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Textes complémentaires – Littérature d'idées

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro (1784) – Acte III, scène 16

Cette comédie satirique de Beaumarchais (1732-1799) dont le personnage principal, Figaro, est un
valet, préfigure la Révolution française et l'abolition des privilèges. En lien avec les idées des
Lumières, la pièce dénonce en effet les inégalités sociales. Avec le personnage de la gouvernante
Marceline, l'auteur revient aussi sur le statut et la place des femmes dans la société. A l'acte III,
Figaro découvre que Marceline et le médecin Bartholo sont ses parents. Celle-ci a été séduite très
jeune par Bartholo, qui l'a ensuite abandonnée. L'extrait se situe juste après cette révélation : le
médecin refuse d'épouser Marceline.

BARTHOLO.
Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable.
MARCELINE, s'échauffant par degrés.
Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit ! Je n'entends pas nier mes fautes ; ce jour les a trop bien
prouvées ! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste ! J'étais née, moi, pour
être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des
illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent pendant que la misère
nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici
sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées !
FIGARO.
Les plus coupables sont les moins généreux ; c'est la règle.
MARCELINE, vivement.
Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes ! C'est
vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous
juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister.
Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des
femmes : on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe.
FIGARO, en colère.
Ils font broder jusqu'aux soldats !
MARCELINE, exaltée.
Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération
dérisoire ; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures
pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! Ah ! sous tous les aspects, votre conduite
avec nous fait horreur ou pitié !
FIGARO.
Elle a raison !
LE COMTE, à part.
Que trop raison !
BRID'OISON.
Elle a, mon-on Dieu, raison !
MARCELINE.
Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste ? Ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu
vas : cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même ;
elle t'acceptera, j'en réponds. Vis entre une épouse, une mère tendre qui te chériront à qui mieux
mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre et bon pour tout le monde ; il
ne manquera rien à ta mère.
Choderlos de Laclos (1741-1803), Discours sur la question proposée par l’Académie
de Châlons-sur-Marne : « Quels seraient les meilleurs moyens de perfectionner l’éducation
des femmes ? », 1783

Pierre Choderlos de Laclos est un romancier connu pour son roman épistolaire Les Liaisons
dangereuses (1782), dans lequel il dépeint les mœurs dissolues et libertines de la noblesse du
XVIIIe siècle, tout en se posant en moraliste. Mais il est aussi un auteur engagé dans la cause des
femmes, notamment lorsqu’il prend parti pour leur éducation dans un projet de discours qui répond
à la question « Quels seraient les meilleurs moyens de perfectionner l’éducation des femmes ? ».
L’auteur défend l’idée que si la société, et surtout les hommes, opprime les femmes, il ne tient
qu’à elles de se révolter car la femme naturelle est un « être libre et puissant ». Cependant, il
souligne aussi l’idée que tant que l’esclavage des femmes perdure, il n’y aura aucune possibilité
de les éduquer.

