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J. -J.

ROUSSEAU
Rousseau juge de Jean-Jacques
Texte 1 :
Figurez-vous donc un monde idéal semblable au nôtre, et néanmoins tout différent. La nature y est la
même que sur notre terre, mais l’économie en est plus sensible, l’ordre en est plus marqué, le spectacle plus
admirable ; les formes sont plus élégantes, les couleurs plus vives, les odeurs plus suaves, tous les objets plus
intéressants. Toute la nature y est si belle que sa contemplation enflammant les âmes d’amour pour un si
touchant tableau, leur inspire avec le désir de concourir à ce beau système la crainte d’en troubler
l’harmonie, et de là naît une exquise sensibilité qui donne à ceux qui en sont doués des jouissances
immédiates, inconnues aux cœurs que les mêmes contemplations n’ont point avivés.
Les passions y sont comme ici le mobile de toute action, mais plus vives plus ardentes ou seulement
plus simples et plus pures, elles prennent par cela seul un caractère tout différent. Tous les premiers
mouvements de la nature sont bons et droits. Ils tendent le plus directement qu’il est possible à notre
conservation et à notre bonheur : mais bientôt manquant de force pour suivre à travers tant de résistance leur
première direction, ils se laissent défléchir par mille obstacles qui, les détournant du vrai but, leur font
prendre des routes obliques où l’homme oublie sa première destination. L’erreur du jugement, la force des
préjugés aident beaucoup à nous faire prendre ainsi le change ; mais cet effet vient principalement de la
faiblesse de l’âme qui, suivant mollement l’impulsion de la nature, se détourne au choc d’un obstacle comme
une boule prend l’angle de réflexion ; au lieu que celle qui suit plus vigoureusement sa course ne se détourne
point, mais comme un boulet de canon, force l’obstacle ou s’amortit et tombe à sa rencontre.
Les habitants du monde idéal dont je parle ont le bonheur d’être maintenus par la nature, à laquelle
ils sont plus attachés, dans cet heureux point de vue où elle nous a placés tous, et par cela seul leur âme garde
toujours son caractère originel. Les passions primitives, qui toutes tendent directement à notre bonheur, ne
nous occupent que des objets qui s’y rapportent et n’ayant que l’amour de soi pour principe sont toutes
aimantes et douces par leur essence : mais quand, détournées de leur objet par des obstacles, elles s’occupent
plus de l’obstacle pour l’écarter que de l’objet pour l’atteindre, alors elles changent de nature et deviennent
irascibles et haineuses, et voilà comment l’amour de soi, qui est un sentiment bon et absolu, devient amour-
propre ; c’est-à-dire un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences, dont la
jouissance est purement négative, et qui ne cherche plus à se satisfaire par notre propre bien, mais seulement
par le mal d’autrui.
Dans la société humaine, sitôt que la foule des passions et des préjugés qu’elle engendre a fait
prendre le change à l’homme, et que les obstacles qu’elle entasse l’ont détourné du vrai but de notre vie, tout
ce que peut faire le sage, battu du choc continuel des passions d’autrui et des siennes, et parmi tant de
directions qui l’égarent, ne pouvant plus démêler celle qui le conduirait bien, c’est de se tirer de la foule
autant qu’il lui est possible […]. Comme il ne voit dans l’agitation des hommes que la folie qu’il veut éviter,
il plaint leur aveuglement encore plus qu’il ne hait leur malice […].
Nos habitants, suivant des vues moins profondes, arrivent presque au même but par la route
contraire, et c’est leur ardeur même qui les tient dans l’inaction. L’état céleste auquel ils aspirent et qui fait
leur premier besoin par la force avec laquelle il s’offre à leurs cœurs leur fait rassembler et tendre sans cesse
toutes les puissances de leur âme pour y parvenir. Les obstacles qui les retiennent ne sauraient les occuper au
point de le leur faire oublier un moment ; et de là ce mortel dégoût pour tout le reste, et cette inaction totale
quand ils désespèrent d’atteindre au seul objet de tous leurs vœux.
