je leur laissais soupçonner que ma
science était un peu moins démesurée qu’ils ne le
pensaient, je tombais encore plus bas dans leur
estime et, à la fin, ils se persuadaient que mon
savoir n’était pas plus étendu que le leur.

Quant aux grandes villes, ce que nous avons dit plus


haut te permettra de juger quels obstacles
s’opposent à ce qu’on y acquière de la gloire et à ce
qu’on y en jouisse, quand on l’a atteinte. J’ajoute
que, bien qu’aucune renommée ne soit plus difficile
à mériter que celle de poète distingué, ou d’écrivain
agréable, ou de philosophe, aucune n’est moins
profitable à qui la possède. Tu n’ignores pas ces
plaintes perpétuelles des anciens et des modernes
sur la pauvreté et les infortunes des grands poètes.
Chez Homère, tout, pour ainsi dire, est d’une beauté
mystérieuse, sa personne comme sa poésie : sa
patrie, sa vie, son histoire, sont comme un arcane
impénétrable aux hommes. Au milieu de tant
d’incertitudes et d’obscurités, une seule tradition est
constante, c’est qu’Homère fut pauvre et
malheureux : on dirait que la renommée des siècles
n’a pas voulu laisser en doute que la condition de

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163 Œuvres morales - G. Leopardi

tous les grands poètes n’ait été aussi celle du prince


de la poésie. Mais, laissant de côté les autres biens,
ne parlons que de l’honneur : il n’est pas de
renommée qui, dans l’usage de la vie, soit moins
honorable que celle-là et moins utile pour être
estimé d’autrui. Est-ce que la multitude des
personnes qui l’obtiennent ou l’immensité même
des difficultés qui empêchent de l’obtenir, ôtent tout
prix et tout crédit à une telle réputation? Est-ce que
tous les hommes légèrement cultivés croient avoir
eux-mêmes, ou pouvoir aisément acquérir, dans les
lettres et dans la philosophie, assez de
connaissances et assez de puissance pour ne pas se
croire bien inférieurs à ceux qui vraiment valent
quelque chose? Sont-ce les deux causes à la fois?
Toujours est-il que si l’on passe pour un
mathématicien, un physicien, un philologue, un
antiquaire médiocre, ou pour un peintre, un
sculpteur, un musicien également médiocre, si l’on
est médiocrement versé même dans une seule
langue ancienne ou étrangère, c’est un moyen
d’obtenir auprès du commun des hommes, même
dans les meilleures villes, beaucoup plus de
considération et d’estime que l’on n’en obtient si
l’on est loué par les bons juges comme un
philosophe ou un poète remarquable, ou comme
excellant dans l’art de bien écrire. Ainsi les deux
genres les plus nobles, les plus difficiles, les plus
extraordinaires, les plus merveilleux, les deux
sommets, pour ainsi dire, de l’art et de la science
humaines, c’est-à-dire la poésie et la philosophie,
sont, chez qui s’y exerce, surtout aujourd’hui, les
facultés les moins estimées du monde. On les met

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164 Œuvres morales - G. Leopardi

au-dessous même des arts qui s’exercent


principalement avec la main, parce que, entre autres
causes, il n’est personne qui ne présume ou
posséder ces qualités sans les avoir recherchées ou
pouvoir les rechercher sans étude et sans fatigue.
Enfin le poète et le philosophe ne retirent dans leur
vie aucun fruit de leur génie, aucune récompense de
leurs études, si ce n’est peut-être une gloire née et
renfermée parmi un très petit nombre de personnes.
Voilà encore une des nombreuses ressemblances de
la philosophie avec la poésie : elle aussi, la
philosophie, elle est pauvre et nue, comme dans le
vers de Pétrarque : tous les biens lui manquent, et
aussi le respect et l’honneur.

Chapitre X

Tu ne pourras donc, dans le commerce des hommes,


retirer presque aucun bénéfice de ta gloire : ta plus
grande jouissance sera de la repasser dans ton esprit
et de t’y complaire dans le silence de la solitude : tu
y prendras un aiguillon et un encouragement pour
de nouvelles fatigues, tu t’en feras un fondement
pour de nouvelles espérances. Comme tous les biens
de l’homme, en effet, la gloire littéraire est plus
agréable dans l’avenir que dans le présent : elle n’est
même jamais présente pour celui qui la possède et
ne se retrouve dans aucun lieu.

Ainsi, tu finiras par recourir en imagination à ce


refuge et à cette consolation extrême des grandes

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165 Œuvres morales - G. Leopardi

âmes, qui est la postérité. Cicéron, riche d’une gloire


non pas simple et vulgaire, mais multiple,
extraordinaire et aussi grande que pouvait l’obtenir
un ancien et un Romain chez les anciens et les
Romains, ne s’en tourna pas moins avec avidité vers
les générations futures et prononça ces paroles, qu’il
prêta à une autre personne : « Penses-tu que j’aurais
entrepris tant de travaux, le jour et la nuit, en paix
et à la guerre, si ma gloire avait dû être terminée par
les mêmes bornes que ma vie? N’aurait-il pas mieux
valu passer une vie oisive et tranquille, sans travail,
sans effort? Mais, je ne sais comment, mon âme se
levait et regardait toujours vers la postérité, comme
si je dusse vivre enfin après ma sortie de la vie. »
Cicéron attribue ces idées à un sentiment de
l’immortalité de notre âme, qui a été mis par la
nature dans les cœurs humains. Mais la vraie cause
est que tous les biens du monde, à peine obtenus,
paraissent indignes des soins et des fatigues qu’ils
nous ont coûtés. Mais, comme dit Simonide, « la
belle espérance nous nourrit tous d’apparences
heureuses, et chacun se travaille en vain. L’un
attend l’aurore amie, l’autre l’âge ou la saison : et
aucun mortel ne hâte son pas sur la terre sans que
son âme lui promette, pour l’année à venir, la faveur
et la bonté de Pluton et des autres dieux. » Ainsi, à
mesure que l’expérience nous montre la vanité de la
gloire, l’espérance est chassée et poursuivie de lieux
en lieux et finit par ne savoir plus où se reposer dans
tout l’espace de la vie : mais elle ne périt pas pour
cela : elle franchit les limites de la mort et s’arrête
dans la postérité. Car l’homme est toujours incliné
et forcé à se nourrir du bien futur, de même qu’il est

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166 Œuvres morales - G. Leopardi

toujours très mal satisfait du bien présent. Aussi


ceux qui sont désireux de gloire, même s’ils l’ont
obtenue dans leur vie, se repaissent principalement
de celle qu’ils espèrent posséder après leur mort : et
personne n’est heureux aujourd’hui : car, méprisant
la vaine félicité présente, tous se réconfortent à la
pensée de la félicité également vaine qu’ils se
promettent dans l’avenir.

Chapitre XI

Mais enfin, quel est ce recours que nous demandons


à la postérité? Certes la nature de notre imagination
nous porte à nous faire de l’avenir une plus grande
et une meilleure opinion que des contemporains,
par cela seul que nous n’avons aucune connaissance,
ni par expérience, ni par renommée, des hommes
qui ne sont pas encore. Mais, si nous tenons compte
de la raison et non de l’imagination, croyons-nous
que ceux qui viendront doivent en effet être
meilleurs que les contemporains? Je crois plutôt le
contraire et je tiens pour vrai le proverbe, que le
monde empire en vieillissant. La condition des
hommes distingués me paraîtrait meilleure s’ils
pouvaient en appeler aux hommes du passé, qui, au
dire de Cicéron, ne furent pas inférieurs en nombre
aux hommes de l’avenir, et leur furent bien
supérieurs en vertu. Certes le plus valeureux de ce
siècle ne recevra aucune louange des anciens. Qu’on
accorde que nos descendants seront plus exempts
de rivalités, d’envie, d’amour et de haine, non pas

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167 Œuvres morales - G. Leopardi

entre eux, mais vis-à-vis de nous. Seront-ils aussi


meilleurs juges à d’autres points de vue? Pensons-
nous, pour ne parler que des lettres, que nos
descendants auront un plus grand nombre de poètes
distingués, d’écrivains excellents, de philosophes
judicieux et profonds? ou que le jugement de ceux-ci
aura plus d’influence sur la multitude d’alors qu’il
n’en a sur celle de maintenant? Croyons-nous que,
dans le commun des hommes, les facultés du cœur,
de l’imagination, de l'intelligence vaudront mieux
qu’aujourd’hui?

Pour les belles-lettres, ne voyons-nous pas dans


combien de siècles un jugement pervers a régné? On
y méprisait la vraie perfection du style, on y oubliait,
on y raillait les excellents écrivains anciens ou
nouveaux; on y aimait, on y prisait constamment
telle ou telle manière barbare, qu’on tenait même
pour la seule convenable et naturelle : car il est
difficile de distinguer de la nature une coutume
quelconque, si corrompue et si mauvaise qu’elle
soit. Et cela n’est-il pas arrivé dans des siècles et
chez des peuples d’ailleurs pleins de noblesse?
Quelle certitude avons-nous que la postérité doive
louer toujours les manières d’écrire que nous
louons, si toutefois ce que nous louons est vraiment
louable? Rien ne change plus que les jugements et
les goûts des hommes au sujet des beautés du style :
ils varient selon les temps, la nature des lieux et des
peuples, les mœurs, les usages, les personnes. Il faut
bien que la gloire des écrivains soit soumise à cette
variété et à cette inconstance.

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168 Œuvres morales - G. Leopardi

Plus variable encore et plus inconstante est la


condition de la philosophie et des autres sciences,
bien qu’à première vue le contraire semble vrai : car
les belles-lettres ont pour objet le beau, qui dépend
en grande partie des habitudes et des opinions, et
les sciences ont pour objet le vrai, qui est immobile
et ne souffre pas de changement. Mais ce vrai est
caché aux mortels, sauf ce que les siècles en
découvrent peu à peu, et les mortels, en s’efforçant
de le connaître, en le conjecturant, en embrassant
tour à tour telle ou telle apparence, se divisent en
plusieurs opinions et en plusieurs sectes : de là naît
dans les sciences une variété considérable. D’autre
part, les nouvelles nations et les nouveaux éclairs de
vérité qui nous parviennent de temps en temps
accroissent continuellement la science. Pour ce
motif, et aussi parce qu’en divers temps
prédominent diverses opinions qui tiennent lieu de
certitudes, il arrive que la science ne reste presque
jamais dans le même état et ne cesse pas de changer
de forme et de qualité. Je laisse de côté le premier
point, c’est-à-dire la variété, qui peut-être n’est pas
moins nuisible à la gloire des philosophes ou des
savants auprès de leur postérité qu’auprès de leurs
contemporains. Mais la mutabilité des sciences et de
la philosophie, combien ne doit-elle pas nuire à
cette gloire dans la postérité? Quand, par de
nouvelles découvertes ou de nouvelles suppositions,
de nouvelles conjectures, l’état de l’une ou de l’autre
de ces sciences aura été notablement changé par
rapport à ce qu’il est dans notre siècle, en quelle
estime seront tenus les écrits et les pensées des
hommes qui ont aujourd’hui le plus de renommée?

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169 Œuvres morales - G. Leopardi

Qui lit aujourd’hui les œuvres de Galilée? Elles


furent à coup sûr admirables dans leur temps, et on
n’en pouvait peut-être pas écrire alors, sur un tel
sujet, qui fussent meilleures ni plus dignes d’une
intelligence sublime, ni plus remplies de grandes
inventions et de nobles pensées. Néanmoins il n’est
pas de physicien ou de mathématicien médiocre qui
ne se trouve être, en physique ou en mathématiques,
bien supérieur à Galilée. Combien de personnes
lisent aujourd’hui les écrits du chancelier Bacon ?
Qui s’inquiète de ceux de Mallebranche? Et l’œuvre
même de Locke, si les progrès de la science qu’il a
comme fondée sont, dans l’avenir, aussi rapides
qu’ils paraissent devoir l’être, combien de temps
restera-t-elle entre les mains des hommes?

En vérité, la force même du génie, l’industrie et le


travail, dont usent les philosophes et les savants
pour établir leur propre gloire, sont cause, avec le
temps, qu’ils l’éteignent ou l’obscurcissent. Car le
progrès que chacun d’eux fait faire à sa science, et
dont vient leur renommée, fait naître d’autres
progrès par lesquels leurs noms et leurs écrits
tombent peu à peu dans l’oubli, et il est difficile à la
plupart des hommes d’admirer et de vénérer en
autrui une science qui est de beaucoup inférieure à
celle qu’ils possèdent. Or qui peut douter que l’âge
prochain n’ait à reconnaître la fausseté de beaucoup
de choses affirmées aujourd’hui par les premiers
savants, et que cet âge ne doive surpasser de
beaucoup l’âge présent dans la connaissance du
vrai.

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170 Œuvres morales - G. Leopardi

Chapitre XII

Peut-être te demanderas-tu en dernier lieu quel est


mon sentiment, quel est le conseil que je te donne.
Dois-tu continuer ou t’arrêter dans la poursuite de
cette gloire si pauvre en utilité, si difficile à atteindre
et à garder, semblable à une ombre : l’as-tu entre les
mains? tu ne peux ni la sentir ni l’empêcher de
t’échapper. Je vais te dire brièvement et en toute
franchise quel est mon avis. J’estime que cette
finesse et cette force merveilleuses de ton
intelligence, cette noblesse, cette chaleur et cette
fécondité de ton cœur et de ton imagination, sont,
de toutes les qualités que le sort dispense aux âmes
humaines, les plus dangereuses et les plus
lamentables pour celui qui les reçoit. Mais quand on
les a reçues, il est impossible d’en fuir le danger ; et
d’autre part, en ces temps-ci, l’unique utilité qu’elles
puissent nous donner est cette gloire qu’on en retire
parfois, si on les applique aux lettres et aux sciences.
Tu as vu ces pauvres, que quelque accident a
estropiés, et qui s’ingénient à tirer de leur infirmité
le plus de profit qu’ils peuvent, et en usent pour
provoquer la compassion et la libéralité des hommes
: eh bien, mon sentiment est que tu dois, toi aussi,
t’ingénier à recueillir, de toute façon, de tes qualités
le seul bien qu’elles puissent te donner, si petit qu’il
soit et si incertain. D’ordinaire, elles sont tenues,
dans le passé et dans le présent, pour des bienfaits
et des dons de la nature par ceux qui en sont privés.
Chose non moins contraire au bon sens que si un

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171 Œuvres morales - G. Leopardi

homme bien portant enviait aux malheureux dont je


parlais leurs infirmités corporelles, comme si ces
disgrâces devaient être recherchées à cause du
misérable gain qu’elles procurent. Les autres
hommes s’occupent d’agir, autant que les
circonstances le permettent, et de jouir, autant que
le comporte cette condition mortelle : les grands
écrivains sont incapables par nature ou par
habitude, d’un grand nombre des plaisirs humains;
ils se privent, volontairement, de beaucoup d’autres
de ces plaisirs : souvent, ils sont négligés dans la
société, sauf par les quelques personnes qui
s’occupent aux mêmes études : leur destinée est de
mener une vie semblable à la mort et de vivre, s’ils
obtiennent de vivre, après le tombeau. Mais notre
destin, où qu’il nous entraîne, doit être suivi avec
une âme forte et grande : ce devoir s’impose surtout
à ta vertu et à celle des hommes qui te ressemblent.

XIV

DIALOGUE DE FREDERIC RUYSCH ET DE SES


MOMIES

CHŒUR DES MORTS DANS LE CABINET DE


FRÉDÉRIC RUYSCH.

Toi qui, seule au monde, es éternelle, toi vers qui se


dirige toute chose créée, ô mort, c’est en toi que se
repose notre nature nue, non pas joyeuse, mais à
l’abri de l’antique douleur. Une nuit profonde

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172 Œuvres morales - G. Leopardi

obscurcit dans l’âme confuse les pensées pénibles ;


l’esprit desséché sent que la force lui manque pour
l’espérance et pour le désir : il est ainsi délivré des
angoisses et des craintes et il consume sans ennui la
durée vide et lente du temps. Nous vécûmes : et
comme dans l’âme de l’enfant à la mamelle erre
comme une mémoire de fantômes effrayants qui ont
mouillé ses rêves de sueur, ainsi nous nous
souvenons de notre vie; mais la peur n’accompagne
pas ce souvenir. Que fûmes-nous? que fut ce
moment cruel qui s’appela la vie ? La vie ! chose
aujourd’hui obscure et merveilleuse pour notre
pensée, et telle qu’à la pensée des vivants apparaît la
mort inconnue. Comme on répugne à la mort en
vivant, ainsi la flamme vitale répugne à notre nature
nue, qui est, non pas joyeuse, mais tranquille, car le
bonheur est refusé aux mortels et est refusé aux
morts par la destinée.

RUYSCH. (Il est en dehors du cabinet et regarde


par les fentes de la porte.)

Diantre! qui a enseigné la musique à ces morts? Ils


chantent à minuit comme des coqs. En vérité, je me
sens une sueur froide, et peu s’en faut que je ne sois
plus mort que mes morts. Quand je les ai préservés
de la corruption, je ne pensais pas qu’ils
ressusciteraient. C’est comme cela ; avec toute ma
philosophie, je tremble de la tête aux pieds. Maudit
soit le diable qui me donna la tentation d’introduire
ce monde-là dans ma maison ! Je ne sais que faire.
Si je les laisse enfermés ici, qui sait s’ils ne briseront
pas la porte ou s’ils ne sortiront pas par le trou de la

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173 Œuvres morales - G. Leopardi

serrure pour venir me trouver dans mon lit? Appeler


à l’aide par peur des morts, cela ne me va guère.
Allons, prenons courage, et essayons un peu de les
effrayer à leur tour.

(Il entre.)

Enfants, à quel jeu jouons-nous? Ne vous souvenez-


vous plus que vous êtes morts? Quel est ce vacarme?
Vous êtes-vous enorgueillis de la visite du czar, au
point de ne plus vous croire soumis aux lois
anciennes? J’imagine que vous avez eu l’intention
de faire une niche et que ce n’est pas pour de bon. Si
vous êtes ressuscités, je m’en réjouis avec vous ;
mais je ne suis pas assez riche pour entretenir les
vivants, comme je fais pour les morts : aussi,
décampez d’ici. Si ce que l’on dit des vampires est
vrai et que vous en soyez, cherchez d’autre sang à
boire; je ne suis pas disposé à me laisser sucer le
mien avec la même libéralité que je vous ai mis du
sang artificiel dans les veines. En résumé, si vous
voulez continuer à rester tranquilles et en silence,
comme vous êtes restés jusqu’ici, nous demeurerons
en bonne harmonie et vous ne manquerez de rien ;
sinon, voyez-vous, je prends la barre de la porte et je
vous assomme tous.

UN MORT

Ne te mets pas en colère : je te promets que nous


resterons tous morts comme nous le sommes, sans
que tu aies à nous égorger.

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174 Œuvres morales - G. Leopardi

RUYSCH

Mais quelle est donc cette fantaisie de chanter, qui


vous est venue maintenant?

LE MORT

Tout à l’heure, à minuit précis, s’est accomplie cette


grande année mathématique sur laquelle les anciens
écrivent tant de choses : et c’est aussi la première
fois que les morts parlent. Et ce n’est pas seulement
nous : dans chaque cimetière, dans chaque sépulcre,
au fond de la mer, sous la neige ou le sable, à ciel
ouvert, enfin en quelque lieu qu’ils se trouvent, tous
les morts, à minuit, ont chanté comme nous le chant
que tu as entendu.

RUYSCH

Et combien de temps pourront-ils chanter ou parler


?

LE MORT

Ils ont déjà fini de chanter, et, pour ce qui est de


parler, ils en ont le pouvoir pour un quart d’heure.
Puis ils retourneront dans le silence jusqu’à ce que
la même année s’accomplisse de nouveau.

RUYSCH

Si cela est vrai, je ne crois pas qu’il vous arrive


d’interrompre mon sommeil une seconde fois.
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175 Œuvres morales - G. Leopardi

Parlez donc librement entre vous. Je me tiendrai ici,


à l’écart, et je vous écouterai volontiers, par
curiosité, sans vous déranger.

LE MORT

Non, nous ne pouvons parler qu’en répondant à


quelque personne vivante. Celui qui n’a pas à
donner la réplique aux vivants, se repose, sa
chanson finie.

RUYSCH

Je le regrette vraiment, car j’imagine qu’il serait


d’un grand intérêt d’entendre ce que vous diriez, si
vous pouviez converser ensemble,

LE MORT

Même si nous le pouvions, tu n’entendrais rien : car


nous n’avons rien à nous dire.

RUYSCH

Mille questions à vous faire me viennent à l’esprit.


Mais comme je n’ai pas assez de temps pour choisir,
donnez-moi à entendre en peu de mots quels
sentiments vous éprouvâtes, physiquement et
moralement, au moment de la mort.

LE MORT

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176 Œuvres morales - G. Leopardi

Quant au moment de la mort, je ne m’en suis pas


aperçu.

LES AUTRES MORTS

Nous non plus.

RUYSCH

Comment ne vous en aperçûtes-vous pas?

LE MORT

A peu près comme tu ne t’aperçois pas du moment


où tu commences à dormir, quelque attention que tu
y apportes.

RUYSCH

Mais s’endormir est chose naturelle.

LE MORT

Et mourir ne te semble pas naturel ? montre-moi un


homme, une bête ou une plante qui ne meure pas?

RUYSCH

Je ne m’étonne plus que vous alliez chantant et


parlant, si vous ne vous apercevez pas de la mort.

Tel celui qui, ne s’apercevant pas de sa blessure,

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177 Œuvres morales - G. Leopardi

Allait combattant et était mort,

dit un poète italien. Je pensais que, sur cette affaire


de la mort, vos pareils savaient quelque chose de
plus que les vivants. Mais, pour parler sérieusement,
ne sentez-vous aucune douleur, au moment de la
mort ?

LE MORT

Quelle douleur peut être celle dont ne s’aperçoit pas


celui qui l’éprouve ?

RUYSCH

Quoi qu’il en soit, tous sont persuadés que le


sentiment de la mort est très douloureux.

LE MORT

Comme si la mort était un sentiment, et non pas le


contraire d’un sentiment!

RUYSCH

Eh bien! tous, qu’ils soient sur la nature de l’âme de


l’avis d’Épicure ou de l’avis ordinaire, tous, dis-je,
ou du moins la plupart, s’accordent en ce que je
disais : ils croient que la mort est naturellement et
sans comparaison aucune la plus vive des douleurs.

LE MORT

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178 Œuvres morales - G. Leopardi

Pose donc, de notre part, cette question aux uns et


aux autres : si l’homme ne peut s’apercevoir du
moment où les fonctions vitales s’interrompent plus
ou moins chez lui, par le sommeil, par une léthargie,
par une syncope ou par toute autre cause, comment
s’apercevra-t-il du moment où les mêmes fonctions
cesseront tout à fait, non pour un instant, mais pour
toujours? En outre, comment peut-il se faire qu’un
sentiment vif se produise dans la mort? ou que la
mort soit par elle-même un sentiment vif? Quand la
faculté de sentir est non seulement affaiblie et
restreinte, mais réduite à si peu de chose qu’elle
manque et s’anéantit, croyez-vous que la personne
soit capable d’un sentiment fort? Et cette extinction
même de la faculté de sentir, croyez-vous qu’elle
doive être un sentiment très grand ? Vous voyez que
même ceux qui meurent de maux aigus et
douloureux, à l’approche de la mort, plus ou moins
de temps avant d’expirer, entrent dans la
tranquillité et dans le repos, et l’on peut connaître
que leur vie, réduite à presque rien, ne suffit plus à
la douleur, si bien que celle-ci cesse avant celle-là.
Voilà ce que tu diras de notre part à quiconque croit
qu’il mourra de douleur au moment de la mort.

RUTSCH

Les Épicuriens pourront peut-être se contenter de


ces raisons. Mais il n’en sera pas de même de ceux
qui ont une autre opinion sur la substance de l’âme,
comme celle que j’ai eue et que j’aurai désormais
bien plus fortement, moi qui ai entendu les morts
parler et chanter. Car, nous qui pensons que la mort

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179 Œuvres morales - G. Leopardi

consiste en une séparation de l’âme et du corps,


nous ne comprendrons pas comment ces deux
choses, unies et comme collées l’une à l’autre, de
manière à ne faire qu’une même personne, puissent
se séparer sans une très grande violence et une
peine indicible.

LE MORT

Dis-moi : l’âme est-elle par hasard attachée au corps


par quelque nerf, quelque muscle ou quelque
membrane qui doive nécessairement se rompre
quand l’âme s’en va? ou est-elle un membre du
corps qu’il faille arracher ou couper violemment? Ne
vois-tu pas que l’âme ne sort du corps que quand
elle est empêchée d’y rester et qu’elle n’y trouve plus
de place, sans qu’aucune force l’extirpe ou la
déracine ? Dis-moi encore : en entrant dans le
corps, se sent-elle clouer ou attacher fortement, ou,
comme tu dis, coller? Pourquoi donc se sentirait-elle
arracher, quand elle en sortira? Pourquoi
éprouverait-elle une sensation violente? Tiens pour
certain que l’entrée et la sortie de l’âme se font avec
la même tranquillité, la même facilité, la même
douceur.

RUYSCH

Quelle chose est donc la mort, si ce n’est une


douleur?

LE MORT

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180 Œuvres morales - G. Leopardi

Plutôt un plaisir qu’autre chose. Sache que la mort,


comme le sommeil, ne vient pas en un instant, mais
par degrés. Il est vrai que ces degrés sont plus ou
moins sensibles suivant les causes et le genre de la
mort. Mais au dernier de ces degrés, la mort
n’apporte ni douleur, ni plaisir, pas plus que le
sommeil. Dans les degrés précédents, la douleur ne
peut naître : car la douleur est chose vive, et les sens
de l’homme à ce moment, c’est-à-dire quand la mort
a commencé, sont moribonds, c’est-à-dire presque
sans force. Cependant la mort peut fort bien être
une cause de plaisir : car le plaisir n’est pas toujours
chose vive, et la plupart des jouissances humaines
consistent plutôt en une sorte de langueur. Ainsi les
sens de l’homme sont capables de plaisir, même au
moment de s’éteindre, attendu que très souvent la
langueur est par elle-même un plaisir, surtout
quand elle nous délivre d’une souffrance : car la
cessation de toute douleur ou de tout malaise est, tu
le sais bien, un plaisir en soi. De la sorte, la langueur
de la mort doit être d’autant plus agréable qu’elle
délivre l’homme d’une plus grande souffrance. Pour
moi, bien qu’à l’heure de la mort je n’aie pas fait
grande attention à ce que je sentais, parce que les
médecins m’avaient défendu de me fatiguer la
cervelle, je me rappelle cependant que la sensation
que j’éprouvai ne diffère guère de celle que cause la
langueur du sommeil au moment où on s’endort.

LES AUTRES MORTS

Nous aussi, il nous semble avoir les mêmes


souvenirs.

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181 Œuvres morales - G. Leopardi

RUYSCH

Je veux bien vous croire. Pourtant, tous ceux avec


qui j’ai eu occasion de raisonner sur ce sujet avaient
des opinions bien différentes : mais, autant que je
me le rappelle, ils n’alléguaient pas leur expérience
propre. Or dites-moi : au moment de la mort,
pendant que vous sentiez cette douceur, crûtes-vous
que vous mouriez et que ce plaisir fût une courtoisie
de la mort, ou imaginâtes-vous quelque autre
chose?

LE MORT

Tant que je ne fus pas mort, je ne me persuadai


jamais que je n’échapperais pas au péril ; et tant que
j’eus la faculté de penser, j’espérai jusqu’au dernier
moment qu’il me restait une heure ou deux à vivre ;
je pense que c’est là ce qui arrive à beaucoup
d’hommes, quand ils meurent.

LES AUTRES MORTS

La même chose nous est arrivée.

RUYSCH

Oui, Cicéron dit que personne n’est assez décrépit


pour ne pas se promettre de vivre au moins une
année. Mais comment vous aperçûtes-vous à la fin
que votre âme était sortie de votre corps? Dites : à
quoi reconnûtes-vous que vous étiez morts? — Ils ne
répondent pas. — Mes fils, ne m’entendez-vous pas?
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182 Œuvres morales - G. Leopardi

— Le quart d’heure sera écoulé. Tâtons-les un peu.


Ils sont de nouveau morts et bien morts : il n’y a pas
de danger qu’ils me fassent peur une seconde fois.
Retournons nous coucher.

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183 Œuvres morales - G. Leopardi

XV

PAROLES MEMORABLES DE FILIPPO


OTTONIERI.

Chapitre I

Flippo Ottonieri, dont j’entreprends d’écrire


quelques pensées remarquables que je tiens en
partie de lui-même, en partie des autres, naquit et
vécut la plupart du temps à Nubiana, dans la
province de Valdivento. Il y mourut récemment, et
on n’y a point souvenir d’aucun homme qu’il ait
injurié, ni en actes, ni en paroles. Il fut haï
généralement de ses concitoyens, parce qu’il parut
prendre peu de plaisir à beaucoup de choses qui ont
coutume d’être aimées et recherchées par la plupart
des hommes : cependant il ne fit jamais paraître ni
mésestime ni blâme pour ceux qui avaient plus
d’attachement et plus d’amour que lui pour ces
choses. On croit qu’il fut en effet, — et non pas
seulement en pensée, mais dans la pratique, — ce
que les autres hommes de son temps faisaient
profession d’être, c’est-à-dire philosophe. Aussi
parut-il singulier, bien qu’il n’affectât pas de
paraître différent de la multitude en quoi que ce fût.
Dans cette intention, il disait que la plus grande
singularité qui se puisse trouver aujourd’hui dans
les coutumes, dans les conditions ou dans les actes
d’un particulier, si on la compare à la singularité des

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184 Œuvres morales - G. Leopardi

hommes qui parurent bizarres chez les anciens, se


trouve être d’un bien autre genre. La singularité
d’aujourd’hui diffère si peu des habitudes des
contemporains, que, si grande qu’elle nous paraisse,
elle aurait paru aux anciens ou faible ou nulle, chez
les peuples qui furent anciennement les plus
incultes ou les plus corrompus. Il comparait la
singularité de J.-J. Rousseau, qui parut si étrange à
nos pères, avec celle de Démocrite et des premiers
philosophes cyniques. Il ajoutait que l’homme qui
vivrait aujourd’hui aussi différemment de son
temps, que ces philosophes grecs vivaient
différemment du leur, au lieu d’être tenu pour
singulier, serait, pour ainsi dire, exclu de l’espèce
humaine par l’opinion publique. Et il estimait que
d’après le degré de singularité que l’on pouvait
trouver parmi les hommes d’un même pays et d’un
même temps, on pouvait juger du degré de culture
des hommes dans le même pays et dans le même
temps.

