Vous êtes sur la page 1sur 18

OE1 – La Littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Parcours associé – É crire et combattre pour l’égalité


ET n°1 – L’exhortation aux hommes

LES DROITS DE LA FEMME


1. Homme, es-tu capable d’ê tre juste ? C’est une femme qui
t’en fait la question ; tu ne lui ô teras pas du moins ce droit. Dis-
moi ? qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? ta
force ? tes talents ? Observe le cré ateur dans sa sagesse ;
5. parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tu sembles
vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l’oses, l’exemple de cet
empire tyrannique.
Remonte aux animaux, consulte les é lé ments, é tudie les
vé gé taux, jette enfin un coup d’œil sur toutes les modifications
10. de la matiè re organisé e ; et rends-toi à l’é vidence quand je t’en
offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu le peux, les
sexes dans l’administration de la nature. Partout tu les trouveras
confondus, partout ils coopè rent avec un ensemble harmonieux à
ce chef-d’œuvre immortel.
15. L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception.
Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dé gé né ré , dans ce
siè cle de lumiè res et de sagacité , dans l’ignorance la plus crasse,
il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les
faculté s intellectuelles ; il pré tend jouir de la Ré volution, et
20. ré clamer ses droits à l’é galité , pour ne rien dire de plus.

Olympe de Gouges, La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791.


OE1 – La Littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle
Parcours associé – É crire et combattre pour l’égalité
ET n°2– Préambule à la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges,
1791.

DÉCLARATION DES DROITS DE LA FEMME ET DE LA CITOYENNE

À décréter par l’Assemblée nationale dans ses dernières séances ou dans celle de
la prochaine législature.

PRÉAMBULE

Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation, demandent


d’être constituées en Assemblée nationale. Considérant que l’ignorance,
l’oubli ou le mépris des droits de la femme sont les seules causes des
malheurs publics et de la corruption des gouvernements, [elles] ont résolu
5. d’exposer dans une déclaration solennelle, les droits naturels , inaliénables et
sacrés de la femme, afin que cette déclaration constamment présente à tous
les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs
devoirs, afin que les actes du pouvoir des femmes, et ceux du pouvoir des
hommes pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute
10. institution politique, en soient plus respectés, afin que les réclamations des
citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontestables,
tournent toujours au maintien de la Constitution, des bonnes mœurs, et au
bonheur de tous.
En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage dans
15. les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les
auspices de l’Ê tre suprême, les Droits suivants de la femme et de la citoyenne.
OE1 – La Littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle
Parcours associé – É crire et combattre pour l’égalité
ET n°3 – Postambule de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de
Gouges, 1791.

POSTAMBULE

Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l’univers ;


reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n’est plus environné de préjugés, de
fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les
nuages de la sottise et de l’usurpation. L’homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin
5. de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa
compagne. Ô femmes ! femmes, quand cesserez vous d’être aveugles ? Quels sont les
avantages que vous avez recueillis dans la Révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain
plus signalé. Dans les siècles de corruption vous n’avez régné que sur la faiblesse des
hommes. Votre empire est détruit ; que vous reste-t-il donc ? la conviction des injustices
10. de l’homme. La réclamation de votre patrimoine, fondée sur les sages décrets de la
nature ; qu’auriez-vous à redouter pour une si belle entreprise ? le bon mot du législateur
des noces de Cana? Craignez-vous que nos législateurs français, correcteurs de cette
morale, longtemps accrochée aux branches de la politique, mais qui n’est plus de saison,
ne vous répètent : femmes, qu’y a-t-il de commun entre vous et nous ? Tout, auriez-vous à
15. répondre. S’ils s’obstinaient, dans leur faiblesse, à mettre cette inconséquence en
contradiction avec leurs principes ; opposez courageusement la force de la raison aux
vaines prétentions de supériorité ; réunissez-vous sous les étendards de la philosophie ;
déployez toute l’énergie de votre caractère, et vous verrez bientô t ces orgueilleux, nos
serviles adorateurs rampants à vos pieds, mais fiers de partager avec vous les trésors de
20. l’Ê tre suprême. Quelles que soient les barrières que l’on vous oppose, il est en votre
pouvoir de les affranchir; vous n’avez qu’à le vouloir.
OE1 – La Littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle
Parcours associé – É crire et combattre pour l’égalité
ET n°4 – Montesquieu, Les Lettres persanes, 1721 (lettre 161)

Lettre 161
Roxane à Usbeck, à Paris.

