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Naissance de l'ailleurs
M Pierre Barberis
Barberis Pierre. Naissance de l'ailleurs. In: Romantisme, 1971, n°1-2. L'impossible unité? pp. 177-186;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.1971.5387
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1971_num_1_1_5387
Naissance de Tailleurs
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à la fin du Misanthrope, avec ce théâtre qui se vide, avec tous ces personnages
qui s'en vont non vers la certitude et vers le bonheur, mais vers la solitude
ou vers l'illusion. La pièce ne retombe ni ne se clôt, et le couple que bénit
Alceste est un couple bancal, incertain. On le sait : Le Misanthrope implique
une suite. C'est dire que le théâtre est mort, qui supposait tout résolu après
le rideau baissé. Vient le temps d'autre chose : le temps du roman et de la
biographie, le temps des personnages reparaissants. L'ailleurs de droit brise
la factice unité de lieu et de fait. Mais cet ailleurs de droit est réponse à un
autre ailleurs qui lui aussi détruit le théâtre et dont on voit se mettre en place
les structures-sujet et les formes-fond. Hors du salon de Célimène, du salon
où l'on passe, du salon courant d'air, existe un monde immense et inquiétant
dont on ne voit que les effets et les retombées. L'univers simplement mondain
d'abord, de Dorilas et de la vieille Emilie ; mais bientôt l'univers du procès,
l'univers du Louvre et de la cour, l'univers de ce franc scélérat — Tartuffe,
bien entendu — qui veut la peau d'Alceste, l'univers de la police et de la
justice, l'univers des ambitions des arrivistes et des maffias, l'univers du
valet de chambre mis dans la Gazette. Toutes les puissances nouvelles,
puissances lâchées, semble-t-il, beaucoup plus que lancées. Société-jungle et
non société-chantier. C'est bien autre chose, autour du salon des deux
cousines, que ce qui se devinait vaguement dans les coulisses de la comédie
traditionnelle, qu'elle fût de place publique à l'espagnole ou de salon à la
française. Sur ce point aussi et déjà le théâtre éclate, comme forme et comme
style, qui ne peut retenir — encore moins exprimer — tout un réel nouveau.
Tout se tient : Tailleurs de fait — ailleurs subi, ailleurs-destin, en aucune
manière ailleurs-promesse — et Tailleurs de droit — ailleurs d'exigence et de
liberté. L'ailleurs de fait, le roman seul pourra le peindre, qui partira des
Caractères et, ville, cour, familles, province, aboutira par exemple aux Scènes
de La Comédie humaine. L'ailleurs de besoin et de droit, l'utopie le dira, qui
sera la solution idéologique et littéraire à l'impossibilité non seulement de
s'accomplir, mais simplement de vivre dans le cadre d'une société concrète
qui ne soit pas aussi la société vraie, la société de la vie vraie et des rapports
authentiques. L'ailleurs de droit naît de l'exacte peinture de Tailleurs de
fait. L'exacte peinture de Tailleurs de fait, tant que ne s'est pas opérée la
dégradation naturaliste, conduit naturellement à Tailleurs de droit. Le roman
sera utopique et l'utopie sera romanesque. Il n'est de réalisme que vectoriel.
Il n'est de rêve que partant de la science. C'est la naissance du réalisme
moderne et c'est la naissance du romantisme. Après Le Misanthrope, il n'y a
plus que la littérature.
1. Voir la transcription littéraire de cette vision du monde dans Les Martyrs : l'histoire
et les destins se cherchent, l'histoire est problématique et dramatique jusqu'au triomphe
de la religion chrétienne. Les dieux sont morts : la structure close de la fin du roman
dit — veut dire — que désormais le droit fil est trouvé, qui mène au Concordat, qui a
fermé l'abîme des révolutions...
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littérature pour la forte raison que l'histoire commencée ne finira pas. D'où
la nécessaire littérarité des utopies : le paradis humain demeure un paradis
problématique, et pas seulement parce qu'il est actuellement hors de portée.
Parce que, si beaucoup y est possible, rien n'y est jamais résolu. Les êtres
demeurent blessés, marqués par leur vie antérieure. Les réalisations
demeurent précaires, plus indicatives et significatives que durables : à la fois parce
qu'on sait bien qu'autour de l'utopie demeure le monde immense de la
société civile, et parce qu'on sait que l'historique engendre l'historique,
jamais la fin de l'histoire.