Cette différence ne vient pas seulement du genre des passions mais aussi de leur force ; car les
passions fortes ne se laissent pas dévoyer comme les autres. Deux amants, l’un très épris, l’autre assez tiède,
souffriront néanmoins un rival avec la même impatience, l’un à cause de son amour, l’autre à cause de son
amour-propre. Mais il peut très bien arriver que la haine du second, devenue sa passion principale, survive à
son amour et même s’accroisse après qu’il est éteint ; au lieu que le premier, qui ne hait qu’à cause qu’il
aime, cesse de haïr son rival sitôt qu’il ne le craint plus. Or si les âmes faibles et tièdes sont plus sujettes aux
passions haineuses qui ne sont que des passions secondaires et défléchies, et si les âmes grandes et fortes se
tenant dans leur première direction conservent mieux les passions douces et primitives qui naissent
directement de l’amour de soi, vous voyez comment d’une plus grande énergie dans les facultés et d’un
premier rapport mieux senti dérivent dans les habitants de cet autre monde des passions bien différentes de
celles qui déchirent ici-bas les malheureux humains. Peut-être n’est-on pas dans ces contrées plus vertueux
qu’on ne l’est autour de nous, mais on y fait mieux aimer la vertu. […] Ils ne sont exempts ni de fautes ni de
vices ; le crime même ne leur est pas étranger, puisqu’il est des situations déplorables où la plus haute vertu
suffit à peine pour s’en défendre et qui forcent au mal l’homme faible malgré son cœur : mais l’expresse
volonté de nuire, la haine envenimée, l’envie, la noirceur, la trahison, la fourberie y sont inconnues ; trop
souvent on y voit des coupables, jamais on n’y vit un méchant. Enfin s’ils ne sont pas plus vertueux qu’on ne
l’est ici, du moins par cela seul qu’ils savent mieux s’aimer eux-mêmes, ils sont moins malveillants pour
autrui.

Texte 2 :
La sensibilité est le principe de toute action. Un être, quoiqu’animé, qui ne sentirait rien, n’agirait
point : car où serait pour lui le motif d’agir ? Dieu lui-même est sensible puisqu’il agit. Tous les hommes
sont donc sensibles, et peut-être au même degré, mais non pas de la même manière. Il y a une sensibilité
physique et organique, qui, purement passive, paraît n’avoir pour fin que la conservation de notre corps et
celle de notre espèce par les directions du plaisir et de la douleur. Il y a une autre sensibilité que j’appelle
active et morale qui n’est autre chose que la faculté d’attacher nos affections à des êtres qui nous sont
étrangers. Celle-ci, dont l’étude des paires de nerfs ne donne pas la connaissance, semble offrir dans les âmes
une analogie assez claire avec la faculté attractive des corps. Sa force est en raison des rapports que nous
sentons entre nous et les autres êtres, et, selon la nature de ces rapports elle agit tantôt positivement par
attraction, tantôt négativement par répulsion, comme un aimant par ses pôles. L’action positive ou attirante
est l’œuvre simple de la nature qui cherche à étendre et renforcer le sentiment de notre être ; la négative ou
repoussante qui comprime et rétrécit celui d’autrui est une combinaison que la réflexion produit. De la
première naissent toutes les passions aimantes et douces, de la seconde toutes les passions haineuses et
cruelles. Veuillez, Monsieur, vous rappeler ici, avec les distinctions faites dans nos premiers entretiens entre
l’amour de soi-même et l’amour-propre, la manière dont l’un et l’autre agissent sur le cœur humain. La
sensibilité positive dérive immédiatement de l’amour de soi. Il est très naturel que celui qui s’aime cherche à
étendre son être et ses jouissances, et à s’approprier par l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour
lui : ceci est une pure affaire de sentiment où la réflexion n’entre pour rien. Mais sitôt que cet amour absolu
dégénère en amour-propre et comparatif, il produit la sensibilité négative ; parce qu’aussitôt qu’on prend
l’habitude de se mesurer avec d’autres, et de se transporter hors de soi pour s’assigner la première et
meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous surpasse, tout ce qui nous
rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose nous empêche d’être tout. L’amour-
propre est toujours irrité ou mécontent, parce qu’il voudrait que chacun nous préférât à tout et à lui-même, ce
qui ne se peut : il s’irrite des préférences qu’il sent que d’autres méritent, quand même ils ne les
obtiendraient pas : il s’irrite des avantages qu’un autre a sur nous, sans s’apaiser par ceux dont il se sent
dédommagé. Le sentiment de l’infériorité à un seul égard empoisonne alors celui de la supériorité à mille
autres, et l’on oublie ce qu’on a de plus pour s’occuper uniquement de ce qu’on a de moins. Vous sentez
qu’il n’y a pas à tout cela de quoi disposer l’âme à la bienveillance.