Dans la vie, quoique très sobre, il se disait épicurien,


peut-être plutôt par badinage que par sentiment ;
mais il condamnait Épicure : il disait que les
contemporains de ce philosophe pouvaient tirer un
bien plus grand plaisir de l’étude de la vertu et du
soin de la gloire, que du repos, de la négligence et de
l’usage des voluptés corporelles, où il plaçait le
souverain bien de la vie. Et il affirmait que la
doctrine épicurienne, si adaptée à l’âge moderne, ne
convenait en rien à l’antiquité.

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185 Œuvres morales - G. Leopardi

En philosophie, il aimait à se dire socratique ; et


souvent, comme Socrate, il passait une bonne partie
du jour à raisonner philosophiquement, tantôt avec
l’un, tantôt avec l’autre, et principalement avec
quelques-uns de ses amis : la circonstance donnait
le sujet de la discussion. Mais il ne fréquentait pas,
comme Socrate, les boutiques des cordonniers, des
menuisiers, des forgerons et des autres ; il pensait
que si les forgerons et les cordonniers d’Athènes
avaient du temps à dépenser pour philosopher, ceux
de Nubiana seraient morts de faim s’ils en avaient
fait autant. Il ne raisonnait pas non plus, comme
Socrate, par une suite de questions et d’arguments :
quoique les modernes soient plus patients que les
anciens, disait-il, on ne trouverait pas aujourd’hui
quelqu’un qui tolérât de répondre à un millier de
demandes à la file, et d’écouter une centaine de
conclusions. En réalité, il n’avait de Socrate que la
parole parfois ironique et dissimulée. Cherchant
l’origine de la fameuse ironie socratique, il disait :
Socrate, né avec une âme assez belle et partant avec
des dispositions très grandes à aimer, mais, au
physique, disgracié outre mesure, désespéra
probablement, dès sa jeunesse, de pouvoir être aimé
d’un autre amour que de celui de l’amitié; or l’amitié
est peu propre à satisfaire un cœur délicat et ardent,
qui éprouve souvent pour les autres une affection
beaucoup plus douce. D’autre part, s’il avait
abondamment tout le courage qui naît de la raison,
il ne semble pas qu’il possédât suffisamment celui
qui vient de la nature, pas plus que les autres
qualités qui, dans ces temps de guerre et de sédition
et dans cette grande licence des Athéniens, étaient

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186 Œuvres morales - G. Leopardi

nécessaires pour s’occuper dans sa patrie des


affaires publiques. Là encore, son physique ingrat et
ridicule ne lui aurait pas été peu nuisible auprès
d’un peuple qui, même dans sa langue, mettait peu
de différence entre le beau et le bon et avait en outre
un penchant naturel à railler. Ainsi, dans une cité
libre et pleine de bruit, de passions, d’affaires, de
passe-temps, de richesses et d’autres ressources
semblables, Socrate pauvre, repoussé par l’amour,
peu propre aux affaires publiques et doué,
néanmoins, d’un génie très grand qui, uni à de telles
conditions, en devait accroître l’importunité outre
mesure, se mit par loisir à raisonner subtilement sur
les actions, sur les coutumes et sur les qualités de
ses concitoyens ; il y mêla habituellement une
certaine ironie, comme il devait arriver
naturellement à quelqu’un qui se trouvait empêché
d’avoir part, pour ainsi dire, à la vie. Mais la
mansuétude et la magnanimité de sa nature, jointes
à la célébrité que lui valurent ces raisonnements et
qui dut consoler en partie son amour-propre, firent
que cette ironie ne fut ni dédaigneuse ni acerbe,
mais reposée et douce.

C’est ainsi que pour la première fois, suivant le mot


fameux de Cicéron, on fit descendre la philosophie
du ciel : Socrate l’introduisit dans la cité et dans les
maisons. Il la détourna de la spéculation des choses
occultes où elle avait été placée tout entière
jusqu’alors; il lui fit considérer les coutumes et la vie
des hommes ; elle disputa de la vertu et des vices,
des choses bonnes et utiles et de leurs contraires.
Mais Socrate n’eut pas, dès le principe, l’intention

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187 Œuvres morales - G. Leopardi

de faire cette innovation, ni d’enseigner quoi que ce


fût, ni d’obtenir le nom de philosophe, qui, à cette
époque, était réservé aux seuls physiciens ou
métaphysiciens, et qu’il ne pouvait espérer de
mériter par de telles discussions et de telles
conversations. Il fit ouvertement profession de ne
rien savoir ; il ne se proposa que de causer des
affaires d’autrui : il préféra ce passe-temps à la
philosophie même et à toute autre science, ou à tout
autre art, parce que, naturellement porté à l’action
beaucoup plus qu’à la spéculation, il ne se mettait à
discourir qu’à cause des difficultés qui
l’empêchaient d’agir. Dans ces entretiens, il
s’adressa toujours aux personnes jeunes et belles
plus volontiers qu’aux autres, comme s’il trompait
son désir et comme s’il se plaisait d’être estimé de
ceux dont il aurait souhaité d’être aimé. Et comme
toutes les écoles de philosophie grecque, qui
naquirent depuis, dérivèrent en quelque sorte de
l’école socratique, Ottonieri concluait que l’origine
de presque toute la philosophie grecque, d’où naquit
la moderne, fut le nez écrasé et la figure de satyre
d’un homme excellent d’esprit et très ardent de
cœur.

Il ne laissa aucun écrit sur la philosophie ni sur rien


qui fut en dehors de l’usage privé. On lui demandait
pourquoi il ne philosophait pas par écrit, comme il
avait coutume de faire de vive voix, et pourquoi il ne
fixait pas ses pensées sur le papier. Il répondit : La
lecture est une conversation que l’on a avec
l’écrivain. De même que, dans les fêtes et les
réjouissances publiques, ceux qui ne font pas ou ne

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188 Œuvres morales - G. Leopardi

croient pas faire partie du spectacle, ne tardent pas


à s’ennuyer, de même, dans la conversation, il est
généralement plus agréable de parler que d’écouter.
Mais les livres sont, par nécessité, comme ces
personnes qui, en société, parlent toujours et
n’écoutent jamais. Aussi faut-il que le livre dise de
très bonnes et de très belles choses et les dise très
bien, pour que le lecteur lui pardonne de parler
toujours. Autrement, il est fatal que le livre se fasse
haïr, comme se fait haïr tout parleur insatiable.

Chapitre II

Il n’admettait aucune distinction entre les affaires et


les divertissements, et, toutes les fois qu’il avait été
occupé à quelque chose, si grave que cette chose fût,
il disait qu’il s’était distrait. Pour peu qu’il fût resté
quelques instants sans occupations, il déclarait qu’il
n’avait eu, dans cet intervalle, aucun passe-temps.

Il disait que les plaisirs les plus vrais de notre vie


naissent des fausses imaginations et que les enfants
trouvent tout, même dans rien, et les hommes rien
dans tout.

Il assimilait chacun des plaisirs, appelés


communément réels, à un artichaut dont on ne
pourrait atteindre ce qui est mangeable qu’en
rongeant et en avalant d’abord toutes les feuilles, et
il ajoutait que de tels artichauts sont encore très
rares et que la plupart, extérieurement semblables à

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189 Œuvres morales - G. Leopardi

ceux-là, n’ont rien de mangeable à l’intérieur, et


que, pour lui, il lui était difficile de s’astreindre à
avaler les feuilles, et qu’il se contentait de s’abstenir
des uns et des autres.

On lui demandait quel était le pire moment de la vie


humaine. Il répondit : Excepté le temps de la
douleur et celui de la crainte, je croirais pour ma
part que les pires moments sont ceux du plaisir. Car
l’espérance et le souvenir de ces moments, qui
occupent le reste de la vie, sont choses meilleures et
bien plus douces que les plaisirs même. Il
comparait, en général, les plaisirs humains aux
odeurs, car les odeurs ont coutume de laisser un
bien plus grand regret d’elles-mêmes que n’importe
quelle autre sensation, au point de vue du plaisir, et,
à son avis, de tous les sens de l’homme, le plus
éloigné de pouvoir se rassasier des plaisirs qui lui
sont propres, c’était l’odorat. Il comparait aussi les
odeurs à l’attente des biens ; il disait que les choses
odoriférantes qui sont bonnes à manger ou à goûter
ont ordinairement plus d’odeur que de saveur,
puisqu’à les goûter on aura moins de plaisir qu’à les
sentir, ou qu’elles seront moins bonnes que l’odorat
le faisait espérer. Il racontait qu’il lui était souvent
arrivé de supporter impatiemment le retard de
quelque bien qu’il était déjà certain d’obtenir, non
qu’il fut trop avide de ce bien, mais il craignait de
s’en diminuer la jouissance en le caressant de trop
d’imaginations qui le lui représenteraient beaucoup
plus grand qu’il ne serait. Cependant il avait tout
fait pour divertir son esprit de la pensée de ce bien,
comme on fait pour les pensées mauvaises.

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190 Œuvres morales - G. Leopardi

Il disait d’ailleurs que chacun de nous, dès qu’il


vient au monde, est comme quelqu’un qui se couche
dans un lit dur et incommode; à peine s’y trouve-t-il
que, se sentant mal à son aise, il commence à se
retourner sur chaque flanc, à changer sans cesse de
place et d’attitude. Il passe de la sorte toute la nuit à
toujours espérer de pouvoir prendre à la fin un peu
de sommeil et à se croire parfois sur le point de
s’endormir. L’heure arrive et, sans s’être jamais
reposé, il se lève.

Observant, avec quelques personnes, des abeilles


occupées à leur besogne, il dit : « Vous êtes
heureuses, si vous ne comprenez pas votre malheur.
»

Il ne croyait pas que l’on pût ni raconter les misères


des hommes, ni en déplorer une seule
suffisamment.

A cette question d’Horace : comment se fait-il que


personne ne soit content de sa condition ? il
répondait : La cause en est que personne n’a été
heureux. Sujets et princes, pauvres et riches, faibles
et puissants seraient très satisfaits de leur sort, et ne
porteraient pas envie à autrui, car les hommes ne
sont pas plus difficiles à contenter que n’importe
quelle autre race ; mais ils ne se peuvent contenter
que du bonheur. Or, s’ils sont toujours malheureux,
quoi d’étonnant qu’ils ne soient jamais contents ?

Il faisait cette remarque : supposons que quelqu’un


se trouve dans la plus heureuse condition de la

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191 Œuvres morales - G. Leopardi

terre, sans qu’il se puisse promettre de l’améliorer


en rien; on peut presque affirmer qu’il sera le plus
malheureux de tous les hommes. Même les plus
vieux forment des projets et des espérances
d’améliorer leur condition de quelque manière. Il
rappelait un passage de Xénophon2, où celui-ci
conseille, quand on doit acheter un terrain,
d’acheter de ceux qui sont mal cultivés; car, dit-il,
un terrain, qui ne doit pas te rapporter plus qu’il ne
te rapporte, ne te fait pas tant de plaisir qu’il ne t’en
ferait si tu le voyais passer du bien au mieux; et tous
les patrimoines que nous voyons aller en
s’accroissant nous donnent bien plus de
contentement que les autres.

Il remarquait au contraire qu’il n’y a point de


situation si malheureuse qu’elle ne puisse empirer,
et qu’aucun mortel, si malheureux qu’il soit, ne peut
avoir la consolation de se vanter d’être dans une
telle infortune qu’elle ne comporte pas
d’accroissement. Bien que l’espérance n’ait pas de
bornes, les biens des hommes sont bornés. Bien
plus, à peu de choses près, le riche et le pauvre, le
maître et l’esclave, si nous comparons leur condition
à leurs habitudes et à leurs désirs, se trouvent avoir
généralement la même quantité de biens. Mais la
nature n'a mis aucune limite à nos maux, et
l'imagination même ne peut forger aucune calamité
si grande qu’elle ne se réalise présentement ou
qu’elle se soit déjà réalisée chez quelqu’un de notre
espèce. La plupart des hommes ne peuvent espérer

2
Oecon. Cap. 20, § 23.

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192 Œuvres morales - G. Leopardi

aucun accroissement de leur bonheur, tandis que le


cours de la vie fournit à tous de trop réels motifs de
crainte.

La fortune a beau faire, elle ne perd jamais la faculté


de nous infliger de nouveaux malheurs capables de
vaincre et de rompre la fermeté même du désespoir.

Il se moquait souvent de ces philosophes qui ont


estimé que l’homme se peut soustraire à la
puissance de la fortune, en méprisant et en
regardant comme étrangers tous les biens et tous les
maux qu’il ne dépend pas de lui d’atteindre ou
d’éviter, de maintenir ou de repousser, et en ne
plaçant son bonheur ou son malheur que dans ce
qui dépend totalement de lui. Au sujet de cette
opinion, il disait, entre autres choses : S’il y eut
jamais quelqu’un qui vécût avec autrui en vrai et en
parfait philosophe, personne n’a vécu ni ne vit de
cette manière avec lui-même, et il est aussi possible
de ne pas s’occuper de ses affaires plus que de celles
d’autrui, que de s’occuper de celles d’autrui comme
si elles étaient à soi. Mais, supposé que cette
disposition d’âme, dont parlent ces philosophes,
non seulement fût possible, ce qui n’est pas, mais se
trouvât réellement et actuellement dans l’un de
nous, et qu’elle y fût encore plus parfaite qu’ils ne le
disent, affermie et rendue naturelle par un long
usage et par mille expériences, est-ce que,
néanmoins le bonheur et le malheur d’un tel homme
ne seraient pas au pouvoir de la fortune? Ne serait-
elle pas soumise à la fortune, cette disposition
même de l’âme qui, présument-ils, s’y doit

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193 Œuvres morales - G. Leopardi

soustraire? La raison de l’homme n’est-elle pas


soumise chaque jour à une infinité d’accidents ? Les
innombrables maladies qui apportent la stupidité, le
délire, la frénésie, la fureur, la sottise, cent autres
genres de folie courte ou durable, temporaire ou
perpétuelle, ne peuvent-elles pas la troubler, la
débiliter, la bouleverser, l’éteindre? La mémoire,
conservatrice de la sagesse, ne va-t-elle pas toujours
s’usant et s’amoindrissant quand on s’éloigne de la
jeunesse? Combien, dans la vieillesse, deviennent
enfants d’esprit ! Presque tous perdent, à cet âge, la
vigueur de l’intelligence. En outre, à cause de
quelque mauvaise disposition physique que ce soit,
même dans la santé et l’intégrité de toute faculté
d’intelligence et de mémoire, le courage et la
fermeté s’allanguissent plus ou moins. Enfin, c’est
une grande folie de confesser que votre corps est
soumis à toutes les choses qui ne sont pas en votre
pouvoir et de nier, avec cela, que l’âme, qui dépend
du corps presque en tout, soit nécessairement
sujette d’aucun objet extérieur. Et il concluait que
l’homme tout entier est toujours et invinciblement
au pouvoir de la fortune.

On lui demandait pourquoi naissent les hommes. Il


répondit par plaisanterie : Pour connaître combien
il est plus à propos de n’être pas né.

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194 Œuvres morales - G. Leopardi

Chapitre III

A propos d’une certaine mésaventure qui lui était


arrivée, il dit : Perdre une personne aimée, par
quelque accident subit ou par une maladie courte et
rapide, n’est pas si cruel que de la voir se détruire
peu à peu (et cela lui était arrivé) par une longue
infirmité, qui ne l’enlève qu'après l’avoir changée de
corps et d’âme et comme transformée en une autre
personne. Chose misérable, car, en ce cas, la
personne aimée ne s’en va pas en nous laissant, à sa
place, une image non moins aimable que par le
passé ; mais elle nous reste devant les yeux toute
différente de celle que tu as aimée autrefois, de
manière que toutes les illusions de l’amour nous
sont violemment arrachées de l’âme et, quand elle
se retire pour toujours de notre présence, cette
première image, que nous avions dans la pensée, se
trouve remplacée par la nouvelle image. Ainsi nous
venons à perdre tout à fait la personne aimée ; elle
ne peut plus survivre pour nous, même en
imagination, et l’imagination, au lieu de nous
consoler, ne nous offre que des matières de
tristesse. Enfin, de semblables mésaventures ne
laissent, dans la douleur qu’elles apportent, aucun
point pour s’y reposer.

Quelqu’un se plaignait de je ne sais quelle peine et


disait : « Si je pouvais m’en délivrer, toutes les
autres que j’ai me seraient légères à supporter. » Il
répondit : « Au contraire : alors elles seraient
lourdes, maintenant elles te sont légères. »

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195 Œuvres morales - G. Leopardi

Un autre disait : « Si cette douleur avait duré


davantage, elle n’aurait pas été supportable. » Il
répondit : « Au contraire : grâce à l’habitude, tu
l’aurais mieux supportée. »

Et en beaucoup de choses relatives à la nature des


hommes, il s’écartait des jugements ordinaires de la
multitude, et parfois aussi de ceux des sages. Par
exemple, il disait que les moments opportuns pour
faire une demande ou une prière n’étaient pas ceux
où la personne à solliciter ou à prier éprouve une
allégresse insolite. Surtout, disait-il, quand la
requête n’est pas telle que celui à qui on s’adresse
puisse la satisfaire aussitôt par un simple
consentement ou à peu près : j’estime que, chez les
hommes, la joie n’est pas moins inopportune que la
douleur, pour obtenir quelque chose d’eux. Car l’une
et l’autre passion emplissent également l’homme de
la pensée de lui-même de sorte qu’elles n’y laissent
point de place pour les affaires d’autrui. Comme le
mal dans la douleur, ainsi le bonheur dans la grande
allégresse tend et occupe l’âme et la rend incapable
du souci des besoins et des désirs d’autrui. L’un et
l’autre moment sont particulièrement étrangers à la
compassion : celui de la douleur, parce que l’homme
est entièrement tourné à la pitié de lui-même, et
celui de la joie parce qu’alors toutes les choses
humaines et toute la vie nous apparaissent comme
très joyeuses et très agréables : si bien que les
mésaventures et les peines paraissent comme de
vaines imaginations, ou du moins on en repousse la
pensée, comme étant trop en désaccord avec la
disposition présente de notre esprit. Les meilleurs

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196 Œuvres morales - G. Leopardi

moments pour tenter de décider quelqu’un à agir


aussitôt, ou à se résoudre à agir, dans l’intérêt
d’autrui, sont ceux de quelque allégresse paisible et
modérée, qui ne soit ni extraordinaire, ni vive ; ou
aussi, et mieux encore, ceux d’une joie qui, bien que
vive, n’a aucun sujet déterminé, mais naît de belles
pensées et consiste en une tranquille agitation de
l’esprit. En cet état, les hommes sont plus disposés
que jamais à la compassion, plus faciles à qui les
prie, et parfois ils saisissent volontiers l’occasion
d’obliger les autres et de tourner en quelque action
louable ce mouvement confus et cet élan agréable de
leurs pensées.

Il niait également que le malheureux, en racontant


ou en exprimant d’une façon quelconque ses maux,
rencontre d’ordinaire une plus grande compassion
ou un plus grand souci chez ceux qui ont avec lui
une plus grande conformité de peines. Au contraire :
en entendant nos plaintes ou en apprenant notre
condition n’importe comment, ils ne font attention
qu’à une chose, qui est de mettre en eux-mêmes
leurs maux au-dessus des nôtres, comme plus
graves : et souvent il arrive que, quand nous les
croyons le plus émus sur notre état, ils nous
interrompent pour nous raconter leur sort, et
s’efforcent de nous persuader qu’il est moins
tolérable que le nôtre. Et il disait qu’en de tels cas il
arrive ordinairement ce qu’on lit d’Achille dans
l’Iliade : Priam, suppliant et pleurant, était
prosterné à ses pieds : à peine a-t-il fini sa
lamentation misérable qu’Achille se met à pleurer à
part lui, non des maux de Priam, mais de ses

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197 Œuvres morales - G. Leopardi

propres infortunes, au souvenir de son père et de


sou ami tué. Ottonieri ajoutait que ce qui donne
parfois de la compassion, c’est d’avoir soi-même
éprouvé jadis les mêmes maux qu’on entend ou
qu’on voit dans autrui, mais non pas de les
supporter dans le moment.

Il disait que la négligence et l’irréflexion sont des


motifs de commettre une infinité d’actes cruels ou
méchants, et que souvent ces défauts ont une
apparence de cruauté et de méchanceté. Par
exemple, quelqu’un qui, sortant de chez lui pour
aller à quelque passe-temps, laisse ses esclaves, en
un lieu découvert, grelotter à la pluie : non par âme
dure et impitoyable, mais n’y pensant pas ou ne se
rendant pas compte de leur souffrance. Il estimait
que chez les hommes l’irréflexion est beaucoup plus
fréquente que la méchanceté, l’inhumanité et les
autres sentiments semblables, qu’elle est l’origine
d’un très grand nombre de mauvaises œuvres, et
qu’une très grande partie des actions et des
démarches des hommes, qu’on attribue à quelque
vil défaut moral, ne sont vraiment autre chose que
de l’étourderie.

Il dit, dans une certaine occasion, qu’une pleine et


manifeste ingratitude était moins pénible pour un
bienfaiteur que de se voir rémunéré d’un grand
bienfait par un petit, grâce auquel l’obligé, par
grossièreté de jugement ou par méchanceté, peut se
croire ou se prétendre délié de toute obligation,
tandis que lui paraîtra récompensé, ou, par civilité,
fera semblant de se tenir pour récompensé : ainsi,

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198 Œuvres morales - G. Leopardi

d’un côté il est privé de la gratitude toute nue et


toute stérile qu’il s’était vraisemblablement promise
dans une certaine mesure, de l’autre il perd la
faculté de se plaindre librement de l’ingratitude, ou
de paraître, comme il l’est en effet, mal et
injustement payé de retour.

Je lui ai aussi entendu attribuer cette pensée.

Nous sommes enclins et accoutumés à supposer


chez ceux avec qui il nous arrive de converser,
beaucoup de finesse et d’habileté pour apercevoir
nos qualités véritables, ou celles que nous croyons
avoir, ou pour connaître la beauté ou quelque autre
vertu de nos paroles et de nos actions. Nous leur
supposons aussi beaucoup de profondeur, une
grande force de réflexion et beaucoup de mémoire,
pour considérer ces vertus et ces qualités et les avoir
toujours présentes à l’esprit : et pourtant, eu égard à
toute autre chose, nous ne découvrons pas en eux
ces dons ou nous n’avouons pas entre nous que nous
les découvrons.

Chapitre IV

Il remarquait que quelquefois les hommes irrésolus


sont très persévérants dans leurs desseins, en dépit
des difficultés, et cela par leur irrésolution même ;
attendu que s’ils renonçaient au parti qu’ils ont une
fois pris, il leur faudrait se décider une seconde fois.
Quelquefois ils sont très prompts et très actifs à

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199 Œuvres morales - G. Leopardi

exécuter ce qu’ils ont résolu : car, craignant d’en


venir d’un moment à l’autre à abandonner le dessein
qu’ils ont formé et de revenir à cette douloureuse
perplexité d’une âme en suspens, où ils ont été avant
de se décider, ils hâtent l’exécution et y emploient
toute leur force ; ils y sont plus excités par l’anxiété
et l’incertitude de pouvoir se vaincre eux-mêmes
que par l’objet propre de leur entreprise et par les
autres obstacles qu’ils ont à surmonter pour y
atteindre.

Il disait quelquefois en riant que les personnes


accoutumées à communiquer continuellement leurs
pensées et leurs sentiments aux autres, s’exclament,
même quand elles sont seules, si une mouche les
pique, si elles renversent un vase ou le laissent
tomber; qu’au contraire celles qui sont accoutumées
à vivre en elles-mêmes et à se renfermer dans leur
for intérieur, même si elles se sentent saisies
d’apoplexie et qu’elles soient en présence d’autres
personnes, n’ouvrent pas la bouche.

Il estimait qu’une bonne partie des hommes,


anciens et modernes, qui sont réputés grands ou
extraordinaires, ont acquis cette réputation surtout
par la prédominance de quelqu’une de leurs qualités
sur les autres. Un homme en qui les qualités de
l’esprit seraient balancées et proportionnées entre
elles, quand même elles seraient extraordinaires et
démesurément grandes, pourrait à peine faire des
choses dignes de l’une ou l’autre épithète ni paraître
aux contemporains ou à la postérité grand ou
extraordinaire.

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200 Œuvres morales - G. Leopardi

Il distinguait, dans les nations civilisées modernes,


trois genres de personnes. Le premier est celui des
hommes dont la nature, en ses éléments particuliers
comme aussi en ses éléments communs à tous, se
trouve changée et transformée par l’art et les
habitudes de la vie civilisée. De ce genre, disait-il,
sont toutes les personnes qui sont aptes aux affaires
privées ou publiques, à se mêler avec plaisir au
commerce affable des hommes, à se rendre à leur
tour agréables à ceux avec lesquels elles se trouvent
vivre ou qu’elles pratiquent personnellement d’une
manière ou d’une autre ; enfin celles qui sont aptes à
l’usage de la vie civile actuelle. Ce seul genre, disait-
il, pour parler en général, atteint et possède, dans
les nations susdites, l’estime des hommes. Le
second genre comprend ceux dont la nature ne
semble pas suffisamment changée par rapport à sa
première condition, soit qu’elle n’ait pas été, comme
on dit, cultivée, ou que, par son étroitesse et son
insuffisance, elle ait été peu apte à recevoir et à
conserver les impressions et les effets de l'art, de la
pratique et de l’exemple. C’est là le genre le plus
nombreux : mais il est méprisé non moins par lui-
même que par les autres, digne de peu de
considération, et il consiste en somme en ce peuple
qui a ou mérite le nom de vulgaire, en quelque
condition et en quelque état que la fortune l’ait
placé. Le troisième, incomparablement inférieur en
nombre aux deux autres, presque aussi méprisé que
le second, souvent même bien davantage, est celui
des personnes en qui la nature, par surabondance
de force, a résisté à l’art de notre vie présente et la
repousse loin d’elle, en n’en conservant qu’une

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201 Œuvres morales - G. Leopardi

petite partie, insuffisante pour l’usage des affaires et


pour se conduire avec les hommes ainsi que pour se
rendre agréable et estimé en conversant avec eux. Et
il subdivisait ce genre en deux espèces : l’une tout à
fait forte et vigoureuse, méprisant le mépris qu’on
lui porte universellement, souvent plus joyeuse de
ce mépris que si on l’honorait, différente des autres
non seulement par nécessité de nature, mais aussi
volontairement et de bon gré, éloignée des
espérances ou des plaisirs du commerce des
hommes et solitaire au milieu de la cité, non moins
parce qu’elle évite les autres que parce qu’elle en est
évitée. Il ajoutait que cette espèce ne se rencontre
que très rarement. L’autre espèce était, disait-il,
d’une nature dont la force était mêlée d’une sorte de
faiblesse et de timidité, si bien que cette nature est
en lutte avec elle-même. Les hommes de cette
espèce ne sont point par volonté éloignés de
converser avec les autres ; ils désirent en beaucoup
de choses diverses se rendre conformes ou
semblables aux hommes du premier genre ; ils
s’affligent dans leur cœur de la mésestime où ils se
voient, et de paraître au-dessous d’hommes qui leur
sont démesurément inférieurs en génie et en
caractère, et ils ne viennent pas à bout, quelque soin
et quelque diligence qu’ils y mettent, de s’adapter à
l’usage de la vie ni de se rendre dans la conversation
tolérables, je ne dis pas à autrui, mais à eux-mêmes.
Tels ont été dans les âges précédents, tels sont de
notre temps, l’un plus, l’autre moins, beaucoup des
génies les plus grands et les plus délicats. Et comme
exemple insigne, il citait Jean-Jacques Rousseau,
ajoutant à cet exemple un autre tiré des anciens,

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202 Œuvres morales - G. Leopardi

c’est-à-dire Virgile : dans sa Vie latine, qui porte le


nom du grammairien Donat, il est rapporté d’après
l’autorité de Mélissus, grammairien lui aussi et
affranchi de Mécène, qu’il avait beaucoup de
difficulté à parler et qu’on l’eût pris pour un
ignorant. Cela est-il vrai, et Virgile, précisément par
la merveilleuse finesse de son génie, était-il peu apte
à vivre avec les hommes? Il lui semblait qu’on
pouvait le déduire avec beaucoup de probabilité,
autant de l’art très subtil et très pénible de son style,
que du caractère propre de sa poésie, et, aussi, de ce
qu’on lit à la fin du second livre des Géorgiques. Là
le poète, contre l’usage des Romains antiques, et
surtout de ceux d’un grand génie, se déclare
désireux de la vie obscure et solitaire ; et cela de
manière à faire comprendre qu’il y est contraint par
sa nature plutôt qu’enclin, et qu’il aime plus cette
vie-là comme un remède ou comme un refuge que
comme un bien. Et comme, généralement parlant,
les hommes de ces deux espèces ne sont pas
estimés, si ce n’est quelques-uns après leur mort, et
que ceux-là sont de peu ou d’aucun compte, non
seulement morts, mais vivants, il disait qu’on
pouvait affirmer universellement que, de notre
temps, l’estime commune des hommes ne s’obtient
dans la vie qu’en se changeant soi-même et en
s’éloignant beaucoup de sa nature. En outre, comme
aujourd’hui presque toute la vie civile est formée des
personnes du premier genre, dont la nature tient
comme le milieu entre les deux autres genres, on
peut connaître, concluait-il, par ce moyen comme
par mille autres que maintenant l’usage, le

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203 Œuvres morales - G. Leopardi

maniement et le pouvoir des choses humaines est


presque entièrement aux mains de la médiocrité.