1 Oui, je t'ai trompé ; j'ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j'ai su de ton
affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines : car que ferais-je ici, puisque le seul
homme qui me retenait à la vie n'est plus ? Je meurs; mais mon ombre s'envole bien
5 accompagnée: je viens d'envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges, qui ont répandu le plus beau
sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule, pour m'imaginer que je ne fusse dans le
monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit
d'affliger tous mes désirs ? Non : j'ai pu vivre dans la servitude ; mais j'ai toujours été libre: j'ai
10 réformé tes lois sur celles de la nature; et mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance.
Tu devrais me rendre grâ ces encore du sacrifice que je t'ai fait ; de ce que je me suis abaissée
jusqu'à te paraître fidèle ; de ce que j'ai lâ chement gardé dans mon cœur ce que j'aurais dû faire
paraître à toute la terre ; enfin de ce que j'ai profané la vertu en souffrant qu'on appelâ t de ce nom
ma soumission à tes fantaisies.
15 Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l'amour: si tu m'avais bien
connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine.
Mais tu as eu longtemps l'avantage de croire qu'un cœur comme le mien t'était soumis. Nous
étions tous deux heureux; tu me croyais trompée, et je te trompais.
Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu'après t'avoir accablé de
20 douleurs, je te forçasse encore d'admirer mon courage ? Mais c'en est fait, le poison me consume,
ma force m'abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu'à ma haine ; je me
meurs.

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Rebiab I, 1720.


OE1 – La Littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle
Parcours associé – É crire et combattre pour l’égalité
ET n°5 – Annie Ernaux, La Femme gelée, 1981.

1 Un mois, trois mois que nous sommes mariés, nous retournons à la fac, je
donne des cours de latin. Le soir descend plus tô t, on travaille ensemble dans la
grande salle. Comme nous sommes sérieux et fragiles, l’image attendrissante du
jeune couple moderno-intellectuel. Qui pourrait encore m’attendrir si je me
5 laissais faire, si je ne voulais pas chercher comment on s’enlise, doucettement. En y
consentant lâ chement. D’accord je travaille La Bruyère ou Verlaine dans la même
pièce que lui, à deux mètres l’un de l’autre. La cocotte-minute, cadeau de mariage
si utile vous verrez, chantonne sur le gaz. Unis, pareils. Sonnerie stridente du
compte-minutes, autre cadeau. Finie la ressemblance. L’un des deux se lève, arrête
10 la flamme sous la cocotte, attend que la toupie folle ralentisse, ouvre la cocotte,
passe le potage et revient à ses bouquins en se demandant où il en était resté. Moi.
Elle avait démarré, la différence.
Par la dînette. Le restau universitaire fermait l’été. Midi et soir je suis seule
devant les casseroles. Je ne savais pas plus que lui préparer un repas, juste les
15 escalopes panées, la mousse au chocolat, de l’extra, pas du courant. Aucun passé
d’aide-culinaire dans les jupes de maman ni l’un ni l’autre. Pourquoi de nous deux
suis-je la seule à me plonger dans un livre de cuisine, à éplucher des carottes, laver
la vaisselle en récompense du dîner, pendant qu’il bossera son droit
constitutionnel. Au nom de quelle supériorité. Je revoyais mon père dans la
20 cuisine. Il se marre, « non mais tu m’imagines avec un tablier peut-être ! Le genre
de ton père, pas le mien ! ». Je suis humiliée. Mes parents, l’aberration, le couple
bouffon. Non je n’en ai pas vu beaucoup d’hommes peler des patates. Mon modèle
à moi n’est pas le bon, il me le fait sentir. Le sien commence à monter à l’horizon,
monsieur père laisse son épouse s’occuper de tout dans la maison, lui si disert,
25 cultivé, en train de balayer, ça serait cocasse, délirant, un point c’est tout. À toi
d’apprendre ma vieille.