Ô femmes, approchez et venez m'entendre ! Que votre curiosité, dirigée une fois sur des
objets utiles, contemple les avantages que vous avait donnés la nature et que la société vous
a ravis. Venez apprendre comment, nées compagnes de l'homme, vous êtes devenues son
esclave ; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le
regarder comme votre état naturel ; comment enfin, dégradées de plus en plus par votre
longue habitude de l'esclavage, vous en avez préféré les vices avilissants, mais commodes, aux
vertus plus pénibles d'un être libre et respectable. Si ce tableau fidèlement tracé vous laisse
de sang-froid, si vous pouvez le considérer sans émotion, retournez à vos occupations futiles.
Le mal est sans remède, les vices se sont changés en mœurs. Mais si au récit de vos malheurs
et de vos pertes, vous rougissez de honte et de colère, si des larmes d'indignation s'échappent
de vos yeux, si vous brûlez du noble désir de ressaisir vos avantages, de rentrer dans la
plénitude de votre être, ne vous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n'attendez
point les secours des hommes auteurs de vos maux : ils n'ont ni la volonté, ni la puissance de
les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient
forcés de rougir ? Apprenez qu'on ne sort de l'esclavage que par une grande révolution. Cette
révolution est-elle possible ? C'est à vous seules à le dire puisqu'elle dépend de votre courage.
Est-elle vraisemblable ? Je me tais sur cette question ; mais jusqu'à ce qu'elle soit arrivée, et
tant que les hommes régleront votre sort, je serai autorisé à dire, et il me sera facile de prouver
qu'il n'est aucun moyen de perfectionner l'éducation des femmes.
Partout où il y a esclavage, il ne peut y avoir éducation : dans toute société, les femmes sont
esclaves ; donc la femme sociale n'est pas susceptible d'éducation. Si les principes de ce
syllogisme sont prouvés, on ne pourra nier la conséquence. Or, que partout où il y a esclavage
il ne puisse y avoir éducation, c'est une suite naturelle de la définition de ce mot ; c'est le
propre de l'éducation de développer les facultés, le propre de l'esclavage c'est de les étouffer
; c'est le propre de l'éducation de diriger les facultés développées vers l'utilité sociale, le
propre de l'esclavage est de rendre l'esclave ennemi de la société. Si ces principes certains
pouvaient laisser quelques doutes, il suffit pour les lever de les appliquer à la liberté. On ne
niera pas apparemment qu'elle ne soit une des facultés de la femme et il implique que la
liberté puisse se développer dans l'esclavage ; il n'implique pas moins qu'elle puisse se diriger
vers l'utilité sociale puisque la liberté d'un esclave serait une atteinte portée au pacte social
fondé sur l'esclavage. Inutilement voudrait-on recourir à des distinctions ou des divisions. On
ne peut sortir de ce principe général que sans liberté point de moralité et sans moralité point
d'éducation.
Montesquieu, Lettres persanes, 1721

Ce roman épistolaire de Montesquieu (1689-1755) rassemble la correspondance fictive entretenue


pendant huit ans par deux Persans, Rica et Usbek, et leurs amis restés en Perse. Tandis qu'Usbek
leur décrit avec ironie la société française de Louis XIV, les femmes de son sérail, dont sa favorite
Roxane, se sont révoltées contre lui.

Lettre 161
ROXANE À USBEK, à Paris.

Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques ; je me suis jouée de ta jalousie ; et j’ai su, de ton
affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.

Je vais mourir ; le poison va couler dans mes veines : car que ferais-je ici, puisque le seul homme
qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée : je
viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges, qui ont répandu le plus beau sang du monde.

Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que
pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes
désirs ? Non : j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois
sur celles de la nature ; et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.

Tu devrais me rendre grâces encore du sacrifice que je t’ai fait ; de ce que je me suis abaissée
jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire
paraître à toute la terre ; enfin de ce que j’ai profané la vertu en souffrant qu’on appelât de ce nom
ma soumission à tes fantaisies.

Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour : si tu m’avais bien connue, tu y
aurais trouvé toute la violence de la haine.

Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis. Nous étions
tous deux heureux ; tu me croyais trompée, et je te trompais.

Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je
te forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais c’en est fait, le poison me consume, ma force
m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs.

Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rébiab, I, 1720.


Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, 1949

Dans cet ouvrage révolutionnaire, Simone de Beauvoir (1908-1986) remet en question le rôle
traditionnel des femmes et démystifie la féminité en montrant qu'elle n'est pas une condition définie
par la nature mais une construction sociale : « On ne naît pas femme, on le devient », écrit-elle. Si
ce livre suscite des réactions hostiles en France à sa sortie, il devient un des livres phares de la
pensée féministes des années 1950-60 dans le monde.

