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Le roman du XVIIème siècle au XXIème siècle

Etude d’une œuvre complète, Manon Lescaut, 1733


Morale et passions dans l’oeuvre
« Mais j'étais né pour les courtes joies et les longues douleurs.
La Fortune ne me délivrera d'un précipice que pour me faire tomber dans un autre » (des Grieux)
I] QUELLES PASSIONS ? PETIT RAPPEL
A) ANTIQUITE

PLATON, Timée : organisme : tête (noûs) : élément rationnel vs thorax : Thumos et Epithumia
le noûs est le cocher de l’attelage ailé constitué de Thumos et Epithumia
- passions concupiscibles : amour haine désir aversion joie tristesse : EPITHUMIA
- passions irascibles1 : colère espoir désespoir crainte audace (=> allégeance à la raison) : THUMOS
Pour les stoïciens, les passions sont des erreurs de jugement et sont par essence irrationnelles, et donc
toutes les passions doivent être éradiquées.
Stoïcisme : École philosophique issue de l'école du Portique (du grec ancien στοά, « stoa ») fondée entre -
304 et -301 à Athènes, par Zénon de Cition. Le stoïcisme se prolonge à travers toute l'Antiquité, tant en
Grèce que dans l'Empire romain, et reste influent jusqu'à notre époque. Pour cette philosophie de
l'acceptation et du courage, à la fois fataliste (pour ce qui ne dépend pas de nous) et volontariste (pour ce
qui en dépend), qui dit oui à tout ce qui arrive et à tout ce que la situation donnée, la vertu ou la raison
exigent de nous, le bonheur est le souverain bien et la vertu, le seul bonheur. (sce wiki+Larousse)

B) ÈRE CHRÉTIENNE :
 Augustinisme : de saint Augustin (354-430): trois libidos : libido sciendi, sentiendi, dominandi,
soit le désir selon trois ordres : chair, esprit & volonté. La valeur de la passion dépend de l’amour
qui les inspire.
 Thomisme : St Thomas d’Aquin (1225-1275) : passions comme mvts naturels de l’âme sensitive
catégorisée selon trois critères : selon que l’objet est délectable ou répugnant / présent ou absent /
difficile ou non à atteindre. Les passions supposent l’assentiment de la volonté car elles lui sont
antérieures.
Les passions deviennent un sujet de réflexion central pour les moralistes, mondains et philosophes du
XVIIème siècle : reprise des grandes doctrines du passé (stoïcisme, augustinisme, thomisme) : idée de
faire des passions un objet de science et ne pas laisser ces questions aux soins de la sagesse.
 Descartes (1596-1650) Traité des passions de l’âme (1649).
Distinctions action/passion. Les passions ne sont pas des mouvements de l’âme sensitive mais des effets
ressentis en l’âme des mouvements des esprits animaux dans le corps. Passions mises en place par la
Providence divine elles incitent et disposent l’âme à vouloir des choses auxquelles prépare leur corps (ex :
la peur pousse à vouloir fuir etc..). Surprises de l’âme par le corps, les passions de l’âme sont les
actions du corps, les esprits animaux se dirigent du cœur vers le cerveau et se propagent dans les
nerfs. Six passions simples : admiration, amour, haine, désir, joie, tristesse. Idée d’une union de l’âme et
du corps qui rompt avec la tradition. Pas de condamnation morale.
 Spinoza (1632-1677) L’Ethique (1677)

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On peut définir le concupiscible et l'irascible comme des espèces du désir au sens large, le concupiscible comme désir de se joindre à l'objet,
l'irascible comme désir de surmonter la difficulté. RICŒUR, Philos. de la volonté,1949, p. 250. P. méton., fam. Susceptible d'éveiller le désir
sexuel. (sce : cnrtl)

