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Éditeur : Stéphane Chabenat

Mise en pages : À vos pages/Stéphanie Gayral


Couverture : MaGwen

Les Éditions de l’Opportun


16 rue Dupetit-Thouars
75003 Paris

www.editionsopportun.com

ISBN : 978-2-36075-906-4

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Du même auteur, aux éditions de
l’Opportun :
Le Secret dévoilé : enquête sur les Mystères de Rennes-le-Château. Préface d’Éric Giacometti et
Jacques Ravenne. (2013)

Péchés Originels. Roman. (2014)

L’Ombre des Templiers : voyage au cœur d’une Histoire de France secrète et mystérieuse.
Préface de Didier Convard. (2015)
À l’heure où la Rose fleurit sur la Croix…
« Le cadavre spirituel d’un dieu qui jadis éclaira le monde subsiste,
réparti entre les foules ignorantes, sous forme de croyances
persistantes en dépit de leur opposition aux orthodoxies admises. Loin
de dédaigner ces restes défigurés d’une sapience perdue, l’initié les
rassemble pieusement, afin de reconstituer dans son ensemble le corps
de la doctrine morte. »
Oswald Wirth, Le Tarot et les imagiers du Moyen Âge, 1926.

« Ce ne sont plus des coquilles abandonnées par les eaux que je


cherche, sous la direction de M. Seurel, ni des orchis que le maître
d’école ne connaisse pas, ni même, comme cela nous arrivait souvent
dans le champ du père Martin, cette fontaine profonde et tarie,
couverte d’un grillage, enfouie sous tant d’herbes folles qu’il fallait
chaque fois plus de temps pour la retrouver… Je cherche quelque
chose de plus mystérieux encore. C’est le passage dont il est question
dans les livres, l’ancien chemin obstrué, celui dont le prince harrassé
de fatigue n’a pu trouver l’entrée. Cela se découvre à l’heure la plus
perdue de la matinée, quand on a depuis longtemps oublié qu’il va être
onze heures, midi… Et soudain, en écartant, dans le feuillage profond,
les branches, avec ce geste hésitant des mains à hauteur du visage
inégalement écartées, on l’aperçoit comme une longue avenue sombre
dont la sortie est un rond de lumière tout petit. »
Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913.
SOMMAIRE
Titre

Copyright

Du même auteur, aux éditions de l’Opportun

Dédicace

Introduction - La Vénus souterraine

Partie I - La Porte du Mystère

1. La Porte du Mystère

2. L’Énigme du Sphinx

3. « Le Passage pour un autre monde… »

4. Le Secret de sainte Roseline

5. « Ô sang magique, jailli du cœur du Maître ! »

6. l’image d’un passé ancestral

7. La Lampe de Tullie

Partie II - La Forêt des Mystères

8. Le mystérieux Manoir du Tertre

9. Le Monde invisible
10. « Loin du monde, mon âme s’épanouissait parmi les arbres… »

11. Un étonnant abbé

12. Le Miroir aux fées

13. « Ne vous arrêtez pas aux apparences. Réfléchissez. »

14. Le Secret du zodiaque

15. « La porte est en dedans. »

16. L’Église du Graal

17. L’Ombre d’Éon de l’Estoile

18. « Il y a quelque chose quelque part, mais il ne faut parler de rien. »

19. « Regarde bien l’ensemble et cherche ce qui n’est pas normal, pas habituel. »

20. L’abbé Gillard, le Graal et les Cathares…

Partie III - Le Graal Pyrénéen

Le Réveil de la Lumière

22. Le bûcher des âmes ardentes

23. La résurrection de Montségur

24. « Dans quelque crypte inconnue de Montségur… »

25. L’étrange voyage d’Harvey Spencer Lewis

26. Le Livre secret des Cathares

27. À la recherche du Graal

28. La mystérieuse Fraternité des Polaires

29. À la recherche du trésor des Cathares

30. L’Initié du Sabarthès

31. « J’ai parcouru les cryptes marmoréennes »

32. Les secrets de Montcalm


Partie IV - L’Énigme de Pyrène

33. Galaad

34. Mystères égyptiens

35. Le Tombeau d’Hercule

36. L’énigmatique pierre d’Oô

37. Les anciens dieux ne peuvent mourir

38. Femmes maudites ou antiques déesses ? Étranges représentations féminines dans les églises de
France…

39. Le Temple perdu de Vénus-Pyrène

Partie V - Celle qui dort dans la Montagne

40. Le Chemin perdu

41. La Montagne Magique

42. « On affirme que ces lieux pénètrent jusqu’aux régions infernales… »

43. Mélusine

44. L’ombre des « meneurs de loups »

45. Amélie-les-Bains et le mystère des « brillantes jeunes filles »

46. À la recherche des anciens dieux

47. La mémoire des pierres

48. Sur le chemin de Nuria

Partie VI - La nouvelle Atlantide

49. La Dernière de sa Lignée

50. Sur la Terre des Titans

51. Le Secret de Paray-le-Monial

52. « Je mettrai entre vos mains des manuscrits qui ouvriront des horizons inconnus… »
53. La Pierre de Feu

Partie VII - Le Voyage Alchimique

54. Bourges alchimique

55. L’Énigmatique Nicolas Flamel

56. « Ce corbeau qui tient au portail de gauche et qui regarde dans l’église un point mystérieux…
»

57. Notre-Dame de Paris, temple alchimique

58. Le Mystère des Cathédrales

59. « Oh ! C’est elle, la bête qui n’existe pas… »

60. La Porte des Alchimistes

Partie VIII - Le Domaine Mystérieux

61. Sous les pâles flocons de neige

62. Le passé toujours vivant

63. L’Initié des Avenières

64. Les Veilleurs

65. La voix du Tarot

66. L’Énigme à déchiffrer

67. Solve et Coagula

68. L’Amoureuse initiation

69. La lampe de Trismégiste

70. Résurrection

71. Ainsi s’évanouissent les fantômes de l’Ignorance

72. La vingt-troisième Lame…

Partie IX - Oser – Vouloir – Savoir – Se taire


73. Les Nobles Voyageurs

74. « Une force spirituelle qui devait servir dans les âges sombres »

75. Le Centre du Monde mystique

76. Le secret de Saint Michel de Cuxa

Conclusion - À l’heure où la Rose fleurira sur la Croix…

Bibliographie
INTRODUCTION
LA VÉNUS SOUTERRAINE

« The Child is Father of the Man »


(« L’enfant est le père de l’homme »)
William Wordsworth (1770-1850).

C’est un souvenir d’enfance. Celui d’une randonnée en Auvergne. En


ces terres où souffle le souvenir d’une très vieille religion. Celle qui s’y
manifeste encore à travers les mégalithes de granit et les mystérieuses
vierges noires. Saisissantes autant qu’énigmatiques idoles à la peau de
ténèbres. Dont les yeux brillent des reflets de l’autre monde miroitant à
travers les cierges rassemblés autour d’elles.
La couleur vert émeraude des herbes. Le noir des roches volcaniques.
Un ciel gris, mais qui n’engendre pas de pluie. Nous marchons avec mes
parents et ma sœur sur un chemin. Ce n’est pas un grand chemin. Plutôt une
de ces sentes d’où émane une sorte de parfum de rêve. Qui nous laissent
croire que l’aventure est au détour du sentier. Un de ces « Pays où tout est
possible. Pays où l’on peut tout découvrir » évoqué par Alain-Fournier 1.
Il faut parcourir les chemins, dans les campagnes, pour ressentir cette
puissante impression. Elle occupe d’abord l’esprit. Sème en lui le rêve de
ruines oubliées, de grottes profondes, de paysages hors du monde. Elle
plonge ses racines dans les lectures et les songes. Elle reste parfois à l’état
d’éther. Mais, d’autres fois, les heures passant, elle se matérialise, prend
corps. Ce fut le cas ce jour-là. Le sentier qui circulait entre les reliefs
volcaniques finit par passer au pied d’un ensemble de roches percées de
cavités. Leurs entrées étaient singulières. De loin, elles paraissaient de
forme régulière, comme taillées au couteau dans la lave pétrifiée. Elles
étaient d’étranges portes ouvrant sur les entrailles de la terre.
Un étroit chemin conduisait jusqu’à elles. Une ligne claire traversant
l’étendue verte des herbes rases. Des grottes dominant la petite vallée
émanait un parfum de mystère. Une sorte d’appel du monde occulte dont
elles marquaient le seuil.
Je grimpais jusqu’à elles. À leur aspect, il ne faisait pas de doute que la
roche avait été creusée par l’homme. Des galeries s’enfonçaient dans
l’obscurité. Il y avait quelque chose d’attirant dans cette pénombre. Elle
faisait naître l’envie de l’inconnu. Ce n’était pas de ces obscurités qui
effraient – mais de celles qui questionnent sur ce qu’elles dissimulent.
Dépourvu de lampe, c’est en déclenchant régulièrement le flash de
l’appareil photo que je faisais quelques pas dans l’obscurité. Les éphémères
illuminations permettaient de discerner les lieux. D’avoir une image de
leurs contours quelques secondes durant. Je quittais ainsi la lumière pour
visiter l’intérieur de la terre. Ce n’était pas un grand dédale. Juste quelques
cavités. Pourtant, cela suffisait à m’émouvoir comme peut l’être un enfant
habité par ses lectures de Jule Vernes. Les rêves souterrains de Voyage au
Centre de la Terre se superposaient au monde réel. Tissaient sa perception
d’une trame de mystère. Je m’avançais plein d’attentes et, très vite,
pénétrais en ce qui, dans mes souvenirs, a l’apparence d’une petite salle.
C’est là que ma mémoire est le plus précise. Là que se concentre toute
l’émotion inspirée par le lieu. Sur une paroi, arrachée aux ténèbres par les
éclairs intempestifs du flash, apparaît brusquement une figure de femme.
Elle est taillée dans la roche. Un corps entier. Féminin. Une forme qui a tout
d’abord la facture d’un mirage. Un visage qui, dans les images qui
reviennent sur les rives de ma conscience, est surmonté d’un croissant de
lune. L’est-il vraiment dans la réalité ? Ou n’ai-je vu l’astre qu’en songe ?
La seule certitude est l’existence réelle, physique, de cette Vénus
souterraine. Divinité séculaire, sans doute taillée à l’époque romaine,
lorsque des blocs étaient extraits de ces anciennes carrières pour être
conduits au sommet du puy de Dôme. Là où, à la toute fin du XIXe siècle,
devaient être retrouvés les derniers vestiges d’un gigantesque temple à
Mercure…
…Je n’ai jamais oublié l’émotion engendrée par cette découverte. Il y
avait dans ce visage de femme arraché à l’oubli et aux ténèbres comme le
visage d’une autre France. Une France secrète, occulte, mystérieuse. Une
France souterraine, dissimulée. Elle me regardait de ses grands yeux et
m’invitait à l’aimer. Elle, plutôt que l’autre. L’autre : la France de Descartes
et des Lumières. La France de la rationalité, de laquelle avaient été bannis
les « monstres » engendrés par « le sommeil de la raison ».
…J’étais fasciné par cette vision dont, enfant, je ne compris le sens.
Mais la femme de sous terre, celle dont le front rayonne du croissant
lunaire, celle dont les yeux vous pénètrent et vous disent « Aime-moi »,
m’avait, sans que je le sache, marqué d’un sceau. Elle m’avait montré
l’existence d’un Chemin perdu. Elle m’avait fait toucher la survivance
d’antiques Mystères dont le pays gardait, en ses occultes recoins, de
saisissants vestiges. Non loin du village au nom évocateur d’Orcines, que
marque le souvenir du grand dieu ours, de l’Artaios celtique et de son
avatar gallo-romain Mercurius Artaios, elle prophétisait – telle une sybille –
l’étrange Voyage qui, bien des années après, devait m’amener à parcourir
les chemins secrets de l’« autre France ».
1. RIVIÈRE Jacques, ALAIN-FOURNIER, Correspondance tome II (1904-1914), NRF-
Gallimard, Paris, 1991, p. 502.
PARTIE I
LA PORTE DU MYSTÈRE

« L’aventure va au-devant de l’aventureux, les événements mystérieux


surgissent devant ceux qui, par don d’émerveillement ou par
imagination, en guettent l’arrivée ; mais la plupart des gens passent
devant des portes entrebâillées en les croyant closes et ne prennent pas
garde aux vagues frémissements du grand rideau des apparences qui
dissimule le monde des causes premières. Il faut aux hommes une
sensibilité exacerbée par des souffrances intimes exceptionnelles ou
due à une tendance naturelle héritée d’un lointain passé pour leur
faire prendre, bon gré mal gré, conscience d’un monde plus vaste qui
se trouve là, à leur portée, et leur apprendre qu’à tout instant une
combinaison fortuite d’états d’âme et de forces peut les inciter à
franchir cette frontière mouvante. Toutefois, certains hommes sont nés
avec, au fond de leur cœur, cette terrible certitude et n’ont besoin
d’aucun apprentissage. »
Algernon Blackwood, The Insanity of Jones, 1907.
1.
LA PORTE DU MYSTÈRE

Il est des lieux qui sont comme des portes ouvertes sur le Mystère. Des
lieux qui emportent vers un étrange ailleurs celui qui les traverse. On y
arrive dans un état d’esprit, et on en revient changé, les pensées obsédées par
la résolution impérieuse d’une intrigante Énigme. Dès lors, la
compréhension de celle-ci est comme une Étoile Flamboyante vers laquelle
on ne cessera de marcher tant qu’elle ne sera pas atteinte. Fût-elle
inaccessible. Les lueurs surnaturelles qui s’en dégagent, trop fortes pour être
oubliées, sont de celles qui fascinent toute une vie. Assurément, le petit
village de Rennes-le-Château fait partie de ces endroits situés aux confins de
notre monde. De ces portes insoupçonnées vers l’envers du visible…
Situé dans le sud de la France, à moins d’une heure de route au sud de
Carcassonne, Rennes-le-Château est, depuis les années 1960, le point focal
d’une indéchiffrable Énigme. L’histoire commence au XIXe siècle
lorsqu’arrive un nouveau prêtre dans ce tout petit village paysan. Village
solitaire, perché sur une colline, dominant un vaste horizon clos par la chaîne
des Pyrénées. Ce prêtre s’appelle Bérenger Saunière (1852-1917). Ce qu’il
découvre est pour le moins peu enthousiasmant. Une église à l’état de quasi
ruine, un presbytère inhabitable, au point qu’il doit loger chez l’habitant.
Mais très vite les choses changent. L’abbé entame la restauration de l’église,
l’embellit considérablement, puis, dans les premières années du XXe siècle,
se lance dans la construction d’un étonnant ensemble, qui n’a plus rien à voir
avec son œuvre religieuse. Une tour néo-gothique, une villa style
Renaissance, un belvédère, une tour de verre, des parcs… Un Domaine
comme sorti d’un rêve sur cette colline où ne subsistaient à cette époque que
de pauvres maisons paysannes et un château envahi de lierres, tombant peu à
peu en ruines, poétisé par le Temps qui passe…
La vie étonnante de l’abbé Saunière ne va pas tarder à interroger ses
paroissiens. D’où tire-t-il l’argent avec lequel il a bâti ses extraordinaires
constructions ? Avec lequel il mène un train de vie qui étonne ? Car il reçoit
avec faste. Du grand monde : bourgeois et aristocrates, à qui il offre les
meilleurs mets dans une atmosphère plus artistique que religieuse,
imprégnée d’Art Nouveau comme de passion gothique. Dans le jardin de la
villa, résonnent les cris – comme sortis d’une hallucination orientale – des
deux singes du prêtre. Une telle existence au sein d’une terre si pauvre ne
pouvait que marquer les esprits, susciter l’interrogation. Ainsi se répandit, du
vivant du curé, la rumeur voulant qu’il ait trouvé un trésor…
Cette rumeur s’alimente de légendes locales, mais aussi des étranges
agissements du curé. Plusieurs plaintes adressées à la sous-préfecture de
l’Aude par le maire du village reprochent à l’abbé Saunière de faire des
fouilles dans le vieux cimetière bordant l’église. Ainsi, la vie du curieux
prêtre a ses parts d’obscurité. Le « trésor » n’est pas qu’une vision
fantasmagorique née chez de pauvres paysans. L’abbé Saunière a
ardemment, à coups de pioche, et à volée de pelle, cherché quelque chose.
À la mort du prêtre, en 1917, ses constructions continuèrent à cristalliser
toutes les rumeurs que sa vie hors du commun avait fait naître.
Invariablement, elles frappaient l’esprit de ceux qui, après avoir traversé le
misérable village, les découvraient brusquement. « […] sur l’arête du plateau
se découpe un décor singulier : des maisons en ruine, un château féodal
délabré surplombent et se confondent avec la falaise calcaire, puis des villas,
des tours à véranda, neuves et modernes contrastent étrangement avec ces
ruines : c’est la maison d’un curé qui aurait bâti cette demeure somptueuse
avec l’argent d’un trésor trouvé, disent les paysans ! » consigne en 1936 un
certain Jean Girou, dans son récit de voyage Itinéraire en Terre d’Aude.
Ainsi l’obsession du trésor de l’abbé traversa les décennies. Dans les
années 1950 et 1960, elle rencontra l’âme rêveuse des chercheurs de trésor.
Plusieurs vinrent de loin pour retrouver l’or qui enflammait les esprits.
Quelques recherches sommaires laissaient en effet entrevoir qu’un
extraordinaire trésor s’était perdu quelque part dans la région. On avait
exhumé un vieil ouvrage publié en 1832, le Voyage à Rennes-les-Bains du
poète romantique Auguste de Labouïsse Rochefort (1778-1852). L’auteur y
évoquait une tradition locale situant un trésor mirifique gardé par le Diable
sous le rocher de Blanchefort, un petit éperon se dressant non loin de
Rennes-le-Château.
Gardé par le Diable… L’abbé Saunière n’avait-il pas représenté ce
dernier à l’entrée de son église à travers une singulière statue au visage
grimaçant, étrange gardien du Seuil qui avait surpris plus d’un visiteur ?
Ainsi, progressivement, les éléments s’accumulaient qui faisaient de l’ancien
curé de Rennes-le-Château le détenteur d’un séculaire secret. Il était devenu
une sorte de personnage de roman appelé à prendre de plus en plus
d’épaisseur et de mystère.
À la fin des années 1960, commencèrent à paraître différents livres
consacrés à son énigmatique existence. Ces parutions s’échelonnent
régulièrement entre 1967 (date de publication du premier livre entièrement
consacré au sujet : L’Or de Rennes de Gérard de Sède) et 1982 (année où
parait L’Énigme Sacrée, premier livre en langue étrangère tentant de
résoudre l’affaire Saunière). Au fil des pages, apparut une nouvelle histoire
de l’abbé Saunière. Les auteurs l’auraient arrachée aux ténèbres à force de
recherches et de découvertes dans des archives plus ou moins anciennes.
La trame de base de la rumeur populaire y était conservée : l’abbé
Saunière aurait bien trouvé quelque chose lors de la rénovation de son église.
Mais il ne s’agit plus, à présent, d’un « simple » trésor. Selon les différents
ouvrages publiés, le prêtre aurait en effet mis au jour des parchemins
anciens, des extraits d’évangiles sur lesquels il aurait remarqué d’étonnantes
anomalies. Certain que celles-ci recelaient un sens caché, il en aurait fait part
à son évêque, Monseigneur Billard (1829-1901), qui l’aurait envoyé à Paris
– en l’église Saint-Sulpice. Là, l’abbé Saunière rencontre un groupe de
prêtres versés dans la cryptographie, et proches des milieux ésotériques. Il
pénètre dès lors le seuil d’un univers insoupçonné.
Introduit dans le monde des sociétés occultes, Bérenger Saunière y
rencontre la cantatrice Emma Calvé (1858-1942), véritable avatar de la
Femme Écarlate, réveillant tout ce que le catholicisme a endormi de païen
dans le corps du prêtre. Une passion de feu – de celles qui marquent au fer
rouge et rendent indifférent au regard du monde – aurait alors lié les deux
âmes, sans pour autant détourner le prêtre du Mystère sur lequel un coin du
voile venait de se lever : la belle Emma au sombre regard fait partie de cette
Énigme. Ses yeux profonds comme la nuit, brillants comme des étoiles, sont
une invitation à trouver la Lumière dans les ténèbres. Par eux, elle semble lui
dire : « Car l’âme ressuscite au profond des ténèbres, / Et l’on ne redevient
soi-même que la nuit. »
Fort du décryptage des parchemins réalisé par les hermétistes de Saint-
Sulpice, Bérenger Saunière acquiert au Louvre une copie des Bergers
d’Arcadie de Nicolas Poussin (1594-1665). Une huile sur toile représentant
trois bergers et une mystérieuse femme s’efforçant de comprendre le sens
d’une formule énigmatique gravée sur un antique tombeau. ET IN ARCADIA
EGO. Le tableau serait crypté, et permettrait d’identifier un paysage voisin de

Rennes-le-Château. De retour dans l’Aude, Bérenger Saunière est ainsi apte


à suivre jusqu’au bout le Fil d’Ariane qu’il a mis au jour… Qu’a-t-il trouvé ?
Seul celui qui saura marcher dans ses pas pourra répondre à cette question !
Car, afin que d’autres puissent suivre le sentier perdu sur lequel il s’était
engagé, Saunière aurait conçu un extraordinaire et insoupçonné codage à
travers la décoration de son église. Figures du chemin de croix, statues,
vitraux, et bas-relief y recèleraient de discrètes clefs symboliques délivrant, à
qui saurait les lire, le secret du prêtre.

Rennes-le-Château, modeste village perdu sur une colline de la Haute-Vallée de l’Aude. Certains
jours, il apparaît comme une Île mystérieuse émergeant au milieu des nuages… Il est alors comme
suspendu dans le ciel, et interroge sur sa véritable nature. Village bien réel, ou vision de l’imagination
? En le fixant de loin, l’œil décèle une tour néo-gothique et son singulier miroir : une tour de verre.
e
Étrange chimère abandonnée là par un prêtre à l’Aube du XX siècle en guise d’obsessionnelle Énigme
à résoudre.
À l’entrée de l’église de Rennes-le-Château, le Diable accueille le Pèlerin. De quel étrange Domaine
est-il le Gardien ? Signifie-t-il que celui qui franchit le Seuil du sanctuaire s’apprête à pénétrer dans un
autre monde ? La clé de voûte surmontant la porte de l’église ne le souffle-t-elle pas aussi ? Terribilis
est locus iste : ce lieu est terrible. Terrible au sens biblique, c’est-à-dire qui ouvre une porte entre les
mondes.
2.
L’ÉNIGME DU SPHINX

Envouté par Rennes-le-Château et ses mystères au sortir de


l’adolescence, j’ai passé vingt ans de ma vie à explorer les méandres de
cette énigme. Méandres de roches, de bois inextricables, de sombres
galeries, mais aussi d’encre et de vieux documents jaunis par le Temps. Au
fil des années, le rêve qui m’avait attiré à Rennes-le-Château, celui tracé à
l’encre noire dans L’Or de Rennes de Gérard de Sède et ses avatars, a
progressivement changé de coloration. En confrontant l’histoire de l’abbé
Saunière telle que formulée dans les livres lui étant consacrés et les
documents d’archives à notre disposition, il m’apparut peu à peu que cette
histoire « littéraire » de l’abbé Saunière était très clairement une fable. En
voulant vérifier par la preuve l’histoire rapportée, je me suis en effet vite
confronté à un véritable néant. Rien… Absolument rien ne prouvait des
pans entiers de l’existence de l’abbé Saunière présentée par Gérard de Sède
et ses successeurs. La montée à Paris, les parchemins, la rencontre avec
Emma Calvé… tout cela s’évaporait comme un songe.
Cette découverte aurait pu être une amère déception, me laisser ce
regret qui nous étreint parfois au sortir d’un rêve auquel on aurait aimé que
notre vie se confonde. Ce sentiment particulier, empli de mélancolie. Mais
en réalité, une autre porte s’était ouverte qui laissait deviner un plus profond
mystère. En étudiant le contexte dans lequel avaient vu le jour les livres
réécrivant complètement la vie de Bérenger Saunière, je me rendais compte
d’un fait étonnant. S’ils étaient signés sous différents noms – par des
auteurs qui, a priori, ne se connaissaient pas – ces livres étaient tous liés
entre eux. Leurs auteurs avaient tous rencontré un homme qui les avait
influencés au point d’inspirer leur propos. Dans l’ombre, cet homme avait
embrasé leurs esprits. Il s’était posé comme un sphinx énigmatique, parlant
par énigmes, à la façon de la poétesse grecque Eumétis (VIe-Ve siècle av. J.-
C.). Comme elle, il avait un langage symbolique basé sur les analogies – les
correspondances baudelairiennes. Certains de ceux qui croisèrent sa route
le virent comme un Prince étrange. Un Prince qui « ne parle, ni ne
dissimule », mais « signifie » 1. Singulière formule pour le désigner.
Empruntée au Fragment 93 d’Héraclite (vers 544/541 av. J.-C. – vers 480
av. J.-C.) : « Le dieu, dont l’oracle est à Delphes, ne parle pas, ne dissimule
pas : il montre par signes. » Elle faisait de lui une sorte de dieu oraculaire.
En dépit de son énigme, cet homme, qui se définissait comme un
intermédiaire, a un nom, une identité bien humaine : Pierre Plantard (1920-
2000). De lui, Gérard de Sède avait pu écrire, sans le nommer : « Les
découvertes de quelque poids modifient toujours profondément l’univers
mental de ceux qui les font. À plus forte raison, l’auteur d’une trouvaille
stupéfiante sera, s’il ne peut la révéler, prisonnier d’une contradiction
presque intolérable entre l’orgueil qui le pousse à publier et la crainte qui le
contraint à se taire. Qu’on l’imagine obsédé sa vie durant par ce qu’il a vu,
qui était peut-être effrayant mais dont il ne peut se délivrer auprès de
quiconque. […] Pour un tel homme, la seule issue serait ainsi de parler en
prenant soin qu’on ne puisse le comprendre ou de se faire comprendre en
veillant à ne pas parler. Mais pour ce faire, le langage commun n’est
d’aucun secours ; il lui faudra donc forger un autre langage, créer une mer
pour y jeter sans trop de risque le message qu’il tient en bouteille, c’est-à-
dire, en fût-il ignorant, réinventer l’hermétisme. 2 »
Dans ces quelques mots transparaît l’origine de la langue énigmatique
de Pierre Plantard. Il parlait par symboles parce qu’il connaissait l’indicible.
Ce qui ne pouvait être dit. Il s’était aventuré jusque-là où l’homme ne va
pas. Jusqu’à une chose qui ne pouvait être révélée au profane. Car cette
chose-là, cette chose qu’il avait touchée, ne pouvait l’être de tous sans
conséquence.
Mais de quoi s’agissait-il ? Quelle était cette « trouvaille stupéfiante »
dont il lui avait été impossible de parler ouvertement ?
Un esprit habité par l’idée que l’univers était un grand Mystère à
déchiffrer ne pouvait entrevoir le reflet littéraire de cette découverte sans se
sentir assez rapidement possédé par son ombre. C’est ainsi que je plongeais
dans l’étrange récit symbolique tissé par Plantard. J’y plongeais comme
dans une épaisse forêt dans les méandres de laquelle il fallait savoir trouver
son chemin.
Dans un de ses poèmes hermétiques, intitulé Le Serpent Rouge, Plantard
avait lui-même donné cette instruction au « pèlerin » qui comprendrait où et
comment il convenait de le suivre. « Dans mon pèlerinage éprouvant, je
tentais de me frayer à l’épée une voie à travers la végétation inextricable
des bois… »
Les bois et l’épée n’étaient ici qu’une image. Les bois, c’était l’épaisse
forêt de symboles. L’épée, c’était l’épée du discernement. Dans L’Or de
Rennes, Gérard de Sède indiquait qu’il convenait de lire l’histoire qu’il était
en train de raconter à la façon d’un rêve rempli de symboles. « Car la
légende recourt aux mêmes procédés d’occultations que le rêve : rébus, jeux
de mots, parétymologie, erreurs de détails commises exprès, figuration de
notions abstraites par des personnages ou inversement, etc. 3 » Il mettait
même en pratique cette façon de procéder, donnant par l’exemple une
méthodologie pratique à son lecteur : « Et, de même que l’analyse d’un rêve
fait souvent apparaître le nom d’un lieu dissimulé derrière celui d’un
personnage, Blanche de Castille peut fort bien être ici une simple
métaphore de Castillo Blanco, du Château Blanc. 4 » L’écriture de Sède se
confondait ainsi avec la mystérieuse écriture onirique mise au jour par
Sigmund Freud – et reprise par les Surréalistes, mouvement auquel Sède
était affilié, ce qui ne pouvait être un hasard.
À présent que je savais, avec obstination j’osais m’atteler à comprendre
le message symbolique caché au cœur du mythe élaboré par Pierre Plantard.
Je voulais déchiffrer l’Énigme du Sphinx. À mesure, se dessinait une
insoupçonnée histoire. Le trésor qui hantait tous les esprits se révélait être le
reflet de tout autre chose. Et je comprenais, en voyant cette chose
extraordinaire, pourquoi ceux qui la rencontraient étaient condamnés au
silence. Pourquoi ils devaient faire leur la devise « Savoir. Oser. Vouloir. Se
taire. »

1. Jean-Pierre Deloux à propos de Pierre Plantard dans « Les fils d’Ariane et d’Ulysse ».
BOUDET Henri, La Vraie Langue celtique et le Cromlech de Rennes-les-Bains, coll. Les
Classiques de l’Occultisme, Belfond, Paris, 1978, p. 15
2. DE SÈDE Gérard, Le trésor maudit de Rennes-le-Château, coll. L’Aventure mystérieuse,
J’ai Lu, Paris, 1968, pp.105-106
3. Ibid., p. 56
4. Ibid., p. 93.
3.
« LE PASSAGE POUR UN AUTRE MONDE… »