2. Voir ce que dit Balzac dans Le Père Goriot sur le produit ■ tout industriel » de
la vigne, au sujet de la terre des Rastignac.
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Industrie, industriel, en effet, sont déjà des notions inscrites dans le filigrane
du devenir historique, et le roman enregistre et signifie ce passage à autre
chose. Mais aussi, industrie, industriel, ne sous-tendent pas encore tout un
univers en expansion, follement, énergiquement et positivement lancé vers
des horizons nouveaux et exaltants. Industriel, industrie, s'ils mobilisent et
définissent un certain vouloir et un certain pouvoir-vivre ont encore à se
justifier par rapport aux valeurs-refuges de la tradition idéaliste : d'où la fête
des vendanges, célébration d'un culte retrouvé, qui ramène au thème
bucolique de la vigne éternelle dominée par l'image de l'amante mère et Cérès.
C'est que Clarens, déjà utopie du faire, ne se situe pas moins clairement
dans une perspective pré-industrielle, et pré-expansionniste. La base de tout
y demeure la terre, ce qui est bien normal dans une société encore tout
agricole, mais ce qui importe c'est la perspective dans laquelle, malgré
l'avancée que signifie le choix de la vigne aux dépens de la terre noble, est
envisagée la mise en valeur de la terre. Clarens n'explose pas d'une vie
nouvelle et surtout collective comme explosera le canton savoyard du
Médecin de campagne ou le Montégnac limousin du Curé de village. A
Clarens, on ne creuse pas des canaux, on ne construit pas des barrages ; on
ne s'attaque pas à une nature rebelle, hostile, à vaincre et à transformer.
Chemin faisant, on ne transforme pas réellement les hommes. Clarens n'a
aucune dimension néo-épique. Clarens est seulement sagement et
personnellement géré par des maîtres judicieux. Il est très significatif que Rousseau
ait choisi de situer Clarens dans une région fertile et sans grands problèmes
de « subsistances ». Aussi, l'objectif, à Clarens, n'est-il pas d'étendre et de
conquérir mais d'améliorer; il ne s'agit pas tant de devenir que de mieux
être et de durer, de se sentir mieux être et durer. L'idéal est de produire ce
que l'on consomme, d'échanger des produits, de limiter au maximum les
opérations financières et mobilières. L'argent est mis hors circuit. Les
capitaux disponibles sont sagement placés en fonds d'Etat, non pas investis
dans des entreprises ou dans des spéculations aventureuses ou créatrices.
Les manufactures n'apparaissent qu'en marge. Ainsi Clarens n'est embarqué
vers rien, porté vers rien. Enclave, enclos, Clarens apparaît encore comme
une réserve plus que comme le signe d'un avenir quelconque. A Clarens non
plus on ne forge pas une humanité nouvelle ; on sauve une humanité menacée
par des folies, qu'elles se nomment passions individuelles, ou société
mondaine, ou société moderne, les passions individuelles n'étant en un sens que
le produit de cette société. Pourquoi? L'explication est aisée. Il faut y
insister : autour de Clarens, l'univers des hommes n'est pas encore un univers
en expansion; l'histoire n'a pas encore pris un rythme nouveau; certaines
forces, certaines réalités, littéralement, n'existent pas encore. Ainsi, il est
frappant qu'à Clarens il n'y ait pas de peuple, qu'il n'y ait pas de masses.
Les anciens combattants sont d'anciens mercenaires allés jadis gagner quelque
argent au service de princes étrangers. Chez Balzac, ce seront les anciens de
l'extraordinaire aventure nationale et populaire de la Révolution et de l'Empire,
et ils auront derrière eux toute l'immense mythologie correspondant à
l'immense mutation historique dont ils auront été les agents en même temps
que les objets. Les invalides du xvnr* siècle ne parlent pas encore pour une
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3. Pour s'en tenir à la première version, la plus valable et la plus vraie. On sait que
Balzac, qui ne voulait pas qu'on reconnût trop aisément sa mésaventure avec Mme de
Castries, a renoncé à cette première Confession du médecin de campagne et l'a remplacée
par une seconde, centrée de manière beaucoup moins authentique et beaucoup moins
convaincante sur l'idée d'une faute commise et à racheter.