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Passions comme phénomènes naturels obéissant à des lois nécessaires / affects passifs à étudier comme
objets d’étude, synonymes de servitude et non de péché. Là encore, pas de condamnation morale. La
raison peut espérer les réduire et les gouverner mais sans espérer avoir sur elles un empire absolu. Trois
passions fondamentales :
- conatus : désir de persévérer dans son être
- joie
- tristesse
c) Au XVIIIème siècle les passions ne sont pas un objet central de la réflexion. On s’intéresse plus à la
raison & aux affects. Passions comme sources de progrès et d’action. Pour Helvétius2 : « on devient
stupide dès qu’on cesse d’être passionné ». Valorisation de la passion au singulier. (voir Mme du Châtelet,
citation à la fin du texte de commentaire)
 Kant (1724-1804) Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1797)
Condamnation des passions réflexion sur l’empire des affects sur la volonté et les conduites humaines.
Leidenschaft : inclination qui interdit qu’on la compare aux autres vs affekt vive et réfléchie, mais
momentanée et + menaçante pour la conduite humaine : « L’affect porte un préjudice momentané à la
liberté et à la maîtrise de soi-même. La passion ne s’en préoccupe pas et trouve son plaisir et sa
satisfaction dans l’esclavage. Puisque la raison, cependant, ne faiblit pas dans l’appel qu’elle lance à la
liberté intérieure, le malheureux soupire sous ses chaînes, auxquelles il ne peut pourtant s’arracher : car
elles ne font désormais, pour ainsi dire, plus qu’un avec ses membres. » Kant, Anthropologie… :

Si on confronte cette définition avec le cas de DG, on peut en tirer deux remarques :
 Rêve permanent de des Grieux de concilier les valeurs morales de la société à laquelle il appartient
et l’amour de Manon. D’où la demande bien imprudente d’épouser Manon auprès du gouverneur de
Louisiane.
 Ce n’est donc pas tant la société qui présente un obstacle mais son propre tiraillement
intérieur. La passion qui illumine sa vie est en même temps source de grandes souffrances.

II] LE CAS DE DES GRIEUX : CONCILIER VERTU ET PASSIONS.


A St Lazare, des Grieux est en proie à des passions contradictoires :
« Je passai ainsi huit jours dans le plus profond abattement sans être capable de rien entendre, ni de
m'occuper d'autre chose que de mon opprobre. Le souvenir même de Manon n'ajoutait rien à ma douleur.
Il n'y entrait, du moins, que comme un sentiment qui avait précédé cette nouvelle peine, et la passion
dominante de mon âme était la honte et la confusion. Il y a peu de personnes qui connaissent la force de
ces mouvements particuliers du cœur. Le commun des hommes n'est sensible qu'à cinq ou six passions,
dans le cercle desquelles leur vie se passe, et où toutes leurs agitations se réduisent. Ôtez-leur l'amour et
la haine, le plaisir et la douleur l'espérance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d'un
caractère plus noble peuvent être remuées de mille façons différentes ; il semble qu'elles aient plus de cinq
sens, et qu'elles puissent recevoir des idées et des sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature
; et comme elles ont un sentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire, il n'y a rien dont
elles soient plus jalouses. De là vient qu'elles souffrent si impatiemment le mépris et la risée, et que la
honte est une de leurs plus violentes passions » GF 101-102
Ces passions renvoient aux passions simples énumérées par Descartes dans son Traité sur les
passions, mais Prévost s’écarte du philosophe par la supériorité qu'il accorde dans son œuvre au plaisir sur
la raison. Obscurcie par les passions, la raison est incapable de maîtriser ces passions pour en faire, suivant
le modèle de Descartes, une source de grandeur et de vertu.

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Claude-Adrien Helvétius ou Claude-Adrien Schweitzer, (1715 - 1771), est un écrivain et philosophe français du courant des Lumières.(sce :
wiki)