Lorsque se déchirait le voile de symboles jeté par Pierre Plantard sur


l’existence de l’abbé Saunière, la voix de l’invisible architecte de cette fable
commençait à raconter une singulière histoire. Il était question d’un secret
séculaire, aux mains d’une énigmatique fraternité : la Rose+Croix. C’était
du moins le nom sous lequel elle s’était faite connaître au public. Car
l’histoire de la Rose+Croix se perd dans les limbes de la légende. Censée
avoir été fondée par un certain Christian Rosenkreutz, qui serait né en 1378,
elle se manifeste pour la première fois entre 1614 et 1616 à travers Fama
Fraternitatis, la Confessio Fraternitatis et Les Noces chymiques de
Christian Rosenkreutz. Trois livres, trois récits énigmatiques, qui révèlent
l’existence d’une fraternité occulte partageant un savoir inaccessible au
commun.
Pour cette raison, la Rose+Croix ne regroupe que des initiés
transformés par leur Savoir. Un Savoir qui ne se transmet que de Maître à
disciple, selon des rites bien particuliers : le Maître Rose+Croix est enterré
dans une crypte secrète entourée de livres, mais aussi d’objets enfermés
dans des coffres. Les disciples liés à ce maître ont ensuite pour mission
d’organiser, 108 ans après la fermeture de la crypte, son ouverture. À
travers le dépôt sapiential l’entourant, ils découvrent alors les secrets de
leur Maître et, achevant ainsi leur initiation, ont charge de transmettre leur
Savoir à qui pourra le recevoir.
Il y a quelque chose de fantastique dans de tels rituels. Pourtant, ils ont
bien existé. Ont été pratiqués par des groupes dont on ne fait qu’entrevoir
l’existence à travers certains vieux livres. Par quels secrets ces hommes
étaient-ils liés ? Les textes Rose+Croix du XVIIe siècle parlent d’Alchimie.
D’une science cachée qui aurait percé les plus grands mystères de la Nature
et permettrait de transformer l’Homme…
Ainsi la légende Rose+Croix parle-t-elle d’une humanité cachée dans
l’humanité. D’hommes et de femmes qui pouvaient paraître,
extérieurement, semblables aux autres, mais qui ne l’étaient pas. Quelque
chose en eux les rendait différents.
Si l’on en croit cette véritable confession hermétique qu’est Serpent
Rouge, Pierre Plantard avait vu cette différence. Il l’avait vue au plus
profond d’une crypte, dans la contemplation solitaire d’une femme
éternellement jeune et belle. D’une femme morte à ce monde depuis des
siècles et qui, dans son corps à la peau pâle et diaphane, sous laquelle se
devinait par endroit le bleu de veines encore irriguées, paraissait
simplement en sommeil.
« […] je voulais parvenir à la demeure de la Belle endormie en qui
certains voient la reine d’un royaume disparu… », avait-il dit avant de
franchir la Porte perdue de ce Palais fermé…
Quel Seuil avait véritablement franchi Plantard ? Son œuvre relevait du
génie dans sa construction, mais ne fallait-il pas n’y voir que le travail
effréné d’un homme possédé par ses chimères ? Celui qui avait passé toute
son existence l’esprit plongé dans les ouvrages occultistes, et avait dès son
adolescence rencontré l’ombre de la Rose+Croix, n’avait-il pas fini par voir
ses songes s’épancher dans la réalité ? Cette femme découverte au fond
d’une crypte était-elle de chair ou de rêve ?
Tout esprit rationnel se serait arrêté ici. Aurait choisi l’explication
réduisant l’indicible découverte au rang d’une hallucination spirituelle.
Mais quelque chose – quelque chose d’extrêmement puissant – me poussait
à continuer à avancer sur ce chemin qui, de plus en plus, prenait l’allure du
Passage évoqué dans la nouvelle d’Algernon Balckwood (1869-1951) « Le
Passage pour un autre monde… » (The Trod, 1946).
Pour le retrouver, je continuais à suivre le Fil d’Ariane que Pierre
Plantard avait laissé. Un fil rouge qui traversait subtilement toute son œuvre
et qui ne cessait de m’en révéler les secrets arcanes. La complexité du
labyrinthe devenait sans cesse plus saisissante et, au final vertigineuse.
C’était comme la Rome décrite par Goethe (1749-1832) : « On trouve la
mer toujours plus profonde à mesure qu’on s’y avance, et c’est aussi ce que
j’éprouve en observant cette ville » (25 janvier 1787). Je ressentais le même
vertige abyssal. Un vertige magnétique, à l’attraction duquel il était
impossible de se soustraire et qu’accentuait chaque découverte d’une
nouvelle clé de lecture.
J’avais remarqué que Pierre Plantard ponctuait ses écrits de parfois
discrètes références bibliographiques. Elles n’avaient rien à avoir avec les
notes de bas de page des publications universitaires. Celles-là donnent
l’origine d’une information ou permettent de l’approfondir. Mais les
références discrètement livrées par Plantard permettaient d’atteindre des
strates du mythe, un sens de celui-ci, inaccessibles autrement. C’étaient de
véritables flambeaux éclairant les zones les plus ténébreuses du dédale.
C’est fort de ce constat que je fis une étonnante découverte… Plantard
avait progressivement attiré l’attention sur un livre oublié de tous : La Vraie
Langue celtique et le Cromlech de Rennes-les-Bains, publié en 1886 par
l’abbé Henri Boudet (1837-1915), curé de Rennes-les-Bains. L’ouvrage
était un authentique livre maudit. À sa parution, la plupart des érudits «
académiques » avait regardé avec dédain la prose d’Henri Boudet, relégué
par leur regard au rang de « fou littéraire ». Le prêtre entendait en effet
démontrer que la langue primitive de l’humanité, celle d’avant l’épisode de
la Tour de Babel, était l’anglais. Plus étonnant encore, il voyait tout autour
de Rennes-les-Bains un impressionnant cercle mégalithique, le cromlech
éponyme. Mais celui-ci était l’œuvre de son imagination, tous les
mégalithes désignés étant en réalité des roches naturelles.
Plantard fut le premier à exhumer le singulier ouvrage de l’oubli et à
laisser comprendre que son auteur l’avait conçu comme un livre codé. Là
où les savants contemporains de Boudet avaient vu la manifestation de
l’ignorance du prêtre, il révéla la trace de sa connaissance d’un profond
mystère dont la paroisse de Rennes-les-Bains était l’ignoré théâtre.
L’extravagance apparente du propos n’était que la parure d’un langage codé
qu’il convenait de déchiffrer. Cette idée que La Vraie langue celtique était
comme une carte cryptée se répandit dès lors telle une traînée de poudre
dans l’esprit des chercheurs de trésor.
Le livre de l’abbé Boudet étant, par son faible tirage, quasiment
introuvable en son édition d’origine, Pierre Plantard œuvra à sa réédition.
En 1978, les éditions Belfond ressuscitent ainsi le livre de l’abbé Boudet.
Plantard le préface et rédige une bibliographie qui, d’après lui, aide à la
compréhension de La Vraie Langue celtique. De fait, cette bibliographie
contient les références de nombreux ouvrages sur l’Histoire de la région ou
du celtisme. Familier de l’écriture « plantardienne », je soupçonnais qu’il
pouvait s’y cacher « quelque chose ». Je m’attelais donc à la lire avec
attention. C’est alors que mon œil découvrit le titre d’un livre qui, a priori,
n’avait rien à voir avec le sujet traité : Le Sang peut-il vaincre la mort ?
d’Hubert Larcher (1921-2008).
Le Sang peut-il vaincre la mort. Un titre bien singulier au milieu d’une
longue liste de livres d’Histoire. Je ne pouvais douter qu’il y avait là une
indication, une direction à suivre, une orientation. Un fil d’Ariane
conduisant vers ce Passage pour un « autre monde » qui habitait mes
pensées.
4.
LE SECRET DE SAINTE ROSELINE

Le sang peut-il vaincre la mort ? était un nouveau guide dans le


Labyrinthe. J’eus très vite la confirmation de ce caractère essentiel du livre
en l’ouvrant. Son auteur s’intéressait en effet de près au cas de sainte
Roseline, dont le corps fut retrouvé intact plusieurs années après sa mort.
Sainte Roseline. Plantard l’avait évoquée. Il avait fait d’elle une des clés
pour comprendre l’Énigme tissée autour de Rennes-le-Château. Mais jamais
il n’avait dit pourquoi elle était si importante.
Roseline est une sainte familière des Provençaux – quasiment inconnue
dans le restant de la France. Selon la légende, elle est fille d’Arnaud II de
Villeneuve et de Sybille de Burgolle de Sabran des Arcs. Alors qu’elle était
enceinte, cette dernière entend une voix lui prédire : « Tu enfanteras une rose
sans épine, une rose dont le parfum embaumera toute la contrée. » Roseline
naît en 1263, entourée de signes surnaturels. Lors de son arrivée au monde,
une étrange lumière baigne son visage, miracle qui se reproduira lors de sa
communion. Enfant, elle est très tôt sensible au sort des pauvres. Elle les
nourrit en cachette en sortant du château familial avec du pain qu’elle
dissimule dans le tablier de sa robe. C’est à cette occasion que se produit le «
Miracle des roses. » Alerté par ses domestiques de la disparition massive de
pain des réserves du château des Arcs, le père de Roseline se cache pour la
surprendre. Surgissant devant elle alors qu’elle s’apprête à rejoindre ses «
protégés », il lui demande ce qu’elle dissimule dans son vêtement. Elle ouvre
alors celui-ci, d’où s’échappent des brassées de roses. Dès lors, son père
interdit aux domestiques de l’inquiéter. Quant à Roseline, elle poursuit son
chemin divin, et se fait religieuse. En 1278, elle intègre la chartreuse de
Bertaud puis le couvent de Saint-André-de-Ramière. En 1295, elle entre au
monastère de la Celle-Roubaud près des Arcs-sur-Argence. L’appel de
l’invisible est sans cesse plus pressant. Roseline entame une vie d’ascèse. «
Étrangère aux besoins terrestres », elle vit dans l’isolement et la réclusion.
Elle passe des fois plus d’une semaine sans aucune nourriture. Le reste du
temps, elle ne s’alimente que de légumes et de pain 1. C’est au cours de cette
vie mystique que se développent chez elle des capacités visionnaires. Elle
parvient à percevoir l’âme de ceux qui viennent à sa rencontre, en pénètre le
cœur, en voit les souillures. Mais c’est après sa mort, le 17 janvier 1329, que
le plus étonnant advient. Son corps, dès après qu’elle se fut éteinte, semble
conserver une singulière « vitalité ». « Lorsqu’on introduisit le corps dans le
cercueil, les membres de la Sainte, froids comme le marbre, conservèrent
avec la douceur de leur forme, une merveilleuse flexibilité. 2 » Roseline est
ensevelie. Alors que cinq ans se sont écoulés, une odeur surnaturelle entoure
sa tombe. Une odeur de rose. Le 11 juin 1334, le corps est donc sorti de
terre. C’est la stupéfaction : « […]À la suite de cinq années de séjour en
terre, le corps apparut en entier, sans corruption ; les yeux, originellement si
altérables, étaient merveilleusement conservés. 3 » Aux regards de tous, c’est
la manifestation tangible de la sainteté de Roseline. Elle est dès lors
transportée dans l’église du monastère. Commence un étrange culte. Pour
être vénéré, le corps est disposé dans une chasse en bois. Enfermé dans un
caveau souterrain, il est ensuite perdu durant près de trois siècles. Grâce à un
rêve inspiré par l’autre monde, un aveugle parvient alors à le localiser. Bien
que trois cent ans se soient écoulés, le corps est toujours intact, comme s’il
ne connaissait pas le cours du Temps.
À partir de 1614, il est exposé à la piété populaire. Pour cela, il a été
enfermé dans une chasse de verre qui permet à chacun de le voir. Il repose au
centre du sanctuaire comme une saisissante survivance de prodiges
appartenant à des époques révolues.
Un pèlerinage s’installe. En 1661, Louis XIV et sa mère Anne
d’Autriche, après s’être rendus sur le tombeau de sainte Marie-Madeleine à
Saint-Maximin (Var), viennent visiter celui de sainte Roseline. Le roi est
frappé par le parfait état de conservation des yeux, similaires à des globes
vivants. Doutant de leur réalité, il demande à son médecin, Antoine Vallot,
de les examiner. Vallot perce un des yeux avec une aiguille et ne peut que
constater qu’il s’agissait d’un authentique œil humain.
Détachés du corps, scellés dans un reliquaire d’argent et de cristal, les
deux globes, dont l’un s’est flétri, sont toujours visibles dans la chapelle des
Arcs-sur-Argence. Le corps de la sainte, abîmé par ses multiples translations
et les insectes, a pour cette raison été embaumé à la cire d’abeille en 1894. Il
repose dans une châsse de cristal. C’est une vision troublante, presque sortie
d’un conte, qui accueille le regard dès avant de franchir le seuil de la petite
église. Où l’on entre comme dans un mystérieux château de l’âme.
… Le silence m’enveloppait alors que je me tenais devant cette tombe
translucide qui constituait le cœur spirituel du sanctuaire. L’image du corps
imputrescible dans sa chasse de cristal m’évoquait la Belle Endormie qui
hantait les écrits de Plantard. Je le savais à présent : c’était aux Arcs-sur-
Argence, dans la méditation sur le miracle de sainte Roseline, que se
résolvait l’Énigme. De sainte Roseline Plantard avait écrit : « […] sa légende
mérite lecture. » Il y avait quelque chose à comprendre. À lire dans cette
contemplation immobile. Encore fallait-il posséder la bonne clef de lecture.
Or, cette clé, c’est à travers l’ouvrage d’Hubert Larcher que l’Architecte du
Labyrinthe la délivrait.
Aux yeux de l’Église, c’était la voie sainte choisie par Roseline qui
expliquait la conservation extraordinaire de son corps. Il y avait là une forme
d’élection divine, d’expression miraculeuse de la sainteté de l’inhumée.
Mais, pour expliquer ce dont les paroissiens des Arcs-sur-Argence avaient
été les témoins en ouvrant la sépulture de sainte Roseline, Hubert Larcher
n’avait pas voulu s’en tenir à cette seule notion de sainteté. À cette unique
volonté divine. Il avait voulu percer le secret de ce corps qui ne « mourrait »
pas et qui n’était pas un exemple unique dans l’histoire du christianisme. Il
avait voulu le comprendre de façon scientifique. Alors, il s’était avancé
jusqu’aux frontières de la science.
Dans sa quête, Larcher a procédé à des analyses. Des mesures. Mais pas
seulement. Il lui fallait autre chose pour pénétrer l’Inconnu, pour
comprendre les étonnants résultats obtenus. Il s’est donc plongé dans l’étude
des spéculations alchimiques. Il a lu La Nuée sur le sanctuaire de Karl von
Eckartshausen (1752-1803). Et puis, surtout, il a ouvert la porte des écrits
d’Oscar Venceslass de Lubicz-Milosz (1877-1939)…
… Porte étrange que celle-ci.
Le cercueil de cristal de sainte Roseline, dans la chapelle des Arcs-sur-Argence dans le Var. Cinq ans
après sa mort, advenue le 17 janvier 1329, le corps de Roseline de Villeneuve fut sorti de sa tombe. On
constata alors l’inconcevable : il n’avait pas subi la moindre altération. En 1661, Louis XIV lui-même
vint voir le corps de la sainte, et se laissa happer par son regard. Malgré les siècles écoulés, les yeux de
Roseline étaient pareils à ceux d’une vivante…

1. GUERIN Paul Mgr, Les Petits Bollandistes. Vies des saints, tome sixième, Bloud et Barral,
Paris, 1876, p. 577.
2. Ibid., p. 578.
3. Ibid., p. 579.
5.
« Ô SANG MAGIQUE, JAILLI DU CŒUR DU MAÎTRE ! »

« C’est ainsi que j’appris que le corps de l’homme renferme dans ses
profondeurs un remède à tous les maux et que la connaissance de l’or
est aussi celle de la lumière et du sang. »
Oscar Venceslas de LUBICZ MILOSZ,
1
Cantique de la Connaissance

Milosz. Né en 1877 en Lituanie, à Czéréïa. Façonné dans ses années


d’enfance par le domaine familial, un manoir du XVIIIe siècle situé hors du
monde, au milieu d’un jardin de « solitude et d’eau. » 2 Un lieu propice à
l’appel de l’Invisible qu’il ressent dès son enfance. La nuit, sous « la lune, la
grande diamantée, dans la saulaie muette de nuage » 3, il entend dans le
silence l’appel d’une voix venue d’ailleurs. « Ainsi qu’aux lointains jours de
mon enfance, toute mon âme se tend alors vers la grande voix qui se prépare
à m’appeler du fond des espaces créés », écrira-t-il plus tard, en évoquant
ces nuits où le réveille « le silence le plus accompli de l’univers. 4 »
Puis la vie l’emporte loin de sa terre natale. À 11 ans, Milosz arrive à
Paris. En décembre 1919, il est nommé Délégué de la Lituanie auprès du
gouvernement français, en devenant le premier représentant officiel auprès
de la France. C’est sa vie extérieure. La vie intérieure s’exprime, pour sa
part, dans l’écriture. Une œuvre prolixe, régulière, reflet permanent de la
grande quête métaphysique de l’auteur.
Quête marquée par une expérience décisive – un de ces déchirements du
Voile des apparences qui changent radicalement l’être. Le rendent différent.
« Le quatorze Décembre mil neuf cent quatorze, vers onze heures du
soir, au milieu d’un état parfait de veille, ma prière dite et mon verset
quotidien de la Bible médité, je sentis tout-à-coup, sans ombre
d’étonnement, un changement des plus inattendus s’effectuer par tout mon
corps. Je constatai tout d’abord qu’un pouvoir jusqu’à ce jour-là inconnu, de
m’élever librement à travers l’espace m’était accordé ; et l’instant d’après, je
me trouvais près du sommet d’une puissante montagne enveloppée de
brumes bleuâtres, d’une ténuité et d’une douceur indicibles… », écrira-t-il.
Une expérience qu’il rapporte, le lendemain, à un ami, venu le visiter, Carlos
Larronde (1888-1940), qui en restera à jamais marqué. « Un sinistre matin
de l’hiver 1914, je me présentai chez lui. Milosz m’accueillit
fraternellement, me retint dans son vestibule, et je l’entendrai toujours me
dire, adossant à un mur sa haute silhouette : “J’ai vu le soleil spirituel.” 5 »
Ce voile sur la réalité qu’il a soulevé, Milosz y consacre Ars Magna
publié à partir de 1917… œuvre centrale où le poète expose la révélation
mystique et physique qui lui a été faite. Milosz affirme que le sang contient
une substance incorruptible et illuminatrice. Le Magnum compositum. En
temps normal, cette substance serait rendue inactive par une sorte
d’empoisonnement due à notre façon de vivre, notre alimentation
notamment. Mais elle serait susceptible d’être réveillée par certaines
pratiques spirituelles. L’ascèse, l’alchimie, seraient les voies de ce réveil du
Magnum compositum qui n’ouvrirait pas seulement sur l’immortalité de la
chair. Milosz affirme en effet que le sang contient la conscience globale. Le
cerveau n’est qu’un filtre, un récepteur, comparable à la lune réfléchissant la
lumière solaire : « Lune et cerveau sont récepteur et ordonnateur de lumière.
Ils humanisent le surhumain, rendent accessible à nos yeux fragiles le dieu
aveuglant. 6 »Autrement dit, la conscience réside dans le sang. Le cerveau
n’est qu’un instrument pour en saisir des fragments, une sorte de tamis, de
miroir réducteur, nécessaire à l’individu pour qu’il ne soit pas foudroyé par
la Connaissance totale.
N’est-ce qu’une vision poétique ? Ou bien Milosz a-t-il réellement
pénétré le Grand Secret du monde ? A-t-il accompli ce rêve fou ? Lorsque je
les découvrais, certains passages d’Ars Magna me donnèrent l’impression
saisissante d’être face au témoignage d’un authentique initié. Milosz y
décrivait des effets précis de son illumination. Il parlait de l’entrée dans une
nouvelle perception du monde provoquée par le réveil du Magnum
compositum. Qualifié par Milosz de « feu d’omniscience » qui « couve
pareillement dans le sang animal, dans la sève nourricière de nos sœurs les
plantes et, en général, dans les trois substances de la somme terrestre », le
Magnum compositum y apparaissait comme une sorte de Cinquième Élément
commun à toute la Création. Étant partout, il permet la communication entre
toute chose dès lors qu’il a été rendu actif par l’Adepte. « Imagine donc levé
l’Astre de Mémoire, rayonnant terrible mais aussi tout doux d’un or comme
féminin – ah ! comme nous courons, toi et moi, saluer dans leur saint
langage le lézard, la pierre et l’ortie ! » 7
En lisant ces lignes, je ne pouvais que me rappeler les images, pleines de
Poésie elles aussi, qui évoquaient Milosz communiquant avec les oiseaux en
sa demeure de Fontainebleau. Images appartenant à sa vie visible, et qui me
semblaient alors refléter son existence invisible…
Il n’avait qu’à siffler un air de Wagner pour que les oiseaux du parc
entourant la demeure viennent à lui. « C’était surtout en hiver lorsque la
neige recouvrait le parc que le spectacle était étonnant […] Lorsqu’il
s’avançait ainsi au milieu des futaies neigeuses, c’était le roi de la forêt. On
le voyait marcher tout seul, vêtu de noir, accompagné d’une centaine
d’oiseaux de toutes les espèces […] » se rappellera un jardinier 8. Il y avait là
quelque chose de profondément Mystérieux qui ne rendait que plus
fascinante l’œuvre poétique de Milosz tout illuminée de ce « Soleil de la
Mémoire » dont la contemplation fige dans une éternelle fixité.
Les pages pleines de beauté d’Ars Magna soulevaient devant moi le
voile d’un monde magique où par la voie du sang l’homme peut réveiller en
lui-même le surhumain qui hante ses rêves. Il me revenait des images de
l’église Saint-Étienne-du-Mont à Paris. Quelques années plus tôt, j’avais été
particulièrement impressionné par l’un des vitraux de la galerie du cloître du
charnier. Un œuvre du XVIIe siècle, figurant le Pressoir mystique. Le Christ
allongé dans une cuve de pierre. Couvert des plaies de la Crucifixion, d’où
s’échappaient d’abondants filets de sang vermeil. Tous coulaient dans la
cuve si bien que le Christ baignait dans son propre sang. Il y avait quelque
chose d’étrangement fascinant dans cette représentation. Les remous créés
par les jets de sang, un tourbillon vermeil, hypnotisaient le regard qui se
mettait à suivre le parcours du nectar pourpre. Par un système de rigoles, le
sang s’écoulait dans différents tonneaux où il était recueilli par divers
personnages ecclésiastiques. La lumière solaire, traversant le verre, lui
donnait une coloration vive. Vivante.
Une interrogation trouble naissait de la vision de cette fontaine de sang.
À quel étrange culte du sang renvoyait-elle ? Quelle mystique – qui se
confondait, dans l’imaginaire, avec le mythe vampirique dont elle semblait
être le pendant solaire – incarnait-elle ?
Dans les pages de Milosz comme de Larcher se reflétait la vision passée
de ce vitrail. Il s’était imprimé sur ma rétine comme une des énigmes
scandant l’étroit sentier que j’avais commencé à emprunter. Les flots de sang
pieusement recueillis étaient figés dans le verre comme les mots du poète
lituanien dans l’encre d’Ars Magna. « […]Ô Sang magique jailli du cœur du
Maître ! 9 » Une curieuse voie d’Immortalité se devinait ici comme là. Une
voie derrière laquelle transparaissait le visage de l’Immortelle dont la vision
avait ébranlé Plantard.
La Belle endormie habitait ce rêve pourpre. Je la retrouvais, elle et son
corps diaphane, dans les dernières lignes couchées par Larcher, évoquant la
vision fulgurante de la dormition de l’être régénéré.
« […] dans ce Corps-Tombeau, le Précieux Sang continue d’opérer.
Dans l’Athanor de chair se cache l’Aludel du cœur et c’est peut-être dans ce
Graal que s’élabore ce qui défiera les contraintes du temps, de l’espace et du
mouvement… » 10
Dans ce Mystère de Sang, reposait la clef de Serpent Rouge – dont le
titre devenait très évocateur. Après avoir compris cela, je suis retourné à
Saint-Étienne-du-Mont. J’ai voulu à nouveau plonger mon regard dans les
tourbillons pourpres. Ils me rappelaient d’autres flots vermeils. Certaines
représentations de la Crucifixion où Marie-Madeleine, la plus accomplie des
disciples, recueille les gouttes du sang du Christ. Tableaux saisissants où
l’amante de chair et l’épouse spirituelle se confondent. Où l’on retrouve,
encore, toujours, le culte du sang du Maître. La nécessité de recueillir le
nectar pourpre. De conserver le vecteur magique d’Immortalité. Ici c’était
dans une coupe que Marie-Madeleine le recueillait. Ailleurs, sur une piéta du
e
XV siècle vue au Musée de Cluny, elle trempait une plume dans les plaies du
Crucifié pour en recueillir le sang avant de le verser dans un vase d’or. Puis
les souvenirs de ces tableaux d’église s’estompaient. Je me retrouvais face
au vitrail de Saint-Étienne-du-Mont. Et alors que je fixais cette Fontaine aux
éclats de rubis, je me demandais, dans le silence religieux du cloître : cette
femme transfigurée, cette femme éternelle évoquée par Pierre Plantard,
existait-elle vraiment ?
Dans le cloître de l’église Saint-Étienne-du-Mont à Paris. Le vitrail du Pressoir Mystique (détail). Des
plaies du Christ jaillit son sang, que collecte la cuve de marbre dans laquelle est couché le crucifié. Le
sang tourbillonne, avant d’être collecté par un système de rigoles. Derrière cette vision toute de
pourpre qui inspire le saisissement, miroite une mystique de la Magie du Sang. Apparaît l’extrémité
d’un étrange Fil Rouge que je n’ai cessé de suivre…

1. « Cantique de la Connaissance », LUBICZ MILOSZ, Oscar Venceslas de, Poèmes, Fourcade,


Paris, 1929, pp 91-101.
2. « Cantique du printemps », Ibid., pp 47-51.
3. « La Nuit de Noël de 1922 de l’Adepte », Ibid., pp 113-117.
4. « Psaume de la Réintégration », Ibid., pp 125-126.
5. Cité in CHARBONNIER Alexandra, O. V. Milosz. Le poète. Le métaphysicien. Le Lituanien,
L’Âge d’Homme, Lausanne, Suisse, 1996, p. 105.
6. MILOSZ O. V. de L., Ars Magna, éditions André Silvaire, Paris, 1961, p. 74.
7. Ibid., p. 46.
o
8. KOHLER Janine, « Oscar Vladislas de Lubicz Milosz », Cahiers lituaniens n 6, Alsace-
Lituanie, Strasbourg, 2005.
9. MILOSZ O. V. de L., Ars Magna, éditions André Silvaire, Paris, 1961, p. 68.
10. LARCHER Hubert, Le Sang peut-il vaincre la mort ?, coll. Aux frontières de la science,
Gallimard, Paris, 1957, p. 329.
6.
L’IMAGE D’UN PASSÉ ANCESTRAL

Éclairé par les écrits de Milosz, Serpent Rouge me révélait certains de


ses arcanes que je n’avais pu jusque-là saisir. J’y découvrais la façon dont
Pierre Plantard avait retrouvé la Belle Endormie. Tout était dit en quelques
mots : « J’étais comme les bergers du célèbre peintre POUSSIN, perplexe
devant l’énigme : “ET IN ARCADIA EGO…”. La voix du sang allait-elle
me rendre l’image d’un passé ancestral ? Oui, l’éclair du génie traversa ma
pensée. Je revoyais, je comprenais ! »
Ces phrases, je les avais lues et relues, sans pouvoir saisir ce qu’il se
cachait derrière cette étrange formule : « La voix du sang allait-elle me
rendre l’image d’un passé ancestral ? » Je comprenais à présent que Pierre
Plantard avait suivi le chemin de l’illumination enseigné par Milosz.
Cette « voix du sang » dont il invoquait le secours, c’était la conscience
suprême enfermée dans le sang dont parle Milosz. Au cours de son
pèlerinage, Plantard en avait appelé au lever du « Soleil de Mémoire », que
Milosz caractérisait par une « conscience et une connaissance absolues », la
perception de « la simultanéité et l’instantanéité du temps, de l’espace et de
la matière ».
Le voile se déchirant, celui en qui s’est réveillé le Magnum compositum
devient un visionnaire. L’exclamation de Plantard « Je revoyais, je
comprenais ! », me rappelait ce que j’avais lu dans l’ouvrage de Larcher : «
Songeons aussi à la vertu illuminatrice de la conscience que Milosz
attribuait au contre-poison anticorrupteur, en nous rappelant l’importance,
chez certains grands stigmatisés, de l’aptitude visionnaire qui leur livre,
plus ou moins imparfaitement, selon leur état, la conscience de certains
éléments d’un passé ou d’un lointain distant. Cette mémoire, étendue au-
delà des frontières de la vie individuelle et débordant parfois sur le présent
et même l’avenir, n’est-elle pas l’incertain clignotement, l’aube timide du
lever du Soleil de la Mémoire qui, vu face à face, fixerait, dans une
immobilité plus vivante que jamais, les corps de ceux qui rassemblent, dans
le présent d’une prodigieuse mémoire cosmique vaste comme les océans, la
vision totale de l’éternelle histoire ? » 1
Ainsi, Serpent Rouge évoquait une vision mystique de Plantard. Le
poème prenait une dimension nouvelle, insoupçonnée. Certains de ses
aspects, à commencer par sa symbolique alchimique, omniprésente,
trouvaient un sens. L’importance de l’alchimie dans la résolution de
l’Énigme était notamment signifiée à travers le jeu chromatique utilisé par
Plantard. Pour décrire les paysages traversés, ce dernier n’a en effet utilisé
que trois couleurs : le noir, le blanc et le rouge. Trois couleurs qui sont loin
d’être anodines dans l’hermétisme. Les couleurs des trois phases de l’œuvre
alchimique.
Je n’avais guère compris jusqu’alors la présence de cette symbolique
alchimique dans Serpent Rouge. Mais à présent, là encore, je comprenais.
Pour suivre Plantard, il fallait se plonger dans cette voie magique. Le
mystère des lieux ne se pénétrait pas qu’en les parcourant physiquement. Le
sentier qu’il avait suivi était à mi-chemin entre le monde visible et un
monde dissimulé aux sens communs. Pour retrouver l’inaccessible
sanctuaire, il fallait s’adonner à la transformation alchimique. Il fallait
réveiller en soi cette vision intérieure qui perce le voile de la réalité. Il
fallait réveiller le Sang Real, le Sang Royal ! C’est par ce travail-là – ce
travail de Solitaire – que Plantard avait bénéficié de la vision le conduisant
à la Belle Endormie.
Il y avait quelque chose de singulier dans ces découvertes. Plantard
apparaissait dès lors comme un visionnaire – un être à part qui, par une
pratique alchimique, aurait réveillé en son sang des capacités endormies.
Mais quel regard fallait-il porter sur ce qu’il avait « vu » ? Avait-il vérifié
par une découverte archéologique et physique cette fulgurance jaillie du
plus profond de ses veines ? L’ombre de l’homme en proie à ses songes se
penchait sur moi. « N’as-tu pas suivi jusque-là les chimères intérieures
d’une âme dévorée par les rêves inspirés de ses lectures ? » semblait-elle
me dire. Le timbre un rien ironique de sa voix sonnait comme l’annonce
d’une Nuit obscure. Ce doute n’était pourtant pas de ceux qui durent. Plus
fort était le sentiment d’avoir retrouvé à travers le Circuit tracé par Plantard
comme la trace d’un sentier perdu. Un sentier conduisant à un Domaine
mystérieux, dont les contours incertains commençaient à se dessiner, mais
que je ne savais comment approcher.

