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Romantisme

Naissance de l'ailleurs
M Pierre Barberis

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Barberis Pierre. Naissance de l'ailleurs. In: Romantisme, 1971, n°1-2. L'impossible unité? pp. 177-186;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.1971.5387

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1971_num_1_1_5387

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PIERRE BARBÉRIS

Naissance de Tailleurs

A la fin du Misanthrope, Aleeste annonce :

Trahi de toute part, accablé d'injustices,


Je vais sortir ďun gouffre où triomphent les vices
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d'être homme ďhonneur on ait la liberté.

Arnolphe, bourgeois ridicule et odieux, ne parlait pas ainsi, et ce ne sont


point là paroles de maniaque. Endroit écarté, honneur, liberté : chez Rousseau,
ce sera la vertu et ce sera Clarens. C'est un avenir et c'est une patrie.
L'honneur, c'est la morale aristocratique et chevaleresque, dénaturée, salie par la
société nouvelle de l'argent, de la cour et des carrières ; l'honneur est quelque
chose à retrouver, mais peut-être aussi quelque chose à refaire. La liberté,
c'est la morale nouvelle du mérite personnel et des droits de l'homme; la
liberté est quelque chose à conquérir, mais peut-être aussi quelque chose de
perdu. Quoi qu'il en soit, à retrouver comme à conquérir, honneur et liberté
le sont contre une société au sein de laquelle se rejoignent une aristocratie
en mal de survie et d'adaptation avec une bourgeoisie en quête de sacre : la
société civile qui partout met dans les fers l'homme né libre. Liberté pourra,
un moment, jouer contre les vestiges ou les retours nobiliaires et théologiques.
Mais très vite, Liberté jouera, pour l'essentiel, contre les forces montantes,
contre les aliénations vraies, contre celles qui constituent le seul avenir
possible et sont les conditions de sa mise en place. Toutes les interférences
imaginables se dessinent ici entre les idéologies du retour (idéologies des
franchises, de la raison et du droit plus anciens que les abus) et les idéologies
du faire (idéologies de Г «industrie» et de structures à forger). Surtout se
dessine, dans ce mouvement même des exigences vécues d'un personnage,
cette image, cette idée, ce besoin d'un ailleurs — et peu importe qu'ici ce
puisse être, à ras d'immédiate «réalité», un château de province alors que
Louis XIV n'est pas même encore à Versailles — dont la première efficacité
est de faire éclater et d'annuler l'univers rassurant de la comédie, cet espace
heureux et clos où se faisaient jadis les mariages une fois vaincus ou réduits
les vieux tyrans. « Envoyez-les à l'école chez nous », lançait Lisette à la fin de
VEcole des maris. Il n'y a plus de pédagogie, il n'y a plus de « chez nous »

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à la fin du Misanthrope, avec ce théâtre qui se vide, avec tous ces personnages
qui s'en vont non vers la certitude et vers le bonheur, mais vers la solitude
ou vers l'illusion. La pièce ne retombe ni ne se clôt, et le couple que bénit
Alceste est un couple bancal, incertain. On le sait : Le Misanthrope implique
une suite. C'est dire que le théâtre est mort, qui supposait tout résolu après
le rideau baissé. Vient le temps d'autre chose : le temps du roman et de la
biographie, le temps des personnages reparaissants. L'ailleurs de droit brise
la factice unité de lieu et de fait. Mais cet ailleurs de droit est réponse à un
autre ailleurs qui lui aussi détruit le théâtre et dont on voit se mettre en place
les structures-sujet et les formes-fond. Hors du salon de Célimène, du salon
où l'on passe, du salon courant d'air, existe un monde immense et inquiétant
dont on ne voit que les effets et les retombées. L'univers simplement mondain
d'abord, de Dorilas et de la vieille Emilie ; mais bientôt l'univers du procès,
l'univers du Louvre et de la cour, l'univers de ce franc scélérat — Tartuffe,
bien entendu — qui veut la peau d'Alceste, l'univers de la police et de la
justice, l'univers des ambitions des arrivistes et des maffias, l'univers du
valet de chambre mis dans la Gazette. Toutes les puissances nouvelles,
puissances lâchées, semble-t-il, beaucoup plus que lancées. Société-jungle et
non société-chantier. C'est bien autre chose, autour du salon des deux
cousines, que ce qui se devinait vaguement dans les coulisses de la comédie
traditionnelle, qu'elle fût de place publique à l'espagnole ou de salon à la
française. Sur ce point aussi et déjà le théâtre éclate, comme forme et comme
style, qui ne peut retenir — encore moins exprimer — tout un réel nouveau.
Tout se tient : Tailleurs de fait — ailleurs subi, ailleurs-destin, en aucune
manière ailleurs-promesse — et Tailleurs de droit — ailleurs d'exigence et de
liberté. L'ailleurs de fait, le roman seul pourra le peindre, qui partira des
Caractères et, ville, cour, familles, province, aboutira par exemple aux Scènes
de La Comédie humaine. L'ailleurs de besoin et de droit, l'utopie le dira, qui
sera la solution idéologique et littéraire à l'impossibilité non seulement de
s'accomplir, mais simplement de vivre dans le cadre d'une société concrète
qui ne soit pas aussi la société vraie, la société de la vie vraie et des rapports
authentiques. L'ailleurs de droit naît de l'exacte peinture de Tailleurs de
fait. L'exacte peinture de Tailleurs de fait, tant que ne s'est pas opérée la
dégradation naturaliste, conduit naturellement à Tailleurs de droit. Le roman
sera utopique et l'utopie sera romanesque. Il n'est de réalisme que vectoriel.
Il n'est de rêve que partant de la science. C'est la naissance du réalisme
moderne et c'est la naissance du romantisme. Après Le Misanthrope, il n'y a
plus que la littérature.