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eût-il « réussi » soit à obtenir le bout de terre qu'il convoitait (M. de Rénal
craint bien de s'être fait avoir), soit à dîner chez Volenod. Les fraîches jeunes
filles de la montagne travaillent à rapporter du revenu pour les autres dans la
fabrique de clous. Partout le paraître, le faux, la guerre. Mais Tailleurs est
déjà là, non certes avec cette terre nouvelle de la « démocratie > que sont les
Etats-Unis d'Amérique, récusés comme lieu d'une tyrannie plate de l'opinion
et comme terre sans arts, mais avec cette eau qui coule, avec ces jardins,
avec cette image de l'Italie en fin du premier chapitre, avec les rêves fous
de Julien nés entre la ville haute et la ville basse, entre la ville ouvrière et
la ville aristocratique, avec ces fuites dans la campagne et ces rêveries sur
les rochers. Malgré les apparences trompeuses de l'économie politique, malgré
le boom depuis la paix, Verrières ne se fait pas mais se défait, et ce qui se
fait, ce qui se cherche, c'est ce qui ne se découvrira que plus tard dans la
prison de Besançon. Les villages balzaciens, eux, ne ressortissent pas au
même « réel ». Ils sont d'un réel-signe, non d'un réel décrit. Nul ne part de
chez Benassis ou de Montégnac vers une vie plus large. Mais on vient
chez Benassis, mais on arrive à Montégnac, cités non pas décrites mais pensées,
et non moins vraies. L'utopie moderne est ici à son sommet : les
polytechniciens, retour d'un juillet 1830 et d'un Paris trompeurs, deviennent rêveurs en
devenant efficaces, et l'on tolère les songeries de la Fosseuse, preuve que rien
n'est simple, preuve qu'il existe encore un ciel au-dessus de nos têtes, une
nature à interroger, quelque chose qui toujours échappe, non preuve d'une
impuissance ou témoignage pour un désespoir, mais preuve du continuel en
avant de tout. Le moi du passé, le moi blessé rêve, certes, mais aussi le moi
nouveau est à l'écoute de toute une richesse immense qui est le mouvement
des choses. Point, pour autant, de facilités roses. Véronique rêve en regardant
les arbres, mais on est au cœur de la révolution industrielle et, contrairement
à Rousseau, Balzac n'a pas choisi l'idylle. Ses montagnes de Savoie, son
Limousin sont donnés à ses héros comme des épreuves. La nature y est dure,
hostile. L'humanité, loin d'y être harmonieuse, y végète et y croupit. Pauvreté,
ignorance, misère matérielle et morale, a-socialité, délinquence et criminalité :
tout ceci est à la fois confusément et clairement perçu aussi bien, comme un
legs du vieux monde et comme une conséquence de la société nouvelle. Mais
on ne doute point d'en pouvoir venir à bout. D'où, ce qui manquait à Clarens,
ces enthousiasmes qui se situent à mi-distance de Robinson et de Jules Verne
et qui vous ont déjà quelque chose de naïvement Ligue générale et eisens-
teinien : la construction d'un pont, les canaux transversaux qui retiennent
l'eau et préservent les sols, le barrage du Gabou, l'irrigation des terres
incultes, la création d'industries, tout un pays qui bourdonne et qui produit.
La nature vraie de Tailleurs se dessine : historique, implanté, structuré,
organisé. On n'en est pas encore là toutefois dans un historique pensable et
possible. D'où la littérature, et les héros et les héroïnes qui comptent toujours
plus, finalement, que l'humanité entrevue. De même que Clarens ne survit
pas à Julie, leurs villages ne survivent pas à Benassis et à Véronique.
L'idéologie n'insiste pas et cède à l'expression du réel en train d'être vu. Les
utopies balzaciennes sont, avec les moyens du bord, des utopies présocialistes
dans un monde dont l'avenir prévisible demeure inexorablement libéral. Le
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roman dit les deux à la fois : Геп-avant, la préfiguration, et aussi les conditions
réelles dans lesquelles se cherche le nouveau. Bientôt M. de Bray, aux
Trembles, se contentera, ayant « déserté », de venir finir sa vie à la campagne
et de se raconter. Dominique est la Scène de la vie de campagne d'une
époque qui a perdu toute raison de croire en l'histoire et pour laquelle il
n'est plus d'ailleurs. Les seules victoires désormais pensables sont celles
qu'il faut remporter sur « le sentiment de l'impossible », c'est-à-dire sur soi-
même. Revient le temps des moralistes, après l'assassinat de tout avenir par
Cavaignac et Saint-Arnaud.