1. Ibid., pp. 328-329.


7.
LA LAMPE DE TULLIE

Il pouvait sembler irrationnel de se demander si Pierre Plantard avait pu


retrouver dans les entrailles de la terre le corps d’une femme, belle comme
un rêve, qui aurait miraculeusement traversé les siècles sans connaître la
moindre altération. À côté de la légende dorée du christianisme, qui est
émaillée de découvertes merveilleuses similaires, il existe pourtant, dans les
chroniques historiques, de nombreuses relations mentionnant ce genre de
découvertes.
Ainsi, le 14 avril 1485, aurait été retrouvé à Rome, dans une tombe
d’époque romaine, le corps d’une jeune fille qui avait traversé le temps sans
se corrompre. Elle reposait, comme endormie, en sa séculaire sépulture. Les
faits sont connus pour avoir été aussitôt consignés par l’humaniste Paolo
Pompilio (1455-1491).
« […]sous le pontificat d’Innocent VIII, des ouvriers occupés à extraire
du marbre à l’endroit de la Via Appia appelé Statuarium découvrirent trois
tombeaux antiques. Deux d’entre eux étaient des sépultures de famille ;
dans celle des Tulliens, on trouva un sarcophage de marbre blanc qu’on
ouvrit. Quelle ne fut pas la stupéfaction des ouvriers en y apercevant
doucement étendu le corps d’une jeune fille. Elle paraissait avoir de quinze
à seize ans : les yeux grands ouverts semblaient regarder. Ses cheveux
sombres, partagés au milieu du front, étaient relevés par-derrière en un
chignon fait de nattes. Quand on la souleva, on sentit que les membres
étaient souples comme dans la vie […] 1 »
Étrange autant que saisissante découverte qui émut la population au
point de faire craindre au pape la résurgence d’un culte païen. « Le bruit de
ce miracle se répandit avec une rapidité telle que, le jour même, plus de
vingt mille personnes se rendirent en pèlerinage à la voie Appienne pour
contempler le merveilleux visage de la vierge romaine. Le lendemain, la
foule enthousiaste souleva le lourd cercueil et le porta en triomphe jusqu’au
Capitole. Innocent VIII, inquiet de l’émotion populaire et de cette
admiration quasi païenne, fit dérober nuitamment la jeune morte, qu’on
ensevelit en secret dans un lieu que nul, depuis, n’a découvert. »
Le voile d’ombre jeté par l’Église de Rome sur la morte qui ne
connaissait pas le Temps la condamna à l’oubli. Seules quelques âmes
ardentes à accomplir « la fonction essentielle de l’univers qui est une
machine à faire des dieux » s’y intéressèrent encore. Elles, et quelques
pèlerins de l’Infini. Cela permit à son souvenir de parvenir jusqu’à nous.
D’habiter les songes du poète romantique breton Auguste Brizeux (1803-
1858). Celui-ci y consacra un poème : La Lampe de Tullie 2. Il y décrit la
découverte que font les profanateurs dans la sépulture antique. « Sous la
lueur d’une lampe d’opale Une femme dormait calme, élégante et pâle, Des
roses à la main et souriante encor, / Et ses longs cheveux noirs ornés d’un
réseau d’or […] »
e
Jamais siècle plus que le XIX n’a marié la beauté de la femme au
spectre de la mort. L’oxymore de la belle morte qui est né de cette noce
funèbre a façonné l’âme d’Edgard Poe (1809-1849). On le retrouve dans de
nombreuses œuvres fantastiques telles que La Morte amoureuse de
Théophile Gautier (1811-1872) ou La deux fois Morte de Jule Lermina
(1839-1915) – pour ne mentionner que deux de ces beaux poèmes d’Amour
et de mort. Guère étonnant que Brizeux, homme de ce siècle de l’Au-delà et
de la Femme, ait été sensible à l’image de Tullie. Mais son poème ne
recèle-t-il pas un plus profond mystère que ce reflet de la sensibilité du
Temps ? Il est en effet surprenant qu’il y donne une explication bien
particulière à l’incorruptibilité de Tullie…
Le père de la jeune Romaine, déchiré par la mort annoncée de sa fille,
aurait fait chercher en Gaule un druide pour tenter de la sauver. Mais
l’homme arrive trop tard. N’ayant pu arracher Tullie à la mort, du moins va-
t-il alors la soustraire à la corruption. Il s’enferme de nuit dans le mausolée
érigé par le père à sa fille. Étend la morte sur sa couche d’ivoire, pare d’or
ses cheveux, puis suspend au-dessus d’elle une lampe éternelle. Curieux
lien tissé entre l’immortelle Romaine de la Via Appia et la science cachée
des Druides de Bretagne. Cette terre qui allait devenir un des royaumes du
Graal – la coupe d’Immortalité rendue magique par le Sang du Christ – et
dont l’âme mystérieuse et les anciennes croyances coulent dans les veines
de Brizeux…
C’était aussi sur ces terres-là que Plantard avait, pour la première fois
sans doute, pénétré le singulier univers qui devait le posséder sa vie
durant… Plantard, dans les années 1940, avait d’ailleurs évoqué un écrit
secret de Brizeux. Il l’avait publié dans une revue éditée par ses soins :
Vaincre. Revue présentée comme émanant d’un ordre chevaleresque, et dont
les pages étaient remplies de rêves ésotériques… Cet écrit de Brizeux, dont
Plantard ne dit jamais où il le retrouva, mentionne une tradition secrète
qu’aurait recueilli le poète. Une tradition transmise de druide à druide,
parlant de cryptes secrètes situées en Bretagne. Sur leurs parois dérobées au
regard des hommes, a été gravé un enseignement secret. Une Tradition
hermétique.
Y avait-il un chemin qui reliait cette période bretonne de la vie de Pierre
Plantard à la découverte souterraine qu’il aurait faite dans la Haute-Vallée
de l’Aude ? Était-ce dans ce pays de spectres, de brumes et de menhirs qu’il
avait trouvé le commencement d’une carte lui indiquant la voie à suivre
pour arriver à l’étrange Domaine ?
Pour répondre à cette question, il ne me semblait pas y avoir d’autre
choix possible que de suivre ce sentier perdu sur lequel s’était aventuré
Pierre Plantard. Que de remonter celui-ci à rebours. Ainsi commença mon
étrange voyage à travers une France inconnue et progressivement sans cesse
plus magique…

1. Ibid., p. 76.
2. BRIZEUX Auguste, Œuvres d’Auguste Brizeux. Histoires poétiques. Deuxième partie,
Alphonse Lemerre, Paris, 1884, pp. 63-66.
PARTIE II
LA FORÊT DES MYSTÈRES

« Les Druides avaient fait un pacte d’alliance avec les forêts. Cela
correspondait alors à une réalité parce que les forêts étaient vivantes.
Ce qui de nos jours est superstition et légende était une vérité il y a
trois mille ans. Les esprits des arbres, les génies de la nature existaient
quand leurs corps terrestres n’avaient pas été mutilés. Maintenant ils
ne se laissent plus apercevoir par la race destructrice des créatures à
deux pieds qui met tout son plaisir à les faire mourir. Ils savent que la
plus innocente fille d’hommes ne songera, en s’en allant dans les
endroits où ils vivent, qu’à arracher ce qu’ils ont créé avec amour et
qui est leur adoration, les fleurs. Au temps où les forêts étaient
silencieuses et où les végétations s’épanouissaient librement, l’essence
vivante des arbres se matérialisait et pouvait devenir visible pour
certains hommes parvenus à la clairvoyance du monde plus subtil qui
nous entoure. Tous les hommes primitifs parlent de ces créatures
timides, fuyantes, bienveillantes que sont les esprits de la nature et
tous leur prêtent les mêmes qualités et les mêmes défauts, parce qu’ils
ont peut-être eu d’elles la même expérience. »
Maurice Magre, La Clef des Choses Cachés, 1935.
8.
LE MYSTÉRIEUX MANOIR DU TERTRE

C’est en lisière de la forêt de Brocéliande. Une petite route qui parcourt


ces territoires bretons où tout semble pouvoir arriver, à commencer par le
plus extraordinaire. Après quelques fermes isolées, qui ne semblent pas avoir
changé depuis des siècles, la route monte vers le point culminant des
environs, le tertre éponyme. Et puis, brusquement, à travers les arbres et la
végétation, se dessine l’ombre du manoir.
Le Manoir du Tertre. Fixé sur des panneaux de bois desséchés par le
soleil et récemment dégagés par le nouveau propriétaire des lieux, son nom,
en lettres de fer vaguement gothiques, accueille le visiteur. Un visiteur qui ne
semble pouvoir passer par là que s’il s’est égaré ou cherche précisément ce
lieu coupé du reste du monde. Ce n’était, bien sûr, pas le hasard qui m’avait
guidé.
Il y avait quelque chose de silencieux à mon arrivée. À travers la
végétation – qui baignait dans une paix particulière – les murs massifs de la
demeure me renvoyaient à la vision d’un autre Temps. Ils semblaient émaner
d’eux des kyrielles de souvenirs qui ne m’appartenaient pas. J’en retrouvais
la sensation dans le jardin, autour d’un vieux puits. C’était là, au milieu des
fleurs éparses de juillet et des herbes hautes, que le passé semblait, plus
qu’ailleurs, demeurer. À la vision du Manoir et de son parc, se superposait la
pensée de celle qui les avait habités, et qui me conduisait à eux : Geneviève
Zaepffel (1892-1971), énigmatique prophétesse de Paimpont, qui avait joué
un rôle majeur dans l’initiation de Pierre Plantard aux réalités de l’Invisible.
C’était par elle que tout semblait avoir commencé.
Il y avait plusieurs jalons importants dans la vie du Maître d’œuvre du
Mythe de Rennes-le-Château. Le premier, le plus précoce, était sa rencontre,
alors qu’il n’était qu’enfant, avec l’ancienne propriétaire du manoir. Au
milieu des ténèbres entourant la vie, au final fort mal connue, de Pierre
Plantard, ce lieu particulier de la Bretagne rayonnait comme la très certaine
première terre étrangère à Paris à laquelle Pierre Plantard s’était confronté.
C’était peut-être là, en marchant sous les ombrages de la voisine forêt de
Brocéliande, que le jeune Pierre Plantard avait franchi son propre Val sans
Retour…
Depuis lors, l’intérieur de la demeure avait pour une grande part bien
changé. Mais il en émanait encore, dès lors qu’était franchi le seuil du
premier salon, une impression de mystère, d’ouverture sur un autre monde…
Dessiné sur l’enduit, il y avait là un portrait de Corto Maltese. Il était de la
main d’Hugo Pratt (1927-1995), qui l’avait réalisé lors d’un de ses séjours
en ces murs. Curieux signe que ce visage. Il semblait faire du manoir une
sorte de lieu de rencontre pour ceux qui suivent le chemin de l’initiation. Un
lien invisible paraissait relier ceux qui passaient ici. Corto Maltese, le héros
de papier, avait traqué l’antique continent de Mu, qui habitait aussi les
pensées de Zaepffel comme celles de Plantard. Tous avaient été hantés par
les mêmes obsessions, même si elles prenaient des formes différentes en
fonction de leurs parcours individuels.
La salle suivante était celle où l’ancienne demeure livrait le plus de son
passé. Si les bibliothèques en avaient été changées, il demeurait le
magnifique grand escalier de bois. Il était rongé par le Temps et empli par lui
de cette poésie que seuls les siècles écoulés peuvent donner à certaines
œuvres humaines. De cette même période, restait également l’encadrement
de la cheminée, fait du même bois, et représentant deux chevaliers en arme.
Lorsque je les vis, ils m’évoquèrent immédiatement certaines rêveries
chevaleresques qui avaient animé Plantard. Son grand idéalisme qu’avait
toujours blessé la descente progressive des sociétés modernes dans un
monde qui en était dépourvu…
J’avais prévu, durant la soirée succédant à mon arrivée, de faire quelques
clichés. Une conversation avec le propriétaire des lieux et deux autres hôtes,
qui étaient arrivés au manoir sans en connaître l’histoire, me détourna
momentanément de ce but. Après avoir évoqué la figure de Geneviève
Zaepffel, la conversation tourna curieusement autour de l’état actuel du pays,
de ce sentiment, alors omniprésent dans les discours, d’un lent délitement et
de l’attente d’un changement. Certaines paroles rappelaient les attentes
idéalistes qui avaient pu animer Zaepffel comme Plantard, et il y avait dans
le présent un écho singulier de ces voix du passé. Comme si le lieu, sans
cesse, appelait les mêmes rêves. Il était presque minuit lorsque le salon
retrouva son silence…
C’est dans cette atmosphère nocturne aux accents fantastiques que je
commençais à prendre en photo les éléments significatifs du salon. Les
chevaliers de bois de la cheminée. L’escalier – qui était au cœur du mystère
dont le manoir était l’écrin. Et puis l’étrange portrait laissé par la
prophétesse. Elle avait donné à son sujet des instructions très strictes. Aucun
des propriétaires futurs de la demeure n’aurait le droit de le décrocher ou de
le changer de place. Il devrait rester à l’endroit précis où il avait été fixé.
Comme s’il fût investi d’un pouvoir particulier, ou d’une mission. En face
était disposé un miroir dédoublant étrangement l’image de la voyante. Sur le
portrait, toute vêtue de blanc, celle-ci prenait dans la pénombre une
consistance presque irréelle. Son regard, surtout, retenait l’attention.
Extrêmement pénétrant, comme s’il eut scruté le fond des âmes qui se
présentaient devant lui…
Dans le silence que la nuit a rendu au Manoir du Tertre (Bretagne), émane du portrait de Geneviève
Zaepfell (1892-1971) une singulière aura. À force de fixer son regard, naît la sensation de fixer des
yeux de chair. Le tableau fut-il investi d’un « pouvoir » magique par celle qu’il représente ? Toujours
est-il que Geneviève Zaepfell coucha dans son testament la curieuse injonction aux futurs propriétaires
du Manoir de ne jamais le déplacer, fût-ce de quelques centimètres… Chercha-t-elle par cette directive
à éviter qu’un « charme » ne soit rompu ?

Le vieil escalier de bois du Manoir du Tertre. Le cœur mystique de la demeure. C’est là que
Geneviève Zaepfell eut sa première claire vision de l’Invisible. Là que le vieux monde évanoui se
manifesta à ses yeux pour la charger d’une Mission à laquelle elle consacra le reste de son
existence terrestre. Par son aspect, il est de nature à appeler l’Autre-Monde. Ses antiques marches
de bois craquent sous les pas, suggérant d’invisibles présences…
Pilier de bois sculpté supportant le linteau de cheminée, dans la salle principale du Manoir du
Tertre. Les chevaliers de ce manoir, vus par Pierre Plantard lorsqu’il était jeune, ne purent
qu’entretenir les idéaux chevaleresques qui inspirèrent une grande partie de son œuvre… Ils
veillent toujours en silence, attendant le retour du Roi.
9.
LE MONDE INVISIBLE

… Dans l’éclat des yeux du portrait semblaient contenus tous les reflets
du passé.
Geneviève Marie Joséphine Zaepffel, de son nom de jeune fille
Lefeuvre, naît le 5 mars 1892 dans la ferme de ses parents, à Paimpont.
Dans ses mémoires, elle expliquera avoir été, dès sa naissance, placée sous
le signe de l’Autre-Monde. « Je naquis à l’ombre d’un printemps. Le jour
pointait à peine, des personnes du village aperçurent près de ma demeure
deux cierges allumés. En Bretagne, ces cierges sont toujours un signe de
mort, si bien que le bruit se répandit vite alentour que le nouveau-né ne
vivrait pas. Les deux cierges avaient leur symbole. En faisant son
apparition, l’enfant que j’étais mourrait à la vie terrestre, sa vie ne serait que
spirituelle, et l’âme ne prendrait jamais entièrement possession de ce corps
de chair : juste assez seulement pour s’en servir comme d’un véhicule et
parcourir avec lui le monde terrestre. Cet enfant vivrait simultanément sur
deux plans, et converserait avec les invisibles qui sont les morts et avec les
vivants qu’on appelle les hommes… 1 » Quelques années plus tard, dans le
Manoir du Tertre, construit au milieu du XVIIe siècle, acheté par ses parents
en 1903, la toute jeune fille va vivre ses premières expériences
surnaturelles. Ce qu’elle écrivit à leur sujet est comme une invitation à
franchir la porte du Temps. À qui lit ses écrits et se rend ensuite au Manoir
du Tertre, ils permettent d’abolir le cours des ans. Ce qui fut est à nouveau.
Les mots de la médium déchirent le voile jeté sur le passé, ramènent celui-
ci de l’invisible. Ils esquissent devant le grand escalier du Manoir la
silhouette d’une enfant. Geneviève Zaepffel à l’âge de sept ans. Le jour de
sa première vision de l’autre monde.
Alors qu’elle s’apprête à rejoindre sa chambre à l’étage, l’enfant
découvre un vieillard « d’ombre et de neige » assis sur les marches du vieil
escalier de bois. « Grand, immobile, une longue barbe blanche précisant la
noblesse de son visage, l’homme, assis sur une marche au milieu de
l’escalier, semblait guetter mon passage. Mais ce n’était pas un homme.
C’est que les âmes, délivrées des chaînes de la chair, savent prendre parfois,
pour atteindre nos âmes encore prisonnières, l’apparence de la vie », écrira-
t-elle 2.
Enveloppé d’une cape blanche, porteur d’une faucille d’or et du gui, «
symboles des Druides », l’apparition la saisit par son regard. « J’étais
comme hypnotisée par le rayonnement de ses yeux, semblables à l’azur des
cieux éclairés par les rayons du soleil, et donnant l’impression de l’infini
par leur transparence. »
À l’arrivée de l’enfant, le spectre se lève, et dès lors la précède dans sa
marche silencieuse. « Mais à l’angle du couloir, sa forme s’estompa, sembla
prendre la couleur des murs, devint plus imprécise et plus floue, se
transmua en une sorte de phosphorescence pâle, de plus en plus pâle,
jusqu’à n’être plus qu’un des innombrables et fuyants reflets que mes
flambeaux du soir projetaient devant moi. » Demeurée seule dans sa
chambre, l’enfant a toutefois l’impression que la présence invisible ne l’a
pas quittée. Et en effet, la rencontre va se poursuivre dans son sommeil.
L’homme revint, la même nuit, la voir en songe.
C’est au cours de cette rencontre onirique que fut scellé le destin
terrestre de Geneviève Zaepffel, dont toute la vie ne fut, dès lors, que
l’accomplissement de la prophétie donnée en rêve par le vieillard. « Tu
abandonneras ta forêt. Tu iras à Paris, en Amérique, tu parleras aux foules,
tu guideras les âmes. Jusqu’à l’âge de vingt ans, ta santé demeurera
chancelante ; mais les choses spirituelles prendront en toi le pas sur les
choses physiques. Les richesses de la terre couleront entre tes doigts, et tu
ne garderas jamais pour toi que la seule richesse essentielle : le trésor de ta
foi. » Le vieillard saisit alors la main de l’enfant, qui ferme les yeux pour
les rouvrir à ce monde. Mais ce n’est pas un réveil coutumier qui l’attend.
Cette nuit a transformé la jeune enfant. « […] la vision du songe s’était
abolie, mais la petite Geneviève du réveil avait laissé très loin, dans une vie
différente, sur un plan étranger, la petite Geneviève qui s’était endormie. »
Sachant qu’elle ne serait pas comprise, l’enfant ne dit pas un mot de sa
troublante expérience. Elle se renferme dans un pesant silence, incapable de
jouer et de rire. Ses proches, qu’elle aime, lui semblent étrangers. Elle a
l’impression, constante, de voir au-delà de ce qui l’entoure. Pâle, diaphane,
elle inquiète les siens.
À l’âge de 16 ans, au cours de son sommeil, elle se sent soulevée dans
les airs, et son corps dédoublé ne cesse de monter vers le ciel jusqu’à se
trouver devant une porte ogivale. Un homme dont elle ne peut voir le visage
l’attend, et la conduit à travers de nombreuses galeries jusqu’au moment où
il lui déclare : « Nous sommes arrivés. Souviens-toi de ce que tu vas voir et
retiens ce que tu vas entendre. »
Se déroule alors sous ses yeux un pèlerinage breton. Un cortège défile,
au centre duquel quatre hommes portent une statue sur une litière. L’homme
qui l’accompagne lui parle, lui dit avoir été roi, et lui annonce qu’il sera à
nouveau couronné et glorifié dans une abbaye qu’il a fondée. « Tu me
reconnaîtras alors, poursuit-il, mais, auparavant, tu auras contribué aux
décorations qui feront revivre mon éphémère royauté. Ce n’est que lorsque
tu auras été témoin de ces choses que tu connaîtras l’emploi des forces qui
t’ont été données. » C’est alors que la jeune fille se retourne et découvre le
visage de son guide, « visage auguste » qui « devait rester gravé en [s]on
âme ».
Après que l’homme l’eut conduite vers d’autres visions, elle se sentit
brusquement aspirée par un abîme, puis se réveilla, gardant l’impression «
d’un beau voyage au pays légendaire d’un conte de fées ». L’expérience, à
vrai dire, ne prit toute sa dimension surnaturelle que quelques années plus
tard.
Alors qu’elle passe ses vacances dans la forêt de son enfance, celle qui
est à présent une jeune femme, voit venir à elle le recteur de la paroisse. Ce
dernier a besoin d’aide pour décorer son église à l’occasion d’une grande
fête qu’il organise en l’honneur de saint Judicaël, ancien roi breton et
fondateur de l’abbaye de Paimpont. À ces mots, comme des réminiscences,
des bribes de l’étrange rêve reviennent à l’esprit de Geneviève. Ces
souvenirs évanescents et mystérieux la poussent à interroger le prêtre, qui, «
dans la grande forêt tout embaumée des parfums tièdes de ce matin d’été »
se met à lui raconter l’histoire de saint Judicaël… Pour la jeune femme, la
Traversée des Apparences est sur le point de s’accomplir intégralement.

1. ZAEPFFEL Geneviève, Mon combat psychique, Éditions Baudinère, Paris, 1939, p. 23.
2. ZAEPFFEL Geneviève, Le Livre de mes prophéties, Éditions Baudinère, Paris, 1937, p. 9.
10.
« LOIN DU MONDE, MON ÂME S’ÉPANOUISSAIT PARMI
LES ARBRES… »

Les faits se passent au temps du roi Juthaël, dixième descendant du roi


Conan Mériadec, qui reprit la province d’Armorique sur les Romains et fut
couronné en 390. Il règne sur son domaine de Gaël, entouré de vastes forêts.
À cette même époque, vit dans la province armoricaine de Léon un roi
nommé Ausochus, dont la fille Pritelle est d’une « rare beauté ».
Beauté de corps. Beauté d’âme aussi. Pritelle est habitée par une vision
surnaturelle qu’elle a eue de son futur époux. Saisie par cette expérience
mystique, qu’elle n’a racontée à personne, elle refuse tous ses prétendants.
Elle sait que l’homme qu’elle a vu va venir. Et effectivement, un jour, en
l’absence de son père, Juthaël arrive en son château. Il s’est égaré au cours
d’une chasse. Ou plutôt, « une force invisible » l’a conduit jusqu’auprès de
la princesse.
Dès l’instant où elle le découvre, elle reconnaît celui qui lui est apparu
lors de sa vision. Elle l’accueille donc en son château, lui offre une chambre
pour la nuit. Et c’est alors au tour de Juthaël, pendant son sommeil, de faire
un songe énigmatique. Il y découvre une colonne. Elle est d’acier poli dans
sa partie basse, d’or dans sa seconde moitié. Juthaël se met à prier. C’est
alors que le ciel s’ouvre et que lui apparaît Pritelle. Elle lui affirme qu’elle
doit lui rendre cette colonne dont la garde lui avait été confiée. À son réveil,
frappé par cette vision nocturne, Juthaël envoie un de ses serviteurs consulter
un ermite nommé Talosémius – lequel passait pour avoir la faculté de prédire
l’avenir. L’ermite déchiffre le songe merveilleux. Explique qu’il signifie que
Pretelle donnera à Juthaël un fils « plus illustre que lui sur la terre et dans le
ciel ». Effectivement, l’aîné des enfants du couple royal, Judicaël, couronné
en 590 et régnant jusqu’en 660, fonda l’abbaye de Paimpont, et, dans les
dernières années de sa vie, quitta les ors de la royauté, déposa sa couronne,
et s’enferma dans la vie de cloître, ayant pour maître spirituel saint Méen.
Sa nouvelle vie le conduit à rencontrer le monde spirituel. Dans une
grotte située non loin de là où Geneviève Zaepffel écoute le récit du prêtre,
Judicaël a été, tout comme elle, favorisé d’une vision spirituelle. Lors d’une
de ses extases mystiques, la Vierge s’est manifestée à lui. Elle lui a demandé
que l’on creuse à l’endroit par elle désigné. Une source en jaillira, a-t-elle
prophétisé. Une source dotée d’une eau qui guérira ceux qui la boiront. Ce
lieu, devenu lieu de vénération, est connu de Geneviève. À travers les mots
du prêtre, elle découvre son origine merveilleuse.
Le récit du recteur est perçu par elle comme une véritable invitation à
pénétrer la dimension surnaturelle du monde qui l’entoure. « J’étais, je
l’avoue, émerveillée de ce conte du passé, tout éclairé d’une vie surnaturelle
» dira-t-elle. Se retrouvant seule dans les bois à regagner l’antique manoir,
elle ne peut s’empêcher, à l’évocation de ces songes prophétiques
mentionnés par le prêtre, de penser au rêve qu’elle-même a fait plusieurs
années plus tôt – ce songe « qui hantait encore [s]on cœur à plusieurs années
de distance ».
Puis vient la preuve de l’existence de l’au-delà, la démonstration
incontestable. À l’approche de la fête de saint Judicaël, la jeune femme, bien
qu’habitée par le doute, pressent qu’elle va peut-être voir à travers ses yeux
de chair ce qui lui a été montré en songe. De ce qu’il va arriver, découlera
pour elle « une déception affligeante ou une croyance solidement établie ».
Ce sera la croyance inébranlable. La procession est bien celle qu’elle a vue
en rêve. « […] lorsque la statue passa, je vis, ô joie indescriptible, la
reproduction fidèle de mon roi astral », écrira-t-elle plus tard.
Dès lors, la vie de Geneviève Zaepffel n’aura plus pour fil d’Ariane que
ses rencontres avec l’invisible pour lesquelles la forêt de Brocéliande –
chargée des images spectrales de l’Autre-Monde – va jouer un rôle majeur.
Elle la perçoit comme un « lieu des enchantements, avec ses vieux arbres qui
virent passer l’enchanteur Merlin, ses allées où glissèrent les pas sans
pesanteur de la fée Viviane ». C’est sous ses ombrages qu’elle fait de «
longues promenades » dont elle se souviendra dans ses écrits. Promenades
au cours desquelles elle trouve le passage entre les mondes.
« […] des compagnons inconnus paraissaient soudain à mes côtés, me
donnaient des conseils, entretenaient ma foi, et disparaissaient comme des
fantômes qu’ils étaient… », écrit-elle dans Le Livre de mes prophéties
(1937). 1 En 1938, Mon Combat psychique reviendra sur ces souvenirs. «
Cette vie continua à s’écouler entre ma chambre et la forêt où des
personnages irréels, plutôt des âmes ayant revêtu l’apparence de la chair,
venaient converser avec moi, m’initiant aux choses spirituelles. […] La seule
chose dont j’ai gardé le souvenir précis, c’est qu’en rentrant de la forêt,
j’étais étonnée d’entendre vibrer la voix des miens ; cela provoquait dans
mon état comme un choc. Mes conversations avec la forêt semblaient une
communion d’âme à âme, puisque aucun son ne paraissait s’échapper de nos
lèvres. Loin du monde, dans le silence de cette forêt, ma géante amie, où
j’admirais l’œuvre de Dieu, mon âme s’épanouissait parmi les arbres, leurs
branches, leurs feuilles. J’y retrouvais la force de vivre, j’y acquérais cette
connaissance psychique que m’insufflaient les générations passées qui y
avaient vécu et souffert. Mon initiation progressait. 2 »
Il y a dans les écrits de Geneviève Zaepffel de très belles lignes, de celles
qui saisissent l’âme et y laissent de puissants tableaux. En les parcourant,
puis en traversant les lieux qui ont été les témoins de ces « visions », on
devine l’origine de la puissante certitude qui habita par la suite Pierre
Plantard. Tout disait ici qu’il était d’autres yeux que ceux de chair. Qu’il
existait des sens intérieurs permettant de voir ce que l’homme commun
ignorait dans son aveuglement. Au Manoir du Tertre s’était
incontestablement ouverte pour Pierre Plantard une porte sur le monde
invisible.
Mais ce n’était pas la seule chose qu’il avait trouvée en ces lieux. Lui
aussi, comme la maîtresse de l’antique demeure, s’était certainement
enfoncé dans la forêt qui jouxtait la propriété. Cette forêt à mi-chemin entre
notre monde et une autre réalité.
Brocéliande. On peut marcher des heures dans ce dédale de chênes et de
roches, sous un ciel gris, jetant sur les lieux une de ces atmosphères
particulières qui estompent la frontière entre les mondes. D’étroits chemins y
conduisent à des vestiges mégalithiques, à des vals, des arbres séculaires
qu’habitent les souvenirs des vieilles légendes bretonnes évoquant Merlin,
Viviane et Arthur. Figures tellement présentes qu’on les devine derrière le
voile des apparences. Qu’on s’attend à voir leurs silhouettes séculaires
traverser les landes. À les surprendre en franchissant le seuil d’une clairière
solitaire.
Tout ne reste pas ici à l’état de vagues songes. Cette sorte de forêt
magique abrite en son sein un bien singulier édifice. Un véritable temple
initiatique à la gloire du Graal qui se dresse au cœur des chênes comme
arraché à un mystérieux roman. Il est pourtant bien réel, conçu par un
étonnant abbé dans les années 1940. Sur les mosaïques ornant le sol de ce
sanctuaire, une inscription en faisait un jalon sur la Ligne Rouge que je
suivais : « Le Pouvoir du Sang divin ».
En dehors des sentiers fréquentés, un des arbres remarquables de la forêt de Brocéliande (Bretagne).
Ses puissantes branches semblent être le miroir de ses toutes aussi puissantes racines, pour leur part
invisibles au regard. Il y a quelque chose de mystique dans la vision d’un arbre. Il relie littéralement la
Terre et le Ciel, se nourrit de l’un comme de l’autre, et vit de leur influence bénéfique dans un parfait
équilibre. Un tel être inspire le silence, ouvre la porte du monde évanoui des anciennes croyances. Je
crois que les arbres ont toujours été mes Maîtres. Il ne peut en être qu’ainsi pour qui sait les regarder
tels qu’ils sont. À ce sujet, j’aime à relire ces lignes de John Muir (1838-1914), où se reflète ce que
j’ai pu, moi aussi, ressentir à l’ombre de ces silencieux Instructeurs : « On nous dit que les plantes sont
des créatures périssables, dépourvues d’âme, et que seul l’homme est immortel, etc., mais c’est là un
sujet, je pense, dont nous ne savons presque rien. Quoi qu’il en soit, ce palmier-là était impressionnant
au-delà des mots, et il m’a dit des choses plus importantes que je n’en ai jamais entendues d’un prêtre
de l’espèce humaine. »