Quelque part, l'Idée réorganise le monde selon des lois et en vertu de


finalités différentes de celles de la société subie. Mais aussi à la naissance
de l'utopie préside toujours un héros, venu d'un passé, promis à un avenir,
qui peut être une signification: Gargantua, Télémaque, Julie, Benassis,
Véronique, M. Madeleine. La non-utopie même, ou l'utopie en creux, l'utopie
impossible, a son Dominique. Serait-ce là faiblesse et concession, comme
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le couple hollywoodien dans le coin de l'affiche? Serait-ce perfide ou naïve


retombée de la morale individualiste du héros agissant pour les masses?
Ou bien forme balbutiante encore de l'Idée, qui aurait besoin de passer par
une fiction, par quelque chose de reconnu et que le lecteur aimerait retrouver ?
Poser le problème en ces termes ne serait pas toujours faux, mais risquerait
aussi d'être antiscientifique parce que ce serait méconnaître la spécificité du
message et de l'acte littéraire, leur nécessité, dans certaines situations
objectives comme subjectives. Si des idées politiques sont proposées ou transmises
par l'intermédiaire d'une fiction, et si le livre est fort — c'est-à-dire s'il résiste
aux analyses et continue d'agir par-delà son impact simplement idéologique — ,
ce n'est pas que l'auteur sacrifie aux idoles. C'est que ce qu'il a à dire, il ne
peut le dire que par l'intermédiaire de personnages et de mythes. C'est que
l'envers et Tailleurs, non pas intelligibles et abstraits, mais qualitatifs et
sensibles, envers et ailleurs de désir, ne peuvent être perçus comme tels que
par l'intermédiaire d'une thématique et d'une dramatique individuelle et
individualisée, humanisée. Aussi, la manière même dont le héros est
personnellement lié à la terre et à l'humanité nouvelle qu'on y voit vivre est peut-
être, malgré les apparences et ce qui peut satisfaire une critique mécaniste,
l'élément le plus important et le plus signifiant de l'utopie. Celle-ci comporte
en effet des éléments « clairs », qui constituent toujours plus ou moins une
charte théorique, un exposé de principes, un traité de civilisation. Ces
éléments clairs possèdent deux caractéristiques bien repérées : on peut toujours
les traduire dans un langage non littéraire; mais, réduits à eux-mêmes, ils
apparaissent secs, arbitraires, en porte-à-faux sur une réalité qu'on n'a pas
de peine à leur opposer comme plus complexe et plus foisonnante. D'où
d'innombrables, faciles et vains effets de critique ou de dissertation. Mais
quoi d'étonnant? Ces éléments clairs ont certes leur importance; ils
manifestent un passage de la réaction et de la conscience sensible brutes à la
conscience politique; ils sont la partie philosophique de l'utopie, celle qui
intéresse surtout l'histoire des idées. A ce niveau de réflexion on établit
aisément les relations et séries causales qui s'imposent : Fénelon et le « petit
troupeau », Rousseau et les physiocrates, Chateaubriand (dans Atala) et le
communisme évangélique, Balzac et les saint-simoniens, Hugo et tout le
courant social-romantique. Mais une analyse qui s'en tient à ces éléments
clairs laisse de côté l'essentiel de l'affaire : comment un thème froidement
réflexif et théorique est-il devenu, a-t-il pu devenir, un thème expressif, un
thème littéraire ? Comment aussi s'est fait le passage à l'efficace et à l'exprimé ?
le passage à la parole, c'est-à-dire à l'historique ? Avant que les masses
n'existent — c'est-à-dire ne puissent — est-ce que la littérature ne jouerait pas ce
rôle de médium entre une conscience d'avant-garde et un devenir historico-
social ? Et est-ce qu'ensuite le retour à la seule littérature ne signifierait pas
rechute, ou reconnaissance de ce que l'histoire, à nouveau, piétine et
s'obscurcit ? L'utopie littéraire, avant que l'histoire ne connaisse cette relance
et ce relais que constitue l'irruption sur la scène de forces trans-bourgeoises,
constitue comme une sorte de maximum politique possible. Par là même elle
préstructure et justifie certains thèmes romantiques, en apparence
irresponsables ou naïfs. L'ailleurs, l'envers des choses : faciles et lâches affirmations ?
180 Pierre Barbéris