Annie Ernaux, La Femme gelée, 1981.


Objet d’étude n°2 : La poésie du XIXe au XXIe siècle – ET n°6

Parcours : Modernité poétique ?


« Zone »

À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes


5. La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme


L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
10. D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers

15. J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
20. Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes

Apollinaire, Alcools, « Zone », vers 1 à 24, 1913


Objet d’étude n°2 : La poésie du XIXe au XXIe siècle – ET n°7
Parcours : Modernité poétique ?

« Le pont Mirabeau »


Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

5. Vienne la nuit sonne l’heure


Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face


Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
10. Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure


Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante


L’amour s’en va
Comme la vie est lente
15. Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure


Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines


Ni temps passé
20. Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure


Les jours s’en vont je demeure

Apollinaire, Alcools, « Le pont Mirabeau », 1913


Objet d’étude n°2 : La poésie du XIXe au XXIe siècle – ET n°8
Parcours : Modernité poétique ?

« Sonnet boiteux »

1. Ah ! vraiment c’est triste, ah ! vraiment ça finit trop mal,


Il n’est pas permis d’être à ce point infortuné.
Ah ! vraiment c’est trop la mort du naïf animal
Qui voit tout son sang couler sous son regard fané.

5. Londres fume et crie. Ô quelle ville de la Bible !


Le gaz flambe et nage et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons dans leur ratatinement terrible
É pouvantent comme un sénat de petites vieilles.

Tout l’affreux passé saute, piaule, miaule et glapit


10. Dans le brouillard rose et jaune et sale des Soho
Avec des indeeds et des all rights et des haôs.

Non vraiment c’est trop un martyre sans espérance,


Non vraiment cela finit trop mal, vraiment c’est triste
Ô le feu du ciel sur cette ville de la Bible !

Paul Verlaine « Sonnet boiteux », Jadis et Naguère, 1884.


Objet d’étude n°2 : La poésie du XIXe au XXIe siècle – ET n°9

Parcours : Modernité poétique ?

« Nuit rhénane »

1. Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d’un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu’à leurs pieds

5. Debout chantez plus haut en dansant une ronde


Que je n’entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent


10. Tout l’or des nuits tombe en tremblant s’y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l’été

13. Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire

Apollinaire, Alcools, « Nuit rhénane», 1913


Objet d’étude n°2 : « La poésie du XIXe au XXIe siècle »
Parcours : Modernité poétique ?
ET n°10

« La prose du Transsibérien et de la Petite Jeanne de France »

1. En ce temps-là j’étais en mon adolescence


J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J’étais à 16 000 lieues du lieu de ma naissance
J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
5. Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle 
Que mon cœur, tour à tour, brû lait comme le temple d’É phèse ou comme la Place
Rouge de Moscou quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
10. Et j’étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu’au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâ teau tartare
Croustillé d’or,
Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches
15. Et l’or mielleux des cloches…
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode
J’avais soif
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint Esprit s’envolaient sur la place
20. Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros
Et ceci, c’était les dernières réminiscences
Du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.
25. Pourtant, j’étais fort mauvais poète.
Je ne savais pas aller jusqu’au bout.
J’avais faim
[…]

Blaise Cendrars, « La prose du Transsibérien et de la Petite Jeanne de France », 1913.


OE3 : Le théâ tre du XVIIe au XXIe siècle
Parcours : Crise personnelle, crise familiale
ET n°11 – Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du


monde, 1990
(Ed. Flammarion, « É tonnants
classiques »)
OE3 : Le théâ tre du XVIIe au XXIe siècle
Parcours : Crise personnelle, crise familiale
ET n°12 – Suzanne