1. ZAEPFFEL Geneviève, Le Livre de mes prophéties, Éditions Baudinère, Paris, 1937, p. 33.
2. ZAEPFFEL Geneviève, Mon Combat psychique, Baudinière, Paris, 1938, p. 30.
11.
UN ÉTONNANT ABBÉ

La statue se dresse silencieusement devant la petite chapelle. Une figure


solennelle. Celle d’un prêtre. Vêtu de sa soutane. Les mains croisées dans le
dos. Debout sur un rocher. Le regard fixe derrière ses lunettes. Fixe sur un
horizon indéterminé.
Certains lieux ont besoin d’un révélateur. D’un médium qui en révèle
les secrets. L’homme représenté sur la statue vert-de-grisée était de ceux-là.
Une de ces âmes qui ne se contentent pas de ressentir une atmosphère, mais
qui veulent en comprendre l’origine. Qui veulent passer à travers la brume.
L’abbé Henri Gillard naît le 30 novembre 1901 dans les murs séculaires
du manoir de Trénaleuc en Guégon. Ordonné prêtre à 23 ans, le 20
décembre 1924, il est nommé vicaire à Plumelec puis à Crédin. Ce sont des
années difficiles pour lui. L’autorité religieuse ne lui fait aucune confiance
quant au contenu de ses sermons. Il est surveillé, suspecté et se réfugie dans
l’étude. Les reflets de l’Autre-Monde qu’il y entrevoit lui donnent la force
de traverser les épreuves humaines.
En 1940, il est mobilisé, mais la défaite française le rend, dès 1942, à
ses fonctions. Il est alors nommé recteur de Tréhorenteuc, paroisse délaissée
dont l’église est dans un piètre état. On n’y accède à l’époque que par des
chemins de boue. Il y a peu d’habitants, et ceux-ci sont pauvres. Deux
raisons qui vouent la paroisse isolée à un profond mépris de la part d’un
clergé bien souvent éloigné des valeurs christiques. L’abbé Gillard n’est pas
de ces traîtres. Peu lui importe de n’avoir en tout et pour tout que 150
paroissiens. Ce n’est pas les ors de ce monde qu’il cherche.
À Tréhorenteuc, une nouvelle vie commence pour le prêtre, jusque-là
muselé par sa hiérarchie. Une libération. À présent recteur, il n’a plus de
comptes à rendre, n’a pas à faire relire ses sermons. Peut enfin exprimer ces
résonances de l’Infini qui le brûlent depuis longtemps.
Profitant du temps que lui offre l’éloignement du monde des hommes,
l’abbé se plonge dans l’étude des légendes du Graal. Le Graal. La relique la
plus mythique, la plus sacrée, de la culture chrétienne. Selon la tradition, la
coupe du dernier repas du Christ, puis dans laquelle son sang fut recueilli.
Ensuite rapportée en Europe par Joseph d’Arimathie et cherchée par les
chevaliers de la Table Ronde réunis autour de la figure tutélaire du Roi
Arthur.
Gillard est véritablement hanté par la figure du Graal. Impossible de ne
pas voir là la manifestation de l’esprit du lieu. Car la forêt de Paimpont,
lorsque le prêtre y arrive, a définitivement été identifiée comme la forêt de
Brocéliande des romans arthuriens. Le lieu mythique où se déroulent
plusieurs hauts faits des romans du Graal.
Dans ses heures de solitude, Gillard retrace l’histoire de la sainte
relique. Le récit qu’il restitue commence après la mort du Christ, lorsque la
coupe sacrée passa entre les mains de Ponce Pilate. Devinant l’importance
de l’objet, Pilate confia le Graal à Joseph d’Arimathie. Ce dernier le cache
alors dans le « coin le plus secret de sa maison », avant d’être peu après
arrêté. On l’accuse d’avoir dérobé le corps du Christ à sa tombe. Il est jeté
dans un cachot. C’est là qu’il voit lui apparaître le Christ. Ce dernier est
venu lui remettre le Saint-Graal, dont Joseph d’Arimathie ne tarde pas à
expérimenter les vertus magiques. Incarcéré durant 42 ans, il ne vieillit pas,
et perd même la conscience du Temps. Libéré, il quitte la Terre Sainte,
embarque miraculeusement vers l’Occident, traversant les flots sur son
manteau. Protégeant la relique magique, il la transmet ensuite à son fils.
Mais l’histoire du Graal ne s’arrête pas là. Gillard la retrace jusqu’à la
fondation d’un Ordre de Chevaliers destiné à servir et assurer la garde de la
relique – l’ordre de la Table Ronde.
Comme elle le fit avec Geneviève Zaepffel, et tous ceux qui, avant elle,
tout au long du XIXe siècle, y ont cherché les ombres de Vivianne et de
Merlin, la forêt de Paimpont parle à travers Gillard. Lorsqu’on se penche
sur les écrits du prêtre, on découvre un homme que traverse l’inspiration.
Qui ne reste pas, ne veut pas rester, dans les rails confortables du dogme.
Gillard est un aventurier de l’âme. Il se laisse entraîner par la forêt de
songes. Il n’hésite pas lorsqu’elle l’invite à franchir les frontières
dogmatiques du christianisme. Car l’abbé le sait : bien que christianisée, la
légende du Graal est premièrement païenne.
Gillard en retrace la genèse. Cherche ce qu’est le Graal avant
l’apparition du terme au XIIe siècle. Consignant ses recherches par écrit, il
parle des traditions celtiques mentionnant un « hanap où il suffirait de boire
pour se pénétrer de toutes espèces de sciences 1 ». Il évoque, aussi, les
traditions évoquant un récipient similaire à une corne d’abondance, en cela
qu’il dispense à ses possesseurs toute sorte d’aliments et de boissons. Il
parle, encore, d’un vase ressuscitant les morts sur les champs de bataille.
Brisé un jour par un impie, le vase sacré fut par la suite reconstitué. « Peu
après, un nouveau vase fut créé, réunissant toute la puissance du vase
disparu et celle également de tous ceux qui, en dehors de lui, avaient fait
parler d’eux. » La coupe utilisée par le Christ lors de son dernier repas ne
serait pas autre chose que cet antique vase païen reconstitué. Étrange propos
dans la bouche d’un prêtre, qui, par ces quelques mots, lie directement le
Graal chrétien aux Graals païens, et fait de l’un le continuateur des autres.
Cette quête intérieure donne à l’abbé Gillard une force particulière.
Allume en lui un feu ardent. Loin de se laisser enterrer dans l’oubli auquel
pensait le condamner sa hiérarchie en l’envoyant dans ce bout du monde,
l’abbé Gillard aspire à faire rayonner Tréhorenteuc. Il va pour cela en
rénover l’église. Après les travaux de première nécessité, il fait installer de
nouvelles statues et vitraux. Là encore, l’emprise des lieux – de la forêt –
est manifeste sur son esprit. Aux scènes hagiographiques tirées du
répertoire traditionnel, s’ajoutent des figurations empruntées aux Romans
de la Table Ronde. L’église devient une projection de ses recherches. Les
manifeste aux yeux de tous, et replonge bientôt l’homme dans la tourmente.
En faisant de son église un sanctuaire du Graal, l’abbé Gillard accomplit
une œuvre chrétienne, mais une œuvre qui va vite se heurter au
conformisme bassement matérialiste des autorités religieuses. Une nouvelle
fois il va devoir s’affronter à celles-ci. Les libertés que prend l’abbé avec
l’iconographie religieuse ne plaisent pas, elles heurtent même, choquent.

1. Le Recteur de Tréhorenteuc, Curiosités et légendes de la forêt de Paimpont, Les éditions du


Ploërmelais, Plöermel, sans date, p. 25.
12.
LE MIROIR AUX FÉES

En 1945, l’abbé Gillard s’est alloué les services d’un prisonnier de


guerre allemand, un peintre nommé Karl Rezabeck. L’abbé le loge et le
nourrit. En échange, Karl Rezabeck réalise les tableaux dont le prêtre lui
donne une description précise.
Suivant scrupuleusement les instructions de Gillard, Rezabeck peint
l’étonnant chemin de croix de l’église. Étonnant parce que chacune des
stations – qui montrent le cheminement du Christ vers sa mort – est située,
non pas à Jérusalem comme c’est toujours le cas, mais dans les environs de
Tréhorenteuc.
Pour qui connaît le village et ses alentours, le paysage de chaque station
est parfaitement identifiable. Ainsi la deuxième station est-elle située dans la
cour du presbytère de Tréhorenteuc. La troisième station laisse voir la prairie
s’étendant rue Neuve. En celle-ci évolue, avec ses oies, sainte Onenne dont
les restes reposaient en la petite église, dans un cercueil de plomb, dont nul
ne sait aujourd’hui où il se trouve dans la chapelle. La quatrième station
montre le Manoir de la rue Neuve. On le retrouvera à la huitième station. Les
neuvième et treizième stations ont pour cadre le Val sans Retour. Sur la
première, on reconnaît très nettement les rochers dentelés surplombant le
Val. Le paysage de la seconde dévoile le lac situé à l’entrée de l’espace
magique : le Miroir aux Fées.
Si cette transposition bretonne de la Passion du Christ peut surprendre,
ce n’est toutefois pas par elle que le scandale advint. Celui-ci trouve son
origine dans une autre « liberté » que prend le prêtre lorsqu’il donne une
interprétation personnelle à certaines stations.
Traditionnellement, le chemin de croix représente le Christ chutant à
trois reprises. L’iconographie habituelle figure simplement Jésus chutant à
terre. Mais pour l’abbé Gillard, ces chutes doivent faire sens à celui qui les
contemple. Le Christ symbolise le parcours de l’homme. Ses trois chutes
représentent donc trois tendances de la nature humaine qui égarent l’individu
: l’Orgueil, l’Avarice et la Luxure.
La Luxure, celle par qui le Scandale arrive. L’abbé Gillard la fait
représenter face au Christ tombé à ses pieds. Vêtue d’une robe rouge aux
transparences suggestives, elle est parée de bijoux ajoutant à son
magnétisme. Un fin liseré d’or détoure son décolleté. Insiste sur la rondeur
de ses seins. Altière, fière, elle semble écraser le Christ de sa domination
charnelle. Le supplicié est allongé à ses pieds, les yeux clos, comme endormi
par ses charmes. Elle, le regarde avec dédain et hauteur. Ses cheveux
miroitent de reflets bleus. La grande tentatrice, comme échappée d’un rêve
de chair d’Édouard Chimot (1880-1959), est la Morgane du voisin Val sans
Retour.
Guère étonnant que l’œuvre fasse polémique. L’abbé est conspué par
bien de ses confrères. Ceux-là crient au blasphème. Peu lui importe.
Tréhorenteuc rayonne. Les visiteurs appelés par la mythique forêt et ses
charmes viennent voir les décorations de la chapelle – qui devient peu à peu
un véritable temple du Graal.
Après le chemin de croix, l’abbé Gillard fait exécuter trois tableaux, des
fenêtres ouvertes sur la légende arthurienne. L’un d’eux figure la Table
Ronde, dont tous les membres ont été réunis. Au centre, porté par les anges,
le Graal apparaît sous l’aspect d’une coupe d’or sertie de pierres précieuses.
Des trois tableaux de l’église de Tréhorenteuc consacrés au mythe du Graal,
c’est le plus conventionnel : l’image s’inspire de l’apparition du Graal
représentée dans le Lancelot en prose d’Evrard d’Espinques (vers 1475). Par
leur facture contemporaine, les deux autres tableaux sont en revanche moins
conformistes.
Celui consacré au Val sans Retour met en scène la Morgane déjà
rencontrée sur le chemin de croix. La tentatrice à la chevelure sombre s’y
dresse dans la même robe rouge face non plus au Christ, mais à Lancelot.
C’est par lui qu’est en effet brisée la magie du Val sans Retour, ce lieu
surnaturel créé par la fée Morgane grâce à l’enseignement de Merlin.
Morgane, trahie dans son amour pour le chevalier Guyamor, avait conçu de
se venger en donnant naissance à ce val maudit. Tout chevalier infidèle, fût-
ce en pensée, qui y entrerait, y serait aussitôt retenu par un charme
indestructible que seul pourrait rompre celui dont le cœur n’aurait jamais
failli. Celui-ci c’est Lancelot, éperdu de la reine Guenièvre au point de
passer à travers tous les artifices créés par Morgane pour le faire chuter.
Sur le tableau, autour de Morgane et de Lancelot, sont représentés
quelques-uns des 253 chevaliers enfermés dans le Val durant 17 ans. Leur
vie est oisive, faite de jeux, de festins, de joutes amicales, de danses… Une
existence agréable. Mais qui ne fait pas oublier aux chevaliers qu’ils sont
prisonniers. Condamnés à ne jamais quitter ce lieu d’enchantement que
ferme une muraille de pierre, que dominent des flammes, et que garde un
géant. Le peintre a figuré ce dernier attaqué par un captif tentant vainement
de s’échapper de l’indestructible sortilège.
L’autre tableau est consacré à un des sites mythiques et magiques de la
forêt de Brocéliande : la fontaine de Barenton. Antique lieu de réunion d’une
école druidique, la fontaine, source enfouie ceinturée par un muret de pierre,
est, selon la légende, l’objet d’un phénomène miraculeux. Lorsqu’on y puise
de l’eau pour la verser sur son perron – connu sous le nom de Pierre de
Merlin – aussitôt se lève une furieuse tempête.
Divisé en quatre parties, le tableau figure plusieurs légendes ayant
Barenton pour théâtre. Yvain, le Chevalier au Lion, agenouillé au bord de la
fontaine, en sort un gobelet d’or rempli d’eau. Derrière lui, surgit l’ombre
ténébreuse d’un chevalier noir, tandis que dans le fond, parmi les arbres
verdoyants, se devine une silhouette féminine. C’est le récit de Chrétien de
Troyes mis en image. Calogrenant, cousin d’Yvain, ayant versé l’eau de la
fontaine sur son perron, déclenche une terrible tempête. Escalos le Roux,
protecteur du lieu, surgit alors. Un combat s’engage, dont Calogrenant sort
perdant. Survivant mais honteux, il rapporte son récit. Yvain décide de le
venger. Il se rend dans ce but à Barrenton, verse l’eau sur le perron,
déclenchant la venue du chevalier. Un combat dantesque s’engage. Yvain
poursuit Escalos jusqu’en son château, où il le terrasse, avant de poser les
yeux sur sa veuve – la belle Laudine – et de tomber éperdument amoureux
d’elle.
Une autre scène majeure du tableau évoque Viviane et Merlin. Selon la
tradition, c’est à la fontaine de Barenton que Merlin et la fée Viviane se
seraient rencontrés. Leur histoire connaît différentes versions. L’abbé Gillard
a retenu celle voulant que Merlin, pour séduire Viviane, prenne l’apparence
d’un beau jeune homme. Désirant assurer son emprise sur lui, la fée exige
qu’il lui délivre l’art d’enfermer un homme par enchantement. Bien que
devinant les desseins de la jeune femme, Merlin finit par céder à sa
demande. Viviane l’enferme alors dans un château né du puissant
envoûtement. Tous les plaisirs terrestres y sont offerts au magicien, mais il
ne peut en sortir d’aucune façon.
Transportant dans le monde rêvé des légendes, la scène figurée frappe
une nouvelle fois par la sensualité explicite de la jeune femme représentée.
Dans sa robe blanche, « la belle, l’éblouissante Viviane », pour reprendre les
mots du recteur 1, pourrait paraître, de loin, n’être qu’une nymphe d’éther.
Mais l’œil se rapprochant la découvre dans toute son animale carnalité. Sous
le voile translucide de sa robe, transparaissent les touches colorées de ses
secrets atours. Aréoles rose chair de ses seins. Obscur reflet de sa toison.
Ainsi, au fil des peintures de Karl Rezabeck réalisées sous la directive de
l’abbé Gillard, ressuscitent les charmes passés de Brocéliande. Une étrange
œuvre se met en place, où l’idéalisme chrétien rencontre la puissante magie
des anciens mythes. Une œuvre esthétique et enchanteresse dont l’abbé veut
faire une porte ouvrant sur la réalité spirituelle du monde.
Dans son esprit, l’église de Tréhorenteuc, que ses supérieurs et ses
confrères vouaient à l’oubli, est devenue un véritable phare de l’Autre-
Monde sur Terre. S’il met autant d’énergie à lui donner une nouvelle
décoration, c’est pour attirer les foules. Gillard veut faire du tourisme une
voie d’éveil. Alors, il se pose en éducateur. Il ne fait pas qu’illustrer les
légendes arthuriennes. Il les explique à ses visiteurs. Par la parole, d’abord.
Puis par l’écrit. En 1948, il publie une petite brochure : Curiosité et
Légendes de la Forêt de Paimpont. C’est un de ses textes synthétiques où il
s’attelle à exposer le sens des lieux et de leurs alentours. Un condensé de ses
recherches.
Il publiera, dans le même but, d’autres écrits. Autant de textes qui nous
permettent de traverser le voile des apparences. De comprendre le véritable
sens de son œuvre. On y devine que ses recherches l’ont conduit, bien vite,
bien au-delà du folklore local, vers le profond Mystère que voilent les
légendes. Que derrière les apparences de la forêt, des villages et des églises
alentour, il a décelé l’existence d’un secret séculaire, voire millénaire. Et
qu’il a décidé d’en parler en faisant en sorte que seuls quelques-uns puissent
le comprendre. Comme si autour de sa chapelle aussi se faisait entendre la
mystérieuse mélodie qui m’accompagnait sur ce chemin dérobé. Et qui,
comme un refrain obsessionnel, me soufflait : « Savoir. Oser. Vouloir. Se
taire. »
Le Christ aux pieds de la Luxure. Une des stations du chemin de croix de l’église de Tréhorenteuc
(Bretagne) qui fit scandale dans les années 1940. Sortant des représentations habituelles de la
troisième chute du Christ, l’abbé Gillard le fit représenter devant cette femme voluptueuse l’écrasant
de son puissant érotisme. Derrière elle, se devinent les charmes de Morgane, la Tentatrice rêvée dont
le souvenir hante Brocéliande. L’abbé Gillard voulait montrer les épreuves réellement subies par le
Christ lors de son incarnation terrestre et ne pas en rester à une symbolique abstraite, hors de portée du
croyant.
La « belle, l’éblouissante Viviane » telle que l’abbé Gillard la fit peindre en son église de Tréhorenteuc
(détail du tableau consacré à la Fontaine de Barenton). S’apprêtant à séduire Merlin, la fée Viviane
apparaît surtout parée de ses charmes de femme, de ses sortilèges de chair que laisse transparaître son
fin voilage blanc. Puissant contraste avec les vierges voilées honorées par le christianisme. Incarnation
de la tout-puissance des anciens mythes et dieux.

Dans le chœur de l’église de Tréhorenteuc (Bretagne), le Val sans Retour. Tableau réalisé sur les
instructions de l’abbé Gillard dans les années 1940. Le Val sans Retour se situe dans le voisinage de
Tréhorenteuc. Le tableau commandé par l’abbé Gillard est comme une fenêtre ouverte sur ce qui se
cache derrière les paysages fantastiques et atmosphériques de la forêt de Brocéliande. Une formulation
picturale donnant à voir l’Autre côté du miroir. La petite église de Tréhorenteuc est tout entière conçue
pour guider vers le franchissement de cette Porte qui se cache à l’Intérieur.

1. Ibid., p. 14.
13.
« NE VOUS ARRÊTEZ PAS AUX APPARENCES.
RÉFLÉCHISSEZ. »

L’abbé Gillard n’est pas de ces âmes qui s’arrêtent aux apparences.
C’est un Chercheur. Un homme en quête des réalités invisibles. Un de ceux
qui veulent percer l’écorce du monde visible. La déchirer et voir ce qui se
cache au-delà.
En 1950, il reçoit la visite d’André Breton (1896-1966), qui poursuit
dans la forêt de Paimpont le fantôme de la fée Morgane. Un long dialogue
les réunit. Les deux hommes évoquent les légendes et leur symbolisme. Ils
ne partagent bien sûr pas les mêmes opinions. Mais il y a quelque chose de
commun dans leur démarche. André Breton est guidé par l’analogie
poétique – à travers laquelle il met en lumière « un monde ramifié à perte
de vue et tout entier parcouru de la même sève 1 ». De son côté, Gillard, par
le biais de l’analogie mystique, cherche « à travers la trame du monde
visible, un univers invisible qui tend à se manifester ». S’ils sont
idéologiquement différents, les deux systèmes aboutissent au même regard
perçant le mystère des apparences.
Ce mystère de l’Au-delà possède Gillard. En 1954, il fait réaliser la
grande mosaïque couronnant l’ornementation intérieure de l’église. Un
grand cerf blanc traverse la forêt, majestueux, auréolé, portant une croix à
son cou. C’est un symbole christique, mais aussi un symbole emprunté aux
légendes du Graal et aux mythes celtes. Le cerf est un guide vers l’autre
monde — d’où il vient…
Plus les années passent, plus l’abbé Gillard se laisse absorber par le
symbolisme. Il est convaincu de l’existence d’un sens caché du monde et
des œuvres d’art. Une phrase, plusieurs fois répétée à l’écrivain Jean
Markale (1928-2008), qu’il reçut en son presbytère pendant 12 ans, au
rythme de 3 mois par an, est significative de sa pensée : « Regarde bien
l’ensemble et cherche ce qui n’est pas normal, pas habituel. C’est ce détail
qui t’indiquera la signification réelle de ce qui est représenté 2. »
Entre 1951 et 1955, ses méditations et travaux le font se passionner
pour la « mystique des nombres ». Il lit. Beaucoup. Parcourt les églises de
sa région. Observe les œuvres d’art religieux. Les scrute jusque dans leurs
plus infimes détails. En fait des relevés précis. Ce travail obsessionnel,
méticuleux, a une raison : il a décelé une sorte d’alphabet symbolique
auquel auraient eu recours les artistes locaux.
L’abbé Gillard sait qu’« au-delà du réel apparent », il est un « autre réel
que l’être humain intelligent doit saisir ». Selon lui, la perception de cet
autre réel se fonde, en ce qui concerne l’art et l’architecture, sur un langage
secret qui a été perdu. Un langage qui repose sur cette « mystique des
nombres » dont la compréhension va, littéralement, le consumer. Car
Gillard est convaincu de l’existence d’un langage numérique, qui
remonterait « peut-être à l’origine de l’humanité », et dont « on pourrait
penser que ce fut la première langue qui fut écrite ». La retrouver est
essentiel. Sans la connaissance de cette langue, il est impossible
d’approcher le sens réel des œuvres qu’elle ordonne.
Voilà le dessein de son périple à travers la Bretagne. Chaque sanctuaire,
chaque calvaire, chaque architecture et tableau d’église lui permettent
d’exhumer une part de la langue perdue. Une langue qu’il voit à l’œuvre
partout. À laquelle plus personne ne comprend rien mais que son
acharnement à la saisir lui permet de retrouver.
Son ouvrage La Mystique des nombres dans les Beaux-Arts expose, à
travers de nombreux exemples, le résultat de cette œuvre archéologique.
Car c’est ainsi que l’abbé perçoit son travail. Il n’hésite pas à traiter
d’inepte et d’inutile l’archéologie matérielle. Celle-ci cherche à arracher à
la terre le témoignage des civilisations éteintes. Cette archéologie-là a peu
de valeur à ses yeux. Ce qui incombe pour lui, c’est de retrouver la Parole
perdue. La première langue qui permet de passer outre l’illusion du monde.
La devise du prêtre pourrait être celle qu’il associe au nombre 9, son sens
caché : « Mystère. Ne vous arrêtez pas aux apparences. Réfléchissez 3. »
Une signification qui, dans le système analogique de Gillard, se base sur la
forme du 9 : « Si l’on veut bien réfléchir, le 9 est un escargot dont il faut
briser la coquille pour voir la vérité. » Analogie mystique et poétique sont
des voies parallèles…
Briser la coquille. Passer à travers les voiles occultants. Les recherches
de l’abbé Gillard le conduisent vers un système de plus en plus complexe.
Toujours plus vaste et profond. Le prêtre met au jour un lien entre la
mystique des nombres et le zodiaque, qu’il considère comme la pierre
angulaire de tout cet édifice symbolique. Il s’absorbe donc dans son étude.
Là encore, tire de celle-ci un ouvrage synthétique : Le Secret du zodiaque.