Il distinguait aussi trois états dans la vieillesse


considérée par rapport aux autres âges de l’homme.
Dans les commencements des nations, quand tous
les âges furent justes et vertueux de mœurs et
d’habitudes, et tant que l’expérience et la
connaissance des hommes n’eurent pas pour effet
d’écarter les âmes de l’honnêteté et de la droiture, la
vieillesse fut vénérable par-dessus les autres âges :
car avec l’esprit de justice et de semblables qualités,
alors communes à tous, il se rencontrait en elle,
comme c’est naturel, un plus grand sens et une plus
grande prudence. Par la suite des temps, au
contraire, les mœurs s’étant corrompues et
perverties, aucun âge ne fut plus vil ni plus
abominable que la vieillesse ; elle a la passion du
mal plus que les autres âges, par la longue habitude,
par la grande connaissance des choses humaines,
par les effets de la méchanceté d’autrui plus
longtemps et plus souvent supportée et par cette
froideur qu’elle a naturellement, et, en même temps,
elle est impuissante à faire le mal, si ce n’est par les
calomnies, les fraudes, les perfidies, les ruses, les
feintes, bref, par les plus abjects des artifices
coupables. Mais quand la corruption des peuples eût
dépassé toute limite, quand le mépris de la droiture
et de la vertu précéda chez les hommes l’expérience
et la connaissance du monde et de la triste vérité, ou
plutôt quand, pour ainsi dire, l’expérience et la
connaissance précédèrent l’âge, et que l’homme dès
l’enfance fût expérimenté, instruit et gâté, la

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204 Œuvres morales - G. Leopardi

vieillesse alors devint, je ne dis pas vénérable, car


depuis ce temps-là peu de choses ont mérité ce titre,
mais plus tolérable que les autres âges. La ferveur
de l’âme et la vigueur du corps, qui, autrefois,
venant en aide à l’imagination et à la noblesse des
pensées, avaient été souvent la cause partielle de
mœurs, de sentiments et d’actes vertueux, ne furent
plus que les aiguillons et les instruments des
mauvais désirs ou des mauvaises actions, et
donnèrent de la force et de la vie à la méchanceté :
cette méchanceté, sur le déclin des ans, fut adoucie
et calmée par la froideur du cœur et la faiblesse des
membres, choses d’ailleurs qui portent plus au vice
qu’à la vertu. En outre, cette même expérience et
cette connaissance des choses humaines, devenues
tout à fait haïssables, fastidieuses et viles, au lieu de
tourner les honnêtes gens vers le mal, comme par le
passé, prirent la force d’en atténuer et parfois d’en
éteindre l’amour dans les âmes tristes. Ainsi, si l’on
compare la vieillesse aux autres âges par rapport
aux mœurs, on peut dire qu’elle a été, dans les
premiers temps, comme le meilleur est au bon ;
dans les temps corrompus, comme le pire est au
mauvais; et que, dans les temps suivants et pires, ce
fut tout le contraire.

Chapitre V

Il raisonnait souvent de cette qualité d’amour-


propre qu’on appelle aujourd’hui égoïsme, car il
rencontrait fréquemment, je crois, l’occasion d’en

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205 Œuvres morales - G. Leopardi

parler. Je raconterai quelques-unes de ces pensées à


ce sujet. Il disait qu’aujourd’hui, quand quelqu’un
est loué de sa probité ou blâmé de son improbité par
une personne qui ait eu ou qui ait affaire à lui, cela
ne nous apprend rien sur son compte, si ce n’est que
cette personne qui le blâme ou le loue, est contente
ou mécontente de lui ; contente, si elle fait son
éloge, mécontente, si elle fait sa critique.

Il niait que quelqu’un, en ce temps, pût aimer sans


rival, et, comme on lui demandait pourquoi : Parce
que, assurément, répondait-il, la personne aimée est
l’ardent rival de la personne qui aime.

Supposons, disait-il, que vous fassiez une demande


à une personne, n’importe laquelle, et qu’on ne vous
puisse satisfaire sans encourir la haine ou la
malveillance d’un tiers ; supposons aussi que la
personne sollicitée, le tiers et vous, vous soyez tous
trois égaux, ou à peu près, en condition et en
puissance. Je dis que vraisemblablement votre
demande ne vous sera accordée d’aucune façon,
même si cette complaisance devait vous obliger
grandement envers votre bienfaiteur et vous rendre
encore plus bienveillant à son égard que la tierce
personne ne serait rendue malveillante. Mais on
redoute plus de la haine et de la colère des hommes
qu’on n’espère de leur amour et de leur gratitude. Et
c’est raisonnable, car on voit qu’en général ces deux
premières passions agissent plus souvent et font
preuve de plus d’efficacité que les passions
contraires. La cause en est que celui qui s’efforce à
nuire à ceux qu’il hait et qui cherche vengeance,

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206 Œuvres morales - G. Leopardi

travaille pour lui : celui qui tâche d’être utile à ceux


qu’il aime et qui récompense les bienfaits reçus,
travaille pour ses amis et pour ses bienfaiteurs.

Il disait que, généralement, les complaisances que


l’on a et les services que l’on rend aux autres, avec
une espérance et une recherche d’utilité
personnelle, atteignent rarement leur but, car les
hommes, surtout aujourd’hui qu’ils ont plus de
science et plus de sens qu’autrefois, reçoivent
aisément et rendent difficilement. Néanmoins,
parmi de telles complaisances et de tels services, si
ce sont des jeunes gens qui obligent des vieillards
riches ou puissants, ils arrivent à leurs fins, non
seulement plus souvent que dans les autres cas,
mais encore la plupart du temps.

Les considérations suivantes, qui concernent


principalement les mœurs modernes, je me rappelle
les avoir apprises de sa bouche.

Aujourd’hui, il n’est aucune chose qui fasse honte


aux hommes qui ont l’usage et l’expérience du
monde, si ce n’est d’avoir honte; ils ne rougissent
que de cela, si parfois ils rougissent.

Merveilleux est le pouvoir de la mode : quand les


nations et les hommes sont si tenaces dans les
autres usages, si obstinés à juger, à agir et à
procéder selon leurs habitudes, même contre la
raison et contre l’intérêt, la mode, toutes les fois
qu’elle le veut, leur fait en un instant quitter,
changer, prendre des usages, des manières et des

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207 Œuvres morales - G. Leopardi

opinions, même si les choses qu’ils abandonnent


sont raisonnables, utiles, belles et convenables, et si
celles qu’ils adoptent sont tout le contraire.

L’infinité de choses qui, dans la vie commune ou


chez des hommes en particulier, sont vraiment
ridicules, il est très rare qu’on en rie, et si quelqu’un
se risque à en rire, comme il n’arrive pas à
communiquer son rire aux autres, il s’en abstient
bien vite. Au contraire, on rit tout le jour de mille
choses très graves ou très convenables et on en fait
rire les autres très facilement. Ou plutôt la plupart
des choses dont on rit ordinairement sont tout
autres que ridicules en effet ; et de beaucoup l’on rit,
par cette cause même qu’elles ne sont risibles ni en
partie ni assez pour que cela suffise.

Nous disons et nous entendons dire à chaque


instant « la vertu des anciens, la vertu de nos
ancêtres, » et « un homme antique » pour dire un
homme de bien et à qui on peut se fier. Chaque
génération croit, d’une part, que le passé vaut mieux
que le présent ; d’autre part, que les peuples
s’améliorent en s’éloignant chaque jour davantage
de leur premier état, et que, s’ils rétrogradaient, ils
deviendraient pires.

Assurément, le vrai n’est pas beau. Néanmoins,


même le vrai peut souvent donner quelque plaisir,
et si, dans les choses humaines, il faut préférer le
beau au vrai, le vrai, là où manque le beau, est à
préférer à toute autre chose. Or, dans les grandes
villes, on est loin du beau, car le beau n’a plus

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208 Œuvres morales - G. Leopardi

aucune place dans la vie des hommes. On est aussi


bien loin du vrai, car, dans les grandes villes, toute
chose est feinte ou vaine. De sorte que là, pour ainsi
dire, vous ne voyez, n’entendez, ne touchez, ne
respirez que fausseté, et que fausseté laide et
déplaisante. On peut dire que, pour les esprits
délicats, c’est la plus grande misère du monde.

Ceux qui ne sont pas forcés de pourvoir eux-mêmes


à leurs besoins et qui en laissent le soin aux autres,
ne peuvent pas d’ordinaire (ou s’ils le peuvent, c’est
avec la plus grande difficulté et insuffisamment)
pourvoir à un besoin dominant qu’ils ont de toute
façon. Je parle du besoin d’occuper leur vie, qui est
beaucoup plus grand que tous les besoins
particuliers auquel on pourvoit, en l’occupant, et qui
est même plus grand que le besoin de vivre. Ou
plutôt, la vie n’est pas un besoin en soi, car, séparée
de la félicité, ce n’est pas un bien. Au lieu que, la vie
une fois donnée, le premier et le plus grand besoin
est de la mener avec le moins de misère que l’on
peut. Or, d’une part, la vie inoccupée ou vide est très
misérable; d’autre part, le mode d’occupation qui
rend la vie le moins misérable est celui qui consiste
à pourvoir à ses propres besoins.

Il disait que la coutume de vendre et d’acheter des


hommes était chose utile au genre humain, et il
alléguait que l’usage d’inoculer la petite vérole, qui
commença à Constantinople, puis passa en
Angleterre et, de là, dans les autres parties de
l’Europe, venait de la Circassie, où la petite vérole
naturelle, en nuisant à la vie et aux formes des

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209 Œuvres morales - G. Leopardi

enfants et des jeunes gens, était fort préjudiciable au


commerce que ces peuples font de leurs jeunes
filles.

Il racontait, à son propre sujet, qu’au moment où il


sortit des écoles et entra dans le monde, il se
proposa, en jeune homme inexpérimenté et ami de
la vérité, de ne jamais consentir à louer une
personne ni une chose qu’il rencontrerait dans le
commerce des hommes, si ce n’est quand elle lui
paraîtrait vraiment louable; mais que, après une
année où, restant ferme dans son propos, il n’eut à
louer aucune chose ni aucune personne, il craignit
d’oublier tout à fait, par manque d’exercice, ce qu’en
rhétorique il avait peu auparavant appris sur le
genre encomiastique ou laudatif : alors il se départit
de son dessein et peu après y renonça
complètement.

Chapitre VI

Il avait coutume de se faire lire tantôt un livre,


tantôt un autre, le plus souvent d’un écrivain
antique, et de temps en temps il interrompait la
lecture par quelque propos personnel et quelque
commentaire à haute voix sur tel ou tel passage.
Ainsi on lisait dans les Vies des philosophes écrites
par Diogène Laërce que, comme on demandait à
Chilon ce qui distinguait les gens instruits des
ignorants, il répondit : « L’espérance. » Ottonieri
répartit : Aujourd’hui c’est tout l’opposé : car les

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210 Œuvres morales - G. Leopardi

ignorants espèrent et les gens instruits n’espèrent


rien.

Semblablement, dans les mêmes Vies, à propos de


l’affirmation de Socrate qu’il n’y a au monde qu’un
seul bien, et que ce bien est la science, qu’un seul
mal, et que ce mal est l’ignorance, il dit : Quant à la
science et à l’ignorance antiques, je ne sais pas :
mais aujourd’hui je prendrais le contre pied de ce
propos.

Dans le même livre, relativement à cette doctrine de


la secte des Hégésiaques : « Le sage, quoi qu’il fasse,
le fera dans son propre intérêt », il dit : Si tous ceux
qui procèdent de cette sorte sont philosophes,
Platon peut venir et réaliser sa république dans tout
le monde civilisé.

Il recommandait beaucoup une pensée de Bion de


Borysthène citée par le même Diogène : que les plus
malheureux de tous sont ceux qui cherchent le plus
grand bonheur. Et il ajoutait qu’au contraire, les
plus heureux sont ceux qui savent se contenter des
petits biens, et, même après qu’ils sont passés, les
repasser et en jouir dans leur esprit.

Il appliquait aux différents âges des nations


civilisées ce vers grec : « Les jeunes gens agissent,
les hommes mûrs délibèrent, les vieillards
regrettent » ; et il disait qu’en vérité il ne reste à
l’âge présent que des regrets.

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211 Œuvres morales - G. Leopardi

Plutarque raconte que Stratoclès avait persuadé aux


Athéniens de faire un sacrifice comme s’ils étaient
vainqueurs : ceux-ci, quand ils apprirent la vérité
sur leur défaite, s’indignèrent. Mais Stratoclès leur
dit : Quelle injure vous ai-je faite, moi qui ai su vous
tenir en fête et en joie pendant l’espace de trois
jours? — Ottonieri ajouta : La même réponse serait
bien appropriée à ceux qui se plaignent de la nature,
lui reprochant de tenir le vrai aussi caché qu’elle le
peut, et de le recouvrir de beaucoup d’apparences
vaines, mais belles et agréables : « Quelle injure
vous fais-je, pourrait dire la nature, en vous tenant
joyeux pendant trois ou quatre jours?» Et, en une
autre occasion, il dit qu’on pouvait appliquer à notre
espèce en général, eu égard aux erreurs naturelles
de l’homme, ce que dit le Tasse de l’enfant réduit
par supercherie à avaler une médecine : Et il reçoit
la vie de son erreur.

On lui lisait, dans les Paradoxes de Cicéron, un


passage qu’on pourrait traduire ainsi : « Est-ce que
par hasard les voluptés rendent l’homme meilleur
ou plus louable? Y a-t-il quelqu’un qui se vante de
jouir ou qui en tire gloire? » — « Mon cher Cicéron,
dit-il, je n’ose pas dire que la volupté rend les
modernes meilleurs ou plus louables : mais qu’elle
les fasse louer davantage, ce n’est que trop vrai. Tu
dois savoir qu’aujourd’hui presque tous les jeunes
gens ne suivent qu’une route pour atteindre la
louange, et c’est celle qui les y mène à travers les
voluptés. Non seulement ils se vantent de ces
voluptés, quand ils les obtiennent, et ils en font une
infinité de propos avec leurs amis, avec les

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212 Œuvres morales - G. Leopardi

étrangers, avec qui veut et avec qui ne veut pas les


entendre, mais encore il en est beaucoup qu’ils
désirent et recherchent, non comme voluptés, mais
comme sujets de gloire, comme motifs de fierté :
souvent même ils s’en attribuent qu’ils n’ont ni
obtenues, ni même cherchées et qui sont purement
imaginaires.

Il remarquait, dans l’histoire de l’expédition


d’Alexandre le Grand par Arrien, qu’à la journée
d’Yssus, Darius plaça les mercenaires grecs sur le
front de son armée, et qu’Alexandre plaça ses
mercenaires, également grecs, en arrière de ses
troupes, et il estimait que d’après cette seule
circonstance on pouvait prévoir l’issue de la bataille.

Loin de blâmer les écrivains qui parlaient beaucoup


d’eux-mêmes, il les en louait et les en aimait : car,
disait-il, ils sont en cela presque toujours et presque
tous éloquents, et d’ordinaire ils ont alors un style
bon et convenable, même contre leur propre
habitude ou contre celle de leur temps et de leur
pays. Et ce n’est pas étonnant : en effet, ceux qui
écrivent sur leurs propres affaires ont l’âme
fortement saisie et occupée de leur sujet : ils ne
manquent jamais ni de pensées ni de passions nées
du sujet même et dans leur âme même, qui ne sont
pas transportées d’ailleurs ni puisées à d’autres
sources et qui n’ont rien de commun ni d’usé; ils
s’abstiennent aisément des ornements frivoles en
eux-mêmes ou inopportuns, des grâces et des
beautés fausses ou qui ont plus d’apparence que de
substance, de l’affectation et de tout ce qui est hors

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213 Œuvres morales - G. Leopardi

de la nature. Et il croyait très faux qu’ordinairement


les lecteurs se soucient peu de ce que les écrivains
disent d’eux-mêmes : d’abord, parce que tout ce qui
est vraiment pensé et senti par l’écrivain même et
dit d’une manière naturelle et convenable, fait naître
l’attention et est suivi d’effet; ensuite, parce que
jamais on ne représente les affaires d’autrui avec
plus de vérité et de vigueur qu’en parlant des
siennes propres : car tous les hommes se
ressemblent entre eux, tant dans leurs qualités
naturelles que dans celles qui viennent des
accidents et de la fortune, et les choses humaines,
quand on les considère chez soi-même,
s’aperçoivent et se sentent bien mieux que chez les
autres. Entre autres preuves à l’appui, il citait le
discours de Démosthène pour la Couronne, où
l’orateur, en parlant continuellement de lui, se
surpasse en éloquence. Il arrive presque toujours la
même chose à Cicéron, quand il touche à ses
propres affaires : on le voit particulièrement dans la
Milonienne, tout entière admirable, mais surtout à
la fin, où l’orateur se met en scène. De même, le
passage le plus beau et le plus éloquent des Oraisons
de Bossuet est celui où, achevant l’éloge du prince
de Condé, il fait allusion à sa propre vieillesse et à la
mort dont il est proche. Parmi les écrits de
l’empereur Jullien, qui, partout ailleurs, se montre
sophiste et souvent intolérable, le plus judicieux et
le plus louable est le Misopogon, c’est-à-dire
discours contre la barbe, où il répond aux propos et
aux médisances des Antiochiens contre lui. Dans ce
petit livre, en dehors des autres qualités, il n’est
guère inférieur à Lucien ni par la grâce comique, ni

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214 Œuvres morales - G. Leopardi

par l’abondance, la finesse et la vivacité des


plaisanteries : tandis que dans les Césars, où il imite
Lucien, il est sans grâce; ses facéties sont pauvres,
faibles et dépourvues de sel. Parmi les Italiens, qui
d’ailleurs manquent presque entièrement d’écrits
éloquents, l’apologie que Lorenzino de Médicis
écrivit pour sa justification propre, est un exemple
d’éloquence grande et parfaite de tous points. Tasse
également est souvent éloquent dans ses écrits en
prose, où il parle beaucoup de lui-même, et il est
presque toujours très éloquent dans ses lettres, où il
ne s’occupe, on peut le dire, que de ses propres
infortunes.

Chapitre VII

On se souvient encore de quelques-uns de ses mots


et de ses traits d’esprit; par exemple, de la réponse
qu’il fit un jour à un tout jeune homme, très zélé
pour les lettres, mais sans expérience du monde.
Celui-ci disait qu’on apprend, sur l’art de se
conduire dans la vie sociale et sur la connaissance
pratique des hommes, cent feuilles par jour.
Ottonieri répartit : Oui, mais le livre a cinq millions
de feuillets.

Un autre jeune homme, inconsidéré et téméraire,


pour riposter à ceux qui lui reprochaient ses échecs
journaliers et les affronts qu’il recevait, avait
coutume de répondre qu’il ne faut pas faire plus de
cas de la vie que d’une comédie. Ottonieri lui dit un

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215 Œuvres morales - G. Leopardi

jour : Même dans une comédie, il vaut mieux


remporter des applaudissements que des sifflets, et
le comédien mal instruit dans son art, ou maladroit
à la pratique, finit par mourir de faim.

Les sergents de ville avaient arrêté un misérable


assassin, qui, après son méfait, n’avait pu fuir, parce
qu’il était boiteux : Vous voyez, mes amis, dit-il, que
la justice, bien qu’on la dise boiteuse, rejoint le
malfaiteur, s’il est boiteux.

Il voyageait en Italie, et un courtisan, qui voulait le


mordre, lui avait dit, je ne sais où : Je te parlerai
sincèrement, si tu me le permets. Il répondit : Je
serai enchanté de t’entendre ; en voyage, on cherche
les choses rares.

Contraint, une fois, par je ne sais quelle nécessité,


d’emprunter de l’argent à quelqu’un : celui-ci
s’excuse de ne pouvoir lui en donner et conclut en
affirmant que, s’il avait été riche, son plus grand
souci aurait été de songer aux besoins de ses amis :
Je serais bien fâché, répliqua-t-il, que tu fusses en
souci à cause de nous; je prie Dieu qu’il ne te fasse
jamais riche.

Étant jeune, il avait composé quelques vers, où il


avait employé quelques mots anciens. Une dame
âgée, à laquelle il les lut sur sa demande, lui dit
qu’elle ne les comprenait pas, parce que ces mots-là
n’avaient pas cours de son temps. Il répondit : Mais
je croyais qu’ils avaient cours alors, puisqu’ils sont
très vieux.

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216 Œuvres morales - G. Leopardi

A un avare très riche, on avait volé une petite


somme. Il dit qu’il avait été ladre, même envers des
voleurs.

Un calculateur se mettait à calculer sur chaque


chose qu’on lui racontait ou qu’il voyait. Il dit : Les
autres font les choses, lui les compte.

Quelques antiquaires discutaient sur une statuette


antique de Jupiter, faite en terre cuite. On lui
demanda son avis : Ne voyez-vous pas, dit-il, que
c’est un Jupiter de Crète (ou de craie).

Un sot prétendait savoir très bien raisonner et


rappelait, tous les deux mots, la logique. Il dit : Voilà
bien l’homme de la définition grecque, c’est-à-dire
un animal logique.

Près de mourir, il composa lui-même cette


inscription, qui fut depuis gravée sur son tombeau :

CI-GIT

PHILIPPE OTTOXIERI

NÉ POUR LES ACTIONS VERTUEUSES

ET POUR LA GLOIRE

IL VÉCUT OISIF ET INUTILE

ET MOURUT SANS RENOMMÉE

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217 Œuvres morales - G. Leopardi

MAIS CONNAISSANT LA NATURE

ET SA PROPRE

FORTUNE

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218 Œuvres morales - G. Leopardi

XVI

DIALOGUE DE CHRISTOPHE COLOMB ET DE


PIERRE GUTTIERREZ

COLOMB

Une belle nuit, mon ami.

GUTTIERREZ

Oui, très belle, et je crois que, vue de terre, elle


serait plus belle encore.

COLOMB

Fort bien ; toi aussi, tu es fatigué de naviguer.

GUTTIERREZ

Non pas de naviguer en général, mais cette


navigation me parait plus longue que je n’aurais cru
et me donne un peu d’ennui. Cependant, tu n’as pas
à penser que je me plaigne de toi, comme font les
autres. Tiens même pour certain qu’en toutes les
résolutions que tu prendras au sujet de ce voyage, je
te seconderai toujours, comme par le passé, de tout
mon pouvoir. Mais, puisque nous causons, je
voudrais que tu me déclarasses nettement et en
toute sincérité si tu es aussi sûr qu’au

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219 Œuvres morales - G. Leopardi

commencement de trouver un pays dans cette partie


du monde, ou si, après un si long temps et tant
d’expériences contraires, tu ne commences pas à
concevoir quelques doutes.

COLOMB

A parler franchement et comme on peut le faire avec


une personne amie et discrète, j’avoue que quelques
doutes me sont venus, d’autant plus que, dans le
cours du voyage, quelques signes, qui m’avaient
donné de grandes espérances, n’ont été suivis
d’aucun effet : par exemple, ces oiseaux qui
passèrent au-dessus de nos têtes, venant du
couchant, peu de jours après notre départ de
Gomera, et qui me parurent annoncer une terre
voisine. De même, j’ai vu que, de jour en jour, l’effet
ne correspondait plus à certains pronostics et à
certaines conjectures que j’avais faits, avant de
prendre la mer, sur différentes choses qui, je le
croyais, devaient nous arriver en route. Aussi, me
dis-je, que si tous ces pronostics m’ont trompé, bien
qu’ils me parussent certains, il se pourrait bien qu’il
n’y eût pas plus de vérité dans ma conjecture
principale, d’après laquelle je dois trouver une terre
au-delà de l’Océan. Il est vrai qu’elle a de tels
fondements que, si elle était fausse, il me semblerait
qu’on ne peut avoir foi dans aucun jugement
humain, à moins qu’il ne s’agisse de ce qu’on voit ou
de ce que l’on touche présentement. Mais, d’autre
part, je considère que la réalité diffère souvent, le
plus souvent même, de la spéculation, et je me dis
en moi-même : Comment peux-tu savoir si chaque

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220 Œuvres morales - G. Leopardi

partie du monde ressemble aux autres de telle sorte


que, l’hémisphère d’Orient étant moitié terre, moitié
eau, il s’en suive que celui d’Occident doit être aussi
distribué de même ? Comment sais-tu s’il n’est pas
tout entier occupé par une mer unique et immense?
Ou, si au lieu de terre, ou de terre et d’eau, il ne
contient pas quelqu’autre élément ? Et, supposé
qu’il contienne des terres et des mers, comme
l’autre, ne pourrait-il pas se trouver qu’il fût
inhabité, ou même inhabitable? Mettons qu’il n’est
pas moins habité que le nôtre ; quelle certitude as-tu
qu’il s’y trouve des créatures raisonnables, comme
chez nous ? Et, quand il y en aurait, es-tu sûr que ce
soient des hommes et non pas quelques autres
genres d’animaux intelligents? ou, si ce sont des
hommes, qu’ils ne soient pas très différents de ceux
que tu connais, par exemple, beaucoup plus grands
de corps, plus gaillards, plus adroits, doués
naturellement de beaucoup plus de talent et
d’esprit, et aussi plus civilisés et riches de plus de
sciences et de plus d’arts? Voilà ce que je pense à
part moi. Et, en effet, telle est la puissance que
montre la nature, telle est la variété et la multiplicité
de ses effets qu’on ne peut porter un jugement
certain sur ce qui est ou a été fait par elle dans les
régions éloignées et inconnues à notre monde. On
peut même se demander si ce n’est pas se tromper
que de juger ces régions-là par les nôtres, et s’il est
contraire à la vraisemblance d’imaginer que les
choses du monde inconnu sont, en totalité ou en
partie, merveilleuses et étranges pour nous. Voici
que nous voyons de nos yeux que dans ces mers
l’aiguille décline sensiblement vers le couchant,

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221 Œuvres morales - G. Leopardi

chose très nouvelle et inouïe pour tous les


navigateurs; j’ai beau m’ingénier, je ne puis en
trouver une raison qui me contente. Je ne dis pas
qu’il faille prêter l’oreille aux fables des anciens,
relatives aux merveilles du monde inconnu et de cet
Océan-ci : par exemple, à ce que dit Hannon de
certains pays remplis la nuit de flammes et de
torrents de feu qui venaient se déverser dans la mer,
car nous voyons combien, jusqu’à ce jour, ont été
vaines les craintes de nos gens au sujet de merveilles
et de nouveautés terribles, comme lorsque, en
voyant cette quantité d’algues, qui faisaient de la
mer comme un pré et nous empêchaient parfois
d’avancer, ils crurent être aux derniers confins de la
mer navigable. Mais je veux seulement répondre à
ta question : Eh bien ! quoique ma conjecture soit
fondée sur des arguments très probables, non
seulement à mon avis, mais encore à celui de
beaucoup de géographes, d’astronomes et de
navigateurs excellents, avec qui, tu le sais, j’en ai
conféré en Espagne, en Italie et en Portugal;
néanmoins, il pourrait arriver que je me sois
trompé, car, je le répète, nous voyons que beaucoup
de conclusions tirées d’excellents raisonnements, ne
correspondent pas à l’expérience, et cela se produit
quand ces conclusions se rapportent à des choses
sur lesquelles on a très peu de lumières.

GUTTIERREZ

De sorte que, eu substance, tu as exposé ta vie et


celle de tes compagnons sur le fondement d’une
simple opinion spéculative.

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222 Œuvres morales - G. Leopardi

COLOMB

C’est vrai; je ne puis le nier. Je ne te rappellerai pas


que les hommes se mettent tous les jours en danger
de mort sur des conjectures infiniment moins sûres
et pour des choses insignifiantes, ou même sans y
penser. Mais réfléchis un peu : si maintenant, toi et
moi, ainsi que tous nos compagnons, nous n’étions
pas sur ce navire, au milieu de cette mer, dans cette
solitude inconnue, en quelle autre condition nous
trouverions-nous être? à quoi serions-nous
occupés? comment passerions-nous ces jours-ci ?
Plus joyeusement, diras-tu? Mais ne serions-nous
pas plutôt dans de plus grandes peines et de plus
grandes inquiétudes, ou bien plongés dans l’ennui?
Que veut-on dire par un état exempt d’incertitudes
et de dangers ? si c’est un état joyeux et heureux, il
est préférable à tout autre ; mais s’il est ennuyeux et
misérable, je ne vois pas à quel état il n’est pas
inférieur. Je ne te parle pas de la gloire et du profit
que nous retirerons de notre entreprise, si elle se
termine conformément à notre espoir. Notre
navigation me semble très profitable, quand elle ne
nous donnerait pas d’autre fruit que de nous tenir
pendant quelque temps libres d’ennui, de nous faire
aimer la vie, de nous rendre agréable ce dont
autrement nous ne nous soucierions pas. Les
anciens racontent, comme tu l’auras lu ou entendu
dire, que les amants malheureux qui se jetaient du
rocher de Santa Maura (on l’appelait alors Leucade)
et qui se tiraient de cette chute, étaient, par la grâce
d’Apollon, délivrés de leur passion amoureuse. Je ne
sais pas si on doit croire qu’ils obtinssent cet effet,

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223 Œuvres morales - G. Leopardi

mais je sais bien qu’au sortir de ce danger, ils


devaient pendant quelque temps, même sans la
faveur d’Apollon, aimer cette vie qu’ils avaient
d’abord en haine, ou du moins en faire plus de cas.
Chaque navigation est, à mon avis, comme un saut
de Leucade ; elle rend le même service, mais plus
durable qu’après cette chute : aussi lui est-elle
supérieure pour ce motif. On croit communément
que les hommes de terre et de mer, qui sont à
chaque instant en danger de mourir, estiment moins
leur propre vie que les autres hommes n’estiment la
leur. Mais moi, pour le même motif, je crois que peu
de personnes aiment et prisent autant la vie que les
navigateurs et les soldats. Que de biens dont on n’a
cure, quand on les possède, et que de choses
auxquelles on ne donne même pas le nom de biens,
qui paraissent chères et précieuses aux navigateurs,
seulement parce qu’ils en sont privés ! Qui mit
jamais au nombre des biens humains de fouler un
peu de terre? Personne, si ce n’est les navigateurs, et
surtout nous qui, dans l’incertitude du succès de
notre voyage, n’avons pas un plus grand désir que
d’apercevoir un petit bout de terre : c’est notre
première pensée en nous éveillant, notre dernière
en nous endormant et, si jamais nous découvrons au
loin la cime d’une montagne ou d’une forêt, nous ne
nous tiendrons plus de joie, et une fois à terre, rien
qu’en pensant que nous nous retrouvons sur le sol et
que nous pouvons aller çà et là à notre gré, il nous
semblera être heureux pour plusieurs jours.