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L’amour comme passion primitive et banale peut se changer en destin en devenant une
passion dominante.
Amour : trois stades :
- Simple passion parmi les passions primitives
- Il constitue une passion prédominante et exceptionnelle
- Il peut se définir comme un amour véritable.
Ici : passion violente, exclusive, des Grieux épris d’absolu. Or Manon est l’Amour même, et le mot amour
est aussi souvent employé dans le roman que le mot passion. Il s’agit donc bien de sublimer cet amour,
de lui donner une dimension mythique. (amour : 28 occ. / passion(s) : 32)
 Donc impression que les passions dans Manon Lescaut ne sont pas perçues comme mauvaises en
elles-mêmes. Cf : confusion des sentiments chez des Grieux qui vient de se voir proposer de
partager Manon avec le vieux G…M.
« Je m'assis, en rêvant à cette bizarre disposition de mon sort. Je me trouvai dans un partage de
sentiments, et par conséquent dans une incertitude si difficile à terminer que je demeurai longtemps sans
répondre à quantité de questions que Lescaut me faisait l'une sur l'autre. Ce fut, dans ce moment, que
l'honneur et la vertu me firent sentir encore les pointes du remords, et que je jetai les yeux, en soupirant,
vers Amiens, vers la maison de mon père, vers Saint-Sulpice et vers tous les lieux où j'avais vécu dans
l'innocence. Par quel immense espace n'étais-je pas séparé de cet heureux état ! Je ne le voyais plus que
de loin, comme une ombre qui s'attirait encore mes regrets et mes désirs, mais trop faible pour exciter mes
efforts. Par quelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel ? L'amour est une passion innocente ;
comment s'est-il changé, pour moi, en une source de misères et de désordres ? Qui m'empêchait de vivre
tranquille et vertueux avec Manon ? Pourquoi ne l'épousais-je point, avant que d'obtenir rien de son
amour ? » GF 93
Ce qui le conduit à cette réflexion sur l’amour :
« L’amour est une passion innocente ; comment s’est-il changé pour moi en une source de misères et de
désordres ? » s’interroge amèrement des Grieux. GF 93
Difficile cependant de ne pas voir dans ce roman une apologie de la passion, dont le premier
défenseur est des Grieux lui-même (cf. texte 2, éloquence avec Tiberge).
Donc la question demeure : ce roman fait il l’apologie ou porte-t-il la condamnation de la passion ?
 Tout le malheur est donc cette division qui affecte les personnages.
SUJET DE DISSERTATION : Un critique a pu dire des personnages de Prévost : « vertueux par essence,
la passion les détourne fatalement de leur nature et les voue au déchirement. L’œuvre entière porte
condamnation des passions, au nom de l’unité intérieure et du bonheur. Entraîné à la violence et au crime,
tout en gardant le souvenir de ses devoirs, le passionné se sent contraint de vouloir et d’accomplir ce qui
lui fait horreur. Sans cesse écartelé entre l’impulsion et le remords, il n’est jamais libre non plus d’étouffer
sa conscience. Tout son drame est dans cette dualité ». (Robert Mauzi).

III] AUTRES CITATIONS POUR TERMINER :


Alexandre Dumas fils, dans une préface à une édition du roman, a déclaré : «Qui n'aime pas comme des
Grieux, c'est-à-dire le cas échéant, jusqu'au crime et jusqu'au déshonneur, ne peut pas dire qu'il aime.»
Pour Jean Cocteau, « C'est l'amour qui ne se mélange pas à la crapule et couvre les personnages de cet
enduit des plumes de cygne, enduit grâce auquel le cygne barbote dans l'eau sale sans s'y salir.»

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NB : pour aller plus loin : La question de l’acrasie (brièvement, à mon petit niveau philosophique).
(sce : http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2007-2-page-63.htm)
La définition la plus générale de l’akrasia est donc : la capacité à faire librement, délibérément, ce que l’on
juge devoir ne pas faire ou contre son meilleur jugement.
Dans l’akrasia, décrite de la manière la plus générale il y a donc deux conditions :
- L’action d’une personne diverge de ce qu’elle juge raisonnable de faire
- Cette action est accomplie librement et délibérément
Ainsi décrite, l’akrasia est certainement une forme d’irrationalité au sens où le sujet soumis à l’akrasia
est dans un état contradictoire.
L’akrasia désigne en grec l’absence de contrôle, l’intempérance. Ordinairement, l’akrasia est définie
comme un manque de contrôle sur nos actions, et particulièrement sur nos intentions et notre volonté. C’est
pourquoi on l’appelle souvent faiblesse de la volonté.
Or si personne ne se porte au mal volontairement, ce concept peut sembler illogique.
(Références majeures : Protagoras de Platon, Éthique à Nicomaque, (Livre VII) d’Aristote, Ethique de
Spinoza.)
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