1. BEHAR Henri, Les Pensées d’André Breton, coll. Bibliothèque Mélusine, l’Âge d’Homme,
Lausanne, 1988, p. 56.
2. Collectif, L’abbé Henri Gillard, éditions de l’église de Tréhorenteuc, Tréhorenteuc, 1990, p.
118.
3. Le Recteur de Tréhorenteuc, La Mystique des nombres dans les Beaux-Arts, Les éditions du
Ploërmelais, Plöermel, sans date, p. 25.
14.
LE SECRET DU ZODIAQUE

Œuvre de l’école d’Alexandrie, le zodiaque est envisagé par l’abbé


Gillard comme un résumé de la religion. C’est là que réside son secret. Sa
forme extérieure, symbolique, cache un message intrinsèque. Chacun de ses
signes est un idéogramme, un « hiéroglyphe » dont la compréhension
permet d’accéder au savoir caché. Les prêtres, jadis, initiaient les fidèles à
cette science. Cet enseignement s’étant perdu, il faut à présent le retrouver.
Pour Gillard en effet, le zodiaque est inutile à qui ne sait en comprendre le
sens 1. Celui-ci retrouvé, il redevient un intermédiaire symbolique entre
l’homme et le divin.
On entre ici dans une pensée qui, si elle ne se déclare pas comme telle,
relève néanmoins de l’ésotérisme. Ésotérisme, du grec esôteros : ce qui est
à l’intérieur. Ce qui est réservé aux initiés. Gillard veut percer le secret du
zodiaque. Cherche le message que dissimule son apparence extérieure. Il se
plonge pour cela dans une véritable étude comparative des différentes
formes qu’il a connues au cours de sa longue histoire. Ce travail lui permet
d’obtenir, sur chaque signe, une somme plus importante d’informations.
Des précisions capitales pour en appréhender le sens originel.
Patiemment, Gillard met côte à côte des zodiaques appartenant à
différentes cultures. De l’un à l’autre, il note les variations dans la forme
des figures. À Aoste, le zodiaque s’ouvre sur la double figure de Janus «
aux deux visages et aux deux portes, l’une qu’il ferme et l’autre qu’il ouvre
». Puis ce sont des symboles bien différents des signes zodiacaux
traditionnels qui sont décrits : un vigneron qui taille sa vigne, un semeur de
blé, un porteur de fagot, pour ne citer qu’eux. De l’Œdipus Ægyptiacus
publié au XVIIe siècle par le Révérend Père Kircher (1601 ou 1602 – 1680),
Gillard exhume le « zodiaque dit du second Hermès ». On y croise Isis,
Apollon, Hermès, ou encore Appis. Dans le même ouvrage, le prêtre
s’attarde sur un autre zodiaque, dont il note là encore minutieusement les
particularités. Il remarque que le signe de la Balance est rapproché
d’Esculape séparant deux serpents, tandis qu’au Verseau est associée une
figure dont la poitrine laisse jaillir des fontaines de vie. Il retrouve cette
configuration sur un troisième zodiaque, dont il trouve encore une fois la
reproduction dans les pages jaunies de l’Œdipus Ægyptiacus. Son œil
attentif aux symboles perçoit toutefois des différences. Les sources ne
jaillissent plus seulement de la poitrine, mais de la figure
anthropomorphique tout entière. Dans ce zodiaque beaucoup plus fouillé
que les précédents, les figures sont nombreuses. Gillard s’y attarde sur
Anubis, le « maître de l’Autre-Monde », Hercule, ou encore Isis.
De cette étude comparative, le recteur de Tréhorenteuc tire une série
d’équivalences symboliques. Certaines mettent en rapport les signes du
zodiaque avec des scènes de vie quotidienne. Une autre correspondance est
faite avec les travaux d’Hercule. Douze travaux, douze signes. Chaque
signe a une équivalence dans un des travaux. De la même façon, Gillard
dresse un tableau où chaque signe se voit associé à l’un des douze apôtres et
à une partie du corps – associations qu’il n’invente pas, les reprenant à
différents traités d’astrologie.
Au fil de ses études, l’abbé trace le maillage d’un immense jeu de
correspondances. Selon lui, le message du zodiaque a connu de multiples
transformations lui donnant différentes formes. Il est ainsi possible, par
exemple, de le déceler dans la littérature du Moyen Âge où, note Gillard, «
on retrouve les gémeaux sous le nom de Tristan et d’Yseult, morts le même
jour et recouverts dans leur tombe de la même aubépine » 2.
Ainsi, tout devient un extraordinaire cryptogramme reflétant, à qui sait
l’y retrouver, un enseignement occulte. Chaque chose prend une valeur
cachée. Derrière les nombres compris entre 1 et 12, Gillard perçoit une
valeur symbolique. Chacun de ces nombres renvoie en effet d’après lui aux
figures associées aux douze signes du zodiaque. Par exemple, le nombre 10
évoque « Orphée ou le charmeur d’oiseaux ; le dieu Pan caressant un
serpent ; Mercure séparant deux serpents qui se battent… » ou encore un
homme se dépouillant de ses vêtements.
« Ne vous arrêtez pas aux apparences. Réfléchissez. » Voilà l’obsession
de l’abbé Gillard. Voir derrière le miroir. À côté de son travail sur le
zodiaque, les heures passées devant les œuvres religieuses ou le front
penché sur de vieux livres lui permettent de reconstituer ce qu’il va
progressivement appeler l’« écriture idéographique ». C’est la langue
perdue qui fait de tout tableau religieux une œuvre cryptée. Gillard l’affirme
: une partie de l’image est réelle et l’autre fictive. La partie fictive, c’est la
scène représentée. La partie réelle, c’est ce qu’elle symbolise. Les couleurs,
les figures (animales notamment, mais aussi religieuses, comme les anges),
les nombres ou encore les différentes parties du corps ont chacun un sens
précis. À travers les formes, l’écriture idéographique donne une apparence
matérielle fictive à des idées et des réalités spirituelles concrètes. Là encore,
c’est une vision profondément ésotérique qui guide le prêtre.
L’« écriture idéographique » sera l’aboutissement de son œuvre. Sa
synthèse globale. Le point focal qui en relie tous les éléments. Il s’en fait
l’historien. Âgé de 6 000 ans, le zodiaque chaldéen serait la première forme
d’écriture idéographique connue. Une transposition d’idées sous forme
d’images. 3 000 ans plus tard, l’alphabet grec relève du même principe.
L’abbé a trouvé des corrélations entre l’un et l’autre. L’alphabet grec
emprunte aux formes de la Nature. Par son tracé, l’Alpha évoque le poisson.
L’Oméga reproduit les cornes du bélier. Se devine là l’équivalence entre le
zodiaque et l’alphabet grec. À l’Alpha correspond le poisson, à l’Oméga le
bélier. Un même jeu de correspondances peut être établi avec les nombres,
puis avec des figures.
Ainsi l’abbé Gillard couronne-t-il son œuvre écrite, que l’on pourrait
résumer à travers ses propres mots : « Jésus n’a rien inventé. Il s’est
contenté de mettre en lumière des principes bien plus anciens et qu’on avait
tendance à oublier ou à négliger 3. » Le recteur de Tréhorenteuc a bien
compris qu’à travers le christianisme survit quelque chose de plus
archaïque. Affirmation surprenante pour un prêtre !
Après la décoration de l’église, ce sont donc ses publications qui lui
attirent une nouvelle fois les foudres des autorités religieuses. Celles-ci
dénoncent le caractère non orthodoxe de ses propos. Il reçoit des lettres
anonymes qui l’accusent de tous les maux. Certaines se révèlent être écrites
par des prêtres. Encore une fois, ceux qui sont censés incarner le message
du Christ sur Terre se montrent bien peu chrétiens. Les mots utilisés, les
moyens employés atteignent Gillard au plus profond. Malgré sa force de
volonté, il cède à la souffrance humaine. C’est un mystique, mais c’est aussi
un homme. En 1962, il quitte Tréhorenteuc pour Paris, espérant pouvoir y
vivre plus sereinement sa mission de prêtre. Mais la grande ville le rejette.
La Bretagne le rappelle. Sa hiérarchie le maintient alors farouchement à
l’écart de l’église de Tréhorenteuc. Ses paroissiens s’insurgent et finissent
par obtenir son retour. Il ne quittera dès lors plus le solitaire village breton,
où il s’éteindra en juillet 1979. Il sera enterré dans son église. Une église
dont il avait fait la gardienne du Secret vers lequel l’avaient conduit ses
inlassables recherches. Et qui conserve, intact mais voilé, un bien singulier
message.

1. Le Recteur de Tréhorenteuc, Le Secret du zodiaque, Les éditions du Ploërmelais, Plöermel,


s.d., p. 6.
2. Ibid., p. 58.
3. Collectif, L’abbé Henri Gillard, éditions de l’église de Tréhorenteuc, Tréhorenteuc, 1990, p.
129.
15.
« LA PORTE EST EN DEDANS. »

« La porte est en dedans. » C’est par cette formule, gravée sur l’arcature
de sa porte, que l’église du Graal de Tréhorenteuc accueille le visiteur.
« La porte est en dedans. » Autrement dit, la porte de pierre que l’on
voit, la porte matérielle, n’est pas la véritable porte. C’est une autre porte,
une porte secrète, intérieure, qu’il faut parvenir à retrouver. Un autre seuil
qu’il faut passer.
« La porte est en dedans. » Ce que l’on voit n’est pas la réalité. C’est
l’au-delà des apparences qu’il faut saisir. Une « instruction » résumant toute
la pensée d’Henri Gillard, que l’abbé Rouxelle, à l’occasion de ses
funérailles, le 18 juillet 1979, avait défini par cette formule : « Ce que vous
voyez n’existe pas, par contre ce que vous ne voyez pas existe réellement 1. »
Une fois franchi le seuil du sanctuaire, l’âme est saisie par cet appel de
l’invisible. Le lieu manifeste l’existence d’un secret à comprendre. L’esprit a
l’impression de se retrouver au cœur d’un formidable idéogramme à
déchiffrer. Ce n’est pas une vue de l’imagination ou le produit d’une
atmosphère. C’est une réalité objective.
Les ouvrages de l’abbé Gillard peuvent laisser dubitatif quant à la
pertinence des interprétations du recteur. À bien des égards, certaines
lectures qu’il propose paraissent difficiles à soutenir. Gillard donne souvent
l’impression d’avoir, à son insu, inventé de toutes pièces le langage secret
qu’il est convaincu de redécouvrir. Pour peu que l’on soit un tant soit peu
critique, l’écriture idéographique apparaît comme le pur produit de son
esprit. Mais elle est pour lui une réalité. Une certitude. En croyant l’exhumer
de l’oubli, il l’a codifiée. A créé son alphabet. Or, c’est à l’aide de cet
alphabet de symboles qu’il a pensé la décoration de l’église de Tréhorenteuc.
C’est avec cette langue qu’il a écrit sa structure comme sa décoration, son
plan d’ensemble comme ses plus petits détails.
La véritable clef de l’église de Tréhorenteuc, ce n’est pas la clef de fer
qui en ouvre la porte de bois. C’est l’œuvre écrite de l’abbé Gillard qui en
ouvre la porte invisible. La porte d’en dedans. Celle qu’il faut chercher à
travers la forêt de symboles élaborée par l’homme de foi.
« La porte est en dedans. » Le sens est bien sûr philosophique.
Initiatique. Mais il indique aussi, littéralement, un cheminement à suivre
dans l’église. Invite à y chercher une autre porte. Matérielle. Et de fait,
devant la porte ouest – celle qui est toujours close et par laquelle on ne rentre
pas – l’abbé a fait façonner une porte de pierre à l’intérieur même de
l’édifice. Une porte située face au grand vitrail du Graal. Sur son linteau, est
peinte une inscription qu’un regard trop rapide pourrait prendre pour une
date : 1,618.
Une virgule six cent dix-huit. Et non mille-six-cent-dix-huit. Un virgule
six cent dix-huit, c’est-à-dire le Nombre d’Or. Nombre mythique, expression
d’une proportion gageant de l’harmonie de l’œuvre réalisée, qu’elle fût
picturale ou architecturale. Nombre mystique, que l’on retrouverait encodé
dans les œuvres mêmes de la Nature et qui participerait d’une forme de
langage divin.
En gravant le Nombre d’Or sur le linteau accueillant le visiteur, l’abbé
Gillard indique qu’il est une des clés majeures de lecture et de
compréhension du sanctuaire. C’est autour de lui que l’abbé a non seulement
proportionné le grand vitrail, mais aussi tous les passages et ouvertures de
l’église. En le rendant visible, l’abbé souffle à qui veut l’entendre qu’il
convient de découvrir les secrets de son œuvre. 1,618 manifeste ce qui ne se
voit pas. Indique que c’est cela la structure occulte de l’église, qu’il faut
découvrir pour accéder à la véritable porte intérieure. Non plus, cette fois,
une nouvelle porte de pierre. Mais une porte vers l’invisible.
Chaque détail du bâtiment est une incitation à dévoiler cet ordre
invisible. Debout face au 1,618, le pèlerin qui tourne le regard sur la gauche
découvre une autre énigme. Derrière le baptistère, sur le mur, deux
mosaïques suscitent le mystère. D’un côté, une queue de poisson. De l’autre,
une tête de bélier. Deux fragments du zodiaque – les seuls présents dans le
sanctuaire – dont on ne peut comprendre la signification qu’après s’être
plongé dans les écrits de l’abbé Gillard.
La compréhension des mosaïques du baptistère repose en effet dans la
connaissance du jeu d’équivalence symbolique entre les images, les lettres et
les nombres que l’abbé élabore à travers l’« écriture idéographique ». J’ai
déjà signalé que, dans ce système, la queue de poisson, et par conséquence le
signe zodiacal des Poissons, renvoie à l’Alpha – tandis que le Bélier, par ses
cornes, est l’Oméga. En apposant autour du baptistère les Poissons et le
Bélier, l’abbé Gillard y associe donc – comme il est de mise – l’Alpha et
l’Oméga. Ces deux lettres figurent sur les baptistères chrétiens, en référence
aux paroles prêtées au Christ dans l’Apocalypse de saint Jean (XXII, 12) : «
Je suis l’Alpha et l’Oméga, le premier et le dernier, le commencement et la
fin… »
Le sens est donc conforme au dogme catholique. Mais c’est le langage
qui ne l’est pas. Sans la maîtrise du symbolisme particulier élaboré par
l’abbé Gillard, ces mosaïques resteraient drapées dans un profond mutisme.
Une singulière énigme.
Pourquoi ce jeu ? Tout comme « 1,618 », les mosaïques du baptistère
signalent l’existence d’un message occulté dans la décoration et signifient en
quelle langue il a été tracé. Elles disent que c’est dans le déchiffrement de ce
langage que réside la clef de l’église, la voie magique vers cette porte
intérieure qu’elle ouvre.
Que le lieu garde un profond secret métaphysique, il n’y a, pour s’en
convaincre, qu’à s’approcher de la plus importante des œuvres pensées par
l’abbé Gillard : le vitrail du Graal.
Installé en 1951, il se trouve derrière l’autel. Il met en scène le Christ et
Joseph d’Arimathie. Celui qui, d’après les évangiles, demanda le corps du
Christ mort sur la croix à Ponce Pilate et qui, selon la tradition, ramena le
Graal d’Orient en Occident, jusqu’en Angleterre. Agenouillé aux pieds du
Christ, Joseph d’Arimathie fixe le Graal – coupe d’émeraude apparue au
milieu de langues de feu. Au-dessus, des anges tiennent un phylactère sur
lequel se lit la formule « Le Calice de mon sang »…
Le Graal, sur lequel l’œil perçoit, incisé dans l’émeraude, un motif
paysager, fascine et hypnotise. Mais dès lors que l’œil se détache de la coupe
et parcourt l’ensemble de la composition, il ne cesse d’être capté par la
profusion de détails qui préside à sa composition. Au bas du vitrail, sur la
gauche, deux lapins attirent l’attention. L’un d’eux se dresse debout. Il
amène une de ses pattes avant sur sa gueule. La cache. Dissimule ainsi la
parole qu’il délivre à l’autre. Scène étonnante, fascinante. Représentation
explicite et indéniable de la transmission d’un secret. Toute l’église de
Tréhorenteuc est dite ici. Le sanctuaire garde un enseignement caché qu’il
dissimule dans ses symboles. Il faut le voir au-delà de ses apparences. Pour
cela, s’attarder sur le moindre détail, les couleurs, les figures. Alors,
seulement, est-on en mesure d’entendre ce que dit le lapin qui pourrait être
blanc…
Le vitrail du Graal, l’œuvre majeure de l’église de Tréhorenteuc (Bretagne). L’abbé Gillard y a
dissimulé de nombreux symboles. Certains semblent renvoyer à une histoire occulte de l’Ordre du
Temple. D’autres esquissent quelques jalons sur le chemin perdu conduisant au saint Graal. Scrutant
les détails de cette forêt de symboles, l’œil y distingue ainsi, poussant sur un arbre, une singulière et
unique pomme bleue… Élément clé d’une profonde Énigme structurée comme un labyrinthe de
miroirs traversant toute la France.

La transmission du Secret (détail du vitrail du Graal, dans l’église de Tréhorenteuc). Situés au bas du
grand vitrail du Graal, ces deux lapins signalent qu’ici se transmet un indicible secret. L’un murmure à
l’oreille de l’autre en prenant soin de dissimuler sa parole au regard. C’est l’indication claire, laissée
par l’abbé Gillard, qu’il a dissimulé un message dans la décoration et la structure de son église. Il faut,
comme Alice, suivre le lapin, qui ici n’est pas blanc, pour passer de l’Autre Côté du Miroir.

1. Ibid., p. 167.
16.
L’ÉGLISE DU GRAAL

De part et d’autre du grand vitrail central, le Graal est représenté sur


deux vitraux latéraux. Les trois verrières rayonnent autour de la formule
tracée sur le sol devant l’autel, comme un talisman magique. « La Puissance
du sang divin. »
À gauche, le vitrail de l’Action de Grâce. La coupe d’émeraude est posée
sur la table réunissant le Christ et ses disciples lors du Dernier repas. À
droite, le vitrail de l’Apparition du Saint-Graal. Les chevaliers de la Table
Ronde lèvent les yeux sur le Graal que leur apportent deux anges. Dans le
fond de la composition, le Christ sur la croix. Il a le flanc percé par la lance
du centurion romain. Un filet de sang vermeil s’en échappe. Source
abondante s’écoulant dans la Coupe. Fontaine vermeille m’évoquant celle de
Saint-Étienne-du-Mont et les écrits de Milosz.
Mais l’attraction de la chapelle de Tréhorenteuc est trop forte pour s’en
laisser arracher longtemps. Les deux scènes dessinées par l’abbé Gillard sur
les verrières latérales me rappellent. Elles se répondent par un jeu de miroir.
Pas seulement parce qu’elles sont disposées l’une face à l’autre. Des
symboles se font écho. Soufflent qu’elles doivent être lues ensemble.
Aux angles bas des vitraux sont représentés des triskèles. Un motif
symbolique constitué de trois spirales entrelacées. Dont la découverte
surprend d’abord parce qu’on ne l’attend pas dans une église. C’est un vieux
signe qui remonte aux temps celtes, appartient à une autre religion. Un de
ces glyphes au sens perdu, qui représenterait le soleil en ses trois phases :
lever, zénith, coucher. À moins qu’il ne s’agisse des trois éléments
primordiaux, ou des trois mondes : celui des vivants, celui des morts, et celui
des esprits.
Sur le vitrail de la Cène, les deux triskèles sont sénestrogyres. Ceux du
vitrail de l’Apparition du Graal sont dextrogyres. Il y a donc un jeu
symbolique. Les deux vitraux se répondent. Les triskèles le signifient.
Invitent à déceler d’autres correspondances basées sur l’inversion. Ainsi
guidé, l’œil décèle que toute la composition des deux tableaux repose sur ce
jeu de miroir d’où émergent des différences. Sur le vitrail de la Cène seul le
Graal est disposé sur la table autour de laquelle sont réunis Jésus et ses
disciples. Elle est vide de tout autre ornement. À l’inverse, sur la table
arthurienne sont disposés assiettes, pains et verres de vin. Selon le même
principe, se révèle une autre différence entre les deux représentations. Au
premier plan de la Cène apparaît une chaise restée vide. Il manque un
disciple – certainement le traître, Judas. À l’inverse, lors de l’apparition du
Graal, toutes les places sont occupées. D’après la tradition, le siège se
trouvant à la droite du Roi Arthur resta vide jusqu’à l’arrivée de Galaad.
C’est le Siège Périlleux. Celui qui engloutit les impurs. Que seul pourra
occuper le héros qui achèvera la quête du Graal. L’abbé Gillard nous montre
donc une Table Ronde totalement constituée. Une quête achevée. Un Graal
retrouvé.
Ces deux vitraux plongent celui qui les contemple dans une profonde
méditation. Mais l’œuvre de verre majeure demeure le grand vitrail du
Graal. Il émane de lui, dans les miroitements de couleurs et de rayons
solaires, le sentiment qu’a jadis été inscrit ici le grand secret de l’abbé
Gillard.
Sur le dallage figurant aux pieds de Joseph d’Arimathie, l’œil discerne
différents symboles. Un l’attire plus que les autres. Une étoile à cinq
branches. Interrogé par elle sur son Mystère, j’en comprenais le sens en
parcourant les écrits de l’abbé Gillard. Sous sa plume, l’étoile à cinq
branches de Pythagore équivaut à la lettre E. La cinquième lettre de
l’alphabet, qui, par sa forme, évoque la balance. L’équilibre. L’étoile à cinq
branches doit donc se lire : « Un esprit sain dans un corps sain 1 . »
Pourquoi figurer cette devise ici ? C’est encore dans les écrits de Gillard
que je trouvais la réponse. Le prêtre y faisait de cet équilibre entre l’âme et
le corps une des règles à suivre pour parvenir à la perfection que figure le
Graal.
Le Graal symbole de la perfection divine à atteindre. C’était une autre
clef pour comprendre le grand vitrail. Le Graal y est de couleur verte en
référence à l’Eden, la perfection perdue. « Le paradis, écrit Gillard, était le
séjour de la perfection, et, dans un pays chaud, une oasis étant l’emblème du
paradis, on a fait du vert la couleur de la perfection. On a mis en vert le
Saint-Graal qui la contient… » 2
Dans ce jeu énigmatique où les couleurs ont leur importance, un autre
élément du grand vitrail captivait mon attention. Aux pieds de Joseph
d’Arimathie et du Christ, Gillard a fait figurer les deux donateurs du vitrail :
Louis Thétiot et sa mère, respectivement son cousin et sa marraine. Tous
deux priaient autour d’un arbre dont une des branches porte un fruit bleu.
Quel était ce fruit, semblable à une pomme étrangère à ce monde ?
À mesure que le Temps s’écoule dans le sanctuaire, que le regard en
décèle les nombreux symboles, l’église de Tréhorenteuc se dévoile comme
un formidable hiéroglyphe. Un labyrinthe de signes qui invitent à une
démarche initiatique. Tissent un réseau symbolique basé sur la grande quête
du Graal. Guident les pas de celui qui cherche dans le labyrinthe de la quête
intérieure.
Mais progressivement, un autre labyrinthe sort de l’obscurité. La
contemplation l’arrache aux ténèbres. Une autre voie se dessine à laquelle
aboutit la première. Dans ce second circuit, les symboles laissés par le
recteur de Tréhorenteuc ne parlent plus d’un Graal intérieur, mais d’une
Coupe plus historique. D’un objet matériel auquel Gillard croyait que la voie
de purification tracée sur les murs de son église conduisait. En rendant apte à
prendre place sur le Siège Périlleux.
Au-dessus de Joseph d’Arimathie, l’abbé Gillard a fait représenter le
blason du Royaume de Jérusalem – laissant ainsi incidemment planer
l’ombre des Templiers sur son œuvre. Cette association ne peut que troubler
l’esprit envahi de mystères. Celui-ci est appelé à voir dans cette allusion aux
moines-soldats un écho au Parzival de Wolfram von Eschenbach (vers 1170
– vers 1220), texte fondamental de la légende du Graal où les Templiers sont
les Gardiens de la Coupe Sacrée…
… Je sentais mes pensées se troubler davantage. Je venais de deviner
dans les nombreux végétaux de la composition plusieurs chardons. Ceux-là
sont nécessairement les symboles de quelque chose. Rien, ici, n’est laissé au
hasard. Je m’interrogeais sur leur sens. Le chardon était un symbole de
pureté, de la vertu qui se protège par ses piquants. Mais c’était aussi le
symbole traditionnel de l’Écosse. L’Écosse où, d’après des traditions
occultes, des Templiers se seraient, lors des persécutions ourdies par
Philippe le Bel (1268-1314), réfugiés. Et où ils auraient donné naissance à la
Franc-Maçonnerie. Une histoire secrète du Graal commençait à s’esquisser.
Étais-je en train de rêver, de me laisser absorber par mes propres chimères ?
Ou touchais-je alors, réellement, un secret inscrit dans le verre et la pierre
par le concepteur du lieu ?
Mes yeux revinrent sur le lapin murmurant son secret à son congénère. Il
ne faisait pas de doute que les deux animaux représentaient l’abbé Gillard et
celui qui saura lui prêter l’oreille. Mais quel était le secret murmuré ? Quel
voile déchirèrent les solitaires recherches du prêtre ?
Il n’y avait pas là qu’une carte vers les châteaux de l’âme, j’en étais à
présent certain. Pour Gillard, le Saint-Graal avait été un objet réel qui avait «
sûrement traversé la forêt de Paimpont ». Dans ses écrits, il affirme que c’est
pour cette raison, historique, que les bois voisins de son église sont habités
de « visions ». De quoi est-il question ici ? Le prêtre signale ces « visions »
sans donner plus de précisions à leur sujet. Tout ce qu’il dit c’est qu’en leur
existence réside la preuve que le Saint-Graal s’est bien trouvée, jadis, dans la
forêt de Paimpont. « […] on voit Joseph d’Arimathie se presser dans les
chemins de Tréhorenteuc » écrit le prêtre. Qui évoque une autre apparition,
plus saisissante encore : « […] on voit Jésus apparaître à Barenton et sortir
de sa main le Roman qui parle du Saint-Graal ». 3 Nulle tradition locale
n’évoque de telles apparitions. On ne peut dès lors que s’interroger sur les
sources du recteur à ce sujet. Se demander s’il ne s’agit pas là de la narration
de sa propre expérience mystique.
L’abbé aurait-il donc eu des visions qui expliqueraient son ardeur à bâtir
ce temple du Graal qui lui causa tant de tourments de la part de l’autorité
religieuse ? Est-ce là qu’il puisa sa force ? Ou était-il, aussi, habité par autre
chose ? Une découverte plus matérielle ? Liée à ce « Roman qui parle du
Saint-Graal » qu’il aurait « vu » à Barenton ?
Suscitée par l’église édifiée par l’abbé Gillard, cette quête de l’origine du
message délivré ne semble pouvoir se résoudre ailleurs. Car au milieu de la
forêt de symboles tissée par le prêtre, l’œil, attiré par de singuliers éléments,
est comme extasié par la possibilité de trouver en eux les réponses aux
questions posées. Et à force de chercher, il trouve.
Vitrail de l’Action de Grâces dans l’église de Tréhorenteuc (Bretagne). Le Graal est représenté au
centre de la table autour de laquelle se sont réunis le Christ et ses disciples. L’abbé Gillard lui donne
une apparence particulière. Comme sur toutes les représentations du Graal dans son église, il est de
couleur verte. Gillard se situe ainsi dans la lignée des traditions affirmant que la Coupe Sacrée a été
taillée dans une émeraude tombée du front de Lucifer, le Porteur de Lumière.
L’apparition du Saint-Graal aux Chevaliers de la Table Ronde dans l’église de Tréhorenteuc
(Bretagne). Sur ce vitrail exécuté selon les instructions précises de l’abbé Gillard, le Siège Périlleux
est occupé. La Quête du Graal a donc été achevée. L’abbé Gillard signifie-t-il par-là que le Graal a été
retrouvé ?