Ou bien signes, effectivement, de ce qu'une autre vie est souhaitable et


possible ? L'enfer existe, il est le terrible aujourd'hui. L'enfer existe, il est la
part du plus grand nombre.
Aussi ce n'est pas en s'épurant de ses éléments littéraires que l'utopie accède
au maximum de signification et d'efficacité. Tout au contraire, en devenant
plus profondément et plus eonsubstantiellement littéraire, ne pouvant pas,
ne pouvant plus, ne pas passer par la littérature, devenant l'élément
constitutif de destins, elle quitte le domaine de l'idéologie abstraite pour devenir
exigence vivante et pour être perçue comme telle. L'ailleurs politique tel
qu'il figure dans les Traités n'est que construction froide. L'ailleurs littéraire
tel qu'il figure dans les romans est dépourvu de toute valeur réellement
annonciatrice; il ne témoigne pas pour une vie qu'on puisse pratiquement
et à court terme réellement, et sur plus de quelques faciles kilomètres carrés,
changer. Mais que, profondément, la vie, son épanouissement, son rachat,
supposent la mise en place de nouvelles structures et de nouveaux rapports,
qu'il s'agisse là non pas de désirs secs, mais bien de désirs fous, de quelque
chose qui est lié aux pulsations mêmes du sang, seuls peuvent le dire ces
ailleurs d'un type nouveau, justiciables de l'analyse exacte et rigoureusement
informée en même temps que de l'analyse morale, sensible à l'unicité comme
à l'unité profonde de toutes les expériences humaines. L'argument littéraire
est, dans l'utopie, un argument de plus, un argument qui manque aux Traités.
Mais l'addition ne se fait pas de manière mécanique. Elle résulte d'une
intériorisation de l'histoire, et cette intériorisation s'explique. Il ne s'agit plus de
l'histoire-décor ou de l'histoire-occasion, de l'histoire-toile de fond éternelle
pour les exercices et variations du moi, lui aussi éternel et relevant d'une
intériorité purement spirituelle ou religieuse. Il s'agit désormais d'une histoire
ayant un point d'origine (promesse ou douleur), et d'une histoire qui ne sera
jamais terminée. Jusqu'alors, rien n'avait bougé depuis la naissance du Chrsit,
et la coupure entre les deux Testaments n'avait rien d'historiquement
dramatique : les païens de bonne foi seraient sauvés ; Satan même, peut-être,
malgré les jugements derniers, mourrait. L'an un du christianisme n'avait pas
relancé l'histoire : il avait sauvé le monde et promis les temps à la logique et
à la réconciliation \ Mais désormais un alpha coupe en deux l'histoire de
jadis : la ruine et le dépassement de la commune primitive, le premier champ
enclos ou la révolution de 1789; la mise en place ou la consécration —
violente, contre Dieu, contre une société stable et sans histoire — de la société
civile. La révolution bourgeoise. Puis c'est la découverte et la prise de
mesure des réalités nouvelles. L'âme est plus grande que le monde. Désormais
la biographie s'impose comme la grande forme littéraire moderne. Tout se
tient. L'histoire implique la littérature et il n'est plus de littérature sans
l'histoire. Dans le devenir, dans l'avenir même, l'alliance est solide et se
renforce. De nulle victoire de l'histoire ne saurait naître la mort de la