GUTTIERREZ

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224 Œuvres morales - G. Leopardi

Tout cela est très vrai, et si ta conjecture spéculative


se trouve aussi vraie que ta justification de l’avoir
suivie, nous ne pourrons manquer de jouir de ce
bonheur un jour ou l’autre.

COLOMB

Pour moi, bien que je n’ose plus me le permettre


assurément, j’espère cependant que nous sommes
près d’en jouir. Depuis quelques jours, tu le sais, la
sonde touche fond et la qualité des matières qu’elle
ramène me semble d’un bon augure. Vers le soir, les
nuages qui entourent le soleil me paraissent d’autre
forme et d’autre couleur que les jours précédents.
L’air, comme tu peux le sentir, devient un peu plus
doux et un peu plus tiède qu’auparavant. Le vent ne
vient plus, comme par le passé, aussi plein, aussi
droit, aussi constant ; il est plutôt incertain, variable
et comme interrompu par quelque obstacle. Ajoute
ce roseau qui flottait sur la mer à fleur d’eau et qui
paraissait coupé depuis peu, et cette petite branche
d’arbre avec ses baies rouges et fraîches, et les
troupes d’oiseaux, bien qu’elles m’aient déjà trompé
une fois, sont cependant si nombreuses; elles se
multiplient tellement, qu’il faut bien qu’il y ait
quelque raison à cela, surtout comme on y voit
mêlés quelques oiseaux qui, à leur forme, ne me
semblent pas être des oiseaux de mer. En somme,
tous ces indices réunis, si défiant que je veuille être,
me tiennent dans une grande et heureuse attente.

GUTIERREZ

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225 Œuvres morales - G. Leopardi

Dieu veuille que cette attente se vérifie cette fois.

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226 Œuvres morales - G. Leopardi

XVII

ÉLOGE DES OISEAUX

Amelio, philosophe solitaire, était, un matin de


printemps, assis, avec ses livres, à l’ombre d’une de
ses villas, et lisait. Ému du chant des oiseaux dans la
campagne, peu à peu il se prit à écouter et à penser,
et laissa là sa lecture. Enfin il mit la main à la plume
et, dans ce même lieu, il écrivit les choses qui
suivent.

Les oiseaux sont naturellement les plus joyeuses


créatures du monde. Je ne dis pas cela en tant que,
si on les voit ou on les entend, ils nous réjouissent
toujours : je parle des oiseaux en eux-mêmes et je
veux dire qu’ils éprouvent de l’agrément et de la joie
plus qu’aucun autre animal. Les autres animaux se
montrent communément sérieux et graves, et même
beaucoup d’entre eux paraissent mélancoliques :
rarement ils font des signes de joie, et encore ces
signes sont-ils faibles et passagers ; dans la plupart
de leurs jouissances et de leurs plaisirs, ils ne font
pas fête et ne manifestent aucune allégresse. Quant
aux campagnes vertes, aux vues étendues et belles,
aux soleils splendides, aux cieux cristallins et doux,
s’ils en sont charmés, ils n’ont pas coutume d’en
donner des marques extérieures : sauf les lièvres,
dont on dit que la nuit, au moment de la lune, et
surtout de la pleine lune, ils sautent et jouent
ensemble, réjouis de cette clarté, à en croire ce que

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227 Œuvres morales - G. Leopardi

dit Xénophon. Les oiseaux, la plupart du temps, font


paraître une grande joie dans leurs mouvements et
dans leur extérieur : et cette vertu qu’ils ont de nous
égayer par leur vue ne procède pas d’autre chose
que de ce que leurs formes et leurs manières, en
général, sont telles qu’elles dénotent une aptitude
naturelle, une disposition spéciale à éprouver du
plaisir et de la joie : et il ne faut pas tenir cette
apparence pour vaine et trompeuse. À chaque
satisfaction, à chaque contentement qu’ils ont, ils
chantent : et plus grandit leur satisfaction ou leur
contentement, plus ils mettent de force et de zèle
dans leur chant. Et comme ils chantent une bonne
partie du temps, il suit de là qu’ordinairement ils
sont en belle humeur et en jouissance. Et s’il est
bien connu que tant qu’ils sont en amour, ils
chantent mieux, plus souvent et plus longtemps que
jamais, il ne faut pas croire cependant qu’ils ne
soient pas portés à chanter par des plaisirs et des
contentements autres que ceux de l’amour. En effet,
on voit clairement qu’en un jour serein et tranquille
ils chantent plus qu’en un jour obscur et inquiet : et
dans la tempête ils se taisent, comme ils font aussi
dans chaque crainte qu’ils éprouvent : la tempête
passée, ils reviennent dehors, chantant et badinant
entre eux. Semblablement, on voit qu’ils ont
coutume de chanter le matin, en s’éveillant : ils y
sont excités, moitié par la joie que leur cause le jour
nouveau, moitié par ce plaisir qu’éprouve
généralement tout animal à se sentir restauré et
refait par le sommeil. Ils se réjouissent aussi
extrêmement des verdures joyeuses, des vallées
fertiles, des eaux pures et brillantes et de la beauté

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228 Œuvres morales - G. Leopardi

du pays. En ces choses il est à noter que ce qui nous


paraît agréable et joli, le leur paraît aussi : on le voit
par les séductions qui les attirent vers les filets ou
vers la glu, dans les pièges qu’on leur tend. On le
voit aussi par la nature des lieux où, d’ordinaire, à la
campagne, se trouvent le plus grand nombre
d’oiseaux, chantant avec le plus d’assiduité et
d’ardeur. Au contraire, les autres animaux, si ce
n’est peut-être ceux qui sont domestiques et
habitués à vivre avec les hommes, ne portent aucun
ou presque aucun le même jugement que nous
portons sur l’agrément et la beauté des lieux. Et il ne
faut pas s’en étonner : car ils ne sont charmés que
de ce qui est naturel. Or, en ces choses, une grande
partie de ce que nous appelons naturel, ne l’est pas :
beaucoup d’entre elles sont plutôt artificielles : par
exemple, les champs cultivés, les arbres et les autres
plantes arrangées et disposées en ordre, les fleuves
renfermés dans certaines limites et redressés pour
un certain cours, et les choses semblables, ne sont ni
dans l’état ni dans l’apparence qu’ils auraient
naturellement. De sorte que l’aspect de tout pays
habité par n’importe quelle génération d’hommes
civilisés, même en laissant de côté les villes et les
autres lieux où les hommes se retirent pour être
ensemble, est chose artificielle et bien différente de
ce qu’elle serait naturellement. Quelques-uns disent,
et cela confirmerait notre propos, que la voix des
oiseaux est plus noble et plus douce et leur chant
plus modulé dans nos régions que dans celles où les
hommes sont sauvages et grossiers ; et ils concluent
que les oiseaux, même étant libres, prennent

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229 Œuvres morales - G. Leopardi

quelque chose de la civilisation de ces hommes aux


demeures desquels ils sont habitués.

Qu’ils disent vrai ou non, ce fut à coup sûr une


notable prévoyance de la nature d’accorder à une
même espèce d’animaux le chant et le vol, de
manière que ceux qui avaient à récréer les autres
vivants avec leur voix fussent d’ordinaire dans des
lieux élevés d’où cette voix pût se répandre à
l’entour dans un espace plus grand et parvenir à un
plus grand nombre d’auditeurs ; et de manière que
l’air, qui est l’élément destiné au son, fût peuplé de
créatures chantantes et musiciennes. En vérité, c’est
un grand encouragement et un plaisir, non moins, à
ce qu’il me semble, pour les autres animaux que
pour nous, d’entendre le chant des oiseaux. Et cela
vient principalement, je crois, non de la suavité des
sons, si grande qu’elle soit, ni de leur variété, ni de
leur concert, mais de cette marque d’allégresse qui
est contenue naturellement dans le chant en général
et dans le chant des oiseaux en particulier. C’est,
pour ainsi parler, un rire que l’oiseau fait, quand il
se sent dans un état de bien-être et d’agrément.

Aussi pourrait-on dire en quelque façon que les


oiseaux participent du privilège que l’homme a de
rire et que n’ont pas les autres animaux, et
quelques-uns ont pensé que, si on a défini l’homme
un animal intelligent et raisonnable, il serait
suffisant de le définir un animal qui rit : il leur
semblait que le rire n’était pas moins propre et
particulier à l’homme que la raison. C’est
assurément une chose merveilleuse que l’homme,

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230 Œuvres morales - G. Leopardi

qui de toutes les créatures est la plus tourmentée et


la plus malheureuse, possède la faculté de rire,
étrangère à tout autre animal. Merveilleux aussi est
l’usage que nous faisons de cette faculté : car on voit
beaucoup d’hommes en quelque cruelle disgrâce,
d’autres en grande tristesse d’âme, d’autres qui pour
ainsi dire ne conservent aucun amour de la vie,
certains de la vanité de tout bien humain, presque
incapables de toute joie et privés de toute espérance,
et ces hommes rient néanmoins. Bien plus, mieux ils
connaissent la vanité des susdits biens et la misère
de la vie, moins ils espèrent et même moins ils sont
aptes à jouir, plus ces hommes singuliers sont
d’ordinaire enclins au rire. La nature du rire en
général, ses intimes principes et ses modes, du
moins au point de vue moral, il serait difficile d’en
donner une définition et une explication : à moins
peut-être de dire que le rire est une sorte de folie qui
ne dure pas, ou un égarement et un délire. Car les
hommes, n’étant jamais satisfaits ni charmés
véritablement par aucune chose, ne peuvent avoir
un motif de rire qui soit raisonnable et juste. Même
il serait curieux de chercher pourquoi et à quelle
occasion il est vraisemblable que l’homme fut
appelé pour la première fois à employer et à
connaître cette sienne faculté. Il n’est pas douteux
que, dans l’état primitif et sauvage, il se montre le
plus souvent sérieux, comme font les autres
animaux, et même d’apparence mélancolique. Aussi
mon opinion est-elle que le rire, non seulement
apparut au monde après les larmes (et, cela, on ne
peut aucunement le contester), mais qu’il se passa
un long espace de temps avant qu’on en fît

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231 Œuvres morales - G. Leopardi

l’expérience et qu’on le vît pour la première fois. En


ce temps-là, la mère n’aurait pas souri à son enfant,
et l’enfant ne l’aurait pas reconnu par son sourire,
comme dit Virgile. Si aujourd’hui, du moins là où
l’on est civilisé, les hommes commencent à rire peu
après leur naissance, ils le font principalement en
vertu de l’exemple, parce qu’ils voient rire les autres.
Et je croirais volontiers que la première occasion et
la première cause de rire, ç’a été, pour les hommes,
l’ivresse : autre effet propre et particulier au genre
humain. L’ivresse se produisit longtemps avant que
les hommes en fussent venus à aucune sorte de
civilisation, car nous savons qu’on ne trouve
presqu’aucun peuple, si grossier qu’il soit, qui ne se
soit procuré quelque boisson pour s’enivrer, et qui
n’ait l’habitude d’en user avec passion. Il ne faut pas
s’en étonner : considérons que les hommes, s’ils
sont les plus malheureux de tous les animaux, sont
aussi les plus charmés par toute aliénation non
douloureuse de leur esprit, par l’oubli d’eux-mêmes,
par la suspension, pour ainsi dire, de la vie : le
sentiment et la connaissance de leurs propres maux
s’interrompent ou se diminuent pour quelque
temps, et c’est pour eux un grand bienfait. Et pour
ce qui est du rire, on voit que les sauvages, quoique
d’aspect sérieux et triste dans les autres moments,
cependant rient à profusion dans l’ivresse : ils
parlent aussi beaucoup et chantent, contre leur
usage. Mais je traiterai ces choses plus
abondamment dans une histoire du rire que j’ai
l’intention de faire : là, quand j’aurai cherché la
naissance du rire, je continuerai en racontant ses
faits, aventures et fortunes jusqu’au temps présent,

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232 Œuvres morales - G. Leopardi

où il se trouve en plus grande dignité et en plus


grand état qu’il n’a jamais été : il tient dans les
nations civilisées une place et il remplit un office qui
suppléent au rôle joué en d’autres temps par la
vertu, la justice, l’honneur, etc. Or, pour conclure au
sujet du chant des oiseaux, je dis que si l’on est
réconforté ou réjoui à voir ou à deviner en autrui
une joie dont on n’ait pas à être jaloux, la nature a
montré une très louable prévoyance en faisant que
le chant des oiseaux, qui est une démonstration
d’allégresse et une espèce de rire, fût publique,
tandis que le chant et le rire des hommes, eu égard
au reste de la terre, sont chose privée : et elle
pourvut sagement à ce que la terre et l’air fussent
semés d’animaux qui, tout le jour, par leurs chants
de joie sonores et solennels, applaudissent, pour
ainsi dire, à la vie universelle, et excitassent les
autres vivants à l’allégresse, en donnant des
témoignages continuels, bien que faux, de la félicité
des choses.

Et si les oiseaux sont et se montrent plus joyeux que


les autres animaux, ce n’est pas sans de sérieux
motifs. Car vraiment, comme je l’ai indiqué au
commencement, ils sont, de nature, mieux faits
pour jouir et pour être heureux. Premièrement, il ne
semble pas qu’ils soient sujets à l’ennui. Ils
changent de lieu à chaque instant ; ils passent d’un
pays dans un autre, aussi éloigné qu’on voudra, et
des plus basses aux plus hautes régions de l’air, en
peu de temps et avec une facilité merveilleuse ; ils
voient et éprouvent dans leur vie une infinie
diversité de choses ; ils exercent continuellement

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233 Œuvres morales - G. Leopardi

leur corps ; la vie extérieure abonde chez eux outre


mesure. Tous les autres animaux, dès qu’ils ont
pourvu à leurs besoins, aiment à se tenir tranquilles
et oisifs ; aucun, si ce n’est les poissons, et aussi
quelques insectes volatiles, ne va courir au loin par
seul passe-temps. Ainsi, l’homme des bois a
coutume de faire à peine un pas, si ce n’est pour
subvenir au jour le jour à ses nécessités, lesquelles
demandent une peine bien petite et bien courte, ou
à moins qu’il ne soit chassé par la tempête, par une
bête sauvage ou par quelque autre cause semblable :
il se plaît surtout au repos et à l’insouciance ; il
passe les jours presque entiers assis négligemment
et en silence dans sa cabane informe, ou au dehors,
ou dans les crevasses et les cavernes des roches et
des pierres. Les oiseaux, au contraire, restent très
peu de temps en un même lieu ; ils vont et viennent
continuellement sans nécessité aucune ; ils ont
coutume de voler par amusement, et souvent, étant
allés par divertissement à plusieurs centaines de
milles du pays où ils ont coutume de séjourner, le
même jour, sur le soir, ils y retournent. Et dans le
faible instant où ils se posent en un lieu, on ne les
voit jamais se tenir le corps immobile ; toujours ils
se tournent de côté et d’autre, toujours ils se
remuent, se penchent, s’étirent, se secouent, se
démènent avec cette vivacité, cette agilité, cette
prestesse de mouvements indicibles. En somme,
depuis que l’oiseau est sorti de l’œuf jusqu’à sa
mort, sauf les intervalles du sommeil, il ne se pose
pas un instant. Ces considérations sembleraient
permettre d’affirmer que l’état naturel et ordinaire
des autres animaux, y compris même les hommes,

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234 Œuvres morales - G. Leopardi

c’est le repos, et que celui des oiseaux, c’est le


mouvement.

À ces qualités et ces conditions extérieures


correspondent chez eux les qualités intrinsèques,
c’est-à-dire de l’âme, par lesquelles ils sont aussi
plus aptes à la félicité que les autres animaux. Ils ont
l’ouïe très aiguë et la vue si puissante et si parfaite,
qu’à peine notre esprit peut s’en faire une idée
exacte ; ils jouissent ainsi, tout le jour, de spectacles
immenses et très variés, et d’en haut, ils découvrent
en même temps de tels espaces de terre et, d’un
coup d’œil, voient distinctement tant de pays que,
même avec leur esprit, les hommes peuvent à peine
en embrasser autant en une fois : il suit de là qu’ils
doivent avoir au plus haut point la force, la vivacité
et l’usage de l’imagination. Je ne parle pas de cette
imagination profonde, ardente et orageuse, comme
celle de Dante et du Tasse, don funeste, cause
d’inquiétudes et d’angoisses lourdes et perpétuelles ;
mais de cette imagination riche, variée, légère,
instable et enfantine, qui est une large source de
pensées agréables et joyeuses, d’erreurs douces, de
plaisirs et de soulagements variés, qui est le don le
plus grand et le plus profitable dont la nature puisse
gratifier une âme vivante. De sorte que les oiseaux
ont en abondance ce qui, dans l’imagination, est bon
et utile à l’agrément de l’âme, sans toutefois
participer à ce qui est nuisible et douloureux. Et,
comme ils ont en abondance les choses de la vie
extérieure, ils ont aussi les richesses de la vie
intérieure ; mais de telle sorte que cette abondance
devient pour eux un bienfait et un plaisir, comme

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235 Œuvres morales - G. Leopardi

chez les enfants, et non pas un dommage et une


misère insigne, comme la plupart du temps chez les
hommes. En effet, comme l’oiseau, pour la vivacité
et la mobilité extérieures, a une ressemblance
manifeste avec l’enfant ; de même, on peut croire
raisonnablement qu’il lui ressemble pour les
qualités intérieures de l’âme. Si les biens de cet âge
étaient communs aux autres âges et si les maux
n’étaient jamais plus grands qu’alors, peut-être
l’homme aurait-il des raisons de supporter la vie
patiemment.

À mon avis, la nature des oiseaux, si nous la


considérons de certaine façon, dépasse en perfection
celle des autres animaux. Par exemple, si nous
considérons que l’oiseau l’emporte de beaucoup sur
tous par la faculté de voir et d’entendre (et, selon
l’ordre naturel, de cette double faculté procèdent,
pour les créatures animées, les sentiments
principaux), on peut en conclure que la nature de
l’oiseau est chose plus parfaite que celle des autres
créatures animées. De plus, les autres animaux,
d’après ce que nous avons écrit plus haut, sont
naturellement enclins au repos, et les oiseaux au
mouvement ; or, le mouvement est chose plus
vivante que le repos, ou plutôt, la vie consiste dans
le mouvement, et les oiseaux sont doués du
mouvement extérieur plus qu’aucun autre animal ;
en outre, la vue et l’ouïe, où ils l’emportent sur tous
les autres et qui sont leurs facultés maîtresses, sont
les deux sens les plus particuliers aux vivants,
comme ils sont aussi les plus vifs et les plus mobiles,
tant en eux-mêmes que dans les manières d’être et

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236 Œuvres morales - G. Leopardi

les autres effets qui, par eux, se produisent dans


l’animal à l’intérieur et à l’extérieur. Enfin, étant
données les autres choses susdites, la conclusion est
que l’oiseau a une plus grande abondance de vie
intérieure et extérieure que les autres animaux. Or,
si la vie est chose plus parfaite que son contraire, au
moins dans les créatures vivantes, et si une plus
grande abondance de vie est une plus grande
perfection, il suit aussi de là que la nature des
oiseaux est plus parfaite. À ce propos, il ne faut pas
passer sous silence que les oiseaux sont également
aptes à supporter l’extrémité du froid et celle du
chaud, même sans intervalle, dans le passage de l’un
à l’autre, car souvent nous voyons qu’en moins d’un
instant ils s’élèvent de terre dans les airs, à un point
très élevé, où ils sont comme dans un lieu
excessivement froid, et beaucoup d’entre eux, en
peu de temps, parcourent en volant différents
climats.

Enfin, comme Anacréon désirait pouvoir se changer


en miroir, pour être regardé continuellement par
celle qu’il aimait, ou en vêtement pour la couvrir, ou
en onguent pour l’oindre, ou en eau pour la laver, ou
en bandelette pour qu’elle le serrât contre son sein,
ou en perle pour être porté à son cou, ou en
chaussure pour être du moins foulé de ses pieds ; de
même, je voudrais, pour quelque temps, être changé
en oiseau pour éprouver ce contentement et cette
joie qu’ils ont à vivre.

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237 Œuvres morales - G. Leopardi

XVIII

CHANT DU COQ SAUVAGE

Quelques maîtres et quelques écrivains hébreux


affirment qu’entre le ciel et la terre, ou plutôt moitié
dans l’un et moitié dans l’autre, vit un coq sauvage,
dont les pieds sont posés sur la terre et dont la crête
et le bec touchent le ciel. Ce coq géant, outre
diverses particularités qu’on peut lire à son sujet
dans les auteurs susdits, a l’usage de la raison : ou
du moins il a été, comme un perroquet, instruit, je
ne sais par qui, à proférer des paroles à la manière
des hommes : en effet, on a trouvé sur un
parchemin antique un chant écrit en lettres
hébraïques et en langue à la fois chaldéenne,
targumique, rabbinique, cabalistique et tamuldique.
Le titre était : Scir detarnegôl bara letzafra, c’est-à-
dire : Chant matinal du coq sauvage. Après
beaucoup de fatigue et non sans interroger nombre
de rabbins, de cabalistes, de théologiens, de
jurisconsultes et de philosophes hébreux, je suis
venu à bout de le comprendre et d’en faire, en
langue vulgaire, la traduction qu’on va lire. Je n’ai
pas encore pu décider si le coq a fait entendre ce
chant de temps en temps, ou tous les matins, ou une
fois seulement, ni qui l’entend ou l’a entendu, ni si
c’est là la langue personnelle du coq ou si c’en est
une traduction. Quant à la version que j’en donne,
pour la rendre la plus fidèle possible (et j’y ai
apporté tous mes efforts), il m’a paru bon
d’employer la prose plutôt que les vers, quoiqu’en
un sujet poétique. Les défauts d’un style heurté et

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238 Œuvres morales - G. Leopardi

parfois ampoulé ne devront pas m’être imputés : le


tout est conforme au texte original, où se retrouvent
les usages de la langue et surtout de la poésie
orientales.

Allons, mortels, éveillez-vous. Le jour renaît : la


vérité retourne sur la terre et les images vaines s’en
vont. Levez-vous ; reprenez le fardeau de la vie ;
revenez du monde faux dans le monde vrai.

Chacun cependant recueille et repasse dans son


esprit toutes les pensées de sa vie présente. Il se
rappelle ses desseins, ses études, ses affaires ; il se
représente les plaisirs et les peines qui doivent lui
arriver dans l’espace du jour nouveau. Et chacun est
plus désireux que jamais de retrouver aussi dans
son esprit des attentes joyeuses et de douces
pensées. Mais ce désir est satisfait chez bien peu :
pour tous, le réveil est un mal. Les yeux du
malheureux sont à peine ouverts qu’il revient aux
mains de son infortune. C’est une très douce chose
que ce sommeil où concourent la joie et l’espérance.
L’une et l’autre, jusqu’au réveil du jour suivant, se
conservent entières et intactes : mais alors elles font
défaut ou s’affaiblissent.

Si le sommeil des mortels était perpétuel et ne


faisait qu’un avec la vie ; si, sous l’astre du jour, tous
les vivants languissaient sur la terre en un repos
profond ; si aucun acte ne se manifestait ; si on
n’entendait ni le mugissement des bœufs à travers
les prés, ni le tumulte des bêtes fauves dans les
forêts, ni le chant des oiseaux dans l’air, ni le

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239 Œuvres morales - G. Leopardi

bourdonnement des papillons ou des abeilles dans


la campagne, ni aucune voix d’aucun côté, ni aucun
mouvement, si ce n’est ceux des eaux, du vent et des
tempêtes, certes l’univers serait inutile ; mais est-ce
qu’il s’y trouverait moins de félicité ou plus de
misère qu’il ne s’y en trouve aujourd’hui ? Je te le
demande, ô soleil auteur du jour et gardien de notre
veille : dans l’espace des siècles que tu marques et
dont la naissance et la chute ont été consommées
jusqu’ici, vis-tu une seule fois un seul des vivants
qui fût heureux ? Parmi les œuvres innombrables
des mortels que tu as vues jusqu’ici, penses-tu
qu’une seule ait atteint son but, c’est-à-dire la
satisfaction, durable ou passagère, de la créature qui
la produisit ? Vois-tu maintenant ou as-tu vu jamais
la félicité dans les limites du monde ? Dans quelle
plaine séjourne-t-elle, dans quel bois, dans quelle
montagne, dans quelle vallée, dans quel pays habité
ou désert, dans quelle planète parmi toutes celles
que tes flammes éclairent et échauffent ? Se dérobe-
t-elle, par hasard, à ta vue, et se cache-t-elle dans le
fond des grottes, dans le sein de la terre ou de la
mer ? Quelle chose animée, quelle plante, quel être
vivifié par toi, quelle créature pourvue ou dépourvue
de vertu végétative ou animale participe à la
félicité ? Et toi-même, toi qui, comme un géant
infatigable, cours rapidement, jour et nuit, sans
sommeil ni repos, dans la route infinie qui t’est
prescrite, es-tu heureux ou malheureux ?

Mortels, réveillez-vous. Vous n’êtes pas encore


délivrés de la vie. Un temps viendra où nulle force
extérieure, nul mouvement intrinsèque, ne vous fera

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240 Œuvres morales - G. Leopardi

sortir de ce repos du sommeil, mais où vous vous


reposerez toujours et insatiablement. Aujourd’hui,
la mort ne vous est pas accordée ; seulement, de
temps à autre, une image de la mort vous est donnée
pour quelques instants. Car la vie ne pourrait se
conserver si elle n’était fréquemment interrompue.
Si ce sommeil court et fragile vient à manquer trop
longtemps, c’est un mal mortel en soi, c’est une
cause de sommeil éternel. Telle est la vie : pour la
porter, il faut par moments la déposer afin de
reprendre un peu de force, et se restaurer en
goûtant comme une miette de la mort.

Il semble que l’être des choses ait pour propre et


unique objet de mourir. Ce qui n’était pas ne pouvait
mourir : aussi du néant sortirent les choses qui sont.
Il est certain que la cause dernière de l’être n’est pas
la félicité, puisque aucune chose n’est heureuse.
Sans doute, les créatures animées se proposent cette
fin dans chacune de leurs œuvres : mais elles ne
l’obtiennent en aucune : et, dans toute leur vie,
s’ingéniant, travaillant et peinant toujours, elles ne
souffrent vraiment et ne se fatiguent que pour
arriver au seul but de la nature, qui est la mort.

À tout prendre, le premier moment du jour est le


plus supportable pour les vivants. Bien peu, en
s’éveillant, trouvent dans leur esprit des pensées
agréables et joyeuses ; mais presque tous s’en
forgent et s’en créent à l’instant même : car les âmes
à cette heure-là, même sans aucun motif spécial et
déterminé, inclinent surtout à l’allégresse ou sont
mieux disposées, qu’aux autres moments, à souffrir

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241 Œuvres morales - G. Leopardi

leurs maux. Tel qui était en proie au désespoir


quand le sommeil survint, s’éveille et reçoit à
nouveau l’espérance dans son âme, si peu justifiée
que soit cette espérance. Beaucoup d’infortunes et
de peines, beaucoup de causes de crainte et d’ennui,
paraissent alors bien moindres qu’elles ne
paraissaient la veille au soir. Souvent même on
méprise les angoisses du jour précédent : pour un
peu, on en rirait, comme d’un effet de vaines
erreurs, de vaines imaginations. Le soir est
comparable à la vieillesse : au contraire, le
commencement du matin ressemble à la jeunesse :
il est consolé, confiant ; le soir est triste, découragé,
enclin à mal espérer. Mais cette jeunesse, que les
mortels éprouvent chaque jour, est à l’image de la
jeunesse de la vie entière : brève et fugitive ; et
bientôt le jour, pour eux, se transforme en vieillesse.

La fleur des années, quoiqu’elle soit le meilleur de la


vie, est pourtant chose misérable. Même ce pauvre
bien manque si vite que quand la créature vivante
s’aperçoit à plus d’un signe du déclin de son être,
c’est à peine si elle en a éprouvé la perfection, et si
elle a pu sentir et connaître pleinement ses propres
forces qui déjà s’affaiblissent. Pour tout être mortel,
vivre c’est, presque tout le temps, se faner. Tant,
dans toute son œuvre, la nature est tournée et
dirigée vers la mort ! C’est le seul motif pour lequel
la vieillesse prévaut, si manifestement et si
longtemps, dans la vie et dans le monde. Chaque
partie de l’univers se hâte infatigablement vers la
mort, avec un empressement et une célérité
admirables. Seul l’univers même apparaît exempt de

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242 Œuvres morales - G. Leopardi

chutes et de défaillances : si dans l’automne et dans


l’hiver il se montre comme malade et vieux, toujours
cependant, à la saison nouvelle, il rajeunit. Mais
comme les mortels ont beau reprendre au début de
chaque jour quelque parcelle de jeunesse, ils
vieillissent néanmoins tout le jour et finissent par
s’éteindre : ainsi l’univers, bien qu’il rajeunisse au
commencement de l’année, n’en vieillit pas moins
continuellement. Un temps viendra où s’éteindront
et l’univers et la nature même. Comme ces grands et
merveilleux empires, si fameux en d’autres âges,
dont les traces et le renom ont péri aujourd’hui, le
monde entier, avec les vicissitudes et les malheurs
des choses créées, disparaîtra sans laisser de
vestiges : un silence nu et un repos profond
empliront l’espace immense. Ainsi ce mystère
étonnant et effrayant de l’existence universelle,
avant d’être éclairci ou entendu, se dissipera et se
perdra3.

3
C’est là une conclusion poétique et non philosophique : pour le
philosophe, l’existence, qui n’a jamais commencé, n’aura jamais de
fin. (Note de Leopardi.)