1. Le Recteur de Tréhorenteuc, Le Secret du zodiaque, Les éditions du Ploërmelais, Plöermel,


s.d., p. 85.
2. Ibid., p. 39.
3. Le Recteur de Tréhorenteuc, Curiosités et légendes de la forêt de Paimpont, Les éditions du
Ploërmelais, Plöermel, s.d., p. 32.
17.
L’OMBRE D’ÉON DE L’ESTOILE

L’abbé Gillard était-il habité par une découverte matérielle ? Une


découverte liée à ce « Roman qui parle du Saint-Graal » qu’il aurait « vu »
à Barenton ? La question ne pouvait peut-être se résoudre que face au
tableau figurant la fontaine de Barenton. Si Barenton était le point central
de son Énigme, celui où il s’était passé quelque chose, où il avait vu
quelque chose, la toile qu’il lui avait consacrée devait en porter la trace.
En découvrant le tableau, j’avais été attiré par un détail étrange. L’abbé
Gillard y avait fait peindre un personnage qui, contrairement à tous les
autres, n’était pas lié au mythe arthurien. Un homme qui se trouvait devant
un imposant trésor. Une figure à part. Qui attirait l’œil par son étrange
tenue, couverte de signes ésotériques. Au-dessus de son chef brillait une
mystérieuse étoile.
Même s’il semblait sortir d’un roman fantastique, cet homme était un
personnage historique bien réel ayant vécu au XIIe siècle : Éon de l’Estoile.
Un homme au nom stellaire dont on sait peu de chose sur ce qu’il fut
vraiment. Sans doute de bonne extraction, il aurait été ermite dans la forêt
de Concoret. Puis ses supérieurs monastiques l’auraient envoyé dans la
forêt de Paimpont, laquelle ne brille alors d’aucun prestige. Hostiles à Éon
de l’Estoile, qui fut condamné par l’Église pour hérésie, les écrits de
l’époque affirment que, pris de dépit par cette affectation, le religieux se
serait tourné contre sa hiérarchie et aurait développé une doctrine opposée à
la religion. Révolté contre la misère à laquelle le condamnait sa vie
d’ermite, il se serait également fait brigand, entraînant dans son sillage
d’autres ermites happés par les mêmes rêves dorés. La population miséreuse
des environs, affamée par les seigneurs voisins comme par les hivers
rigoureux, se serait ralliée pour une part à sa cause. Villages, églises,
monastères et châteaux sont alors mis à sac. Les brigands, installés à
Barenton, y mènent une vie de princes. Rassemblent un colossal trésor.
Des chroniques, telles que le Rerum Anglicarum libri quinque de
Guillaume de Neubrige (1136-1208 ou 1220), affirment que la puissance
d’Éon de l’Estoile lui venait du « commerce avec les esprits maudits ». Au
e
XIX siècle, reprenant ces textes anciens, Félix Bellamy (1828-1907) écrira

dans sa Forêt de Bréchéliant, qu’Éon de l’Estoile « opérait des prestiges et


des enchantements par lesquels il séduisait et s’attachait nombre de gens
simples, qui le regardaient comme un puissant sorcier, et qui lui
demeuraient soumis comme au maître des maîtres, semblables à des
mouches prises dans la toile de l’araignée 1 ». Pour tous ces ouvrages, les
pratiques occultes d’Éon de l’Estoile expliquent les « miracles » qu’il
réalisait. On lui prête la capacité de se déplacer rapidement sur de grandes
distances. Assisté par le Diable, il traverse des mers en une matinée. Dans
la même journée, il est vu en Angleterre, dans le Poitou, en Gascogne et en
Bretagne. À ses visiteurs, il montre des monceaux d’or, des trésors que
même les rois ne pourraient réunir. Il a également le pouvoir de faire
apparaître les plus délicieuses nourritures. Pains, viandes, poissons, mets
délicats se matérialisent devant ceux qui se rendent jusqu’à lui. Mais ce
n’est là qu’une illusion tissée d’« une matière aériforme dont l’effet, par une
vertu secrète, était d’abuser et de séduire les âmes […] » Ainsi, par ses
prodiges, Éon de l’Estoile prend-il possession des âmes qui l’approchent.
Celles qui résistent subissent le sort funeste que leur réservent ses foudres.
Épris d’une jeune fille, il s’ouvre à elle de ses sentiments. Mais elle refuse
ses avances. Éon, qui commande aux créatures animales, envoie une
alouette vers la malheureuse. L’oiseau saisit la jeune femme, l’élève dans
les cieux, et, parvenu à une hauteur suffisante, la relâche sur les branches
noueuses d’un chêne réduisant en pièces l’infortunée.
Les mêmes récits signalent qu’au bout de quelques années, Éon
prétendit être le fils de Dieu. Affirma être celui qui jugera les vivants et les
morts lorsque les Temps seront venus. Une véritable secte religieuse se
constitue alors autour de lui. Gagne sans cesse en importance. À l’année
1146, l’Auctarium gemblacense, chronique écrite par un moine de
Gemblours, consigne que « l’hérésie des Éunites pullule dans le pays des
Bretons 2 ». La chronique permet d’établir qu’une véritable « église » s’est
mise en place. « Il sacrait pour sa secte des évêques et même des
archevêques », précise le même texte à propos d’Éon de l’Estoile.
Ces chroniques ont toutes un caractère calomniateur, visent à dénigrer la
figure d’Éon de l’Estoile. Mais derrière la rage et la fureur avançant sous ce
masque du dénigrement, transparaissent des éclats de ce que fut, sans doute,
l’hérésie combattue. Selon une rhétorique usitée dans la lutte contre les
hérésies, Éon et ses adeptes sont accusés de pratiquer d’abjects rituels. «
Quant à toutes ces choses exécrables que ces hérétiques appelés Éunites,
c’est-à-dire sectateurs d’Éon, accomplissent en cachette, il est bon de les
couvrir du silence à cause de l’horreur qu’elles inspirent, et pour qu’elles
n’engendrent pas le mal chez les personnes faibles qui viendraient à les
apprendre » consigne le moine de Gemblours. La description de l’église
hérétique est plus intéressante. Elle nous apprend que les disciples d’Éon
sont classés en différentes catégories : Chérubins, Apôtres, Saints, et qu’ils
prenaient pour noms : Science, Domination, Terreur, Sagesse, Jugement.
Cette terminologie ne peut que troubler : elle rappelle le nom des éons
(entités divines éternelles) des christianismes gnostiques antiques,
notamment valentiniens.
De telles similitudes poussent à penser qu’Éon de l’Estoile – dont le
patronyme même évoque les Éons gnostiques – incarne la résurgence d’un
antique christianisme gnostique. L’historien Jules Michelet (1798-1874)
reprendra d’ailleurs cette idée d’une résurgence gnostique, notant à propos
d’Éon de l’Estoile qu’il « semble ressusciter le vieux gnosticisme 3 ».
Le gnosticisme était la plus ancienne « hérésie » combattue par l’Église
catholique. Celle qui, tel un être invincible, ressuscitait de ses cendres à
travers les siècles, rappelant sans cesse à l’Église de Rome son péché
originel : le meurtre du véritable christianisme. Que les adeptes d’Éon
furent une résurgence de ce courant antique explique la rage avec laquelle
ils furent combattus.
Les chroniques parlent en effet d’une violente répression des sectateurs
d’Éon. Dans son Histoire de la Bretagne, Pierre Le Baud (vers 1450 –
1505) signale que, selon les annales historiques, en 1144 « furent bruslées
plusieurs maisons d’Ermites en Breccelien et es autres forests ; et les
habitans occis par faim et par glaive ; lesquels ermites ensuivaient l’erreur
d’un hérétique habitant celles forests avec plusieurs autres complices qui
l’ensuivoient ». Le même évoque le fait que l’hérésie s’était amplement
développée dans l’Évêché de Saint-Malo, et que les hérétiques réprimés y «
souffrirent divers tourments jusqu’à la mort ». Au regard de ces chroniques,
nous sommes bien loin des simples actes de brigandage et de la folie
auxquels l’Histoire ecclésiale a voulu réduire Éon de l’Estoile. Des autorités
religieuses se déplacent pour enrayer le phénomène. Albéric (1080-1148),
évêque d’Ostie, légat du Saint-Siège en France, se rend spécialement en
Bretagne pour s’informer du développement de l’hérésie et arrêter sa
propagation. Pour cela, il entreprend une active prédication. En 1144, ou
1145, lors de ses prêches, une comète vint s’abîmer dans la mer. Les esprits
religieux y virent le signe de la chute à venir d’Éon de l’Estoile.
Celle-ci advint en effet — dans des circonstances qui restent difficiles à
déterminer. Éon fut, disent les chroniques, arrêté par l’archevêque de
Reims. Il se serait, à ce moment-là, trouvé sur le territoire de ce dernier,
donc bien loin de Brocéliande. Mais d’autres chroniques, comme celle
d’Argenté, affirment que le pape Eugène III (vers 1080-1153), tenant
concile à Reims en 1148, ayant appris l’ampleur de la secte d’Éon de
l’Estoile, ordonna son arrestation. Selon cette version, l’archevêque de
Reims envoya des hommes s’emparer d’Éon en Bretagne. L’hérétique fut
conduit à Reims, et présenté au concile dès sa première séance.
La scène a quelque chose de saisissant. Face aux sévères
ecclésiastiques, Éon au regard illuminé se présente avec un bâton couvert
de « figures cabalistiques ». Au terme de cette rencontre, il est emprisonné
et meurt assez rapidement dans sa geôle. Ses écrits sont condamnés au
bûcher. Le tribunal ecclésiastique somme ses disciples d’abjurer leur foi. La
plupart des hérétiques refusent. Ils sont immédiatement condamnés au
bûcher. Plusieurs périssent, consumés par les flammes, sur la place du grand
marché de Reims. Les adeptes d’Éon restés en Bretagne, notamment dans la
forêt de Brocéliande, sont de leur côté traqués sur ordre de l’évêque du
diocèse de Saint-Malô, Jean de la Grille (1098 – 1163). De nouveaux
bûchers sont dressés. Il faut que périsse jusqu’au dernier grain de l’Église
maudite.
La tenue du procès, l’implication des autorités ecclésiales, le verdict
prononcé démontrent qu’Éon de l’Estoile fut un authentique chef de file
d’une église hérétique. Et non le brigand touché de folie que les chroniques
catholiques s’efforcèrent d’installer dans les esprits. Qui s’est penché sur les
pièces du procès ne peut qu’en venir à cette conclusion. En 1896, Félix
Bellamy écrivait dans sa monumentale Forêt de Bréchéliant : « Éon n’était
ni un fou, ni un imbécile : son plan, sa conduite, le nombre de partisans qui
formaient sa bande, le démontrent bien. Éon n’était pas un homme de basse
extraction, mais, au contraire, de haute naissance : la partialité du Concile à
son égard suffit à le prouver. D’autre part, l’obstination de ses sectaires,
l’acharnement impitoyable de l’évêque Jean de la Grille contre les Éoniens
de bas étage, montrent aussi que la doctrine du chef consistait en autre
chose que dans de méprisables et absurdes extravagances 4. »
Fort de cette conviction, Félix Bellamy chercha à retrouver des écrits
d’Éon de l’Estoile contenant la doctrine interdite. Bellamy était certain que
des exemplaires avaient survécu à la destruction. Qu’ils avaient traversé le
Temps. Étaient secrètement passés de main en main jusqu’à l’aube du XXe
siècle. Or, ces livres maudits porteurs de Lumière, Bellamy les chercha sur
ces terres où, quelque temps après lui, l’abbé Gillard devait bâtir son temple
du Graal et parler à demi-mot d’un « Roman du Saint-Graal » qu’il aurait «
vu » à Barenton. Comme si les deux hommes avaient, à une quarantaine
d’années d’intervalle, suivi le même sentier perdu.

1. BELLAMY Félix, La Forêt de Bréchéliant. La Fontaine de Bérenton. Quelques lieux


d’alentours. Les principaux personnages qui s’y rapportent. Tome premier, J. Plihon & L.
Hervé, Rennes, 1896, p. 398.
2. Ibid., p. 406.
3. MICHELET Jules, Histoire de France tome deuxième, Hachette, Paris, 1833, p. 394.
4. BELLAMY Félix, La Forêt de Bréchéliant. La Fontaine de Bérenton. Quelques lieux
d’alentours. Les principaux personnages qui s’y rapportent. Tome premier, J. Plihon & L.
Hervé, Rennes, 1896, p. 427.
18.
« IL Y A QUELQUE CHOSE QUELQUE PART, MAIS IL
NE FAUT PARLER DE RIEN. »

Tout au long du XIXe siècle, plusieurs ouvrages ont défendu l’idée que la
forêt de Brocéliande évoquée par les romans arthuriens n’était autre que la
forêt de Paimpont. Cet édifice littéraire a une pierre angulaire : Brocéliande,
ses chevaliers et quelques légendes. Un ouvrage publié en 1839 par
l’antiquaire et historien Baron du Taya (1783-1850). Un total de 358 pages.
La première somme défendant l’identification des deux forêts.
C’est en parcourant cette vaste compilation de textes et de traditions que
Félix Bellamy est saisi par la mention d’une tradition locale concernant le
village de Concoret. Un village voisin de Barenton. « Selon la tradition de
Concoret, note Baron du Taya, en ces derniers temps, les livres d’Éon
étaient conservés par quelques habitants du pays, et ils existaient encore
dans le XVIIIe siècle ; mais tous ces livres, que les prêtres pouvaient saisir,
étaient immédiatement brûlés. Depuis la mort du dernier sorcier au XIXe
siècle, ils ont été cachés dans un ruisseau qui ne les altère pas 1. »
En 1839, Baron du Taya tourne cette tradition en dérision. Affirme,
avec ironie, que si le ruisseau n’altère pas les écrits d’Éon, c’est que des
talismans de fées ont certainement été utilisés pour les protéger. Une
évidente moquerie pour un homme certain que tous les écrits de l’ «
imposteur » ont été livrés aux flammes avec les disciples d’Éon. L’«
imposteur » : le qualificatif employé pour désigner Éon de l’Estoile fait de
Baron du Taya un héritier de la tradition ecclésiale.
Dans les années 1890, Félix Bellamy est bien loin de ce jugement
négatif. Quelque chose le questionne dans l’histoire d’Éon de l’Estoile. Les
traditions entourant le village de Concoret l’appellent à vouloir soulever le
voile du Mystère qui l’entoure.
De l’Histoire réelle, les traditions locales ont gardé une image plus ou
moins évanescente. Au XIXe siècle, Concoret a encore la réputation d’être
habité par des sorciers. Certains s’interrogent. Bellamy s’interroge. Cette
réputation est-elle un souvenir de l’époque des sectateurs d’Éon ? Ou bien
la marque d’une survivance occulte de la secte ? Car, sur le même territoire,
le village de Rue-Éon, est une claire évocation de l’hérétique. Mieux : l’un
des logis du village – qui n’en compte que trois – porte le nom de « Maison
d’Éon de l’Estoile » ! Mais les histoires à son sujet se perdent dans la
confusion. Éon y est-il né ? Y a-t-il habité ? Un récit affirme que c’est lui-
même qui bâtit la demeure en trois jours, de façon miraculeuse. Troublée
par cette multitude de versions, la vérité est impossible à approcher. Le seul
élément écrit que Félix Bellamy trouve au sujet de la demeure est un acte de
vente d’octobre 1885. L’édifice y est désigné par le nom de Maison de
l’Étoile. Pour Bellamy, le toponyme Rue-Éon attesterait donc bien du séjour
de l’hérétique en ces lieux, et, certainement, du fait qu’il y fit des « initiés »
à sa science. Ces « initiés » de la première heure seraient les « sorciers » des
siècles suivants. Dans le village d’Halligan, toujours sur la même portion de
terre voisine de Barenton, Bellamy retrouve les mêmes histoires de sorciers
qui traversent les époques. Pour lui, c’est l’indice certain que des « héritiers
» d’Éon de l’Estoile ont traversé le Temps.
Bellamy ne peut dès lors qu’être possédé par les traditions affirmant
l’existence d’écrits aux mains des fameux « sorciers ». Une femme lui
confie en effet que les sorciers établis sur le territoire de Concoret tirent
leurs savoirs de livres. Son récit fascine. Il parle de survivance et de
destruction. « On ne sait pas trop d’où ils leur venaient, rapporte-t-elle à
propos des livres des sorciers. Ils venaient sans doute du démon. Ce n’est
pas que ces sorciers fussent méchants et fissent du mal ; mais ils en auraient
pu faire beaucoup avec leur savoir s’ils avaient voulu. C’est pourquoi on
s’efforçait de détruire leurs livres. Il y a à la Chauvelaie un puits où on en a
jeté un grand nombre et qu’on a comblé, et aujourd’hui on ne sait même pas
où il est 2. »
Des livres ont été détruits jusqu’à une époque récente. Des livres qui
renfermaient la doctrine interdite d’Éon de l’Estoile. C’est désormais une
certitude pour Bellamy. Une époque récente. Il se prend donc à espérer. Et
si tous les ouvrages proscrits n’avaient pas subi le même sort ? Si certains
adeptes secrets d’Éon avaient pu sauver leurs propres exemplaires ? Ça n’a
évidemment rien d’impossible, et c’est même tout à fait probable.
Posant des questions aux gens du pays, Bellamy est orienté vers un
homme dont il ne donne pas la véritable identité, un homme qu’on lui
indique comme étant le seul qui pourrait le renseigner. « Il était dans son
cellier au milieu de futailles et d’antiques bahuts, capables de recéler dans
leurs cachettes des trésors de sorcellerie, de grimoires et des liasses de
vieux parchemins. À cet aspect, je crus être proche de la conquête, et ayant
parlementé avec le maître pour capter sa bénévolence, comme dit Rabelais,
j’en vins à mon objet. Mon homme prit alors un air mystérieux, et me
répondit par un signe de tête et un clignement d’yeux qui semblaient dire :
Oui, je vous comprends, je connais cela, il y a quelque chose quelque part,
mais il ne faut parler de rien. C’est tout ce que j’ai pu extraire et emporter 3.
»
« […] il y a quelque chose quelque part, mais il ne faut parler de rien. »
Voilà de quoi souffler sur les braises qui consument l’esprit de Bellamy. Il
poursuit donc sa quête. Plus que jamais. À Rue-Éon, il s’efforce de
retrouver « ces papiers et ces grimoires enfouis dans de vieux coffres, et
initiant aux secrets d’Éon et de ses sectaires… ». Sa tâche est vaine. Il ne
retrouvera aucun des livres maudits. Pourtant, inlassablement, c’est la
même histoire qui ressort de l’ombre. Félix Bellamy recueille plusieurs
nouveaux récits évoquant des écrits dissimulés dans les environs. « On m’a
aussi conté à la Rue-Éon, que l’on aurait enfoui des livres concernant Éon,
dans un puits du village de la Chauvelaie, puits aujourd’hui comblé et
ignoré, et aussi dans un terrain dit le Four-Mignon, à présent en jardin et
situé près de la Rue-Éon. Mais on ne connaît pas davantage l’endroit où ils
furent mis en terre 4. »
Un lieu retient encore son attention. Une ruine connue sous le nom de
Maison du Gros-Chêne, à cause de l’arbre creux qui en est voisin. À
l’époque de Bellamy, subsiste le souvenir de la demeure qui se dressait jadis
là. Un certain Victor Guillotin, mort une vingtaine d’années auparavant,
assurait qu’elle avait été un bien d’Éon de l’Estoile. Elle avait été abattue
dans les mêmes années que celles qui virent disparaître Victor Guillotin.
Son architecture intérieure était donc encore dans toutes les mémoires au
moment où l’auteur de La Forêt de Bréchéliant en foule le sol. On lui
évoque notamment une chambre, pavée en tuiles rouges. Mais ce qui
intéresse Bellamy, c’est autre chose. L’existence de caches ! Durant les
troubles révolutionnaires, ces caches avaient permis à l’abbé Pierre Paul
Guillotin de dissimuler des ornements d’église et des objets de culte. Dans
le silence des ruines, elles obsèdent Bellamy. Si la demeure avait été jadis
entre les mains d’Éon de l’Estoile, n’était-il pas possible que ce dernier ait
dissimulé dans ses caches certains de ses écrits ? N’était-ce pas de leur
découverte que Victor Guillotin tirait sa certitude que la maison avait des
siècles auparavant appartenu à Éon de l’Estoile ?
Félix Bellamy le sait. Quelque chose s’est jadis trouvé ici. Quelque
chose se trouve encore, quelque part, en Brocéliande. Mais ce quelque
chose demeure insaisissable. Inaccessible comme un souvenir qui ne veut
pas remonter à la conscience. La voix du vieil homme le lui répète : « […]
il y a quelque chose quelque part, mais il ne faut parler de rien. »

1. Brocéliande, ses chevaliers et quelques légendes. Recherches publiées par l’éditeur de


plusieurs opuscules bretons, Rennes, 1839, p. 349.
2. BELLAMY Félix, La Forêt de Bréchéliant. La Fontaine de Bérenton. Quelques lieux
d’alentours. Les principaux personnages qui s’y rapportent. Tome premier, J. Plihon & L.
Hervé, Rennes, 1896, p. 403.
3. Ibid., p. 437.
4. Ibid., p. 439.
19.
« REGARDE BIEN L’ENSEMBLE ET CHERCHE CE QUI
N’EST PAS NORMAL, PAS HABITUEL. »

« […] il y a quelque chose quelque part, mais il ne faut parler de rien. »


Les mots couchés par Félix Bellamy sont de ceux qui ouvrent les portes
du Mystère. Les témoignages qu’il a recueillis auprès d’âmes aujourd’hui
évanouies au monde visible nous permettent d’effleurer ce que fut peut-être
– et demeure encore – le Grand Secret d’hérésie de Brocéliande.
Les récits consignés par Félix Bellamy permettent en effet d’établir que
la doctrine interdite d’Éon de l’Estoile survécut aux persécutions. Que ceux
qui la gardaient traversèrent les siècles sous le masque des « sorciers. » Dès
lors une question traverse l’esprit. Une interrogation en laquelle se résout
peut-être l’Énigme de l’abbé Gillard. Où réside la raison d’être de son
extraordinaire labyrinthe symbolique. Cette question pourrait se résumer
ainsi : l’abbé Gillard avait-il fait une découverte liée aux écrits perdus d’Éon
de l’Estoile ?
L’église de Tréhorenteuc était sur le point de fermer ses portes et rendue
à son silence lorsque mes yeux fascinés découvrirent pour la première fois
l’image d’Éon de l’Estoile sur le tableau relatif à Barenton.
Entièrement couverte de symboles hermétiques, l’étoffe de sa tenue de
prêtre voué aux châtiments papaux me captivait. Il y avait là des signes du
zodiaque : les poissons, le bélier, le scorpion, la balance… Mais aussi deux
serpents, dressés, ondulants, noirs zébrés d’or. L’un des poignets de l’homme
était serti de trois bracelets, tandis qu’à l’autre pendait un sceau de Salomon.
Au-dessus du crâne d’Éon brillait une étoile. Ce n’était pas la comète
funeste annonçant la fin du faux prophète. Non. C’était une étoile divine. Un
signe du Ciel attaché à l’hérétique. Une marque d’élection surnaturelle
d’autant plus singulière qu’elle rappelle l’étoile scintillant au front de
Dominique de Guzman (vers 1170-1221). L’homme que l’Église catholique
appelle saint Dominique. Dont la vocation fut de combattre les hérésies. De
les réduire à néant. Sur toutes ses représentations, Dominique a une étoile
sur le front. Une iconographie née de sa légende dorée. Jourdain de Saxe
(vers 1190 -1237) rapporte que la mère de Dominique avait eu une vision de
son enfant portant une lune ou une étoile sur le front, symbole de son destin :
« Illuminer ceux qui sont assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort. »
La contemplation de cette étoile m’intrigua. Je repensais aux paroles de
l’abbé. « Regarde bien l’ensemble et cherche ce qui n’est pas normal, pas
habituel. C’est ce détail qui t’indiquera la signification réelle de ce qui est
représenté. » Cette étoile qui n’était pas à sa place était le détail indiquant la
voie. Éon semblait investi par l’astre d’une puissance éclairante. Ne plus être
le pauvre brigand fou des calomnies catholiques, mais être rendu à toute sa
puissante aura spirituelle.
L’étoile était d’un type particulier. Elle avait huit branches. Huit. Là était
sans doute la clef de son sens. L’abbé Gillard était habité par le langage
symbolique des nombres. Le type d’étoile placée sur le chef d’Éon ne
pouvait dès lors être qu’un symbole. Il fallait pour comprendre le tableau se
plonger dans les écrits du prêtre. Tous donnent le même sens symbolique au
nombre 8 : la résurrection et l’immortalité.
Dans La Mystique des Nombres, Gillard associe le 8 au serpent, que l’on
retrouve par deux fois sur la tunique d’Éon. Alors que le serpent est dans la
tradition catholique un symbole négatif, Gillard en donne une interprétation
positive. Il explique que la symbolique peut l’utiliser « à une fin que
beaucoup ne soupçonnent pas » avant de l’associer, là encore, à l’idée de
résurrection. « […] il rampe autour du St Sépulcre pour signifier la
résurrection de Jésus. » Ainsi, les deux serpents tissés sur la tunique d’Éon
de l’Estoile entourent-ils à nouveau celui-ci d’une profonde valeur
spirituelle. Par l’étoile à huit branches et les serpents, l’hérétique devient
symbole de la résurrection.
Les signes du zodiaque disposés sur sa tenue sont eux-mêmes les
hiéroglyphes d’une langue symbolique. Des hiéroglyphes qu’il convient de
lire, là aussi, avec les écrits de l’abbé en main. Les Poissons y symbolisent le
Créateur. Le Bélier y est celui qui se sacrifie pour le bien de l’humanité, tel
Jésus. À travers ces signes, Gillard semble donc souffler sa vision d’Éon de
l’Estoile à ceux qui se sont préparés à l’entendre. Les signes invitent à
percevoir le véritable sens de l’image représentée.
« Ne vous arrêtez pas aux apparences. Réfléchissez. » C’était le
leitmotiv de la composition. Sur le tableau, Éon fait face aux trésors que les
siens pillaient. Un butin dénoncé par les calomniateurs de l’hérésiarque.
Présenté comme le signe de son avidité et de son matérialisme. A contrario,
d’aucuns ont perçu Éon comme l’artisan d’un « communisme primitif ». Une
sorte de Robin des Bois breton dérobant aux fortunés pour redistribuer les
biens avec équité. Gillard le voit ainsi. Pour le dire, il dispose sur la tunique
d’Éon le signe de la Balance. Dans le zodiaque de l’abbé, la Balance est
signe de charité. C’est donc la vision charitable d’Éon qui est ici donnée.
Une lecture confirmée par les autres signes utilisés par Gillard.
Car le scorpion donne lui aussi une lecture positive d’Éon. Dans son
Secret du zodiaque, Gillard affirme que le scorpion est noir ou brun. Sur le
tableau, il est noir, ce qui conduit à le lire au regard de ces mots du prêtre : «
[…]c’est lui le nègre, le travailleur. Il est représenté par un paysan qui sème
son blé ou par un vigneron qui recueille son raisin. »
Incontestablement, les Poissons, le Bélier, le Scorpion, la Balance
délivrent une troublante confession. Ils sont pour l’abbé Gillard les symboles
d’une langue théorisée dans ses écrits. Il faut, en les regardant, se rappeler
cette phrase avec laquelle le recteur commence son ouvrage Symbolisme et
mystique des nombres en Brocéliande : « Qui veut visiter Brocéliande avec
profit doit d’abord s’initier au symbolisme et à la mystique des nombres. »
Alors se révèle le message du concepteur de la chapelle du Graal. Alors ce
dernier murmure par-delà le Temps qu’Éon de l’Estoile ne fut pas le brigand
que les calomniateurs présentèrent. Mais un élu du Créateur, le semeur d’une
vérité pouvant conduire à la Résurrection.
Cela, l’abbé Gillard ne pouvait bien sûr l’écrire dans le langage
commun. Il fallait utiliser un autre langage, compréhensible de quelques-uns
seulement, pour dire sans dire…
Quelques semaines après avoir posé mes yeux sur ce tableau, un autre
élément allait définitivement asseoir en mon esprit l’idée qu’il y avait bien –
dans cette troublante représentation d’Éon de l’Estoile – confession d’un
Secret. Un Secret qui, s’il avait été formulé, aurait définitivement fait
condamner l’abbé Gillard pour hérésie.
C’est dans l’antique cité d’Arles, bien loin de Brocéliande, que fut
exhumée, en 1598, à proximité du cirque romain, une de ces statues antiques
gardées durant des siècles dans le sein de la terre. La tête de cette statue
n’avait pas survécu à cette traversée du Temps, mais ce qu’il reste de son
buste saisit encore aujourd’hui le regard. Tout autour de son corps s’enroule
un immense serpent, tandis qu’entre les anneaux du reptile, sur la tunique de
l’ancienne divinité, figurent les signes du zodiaque. Au Bélier, succèdent le
Taureau, les Gémeaux, le Cancer, le Lion et la Vierge, la Balance, le
Scorpion et le Sagittaire, puis le Capricorne, le Verseau et les Poissons, selon
un découpage qui suit les saisons. Le serpent figurant le cours du soleil. Une
autre statue similaire, retrouvée au XVIIIe siècle, révèle une tête barbue, d’où
émanent des rayons de lumière. Cette figuration a été interprétée par les
archéologues comme représentant Aïôn, dieu phénicien, adopté par les
Romains, associé au zodiaque et figurant le Temps éternel. Son nom renvoie
au grec Éon, l’éternité. Or, en posant mes yeux sur la statue découverte en
Arles, je ne pouvais que remarquer une troublante ressemblance entre cette
figuration et le portrait d’Éon de l’Estoile qu’avait fait peindre l’abbé
Gillard… Le zodiaque sur la tunique, le serpent, la barbe, les rayons de
lumière : le prêtre avait donné à l’hérétique de Barenton tous les attributs de
l’antique dieu. Était-ce intentionnellement, délibérément – ou avait-il agi à
son insu, inspiré par des forces séculaires qui le dépassaient, et qui, ayant
trouvé en lui un médium, s’étaient exprimées à travers son œuvre ?
Et si c’était le cas, alors, quelles étaient ces forces séculaires ?
Dans le chœur de l’église, le tableau dédié à la Fontaine de Barenton contient ce qui semble être la clef
de l’Énigme de Tréhorenteuc. L’abbé Gillard y a fait peindre une bien étrange représentation d’Éon de
l’Estoile. Ce religieux dissident, qui avait fondé sa propre communauté mystique, fut déclaré hérétique
par l’Église et ses disciples furent condamnés au bûcher. Selon plusieurs traditions locales, ses écrits
interdits auraient néanmoins survécu, cachés en différents lieux de la forêt de Brocéliande. En plaçant
un astre brillant sur le chef d’Éon de l’Estoile, l’abbé Gillard fait de lui un Élu. C’est un des indices
laissés par le prêtre invitant à penser qu’il a dévoilé un séculaire secret lié au mystérieux hérétique…
20.
L’ABBÉ GILLARD, LE GRAAL ET LES CATHARES…