1. Voir la transcription littéraire de cette vision du monde dans Les Martyrs : l'histoire
et les destins se cherchent, l'histoire est problématique et dramatique jusqu'au triomphe
de la religion chrétienne. Les dieux sont morts : la structure close de la fin du roman
dit — veut dire — que désormais le droit fil est trouvé, qui mène au Concordat, qui a
fermé l'abîme des révolutions...
Naissance de Tailleurs 181

littérature pour la forte raison que l'histoire commencée ne finira pas. D'où
la nécessaire littérarité des utopies : le paradis humain demeure un paradis
problématique, et pas seulement parce qu'il est actuellement hors de portée.
Parce que, si beaucoup y est possible, rien n'y est jamais résolu. Les êtres
demeurent blessés, marqués par leur vie antérieure. Les réalisations
demeurent précaires, plus indicatives et significatives que durables : à la fois parce
qu'on sait bien qu'autour de l'utopie demeure le monde immense de la
société civile, et parce qu'on sait que l'historique engendre l'historique,
jamais la fin de l'histoire.

A Clarens sont rapprochés, présentés comme interpénétrés et s'interpé-


nétrant, comme non hétérogènes et se faisant signifier l'un l'autre, deux
domaines jusqu'alors séparés, celui de la vie publique et celui de la vie
privée, deux univers reconnus et avoués par Rousseau : l'univers de Télé-
maque et l'univers de La Princesse de Clèves, l'univers de La République et
l'univers de Tristan et Yseult. Par là, le mythe de Clarens est un mythe
moderne. Mais de quelle modernité s'agit-il? Il faut démêler ici tout un
écheveau de contradictions.
Clarens apparaît d'abord, et de manière assez «philosophique», comme
une condamnation vivante et comme un rejet de l'éthique aristocratique du
pur décor et de la pure consommation. On a supprimé les ifs et les paons
criards; on a planté des arbres utiles et l'on a agrandi les basses-cours.
Clarens est placé sous le signe de la vie simple, de l'utile et de l'efficace. Ce
n'est point là grande nouveauté au xmf siècle, et un élément constitutif du
mythe montre bien en quelle direction se développe, au crépuscule de l'Ancien
Régime, le thème des rapports homme-nature : Etanges, la terre noble selon la
tradition, n'est que prés, champs et bois ; mais le produit de Clarens est en
vignes, et Rousseau souligne que « la différence de culture y produit un effet
plus sensible que dans les blés ». On est loin ici des pampres nobles de la
tradition idéaliste et de la littérature du type bucolique ou âge d'or ; le
rendement de la vigne suppose effort, intelligence, application ; il est évident que
la vigne est ici choisie non pour des raisons de simple réalisme régionaliste,
mais bien pour des raisons de signification : il n'est de progrès moral que
conjugué avec la promotion d'une humanité du travail et de la technique.
A Clarens, on ne jouit pas simplement de la terre ; on la fait déjà rendre de
manière intelligente. La vigne des Wolmar est encore loin d'être celle de
Grandet, vigne de la spéculation et des opérations commerciales menées
comme des charges militaires, mais elle est déjà le signe d'une activité de
tye post-féodal et post-bucolique, en un mot « industriel 2 ». Ici, toutefois,
attention. D'une part on n'est pas encore au xix* siècle et, d'autre part,
Rousseau détecte dans le progrès en cours quelque chose que n'y détectaient
guère les voltairiens et les simples tenants d'une philosophie des charrues.