Les prolétaires ont fait la révolution en Russie, les Noirs à Haïti, les Indochinois se battent en
Indochine ; l'action des femmes n'a jamais été qu'une agitation symbolique ; elles n'ont gagné
que ce
que les hommes ont bien voulu leur concéder ; elles n'ont rien pris ; elles ont reçu. C'est
qu'elles n'ont pas les moyens concrets de se rassembler en une unité qui se poserait en s'opposant.
Elles n'ont pas de passé, d'histoire, de religion qui leur soit propre ; et elles n'ont pas comme les
prolétaires une solidarité de travail et d'intérêts ; il n'y a pas même entre elles cette promiscuité
spatiale qui fait des Noirs d'Amérique, des Juifs des ghettos, des ouvriers de Saint-Denis ou des
usines Renault une communauté. Elles vivent dispersées parmi les hommes, rattachées par l'habitat,
le travail, les intérêts économiques, la condition sociale à certains hommes — père ou mari — plus
étroitement qu'aux autres femmes. Bourgeoises elles sont solidaires des bourgeois et non des
femmes prolétaires ; blanches des hommes blancs et non des femmes noires. Le prolétariat pourrait
se proposer de massacrer la classe dirigeante ; un Juif, un Noir fanatiques pourraient rêver
d'accaparer le secret de la bombe atomique et de faire une humanité tout entière juive, tout entière
noire ; même en songe la femme ne peut exterminer les mâles. Le lien qui l'unit à ses oppresseurs
n'est comparable à aucun autre. La division des sexes est en effet un donné biologique, non un
moment de l'histoire humaine. C’est au sein d'un mitsein originel que leur opposition s'est dessinée
et elle ne l’a pas brisée. Le couple est une unité fondamentale dont les deux moitiés sont rivées l'une
à l'autre ; aucun clivage de la société par sexes n'est possible. C’est là ce qui caractérise
fondamentalement la femme ; elle est l'Autre au cœur d'une totalité dont les deux termes
sont nécessaires l'un à l'autre. On pourrait imaginer que cette réciprocité eût facilité sa libération ;
quand Hercule file la laine au pied d'Omphale, son désir l'enchaîne ; pourquoi Omphale n'a-t-elle
pas réussi à acquérir un durable pouvoir ? Pour se venger de Jason, Médée tue ses enfants ; cette
sauvage légende suggère que du lien qui l'attache à l'enfant la femme aurait pu tirer un ascendant
redoutable. Aristophane a imaginé plaisamment dans Lysistrata une assemblée de femmes où celles-
ci eussent tenté d'exploiter en commun à des fins sociales le besoin que les hommes ont d'elles ;
mais ce n'est qu'une comédie. La légende qui prétend que les Sabines ravies ont opposé à leurs
ravisseurs une stérilité obstinée, raconte aussi qu'en les frappant de lanières de cuir les hommes ont
eu magiquement raison de leur résistance.
Le besoin biologique — désir sexuel et désir d'une postérité — qui met le mâle sous la dépendance
de la femelle n'a pas affranchi socialement la femme. Le maître et l'esclave aussi sont unis par un
besoin économique réciproque qui ne libère pas l'esclave. C’est que dans le rapport du maître à
l'esclave, le maître ne pose pas le besoin qu'il a de l'autre ; il détient le pouvoir de satisfaire ce
besoin et ne le médiatise pas ; au contraire l'esclave dans la dépendance, espoir ou peur, intériorise
le besoin qu'il a du maître ; l'urgence du besoin fût-elle égale en tous deux joue toujours en faveur
de l'oppresseur contre l'opprimé : c'est ce qui explique que la libération de la classe ouvrière ait été
si lente. Or la femme a toujours été, sinon l'esclave de l'homme, du moins sa vassale ; les deux
sexes ne se sont jamais partagé le monde à égalité ; et aujourd'hui encore, bien que sa
condition soit en train d'évoluer, la femme est lourdement handicapée. En presque aucun pays
son statut légal n'est identique à celui de l'homme et souvent il la désavantage
considérablement. Même lorsque des droits lui sont abstraitement reconnus, une longue
habitude empêche qu'ils ne trouvent dans les mœurs leur expression concrète. (...) Au moment
où les femmes commencent à prendre part à l'élaboration du monde, ce monde est encore un
monde qui appartient aux hommes ; ils n'en doutent pas, elles en doutent à peine.
Dans Les Caractères, le moraliste Jean de la Bruyère (1645-1696) fait la critique des mœurs de
son temps par le biais de portraits ironiques et de réflexions satiriques. De nombreux thèmes sont
abordés, comme la vie à la cour, la vanité des apparences ou l'orgueil des puissants. Dans les deux
portraits suivants, La Bruyère interroge avec humour les inégalités financières et les
comportements qu'elles induisent.

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’oeil fixe et assuré, les épaules larges,
l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui
l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir et se
mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et
profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un
autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de
marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on
ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit les
nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes
l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le
relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur,
impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se
croit du talent et de l’esprit. Il est riche.