La figure d’Éon de l’Estoile telle que peinte par l’abbé Gillard est la
silencieuse porteuse d’un secret. Il est incontestable que la Quête de l’abbé
Gillard le poussa à chercher ailleurs que dans le seul catholicisme la vérité
divine. L’amena à se plonger dans les légendes du Graal et les mythes
païens. Le poussa à chercher le Graal en dehors des sentiers sur lesquels
reste d’habitude l’homme d’Église. Le paganisme émanant des lieux le
captiva. Il n’hésita pas, non plus, à soulever le voile des hérésies. À voir ce
que celles-ci recelaient vraiment.
Qu’il ait pu concevoir positivement Éon de l’Estoile ressuscitant la
gnose antique, est confirmé par ses écrits et ce qu’il y dit au sujet du
Catharisme. Une autre hérésie. Une autre résurgence du christianisme
gnostique en plein Moyen Âge. Comme Éon et les siens, les Cathares furent
réprimés dans le sang et le feu par une Église d’autant plus féroce qu’elle se
sentait mise en danger par l’ampleur que prenait ce mouvement dans le sud
de la France.
L’Église haït véritablement les Cathares et cette haine ne s’estompa pas
avec les siècles. Elle traversa ceux-là. Or, dans son ouvrage Le Secret du
zodiaque, l’abbé Gillard n’hésite pas à écrire que les Cathares, ou Albigeois,
furent d’authentiques détenteurs du Graal !
« […]les Albigeois, au Moyen Âge, ont eu de l’Eucharistie une notion
exacte. Battus à Montségur, leur dernière citadelle, ceux d’entre eux qu’on
appelait les Parfaits ont évacué le Saint-Graal. Mais dans leur esprit, ce
Saint-Graal n’était pas un objet matériel. C’était le souci farouche de
poursuivre la perfection […] » 1
Étonnantes lignes sous la plume d’un homme d’Église ! Lignes qui
permettent, une nouvelle fois, de mesurer que l’abbé Gillard fait resurgir à
Tréhorenteuc de plus souterrains et ésotériques courants que celui du
symbolisme religieux ! Le prêtre se rattache clairement à un ésotérisme qui
se marie à des doctrines hérétiques présentées comme porteuses d’une vérité
perdue.
Les Cathares ne sont pas les seuls hérétiques à trouver grâce à ses yeux.
Les Templiers, pourtant également pourfendus par la tradition catholique à
cause de l’hérésie dont ils furent accusés à l’instigation de Philippe le Bel
(1268-1314), sont pour l’abbé Gillard possesseurs d’un véritable langage
symbolique. Les accusateurs des Templiers leur avaient notamment reproché
d’adorer une idole connue sous le nom de Baphomet. Figure présentée
comme diabolique et magique, dont l’aura effrayante ne cessa de s’accroître
au fil du Temps. Or pour Gillard, le Baphomet est symbole hermétique : «
Voulant montrer l’union, dans leur Ordre, de la vie active et de la vie
contemplative, les Templiers avaient créé un être androgyne qu’ils
appelaient baphomet ; et, sur leur étendard ils avaient associé deux bandes
d’étoffes, une noire et une blanche. »
Dans le chemin de perfection qu’il trace, le prêtre n’hésite pas, non plus,
à prendre pour modèle les anciens dieux. À inviter ceux qui poursuivent ce
but à « rechercher, comme Isis, les idées et les paroles du Maître » 2.
La lecture de son ouvrage Le Secret de Carnac et de Locmariaquer est
également des plus révélatrices. Là encore, l’abbé Gillard traverse la limite
entre christianisme et paganisme. On le voit marcher dans les allées de
menhirs. Relever méticuleusement les ornementations des dolmens,
notamment ceux de l’île de Gavrinis et de Locmariaquer. Il s’interroge sur
les bâtisseurs de ces antiques sanctuaires. Il reprend l’idée qu’il pourrait
s’agir de l’œuvre de Missionnaires égyptiens 3. Ceux-là, après avoir traversé
la Méditerranée, auraient contourné l’Espagne, avant de longer la côte
gauloise jusqu’en Bretagne, et d’atteindre ensuite l’Irlande, l’Angleterre,
l’Écosse, le Danemark et jusqu’aux côtes de la Norvège. L’hypothèse peut
aujourd’hui surprendre et pousser à rattacher hâtivement l’abbé Gillard à une
certaine forme d’ésotérisme catholique tel qu’il a pu jaillir à Paray-le-
Monial. Elle trouve pourtant son origine dans la « littérature mégalithique »
sur laquelle le prêtre de Tréhorenteuc a dû user sa vue au cours de ses
recherches.
Plusieurs ouvrages du XIXe siècle se sont plu à relever la ressemblance
entre certains signes gravés sur les mégalithes bretons et les hiéroglyphes.
Dans une allée couverte du Morbihan, on croit alors reconnaître, taillé dans
la roche, le visage d’un homme de type égyptien. On remarque, aussi, la
similitude entre les rectangles sculptés sur certains mégalithes et les
cartouches égyptiens destinés à recevoir le nom des souverains 4. De ce point
de vue, Gillard ne s’éloigne donc pas de ce qu’il pouvait se dire sur l’origine
mystérieuse des dolmens. Il se singularise en revanche quant à son
interprétation zodiacale de leur symbolique.
C’est à l’aune du zodiaque et de sa mystique des nombres – toujours
présents à sa pensée – que l’abbé Gillard déchiffre le sens religieux des
monuments druidiques. Il reconnaît dans les symboles gravés dans la pierre
ceux qu’il a précédemment vus associés aux antiques zodiaques. Le Verseau,
le Capricorne, le Poisson : il décèle leur présence dans les Temps anciens des
mégalithes. Tisse un lien – une indestructible ligne rouge – entre la
civilisation dolménique et sa propre religion. Et c’est là, dans l’affirmation
de cette continuité, que réside sans doute le plus fort message de l’abbé
Gillard. « […] il y a, au moins chez nous, identité de croyances entre celles
d’aujourd’hui et celles de la Préhistoire », écrit-il ! Pour lui, les Chaldéens,
les Égyptiens et les Druides furent jadis dépositaires de la « science de Dieu
». Les Gaulois ne furent jamais les « sauvages » décrits par les auteurs grecs
et latins. Gillard voit au contraire en eux des monothéistes, ne croyant qu’en
un seul dieu – Ésus – pouvant se manifester sous différentes formes et ayant
dès lors plusieurs noms…
L’œuvre que Gillard accomplit à Tréhorenteuc est la résurgence de ces
anciens courants. L’annonce de leur retour. Il est difficile de préciser quels
furent les liens entre l’abbé Gillard et le monde de l’ésotérisme. Pourtant, il
est patent, qu’à bien des égards, le prêtre participe du même mouvement que
certains d’entre eux. La lignée Égypte – druidisme – christianisme est
partagée avec le catholicisme ésotérique du Hiéron du Val d’Or.
Tréhorenteuc ne se trouve qu’à quelques kilomètres du Manoir du Tertre,
où bien des fois Pierre Plantard – un des continuateurs visibles de l’œuvre
manifestée par le Hiéron – rendit visite à Geneviève Zaepffel. C’est dans la
forêt de Brocéliande que Plantard eut ses premières visions relatives à l’Ère
du Verseau. Là qu’il vit le Vase qui devait le posséder toute sa vie durant. Le
Récipient contenant le Germe de la nouvelle religion. Celle qui ouvrira à
l’humanité les portes du monde spirituel. Or l’abbé Gillard était possédé par
la même attente. Lui aussi prophétisa dans ses écrits la venue imminente de
l’ère nouvelle. « Entrant, dans quelques années, dans l’ère du Verseau, on
pourra pendant deux mille ans et plus, y consacrer toute sa vie » 5.
Comment imaginer que Zaepffel, Plantard et Gillard – tous habités par
les mêmes attentes spirituelles, traversés par le même souvenir vivant des
anciennes religions – ne se soient pas rencontrés ? Ils ont évolué dans le
même secteur, au même moment. Quelque chose se passa ici. Plantard n’est-
il pas encore possédé par la chapelle du Graal de Tréhorenteuc lorsqu’il
découvre l’église de Rennes-le-Château ? Il signala à propos de celle-ci
l’existence d’un jeu lumineux sur les vitraux. Chaque 17 janvier, à midi
précise, le soleil, traversant une des verrières, dessinerait des pommes bleues
sur un mur opposé. Une pure vue de l’esprit. Il n’y a pas de pommes bleues à
Rennes-le-Château. Mais il y en a une sur le vitrail du Graal de Tréhorenteuc
! Plantard a aussi dit que par certaines formes, le chemin de croix de l’église
de Rennes-le-Château renverrait à des lieux précis autour du village.
Pourtant, après analyses et comparaisons, le chemin de croix de Rennes-le-
Château est finalement assez ordinaire. Une autre chimère… Cependant, à
Tréhorenteuc, l’abbé Gillard a fait peindre sur presque chaque station des
roches remarquables, ou des coins de rue, des bâtisses identifiables à qui
connaît les lieux ! De quoi s’interroger sur l’église dont parlait véritablement
Plantard. De quoi méditer sur la localisation exacte du sentier perdu par lui
évoqué. Et sur ce vers quoi il conduit…
Quels que soient ses liens avec ces cénacles ésotériques dont Plantard fut
une émanation, tout comme eux l’abbé Gillard avait été le vecteur d’une très
ancienne tradition occultée. Il s’était abreuvé d’anciens mythes, de courants
souterrains, de survivances séculaires liées au passé des lieux où il avait
vécu. Son œuvre à Tréhorenteuc montrait qu’il avait pénétré quelques-uns
des arcanes secrets de Brocéliande. Mais Brocéliande, qui lui avait tant
appris, apparaissait comme un jalon d’un plus vaste Mystère…
L’abbé Gillard signalait les Cathares comme d’authentiques détenteurs
du Graal. Établissait ainsi un lien entre son Grand Œuvre et des terres bien
éloignées de la Bretagne. Un autre territoire où planait pareillement la
puissante image du Graal. Des terres spectralement liées aux anciens
Cathares. Situées entre l’horizon bleu de la Méditerranée et les sommets
enneigés des Pyrénées…
Quelques détails des stations du chemin de croix de Tréhorenteuc (Bretagne). Pierre Plantard a affirmé
que le chemin de croix de l’église de Rennes-le-Château était codé et qu’il comportait des anomalies
renvoyant aux paysages alentour. Pourtant, il n’est rien de particulier à ce chemin de croix. Mais au fil
de ma Quête, j’ai fini par me trouver face à un chemin de croix codé selon la méthode évoquée par
Plantard : celui de Tréhorenteuc. Sans l’avoir jamais mentionné dans ses écrits, Pierre Plantard le
connaissait. S’en est-il inspiré pour bâtir le mythe de Rennes-le-Château ? Ou bien a-t-il tracé à travers
toute la France un véritable labyrinthe de glaces, où chaque site réfléchit comme un miroir un autre
lieu ? La réponse à cette question passe sans doute par le déchiffrage du chemin de croix de
Tréhorenteuc. Ici, de haut en bas et de gauche à droite : a. Détail de la station II. L’arrière-plan montre
des maisons de Tréhorenteuc. L’œil familier des symboles s’attardera plus particulièrement sur
l’équerre et le compas enchâssés dans l’Atelier. b. Détail de la station XII. Comme sur bien d’autres
stations, le paysage de la Crucifixion évoque des rochers situés dans les environs du village. c. Détail
de la station V. Simon aide Jésus à porter sa croix dans la forêt de Brocéliande. L’identification des
bois traversés par le Christ aux environs du village est accentuée par la présence des bœufs et des brins
de bruyères, plante très présente dans les landes bretonnes. d. Détail de la station III. Sainte Onenne et
ses oies regardant le Christ passer renvoie une nouvelle fois aux environs de Tréhorenteuc. La scène se
déroule au printemps. D’autres stations ont des couleurs automnales. Jeu esthétique ou jeu symbolique
?
1. Le Recteur de Tréhorenteuc, Le Secret du zodiaque, Les éditions du Ploërmelais, Plöermel,
s.d., p. 38.
2. Ibid., p. 52.
3. Le Recteur de Tréhorenteuc, Le Secret de Carnac et de Locmariaquer, Les éditions du
Ploërmelais, Plöermel, s.d., p. 4.
4. HUGO A., Histoire générale de France depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours,
tome I. Histoire de la Gaule de l’an 1600 avant J.-C. à l’an 483 après J.-C., H.-L. Delloye, Paris,
1836, p. 54.
5. Le Recteur de Tréhorenteuc, Le Secret du zodiaque, Les éditions du Ploërmelais, Plöermel,
s.d., p. 41.
PARTIE III
LE GRAAL PYRÉNÉEN

« Si un talisman mystique était gardé quelque part par des hommes


fidèles et pieux, héritiers de la vraie tradition de Jésus, il est
vraisemblable que dans l’incertitude des temps, ces gardiens
songèrent à porter leur trésor dans le lieu où il devait être le plus en
sûreté. Toute la chrétienté savait qu’il y avait dans les montagnes
d’Ariège un château inexpugnable où les hommes animés de la foi
primitive trouvaient un refuge. Les frères initiés de la Table ronde, les
Druides héritiers de Merlin, se mirent en marche vers cette terre
favorisée du Midi, vers ces Pyrénées où à l’abri des torrents et des
gouffres, entre les longs couloirs de pierre, les forêts mères vivaient
encore et où des confréries de Druides devaient s’abriter dans des
ermitages inaccessibles. »
Maurice Magre, La Clef des Choses Cachées, 1935.
21.
LE RÉVEIL DE LA LUMIÈRE

Le sud de la France. L’Aude, l’Ariège, les Pyrénées-Orientales. Le


soleil et des roches escarpées. Des falaises abruptes, inaccessibles en
apparence. Au-dessus d’elles, des silhouettes qui fascinent. Des ruines qui
ont traversé le Temps. Des visions directes du Moyen Âge. Des forteresses
aériennes qui se découpent devant le ciel à la façon de mirages. De
véritables nids d’aigle : les « châteaux cathares ». En leurs murailles, vit la
mémoire des Cathares, dont les siècles écoulés n’ont jamais pu terrasser le
souvenir dans le cœur et l’âme de la population méridionale.
L’histoire des Cathares est l’histoire d’une hérésie. Une hérésie
chrétienne qui, entre le XIe et le XIIIe siècles, se développe avec ampleur dans
le sud de la France, sans être exclusive à ce périmètre géographique.
S’implantant là plus qu’ailleurs, elle y fut cependant violemment combattue
par l’Église, qui déclencha à son encontre une véritable guerre militaire.
De quoi s’agissait-il ? Les affirmations les plus fantaisistes ont circulé à
propos des Cathares. Dans son De fide catholica contra haereticos (De la
foi catholique contre les hérétiques), le théologien français Alain de Lille
(avant 1128-1202) donne ainsi une étonnante étymologie au terme cathare.
Il proviendrait selon lui du mot « chat ». Toujours d’après le même, les
Cathares vouaient un culte à un gros chat noir qui n’était autre que le Diable
déguisé ! Il ne faut chercher aucune vérité derrière de telles assertions.
L’accusation de vouer un culte au chat faisait partie de ces arguments
inlassablement adressés par l’Église à l’encontre de ceux qu’elle combattait.
Les Templiers furent accusés du même mal. Affirmer qu’un groupe adorait
la figure d’un chat revenait à l’accuser d’adorer le Diable. En 1233, par
bulle papale, Grégoire IX (vers 1145-1241) avait décrété que les chats noirs
étaient les serviteurs du Diable. Ce texte fut la pierre angulaire d’un abject
massacre des populations félines à travers l’Europe. Un siècle plus tard,
Innocent VII (1336-1406) demanda en effet l’éradication des chats en terres
chrétiennes. Des millions de pauvres bêtes sont alors tuées. C’est, pour
reprendre l’image de Champfleury (1821-1889), la victoire des « brutes »
sur les « songeurs ». Juste retour des choses, et épisode riche d’un
enseignement écologique : lorsqu’en 1347, des rats asiatiques arrivèrent à
Marseille, ils purent se répandre et se multiplier sans être inquiétés par
aucun félin. Porteur de la peste noire, les rongeurs la semèrent à travers
l’Europe dont 30 à 50 % de la population furent alors décimés, soit 25
millions de victimes. Quant à l’association entre les chats et l’hérésie
cathare, on la retrouve notamment sur les chapiteaux d’un des portails de
l’église Saint-Dominique à Puigcerdà (Espagne).
Si les Cathares ne furent pas adorateurs des chats, qui furent-ils ? La
véritable étymologie de « Cathare » se rattache au grec καθαρός (Katharós)
c’est-à-dire « pur ». Les Cathares sont donc les « purs » et le Catharisme
une « purification ».
La nature de cette « purification » ne peut se comprendre qu’au regard
de la doctrine Cathare. Une doctrine dualiste distinguant et opposant deux
éléments. D’un côté, l’élément divin tombé dans la matière. De l’autre, la
matière. Le Catharisme aspire à percevoir cette double nature du monde
afin de pouvoir séparer l’élément spirituel, d’origine divine, de l’élément
matériel, qui est, pour sa part, œuvre démoniaque. Voilà la « purification »
cathare. L’arrachement à la matière de l’étincelle divine. Dans cette
opération spirituelle réside le salut des âmes. Pour le Catharisme, le monde
visible, matériel, est en effet une création du Diable.
Le monde matériel création du Mal et non de Dieu. C’est dans cette
affirmation que repose la classification du Catharisme au rang des hérésies.
Ce n’était pas la première fois que l’Église de Rome était en prise avec une
telle conception. L’origine du Catharisme se rattache en effet à une forme
de christianisme très ancienne que j’ai précédemment évoquée à propos
d’Éon de l’Estoile. Durant l’Antiquité, l’Église triompha du courant
chrétien dit « gnostique » qui professait exactement le même dualisme et le
même chemin spirituel que les Cathares. Les Gnostiques étaient ceux qui
possédaient la Gnose, du grec gnosis, la Connaissance. Il faut comprendre
la Connaissance directe, visionnaire, de Dieu. Connaissance atteinte grâce à
un cheminement de purification enseigné par Jésus à certains de ses
disciples, les plus éveillés d’un point de vue spirituel. Ces disciples, parmi
lesquels Marie-Madeleine, auraient ensuite secrètement transmis cet
enseignement à qui était apte à le recevoir.
Il est aujourd’hui certain que les Cathares possédaient des écrits
remontant à ces Temps anciens du Christianisme. Car si l’Église brûla les
livres gnostiques, et combattit avec violence leurs possesseurs, certains
survécurent. Des textes furent cachés. À partir du XVIIIe siècle, on a retrouvé
plusieurs de ces caches en Égypte, la plus extraordinaire étant celle de Nag
Hammadi, au nord-ouest de Louxor. En 1945, y furent mis au jour ni plus ni
moins que treize codices, invitant à complètement réécrire l’Histoire du
christianisme. Ils avaient traversé les siècles dissimulés dans des jarres
enterrées dans le désert.
Des textes survécurent donc. Des hommes aussi. Des groupes
gnostiques clandestins, gardant dans l’obscurité le précieux enseignement
qu’ils avaient reçu. Certains de ces groupes étaient arrivés sur le territoire
gaulois dès le Ier siècle. Ils y furent, comme ailleurs, combattus. Et, comme
ailleurs, ils traversèrent le Temps en devenant invisibles aux yeux du
monde.
C’est par l’existence de ces noyaux clandestins que l’on comprend
mieux la brusque réémergence, aux alentours de l’An Mil, de l’antique
gnosticisme. Les hérésies se multiplient alors sur le territoire. Pour décrire
ce phénomène, certains historiens contemporains n’hésitent pas à parler de
« Printemps des hérésies 1». Dans cette éclosion, une date est à retenir :
1022. Cette année-là, le jour de Noël, douze chanoines du chapitre cathédral
d’Orléans sont accusés d’hérésie par un chevalier venu de Chartres. Robert
le Pieux, roi de France, ordonne leur arrestation et convoque un synode. Le
28 décembre, ne voulant pas renier leur foi, les chanoines, qui ont reconnu
leur hérésie, sont conduits hors de la ville et brûlés. Pour la première fois, la
chrétienté médiévale a recours au feu pour combattre des chrétiens accusés
d’hérésie. Dans leurs regards, l’Église avait deviné le reflet de son plus
ancien ennemi : plusieurs historiens voient aujourd’hui dans l’hérésie des
chanoines d’Orléans une résurgence médiévale du gnosticisme antique.
Leur bûcher fut le premier d’une longue et tragique série qui embrasa
toute l’Europe. En 1135, l’empereur Lothaire condamne au même sort des
hérétiques repérés à Trèves et à Utrecht. En 1145, la population, craignant
les malédictions que la présence d’hérétiques pourrait entraîner sur elle,
conduit elle-même des « Cathares » au bûcher. Il faudra que des prêtres
authentiquement chrétiens arrachent les malheureux à la foule pleine de
haine. Le procès d’Éon de l’Estoile s’inscrit dans ce vaste éclair de
conscience spirituelle et de réaction obscurantiste qui traverse comme un
éclair une partie de l’Europe.
Réprimé partout, le « Catharisme » se développe pourtant dans le sud de
la France. Ce miracle s’explique par le visage qu’a alors la « France ». Une
France duelle, partagée par la Loire en deux territoires bien distincts. Au
nord, les pays de langue d’Oil, soumis à la couronne de France. Au sud, les
pays de Langue d’Oc, la belle Occitanie, héritière du brassage culturel
apporté par la Méditerranée. Ses seigneurs ont installé un climat de
tolérance loin d’être en vigueur dans les pays d’Oil. C’est cette tolérance
occitane qui explique l’expansion méridionale du Catharisme. Il peut se
développer sans être inquiété. Face à un haut clergé catholique rongé par
l’hypocrisie, dévoré par la cupidité, le Catharisme incarne un discours de
vérité qui explique son succès. Celui-ci est tel que le mouvement se
structure à travers un véritable maillage territorial. Agen, Albi, Toulouse,
Carcassonne, Fanjeaux : cinq évêchés cathares sont bientôt recensés. À
travers eux, le problème de l’expansion cathare se manifeste plus clairement
aux yeux de l’Église. Celle-ci voit clairement son hégémonie sur les
consciences et les territoires menacée. Des évêques vont donc commencer à
mener, sans succès, des campagnes militaires contre les Cathares. Puis c’est
le grand théologien de l’époque, Bernard de Clairvaux (1090/91-1153) qui
s’en mêle. En 1145, il accompagne en Languedoc Albéric d’Ostie, légat du
pape Eugène III, et Geoffroy de Lèves, évêque de Chartres, afin de prêcher
contre l’hérésie dans cette région. À Verfeil, il rencontre des Cathares.
Gagné par la haine après avoir échoué dans sa tentative de les convaincre de
leur erreur, il s’exclamera : « Verfeil, que Dieu te dessèche ! » Le mot est
violent. Un sermon prononcé par Bernard de Clairvaux à l’encontre des
Cathares va bientôt l’être davantage. « […] on ne les convainc ni par le
raisonnement (ils ne comprennent pas) ni par les autorités (ils ne les
reçoivent pas), ni par la persuasion (car ils sont de mauvaise foi). Il semble
qu’ils ne puissent être extirpés que par le glaive matériel… », tonne-t-il. Et
d’ajouter : « Saisissez-les et ne vous arrêtez pas, jusqu’à ce qu’ils périssent
tous car ils ont prouvé qu’ils aimaient mieux mourir que se convertir. »
Les mots annoncent des âges sombres. Des âges de terreurs et d’effrois.
1. LANDES R., « La vie apostolique en Aquitaine en l’an mil, Paix de Dieu, culte des reliques
o
et communautés hérétiques », in Annales «Économies, Sociétés, Civilisations», vol 46, n 3, p.
579, EHESS, Paris, 1991.
22.
LE BÛCHER DES ÂMES ARDENTES

Le Catharisme fut une véritable éclosion de Lumière au sein de


l’obscurantisme religieux du Moyen Âge. Mais la lumière trop vive – celle
qui touche chaque homme en sa profondeur et le transforme – s’est tout au
long de l’Histoire humaine attirée la haine de l’Obscurité.
Après Bernard de Clairvaux, un autre homme se lance bientôt dans le
combat des Ténèbres contre la Lumière. C’est Dominique de Guzman
(1170-1221). Il entend résorber l’hérésie cathare par la puissance de sa
parole. Il se rend donc à la rencontre des Cathares. Mais lui aussi va se
trouver face à une foi échappant à tout doute. Un épisode fameux,
déterminant, est celui de la dispute de Fanjeaux (Aude). Dominique de
Guzman débat face aux Cathares, mais aucun des deux partis ne triomphe
de l’autre. Il est alors décidé de procéder à une ordalie. Le terme désigne le
jugement de Dieu. Il s’agit de départager les plaidants par une épreuve dont
l’issue est censée être déterminée par Dieu. Ce qui implique un dispositif
particulier.
À Fanjeaux, il est décidé que Dominique de Guzman et les Cathares
auxquels il s’oppose jettent leurs écrits respectifs dans un feu. C’est alors
que le miracle advient. L’expression de la volonté de Dieu. Les écrits
cathares se consument dans le brasier alors que le livre de Dominique de
Guzman rejaillit intact des flammes ! La scène est magiquement poignante,
mais la belle hagiographie chrétienne ne doit occulter ce qu’elle reflète très
certainement : le premier autodafé aboutissant à la destruction d’écrits
cathares. C’est l’annonce du règne de la terreur.
Selon une recette séculaire, c’est par la peur que l’Église entend
soumettre à sa volonté ceux qui s’y dérobent. Les mises en scène les plus
macabres sont donc organisées. Le pape va par exemple ordonner que les
corps des hérétiques qui ont été inhumés dans les cimetières chrétiens soient
déterrés. Certains prêtres s’y opposent. Ils sont aussitôt excommuniés.
Mais la terreur n’a pas prise sur des âmes qui ont vu la Lumière.
L’hérésie garde toute sa vigueur. Aussi, en 1209, le pape Innocent III (1160-
1216) prêche une croisade contre les Cathares. C’est la première entreprise
de ce type tournée contre des chrétiens. Jusqu’à présent, toutes les croisades
s’étaient dirigées vers l’Orient pour libérer de la présence musulmane les
lieux sacrés de la chrétienté. Pour rallier à sa cause les seigneurs du nord de
la France, le pape leur promet les terres qu’ils auront arrachées aux
hérétiques. Un homme prend la tête du mouvement. Un petit seigneur dÎle
de France, Simon de Montfort (entre 1164 et 1175-1218). C’est le début
d’une infâme guerre de conquête.
Le 22 juillet 1209, les croisés arrivent devant la ville de Béziers ; 222
Cathares y ont été recensés. Au pied des remparts, les troupes ecclésiales
les demandent. La population – y compris le clergé catholique – se refuse à
livrer les hérétiques. Dans cette société basée sur un idéal de fraternité, peu
importe les différences idéologiques. Mais dans le sang de ceux qui
assiègent la ville, c’est la haine qui coule. La Lumière se trouve face aux
Ténèbres. Arnaud Amaury, légat du pape, déclare : « Tuez-les [tous], car le
Seigneur connaît les siens ! » La terrible sentence est rapportée par Césaire
de Heisterbach (vers 1180-avant 1250) dans son Dialogus miraculorum
(Des miracles), écrit entre 1219 et 1223. C’est l’appel à un sordide
massacre. « Les nôtres, sans regarder l’état, l’âge ni le sexe, passèrent au fil
de l’épée presque vingt mille hommes. Après cet énorme carnage des
ennemis, toute la ville fut pillée et incendiée, la vengeance divine se
déchaînant miraculeusement contre elle », rapporteront au pape Innocent
III, Arnaud Amaury et un autre légat pontifical, Milon.
La totalité des habitants de la ville fut passée au fer : 22 000 morts selon
les chroniqueurs de l’époque. Pensant que la taille de la ville a été exagérée
pour accroître l’effet de terreur, les historiens réduisent aujourd’hui le bilan
à 7000 morts. Mais quoi qu’il en soit, quelle que fût la taille de Béziers à
l’époque, c’est une cité tout entière qui est anéantie dès ce premier acte
féroce. Hommes, femmes, enfants. Toute une cité.
Les Croisés font acte de terrorisme. La stratégie est toujours la même :
soumettre par l’effroi. « Les barons de France et ceux du côté de Paris, les
clercs et les lais, les princes et les marquis, les uns et les autres sont
convenus entre eux qu’en toute ville où l’on se présenterait et qui ne
voudrait pas se rendre avant d’être prise, ils passeraient [les habitants] au fil
de l’épée et les tueraient : ensuite ils ne trouveraient personne qui tînt contre
eux, pour la peur qu’on aurait, et à cause de ce qu’on aurait vu. Montréal,
Fanjaux et les autres se laissèrent ainsi prendre ; et sans cela, je vous jure
ma foi que les croisés ne les auraient pas encore conquis de vive force »,
consigne Guillaume de Tudèle (1199-1214) dans sa Chanson de la croisade
contre les Albigeois.
Se plonger dans l’Histoire de la Croisade contre les Albigeois c’est
pénétrer dans l’Enfer de Dante. Il n’y a là qu’une succession d’effroyables
tableaux, de supplices indescriptibles dans leur horreur. En 1210, est prise
la ville de Bram (Aude). À la centaine de survivants, les Croisés crèvent les
yeux et coupent le nez. Un seul d’entre eux conserve un œil pour guider les
autres aux trois châteaux de Lastours qui refusaient toujours de se rendre à
la Croisade. Le 3 mai 1211, Guiraude de Lavaur, la châtelaine de Lavaur
(Tarn), est mise à nu par les brutes et jetée vivante dans un puits avant
d’être recouverte de pierres. Bram, Lavaur, deux sordides chapitres parmi
tant d’autres.
Ces atrocités condamnèrent bientôt les Cathares à se réfugier dans de
hauts nids d’aigle. Des châteaux perchés sur des éperons rocheux. Comme
les Parfaits cathares ont interdiction de tuer leur prochain, la défense en
était assurée par des chevaliers rémunérés par les hérétiques. La Croisade se
dirige désormais contre ces forteresses du vertige dont le grand symbole est
Montségur (Ariège). Un des plus saisissants bastions cathares.
Une arche de pierre posée sur un roc à 1207 mètres d’altitude. Au
milieu d’une étendue de montagnes que l’hiver drape toutes d’un épais
manteau de neige. Montségur, le Mont Sûr. Un château au-dessus des
nuages, connu pour son inaccessibilité depuis au moins l’époque romaine.
À partir de mai 1243, quelque 6 000 hommes encerclent le roc imprenable.
Après un siège interminable, la forteresse tombe. Presque un an s’est écoulé
depuis l’arrivée des Croisés au pied de la forteresse. Les hérétiques ont le
choix : abjurer leur foi, et être sauvés, ou la conserver et périr. Le feu qui
consume leur âme leur fait choisir le bûcher. Le 16 mars 1244, plus de deux
cents Cathares quittent leur dernière demeure. Au pied du château, une
fosse a été creusée. Elle est entourée de palissades. Des milliers de fagots y
brûlent. Les hérétiques doivent gravir des échelles disposées autour de
l’enclos et se jeter eux-mêmes dans le feu qui va les emporter. Les réduire
en étincelles de lumière tournoyant dans les airs avant de disparaître,
happées par le grand souffle. Aucun n’hésite. Tous sont absorbés par cet
Ailleurs dont ils n’ont cessé de suivre l’indistincte lueur toute leur vie
durant…
Avec la chute de Montségur, la Lumière vacille un peu plus. La guerre
continue. Les Ténèbres, tels de sombres nuages d’orage, ne cessent de
croître. Un peu plus de dix ans après Montségur, tombera le dernier nid
d’aigle cathare : Quéribus, dans les Corbières. Mais le Catharisme ne meurt
pas avec la chute des châteaux cathares. Il entre dans une nouvelle phase de
son existence. Comme les gnostiques de jadis, les Cathares vont devoir se
cacher. Ils fuient dans les bois et les grottes, où ils vont désormais vivre. La
Nature les protège du monde des hommes, de leur folie homicide. Mais
cette dernière, jamais, ne voit sa faim rassasiée. Les Cathares sont traqués
jusque dans leurs plus secrets repères. En 1199, l’Inquisition est créée afin
de permettre à ceux qui recherchent les hérétiques d’interroger les
populations potentiellement complices ou informées. Pour plus d’efficacité,
en 1252, par la bulle Ad extirpanda, Innocent IV (vers 1180/90-1254)
autorise l’Inquisition à faire usage de la torture pour faire parler les
hérétiques. Certains historiens méridionaux contemporains ont assimilé cela
à « deux cents ans de Gestapo ». La comparaison n’est pas abusive… On
tortura pour savoir. On envoya des chasseurs. On fit couler le sang. Encore
et encore. Sans relâche. Aucun hérétique ne devait survivre. Les chiens de
Dieu les traqueraient jusqu’au dernier.
…Face à la haine à l’état pur, le Catharisme s’effaça. Disparut. Du
moins en apparence. Car quelque chose de lui n’était pas mort. Dans le
silence des ruines, des grottes et des bois, pendant des siècles, dérobé à
l’audition du commun, le cœur de l’âme cathare continua à battre. Il gardait
la mémoire de ces hommes et de ces femmes qu’avaient réunis de Hauts
Mystères. Le partage d’une connaissance spirituelle si pure qu’elle avait
menacé non seulement l’Église mais la société tout entière. Durant des
siècles, ce ne fut plus qu’un murmure. Et puis – un jour – ce battement de
cœur de plus en plus indistinct trouva des oreilles aptes à l’entendre… Il
résonnait plus particulièrement en un lieu. Les ruines oubliées de
Montségur.
23.
LA RÉSURRECTION DE MONTSÉGUR