2. Voir ce que dit Balzac dans Le Père Goriot sur le produit ■ tout industriel » de
la vigne, au sujet de la terre des Rastignac.
182 Pierre Barbéris

Industrie, industriel, en effet, sont déjà des notions inscrites dans le filigrane
du devenir historique, et le roman enregistre et signifie ce passage à autre
chose. Mais aussi, industrie, industriel, ne sous-tendent pas encore tout un
univers en expansion, follement, énergiquement et positivement lancé vers
des horizons nouveaux et exaltants. Industriel, industrie, s'ils mobilisent et
définissent un certain vouloir et un certain pouvoir-vivre ont encore à se
justifier par rapport aux valeurs-refuges de la tradition idéaliste : d'où la fête
des vendanges, célébration d'un culte retrouvé, qui ramène au thème
bucolique de la vigne éternelle dominée par l'image de l'amante mère et Cérès.
C'est que Clarens, déjà utopie du faire, ne se situe pas moins clairement
dans une perspective pré-industrielle, et pré-expansionniste. La base de tout
y demeure la terre, ce qui est bien normal dans une société encore tout
agricole, mais ce qui importe c'est la perspective dans laquelle, malgré
l'avancée que signifie le choix de la vigne aux dépens de la terre noble, est
envisagée la mise en valeur de la terre. Clarens n'explose pas d'une vie
nouvelle et surtout collective comme explosera le canton savoyard du
Médecin de campagne ou le Montégnac limousin du Curé de village. A
Clarens, on ne creuse pas des canaux, on ne construit pas des barrages ; on
ne s'attaque pas à une nature rebelle, hostile, à vaincre et à transformer.
Chemin faisant, on ne transforme pas réellement les hommes. Clarens n'a
aucune dimension néo-épique. Clarens est seulement sagement et
personnellement géré par des maîtres judicieux. Il est très significatif que Rousseau
ait choisi de situer Clarens dans une région fertile et sans grands problèmes
de « subsistances ». Aussi, l'objectif, à Clarens, n'est-il pas d'étendre et de
conquérir mais d'améliorer; il ne s'agit pas tant de devenir que de mieux
être et de durer, de se sentir mieux être et durer. L'idéal est de produire ce
que l'on consomme, d'échanger des produits, de limiter au maximum les
opérations financières et mobilières. L'argent est mis hors circuit. Les
capitaux disponibles sont sagement placés en fonds d'Etat, non pas investis
dans des entreprises ou dans des spéculations aventureuses ou créatrices.
Les manufactures n'apparaissent qu'en marge. Ainsi Clarens n'est embarqué
vers rien, porté vers rien. Enclave, enclos, Clarens apparaît encore comme
une réserve plus que comme le signe d'un avenir quelconque. A Clarens non
plus on ne forge pas une humanité nouvelle ; on sauve une humanité menacée
par des folies, qu'elles se nomment passions individuelles, ou société
mondaine, ou société moderne, les passions individuelles n'étant en un sens que
le produit de cette société. Pourquoi? L'explication est aisée. Il faut y
insister : autour de Clarens, l'univers des hommes n'est pas encore un univers
en expansion; l'histoire n'a pas encore pris un rythme nouveau; certaines
forces, certaines réalités, littéralement, n'existent pas encore. Ainsi, il est
frappant qu'à Clarens il n'y ait pas de peuple, qu'il n'y ait pas de masses.
Les anciens combattants sont d'anciens mercenaires allés jadis gagner quelque
argent au service de princes étrangers. Chez Balzac, ce seront les anciens de
l'extraordinaire aventure nationale et populaire de la Révolution et de l'Empire,
et ils auront derrière eux toute l'immense mythologie correspondant à
l'immense mutation historique dont ils auront été les agents en même temps
que les objets. Les invalides du xvnr* siècle ne parlent pas encore pour une
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histoire immense. D'où, à tous les niveaux, l'éclairage individualiste et le