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243 Œuvres morales - G. Leopardi

XIX

FRAGMENT APOCRYPHE DE STRATON DE


LAMPSAQUE

Ce fragment, que, par manière de passe-temps, j’ai


traduit du grec en langue vulgaire, est tiré d’un
manuscrit qui se trouvait, il y a quelques années, et
qui se trouve peut-être encore dans la bibliothèque
des moines du mont Athos. Je l’intitule Fragment
apocryphe, parce que, comme chacun peut le voir,
les choses qu’on lit dans le chapitre sur la Fin du
monde ne peuvent avoir été écrits qu’à une époque
bien postérieure. Or Straton de Lampsaque,
philosophe péripatéticien, surnommé le physicien,
vécut trois cents ans avant l’ère chrétienne. Il est
bien vrai que le chapitre sur l'Origine du monde
concorde à peu près avec le peu que les écrivains
antiques nous ont appris sur les opinions de ce
philosophe. Et l’on pourrait croire que le premier
chapitre et peut-être aussi le commencement du
second sont véritablement de Straton ; le reste
aurait été ajouté par quelque savant grec, mais pas
avant le siècle passé. Que les lecteurs érudits en
jugent.

De l’Origine du monde.

De même que les choses matérielles périssent toutes


et ont une fin, de même elles eurent toutes un
commencement. Mais la matière même n’eut aucun
commencement, c’est-à-dire qu’elle existe, par sa

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244 Œuvres morales - G. Leopardi

propre force, de toute éternité. Si, à voir que les


choses matérielles croissent, diminuent et à la fin se
dissolvent, on conclut qu’elles n’existent pas par
elles-mêmes de toute éternité, mais qu’elles ont eu
un commencement et une origine, ne doit-on pas
juger que ce qui jamais ne croît, ne diminue et ne
périt, n’a jamais commencé et ne provient d’aucune
cause? Assurément, si l’une de ces deux
propositions était fausse, on ne pourrait pas
affirmer que l’autre fût vraie. Mais, puisque nous
sommes certains que celle-là est vraie, il nous faut
accorder la même chose de celle-ci. Or, nous voyons
que la matière ne s’accroît jamais, même de la plus
petite quantité ; d’autre part, il ne périt pas la
moindre parcelle de la matière, de sorte que la
matière même n’est pas soumise à la mort.
Cependant, les diverses manières d’être de la
matière, que nous voyons dans ce que nous
appelons les créatures matérielles, sont caduques et
passagères : mais on ne découvre aucun signe de
caducité ni de mortalité dans la matière en général,
et, par suite, aucun signe qu’elle ait commencé ni
qu’elle ait eu ou qu’elle ait besoin pour être d’aucune
cause, d’aucune force extérieure à elle. Le monde,
c’est-à-dire la manière d’être de la matière, a
commencé et est chose caduque. Nous parlerons
tout à l’heure de l’origine du monde.

La matière en général, comme en particulier les


plantes et les créatures animées, a naturellement en
elle une ou plusieurs forces qui l’agitent et la
meuvent dans les sens les plus différents. Ces forces,
nous pouvons les conjecturer et même les

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245 Œuvres morales - G. Leopardi

dénommer d’après leurs effets, mais non les


connaître en elles-mêmes, ni en découvrir la nature.
Nous ne pouvons pas davantage savoir si ces effets,
qui pour nous se rapportent à une même force,
procèdent réellement d’une seule force ou de
plusieurs, et si au contraire ces forces, que nous
désignons par différents noms, sont véritablement
plusieurs forces ou seulement une même force. C’est
ainsi que chaque jour, dans l’homme, on donne
divers noms à une seule passion ou à une seule force
: par exemple, l’ambition, l’amour du plaisir, etc.,
sources dont dérivent des effets, tantôt simplement
divers, tantôt même contradictoires, sont en fait une
même passion, c’est-à-dire l’amour de soi, qui opère
différemment dans différents cas. Ces forces, ou
plutôt cette force de la matière, en la mouvant,
comme nous avons dit, et en l’agitant
continuellement, forme avec cette matière
d’innombrables créatures, c’est-à-dire la modifie de
mille façons variées. Ces créatures, si on les prend
dans leur ensemble, et si on les considère comme
distribuées en certains genres et en certaines
espèces, et comme réunies entre elles par certaines
relations qui proviennent de leur nature, s’appellent
le monde. Mais, comme cette force ne s’abstient
jamais d’agir et de modifier la matière, les créatures
qu’elle forme continuellement, elle les détruit
d’autre part, et forme de nouvelles créatures avec
leur matière. Tant que, malgré la destruction des
individus, les genres et les espèces se maintiennent
presque intégralement, tant que l’ordre et les
relations naturelles des choses ne changent pas
sensiblement, on dit que ce monde-ci dure encore.

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246 Œuvres morales - G. Leopardi

Mais des mondes infinis pendant l’espace infini de


l’éternité, après avoir duré plus ou moins
longtemps, ont fini par disparaître : les continuelles
révolutions de la matière, causées par la force
susdite, ont amené la perte de ces genres et de ces
espèces dont ces mondes se composaient et fait
disparaître ces relations et cet ordre qui les
gouvernaient. Cependant, aucune parcelle de la
matière n’a été détruite : ce qui a péri, c’est telle ou
telle de ces manières d’être : car à chaque manière
d’être succède aussitôt une autre manière d’être,
c’est-à-dire un autre monde, et ainsi de suite.

De la Fin du monde.

Depuis combien de temps a duré ce monde actuel,


dont font partie les hommes, c’est-à-dire une des
espèces qui le composent ? Il n’est pas facile de le
dire, pas plus que de connaître combien de temps il
doit durer encore. L’ordre qui le régit paraît
immuable et passe pour tel, parce qu’il ne change
que peu à peu et après un temps incompréhensible,
de sorte que ses mutations sont à peine saisies, je ne
dis pas par les sens de l’homme, mais par son
entendement. Ce temps, si long qu’il soit, n’est
qu’un instant par rapport à la durée éternelle de la
matière. On voit, dans ce monde actuel, une mort
continuelle des individus et une transformation
continuelle des choses : mais, comme la destruction
est continuellement compensée par la production et
que les genres se conservent, on estime que ce

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247 Œuvres morales - G. Leopardi

monde n’a et n’aura en soi aucune cause par laquelle


il puisse ou doive périr et qu’il n’offre aucun signe
de caducité. Néanmoins on peut s’apercevoir du
contraire, et à plus d’un indice, mais, entre autres, à
celui-ci.

Nous savons que la terre, à cause de son perpétuel


mouvement de rotation autour de son axe, qui fait
fuir du centre les parties qui environnent l’équateur,
et qui attire vers le centre celles qui environnent le
pôle, nous savons, dis-je, que la terre a changé et
change sans cesse de figure : elle devient chaque
jour plus dense autour de l’équateur, et au contraire
elle se déprime de plus en plus aux pôles. Il arrivera
donc qu’au bout d’un certain temps dont la
longueur, bien que mesurable en soi, ne peut être
connue des hommes, la terre s’applanira des deux
côtés de l’équateur, de telle sorte que, perdant sa
forme sphérique, elle ressemblera à une table mince
et ronde. Cette roue, à force de tourner, de s’amincir
et de se dilater, finira, par la fuite de ses parties
centrales, par se percer dans le milieu. Ce trou
s’élargira de jour en jour, la terre deviendra comme
un anneau, et, enfin, s’en ira en morceaux : ces
morceaux, lancés hors de l’orbite actuelle de la terre
et perdant leur mouvement circulaire, se
précipiteront sur le soleil ou peut-être sur quelque
planète.

N’y a-t-il pas un exemple qu’on pourrait apporter à


l’appui de ce discours? Je veux parler de l’anneau de
Saturne, sur la nature duquel les physiciens ne
s’accordent pas. Et bien que nouvelle et inattendue,

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248 Œuvres morales - G. Leopardi

ce ne serait peut-être pas une conjecture


invraisemblable, que de présumer que cet anneau
était à l’origine une des petites planètes destinées à
la suite de Saturne : elle se serait applanie, puis
percée au milieu, par un motif semblable à celui que
nous avons dit pour la terre, mais beaucoup plus
vite, étant peut-être d’une matière moins dense et
plus molle; ensuite, elle serait tombée de son orbite
sur la planète de Saturne, qui la retient sur son
centre par sa vertu attractive, comme nous le
voyons. Et on pourrait croire que cet anneau, en
continuant encore à tourner, comme il le fait, autour
de son centre, qui est aussi celui du globe de
Saturne, s’amincit et se dilate de plus en plus et que
l’intervalle qui le sépare de ce globe s’accroît
toujours : mais cela se produit trop longtemps au
gré de qui voudrait que de tels changements, surtout
à une telle distance, ussent remarqués et connus des
hommes. Cela soit dit, sérieusement ou par
plaisanterie, au sujet de l’anneau de Saturne.

Or ce changement qui, nous le savons, est survenu


et survient chaque jour dans la forme de la terre, il
n’est pas douteux que les mêmes causes ne le
produisent également dans chacune des planètes,
quoique dans toutes les planètes cela ne nous soit
pas aussi manifeste que dans celle de Jupiter. On
peut l’affirmer non seulement de celles qui, à la
ressemblance de la terre, tournent autour du soleil,
mais aussi, et sans aucune incertitude, de celle qui,
d’après tous les raisonnements, doivent se trouver
autour de chaque étoile. Comme nous l’avons dit de
la terre, toutes les planètes, après un certain temps,

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249 Œuvres morales - G. Leopardi

réduites par elles-mêmes en morceaux, se


précipiteront, les unes sur le soleil, les autres sur
leurs étoiles. Ces flammes détruiront jusque dans
leurs germes, je ne dis pas un certain nombre
d’individus, mais absolument tous les genres et
toutes les espèces que contiennent maintenant la
terre et les planètes. Voilà peut-être, ou à peu près,
ce qui fut dans l’esprit de ces philosophes, tant grecs
que barbares, qui affirmèrent que ce monde était
destiné à périr par le feu. Mais comme nous voyons
que le soleil même tourne autour de son axe et
qu’on doit croire la même chose des étoiles, il s’en
suit que le soleil et les étoiles doivent, dans le cours
du temps, se dissoudre non moins que les planètes,
et que les flammes se disperseront dans l’espace.
Ainsi, le mouvement circulaire des sphères du
monde, cet élément principal de l’ordre actuel de la
nature, qui est comme le principe et la source de la
conservation de cet univers, sera d’autre part la
cause de la destruction de cet univers et de cet
ordre.

Si les planètes, la terre, le soleil et les étoiles doivent


périr, il n’en sera pas de même de leur matière. Il se
formera de nouvelles créatures, divisées en de
nouveaux genres et en de nouvelles espèces, et il
naîtra, par les forces éternelles de la matière, un
nouvel ordre des choses et un nouveau monde.
Quant aux qualités de ce monde-là, comme aussi
des autres mondes innombrables qui furent et
seront, nous ne pouvons même pas les conjecturer.

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250 Œuvres morales - G. Leopardi

XX

DIALOGUE DE TIMANDRE ET D'ELEANDRE.

TIMANDRE

Je veux, ou plutôt je dois vous parler franchement :


le fond et l’intention de vos écrits et de vos paroles
me paraissent fort blâmables.

ÉLÉANDRE

Pourvu que mes actions ne vous paraissent point


telles, je n’en ai guère de souci : les paroles et les
écrits importent peu.

TIMANDRE

Pour vos actions, je n’y trouve pas à reprendre. Je


sais que vous ne faites pas de bien aux autres, parce
que vous ne le pouvez, et je vois que vous ne leur
faites pas de mal, parce que vous ne le voulez. Mais
pour vos paroles et vos écrits, je les crois très
répréhensibles; et je ne vous accorde point
qu’aujourd’hui ces choses importent peu, parce que
notre vie présente ne consiste pas, on peut le dire,
en autre chose. Laissons pour le moment les paroles
et parlons des écrits. Ce blâme et ce rire continuels
au sujet de l’espèce humaine sont d’abord hors de
mode.

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251 Œuvres morales - G. Leopardi

ÉLÉANDRE

Ma cervelle aussi est hors de mode. Et il n’est pas


nouveau que les fils soient semblables à leur père.

TIMANDRE

Il ne sera pas non plus nouveau que vos livres,


comme toute chose contraire à l’usage courant,
aient une mauvaise fortune.

ÉLÉANDRE

Petit malheur! ils n’iront pas pour cela mendier leur


pain aux portes.

TIMANDRE

Il y a quarante ou cinquante ans, les philosophes


avaient coutume de murmurer contre l’espèce
humaine, mais aujourd’hui ils font le contraire.

ÉLÉANDRE

Croyez-vous qu’il y a quarante ou cinquante ans les


philosophes aient eu tort de murmurer contre le
genre humain, ou raison?

TIMANDRE

Plutôt raison que tort.

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252 Œuvres morales - G. Leopardi

ÉLÉANDRE

Croyez-vous que pendant ces quarante ou cinquante


ans le genre humain soit devenu le contraire de ce
qu’il était?

TIMANDRE

Je ne le crois pas ; mais cela n’a point de rapport


avec notre proposition.

ÉLÉANDRE

Pourquoi, point de rapport? Peut-être a-t-il crû en


puissance ou en perfection, au point que les
écrivains d’aujourd’hui soient contraints de le flatter
ou tenus de le révérer?

TIMANDRE

Ce sont des plaisanteries dans un sujet grave.

ÉLÉANDRE

Revenons donc au sérieux. Je n’ignore pas que les


hommes de ce siècle, en faisant du mal à leurs
semblables selon l’usage antique, se sont néanmoins
mis à en dire du bien, au contraire du siècle
précédent. Mais moi, qui ne fais du mal ni à mes
semblables, ni à mes non-semblables, je ne crois pas
être obligé de dire du bien d’autrui contre ma
conscience.

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253 Œuvres morales - G. Leopardi

TIMANDRE

Vous êtes cependant obligé, comme tous les autres


hommes, de chercher à être utile à votre espèce.

ÉLÉANDRE

Si mon espèce cherche à me faire le contraire, je ne


vois pas comment m’incombe cette obligation que
vous dites. Mais supposons qu’elle m’incombe. Que
dois-je faire, si je ne puis la remplir?

TIMANDRE

Vous ne le pouvez, ni vous, ni beaucoup d’autres,


par les actions; mais vous pouvez et vous devez le
faire par vos écrits. Et l’on n’est pas utile avec des
livres qui mordent continuellement l’homme en
général; ou plutôt on nuit extrêmement.

ÉLÉANDRE

J’admets qu’on n’est pas utile, et j’estime qu’on ne


nuit pas. Mais croyez-vous que les livres puissent
être utiles au genre humain ?

TIMANDRE

Non seulement je le crois, mais tout le monde le


croit.

ÉLÉANDRE

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254 Œuvres morales - G. Leopardi

Quel livre ?

TIMANDRE

De plusieurs sortes; mais spécialement de morale.

ÉLÉANDRE

Cela n’est pas cru de tout le monde, puisque moi je


ne le crois pas, comme répondit une femme à
Socrate. Si quelque livre de morale pouvait être
utile, je pense que ce seraient surtout les livres
poétiques. Je dis poétiques en prenant ce mot dans
un sens large, c’est-à-dire les livres destinés à
émouvoir l’imagination, en prose ou en vers. Or je
fais peu de cas d’une poésie qui, lue et méditée, ne
laisse pas dans l’âme du lecteur un sentiment assez
noble pour l’empêcher d’avoir pendant une demi-
heure une pensée vile ou de faire une action indigne.
Mais si le lecteur manque de parole à son meilleur
ami une heure après la lecture, je ne méprise pas
pour cela cette poésie, parce qu’autrement il me
faudrait mépriser les plus belles, les plus chaudes et
les plus nobles poésies du monde. Et je fais une
exception pour les lecteurs qui vivent dans une
grande ville ; même s’ils lisent attentivement, ils ne
peuvent tirer d’aucune sorte de poésie ni cette utilité
d’une demi-heure, ni beaucoup de plaisir ou
d’émotion.

TIMANDRE

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255 Œuvres morales - G. Leopardi

Vous parlez, à votre ordinaire, malignement, et de


manière à donner à entendre que vous êtes
d’habitude fort maltraité par autrui; car telle est la
plupart du temps la cause de la mauvaise humeur et
du mépris que quelques-uns font profession de
ressentir à l’égard de leur propre espèce.

ÉLÉANDRE

Vraiment je ne dis pas que les hommes m’aient


traité ni me traitent fort bien; en disant cela, je me
poserais en exemple unique. Mais ils ne m’ont pas
non plus fait grand mal ; parce que, ne désirant rien
ni d’eux ni en concurrence avec eux, je ne me suis
guère exposé à leurs offenses. Je vous le dis et je
vous l’affirme; tel que je me connais et que je me
vois fort clairement, c’est-à-dire ignorant la moindre
partie de ce qu’il faut faire pour se rendre agréable
aux hommes, impropre autant qu’on peut le dire au
commerce d’autrui et même à la vie, soit par la faute
de ma nature soit par la mienne, si avec cela les
hommes me traitaient mieux qu’ils ne le font, je les
estimerais moins que je ne les estime.

TIMANDRE

Vous n’en êtes que plus condamnable; car la haine


et le désir de se venger des hommes, si vous aviez
été insulté à tort, auraient quelque excuse. Mais
votre haine, comme vous le dites, n’a aucune cause
particulière; si ce n’est peut-être une ambition
insolite et misérable d’acquérir une réputation de
misanthropie, comme Timon ; désir abominable en

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256 Œuvres morales - G. Leopardi

soi et singulièrement étranger à ce siècle qui est


adonné avant tout à la philosophie.

ÉLÉANDRE

Pour l’ambition, je n’ai pas à vous répondre; car je


vous ai déjà dit que je ne désire rien des hommes. Et
si cela, quoique vrai, ne vous parait pas croyable,
vous devez croire au moins que ce n’est pas
l’ambition qui me pousse à écrire des choses qui, de
votre propre aveu, attirent-du blâme et non de la
gloire à celui qui les écrit. Quant à cette haine pour
le genre humain, j’en suis tellement éloigné que non
seulement je ne veux, mais encore je ne puis haïr
ceux qui m’offensent particulièrement; je suis de
tout point impropre et impénétrable à la haine, ce
qui entre pour beaucoup dans mon incapacité à
vivre dans le monde. Mais je ne me puis corriger ;
parce que je pense toujours que, communément,
quiconque se persuade, en déplaisant ou en nuisant
à qui que ce soit, qu’il se fait du bien ou du plaisir à
lui-même, se décide à offenser autrui, non pour lui
faire du mal (car telle n’est jamais la fin d’aucun acte
ni d’aucune pensée possible), mais pour se faire du
bien à lui-même; désir naturel et qui ne mérite pas
de haine. En outre, à chaque vice ou à chaque faute
que je vois en autrui, avant de m'en indigner, je me
mets à m’examiner moi-même, je suppose en moi
les antécédents et les circonstances voulues, et,
comme je me trouve toujours souillé ou coupable
des mêmes défauts, je n’ai pas le courage de
m’irriter. Je réserve toujours ma colère pour le cas
où je verrais une méchante action qui ne pourrait

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257 Œuvres morales - G. Leopardi

trouver place dans ma nature : mais jusqu’à présent


je n’ai pu en voir aucune. Finalement, l’idée de la
vanité des choses humaines me remplit l’âme de
telle sorte, que je ne me puis résoudre à me
gendarmer pour aucune d’elles; la haine et la colère
me paraissent des passions grandes et fortes qui ne
conviennent pas à la petitesse de la vie. Vous voyez
qu’il y a loin de l’âme de Timon à la mienne. Timon,
haïssant et fuyant tous les autres, aimait et caressait
le jeune Alcibiade, comme la cause future de
beaucoup de malheurs pour leur patrie commune.
Moi, sans le haïr, je l’aurais fui plus que les autres;
j’aurais averti mes concitoyens du péril et je les
aurais encouragés à s’en préserver. Quelques-uns
disent que Timon ne haïssait pas les hommes, mais
les bêtes féroces à figure humaine. Moi, je ne hais ni
les hommes ni les bêtes.

TIMANDRE

Mais aussi vous n’aimez personne.

ÉLÉANDRE

Écoutez, mon ami. Je suis né pour aimer, j’ai aimé,


et peut-être avec autant de passion qu’il en peut
jamais entrer dans une âme vivante. Aujourd’hui,
bien que je ne sois encore, comme vous le voyez, ni
dans l’âge naturellement froid, ni même dans l’âge
de la tiédeur, je n’ai point de honte à dire que je
n’aime personne, hors moi-même, par nécessité de
nature et le moins qu’il m’est possible. Avec tout
cela, je me décide promptement à souffrir moi-

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258 Œuvres morales - G. Leopardi

même, plutôt que d’être une cause de souffrance


pour autrui. Je crois que, pour peu que vous
connaissiez ma conduite, vous pouvez me rendre ce
témoignage.

TIMANDRE

Je ne le nie pas.

ÉLÉANDRE

De manière que je ne laisse pas de procurer aux


hommes pour ma part, en sacrifiant mon intérêt
personnel, le plus grand ou plutôt le seul bien qu’ils
peuvent désirer de moi, c’est-à-dire de ne pas
souffrir.

TIMANDRE

Mais avouez-vous formellement ne pas aimer le


genre humain en général?

ÉLÉANDRE

Oui, formellement. Mais de même que, si cela me


regardait, je ferais punir les coupables, bien que je
ne les haïsse pas ; de même, si je pouvais, je ferais le
plus grand bien à mon espèce, bien que je ne l’aime
pas.

TIMANDRE

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259 Œuvres morales - G. Leopardi

Bien, je le crois. Mais enfin si vous n’êtes poussé ni


par les injures reçues, ni par la haine, ni par
l’ambition, quelle chose vous pousse à écrire de la
sorte ?

ÉLÉANDRE

Diverses choses. D’abord, je ne puis tolérer la feinte


et la dissimulation ; je m’y plie parfois dans mes
paroles, mais dans mes écrits jamais; parce que, si je
parle souvent par nécessité, en revanche je ne suis
jamais contraint d’écrire, et quand j’aurais à dire ce
que je ne pense pas, cela ne me donnerait pas une
grande consolation de mettre ma cervelle à la
torture. Tous les gens sages se rient de ceux qui
écrivent le latin aujourd’hui ; car personne ne parle
cette langue et bien peu l’entendent. Je ne vois pas
comment il n’est pas également ridicule de supposer
continuellement, comme on le fait en écrivant et en
parlant, certaines qualités humaines que chacun sait
fort bien ne se jamais trouver dans un homme réel,
et certains êtres rationnels ou fantastiques, adorés
jadis pendant un long temps, mais dont il n’est fait
aucun cas aujourd’hui, ni par celui qui les nomme ni
par celui qui n’aime pas à les nommer. Qu’on se
serve de masque et de travestissement pour tromper
autrui ou pour n’être pas connu, cela ne me paraît
pas étrange. Mais que tous aillent masqués du
même masque, et travestis de même, ne se dupant
point les uns les autres et se connaissant fort bien
entre eux, cela me paraît un enfantillage. Qu’ils
ôtent leurs masques, qu’ils restent avec leurs habits;

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260 Œuvres morales - G. Leopardi

ils ne feront pas moins d’effet et ils seront plus à


leur aise.

Enfin cette feinte éternelle, quoique inutile, et ce


rôle qu’on joue, où l’on est si différent de soi, ne
peuvent aller sans de grands soucis et un grand
ennui. Si les hommes avaient passé tout d’un trait et
non graduellement de l’état primitif, solitaire et
sauvage, à la civilisation moderne, croyons-nous
qu’on trouverait dans les langues les mots
d’autrefois et les choses dites jadis, comme cet usage
de revenir sans cesse sur le passé et d’en faire l’objet
de mille raisonnements? En vérité, cet usage me
semble être comme une de ces cérémonies et de ces
pratiques anciennes, si éloignées des coutumes
présentes, et qui cependant se maintiennent par la
force de l’habitude. Moi qui ne puis me soumettre à
ces cérémonies, je ne me soumets pas davantage à
cet usage, et j’écris en langue moderne, et non pas
en langue du temps des Troyens. En second lieu, je
ne cherche pas tant dans mes écrits à critiquer notre
espèce qu’à m’affliger de la destinée. Je crois
qu’aucune chose n’est plus manifeste ni plus
palpable que l’infélicité nécessaire de tous les
vivants. Si cette infélicité n’est pas vraie, tout est
faux et il nous faut laisser ce discours comme tout
autre. Si elle est vraie, pourquoi ne m’est-il pas
permis de m’en affliger ouvertement et librement, et
de dire : je souffre? Si je m’affligeais en pleurant (et
c’est là le troisième motif qui me pousse), je
n’ennuierais pas peu les autres et moi-même, sans
aucun fruit. En riant de mes maux, je trouve
quelque soulagement, et je cherche à en donner à

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261 Œuvres morales - G. Leopardi

autrui dans la même mesure. Si je n’y réussis pas, je


tiens cependant pour assuré que rire de nos maux
est l’unique profit qu’on en puisse tirer et l’unique
remède qu’il y en ait. Les poètes disent que le
désespoir a toujours un sourire à la bouche. Vous ne
devez pas croire que je ne compatisse pas à
l’infélicité humaine. Mais, ne la pouvant réparer par
aucune force, aucun art, aucune industrie ni aucun
moyen, j’estime bien plus digne de l’homme et d’un
désespoir magnanime de rire des maux communs
que de se mettre à soupirer, à pleurer et à crier avec
les autres, et de les provoquer à la lamentation. En
dernier lieu, il me reste à dire que je désire autant
que vous et qu’aucun autre le bien de mon espèce en
général; mais je ne l’espère en aucune façon, et je ne
me sais ni réjouir ni nourrir de certains biens en
expectative, comme je le vois faire à beaucoup de
philosophes dans ce siècle. Comme mon désespoir
est entier, continu, fondé sur un jugement ferme et
sur une certitude, il ne me laisse point songer ni
imaginer un joyeux avenir ni entreprendre aucune
chose pour la mener à fin. Et vous savez bien que
l’homme ne se dispose pas à tenter ce qu’il sait ou
croit ne pas devoir réussir, que, quand il s’y décide,
c’est une œuvre faible et manquée, et que, quand on
écrit le contraire de son opinion, même quand on a
une opinion fausse, on ne fait jamais rien qui soit
digne de considération.

TIMANDRE

Mais il faut réformer son propre jugement quand il


s’écarte de la vérité, comme le vôtre.

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262 Œuvres morales - G. Leopardi

ÉLÉANDRE

Je juge, pour moi, que je suis malheureux, et en cela


je sais que je ne me trompe pas. Si les autres ne le
sont pas, je m’en félicite de toute mon âme. De plus,
je suis sûr de ne pas me délivrer de l’infélicité avant
de mourir. Si les autres ont pour eux-mêmes une
autre espérance, je m’en réjouis également.

TIMANDRE

Nous sommes tous malheureux et tous les hommes


l’ont été; je ne crois pas que vous puissiez vous
vanter que votre pensée soit des plus nouvelles.
Mais la condition humaine peut devenir infiniment
meilleure qu’elle ne l’est, comme elle est déjà
devenue indiciblement meilleure qu’elle n’était.
Vous montrez que vous ne vous souvenez pas ou ne
voulez pas vous souvenir que l’homme est
perfectible.

ÉLÉ ANDRE

Perfectible, je le croirai sur votre parole. Mais


parfait, ce qui importe le plus, je ne sais quand je
pourrai le croire ni qui me le persuadera.

TIMANDRE

Il n’est pas encore arrivé à la perfection, parce que le


temps lui a manqué ; mais on ne peut douter qu’il
ne doive y arriver.

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263 Œuvres morales - G. Leopardi

ÉLÉANDRE

Je n’en doute pas non plus. Ce petit nombre


d’années qui se sont écoulées depuis le
commencement du monde jusqu’à maintenant ne
pouvaient suffire ; elles ne permettent point de juger
du caractère, de la destinée et des facultés de
l’homme; outre qu’on a eu bien autre chose à faire.
Mais aujourd’hui on ne s’occupe que de
perfectionner notre espèce.

TIMANDRE

Oui, on s’en occupe avec le plus grand zèle dans tout


l’univers civilisé. Si l’on considère le nombre et
l’efficacité des moyens, qui depuis peu ont
augmenté d’une façon incroyable, on peut croire
qu’on atteindra le but dans un temps plus ou moins
long ; et cette espérance n’est pas d’une mince utilité
à cause des desseins et des actions utiles qu’elle
provoque. Si donc il fut jamais funeste et
répréhensible de faire paraître un désespoir comme
le vôtre, c’est surtout maintenant. Quoi de plus
déplorable que d’inculquer aux hommes la nécessité
de leur misère, la vanité de la vie, la faiblesse et la
petitesse de leur espèce, et la méchanceté de leur
nature? Cela ne peut avoir d’autre résultat que de
leur abattre le courage, de les dépouiller de l’estime
de soi, qui est le premier fondement de la vie
honnête, utile et glorieuse, et de les détourner du
soin de leur propre bien.

ÉLÉANDRE

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264 Œuvres morales - G. Leopardi

Je voudrais vous entendre déclarer précisément si


ce que je dis de l’infélicité des hommes vous semble
vrai ou faux.

TIMANDRE

Vous reprenez en main vos armes habituelles; et que


je vous avoue que ce que vous dites est vrai, vous
croyez avoir vaincu. Eh bien! je vous réponds que
toute vérité n’est pas bonne à prêcher à tous ni
toujours.

ÉLÉANDRE

De grâce, répondez encore à une autre question. Ces


vérités, dont je parle sans les prêcher, sont-elles
dans les philosophies des vérités principales ou
accessoires.

TIMANDRE

Pour ma part, je crois qu’elles sont la substance de


toute la philosophie.