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre; il dort peu, et d'un
sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l'esprit l'air d'un stupide: il oublie de dire ce
qu'il sait, ou de parler d'événements qui lui sont connus; et s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal, il
croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter, il ne
fait point rire. Il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis; il court, il vole
pour leur rendre de petits services. Il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses
affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide. Il marche doucement et
légèrement, il semble craindre de fouler la terre; il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur
ceux qui passent. Il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir; il se met
derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n'occupe
point de lieu, il ne tient point de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux
pour n'être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau; il n'y a point de rues ni de galeries
si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler
sans être aperçu. Si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siège; il parle bas dans
la conversation, et il articule mal; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le
siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n'ouvre la bouche que pour
répondre; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu'il
soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie: il n'en coûte à
personne ni salut ni compliment. Il est pauvre.
Jean de la Fontaine (1621-1695) écrit les Fables entre 1668 et 1694. A travers de plaisants récits
en vers, qui mettent en scènes hommes, animaux et plantes, il dénonce les vices de la nature
humaine et critique les travers de ses contemporains. En décrivant la cour du Lion, le fabuliste
compose une féroce satire du comportement des courtisans à Versailles.

« La cour du Lion », Fables, 1678

Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître


De quelles nations le ciel l'avait fait maître.
Il manda donc par Députés
Ses Vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L'écrit portait
Qu'un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l'ouverture
Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotini.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre! un vrai charnier, dont l'odeur se porta
D'abord au nez des gens. L'Ours boucha sa narine :
Il se fût bien passé de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L'envoya chez Plutonii faire le dégoûté.
Le Singe approuva fort cette sévérité,
Et flatteur excessif, il loua la colère
Et la griffe du Prince, et l'Antre, et cette odeur:
Il n'était ambre, il n'était fleur,
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encor punie.
Ce Monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligulaiii.
Le Renard étant proche: Or cà, lui dit le sire,
Que sens-tu? dis le moi : parle sans déguiser.
L'autre aussitôt de s'excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans odorat ; bref, il s'en tire.
Ceci vous sert d'enseignement :
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère ;
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.
Victor Hugo, Préface du Dernier Jour d'un condamné, 1832

Publié en 1829, Le Dernier Jour d'un condamné de Victor Hugo (1802-1885) est un virulent
réquisitoire contre la peine de mort. Durant les derniers instants de sa vie, un homme consigne
dans son journal ses pensées et impressions, son désespoir face à l'horreur de la guillotine. Les
critiques trouvent l'oeuvre peu convaincante lors de sa parution. Trois ans plus tard, Hugo rédige
une préface pour une nouvelle édition dans laquelle il démontre que la peine capitale doit être
abolie.

Ceux qui jugent et qui condamnent disent la peine de mort nécessaire. D'abord, – parce qu'il
importe de retrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déjà nui et qui pourrait lui
nuire encore. – S'il ne s'agissait que de cela, la prison perpétuelle suffirait. À quoi bon la mort ?
Vous objectez qu'on peut s'échapper d'une prison ? Faites mieux votre ronde. Si vous ne croyez pas
à la solidité des barreaux de fer, comment osez-vous avoir des ménageries ?
Pas de bourreau où le geôlier suffit.
Mais, reprend-on, – il faut que la société se venge, que la société punisse. – Ni l'un, ni l'autre. Se
venger est de l'individu, punir est de Dieu.
La société est entre deux. Le châtiment est au-dessus d'elle, la vengeance au-dessous. Rien de si
grand et de si petit ne lui sied. Elle ne doit pas "punir pour se venger" ; elle doit corriger pour
améliorer. Transformez de cette façon la formule des criminalistes, nous la comprenons et nous y
adhérons.
Reste la troisième et dernière raison, la théorie de l'exemple. – Il faut faire des exemples ! il faut
épouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui seraient tentés de les imiter ! -
Voilà bien à peu près textuellement la phrase éternelle dont tous les réquisitoires des cinq cents
parquets de France ne sont que des variations plus ou moins sonores. Eh bien ! nous nions d'abord
qu'il y ait exemple. Nous nions que le spectacle des supplices produise l'effet qu'on en attend. Loin
d'édifier le peuple, il le démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. Les preuves
abondent, et encombreraient notre raisonnement si nous voulions en citer. Nous signalerons
pourtant un fait entre mille, parce qu'il est le plus récent. Au moment où nous écrivons, il n'a que
dix jours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval. À Saint- Pol, immédiatement après
l'exécution d'un incendiaire nommé Louis Camus, une troupe de masques est venue danser autour
de l'échafaud encore fumant. Faites donc des exemples ! le mardi gras vous rit au nez.
Victor Hugo : « Détruire la misère » (9 juillet 1849) – Discours à l'Assemblée Nationale où Hugo
est député.

Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance en ce
monde ; la souffrance est une loi divine ; mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment
qu'on peut détruire la misère.
Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis
détruire. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille
matière, tant que le possible n'est pas fait, le devoir n'est pas rempli.
La misère, messieurs, j'aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir jusqu'où elle est, la
misère ? Voulez-vous savoir jusqu'où elle peut aller, jusqu'où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne
dis pas au Moyen Âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez-vous
des faits ?
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'émeute soulevait naguère si aisément,
il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle,
hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, j'ai presque dit
pour vêtement, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du
coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures s'enfouissent toutes vivantes pour
échapper au froid de l'hiver.
Voilà un fait. En voulez-vous d'autres ? Ces jours-ci, un homme, mon Dieu, un malheureux homme
de lettres, car la misère n'épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles,
un malheureux homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l'on a constaté, après sa mort,
qu'il n'avait pas mangé depuis six jours.
Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence
du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris
immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon !
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit
dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de
telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de
la société tout entière ; que je m'en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne
sont pas seulement des torts envers l'homme, que ce sont des crimes envers Dieu !
Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre matériel raffermi n'a point pour base
l'ordre moral consolidé !
Emile Zola (1840-1902), Germinal, partie IV, chapitre 7 (1885)

Dans ce roman où Zola met en scène la misérable vie des mineurs de la deuxième moitié du XIXe
siècle, la lutte pour une plus grande justice sociale prend la forme d'un discours tenu par le
protagoniste principal, l'ouvrier Etienne Lantier, qui tient une réunion clandestine la nuit, dans la
forêt, pour inciter les mineurs à poursuivre la grève.

Un silence profond tomba du ciel étoilé. La foule, qu'on ne voyait pas, se taisait dans la nuit, sous
cette parole qui lui étouffait le cœur ; et l'on n'entendait que son souffle désespéré, au travers des
arbres.

Mais Etienne, déjà, continuait d'une voix changée. Ce n'était plus le secrétaire de l'association qui
parlait, c'était le chef de bande, l'apôtre apportant la vérité. Est-ce qu'il se trouvait des lâches pour
manquer à leur parole ? Quoi ! depuis un mois, on aurait souffert inutilement, on retournerait aux
fosses, la tête basse, et l'éternelle misère recommencerait ! Ne valait-il pas mieux mourir tout de
suite, en essayant de détruire cette tyrannie du capital qui affamait le travailleur ? Toujours se
soumettre devant la faim, jusqu'au moment où la faim, de nouveau, jetait les plus calmes à la
révolte, n'était-ce pas un jeu stupide qui ne pouvait durer davantage ? Et il montrait les mineurs
exploités, supportant à eux seuls les désastres des crises, réduits à ne plus manger, dès que les
nécessités de la concurrence abaissaient le prix de revient. Non ! le tarif de boisage n'était pas
acceptable, il n'y avait là qu'une économie déguisée, on voulait voler à chaque homme une heure de
son travail par jour. C'était trop cette fois, le temps venait où les misérables, poussés à bout, feraient
justice.

Il resta les bras en l'air. La foule, à ce mot de justice, secouée d'un long frisson, éclata en
applaudissements, qui roulaient avec un bruit de feuilles sèches. Des voix criaient :

- Justice !... Il est temps, justice !

Peu à peu, Etienne s'échauffait. Il n'avait pas l'abondance facile et coulante de Rasseneur. Les mots
lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu'il appuyait d'un
coup d'épaule. Seulement, à ces heurts continuels, il rencontrait des images d'une énergie familière,
qui empoignaient son auditoire ; tandis que ses gestes d'ouvrier au chantier, ses coudes rentrés, puis
détendus et lançant les poings en avant, sa mâchoire brusquement avancée, comme pour mordre,
avaient eux aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le disaient, il n'était pas grand,
mais il se faisait écouter.

- Le salariat est une forme nouvelle de l'esclavage, reprit-il d'une voix plus vibrante. La mine
doit être au mineur, comme la mer est au pêcheur, comme la terre est au paysan... Entendez-
vous! la mine vous appartient, à vous tous qui, depuis un siècle, l'avez payée de tant de sang et
de misère !

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