SUZANNE. – […]
1. Parfois, tu nous envoyais des lettres,
parfois tu nous envoies des lettres,
ce ne sont pas des lettres, qu’est-ce que c’est ?
de petits mots, juste des petits mots, une ou deux phrases, rien, comment est-ce qu’on dit ?
5. elliptiques.
« Parfois, tu nous envoyais des lettres elliptiques. »
Je pensais, lorsque tu es parti
(ce que j’ai pensé lorsque tu es parti),
lorsque j’étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie (là que ça commence),
10. je pensais que ton métier, ce que tu faisais ou allais faire dans la vie,
ce que tu souhaitais faire dans la vie,
je pensais que ton métier était d’écrire (serait d’écrire)
ou que, de toute façon
— et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le sais, tu ne peux pas ne pas le savoir,
15. une certaine forme d’admiration, c’est le terme exact, une certaine forme d’admiration
pour toi à cause de ça —
ou que, de toute façon,
si tu en avais la nécessité,
si tu en éprouvais la nécessité,
20. si tu en avais, soudain, l’obligation ou le désir, tu saurais écrire,
te servir de ça pour te sortir d’un mauvais pas ou avancer plus encore.
Mais jamais, nous concernant,
jamais tu ne te sers de cette possibilité, de ce don (on dit comme ça, c’est une sorte de don,
je crois, tu ris)
25. jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité
— c’est le mot et un drô le de mot puisqu’il s’agit de toi — jamais tu ne te sers de cette
qualité que tu possèdes, avec nous, pour nous.
Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges pas dignes.
C’est pour les autres.
[…]

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, (Partie I, scène 3), 1990


OE3 : Le théâ tre du XVIIe au XXIe siècle
Parcours : Crise personnelle, crise familiale
ET n°13 – Le dénouement – Lagarce, Juste la fin du monde (3,II)

ANTOINE. — [...]

1. Tu es là ,
tu m’accables, on ne peut plus dire ça,
tu m’accables,
tu nous accables,
5. je te vois, j’ai encore plus peur pour toi que lorsque j’étais enfant,
et je me dis que je ne peux rien reprocher à ma propre existence,
qu’elle est paisible et douce
et que je suis un mauvais imbécile qui se reproche déjà d’avoir failli se lamenter,
alors que toi,
10. silencieux, ô tellement silencieux,
bon, plein de bonté,
tu attends, replié sur ton infinie douleur intérieure dont je ne saurais pas même
imaginer le début du début.
Je ne suis rien,
15. je n’ai pas le droit,
et lorsque tu nous quitteras encore, que tu me laisseras,
je serai moins encore,
juste là à me reprocher les phrases que j’ai dites,
à chercher à les retrouver avec exactitude,
20. moins encore,
avec juste le ressentiment,
le ressentiment contre moi-même.

Louis ?

LOUIS. — Oui ?

25. ANTOINE. — J’ai fini.


Je ne dirai plus rien.
Seuls les imbéciles ou ceux-là , saisis par la peur, auraient pu en rire.

28. LOUIS. — Je ne les ai pas entendus.

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990 (3,II)


OE3 : Le théâ tre du XVIIe au XXIe siècle
Parcours : Crise personnelle, crise familiale

Antigone de Jean Anouilh – ET n°14


OE3 : Le théâ tre du XVIIe au XXIe siècle
Parcours : Crise personnelle, crise familiale
Incendies de Wajdi Mouawad – ET n°15

I. Incendie de Nawal
1. Notaire

Jour. Été. Bureau de notaire.