centrage quasi exclusif sur le couple héros : il n'y a pas plus, à Clarens, de
réalité paysanne qu'il n'y avait, dans l'évocation de Vevey ou de Paris, de
réalité provinciale ou urbaine. Certaines forces ne sont pas encore transcrites
par le roman parce que tout simplement elles ne sont pas encore perçues
dans l'expérience quotidienne, parce qu'elles n'ont pas encore fait irruption
et parce qu'elles n'ont pas encore laissé le monde bouleversé. Dès lors,
l'expansion, ce n'est encore que les palais des princes, les vices des villes,
une série de folies, de tentations, de corruptions, l'acceptation de la tyrannie
du paraître et de l'opinion; en aucune manière, une chance de possibilités
neuves pour toute une humanité plus nombreuse, mieux armée, libérée. La
fièvre et l'ardeur sociales ne sont pas encore devenus vertus. Clarens est un
mythe d'avant Hoche et Bonaparte, d'avant la mise en place d'une France
nouvelle, d'avant la mobilisation d'immenses énergies par la révolution
commerciale industrielle et politique. Dès lors, le talent, l'ambition et tout ce
qui pousse hors de soi, hors de son milieu d'origine, devient dangereux et
suspect, le talent étant peut-être l'une des formes les plus dangereuses et
les plus pernicieuses de cette immoralité : le talent, en un sens, est un piège.
L'humanité ne devrait pas désirer, ne devrait pas avoir de talent; c'est la
naissance du thème de la peau de chagrin. D'où d'étranges aveuglements.
Pour Rousseau, par exemple, le phénomène de la prolétarisation et de l'exode
rural n'existe pas. Si les paysans quittent leurs villages, ce ne peut être
que parce qu'ils ont écouté les sirènes des passions, parce qu'ils se sont laissés
corrompre, parce qu'ils ont trahi. Clarens épouse et corrige le mouvement
du siècle, mais aussi Clarens se méfie d'un mouvement déjà perçu comme
étant souvent folle machine. C'est ainsi que Clarens, d'abord utopie
dynamique, devient, peut devenir utopie de paradis préservé. C'est que Clarens
est une enclave dans un monde en devenir, mais d'un devenir encore suspect
et louche, non capable de fonder en droit et objectivement les aspirations
du moi au plus faire et au plus être.
Et voilà pourquoi seul le roman pouvait dire, c'est-à-dire inventer Clarens :
parce que Clarens, contrairement à Salente, n'est pas clair ; parce que Clarens
est contradictoire : thème du travail, thème de l'utile, de l'intelligence et de la
technique, thème de l'engagement nécessaire du moi dans le monde et dans la
pratique s'il entend ne pas périr des mains des démons qui le hantent et le
rongent ; mais thème aussi de la préservation, thème de la vie vraie, à l'écart
des agitations et désirs stériles et corrupteurs ; thème du retour, alors que les
avancées sont impures ou ne sont pas encore suffisamment puissantes et
révolutionnaires ; thème du sentiment d'être, alors que les sentiments de faire et
d'entreprendre ne sont pas encore libérés. Rousseau croyait à la validité de ce qui le
poussait, lui, hors de Genève, hors de lui-même, hors de la société utilitariste et
hiérarchisée. Le drame romantique se noue : c'est de la société féodale qu'on
se prépare, en force, à sortir, mais sans pour autant que le moi puisse se
reconnaître dans cette société civile qui s'installe et qui va se faire légitimer.
Clarens utopie passéiste, Clarens utopie critique : les hommes se préparent
à vivre une révolution truquée, étape nécessaire, pourtant, de l'histoire
humaine. Sociaux et asociaux, nostalgiques et prophètes, les romantiques le
184 Pierre Barbéris

seront en fonction d'une histoire qu'ils n'avaient pas choisie. La littérature ne


pouvait plus être classique.

La grande originalité de Balzac dans Le Curé de village et dans Le Médecin


de campagne est de fonder ses utopies sur un dépassement des contradictions
de la société libérale et de lier étroitement leur surgissement dans l'univers
de La Comédie humaine à des drames de la vie privée : ceci de la manière la
plus consciente et la plus systématique, tout en promouvant avec une force
étonnante l'expression romanesque d'une situation certes éclairante mais non
pour autant claire. Benassis et Véronique Graslin, ayant eu durement à
souffrir de la fausse vie telle que la fait le monde consacré par la Révolution
(règne de l'argent, règne de l'égoïsme, règne du paraître et de l'inauthentique),
cherchent dans l'entreprise et dans la transformation d'un coin de terre, dans
la relance quantitative, et surtout qualitative, de l'effort producteur et dans
l'établissement de nouveaux rapports sociaux ce qu'on ne saurait appeler
exactement un «remède» à leurs misères et à leurs douleurs, mais qui est
bien, en tout état de cause, une amorce de dépassement des insolubles
problèmes de l'univers psycho-affectif; mais aussi et surtout ce remède ils ne le
trouvent un moment que dans ces enclaves où, avec tous les risques théoriques
et pratiques possibles, la vie change, et où se trouve préfiguré un type
nouveau de société, fondée non sur le profit et sur l'exploitation des hommes,
mais sur la mise en valeur rationnelle, unitaire et collective de la nature.
Au départ, Benassis et Véronique, héros de biographies sentimentales ou
de confessions, ignorent tout de la vie publique ; ils appartiennent tout entiers
à la vie privée, là où tout se joue, là où l'essentiel est, croit-on, vécu et perçu :
amour d'un jeune intellectuel mal pourvu pour une grande dame3, liaison
secrète avec un ouvrier d'une petite bourgeoise mal mariée; c'est là du
romantisme ordinaire. Mais tout prend un autre cours le jour où Benassis
et Véronique découvrent le champ immense que leur offre une humanité
sous-développée, misérable, laissée pour compte par la «civilisation»
affairiste libérale. La transformation et la conquête, la reconquête de soi, passent
par la transformation et par la conquête du monde : conquête, reconquête, à
la fois sur la nature et sur la fausse civilisation. Contrairement à ce qui se
passe dans la société libérale, le village de Savoie, le village limousin sont
sur la voie d'une certaine unité qui se constitue. Une simple comparaison fait
comprendre l'importance du saut accompli. Verrières, certes, chez Stendhal,
a connu, depuis la paix, la prospérité. Mais on sait ce qui se cache derrière
ses façades repeintes : égoïsme, ambition, illusions. La prospérité de Verrières
est à la fois fausse et déchirée : déchirée entre hobereaux maîtres de forges
et libéraux fabricants de toiles peintes ; fausse parce que nul ne s'y accomplit,