ÉLÉANDRE

Ils se trompent donc grandement ceux qui disent et


prêchent que la perfection de l’homme consiste dans
la connaissance du vrai, que tous ses maux
proviennent des idées fausses et de l’ignorance, et
que le genre humain finira par être heureux, quand
tous les hommes, ou au moins la plupart,
connaîtront la vérité et la prendront pour règle de
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265 Œuvres morales - G. Leopardi

l’arrangement et de la conduite de leur vie. C’est ce


que disent presque tous les philosophes anciens et
modernes. Or voici qu’à votre avis ces vérités, qui
sont la substance de toute la philosophie, se doivent
cacher à la plus grande partie des hommes. Je crois
que vous admettriez aisément qu’elles devraient être
ignorées ou oubliées de tous; parce que, une fois
connues et gardées dans la mémoire, elles ne
peuvent que nuire. Ce qui revient à dire que la
philosophie devrait être extirpée du monde. Je
n’ignore pas que la dernière conclusion que l’on tire
de la vraie et parfaite philosophie, c’est qu’il n’est
pas besoin de philosophie. D’où il suit que la
philosophie premièrement est inutile, parce qu’il
n’est pas besoin d’être philosophe pour ne pas
philosopher; secondement est très nuisible, parce
qu’on n'arrive qu’à ses dépens à cette conclusion
dernière, et, quand on y est arrivé, on ne la peut
mettre en œuvre; car il n’est pas au pouvoir de
l’homme d’oublier les vérités connues et que
l’habitude de philosopher se quitte moins facilement
que toute autre. En somme, la philosophie, qui, à
l’origine, espère et promet de guérir nos maux, en
est réduite à la fin à désirer en vain de se porter
remède à elle-même. Cela dit, je demande pourquoi
il y a lieu de croire que l’âge présent soit plus proche
de la perfection que les âges passés. Peut-être parce
qu’il connaît davantage le vrai : mais on voit que
cette connaissance est extrêmement contraire à la
félicité de l’homme. Ou peut-être parce
qu’aujourd’hui quelques hommes savent qu’il n’est
pas besoin de philosopher, sans avoir pour cela le
pouvoir de s’en abstenir : mais les premiers hommes

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266 Œuvres morales - G. Leopardi

ne philosophèrent pas, et les sauvages s’abstiennent


de philosopher, sans en être incommodés. Quels
sont donc ces moyens nouveaux ou meilleurs
d’approcher de la perfection, que n’avaient pas nos
ancêtres et que nous possédons?

TIMANDRE

Ils sont nombreux et de grande utilité. Mais vous les


exposer demanderait des explications infinies.

ÉLÉANDRE

Laissons-les de côté pour le moment, et revenons à


mon cas. Je dis que si dans mes écrits je rappelle
quelques vérités dures et tristes, dans l’unique
intention de soulager mon âme ou de m’en consoler
en en riant, je ne laisse pas cependant dans les
mêmes écrits de déplorer, de déconseiller et de
critiquer l’étude de cette misérable et froide vérité,
dont la connaissance est la source ou de
nonchalance et de fainéantise, ou de bassesse d’âme,
d’iniquité, de malhonnêteté dans la conduite et de
perversité dans les mœurs. Tandis qu’au contraire je
loue et j’exalte, bien qu’elles soient fausses, les
opinions qui font naître des actes et des pensées
nobles, fortes, magnanimes, vertueuses et utiles au
bien général ou particulier, ces imaginations belles
et heureuses, encore que vaines, qui donnent du
prix à la vie, les illusions naturelles de l’âme, et
enfin les erreurs antiques fort différentes des
erreurs barbares : celles-ci seules, et non pas celles-
là, auraient dû tomber sous les coups de la

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267 Œuvres morales - G. Leopardi

civilisation moderne et de la philosophie, qui, selon


moi, ont dépassé le but, comme c’est le propre et
l’inévitable des choses humaines : après nous avoir
arrachés à une barbarie, elles nous ont précipités
dans une autre non moindre que la première,
quoique née, non de l’ignorance, mais de la raison et
du savoir, barbarie moins efficace et moins
manifeste au physique qu’au moral, et, pour ainsi
dire, plus cachée et plus intrinsèque. De toute façon,
je doute, ou plutôt j’incline à croire qu’autant les
erreurs antiques sont nécessaires à la bonne
constitution des nations civilisées, autant elles sont
et deviennent chaque jour davantage impossibles à
renouveler. Quant à la perfection de l’homme, je
vous jure que, si on y était arrivé, j’aurais écrit au
moins un volume à la louange du genre humain.
Mais puisqu'il ne m’a pas été donné de la voir et que
je ne m’attends pas à ce que cela m’arrive dans ma
vie, je suis disposé à consacrer par testament une
partie de mon bien à faire composer et prononcer
publiquement, tous les ans, un panégyrique du
genre humain, le jour où il sera parfait; je veux
même qu’on lui élève un petit temple à l’antique ou
une statue ou tout ce qu’on jugera convenable.

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268 Œuvres morales - G. Leopardi

XXI

COPERNIC

Scène I

La Première Heure et le Soleil.

LA PREMIÈRE HEURE

Bonjour, Excellence.

LE SOLEIL

Ou plutôt bonne nuit.

LA PREMIÈRE HEURE

Les chevaux sont en ordre.

LE SOLEIL

Bien.

LA PREMIÈRE HEURE

L’étoile du matin est sortie depuis un moment.

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269 Œuvres morales - G. Leopardi

LE SOLEIL

Bien : qu’elle aille et vienne à son aise.

LA PREMIÈRE HEURE

Que veut dire votre Excellence ?

LE SOLEIL

Que tu me laisses tranquille.

LA PREMIÈRE HEURE

Mais, Excellence, la nuit a déjà tellement duré


qu’elle ne peut plus durer davantage; et si nous nous
amusons, que votre Excellence prenne garde qu’il
n’en sorte quelque désordre.

LE SOLEIL

Qu’il en sorte ce qui voudra, je ne m’en émeus pas.

LA PREMIÈRE HEURE

Que veut dire cela ? Votre Excellence se sentirait-


elle mal ?

LE SOLEIL

Non, non, je ne me sens rien, si ce n’est que je ne


veux pas bouger; va-t’en donc à tes affaires.

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270 Œuvres morales - G. Leopardi

LA PREMIÈRE HEURE

Comment irai-je à mes affaires, si votre Excellence


ne vient pas ? Je suis la première heure du jour, et
comment le jour peut-il exister, si votre Excellence
ne daigne pas sortir, selon sa coutume?

LE SOLEIL

S’il ne fait pas jour, il fera nuit; ou bien les heures de


la nuit feront double office, et tes compagnes et toi
vous resterez en repos. — Sais-tu la vérité ? je suis
fatigué de circuler toujours pour éclairer trois ou
quatre bestioles, qui vivent sur une si petite poignée
de fange, que moi, qui ai bonne vue, je n’arrive pas à
la voir. Cette nuit j’ai résolu de ne plus me fatiguer
pour si peu : si les hommes veulent y voir clair,
qu’ils tiennent leurs feux allumés ou qu’ils
s’arrangent comme ils voudront.

LA PREMIÈRE HEURE

Et comment votre Excellence veut-elle que les


pauvrets s’arrangent? S’ils doivent garder leurs
lanternes allumées et se procurer assez de
chandelles pour avoir de la lumière tout le jour, ce
sera une dépense excessive. Ah ! si on avait déjà
trouvé un gaz combustible pour illuminer les rues,
les chambres, les boutiques, les caves et tous les
lieux, et cela à peu de frais, alors je dirais que cet
accident est moindre. Mais il devra s’écouler trois
cents ans, ou peu s’en faut, avant que les hommes
trouvent ce remède : pendant ce temps ils

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271 Œuvres morales - G. Leopardi

manqueront d’huile, de cire, de poix, de suif, et ils


n’auront plus rien à brûler.

LE SOLEIL

Ils iront à la chasse des lucioles et des vers luisants.

LA PREMIÈRE HEURE

Et le froid ? comment s’en préserveront-ils? Sans


l’aide de votre Excellence, le feu de toutes les forêts
ne suffira pas à les réchauffer. Et puis, ils mourront
de faim, puisque la terre ne portera plus ses fruits.
Et ainsi, au bout de peu d’années, la race de ces
pauvres animaux se perdra : car, lorsqu’ils auront
quelque temps erré sur la terre, cherchant à tâtons
de quoi vivre et de quoi se réchauffer, et qu’ils
auront consumé tout ce qui peut s’avaler et vu
s’éteindre la dernière étincelle de feu, ils mourront
tous dans l’obscurité, gelés comme des morceaux de
cristal de roche.

LE SOLEIL

Que m’importe cela? Suis-je la nourrice du genre


humain, ou son cuisinier? ai-je à lui assaisonner ou
à lui apprêter ses mets ? Et qu’est-ce que cela me
fait si quelques petites créatures invisibles,
éloignées de moi par des millions de milles, n’y
voient pas et ne peuvent résister au froid, sans ma
lumière? Et puis, si je dois encore servir, pour ainsi
dire, d’étuve ou de foyer à cette famille humaine, il
est raisonnable que, quand la famille veut se
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272 Œuvres morales - G. Leopardi

chauffer, elle vienne près du foyer, et non que le


foyer aille la trouver. Donc, si la Terre a besoin de
ma présence, qu’elle se mette en route pour l’avoir :
moi je n’ai pas du tout besoin de la Terre, pour aller
la chercher ainsi.

LA PREMIÈRE HEURE

Votre Excellence veut dire, si je l’entends bien que,


ce qu’elle a fait par le passé, la Terre doit le faire
maintenant.

LE SOLEIL

Oui, maintenant, et toujours à l’avenir.

LA PREMIÈRE HEURE

Il est sûr que votre Excellence a bien raison, et puis


elle peut agir à son gré. Cependant que votre
Excellence daigne considérer combien de choses
belles seront nécessairement détruites, si elle veut
établir cet ordre nouveau. Le jour n’aura plus son
beau char doré, avec ses beaux chevaux, qui se
lavaient dans la mer; et, en laissant de côté les
autres particularités, nous autres, pauvres heures,
nous n’aurons plus de place au ciel, et d’enfants
célestes nous deviendrons terrestres, si, comme je
m’y attends, nous ne nous résolvons pas plutôt en
fumée. Mais advienne ce qu’il pourra : le difficile
sera de persuader à la Terre d’aller çà et là; elle n’y
est pas habituée, et il lui paraîtra étrange d’avoir
maintenant à courir toujours et à se fatiguer, elle qui
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273 Œuvres morales - G. Leopardi

n’a jamais bougé de sa place jusqu’à ce jour-ci. Et si


votre Excellence commence à présent, à ce qu’il
semble, à prêter un peu l’oreille à la paresse,
j’entends dire que la Terre n’est pas plus portée au
travail aujourd’hui qu’autrefois.

LE SOLEIL

Le besoin en cette affaire, la piquera au jeu et la fera


danser et courir autant qu’il faudra. Mais, de toute
façon, l’expédient le plus sûr est de trouver un poète
ou un philosophe qui persuade à la Terre de se
mettre en mouvement, ou qui, s'il ne peut la
décider, la fasse aller de force. Car enfin c’est là
l’affaire des philosophes et des poètes : ils y sont
presque tout-puissants. Ce sont les poètes qui avec
leurs belles chansons (j’étais alors plus jeune et je
les écoutais) m’ont fait faire de bonne grâce, à titre
de passe-temps ou d’exercice honorifique, cette
tâche stupide qui consiste à courir en désespéré,
grand et gros comme je suis, autour d’un petit grain
de sable. Mais aujourd’hui que j’ai atteint l’âge mûr
et que je me suis tourné vers la philosophie, je
cherche en toute chose l’utilité, non la beauté, et les
sentiments des poètes, quand ils ne m’écœurent pas,
me font rire. Je veux, pour faire une chose, avoir de
bonnes raisons bien substantielles ; or je ne trouve
aucune raison de préférer à la vie oisive et paisible la
vie active, qui est incapable de payer la peine qu’on
se donne, ou même les pensées que l’on forme : car
il n’y a pas au monde un fruit qui vaille deux sous.
Aussi, je suis décidé à laisser les fatigues et les tracas
aux autres, et à vivre, pour ma part, au logis,

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274 Œuvres morales - G. Leopardi

tranquille et sans affaires. Ce changement de


conduite vient en partie de l’âge, comme je te l’ai dit
: mais je le dois aussi aux philosophes, espèce qui en
ces temps a commencé à devenir puissante et le
devient chaque jour davantage. Aujourd’hui que je
veux que la terre se remue et se mette à courir à ma
place, un poète serait, à un certain point de vue, plus
à propos qu’un philosophe : car les poètes, tantôt
avec une fable, tantôt avec une autre, donnent à
entendre que les choses du monde ont du prix et du
poids, qu’elles sont très agréables et très belles, et,
en créant mille espérances joyeuses, donnent aux
autres hommes le désir d’agir : tandis que les
philosophes les en dégoûtent. Mais, d’antre part,
comme les philosophes ont commencé à prendre le
dessus, j’ai peur que la Terre n’écoute pas plus
aujourd’hui un philosophe que, moi, je ne
l’écouterais ; et quand même on l’écouterait, il ne
produirait pas d'effet. Le mieux sera donc de
recourir à un philosophe : sans doute les
philosophes sont d’ordinaire peu aptes et encore
moins disposés à pousser les autres à agir : mais,
dans un cas si extrême, il est possible qu’ils fassent
le contraire de leur habitude. A moins que la Terre
ne juge qu’il lui est plus avantageux de périr que de
se donner tant de mal. Je ne dis pas qu’elle aurait
tort. Mais nous verrons bien ce qui arrivera. Voici
donc ce que tu vas faire : tu t’en iras sur la Terre ou
tu y enverras une de tes compagnes, celle que tu
voudras. Si elle trouve quelque philosophe qui soit
hors de chez lui, au frais, en train de regarder le ciel
et les étoiles, et il est probable qu’elle en trouvera à
cause de la nouveauté de cette nuit si longue, elle le

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275 Œuvres morales - G. Leopardi

saisira, sans autre cérémonie, le prendra sur son dos


et reviendra me l’apporter ici : je verrai à lui
persuader de faire ce qui convient. As-tu bien
entendu ?

LA PREMIÈRE HEURE

Oui, Excellence. Vous serez obéi.

Scène II

Copernic, debout sur la terrasse de sa maison,


regarde le ciel vers l’Orient, au moyen d’un petit
tuyau de papier : car les lunettes d’approche
n'étaient pas encore inventées.

Voilà une chose grave. Ou toutes les horloges se


trompent ou le soleil devrait déjà être levé depuis
plus d’une heure. On ne voit pas la moindre lueur à
l’orient. Le ciel est clair et net comme un miroir.
Toutes les étoiles brillent comme s’il était minuit.
Va-t-en maintenant à l’Almagesto ou au Sacrobosco
et demande les causes de cet accident. J’ai entendu
parler plusieurs fois de la nuit que Jupiter passa
avec la femme d’Amphitryon, et je me souviens
aussi d’avoir lu, il y a peu de temps, dans un livre
moderne en espagnol un récit des Péruviens d’après
lequel une fois, dans l’antiquité, il y eut dans leur
pays une nuit très longue, ou plutôt interminable : à
la fin le soleil sortit d’un certain lac, qu’ils nomment
lac de Titicaca. Mais jusqu’à ce jour j’ai pensé que
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276 Œuvres morales - G. Leopardi

c’étaient là autant de bourdes, et je n’ai pas eu un


doute là-dessus, comme tous les hommes
raisonnables. Aujourd’hui, je m’aperçois bien que la
raison et la science ne valent pas un fétu, et je me
résous à croire que ces choses et d’autres semblables
peuvent être tout à fait vraies : je vais même aller à
tous les lacs et à tous les bourbiers que je pourrai
trouver, pour voir s’il ne m’arrivera pas de repêcher
le soleil. Mais quel est ce bourdonnement que
j’entends? On dirait les ailes d’un grand oiseau.

Scène III

Copernic, la Dernière Heure.

LA DERNIÈRE HEURE.

Copernic, je suis la dernière heure.

COPERNIC

La dernière heure ? Bien : il faut se préparer.


Seulement, si c’est possible, donne moi le temps de
faire mon testament et de mettre ordre à mes
affaires avant de mourir.

LA DERNIÈRE HEURE

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277 Œuvres morales - G. Leopardi

Que parles-tu de mourir? Je ne suis pas la dernière


heure de la vie.

COPERNIC

Qu’es-tu donc ? La dernière heure de l’office du


bréviaire ?

LA DERNIÈRE HEURE

Je crois que cette heure-là t’est plus chère que les


autres, quand tu te trouves dans le chœur.

COPERNIC

Mais comment sais-tu que je suis chanoine? Et


comment me connais-tu ? Car tu m’as appelé tout à
l’heure par mon nom.

LA DERNIÈRE HEURE

J’ai pris des informations sur toi auprès de gens qui


étaient en bas, dans la rue. Bref, je suis la dernière
heure du jour.

COPFRNIC

Ah! je comprends : la première heure est malade, et


c’est pour cela qu’on ne voit pas encore le jour.

LA DERNIÈRE HEURE

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278 Œuvres morales - G. Leopardi

Laisse-moi parler. Le jour n'aura plus lieu, ni


aujourd’hui, ni demain, ni jamais, si tu n’y pourvois.

COPERNIC

Ce serait bien curieux, qu’il m’appartint de faire le


jour.

LA DERNIÈRE HEURE

Je te dirai comment cela se fera. Mais, avant toute


chose, il faut que tu viennes avec moi sans retard
chez le Soleil, mon patron. Je te dirai le reste en
chemin, et son Excellence achèvera de te renseigner,
quand nous serons arrivés.

COPERNIC

Tout va bien. Mais la route, si je ne me trompe, doit


être assez longue. Comment pourrai-je emporter
assez de provisions pour ne pas mourir de faim
quelques années avant d’arriver. Ajoute que les
terres de son Excellence ne produisent pas, je crois,
de quoi me fournir seulement un déjeûner.

LA DERNIÈRE HEURE

Laisse ces inquiétudes. Tu n’auras pas à rester


longtemps chez le Soleil, et le voyage se fera en un
instant. Car je suis un esprit, si tu l’ignores.

COPERNIC

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279 Œuvres morales - G. Leopardi

Mais moi je suis un corps.

LA DERNIÈRE HEURE

Bien, bien : ne t’embrouille pas dans de tels discours


: tu n’es pas philosophe métaphysicien. Viens ici :
grimpe-moi sur les épaules et laisse-moi faire le
reste.

COPERNIC

Allons, c’est fait. Voyons à quoi aboutira cette


aventure étrange.

Scène IV

Copernic, le Soleil.

COPERNIC

Illustrissime seigneur !

LE SOLEIL

Pardon, Copernic, si je ne te fais pas asseoir : nous


ne nous servons pas de sièges ici. Mais nous aurons
vite fait. Tu sais déjà, par ma messagère, de quoi il
s’agit. Moi, de mon côté, d’après ce que cette enfant

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280 Œuvres morales - G. Leopardi

me rapporte sur tes mérites, je trouve que tu es tout


à fait apte à produire l’effet demandé.

COPERNIC

Seigneur, je vois beaucoup de difficultés dans cette


affaire.

LE SOLEIL

Les difficultés ne doivent pas épouvanter un homme


de ta sorte. On dit même qu’elles grandissent le
courage des gens courageux. Mais enfin quelles sont
donc ces difficultés ?

COPERNIC

Premièrement, si grande que soit la puissance de la


philosophie, je ne suis pas sûr qu’elle suffise pour
persuader à la Terre de se mettre à courir, au lieu de
rester en place à son aise, et de se fatiguer au lieu de
rester en repos, surtout en ces temps-ci : car nous ne
sommes plus aux temps héroïques.

LE SOLEIL

Si tu ne peux l’y décider, tu l’y forceras.

COPERNIC

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281 Œuvres morales - G. Leopardi

Volontiers, illustrissime, si j’étais un Hercule ou tout


au moins un Roland et non pas un chanoine de
Varmia.

LE SOLEIL

Qu’est-ce que cela fait? Ne raconte-t-on pas d’un de


vos mathématiciens antiques que, s’il avait eu,
disait-il, un point d’appui hors du monde, sur lequel
il pût se placer, il se faisait fort de remuer le ciel et la
terre? Or, tu n’as pas à remuer le ciel, et voici que tu
te trouves dans un lieu qui est hors de la terre.
Donc, si tu n’es pas inférieur à cet ancien, tu
arriveras bien à la mettre en mouvement, qu’elle le
veuille ou non.

COPERNIC

Seigneur, on pourrait le faire : mais il faudrait un


levier et ce levier devrait être si long, que ni moi ni
votre seigneurie illustrissime, si riche qu’elle soit,
nous ne pourrions suffire à payer la matière et la
façon. Mais voici une autre difficulté plus grave, ou
plutôt c’est comme un groupe de difficultés. La
terre, jusqu’à ce jour, a occupé la première place du
monde, c’est-à-dire le milieu; et (comme vous savez)
tandis qu’elle reste immobile sans autre affaire que
de regarder autour d’elle, tous les autres globes de
l’univers, les plus grands comme les plus petits, ceux
qui brillent comme ceux qui sont obscurs, se sont
mis à rouler continuellement au-dessus, au-dessous
d’elle et sur ses flancs, avec une hâte, une activité et
une furie qui étourdissent, quand on y pense. Et

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282 Œuvres morales - G. Leopardi

ainsi, toutes choses faisant montre d’être occupées à


son service, il semblait que l’univers était une espèce
de cour : la Terre y était assise comme sur un trône,
et, autour d’elle, les autres globes, jouant le rôle de
courtisans, de gardes, de serviteurs, remplissaient
chacun leur ministère. Si bien qu’en effet la Terre
s’est toujours crue l’impératrice du monde ; et en
vérité, si les choses demeurent comme elles ont
toujours été, on ne peut pas dire qu’elle ait discouru
à la légère : et pour moi je ne puis nier que son
opinion n’ait eu beaucoup de fondement. Que vous
dirai-je des hommes? Nous nous croyons (et nous
nous croirons toujours) les premières créatures de
la terre, et plus encore. Chacun de nous, fût-il vêtu
de haillons et n’eût-il pas un morceau de pain dur à
ronger, se croit sûr d’être un empereur : non pas un
empereur de Constantinople ou d’Allemagne ou de
la moitié de la terre, comme l’étaient les empereurs
romains, mais un empereur de l’univers, un
empereur du soleil, des planètes, de toutes les
étoiles visibles et invisibles, ainsi que la cause finale
des étoiles, des planètes, de votre seigneurie
illustrissime, et de toutes les choses. Si maintenant
nous voulons que la Terre sorte du milieu du
monde, qu’elle courre, qu’elle tourne, qu’elle se
fatigue continuellement, qu’elle travaille autant, ni
plus ni moins, que l’ont fait les autres globes jusqu’à
ce jour, enfin qu’elle entre au nombre des planètes,
la conséquence sera que sa majesté terrestre et leurs
majestés humaines devront déménager leur trône et
laisser l’empire, tout en gardant, avec leurs haillons,
leurs misères, qui ne sont pas minces.

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283 Œuvres morales - G. Leopardi

LE SOLEIL

Que veut conclure, en somme, avec ce discours,


notre ami don Nicolas? Peut-être a-t-il un scrupule
de conscience et craint-il de faire un crime de lèse-
majesté?

COPERNIC

Non, illustrissime. Car ni les codes, ni le Digeste, ni


les livres qui traitent du droit public, du droit de
l’empire, du droit des gens ou du droit naturel, ne
font mention de ce crime de lèse-majesté, si mes
souvenirs sont exacts. Mais je veux dire, en
substance, que notre acte ne sera pas simplement
matériel, comme il semble à première vue, et que les
effets n’en appartiendront pas seulement à la
physique : car il bouleversera les degrés de la dignité
des choses et de l’ordre des êtres; il fera une grande
révolution jusque dans la métaphysique et dans tout
ce qui touche à la partie spéculative du savoir. Et il
en résultera que les hommes, s’ils savent ou veulent
discourir sainement, trouveront que leur nature est
tout autre qu’elle n’a été auparavant, ou qu’elle leur
a paru être.

LE SOLEIL

Mon fils, ces choses ne me font pas peur : car je


porte autant de respect à la métaphysique qu’à la
physique, ou, si tu veux, qu’à l’alchimie et à la
nécromancie. Les hommes se contenteront d’être ce
qu’ils sont : et si cela ne leur plaît pas, ils se

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284 Œuvres morales - G. Leopardi

mettront à raisonner à rebours et en dépit de


l’évidence des choses, ce qui leur sera très facile : de
la sorte, ils continueront à se croire ce qu’ils
voudront être, barons, ducs, empereurs, où quelque
chose de plus, s’il leur plaît : cette opinion les
consolera et ne me causera aucun dépit.

COPERNIC

Eh bien ! laissons les hommes et la terre.


Considérez, illustrissime, ce qui arrivera
naturellement aux autres planètes. Quand elles
verront que la terre fait tout ce qu’elles font et
devient une d’entre elles, elles ne voudront plus
rester lisses, simples, laides, désertes et tristes,
comme elles l’ont toujours été, tandis que la Terre
serait seule à avoir de tels ornements : elles
voudront posséder aussi leurs fleuves, leurs mers,
leurs montagnes, leurs plantes, et aussi leurs
animaux et leurs habitants : car elles ne verront
aucune raison d’être en quoi que ce soit inférieures à
la Terre. Et voilà une autre grande révolution dans
le monde, et une infinité de familles et de
populations nouvelles qu’on verra, en un instant,
pousser de tous les côtés, comme des champignons.

LE SOLEIL

Laisse-les pousser. Qu’elles soient aussi nombreuses


qu’elles voudront. Ma lumière et ma chaleur
suffiront pour toutes, sans que j’accroisse ma
dépense pour cela; et le monde aura de quoi les

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285 Œuvres morales - G. Leopardi

nourrir, les vêtir, les loger, les traiter largement,


sans faire de dettes.

COPERNIC

Mais que votre illustrissime seigneurie réfléchisse


encore un peu, et elle verra surgir une autre
complication. Les étoiles, voyant que vous restez
immobile et assis, non plus sur un escabeau, mais
sur un trône, et vous avez autour de vous cette belle
cour et ce peuple de planètes, voudront, non
seulement s’asseoir et se reposer, mais régner elles
aussi : or, comme pour régner il faut avoir des
sujets, elles voudront avoir chacune leurs planètes,
comme vous aurez les vôtres. Ces nouvelles planètes
devront être habitées et ornées comme l’est la Terre.
Je ne vous dirai rien de ce pauvre genre humain, qui
déjà n’est guère plus que rien par rapport au monde
où il habite, et qui se réduira encore quand naîtront
tant de milliers d’autres mondes que la moindre
petite étoile de la voie lactée aura le sien. Mais, en
ne considérant que votre intérêt, je dis que jusqu’ici
vous avez été, sinon le premier de l’univers, du
moins le second, c’est-à-dire le premier après la
Terre, et vous n’avez pas eu d’égaux : mais dans ce
nouvel état de l’univers, vous aurez autant d’égaux
qu’il y aura d’étoiles avec leurs mondes. Prenez donc
garde que ce changement que nous voulons faire ne
se fasse au préjudice de votre dignité.

LE SOLEIL

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286 Œuvres morales - G. Leopardi

Ne te souviens-tu pas de ce que dit votre César un


jour que, traversant les Alpes, il passa près d’une
bourgade habitée par de pauvres gens barbares? «
J’aimerais mieux être le premier dans cette
bourgade que le second à Rome. » Et moi aussi je
devrais aimer mieux être le premier dans ce monde-
ci que le second dans l’univers. Mais ce n’est pas
l’ambition qui m’engage à changer l’état présent des
choses : c’est l’amour du repos, ou, pour mieux dire,
la paresse. De sorte que je ne m’inquiète guère
d’avoir des rivaux ou de n’en avoir pas, ni d’être au
premier rang ou au dernier : parce que, à l’encontre
de Cicéron, je tiens plus au loisir qu’à la dignité.

COPERNIC

Ce loisir, illustrissime, je vais, pour ma part,


m’ingénier le plus possible à vous le procurer. Mais,
même si j’y réussis, je doute que vous le conserviez
longtemps. Et d’abord je suis presque sûr qu’avant
peu d’années vous serez contraint de vous mettre à
tourner comme une poulie de puits ou comme une
meule de moulin, sans pourtant changer de place.
Puis, je ne sais trop si, après un temps plus ou
moins long, vous ne finirez pas par recommencer à
courir : je ne dis pas que ce sera autour de la Terre,
mais qu’est-ce que cela vous fait ? Et peut être que
ce fait de tourner sur vous-même, comme vous le
ferez, servira encore d’argument pour vous faire
circuler. Mais advienne ce que pourra ; nonobstant
toute difficulté et toute autre considération, si vous
persévérez dans votre dessein, j’essaierai de vous
servir; pourvu toutefois que, si je ne réussis pas,

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287 Œuvres morales - G. Leopardi

vous pensiez que je n’ai pas pu et vous ne disiez pas


que j’ai mauvaise volonté.

LE SOLEIL

C’est bien, ami Copernic : essaie.

COPERNIC

Il ne resterait qu’une seule difficulté.

LE SOLEIL

Et laquelle ?

COPERNIC

C’est que je ne voudrais pas être, pour ce fait, brûlé


vif à la manière du phénix : car, si cela m’arrivait, je
suis sûr de ne pas ressusciter de mes cendres,
comme fait cet oiseau, et de ne jamais plus voir,
dorénavant, la face de votre seigneurie.

LE SOLEIL

Écoute, Copernic : tu sais qu’au moment où vous


autres philosophes étiez à peine nés, je veux dire au
temps où la poésie était reine, j’ai été prophète. Je
veux que maintenant tu me laisses prophétiser pour
la dernière fois et qu’en souvenir de mon antique
pouvoir, tu ajoutes foi à mes paroles. Je dis donc
que peut-être, après toi, ceux qui approuveront ce

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288 Œuvres morales - G. Leopardi

que tu auras fait pourront s’exposer à quelque


brûlure ou à des accidents semblables : mais toi,
pour cette entreprise, à ce que je puis connaître, tu
ne souffriras rien. Et si tu veux être en plus grande
sécurité, voici le parti que tu prendras : le livre que
tu écriras à ce sujet, dédie-le au pape. De cette
façon, je te promets que tu ne perdras même pas ton
canonicat.

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289 Œuvres morales - G. Leopardi

XXII

DIALOGUE DE PLOTIN ET DE PORPHYRE.

« Une fois la pensée m’était venue, à moi Porphyre,


de quitter la vie : Plotin s’en aperçut et vint me
trouver chez moi à l’improviste. Il me dit que cette
pensée ne venait pas d’un esprit bien portant, mais
de quelque indisposition mélancolique, et il me
contraignit à changer de pays. » Porphyre, dans la
Vie de Plotin. La même chose se trouve dans la Vie
de Porphyre, par Eunape, et il ajoute que Plotin
développa dans un livre l’entretien qu’il eut avec
Porphyre à cette occasion.

PLOTIN

Porphyre, tu sais que je t’aime et combien je t’aime,


et tu ne dois pas t’étonner si j’observe tes paroles,
tes actions et ton état avec une certaine curiosité. Eh
bien ! tu me fais de la peine. Voilà plusieurs jours
que je te vois tout triste, tout pensif : tu as un
regard, tu laisses échapper des paroles… Enfin,
laissant les préambules et les détours, je crois que tu
as en tête une mauvaise intention.