HERMILE LEBEL. C’est sû r, c’est sû r, c’est sû r, je préfère regarder le vol des oiseaux.
Maintenant faut pas se raconter de racontars : d’ici, à défaut d’oiseaux, on voit les voitures et
le centre d’achats. Avant, quand j’étais de l’autre cô té du bâ timent, mon bureau donnait sur
5. l’autoroute. C’était pas la mer à voir, mais j’avais fini par accrocher une pancarte à ma
fenêtre : Hermile Lebel, notaire. A l’heure de pointe ça me faisait une méchante publicité. Là ,
je suis de ce cô té-ci et j’ai une vue sur le centre d’achats. Un centre d’achats ce n’est pas un
oiseau. Avant, je disais un zoiseau. C’est votre mère qui m’a appris qu’il fallait dire un oiseau.
Excusez-moi. Je ne veux pas vous parler de votre mère à cause du malheur qui vient de
10. frapper, mais il va bien falloir agir. Continuer à vivre comme on dit. C’est comme ça. Entrez,
entrez, entrez, ne restez pas dans le passage. C’est mon nouveau bureau. J’emménage. Les
autres notaires sont partis. Je suis tout seul dans le bloc. Ici, c’est beaucoup plus agréable
parce qu’il y a moins de bruit, l’autoroute est de l’autre cô té. J’ai perdu la possibilité de faire
de la publicité à l’heure de pointe, mais au moins je peux garder ma fenêtre ouverte, et
15. comme je n’ai pas encore l’air conditionné, ça tombe bien.
Oui. Bon.
C’est sû r, c’est pas facile.
Entrez, entrez, entrez ! Ne restez pas dans le passage enfin, c’est un passage ! Je comprends,
en même temps, je comprends qu’on ne veuille pas entrer. Moi, je n’entrerais pas.
20. Oui. Bon.
C’est sû r, c’est sû r, c’est sû r, j’aurais bien mieux aimé vous rencontrer dans une autre
circonstance mais l’enfer est pavé de bonnes circonstances, alors c’est plutô t difficile de
prévoir. La mort, ça ne se prévoit pas. La mort, ça n’a pas de parole. Elle détruit toutes ses
promesses. On pense qu’elle viendra plus tard, puis elle vient quand elle veut. J’aimais votre
25. mère. Je vous dis ça comme ça, de long en large : j’aimais votre mère. Elle m’a souvent parlé
de vous. En fait pas souvent, mais elle m’a déjà parlé de vous. Un peu. Parfois. Comme ça.
Elle disait : les jumeaux. Elle disait la jumelle, souvent aussi le jumeau. Vous savez comment
elle était, elle ne disait jamais rien à personne. Je veux dire bien avant qu’elle se soit mise à
plus rien dire du tout, déjà elle ne disait rien et elle ne me disait rien sur vous. Elle était
30. comme ça. Quand elle est morte, il pleuvait. Je ne sais pas. Ça m’a fait beaucoup de peine
qu’il pleuve. Dans son pays il ne pleut jamais, alors un testament, je ne vous raconte pas le
mauvais temps que ça représente. C’est pas comme les oiseaux, un testament, c’est sû r, c’est
autre chose. C’est étrange et bizarre mais c’est nécessaire. Je veux dire que ça reste un mal
nécessaire. Excusez-moi.

Il éclate en sanglots.

Wajdi Mouawad, Incendies (2003), "1. Notaire".


Objet d’étude n°4 : Le roman et le récit du Moyen  ge au XXIe siècle
Parcours associé  : Les romans de l’énergie : création et destruction
ET n°16 : Le pacte entre Raphaël et la Peau

1. Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et
le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui
tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui pourrait
déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté  ? Les plus
5. vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du
monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que
la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ?
– Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.
– Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
10. – J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri,
répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre
amulette oriental, ni des charitables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir dans un
monde où mon existence est désormais impossible. Voyons ! ajouta-t-il en serrant le talisman d’une
main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque
15. bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné  ! Que mes convives soient jeunes,
spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs,
plus pétillants, et soient de force à nous enivrer pour trois jours ! Que la nuit soit parée de femmes
ardentes ! Je veux que la Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre
chevaux, par-delà les bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues : que les â mes
20. montent dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si alors elles s’élèvent ou s’abaissent ;
peu m’importe ! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une
joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en
mourir.

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, Partie 1, 1831


Objet d’étude n°4 : Le roman et le ré cit du Moyen  ge au XXIe siè cle
Parcours associé  : Les romans de l’é nergie : cré ation et destruction
ET n°17 : L’action fantastique de la Peau : dé sir et mort