3. Pour s'en tenir à la première version, la plus valable et la plus vraie. On sait que
Balzac, qui ne voulait pas qu'on reconnût trop aisément sa mésaventure avec Mme de
Castries, a renoncé à cette première Confession du médecin de campagne et l'a remplacée
par une seconde, centrée de manière beaucoup moins authentique et beaucoup moins
convaincante sur l'idée d'une faute commise et à racheter.
Naissance de tailleurs 185

eût-il « réussi » soit à obtenir le bout de terre qu'il convoitait (M. de Rénal
craint bien de s'être fait avoir), soit à dîner chez Volenod. Les fraîches jeunes
filles de la montagne travaillent à rapporter du revenu pour les autres dans la
fabrique de clous. Partout le paraître, le faux, la guerre. Mais Tailleurs est
déjà là, non certes avec cette terre nouvelle de la « démocratie > que sont les
Etats-Unis d'Amérique, récusés comme lieu d'une tyrannie plate de l'opinion
et comme terre sans arts, mais avec cette eau qui coule, avec ces jardins,
avec cette image de l'Italie en fin du premier chapitre, avec les rêves fous
de Julien nés entre la ville haute et la ville basse, entre la ville ouvrière et
la ville aristocratique, avec ces fuites dans la campagne et ces rêveries sur
les rochers. Malgré les apparences trompeuses de l'économie politique, malgré
le boom depuis la paix, Verrières ne se fait pas mais se défait, et ce qui se
fait, ce qui se cherche, c'est ce qui ne se découvrira que plus tard dans la
prison de Besançon. Les villages balzaciens, eux, ne ressortissent pas au
même « réel ». Ils sont d'un réel-signe, non d'un réel décrit. Nul ne part de
chez Benassis ou de Montégnac vers une vie plus large. Mais on vient
chez Benassis, mais on arrive à Montégnac, cités non pas décrites mais pensées,
et non moins vraies. L'utopie moderne est ici à son sommet : les
polytechniciens, retour d'un juillet 1830 et d'un Paris trompeurs, deviennent rêveurs en
devenant efficaces, et l'on tolère les songeries de la Fosseuse, preuve que rien
n'est simple, preuve qu'il existe encore un ciel au-dessus de nos têtes, une
nature à interroger, quelque chose qui toujours échappe, non preuve d'une
impuissance ou témoignage pour un désespoir, mais preuve du continuel en
avant de tout. Le moi du passé, le moi blessé rêve, certes, mais aussi le moi
nouveau est à l'écoute de toute une richesse immense qui est le mouvement
des choses. Point, pour autant, de facilités roses. Véronique rêve en regardant
les arbres, mais on est au cœur de la révolution industrielle et, contrairement
à Rousseau, Balzac n'a pas choisi l'idylle. Ses montagnes de Savoie, son
Limousin sont donnés à ses héros comme des épreuves. La nature y est dure,
hostile. L'humanité, loin d'y être harmonieuse, y végète et y croupit. Pauvreté,
ignorance, misère matérielle et morale, a-socialité, délinquence et criminalité :
tout ceci est à la fois confusément et clairement perçu aussi bien, comme un
legs du vieux monde et comme une conséquence de la société nouvelle. Mais
on ne doute point d'en pouvoir venir à bout. D'où, ce qui manquait à Clarens,
ces enthousiasmes qui se situent à mi-distance de Robinson et de Jules Verne
et qui vous ont déjà quelque chose de naïvement Ligue générale et eisens-
teinien : la construction d'un pont, les canaux transversaux qui retiennent
l'eau et préservent les sols, le barrage du Gabou, l'irrigation des terres
incultes, la création d'industries, tout un pays qui bourdonne et qui produit.
La nature vraie de Tailleurs se dessine : historique, implanté, structuré,
organisé. On n'en est pas encore là toutefois dans un historique pensable et
possible. D'où la littérature, et les héros et les héroïnes qui comptent toujours
plus, finalement, que l'humanité entrevue. De même que Clarens ne survit
pas à Julie, leurs villages ne survivent pas à Benassis et à Véronique.
L'idéologie n'insiste pas et cède à l'expression du réel en train d'être vu. Les
utopies balzaciennes sont, avec les moyens du bord, des utopies présocialistes
dans un monde dont l'avenir prévisible demeure inexorablement libéral. Le
186 Pierre Barbéris