PORPHYRE

Comment ? que veux-tu dire ?

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290 Œuvres morales - G. Leopardi

PLOTIN

Oui, une mauvaise intention contre toi-même.


Quant à la chose même, on regarde comme de
mauvais augure de la nommer. Voyons, mon cher
Porphyre, ne me nie pas la vérité ; ne fais pas une
telle injure à l’amour que nous nous portons l’un à
l’autre depuis si longtemps. Je sais bien que je te
déplais en abordant ce sujet, et je comprends que tu
aurais aimé tenir ton dessein caché : mais dans une
chose si importante, je ne pouvais me taire et tu ne
devrais pas éprouver de l’ennui à en parler à
quelqu’un qui t’aime comme lui-même. Discourons
ensemble posément et examinons tes motifs : tu
soulageras ton âme avec moi, tu te plaindras, tu
pleureras ; car je mérite cette confiance de ta part, et
au demeurant, je ne suis pas homme à t’empêcher
d’exécuter ce qui nous aura paru raisonnable et
utile.

PORPHYRE

Je ne t’ai jamais dit non quand tu m’as demandé


quelque chose, mon cher Plotin. Et maintenant je te
confesse ce que j’aurais voulu tenir secret et ce que
je ne confesserais à personne autre pour rien au
monde. Oui, ce que tu supposes sur mes intentions
est la vérité. Tu veux que nous nous mettions à
discuter sur ce sujet : mon âme y répugne beaucoup,
parce que de telles résolutions semblent se
complaire à un silence profond et que l’esprit, en de
telles pensées, aime à être solitaire et retiré en lui
plus que jamais : cependant je suis disposé à agir à

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291 Œuvres morales - G. Leopardi

ton gré. Je fais mieux : je commence. Je te dirai


d’abord que cette inclination ne procède chez moi
d’aucune disgrâce qui me soit arrivée ou que je
puisse prévoir, mais d’un dégoût de la vie, d’un
ennui si violent qu’il ressemble à une douleur et à
une convulsion, et du déplaisir que j’éprouve à
connaître, à voir, à goûter, à toucher la vanité de
chaque chose qui s’offre à moi dans la journée. De
manière que non seulement mon intelligence, mais
toutes mes sensations, même physiques, sont
remplies de cette vanité, si je puis employer cette
expression étrange, mais adaptée à ma pensée. Et
premièrement tu ne pourras pas dire que cette
disposition où je suis n’est pas raisonnable. Sans
doute, j’accorderai volontiers qu’elle provient en
bonne partie de quelque malaise physique : mais
elle n’en est pas moins très raisonnable. Il y a plus :
toutes les autres dispositions des hommes, par
lesquelles ils vivent et croient que la vie et les choses
humaines ont quelque substance, sont plus ou
moins éloignées de la raison et se fondent sur
quelque erreur et sur quelque imagination fausse.
Mais rien n’est plus raisonnable que l’ennui. Les
plaisirs sont tous vains. La douleur même, je parle
de celle de l’âme, est vaine la plupart du temps : car
à la considérer dans ses causes ou dans son objet,
elle n’a rien ou presque rien de réel. Je dis la même
chose de la crainte, la même chose de l’espérance.
Seul l’ennui, qui naît toujours de la vanité des
choses, n’est jamais ni vanité ni erreur : il ne repose
jamais sur rien de faux. Et l’on peut dire que, si tout
le reste est vain, tout le réel et tout le solide de la vie

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292 Œuvres morales - G. Leopardi

humaine se ramènent à l’ennui, consistent dans


l’ennui.

PLOTIN

Soit. Je ne veux pas te contredire sur ce point. Mais


il nous faut maintenant considérer l’acte auquel tu
songes, je veux dire le considérer de plus près et en
lui-même. Je ne te dirai pas que c’est une pensée de
Platon, comme tu le sais, qu’il n’est pas permis à
l’homme de s’évader volontairement, à la manière
d’un esclave fugitif, de cette sorte de prison où il se
trouve par la volonté des Dieux, autrement dit de se
priver spontanément de la vie.

PORPHYRE

Je t’en prie, mon cher Plotin ; laissons de côté, pour


le moment, Platon, ses doctrines et ses fantaisies.
Autre chose est louer, commenter, défendre
certaines opinions dans les écoles et dans les livres,
autre chose est les suivre dans la pratique. Qu’on me
passe d’avoir approuvé et suivi les sentiments de
Platon dans l’école et dans les livres, puisque tel est
l’usage aujourd’hui : mais, dans la vie, loin de les
approuver, je les ai plutôt en abomination. On dit, je
le sais, que Platon mêlait à ses écrits ces doctrines
sur la vie future, afin que les hommes entrassent en
doute et en soupçon sur leur état après la mort, et
que par cette incertitude et par la crainte de peines
et de calamités futures, ils fussent détournés dans
leur vie des injustices et des autres mauvaises
actions. Si je croyais que Platon ait été l’auteur de

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293 Œuvres morales - G. Leopardi

ces doutes et de ces croyances et qu’ils les ait


inventées, je dirais : Tu vois, Platon, quelle ennemie
éternelle notre espèce a toujours trouvée dans la
nature, ou dans la nécessité, ou dans la destinée, ou
dans la puissance, quelle qu’elle soit, créatrice et
maîtresse de l’univers. À notre espèce on pourra
pour de nombreuses, pour d’innombrables raisons
contester cette supériorité que par d’autres motifs
nous prétendons avoir sur les animaux : mais on ne
trouvera aucune raison de lui enlever cette
suprématie que l’antique Homère lui attribuait, je
veux dire la suprématie de l’infélicité. Cependant la
nature nous a réservé un remède à tous nos maux :
la mort, qui serait peu crainte de ceux qui n’ont pas
fait grand usage de leur intelligence, et que les
autres désireraient. Et ce serait, dans notre vie qui
est remplie de douleurs, une consolation bien douce
que la pensée et l’attente de notre fin. Mais toi, avec
ce doute terrible que tu as suscité dans l’esprit des
hommes, tu as ôté à cette pensée toute sa douceur et
tu l’as rendue plus amère que toutes les autres. Tu
es cause que l’on voit les infortunés mortels craindre
le port plus que la tempête et fuir par l’esprit, loin
de ce remède et de ce repos uniques, dans les
angoisses présentes et dans les déchirements de la
vie. Tu as été plus cruel aux hommes que la
destinée, la nécessité ou la nature. Et, comme ce
doute ne peut se bannir en aucune façon, comme
nos esprits n’en peuvent jamais être délivrés, tu as à
jamais réduit tes semblables à trouver la mort pleine
d’angoisses et plus misérable que la vie. Par ton
œuvre, tandis que tous les autres animaux meurent
sans aucune crainte, le repos et la tranquillité de

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294 Œuvres morales - G. Leopardi

l’âme sont exclus pour toujours de la dernière heure


de l’homme. Cela manquait, ô Platon, à l’infortune
de l’espèce humaine.

Je ne rappellerai pas que ton but, qui était de


détourner les hommes des violences et des
injustices, n’a pas été atteint. En effet, ces doutes et
ces croyances épouvantent tous les hommes à leurs
derniers moments, alors qu’ils ne sont plus capables
de nuire : dans le cours de la vie, ces idées
épouvantent fréquemment les honnêtes gens, qui
sont désireux non de nuire, mais d’être utiles ; elles
épouvantent les personnes timides et faibles de
corps qui n’ont ni assez de dispositions naturelles ni
assez de force de cœur ou de bras pour les violences
et les iniquités. Mais les hommes audacieux,
robustes, peu sensibles à la puissance de
l’imagination, enfin ceux en général à qui il faudrait
un autre frein que celui de la seule loi, ne redoutent
point ces idées, n’en sont pas détournés des
mauvaises actions, comme nous le montrent des
exemples quotidiens, comme le rend manifeste
l’expérience de tous les siècles depuis tes jours
jusqu’aux nôtres. Les bonnes lois, et plus encore la
bonne éducation, la culture des mœurs et des
esprits, conservent dans la société la justice et la
mansuétude : les âmes dégrossies et attendries par
un peu de civilisation, et accoutumées à considérer
un peu les choses et à mettre en œuvre un peu
d’intelligence, ont presque toujours et presque
nécessairement horreur de faire violence aux
personnes ou de verser le sang, elles sont la plupart
du temps éloignées de nuire aucunement à autrui, et

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295 Œuvres morales - G. Leopardi

c’est bien rarement, c’est avec peine qu’elles se


décident à courir les dangers que comportent les
contraventions aux lois. Mais ce bon effet n’est pas
produit par des imaginations menaçantes et par de
tristes croyances à des choses cruelles et effroyables.
Au contraire : elles font comme la multitude et la
cruauté des supplices dont usent les
gouvernements ; elles accroissent d’un côté la
bassesse, de l’autre la férocité, ces deux ennemies,
ces deux fléaux de la société humaine.

Mais tu as proposé et promis un salaire aux


honnêtes gens. Quel salaire ? un état qui nous
apparaît plein d’ennui et plus intolérable encore que
cette vie. Chacun voit la cruauté de tes supplices :
mais la douceur de tes récompenses est cachée,
mystérieuse, incompréhensible à l’homme. Quelle
efficacité peuvent avoir de telles récompenses pour
nous encourager à la droiture et à la vertu ? Et en
vérité, si une poignée de malhonnêtes gens, par
crainte de ton épouvantable Tartare, s’abstiennent
de quelque mauvaise action, j’ose affirmer que
jamais aucun honnête homme, en ses moindres
actes, ne s’est mis à bien agir par désir de ton
Élysée. C’est que pour notre imagination il n’a point
l’apparence d’une chose désirable. Et, outre que
l’attente certaine de ce bien serait d’un mince
confort, quelle espérance d’y atteindre as-tu laissée
même aux hommes justes et vertueux, si ton Minos,
ton Eaque et ton Radamanthe, juges rigides et
inexorables, ne doivent pardonner à aucune ombre,
à aucune trace de faute ? Quel est l’homme qui
pourrait se sentir, ou se croire aussi net, aussi pur

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296 Œuvres morales - G. Leopardi

que tu le réclames ? De sorte qu’il finit par être tout


à fait impossible d’atteindre à cette félicité, quelle
qu’elle soit, et il ne suffit pas de la conscience d’avoir
vécu le plus droitement et le plus laborieusement
possible pour ôter à l’homme l’incertitude de son
état futur et la crainte des châtiments. Ainsi, par tes
doctrines, la crainte l’a emporté d’une manière
infinie sur l’espérance et est devenue la maîtresse de
l’homme, et voici quel est en définitive le fruit de tes
doctrines : le genre humain, qui dans cette vie est un
exemple merveilleux d’infortune, s’attend à trouver
dans la mort, non la fin de ses misères, mais un état
plus malheureux encore. De la sorte, tu as vaincu en
cruauté, non seulement la nature et le destin, mais
encore les tyrans les plus cruels, les bourreaux les
plus impitoyables qui soient au monde.

Mais à quelle barbarie peut-on comparer l’arrêt par


lequel tu défends à l’homme de mettre fin à ses
souffrances, à ses douleurs, à ses angoisses, en
surmontant l’horreur de la mort et en se privant
volontairement de la vie ? Certes il n’y a point de
place chez les autres animaux pour le désir de
terminer leur existence, parce que leurs misères ont
des limites plus étroites que les misères de l’homme,
et d’ailleurs ils n’auraient pas le courage de finir
spontanément leurs jours. Mais si de telles
dispositions étaient dans la nature des bêtes, rien ne
les empêcherait de mourir : aucune défense, aucun
doute ne leur ôterait la faculté de se soustraire à
leurs maux. Voilà que tu nous rends, même en cela,
inférieurs aux brutes : cette liberté qu’elles auraient
à l’occasion, cette liberté que la nature même, si

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297 Œuvres morales - G. Leopardi

avare envers nous, ne nous a pas refusée, voilà


qu’elle manque à l’homme à cause de toi. Les seuls
êtres vivants qui sont capables de désirer la mort
sont aussi les seuls qui n’aient pas la mort à leur
disposition. La nature, le destin et la fortune ne
cessent de nous fouetter jusqu’au sang et de nous
déchirer dans des douleurs indicibles : toi, tu
accours, tu nous attaches les bras étroitement, tu
nous enchaînes les pieds, et il ne nous est possible ni
de nous défendre ni même de nous en aller. En
vérité, quand je considère la grandeur de l’infélicité
humaine, je pense qu’il en faut accuser avant tout
tes doctrines et que les hommes ont à se plaindre
bien plus de toi que de la nature. Sans doute la
nature ne nous a destinés qu’à une vie très
malheureuse : mais d’autre part elle nous a donné le
pouvoir d’y mettre un terme quand nous le
voudrions. Et l’on ne peut trouver très grande une
infortune qui, si je veux, durera fort peu ; d’ailleurs,
quand même on ne se résoudrait pas à quitter
réellement la vie, la seule pensée de pouvoir à
volonté se soustraire à l’infortune serait une telle
consolation et un tel allégement dans n’importe quel
malheur, que par là tout paraîtrait facile à
supporter. Le poids intolérable de notre infélicité ne
vient donc pas, il faut le reconnaître, d’autre chose
que de ce doute où nous sommes, en tranchant
volontairement notre vie, de tomber dans une
misère plus grande que la misère présente. Que dis-
je, plus grande ? Cette misère future est d’une
atrocité et d’une longueur si indicibles que, même
en admettant la certitude du présent et l’incertitude
de ces peines, la crainte de ces peines doit, sans

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298 Œuvres morales - G. Leopardi

comparaison aucune, prévaloir dans un esprit


raisonnable sur le sentiment de n’importe lequel des
maux présents. Ce doute, ô Platon, il te fut bien
facile de le susciter : mais la race des hommes aura
disparu avant qu’il soit dissipé. Non, il ne naît rien,
il ne naîtra rien d’aussi désastreux et d’aussi funeste
pour la race humaine que l’a été ton génie.

Voilà ce que je dirais, si je croyais que Platon ait été


l’auteur ou l’inventeur de ces doctrines, et je sais
très bien qu’il ne l’a pas été. Mais de toute manière,
c’est assez parlé de ce sujet et je voudrais qu’il n’en
fût plus question.

PLOTIN

Porphyre, en vérité j’aime Platon, comme tu le sais.


Mais ce n’est pas un motif pour que je veuille
discourir d’autorité, surtout avec toi et dans un tel
sujet : c’est à la raison que je veux faire appel. Et si
j’ai fait allusion comme à la dérobée à telle ou telle
pensée platonicienne, ç’a été plutôt par manière
d’exorde que pour autre chose. Je reprends donc le
raisonnement que j’avais dans l’esprit, et je dis que
non seulement Platon ou tel autre philosophe, mais
la nature même semble nous enseigner qu’il ne nous
est pas permis de quitter le monde volontairement.
Je ne m’étendrai pas longtemps sur ce point : car,
pour peu que tu y penses, il est impossible que tu ne
reconnaisses pas que se tuer soi-même sans
nécessité est une chose contre nature. Pour mieux
dire, c’est l’acte le plus contraire à la nature que l’on
puisse commettre. En effet, tout l’ordre des choses

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299 Œuvres morales - G. Leopardi

serait bouleversé si les choses se détruisaient d’elles-


mêmes. Et il semble qu’il y ait contradiction, si
quelqu’un peut se prévaloir de la vie pour éteindre
cette vie, si l’être subsiste pour le non être. En outre,
si quelque chose nous est enjoint et commandé par
la nature, à coup sûr elle nous commande par
dessus tout, et non seulement aux hommes, mais
encore à n’importe quelle créature de l’univers, de
prendre garde à notre propre conservation et d’y
veiller de toutes les manières, ce qui est précisément
le contraire du suicide. Et, en dehors des autres
preuves, ne sentons-nous pas que notre inclination
naturelle nous fait haïr la mort, la craindre, en avoir
horreur, même en dépit de nous-mêmes ? Donc,
puisque l’acte de se tuer est contraire à la nature, et
y est contraire au point que nous le voyons, je ne
saurais jamais me résoudre à croire que cet acte est
permis.

PORPHYRE

J’ai déjà considéré tout ce côté de la question, et,


comme tu l’as dit, il est impossible qu’on ne
l’aperçoive pas pour peu qu’on s’arrête à y penser. Il
me semble qu’on peut répondre à tes raisons avec
beaucoup d’autres : mais je m’efforcerai d’être bref.
Tu doutes qu’il nous soit permis de mourir sans
nécessité : je te demande s’il nous est permis d’être
malheureux. La nature défend de se tuer. Il me
paraîtrait étrange que, n’ayant pas la volonté ou le
pouvoir de me rendre heureux ou exempt de misère,
elle eût la faculté de m’obliger à vivre. Certes, si la
nature a mis en nous l’amour de la conservation

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300 Œuvres morales - G. Leopardi

propre et la haine de la mort, elle ne nous a pas


donné moins de haine pour l’infélicité et moins
d’amour pour le bonheur : ces inclinations-ci sont
même d’autant plus grandes que la félicité est la fin
de tous nos actes, de tous nos désirs, de toutes nos
haines. Comment donc peut-il être contraire à la
nature que je fuie l’infélicité par le seul moyen que
les hommes ont de la fuir, c’est-à-dire en m’enlevant
au monde, puisque, tant que je suis vivant, je ne
puis y échapper ? Et comment serait-il vrai que la
nature me défendît de me tourner vers la mort, qui
sans aucun doute est pour moi un état meilleur, et
de repousser la vie qui m’est visiblement un
dommage et un mal, puisqu’elle ne peut me servir
qu’à souffrir et que c’est là le but où elle me mène en
effet de toute nécessité ?

PLOTIN

De toute façon, tes paroles ne me persuadent pas


qu’il n’est pas contre nature de se tuer soi-même :
car nos sens ont un éloignement et une horreur trop
manifeste pour la mort. Et nous voyons que les
bêtes qui (si elles ne sont ni contraintes ni
dénaturées par les hommes) agissent naturellement
en toute chose, non seulement n’en viennent jamais
à cet acte, mais encore, si tourmentées, si
malheureuses qu’elles soient, s’en montrent très
éloignées. Enfin ce n’est que parmi les hommes que
l’on commet cet acte, et encore n’est-ce point parmi
les nations qui ont une manière de vivre naturelle :
car chez elles on ne trouvera personne qui
n’abomine le suicide, si toutefois on en a l’idée : ce

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301 Œuvres morales - G. Leopardi

n’est que parmi nos générations altérées et


corrompues, qui ne vivent pas selon la nature.

PORPHYRE

Eh bien ! je consens à t’accorder que cette action est


contraire à la nature, comme tu le veux. Mais que
voudra dire cela, si nous ne sommes pas des
créatures naturelles ? J’entends par là les hommes
civilisés. Compare-nous, je ne dis pas aux êtres
vivants de n’importe quelle autre espèce, mais à ces
nations de l’Inde et de l’Éthiopie, qui, dit-on,
conservent encore les coutumes primitives et
sauvages et c’est à peine s’il te semblera possible
qu’on puisse dire que ces hommes-ci et ces
hommes-là sont de la même espèce. Et quant à cette
sorte de transformation, quant à ce changement de
vie et surtout d’âme, je tiens quant à moi pour
certain que cela ne s’est pas produit sans un
immense accroissement d’infélicité. Il est sûr que
ces races sauvages ne sentent jamais le désir de finir
leur vie et qu’il ne leur passe jamais par la tête que
la mort se puisse désirer : au lieu que les hommes
façonnés à notre mode et, comme nous disons,
civilisés, la désirent très souvent et parfois se la
procurent. Or, s’il est permis à l’homme civilisé de
vivre contrairement à la nature, surtout quand nous
ne pouvons nous délivrer que par la mort de cette
infélicité nouvelle qui résulte pour nous de
l’altération de notre état. Car pour ce qui est de
retourner à l’état primitif et à la vie désignée par la
nature, cela serait bien difficile et peut-être
impossible pour l’extérieur : quant au moral, ce qui

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302 Œuvres morales - G. Leopardi

importe le plus, ce serait certainement impossible.


Qu’y a-t-il de moins naturel que la médecine, je
parle de celle qui s’exerce par les mains comme de
celle qui opère par le moyen des remèdes ? En effet,
toutes deux, la plupart du temps, dans les
opérations qu’elles font, dans les matières, dans les
instruments, dans les méthodes dont elles usent
sont très éloignées de la nature, et tout à fait
inconnues aux bêtes et aux hommes sauvages.
Néanmoins, comme les maladies qu’elles cherchent
à guérir sont également hors de la nature et n’ont
lieu que par suite de la civilisation, c’est-à-dire de la
corruption de notre état, ces actes, si peu naturels
qu’ils soient, sont très opportuns, très nécessaires
même et passent pour tels. De même, si cet acte, qui
consiste à se tuer et qui nous délivre de l’infélicité
causée par la corruption, est contraire à la nature, il
ne s’en suit pas qu’il soit blâmable : à des maux non
naturels il faut un remède non naturel. Ce serait
chose dure et inique que la raison, qui pour nous
rendre plus malheureux que nous ne le sommes
naturellement, a coutume de contrarier la nature
dans les autres cas, s’alliât dans celui-ci avec elle
pour nous ôter cette extrême ressource qui nous
reste, la seule que nous enseigne la raison elle-
même, et pour nous contraindre à persévérer dans
la misère.

Voici la vérité, Plotin. Cette nature primitive des


hommes antiques et des nations sauvages et incultes
n’est plus notre nature : mais l’habitude et la raison
ont fait en nous une seconde nature, que nous avons
et aurons toujours à la place de la nature primitive.

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303 Œuvres morales - G. Leopardi

Dans le principe, il n’était pas naturel à l’homme de


se procurer la mort volontairement, mais il n’était
pas naturel non plus de la désirer. Aujourd’hui, ces
deux choses sont naturelles, c’est-à-dire conformes
à notre nature nouvelle qui, tendant elle aussi et se
mouvant nécessairement, comme l’antique, vers ce
qui nous paraît être notre bien, fait que nous
désirons et cherchons souvent ce qui vraiment est le
plus grand bien de l’homme, c’est-à-dire la mort. Et
ce n’est pas étonnant : car cette seconde nature est
gouvernée et dirigée en grande partie par la raison,
qui affirme que la mort, loin d’être réellement un
mal, comme le suggère l’impression primitive, est
au contraire le remède le plus efficace pour nos
maux, la chose la plus désirable pour les hommes, et
la meilleure. Je demande donc : les hommes
civilisés règlent-ils leurs autres actions d’après la
nature primitive ? Mais quelles actions et dans quels
cas ? Non : ils ne suivent pas la nature primitive,
mais cette seconde nature ou, pour mieux dire, la
raison. Pourquoi cet acte de s’enlever la vie devra-t-
il seul être apprécié, non d’après la nature nouvelle
ou la raison, mais d’après la nature primitive ?
Pourquoi la nature primitive, qui ne donne plus de
lois à notre vie, devra-t-elle en donner à notre
mort ? Pourquoi la raison ne doit-elle pas gouverner
la mort, puisqu’elle règle la vie ? Et nous voyons
qu’en fait, d’une part la raison, d’autre part les
misères de notre état présent, non seulement
éteignent, surtout chez les infortunés et chez les
affligés, cette horreur innée de la mort, mais la
changent en désir et en amour, comme je l’ai dit
plus haut. Une fois que ce désir est né, qui, selon la

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304 Œuvres morales - G. Leopardi

nature, n’aurait pas pu naître, et qu’en même temps


notre propre changement, que la nature n’a pas
voulu, nous a entouré de misères, il serait
manifestement contradictoire et absurde qu’il y eût
place en outre pour une défense naturelle de se tuer.
En voilà, je crois, assez pour ce qui est de savoir s’il
est permis de se tuer soi-même. Reste à examiner si
c’est utile.

PLOTIN

Il n’est pas besoin que tu l’entreprennes, mon cher


Porphyre : si cette action est permise, je ne doute
pas qu’elle ne soit très utile, moi qui ne reconnaîtrai
jamais qu’une action injuste et malhonnête puisse
être de quelque utilité. La question, en somme, se
réduit à ceci : lequel vaut le mieux, ne pas souffrir
ou souffrir ? Je sais bien que jouir et souffrir
ensemble serait sans doute préféré de presque tous
les hommes à un état où on ne souffrirait ni on ne
jouirait : tant notre âme désire la jouissance, tant
elle en a soif ! Mais la question ne se pose pas en ces
termes : car la jouissance et le plaisir, à dire vrai,
sont aussi impossibles que la souffrance est
inévitable. Et je parle d’une souffrance aussi
continuelle que le sont le désir et le besoin de la
jouissance et de la félicité, désir et besoin qui ne
trouvent jamais satisfaction ; je laisse de côté les
souffrances particulières et accidentelles qui
arrivent à chaque homme et qui sont également
certaines, c’est-à-dire qu’elles doivent certainement
se produire, plus ou moins, sous une forme ou sous
une autre, même dans la vie la plus fortunée du

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305 Œuvres morales - G. Leopardi

monde. Et en vérité, une seule et brève souffrance,


qu’on serait sûr de subir en continuant à vivre,
serait suffisante, au point de vue de la raison, pour
faire préférer la mort à la vie, puisqu’il ne peut se
rencontrer dans notre vie ni un bien ni un plaisir
véritable, ni, par conséquent, aucune compensation.

PORPHYRE

Il me semble que l’ennui même et la privation de


toute espérance d’améliorer son état et sa fortune,
suffisent pour faire naître le désir de finir la vie, se
trouvât-on exempt de malheur ou même dans une
condition prospère. Je me suis souvent étonné que
nulle part on ne fasse mention de princes qui aient
voulu mourir seulement par ennui et par dégoût de
leur état, comme les particuliers dont on lit, dont on
entend conter chaque jour la mort volontaire. Tels
étaient ceux qui entendaient Hégésias, philosophe
cyrénaïque, débiter ses leçons sur la misère de la vie,
sortaient de son école et allaient se tuer : aussi cet
Hégésias fut-il surnommé celui qui persuade de
mourir, et on dit, comme tu le sais, je crois, qu’à la
fin le roi Ptolémée lui défendit de parler désormais
de ce sujet. On trouve sans doute des princes,
comme le roi Mithridate, Cléopâtre, le romain
Othon et quelques autres peut-être, qui se sont tués
eux-mêmes : mais ils y ont été décidés parce qu’ils
se trouvaient dans le malheur et qu’ils voulaient fuir
de plus grands maux. Or j’aurais cru que les princes
devaient, plus facilement que les autres, haïr leur
condition, se dégoûter de tout et désirer de mourir.
Car, étant sur le sommet de ce qu’on appelle la

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306 Œuvres morales - G. Leopardi

félicité humaine, n’ayant à espérer que peu ou peut-


être aucun des biens de la vie, ils ne peuvent se
promettre un lendemain meilleur que le jour
présent, et le présent, pour fortuné qu’il soit, est
toujours triste et peu aimable : seul l’avenir peut
plaire. Quoi qu’il en soit, nous pouvons reconnaître
qu’à part la crainte des choses d’un autre monde, ce
qui détourne les hommes d’abandonner la vie
spontanément, ce qui les engage à l’aimer et à la
préférer à la mort, n’est qu’une simple et manifeste
erreur de calcul et de mesure, pour ainsi dire ; en
d’autres termes une erreur dans la manière de
calculer, de mesurer, de comparer entre eux les
profits et les gains. Cette erreur a lieu, on pourrait le
dire, autant de fois que chacun embrasse la vie, ou
consent à vivre et s’en contente, soit par le jugement
et la volonté, soit simplement en fait.

PLOTIN

C’est vrai, mon cher Porphyre. Mais avec tout cela,


laisse-moi te conseiller et même te prier de prêter
l’oreille, en cette affaire, plutôt à la nature qu’à la
raison ; et je parle de cette nature primitive, de
notre mère, de la mère de l’univers. Sans doute elle
a montré qu’elle ne nous aimait pas, elle nous a
rendus malheureux : cependant elle nous a été
moins ennemie et moins malfaisante que nous ne
l’avons été nous-mêmes envers nous par notre
propre caractère, par notre curiosité incessante et
démesurée, par nos spéculations, nos discours, nos
songes, nos opinions, nos doctrines misérables, et,
en particulier, elle s’est efforcée de remédier à notre

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307 Œuvres morales - G. Leopardi

infélicité en nous en cachant ou en nous en


transfigurant la plus grande part. Et si grande que
soit notre corruption, si diminuée que soit en nous
la puissance de la nature, cependant cette nature
n’est pas réduite à rien, et nous ne sommes point
changés ni renouvelés au point qu’il ne reste en
nous une grande partie de l’homme antique :
quoiqu’en ait notre sottise, il ne pourra jamais en
être autrement. Ce que tu appelles erreur de calcul,
véritable erreur en effet, aussi grande que palpable,
est commis continuellement, et non seulement par
les gens stupides et idiots, mais par les gens
intelligents, doctes et sages, et sera commis
éternellement, à moins que notre race ne soit
détruite, non plus par nos raisonnements et nos
œuvres, mais par la nature elle-même, qui l’a créée.
Et crois-moi : il n’est pas de dégoût de la vie, de
désespoir, de sentiment du néant des choses, de la
vanité de nos affaires, de la solitude de l’homme ; il
n’est pas de haine du monde et de soi-même, qui
puisse durer beaucoup, quoique ces dispositions de
l’âme soient très raisonnables et les dispositions
contraires, absurdes. Cependant, au bout de peu de
temps, les dispositions physiques changent
légèrement, et peu à peu, souvent même tout d’un
coup, par des causes minimes et presque
impossibles à noter, on reprend goût à la vie, on
sent naître telle ou telle espérance nouvelle ; les
choses humaines revêtent leur ancien aspect et ne se
montrent plus indignes qu’on s’en occupe, non pour
l’intelligence, mais, si l’on peut dire, pour le sens de
l’âme. Cela suffit pour qu’un homme, tout informé,
tout persuadé qu’il est de la vérité, continue à vivre

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308 Œuvres morales - G. Leopardi

malgré la raison et se conduit comme les autres : car


c’est par ce sens, pour ainsi dire, et non par
l’intelligence que nous sommes gouvernés.