1. Rendu à toute sa raison par la brusque obé issance du sort, Raphaë l é tendit promptement sur la
table la serviette avec laquelle il avait mesuré naguère la Peau de chagrin. Sans rien é couter, il y
superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour
tracé sur le linge et celui de la Peau.
5. « Hé bien ! qu’a-t-il donc ? s’é cria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.
― Soutiens-le, Châtillon, dit Bixiou à É mile, la joie va le tuer. »
Une horrible pâ leur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier : ses traits se
contractè rent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et
les yeux se fixè rent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide entouré de courtisanes fanées, de visages
10. rassasié s, cette agonie de la joie, é tait une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le talisman
qui se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette : il essayait de douter, mais
un clair pressentiment anéantissait son incré dulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne
voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du dé sert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait
mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coû ter de jours. Puis il
15. croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sen- tait dé jà malade, il se demandait : « Ne suis-je
pas pulmonique ? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine ? »
« Ah ! ah ! Raphaël, vous allez bien vous amuser ! Que me donnerez-vous ? disait Aquilina.
― Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty ? Voilà un homme.
― Il sera pair de France.
20. ― Bah ! qu’est-ce qu’un pair de France aprè s Juillet ? dit le jugeur.
― Auras-tu loge aux Bouffons ?
― J’espère que vous nous régalerez tous, dit Bixiou.
― Un homme comme lui sait faire grandement les choses », dit É mile.
Le hourra de cette assemblée rieuse ré sonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pû t saisir le sens
25. d’un seul mot ; il pensait vaguement à l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de Bretagne,
chargé d’enfants, labourant son champ, mangeant du sarrasin, buvant du cidre à même son piché,
croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâ ques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et ne
comprenant pas le sermon de son recteur. Le spectacle offert en ce moment à ses regards, ces lambris
dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, Partie 2, 1831


Objet d’étude n°4 : Le roman et le ré cit du Moyen  ge au XXIe siè cle
Parcours associé  : Les romans de l’é nergie : cré ation et destruction
ET n°18 : La mort de Raphaë l

1. Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit comme la
feuille d’une pervenche, et le lui montrant :
« Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous adieu, dit-il.
― Adieu ? répé ta-t-elle d’un air surpris.
5. ― Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes dé sirs, et repré sente ma vie. Vois ce qu’il m’en
reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir...
La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla chercher la lampe. É clairée par
la lueur vacillante qui se projetait é galement sur Raphaël et sur le talisman, elle examina très
attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. En la voyant belle
10. de terreur et d’amour, il ne fut plus maître de sa pensée : les souvenirs des scènes caressantes et des
joies dé lirantes de sa passion triomphèrent dans son â me depuis long-temps endormie, et s’y
réveillèrent comme un foyer mal é teint.
― Pauline, viens ! Pauline !
Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatè rent, ses sourcils violemment
15. tiré s par une douleur inouïe, s’é cartè rent avec horreur, elle lisait dans les yeux de Raphaë l un de ces
désirs furieux, jadis sa gloire à elle ; et à mesure que grandissait ce dé sir, la Peau en se contractant,
lui chatouillait la main. Sans ré flé chir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte.
― Pauline ! Pauline ! cria le moribond en courant aprè s elle, je t’aime, je t’adore, je te veux ! Je te
maudis, si tu ne m’ouvres ! Je veux mourir à toi !
20. Par une force singuliè re, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse à demi
nue se roulant sur un canapé . Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein, et pour se donner
une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châ le. ― Si je meurs ; il vivra, disait-elle en
tâ chant vainement de serrer le nœud. Ses cheveux é taient é pars, ses é paules nues, ses vêtements en
désordre, et dans cette lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le visage enflammé , se tordant sous un
25. horrible désespoir, elle présentait à Raphaë l, ivre d’amour, mille beautés qui augmentèrent son
délire ; il se jeta sur elle avec la lé gè reté d’un oiseau de proie, brisa le châ le, et voulut la prendre dans
ses bras.
Le moribond chercha des paroles pour exprimer le dé sir qui dévorait toutes ses forces ; mais il
ne trouva que les sons étranglé s du râ le dans sa poitrine, dont chaque respiration creusé e plus avant,
30. semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientô t plus former de sons, il mordit Pauline au
sein. Jonathas se pré senta tout épouvanté des cris qu’il entendait, et tenta d’arracher à la jeune fille le
cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin.
― Que demandez-vous ? dit-elle. Il est à moi, je l’ai tué , ne l’avais-je pas pré dit ?

Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, Partie 3, 1831.

Vous aimerez peut-être aussi