Si vous me demandez d’où naît cette disposition à se comparer, qui change une passion naturelle et
bonne en une autre passion factice et mauvaise ; je vous répondrai qu’elle vient des relations sociales, du
progrès des idées, et de la culture de l’esprit. Tant qu’occupé des seuls besoins absolus on se borne à
rechercher ce qui nous est vraiment utile, on ne jette guère sur d’autres un regard oiseux. Mais à mesure que
la société se resserre par le lien des besoins mutuels, à mesure que l’esprit s’étend s’exerce et s’éclaire, il
prend plus d’activité, il embrasse plus d’objets, saisit plus de rapports, examine compare ; dans ces
fréquentes comparaisons il n’oublie ni lui-même ni ses semblables ni la place à laquelle il prétend parmi eux.
Dès qu’on a commencé de se mesurer ainsi l’on ne cesse plus, et le cœur ne sait plus s’occuper désormais
qu’à mettre tout le monde au-dessous de nous. Aussi remarque-t-on généralement en confirmation de cette
théorie que les gens d’esprit et surtout les gens de lettres sont de tous les hommes ceux qui ont une plus
grande intensité d’amour-propre, les moins portés à aimer, les plus portés à haïr.
Le premier art de tous les méchants est la prudence, c’est-à-dire, la dissimulation. Ayant tant de
desseins et de sentiments à cacher, ils savent composer leur extérieur, gouverner leurs regards leur air leur
maintien, se rendre maîtres des apparences. Ils savent prendre leurs avantages et couvrir d’un vernis de
sagesse les noires passions dont ils sont rongés. Les cœurs vifs sont bouillants emportés, mais tout s’évapore
au-dehors ; les méchants sont froids posés, le venin se dépose et se cache au fond de leurs cœurs pour n’agir
qu’en temps et lieu ; jusqu’alors rien ne s’exhale, et pour rendre l’effet plus grand ou plus sûr ils le retardent
à leur volonté. Ces différences ne viennent pas seulement des tempéraments, mais aussi de la nature des
passions. Celles des cœurs ardents et sensibles étant l’ouvrage de la nature, se montrent en dépit de celui qui
les a ; leur première explosion purement machinale est indépendante de sa volonté. Tout ce qu’il peut faire à
force de résistance est d’en arrêter le cours avant qu’elle ait produit son effet, mais non pas avant qu’elle se
soit manifestée ou dans ses yeux ou par sa rougeur ou par sa voix ou par son maintien ou par quelque autre
signe sensible.
Mais l’amour-propre et les mouvements qui en dérivent, n’étant que des passions secondaires
produites par la réflexion n’agissent pas si sensiblement sur la machine. Voilà pourquoi ceux que ces sortes
de passions gouvernent sont plus maîtres des apparences que ceux qui se livrent aux impulsions directes de la
nature. En général si les naturels ardents et vifs sont plus aimants, ils sont aussi plus emportés, moins
endurants, plus colères ; mais ces emportements bruyants sont sans conséquence, sitôt que le signe de la
colère s’efface sur le visage, elle est éteinte aussi dans le cœur. Au contraire les gens flegmatiques et froids,
si doux si patients si modérés à l’extérieur, en dedans sont haineux vindicatifs implacables ; ils savent
conserver déguiser nourrir leur rancune jusqu’à ce que le moment de l’assouvir se présente. En général les
premiers aiment plus qu’ils ne haïssent, les seconds haïssent beaucoup plus qu’ils n’aiment, si tant est qu’ils
sachent aimer. Les âmes d’une haute trempe sont néanmoins très souvent de celles-ci, comme supérieures
aux passions. Les vrais sages sont des hommes froids, je n’en doute pas ; mais dans la classe des hommes
vulgaires, sans le contrepoids de la sensibilité, l’amour-propre emportera toujours la balance, et s’ils ne
restent nuls, il les rendra méchants. […]

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