Qu’il soit raisonnable de se tuer, qu’il soit contre la


raison d’accommoder son âme à la vie, à coup sûr le
suicide est un acte cruel et inhumain. Doit-on
préférer, doit-on choisir d’être un monstre selon la
raison, plutôt qu’un homme selon la nature ? Et
pourquoi ne tiendrions-nous pas compte aussi des
amis, des parents, des fils, des frères, du père et de
la mère, de l’épouse, des personnes familières et
domestiques avec lesquelles nous avons coutume de
vivre depuis longtemps, qu’il nous faut, en mourant,
laisser pour toujours ? Pourquoi ne sentirions-nous
pas dans notre cœur quelque douleur de cette
séparation ? Pourquoi n’aurions-nous pas égard à ce
que ces personnes éprouveront par la perte d’un ami
cher et bien connu et par l’atrocité même de cet
accident ? Je sais que l’âme du sage ne doit pas être
trop molle, qu’elle ne doit pas se laisser vaincre par
la pitié et le regret : il ne faut pas qu’il soit
bouleversé, qu’il tombe à terre, qu’il cède ou
s’affaisse en homme vil, qu’il s’abandonne à des
larmes immodérées, à des actes indignes de la
fermeté de celui qui a pleine et claire connaissance
de la condition humaine. Mais cette force d’âme doit
être employée dans les événements tristes qui nous
viennent de la fortune et qu’on ne peut éviter : il ne
faut pas en abuser en se privant spontanément, pour
toujours, de la vue, de l’entretien, du commerce des
personnes chères. Tenir pour rien la douleur de la
séparation, de la perte de ses parents, de ses

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309 Œuvres morales - G. Leopardi

intimes, de ses compagnons, ou être incapable


d’éprouver une telle douleur, ce n’est pas d’un sage,
mais d’un barbare. Ne point s’inquiéter d’affliger en
se tuant ses amis et ses familiers, c’est ne point
penser à autrui, c’est trop penser à soi. En vérité,
celui qui se tue lui-même, n’a aucun souci des
autres ; il ne cherche que sa propre utilité : il envoie
promener, pour ainsi dire, et ses proches et tout le
genre humain. Oui, dans cette action de se priver de
la vie apparaît le plus franc, le plus sordide, le moins
beau, le moins libéral amour de soi-même qui se
trouve au monde.

Enfin, mon cher Porphyre, si les maux de la vie sont


nombreux et continuels, cependant lorsque, comme
chez toi, il ne s’y mêle pas d’infortunes et de
calamités extraordinaires ou de douleurs physiques
cruelles, ces maux ne sont pas malaisés à supporter,
surtout pour un homme sage et fort comme tu l’es.
Et la vie est chose de si peu de valeur, que l’homme,
pour ce qui est de lui-même, ne devrait pas être trop
inquiet ni de la garder ni de la laisser. Aussi, sans
vouloir peser la chose trop curieusement, si léger
que soit le motif qui s’offre de garder la vie plutôt
que de la laisser, il ne devrait pas refuser de la
garder. Et si un ami l’en prie, pourquoi ne
l’écouterait-il pas ? Or je te prie tendrement, mon
cher Porphyre, au nom de nos longues années
d’amitié, de ne pas causer cette grande douleur à tes
bons amis, qui t’aiment de toute leur âme, et à moi à
qui personne n’est plus cher, à qui nulle compagnie
n’est plus douce. Aide-nous à souffrir la vie, plutôt
que de nous abandonner ainsi sans t’inquiéter de

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310 Œuvres morales - G. Leopardi

nous. Vivons, mon cher Porphyre, et encourageons-


nous l’un l’autre ; ne refusons pas de porter la part
des maux humains que le destin nous a assignée.
Oui, tâchons de nous tenir compagnie l’un à l’autre,
réconfortons-nous, donnons-nous la main,
secourons-nous mutuellement, afin d’aller le mieux
possible jusqu’au bout de cette fatigue de la vie.
Sans doute elle sera courte ; et quand la mort
viendra, nous ne nous plaindrons pas : même à ce
dernier moment nos amis et nos compagnons nous
donneront de la force, et nous serons réjouis par la
pensée qu’après notre disparition, ils se
souviendront de nous souvent et nous aimeront
encore.

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311 Œuvres morales - G. Leopardi

XXIII

DIALOGUE D'UN MARCHAND D’ALMANACHS


ET D’UN PASSANT.

UN MARCHAND

Almanachs, almanachs nouveaux ! Calendriers


nouveaux !

UN PASSANT

Des almanachs pour l’année nouvelle ?

LE MARCHAND

Oui, monsieur.

LE PASSANT

Croyez-vous qu’elle sera heureuse, cette année


nouvelle?

LE MARCHAND

Oh ! oui, illustrissime, bien sûr.

LE PASSANT

Comme l’année passée ?

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312 Œuvres morales - G. Leopardi

LE MARCHAND

Beaucoup, beaucoup plus.

LE PASSANT

Comme l’autre ?

LE MARCHAND

Bien plus, illustrissime.

LE PASSANT

Comme celle d’avant? Ne vous plairait-il pas que


l’année nouvelle fût comme n’importe laquelle de
ces dernières années?

LE MARCHAND

Non, monsieur, il ne me plairait pas.

LE PASSANT

Combien d’années nouvelles se sont écoulées depuis


que vous vendez des almanachs ?

LE MARCHAND

Il va y avoir vingt ans, illustrissime.

LE PASSANT

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313 Œuvres morales - G. Leopardi

A laquelle de ces vingt années voudriez-vous que


ressemblât l’année qui vient?

LE MARCHAND

Moi? je ne sais pas.

LE PASSANT

Ne vous souvenez-vous d’aucune année en


particulier qui vous ait paru heureuse?

LE MARCHAND

Non, en vérité, illustrissime.

LE PASSANT

Et cependant la vie est une belle chose. N’est-il pas


vrai?

LE MARCHAND

On sait cela.

LE PASSANT

Ne consentiriez-vous pas à revivre ces vingt ans, et


même tout le temps qui s’est écoulé depuis votre
naissance ?

LE MARCHAND

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314 Œuvres morales - G. Leopardi

Eh ! mon cher monsieur, plût à Dieu que cela se


pût !

LE PASSANT

Mais si vous aviez à revivre la vie que vous avez


vécue, avec tous ses plaisirs et toutes ses peines, ni
plus ni moins?

LE MARCHAND

Je ne voudrais pas.

LE PASSANT

Et quelle autre vie voudriez-vous revivre? la mienne,


celle d’un prince ou celle d’un autre? Ne croyez-vous
pas que moi, le prince ou un autre, nous
répondrions comme vous, et qu’ayant à
recommencer la même vie personne n’y
consentirait?

LE MARCHAND

Je le crois.

LE PASSANT

Ainsi, à cette condition, vous ne recommenceriez


pas ?

LE MARCHAND

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315 Œuvres morales - G. Leopardi

Non, monsieur, non vraiment, je ne


recommencerais pas.

LE PASSANT

Quelle vie voudriez-vous donc?

LE MARCHAND

Je voudrais une vie faite comme Dieu me la ferait,


sans autre condition.

LE PASSANT

Une vie au hasard, dont on ne saurait rien d’avance,


comme on ne sait rien de l’année nouvelle?

LE MARCHAND

Précisément.

LE PASSANT

Oui, c’est ce que je voudrais, si j’avais à revivre, c’est


ce que voudrait tout le monde. Cela signifie qu’il
n’est jusqu’à ce jour personne que le hasard n’ait
traité mal. Chacun est d’avis que la somme du mal a
été pour lui plus grande que celle du bien : personne
ne voudrait renaître à condition de recommencer la
même vie avec tous ses biens et tous ses maux. Cette
vie qui est une belle chose n’est pas celle qu’on
connaît, mais celle qu’on ne connaît pas, non la vie

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316 Œuvres morales - G. Leopardi

passé, mais la vie à venir. L’année prochaine, le sort


commencera à bien nous traiter tous deux et tous
les autres avec nous : ce sera le commencement de
la vie heureuse. N’est-il pas vrai?

LE MARCHAND

Espérons-le.

LE PASSANT

Montrez-moi donc le plus beau de vos almanachs.

LE MARCHAND

Voici, illustrissime. Il vaut trente sous.

LE PASSANT

Voilà trente sous.

LE MARCHAND

Merci, illustrissime. Au revoir. Almanachs !


Almanachs nouveaux ! Calendriers nouveaux !

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317 Œuvres morales - G. Leopardi

XXIV

DIALOGUE DE TRISTAN ET D’UN AMI.

L’AMI

J’ai lu votre livre : mélancolique, à votre habitude.

TRISTAN

Oui, à mon habitude.

L’AMI

Mélancolique, désolé, désespéré : on voit que cette


vie vous parait une grande vilaine chose.

TRISTAN

Que vous dirai-je? j’avais été assez fou pour me


mettre en tête que la vie humaine était malheureuse.

L’AMI

Malheureuse, oui, peut-être. Mais enfin...

TRISTAN

Non, non : très heureuse au contraire. Je viens de


changer d’opinion. Mais quand j’écrivis ce livre,

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318 Œuvres morales - G. Leopardi

j’avais en tête quelque folie, comme je vous disais. Si


grande était ma persuasion que je me serais attendu
à tout plutôt qu’à mettre en doute les observations
que je faisais à ce propos : je croyais que chacune
d’elles devait être aussitôt confirmée par la
conscience de chaque lecteur. On peut, me disais-je,
discuter si de telles observations sont utiles ou
nuisibles, mais non si elles sont vraies. Songeant à la
communauté des maux, je pensais que mes
lamentations auraient un écho dans tous les cœurs.
On nia non seulement le détail, mais l’ensemble de
mes observations. Non, me dit-on, la vie n’est pas
malheureuse; si elle vous paraît telle, ce doit être
l’effet de quelque infirmité ou de quelque misère
particulière à vous. A ces mots je restai étonné,
étourdi, immobile, pétrifié. Pendant plusieurs jours,
je crus me trouver dans un autre monde. Je revins à
moi. Je m’irritai un peu. Puis je me mis à rire et je
me dis : Les hommes sont en général comme les
maris. Si les maris veulent vivre tranquilles, il faut
que chacun d’eux croie sa femme fidèle, et ainsi
font-ils, même quand la moitié de la terre croirait le
contraire. Qui veut ou doit vivre dans un pays, doit
le croire l’un des meilleurs de la terre habitable, et le
croit tel en effet. Comme tous les hommes veulent
vivre, il convient qu’ils croient la vie belle et
précieuse, et qu’ils s’irritent contre quiconque pense
autrement. Car au fond le genre humain croit, non
pas le vrai, mais ce qui est ou semble être le plus
approprié à sa nature. Le genre humain, qui a cru et
croira de si grosses sottises, ne croira jamais ni qu’il
n’est rien, ni qu’il ne sera rien, ni qu’il n’a rien à
espérer. Un philosophe qui enseignerait l’une de ces

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319 Œuvres morales - G. Leopardi

trois choses n’aurait point de succès, et ne ferait pas


école, surtout dans le peuple : car, outre que toutes
trois sont peu appropriées à qui veut vivre, les deux
premières offensent la superbe des hommes, et la
troisième (comme d’ailleurs les deux autres) veut
pour être crue du courage et de la force d’âme. Et les
hommes sont couards, débiles, d’âme basse et
étroite, toujours enclins à bien espérer, parce qu’ils
sont toujours attentifs à varier leurs opinions sur le
bien, selon que la nécessité gouverne leur vie; très
prompts comme dit Pétrarque, à mettre bas les
armes devant leur fortune, également prompts et
résolus à se consoler de n’importe quelle
mésaventure, à accepter n’importe quelle
compensation de ce qui leur est refusé ou de ce
qu’ils ont perdu, à s’accommoder dans toute
condition de la plus inique et de la plus barbare
fortune, et, quand ils sont privés de toutes les choses
qu’on désire, à vivre de croyances fausses aussi
gaillardement et aussi fermement que si elles étaient
les plus vraies et les plus fondées du monde. Pour
moi, je ris comme on rit dans l’Europe méridionale
des maris amoureux de leurs femmes infidèles : je
ris du genre humain amoureux de la vie. J’estime
par trop peu viril de vouloir se laisser tromper et
jouer comme des sots et d’ajouter aux maux qu’on
souffre celui d’être la dérision de la nature et du
destin. Je parle toujours des tromperies de la raison
et non de celles de l’imagination. Mes sentiments
naissent-ils de la maladie? je n’en sais rien. Je sais
seulement que, malade ou non, je foule aux pieds la
pusillanimité des hommes ; je refuse toute
consolation et toute tromperie puérile; j’ai le

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320 Œuvres morales - G. Leopardi

courage de supporter la privation de toute


espérance, de regarder intrépidement le désert de la
vie, de ne me dissimuler aucune partie de l’humaine
infélicité et d’accepter toutes les conséquences d’une
philosophie douloureuse, mais vraie. Cette
philosophie, à défaut d’autre utilité, procure aux
hommes forts la fière satisfaction de voir tous les
voiles ôtés à la cruauté cachée et mystérieuse de la
destinée humaine. En me disant ces choses, je
croyais presque que cette philosophie douloureuse
était de mon invention, à voir que tout le monde la
réfutait comme on réfute les idées nouvelles et
incomprises. Plus tard, en y réfléchissant, je me
rappelai qu’elle n’était pas plus nouvelle que
Salomon, qu’Homère, que les poètes et les
philosophes les plus anciens qu’on connaisse,
lesquels tous sont pleins de figures, de fables, de
pensées ayant trait à l’extrême infélicité de
l’homme. L’un dit que l’homme est le plus misérable
des animaux; l’autre, que le mieux est de ne pas
naître, ou une fois né, de mourir au berceau ; ceux-
ci, qu’il est cher aux Dieux celui qui meurt jeune;
ceux-là mille autres réflexions. Et même je me
souviens que depuis ce temps-là jusqu’à hier ou
avant-hier, tous les poètes, tous les philosophes,
tous les écrivains grands et petits, d’une manière ou
d’une autre, avaient répété ou confirmé les mêmes
doctrines. Si bien que je me remis à m’émerveiller,
et je passai beaucoup de temps à m’étonner, à
m’irriter et à rire. Enfin, en étudiant plus
profondément cette matière, je reconnus que
l’infélicité de l’homme était une des erreurs
invétérées de l’intelligence, et que la fausseté de

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321 Œuvres morales - G. Leopardi

cette opinion ainsi que la félicité de la vie était une


des grandes découvertes du XIXe siècle. Alors je me
tranquillisai, et je confesse que j’avais tort de croire
ce que je croyais.

L’AMI

Et vous avez changé d’opinion ?

TRISTAN

Assurément. Voulez-vous que je contredise aux


vérités découvertes par le dix-neuvième siècle ?

L’AMI

Et croyez-vous tout ce que croit le siècle ?

TRISTAN

Certainement. Quoi de merveilleux ?

L’AMI

Vous croyez donc à la perfectibilité indéfinie de


l’homme ?

TRISTAN

Sans doute.

L’AMI

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322 Œuvres morales - G. Leopardi

Croyez-vous qu’en fait l’espèce humaine aille chaque


jour s’améliorant?

TRISTAN

Oui vraiment. Il est bien vrai que parfois je pense


que les anciens valaient, pour la force du corps,
chacun quatre de nous. Et le corps, c’est l’homme.
Car (en laissant de côté tout le reste) la
magnanimité, le courage, les passions, la puissance
d’agir, la puissance de jouir, tout ce qui rend la vie
noble et vivante, dépend de la vigueur du corps et ne
peut avoir carrière sans elle. Un homme qui est
faible de corps n’est pas un homme, mais un enfant,
et pis encore : son sort est de rester là à voir vivre les
autres. Pour lui, c’est tout au plus s’il peut bavarder :
la vie n’est pas pour lui. Aussi dans l’antiquité, et
même dans des siècles plus civilisés, la faiblesse du
corps fut-elle ignominieuse. Mais chez nous, depuis
longtemps déjà, l’éducation ne daigne pas songer au
corps, chose trop basse et trop abjecte. Elle pense à
l’âme, et, en voulant cultiver l’âme, elle ruine l’âme à
son tour. Et, en admettant qu’on pût remédier en
cela à l’éducation, on ne pourrait jamais, sans
changer radicalement l’état moderne de la société,
trouver un remède qui eût de l’efficacité pour les
autres partie de la vie privée et publique, qui toutes
en elles-mêmes conspirèrent dans l’antiquité à
perfectionner ou à conserver le corps, et conspirent
aujourd’hui à le dépraver. Aussi, en comparaison
des anciens, nous ne sommes guère que des enfants,
et l’on peut dire plus que jamais que les anciens, au
prix de nous, furent des hommes. Je parle autant

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323 Œuvres morales - G. Leopardi

des individus comparés aux individus que des


masses comparées aux masses, pour employer cette
gracieuse expression moderne. J’ajoute que les
anciens furent incomparablement plus virils que
nous, même dans les systèmes de morale et de
métaphysique.

Cependant je ne me laisse pas émouvoir par de si


petites objections : je crois fermement que l’espèce
humaine va toujours s’améliorant.

L’AMI

Vous croyez encore, cela s’entend, que le savoir, ou,


comme on dit, les lumières s’accroissent
continuellement.

TRISTAN

Certainement. Pourtant je vois que plus s’accroît la


volonté d’apprendre, plus s’affaiblit celle d’étudier.
Et c’est une chose merveilleuse que de compter le
nombre des savants, mais des vrais savants, qui
vivaient il y a cent cinquante ans et plus tard encore,
et de voir combien ce nombre était démesurément
plus grand qu’il ne l’est aujourd’hui. Qu’on ne me
dise pas que les savants sont moins nombreux parce
qu’en général les connaissances ne sont plus
accumulées dans quelques individus, mais divisées
entre beaucoup, ni que l’abondance de ceux-ci
compense la rareté de ceux-là. Les connaissances ne
sont pas comme les richesses qui, divisées ou
agglomérées, font toujours la même somme. Là où

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324 Œuvres morales - G. Leopardi

tout le monde sait un peu, on sait fort peu, parce


que la science marche avec la science et ne peut
s’éparpiller. L’instruction superficielle peut être,
non pas précisément divisée entre beaucoup
d’hommes, mais commune à beaucoup d’ignorants.
Le reste du savoir n’appartient qu’aux savants et
surtout aux très-savants. Et sauf les cas fortuits, un
seul homme très savant et possesseur
individuellement d’un immense capital de
connaissances est capable d’accroître sérieusement
et de guider le savoir humain. Aujourd’hui si l’on
excepte peut-être l’Allemagne, d’où la science n’a
encore pu s’envoler, ne vous semble-t-il pas que
l’apparition de ces hommes très savants devienne de
jour en jour moins possible? Mais si je fais ces
réflexions, c’est pour discourir, pour philosopher un
peu ou peut-être pour faire le sophiste ; ce n’est
certes pas que je ne sois persuadé de ce que vous
dites. Au contraire, quand même je verrais le monde
tout rempli d’un côté d’imposteurs ignorants, de
l’autre d’ignorants présomptueux, je n’en croirais
pas moins, comme je le crois, que le savoir et les
lumières grandissent continuellement.

L’AMI

En conséquence, vous croyez que ce siècle est


supérieur à tous les siècles passés.

TRISTAN

Assurément. Ainsi l’ont cru d’eux-mêmes tous les


siècles, même les plus barbares : ainsi le croit mon

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325 Œuvres morales - G. Leopardi

siècle, ainsi le crois-je avec lui. Si maintenant vous


me demandez en quoi il est supérieur aux autres
siècles, tant au physique qu’au moral, je vous
renverrai aux choses déjà dites.

L’AMI

En sommes, pour tout résumer en deux mots,


pensez-vous maintenant au sujet de la nature et des
destinées des hommes et des choses (puisque nous
ne parlons pour ce moment ni de littérature ni de
politique), pensez-vous, dis-je, ce que pensent les
journaux?

TRISTAN

Précisément. Je crois et je m’attache à la profonde


philosophie des journaux, lesquels, en tuant toute
autre littérature et toute autre étude, surtout l’étude
sévère et ennuyeuse, sont les maîtres et la lumière
de l’âge présent. N’est-il pas vrai ?

L’AMI

Très vrai. Si vous ne plaisantez pas, si vous parlez


sérieusement, vous voilà des nôtres.

TRISTAN

Oui, certes; je suis des vôtres.

L’AMI

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326 Œuvres morales - G. Leopardi

Mais que ferez-vous de votre livre? Voulez-vous


qu’il aille à la postérité rempli de sentiments aussi
contraires à vos opinions d’aujourd’hui?

TRISTAN

A la postérité? Je ris, parce que vous badinez, et si


par hasard vous ne badiniez pas, je rirais bien
davantage. Sans parler de moi, sachez bien que
relativement aux individus et aux choses
individuelles du XIXe siècle, il n’y a point lieu de
craindre la postérité qui en saura tout autant qu’en
ont su les ancêtres. « Les individus ont disparu
devant les masses, » disent élégamment les
penseurs modernes. Ce qui veut dire qu’il est inutile
que l’individu prenne aucun souci, puisque, quel
que soit son mérite, il n’a même plus à espérer, ni
éveillé ni rêvant, cette misérable récompense de la
gloire. Laissez faire les masses : mais, étant
composées d’individus, que feront-elles sans les
individus? Les gens habiles à comprendre les
individus et les masses, ces habiles qui éclairent le
monde, me l’expliqueront; je le désire et l’espère.
Mais pour en revenir aux livres et à la postérité, les
livres aujourd’hui s’écrivent pour la plupart en
moins de temps qu’il n’en faut pour les lire; et de
même qu’ils coûtent ce qu’ils valent, de même ils
durent en proportion de ce qu’ils coûtent. Pour moi,
je crois que le siècle à venir effacera bien des pages
de l’immense bibliographie du XIXe siècle. Ou bien
il dira : J’ai des bibliothèques entières de livres qui
ont coûté les uns vingt, les autres trente années de
fatigues, quelques-uns moins, mais tous un

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327 Œuvres morales - G. Leopardi

immense travail. Lisons d’abord ceux-ci, parce qu’il


est vraisemblable qu’on en retire une plus grande
utilité; et quand je n’en aurai plus à lire de cette
sorte, alors je toucherai aux livres improvisés. Mon
ami, ce siècle est un siècle d’enfants, et le petit
nombre d’hommes qui reste se doit aller cacher par
vergogne, comme celui qui marchait droit en pays
de boiteux. Et ces bons enfants veulent faire en
toute chose ce qu’en d’autres temps les hommes ont
fait, et le faire en vrais enfants, c’est-à-dire tout d’un
coup, sans aucune fatigue préparatoire. Ils veulent
même que le progrès de la civilisation et le caractère
de l’âge présent et de l’âge à venir les exemptent à
jamais, eux et leurs successeurs, de toutes les sueurs
et des longues fatigues nécessaires pour devenir
aptes aux choses. J’entendais dire, il y a peu de
jours, à un mien ami, un homme d’affaires pratique,
que même la médiocrité est devenue très rare ;
presque tous sont ineptes, presque tous sont
insuffisants pour les devoirs ou les exercices
auxquels la nécessité, la fortune ou leur choix les a
destinés. C’est en partie, je crois, ce qui fait que ce
siècle diffère des autres. Dans tous les autres,
comme dans celui-ci, la grandeur a été très rare ;
mais dans tous les autres, c'est la médiocrité qui a
dominé : dans celui-ci, c’est la nullité. Tous veulent
être tout, et il en résulte une telle rumeur et une
telle confusion, qu’on ne fait aucune attention aux
rares grands hommes qui, je crois, existent
pourtant, et ceux-ci, au milieu de l’immense
multitude des concurrents, ne peuvent plus se frayer
un chemin. Ainsi, comme tous les infimes se croient
illustres, l’obscurité et les échecs deviennent le sort

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328 Œuvres morales - G. Leopardi

commun et des infimes et des grands. Mais vive la


statistique! Vivent les sciences économiques,
morales et politiques, les encyclopédies portatives,
les manuels et les si belles créations de notre siècle !
et vive toujours le XIXe siècle ! Pauvre peut-être de
choses, mais très riche et très fertile en paroles; ce
qui fut toujours, comme vous savez, le meilleur
signe. Et consolons-nous en pensant que pendant
soixante-six ans encore ce siècle sera le seul qui
parle et qui dise ses raisons.

L’AMI

Vous parlez, à ce qu’il me semble, un peu


ironiquement. Mais enfin vous devriez au moins
vous souvenir que ce siècle est un siècle de
transition.

TRISTAN

Et qu’en concluez-vous ? Tous les siècles ont été et


seront plus ou moins des siècles de transition; car la
société humaine ne s’arrête jamais, et il n’y aura
jamais de siècle où elle atteigne à un état stable et
durable; si bien que cette belle parole ou n’est pas
une excuse pour le XIXe siècle ou lui est une excuse
commune avec tous les siècles. Il reste à chercher où
mène la route que suit aujourd’hui la société, c’est-
à-dire si la transition qui se fait aujourd’hui est du
bien au meilleur ou du mal au pire. Peut-être
voulez-vous me dire que la transition présente est la
transition par excellence, c’est-à-dire le passage
rapide d’un état de civilisation à un autre bien

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329 Œuvres morales - G. Leopardi

différent du précédent. Auquel cas, je demande la


permission de rire de ce passage rapide, et je
réponds que seules les transitions sont bonnes qui
sont faites lentement; car si elles se font tout d’un
coup, on ne tarde pas à revenir en arrière, pour
refaire le même chemin pas à pas. C’est ce qui est
toujours arrivé. La raison en est que la nature ne va
point par sauts, et qu’en forçant la nature, on ne fait
point de choses qui durent. Ou bien, pour mieux
dire, des transitions si précipitées ne sont
qu’apparentes et n’ont rien de réel.

L’AMI

Je vous prie, ne tenez pas de semblables propos


devant trop de personnes; vous vous feriez
beaucoup d’ennemis.

TRISTAN

Peu importe. Désormais ni amis ni ennemis ne me


feront grand mal.

L’AMI

Il est plus que probable que vous serez méprisé


comme comprenant peu la philosophie moderne, et
comme peu soucieux du progrès de la civilisation et
des lumières.

TRISTAN

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330 Œuvres morales - G. Leopardi

J’en suis bien fâché, mais que faire? Si on me


méprise, je chercherai à m’en consoler.

L’AMI

Mais enfin, avez-vous changé d’opinion, oui ou non?


Et que faire de votre livre ?

TRISTAN

Le brûler est le mieux. Si on ne veut pas le brûler,


qu’on le garde comme un livre de rêves poétiques,
d’inventions et de caprices mélancoliques, ou
comme une expression de l’infélicité de l’auteur; car
en confidence, mon cher, je vous crois heureux et je
crois tous les autres heureux ; mais pour ce qui est
de moi, avec votre permission et celle du siècle, je
suis très malheureux, et je me crois tel, et tous les
journaux du monde ne me persuaderont pas le
contraire.

L’AMI

Je ne connais pas la cause de cette infélicité que


vous dites. Mais si quelqu’un est heureux ou
malheureux, nul n’en est juge, excepté la personne
elle-même, dont le jugement ne peut être erroné.

TRISTAN

C’est très vrai. Et de plus je vous dirai franchement


que je ne me soumets pas à mon malheur, que je ne
courbe pas la tête devant mon destin et que je ne
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331 Œuvres morales - G. Leopardi

pactise pas avec lui, comme font les autres hommes


; j’ose désirer la mort, et la désirer par-dessus toute
chose avec une telle ardeur et une telle sincérité
qu’il est au monde, je le crois fermement, bien peu
d’hommes qui la désirent de la sorte. Je ne vous
parlerais pas ainsi, si je n’étais bien certain que,
l’heure venue, le destin ne démentira pas mes
paroles ; car, bien que je ne voie encore aucune
issue à ma vie, j’ai cependant un sentiment intérieur
qui m’assure, pour ainsi dire, que l’heure que je dis
n’est pas éloignée. Je suis trop mûr pour la mort, et,
étant mort moralement comme je le suis, quand la
comédie de la vie est finie pour moi en tout point, il
me parait trop absurde et trop incroyable que je
doive durer encore les quarante ou cinquante
années dont me menace la nature. La seule pensée
d’une telle chose m’épouvante. Mais, comme il
advient de tous les maux qui surpassent la force de
l’imagination, celui-là me parait un songe et une
illusion dont la réalisation est impossible. Si même
quelqu’un me parle d’un avenir lointain comme
d’une chose qui m’appartienne, je ne puis
m’empêcher de sourire en moi-même, tant j’ai
confiance que la vie qui me reste à remplir n’est pas
longue. Voilà, je puis le dire, la seule pensée qui me
soutienne. Les livres et les études, que souvent je
m’étonne d’avoir tant aimés, les grands desseins, les
espérances de gloire et d’immortalité sont choses
dont le temps est passé de rire; aussi ne ris-je point
des desseins et des espérances des hommes de mon
temps; je leur désire, de toute mon âme, le meilleur
succès possible, et je loue, j’admire et j’honore
sincèrement la bonne volonté ; mais je n’envie pas

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332 Œuvres morales - G. Leopardi

nos descendants ni ceux qui ont encore à vivre


longuement. En d’autres temps, j’ai envié les fous et
les sots, et ceux qui ont une grande opinion d’eux-
mêmes, et j'aurais volontiers changé avec n’importe
qui d’entre eux. Aujourd’hui je n’envie plus ni les
fous ni les sages, ni les grands ni les petits, ni les
faibles ni les puissants : j’envie les morts, et ce n’est
qu’avec les morts que je changerais. Toutes les
imaginations séduisantes, toutes les pensées
d’avenir que je forme dans ma solitude et avec
lesquelles je consume le temps, toutes consistent
dans la mort, et je ne sais pas sortir de là. Et, dans
ce désir, ni le souvenir des songes du premier âge, ni
la pensée d’avoir vécu vainement ne me troublent
comme jadis. Si j’obtiens la mort, je mourrai aussi
tranquille et aussi content que si je n’avais jamais eu
au monde nulle autre espérance et nul autre désir.
Tel est le seul bienfait qui puisse me réconcilier avec
la destinée. Si on me proposait d’un côté la fortune
et la renommée de César ou d’Alexandre pure de
toute tache, et de l’autre de mourir aujourd’hui, et
s’il me fallait choisir, je dirais : mourir aujourd’hui,
et je ne demanderais point de temps pour m’y
résoudre.

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