roman dit les deux à la fois : Геп-avant, la préfiguration, et aussi les conditions
réelles dans lesquelles se cherche le nouveau. Bientôt M. de Bray, aux
Trembles, se contentera, ayant « déserté », de venir finir sa vie à la campagne
et de se raconter. Dominique est la Scène de la vie de campagne d'une
époque qui a perdu toute raison de croire en l'histoire et pour laquelle il
n'est plus d'ailleurs. Les seules victoires désormais pensables sont celles
qu'il faut remporter sur « le sentiment de l'impossible », c'est-à-dire sur soi-
même. Revient le temps des moralistes, après l'assassinat de tout avenir par
Cavaignac et Saint-Arnaud.

La bourgeoisie cependant continue. Elle ne saurait toutefois admettre


toute l'image que sa propre pratique lui donne quotidiennement d'elle-même.
D'où cette dernière utopie proposée ; d'où ce nouvel « ailleurs », chez
Hugo comme chez Fromentin, mais avec toutes les différences qui séparent
une petite vision d'une grande, en un sens non de nouvelles structures mais
d'une simple morale. L'ailleurs ne postule ni n'implique plus une
restructuration des rapports sociaux et de l'effort humain. L'ailleurs redevient une
affaire d'itinéraire spirituel. Benassis avait parlé à ses paysans le langage
matérialiste de leurs intérêts, et l'esquisse de morale nouvelle était née de
cette pratique plus juste. Mais l'ailleurs, mais plus exactement le demain
hugolien — il n'y a pas de demain chez Balzac, il n'y avait pas de demain
chez Rousseau — ignore cette dimension des choses. Dès lors, qu'importe
un réalisme à la Eugène Sue? Réalisme et brutalité, éloquence dans le
vocabulaire et dans le ton de certaines peintures, mais assumption et salut
des individus et des sociétés vers ce définitif ailleurs : celui de la fin de Satan,
c'est-à-dire Tailleurs — enfin ! — de la fin de l'histoire. Vieux rêve bourgeois.
On conçoit que la république bourgeoise ait inauguré tant de places et tant
d'avenues Victor-Hugo. L'ailleurs et le demain qu'il proposait à la bourgeoisie,
il lui fallait, en fin de compte, non les chercher et les faire dans quelque
histoire ou quelque géographie qui impliquent son propre dépassement et sa
propre destruction, mais les trouver en elle-même et à l'intérieur d'un monde
qu'elle était en train de s'asservir. L'ailleurs vrai exclut toute démarche de
caractère moraliste ou spiritualiste. Toute démarche moraliste ou spiritualiste,
c'est-à-dire toute démarche qui s'instaure à l'intérieur d'un ensemble de
rapports sociaux, se coupe de Tailleurs critique, c'est-à-dire de l'histoire à
venir et à faire. C'est la leçon de Montreuil-sur-Mer. L'ailleurs n'est pas une
invention de poète en mal d'évasion. L'ailleurs, c'est l'envers des choses.
C'est l'industrie accouchant, comme elle peut, dans tous les sens du terme,
et à tous les niveaux, de son contraire.

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