… L’homme qui le premier arracha Montségur de l’oubli a pour nom


Napoléon Peyrat. Né en 1809 aux Bordes-sur-Arize en Ariège, il fait ses
études à la faculté de théologie protestante de Montauban de 1823 à 1831.
En 1831, il s’installe à Paris. Il y exerce la fonction de précepteur dans
différentes familles, tout en s’adonnant à la poésie et à l’Histoire. La quête
de l’origine est en effet, très vite, une question centrale chez Peyrat. Une
obsession qui le pousse à s’intéresser à l’histoire du protestantisme. Mais la
quête de l’origine le pousse plus loin. Derrière les martyrs protestants, il
devine l’ombre d’autres martyrs. Une ombre qui exhale de sa terre natale :
celle des Cathares. Il est depuis toujours possédé par leur souvenir. Dès son
arrivée à Paris, il aspire à en écrire l’Histoire. Mais son ami Béranger (1780-
1857) lui déconseille de débuter ainsi. C’est un sujet inconnu. Il
n’intéressera pas. Autant commencer par écrire une Histoire des Camisards.
Les Cathares viendront après. Peyrat écoute le conseil.
Peyrat est un homme qui se laisse pénétrer par les lieux. Ainsi, avant de
publier son Histoire des pasteurs du désert en 1842, accomplit-il un voyage
aux allures de pèlerinage dans les Cévennes. Durant l’été 1837, parti de
Mende, il arrive au mont Bougès, petit massif de 1421 mètres d’altitude,
dont les crêtes ne se sont jamais défaites des fantômes de la guerre des
Camisards.
En 1843, Peyrat entreprend d’écrire sa monumentale Histoire des
Albigeois, qui sera publiée à partir de 1870. Une recherche d’abord
intellectuelle. Archivistique. Mais Peyrat sait que cela ne suffit pas. Il aspire
à se laisser traverser par les terres qui soufflent aux « vivants » le souvenir
des « morts ». À partir de 1854, il est pasteur auxiliaire à Saint-Germain-en-
Laye. Il est loin des terres qui ont vu se nouer le drame cathare. Il doit les
voir. Les ressentir. Il décide donc de les parcourir avec sa femme, Eugénie
(1833-1891), épousée en 1851. Les ruines de Montségur deviennent le
temple sacré à atteindre. L’horizon du grand pèlerinage qui se dessine.
C’est en 1867 que Napoléon et Eugénie s’aventurent pour la première
fois jusqu’aux ruines du château. Nul ne s’en souvient plus alors. «
Montségur était oublié depuis six cents ans. Il s’était perdu dans la nuit du
moyen âge. On l’a retrouvé sur sa cime comme on a découvert Palmyre au
désert », dira Peyrat 1.
C’est de Lavelanet qu’ils aperçoivent pour la première fois, au loin, les
ruines de l’antique forteresse. C’est alors, bientôt, la tombée de la nuit. Dans
la lumière irradiante puis déclinante du soleil du soir, Peyrat devine, ému, les
contours du sanctuaire, dressé « sur un piédestal de montagnes et de nuages 2
». Le petit groupe se met en marche le lendemain. Une marche longue, vite
confrontée à l’épreuve d’un chemin sans cesse plus ardu et difficile. Mais
tout autour, Napoléon et Eugénie sentent comme des présences. Ils croient
voir les « chevaliers » qui escortèrent jadis les Cathares 3. La voix d’un autre
Temps pénètre le regard de Napoléon Peyrat. Il discerne les larmes sur le
visage des martyrs. Le souffle poétique qui l’habite lui fait intérieurement
ressentir la mémoire des lieux. Eugénie Peyrat ne livre pas une aussi lyrique
description, même si son propre récit de l’ascension reflète une pensée
pareillement spirituelle. C’est, elle aussi, en mystique qu’elle aborde et
qu’elle ressent ce difficile chemin. Au fil de l’ascension, les ruines oubliées
apparaissent et disparaissent. Peyrat semble marcher sur les traces de
l’Arche de Noé. « On dirait un vaisseau foudroyé sur un écueil », écrit-il à
propos d’une des apparitions du château au fil de l’ascension. L’instant
d’après, la spectrale forteresse disparaît dans un nuage, dans le vent
mugissant.
Enfin, c’est l’arrivée à Montségur. Village perdu de montagne. Village
oublié du reste de l’humanité, aux rues envahies de boue et de fumier, aux
maisons délabrées, dont l’église elle-même semble une « grande cabane ».
C’est un dimanche – le 23 septembre. La cloche de l’église sonne. La
population se presse autour des nouveaux arrivés. Peyrat espère recueillir
auprès des habitants du village des souvenirs exacts et précis du drame qui
s’est noué dans et autour des ruines. Mais il est vite déçu. « Tout cet horrible
drame n’a plus dans leur esprit que la vague et fantastique consistance d’un
songe… », notera-t-il 4. La réalité historique a pris des accents de légende. «
L’histoire de leurs ancêtres a pour ces montagnards le merveilleux d’un
conte arabe. Mais ils aiment ces héros ignorés ; ils sont fiers de ces martyrs
inconnus ; ils confondent ces hérétiques avec les calvinistes, les Sarrasins,
les Ibères et des peuples fabuleux […] »
Peyrat n’en désespère pas moins de découvrir là quelque chose. Sur les
murs récemment crépis de l’église, il lit un nom : Altiérius. C’est celui du
maire qui a fait réaliser ces travaux de fortune. Peyrat y reconnaît un
patronyme qu’il a bien des fois croisé dans les registres de l’Inquisition. Il
est certain d’avoir retrouvé un authentique descendant cathare ! Les bergers
lui assurent que leur ancien maire possède plusieurs « antiquités ». Peyrat se
fait donc conduire à lui, rêvant déjà de retrouver « quelque lambeau
d’évangile cathare ». Mais il ne trouve que des vestiges médiévaux, et
quelques pièces archéologiques d’époque romaine, levant le voile sur les
origines anciennes du château. Rien qui n’intéresse Peyrat.
Après quelques heures de repos, les nuages entourant le pog s’étant
dissipés, Peyrat et les siens, accompagnés d’un guide, entreprennent
l’ascension de la forteresse. Le pâtre qui les conduit leur révèle le nom des
lieux. La toponymie entourant les ruines raconte aussi l’histoire du passé.
Bientôt il n’y a plus qu’un sentier de chèvres, qui laisse deviner, ici et là, des
traces de l’antique route du château. À mesure qu’ils grimpent, Peyrat donne
un cadre aux scènes terribles qui l’habitent. Eugénie est momentanément
saisie par un autre vertige : celui des hauteurs. Les montagnes alentours
vacillent durant quelques longues minutes. Puis c’est l’arrivée dans le «
sanctuaire aérien ». Peyrat reconnaît dans ses lignes architecturales non pas
celles d’un château mais d’une Arche. Mais l’Arche, profanée, est devenue
un tombeau, drapé dans la végétation sombre des buis, des ifs et des sapins.
« […] le vieux manoir s’élève dans son site lugubre comme l’urne ou plutôt
le mausolée dévasté d’un clan pyrénéen 5… »
Entré dans ce temple du Silence, Napoléon cueille pour Eugénie « une
églantine d’automne attardée » au cœur de « miel » et aux pétales « rouge
sombre ». Puis il s’effondre à genoux au centre des ruines et embrasse le sol.
Ses compagnons le regardent. Surpris. Il ressent comme le besoin de se
justifier. Aux yeux de tous, même s’ils ne méritaient pas le sort infligé par
l’Église, les Cathares ont professé un christianisme hérétique. Alors Peyrat
prend leur défense. Même si personne ne les a ouvertement accusés. Dans
les ruines, sa voix annonce la sortie de l’oubli : « Ils se perdirent, mais dans
la lumière et l’idéal. Ils firent naufrage, mais dans le ciel. »
Le château de Montségur (Ariège) est comme une Arche échouée au sommet des montagnes. Ses murs
accueillirent certains des membres les plus importants de l’Église cathare ainsi que ce que les textes de
l’époque appelèrent le « Trésor des Cathares », probablement un écrit sacré. Lors de la prise du
château par les Croisés, ce Trésor fut évacué en secret pour être mis à l’abri. Car ici, en 1244, la haine
l’emporta sur la Lumière et on ne peut aujourd’hui encore atteindre ces ruines sans frémir à l’idée du
martyre des Cathares. Deux cent vingt d’entre eux, réfugiés en ces murs, furent brûlés au pied de
l’éperon rocheux par les troupes ecclésiales… Victoire éphémère du Mal. Car au fil des siècles, ce
qu’il avait voulu tuer a trouvé la force de renaître de ses cendres. Leurs bourreaux ont été dévorés par
le Néant, mais les Cathares assassinés à Montségur y vivent encore et de leurs ombres impalpables
interrogent le pèlerin. Sèment en son âme le désir igné de découvrir leur Grand Secret d’Immortalité.
En murmurant dans le Silence.

1. PEYRAT Napoléon, Histoire des Albigeois, tome second, Librairie internationale, Paris,
1870, p. 411.
2. Ibid., p. 423.
3. Ibid., p. 427.
4. Ibid., p. 429.
5. Ibid., p. 439.
24.
« DANS QUELQUE CRYPTE INCONNUE DE
MONTSÉGUR… »

Napoléon Peyrat fut l’Homère du drame cathare. Sous sa plume, la


tragédie historique prit toute sa puissance poétique. Ce ne fut pas là une
œuvre née ex nihilo. Ce furent des siècles d’Histoire qui passèrent à travers
un homme qu’ils avaient façonné. Peyrat donna du Catharisme une vision
magique et lunaire. Le mouvement prit à travers son regard une dimension
profondément mystérieuse, romantique et gothique. Son Histoire des
Albigeois est traversée par des tableaux saisissant montrant les Cathares
s’enfonçant dans les entrailles de la Terre pour y dissimuler leur foi et leurs
secrets.
Le lien entre les Cathares et les sombres espaces souterrains est
historique. Je l’ai déjà signalé : poursuivis par l’Inquisition, condamnés à ne
plus être aux yeux du monde, les Cathares trouvèrent refuge hors de la
société humaine. Ce que celle-ci leur refusait, la Nature le leur donna. On
retrouve des traces archéologiques de cet exil sauvage aussi bien dans
l’Aude qu’en Ariège. Ici comme là, d’antiques murs fortifiés, protégeant
encore l’entrée de grottes gigantesques, disent de quel mal abject les Purs
durent jadis se protéger.
Mais si ce lien entre les Cathares et le monde souterrain existe, il faut
rendre à Peyrat le génie littéraire de lui avoir conféré une profonde portée
poétique. Dans ses descriptions des antres de ténèbres, les Cathares entrent
en contact avec un autre monde. Semblent s’y placer sous la protection
d’antiques divinités païennes qui auraient là, à l’abri des hommes, traversé
le Temps. « Ces sombres garrigues recelaient, surtout vers la montagne
Noire et les Pyrénées, des grottes profondes, tanières d’animaux
antédiluviens, dont la stalagmite recouvrait les squelettes gigantesques.
L’ours et le lion des cavernes recueillaient dans leurs sépulcres hospitaliers
ces proscrits de Rome. C’est là qu’ils campaient d’ordinaire, ils ne sortaient
que sur le soir […] » 1
Ces grottes qui furent leurs abris, devinrent, pour certaines d’entre elles,
le tombeau des Cathares. Plusieurs avaient été redécouvertes des siècles
après que le monde des hommes les eut condamnées à l’oubli. Possédé par
l’idée de retrouver la lumière au cœur des ténèbres, le XIXe siècle ne put
qu’être fasciné par ces cryptes oubliées. L’âme de Peyrat n’échappa pas à
cette emprise. Elle s’exprime dans les lignes que l’historien consacre à la
redécouverte de ces antres où le Temps est resté figé. Sans doute les plus
puissamment attractives parmi toutes les évocations de Peyrat.
e
C’est au XVI siècle que le grand sanctuaire d’Ornolac – la grotte de
Lombrives (Ariège) – fut rouvert et commença à être exploré. Les Cathares
réfugiés dans les profondeurs de la montagne y avaient été retrouvés par les
inquisiteurs. Ceux-ci, ne pouvant les en extirper, les y avaient emmurés
vivants en condamnant les issues de l’immense temple-tombeau. À l’entrée,
une date incertaine (1578) et un nom – celui d’Henri IV, témoignent des
premières investigations dans l’antre ténébreux, que Peyrat restitue dans
toute leur profonde magie. « Le temps, à cette époque, rouvrit ce grand
ossuaire albigeois. Les protestants, qui peut-être se cherchaient des ancêtres
dans les antres des montagnes, conduits par de vagues et tragiques
souvenirs, pénétrèrent dans ses cryptes funéraires. Ils entrent, ils arrivent à
l’oratoire de Loup de Foix, montent, par les échelles encore dressées, à la
grotte supérieure, et découvrent, ô prodige effrayant, tout un peuple
endormi et couché, presque pétrifié lui-même, comme dans des cercueils de
pierre. La montagne, qui pleurait ses enfants depuis trois siècles, leur avait
construit, de ses larmes congelées, des tombes de stalagmites. Bien plus,
elle leur avait élevé comme un monument triomphal, et transformé
l’affreuse caverne en une basilique merveilleusement décorée de moulures,
de sculptures symboliques. On y voyait une chaire, des candélabres, des
urnes ; puis des ornements sacerdotaux, un pallium, des tiares 2… »
Ainsi ressortait des ténèbres un des hauts lieux du Catharisme et de son
martyre.
D’autres découvertes eurent lieu par la suite. Elles laissent l’impression,
tout aussi puissante, que cette Lumière que fut le Catharisme, cette Lumière
enterrée par la rage et la haine, chercha par tous les moyens à renaître de sa
tombe.
« Le temps rouvre, chaque jour, pour l’instruction des vivants, toutes
ces cryptes albigeoises », écrit Peyrat alors qu’il arrive aux dernières lignes
de son œuvre. « Près de Carcassonne, à l’entrée des Montagnes-Noires, on a
découvert naguère une grotte pleine de squelettes, couchés circulairement,
les têtes au centre, les pieds à la circonférence, comme les rayons de la roue
d’un char renversé. C’est évidemment une nécropole de faidits des bois.
Dans la grotte du Mas-d’Azil, on a trouvé de vastes amas d’ossements
humains ; ossements relativement modernes confondus avec des squelettes
de monstres antédiluviens. Dans les Pyrénées, le Lauragais, le Razès,
l’Albigeois, on trouve encore des cimetières abandonnés ; ce sont des
tombes échappées à l’inquisition, dans les déserts. Ces ossements, voilà ce
qu’il reste des Cathares, et leur sang colore les mauves pâles qui parfument
ces tertres funéraires 3. »
Il y a dans l’évocation de ces grottes le germe des explorations à venir
de ces antres obscurs. Car bientôt des lecteurs de Peyrat s’enfonceront dans
les dédales décrits. Y chercheront des traces du grand secret des Cathares.
Peyrat ouvre les portes du Montségur souterrain. Il est le premier à
consigner par écrit les traditions séculaires à ce sujet. Le premier à parler de
ce temple invisible qui se trouverait sous la forteresse visible. Encore une
fois, ce n’est pas là son invention. Sa plume fige dans l’encre la parole
volatile des bergers. Des derniers gardiens vivants d’une mémoire qui
n’allait pas tarder à s’éteindre avec le triomphe de la civilisation
industrielle, sans mémoire et sans passé…
Ce sont les bergers, ses guides jusqu’aux ruines du château, qui parlent
à Peyrat des réseaux immenses de galeries se trouvant sous le pog. « Selon
les pâtres, il existait un vaste système de souterrains ; il avait deux
ramifications immenses : l’une reliait le château à la tour de l’Ers ; l’autre
venait aboutir, par une spirale de trois mille degrés, au village de
Montségur. C’est par cette bouche, aujourd’hui perdue, que la forteresse, et
la colonie cathare retirée sur la montagne sainte, s’alimentait,
s’approvisionnait, correspondait avec le monde qu’elle contemplait du sein
des nuées. La montagne poreuse de sa nature est donc creusée d’escaliers,
de cellules et de corridors, et si l’on pénétrait dans ses entrailles on
trouverait peut-être encore les tombeaux des chevaliers, des barons et des
évêques morts à Montségur. Les alvéoles de cette ruche d’abeilles
platoniciennes étaient des sépulcres 4 […] »
De toutes ces sépultures, celle qui marqua le plus durablement les âmes,
qui prit possession de bien des lecteurs de Peyrat, est incontestablement
celle d’Esclarmonde. Esclarmonde. Une figure à la lisière de l’Histoire et de
la légende. Une femme cathare, ou plutôt des femmes cathares, portant
toutes le même prénom. Confondues en une seule figure. Celle d’une
grande prêtresse éclairant le monde. N’est-ce pas là le sens occitan de son
prénom ? Esclarmonde. Celle qui éclaire le monde.
La femme diaphane qui illumine l’épopée de Peyrat, devait aussi la
marquer du sceau fascinatoire de sa tombe perdue. Celle-ci est évoquée à
travers quelques lignes de l’historien. Des lignes qui, cette fois, ne plongent
pas leurs racines dans la mémoire des bergers. Il semble bien, en effet, que
ce soit dans l’imagination seule de Peyrat qu’il faille chercher l’origine de
ce qu’il écrit de la fin d’Esclarmonde. Ce qui n’est pas une raison pour
rejeter ces lignes. Ne voir en elles qu’invention romantique. L’imagination
sait révéler les secrets des lieux à qui sait entendre la voix silencieuse
émanant de ceux-ci.
Tout invite à penser que ce furent les ruines mêmes de Montségur qui
montrèrent à Peyrat les dernières heures d’Esclarmonde telles qu’il les
retranscrivit. Car c’est bien de cet « esprit des lieux » dont Peyrat parle
lorsqu’il dit « avant d’écrire le martyrologue des Albigeois, nous allâmes
chercher l’inspiration historique sur leur montagne sainte, dans les nuées 5 ».
Peyrat est baigné par la lecture des romantiques « visionnaires ». Leur
sensibilité spirituelle à l’invisible. Il cite Victor Hugo et sa Bouche d’ombre
(1855). Ne peut donc que croire à la puissance médiumnique des lieux.
Comme Hugo, il sait que vents, ondes, flammes, arbres, roseaux, rochers,
tout vit ! Tout est plein d’âmes… Et ce sont ces « voix » venues de l’autre
côté du miroir qui font vivre en lui la blanche Esclarmonde.
« Depuis longtemps, elle s’entourait d’oubli, et s’enveloppait de silence.
On la trouva sans doute éteinte dans sa grotte. Les Amis de Dieu, qui ne
croyaient point à la résurrection des corps, avaient cependant la plus grande
horreur de la violation des tombeaux. Dès leur vivant ils dérobaient leurs
cendres dans le mystère du trépas. On les ensevelissait de nuit, et ceux qui
portaient le cadavre promettaient de n’en révéler jamais le sépulcre. Les
princesses de la maison de Foix déposèrent sans doute les restes
d’Esclarmonde auprès de ceux de Philippa, dans quelque crypte inconnue
de Montségur où elles trouvèrent enfin le repos de l’oubli et la paix du
désert 6. »
« Quelque crypte inconnue de Montségur… » La formule avait quelque
chose de magique. Elle ouvrait la porte d’un insoupçonné sanctuaire
souterrain qui allait bientôt appeler bien des âmes marquées dès leur
naissance par le sceau du Mystère, en qui résonnait l’épopée cathare. Elle
allait les fasciner d’autant plus qu’un millénaire secret entourait l’ombre des
hérétiques. On savait – depuis longtemps – que ceux-ci avaient été les
possesseurs d’un grand Secret. Qu’ils avaient été les gardiens d’un Trésor
qui n’était pas de ce monde. Les écrits des Inquisiteurs l’évoquaient de
façon presque fantomatique. Forts des témoignages recueillis, les émissaires
de l’Église purent en effet établir que, lors de la reddition de mars 1244,
quatre cathares étaient restés cachés dans le château. Durant la nuit où le
bûcher consuma leurs frères et sœurs, ils s’enfuirent secrètement de la
forteresse, descendant grâce à des cordes le long des parois abruptes. Un
parcours qu’ils accomplirent au péril de leur vie, avant de disparaître dans
les ténèbres. Une seule chose leur importait : « Que l’église des hérétiques
ne perde pas son trésor. » Mais qu’était un « trésor » pour des âmes
purifiées de tout désir matériel ? Un texte sacré porteur d’une Science
spirituelle réservée à seulement quelques-uns ? Une importante relique ? Le
Graal lui-même ? Car pour certains, ce pog de Montségur arraché à l’oubli
pouvait bien être le Montsalvat évoqué par le Parzival de Wolfram von
Eschenbach : le château gardant le Graal ! Les noms se ressemblaient trop
pour que les deux forteresses ne fassent pas une. En 1906, dans Le Secret
des troubadours, l’ésotériste Joséphin Péladan (1858-1918) écrivait que le «
nom réel » de Montsalvat était Montségur. Ces lignes ouvrent la porte du
grand Mystère cathare. Celui dont d’occultes et discrets « successeurs » de
l’Église assassinée auraient eu la garde et dont l’existence se devinait à
travers les mots de Péladan…

1. PEYRAT Napoléon, Histoire des Albigeois, tome premier, Librairie internationale, Paris,
1870, p. 292.
2. PEYRAT Napoléon, Histoire des Albigeois, tome second, Librairie internationale, Paris,
1870, p. 404.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 445.
5. Ibid., p. 412.
6. PEYRAT Napoléon, Histoire des Albigeois, tome premier, Librairie internationale, Paris,
1870, p. 254.
25.
L’ÉTRANGE VOYAGE D’HARVEY SPENCER LEWIS

Joséphin Péladan (1858-1918). Écrivain, occultiste, figure centrale de la


rencontre de la poésie et du mysticisme ésotérique à l’aube du XXe siècle.
Initié à Toulouse au sein d’une mystérieuse branche rosicrucienne qui
s’intéressait de près à la question cathare. Sans doute est-ce dans ce cercle
étrange qu’il acquit la certitude que Montségur était le Montsalvat des
romans du Graal. Un autre ésotériste et homme de lettres majeur de
l’époque, originaire de Toulouse, Pierre-Barthélémy Gheusi (1865-1943)
défendait en effet la même idée. Une idée qu’il avait probablement puisée à
la même source. Dans cet occulte foyer qui irrigue alors certaines des âmes
mystiques fréquentant la ville rose.
Toulouse possède à cette époque un véritable centre occulte. Une
fontaine secrète signalée par de nombreux ésotéristes venus s’y abreuver.
Le mystérieux Pierre Dujols (1862-1926), dont nous recroiserons plus tard
la figure, l’évoque dans son manuscrit La Chevalerie Amoureuse.
Troubadours, Félibres et Rose+Croix. Lui qui est en contact avec de
véritables Supérieurs Inconnus, qui a rencontré et orienté, aussi, la plupart
des grands ésotéristes de son Temps, note que : « Des gens bien informés
parlent encore, sous le manteau, des modernes Rose+Croix de Toulouse 1. »
La formule rattachant le propos à des « gens bien informés » ne doit pas
nous tromper. Pierre Dujols connaît parfaitement le sujet : avant de
s’installer à Paris, il avait vécu à Toulouse.
Toulouse… où l’on croise également la figure d’Harvey Spencer Lewis
(1883-1939), fondateur de l’Antiquus Mysticusque Ordo Rosae Crucis
(Ancien et Mystique Ordre de la Rose Croix), créé en 1915 aux États-Unis,
à la suite du mystérieux voyage de son fondateur en France. Harvey
Spencer Lewis y fut progressivement, de rendez-vous énigmatique en
rendez-vous énigmatique, orienté vers Toulouse. C’est dans les environs de
la ville que, le 12 août 1909, il est initié à la Rose+Croix et chargé de
l’installer aux États-Unis.
Harvey Spencer Lewis rapportera cette étrange traversée de la France
dans Le Voyage d’un pèlerin vers l’Est. Un récit qui se lit comme un roman
fantastique mais qui n’en est pas un. Habité d’aspirations mystiques et de
rêves ésotériques, Harvey Spencer Lewis est brûlé par une idée : entrer en
contact avec l’antique ordre de la Rose+Croix. Il en a entendu parler pour la
première fois auprès d’une femme croisée sur son chemin vers
l’Illumination. Cette femme, il l’a rencontrée à l’institut de recherche
psychique de New York. Elle s’appelle May Banks-Stacey (1846-1919).
Membre de la Société Théosophique, et de loges maçonniques, elle affirme
avoir rencontré des Rose+Croix lors d’un voyage en Orient. Son récit
fascine Harvey Spencer Lewis qui, dès lors, se lance dans d’ardentes
recherches sur le sujet. Il vit aux États-Unis. L’idée que la Rose+Croix
évoquée par les textes du XVIIe siècle subsiste encore sur le sol européen
l’obsède. Un jour, il écrit au rédacteur en chef d’un journal parisien. Il lui
pose une question, abrupte : « M’est-il possible de connaître le moyen
d’entrer en rapport avec les Rose+Croix ? » Il signe la lettre, place sous sa
signature un étrange symbole qu’il a vu en rêve. Aussi singulier que cela
puisse paraître, une réponse lui parvient. Son correspondant lui indique de
se rendre à Paris pour y rencontrer un énigmatique « Monsieur X,
professeur de langues, résidant no… boulevard Saint-Germain » 2. Muni de
cette lettre, Harvey Spencer Lewis traverse l’océan. À bord du navire sur
lequel il voyage, il fait la connaissance d’un autre passager solitaire. Un
individu réservé, qu’il prend pour un hindou. L’homme l’intrigue. Il le sent
lié au Mystère, pourtant, malgré ses tentatives, à aucun moment il ne
parvient à conduire la conversation vers la question spirituelle. Au moment
de se séparer, il lui remet un papier. Lewis pense que c’est son adresse, le
range machinalement dans son portefeuille. Quelques jours après son
arrivée à Paris, il finit par rencontrer le Professeur X. Ce dernier possède
une galerie spécialisée dans la vente de gravures rares. C’est là que les deux
hommes se retrouvent. Nous sommes le 7 août 1909. L’interlocuteur de
Lewis l’interroge sur ses motivations. Pourquoi veut-il rencontrer les
Rose+Croix ? Que cherche-t-il à travers eux ? L’homme finit par lui
demander s’il n’a pas en sa possession un « papier qui ne ressemble pas aux
autres ». Lewis cherche dans son portefeuille. Finit par en sortir le feuillet
remis par « l’hindou ». Il remarque alors que ce dernier y a inscrit une
question : « C’est peut-être là ce que vous désirez ? » Quelques jours après,
c’est un second entretien. Il se termine par de singulières instructions. « S’il
vous est possible de vous rendre dans le Midi de la France, et si, à cet effet,
vous prenez mardi soir le train de 7 h10 pour Avignon, d’autres
informations vous seront données à votre arrivée. » Avant de se séparer, il
lui montre une gravure. La représentation d’une vieille tour. L’homme la lui
présente comme un « haut lieu ». « Un jour, vous le verrez peut-être et vous
ne l’oublierez jamais. Souvenez-vous alors que je vous en ai parlé. » 3
Lewis prend donc le train. Il ne sait rien de ce qu’il va advenir, mais
l’idée d’un nouveau rendez-vous mystérieux à Avignon le porte. Il veut
déchirer le voile du Mystère. La nuit est tombée. Alors qu’il s’apprête à
dormir, Lewis retrouve l’« hindou. » Singulière coïncidence. Il sait sans
doute que ce n’en est pas une. Lewis lui fait part de son mystérieux «
rendez-vous » d’Avignon. L’hindou lui répond qu’il ne rencontrera
personne à Avignon. Que tous deux déjeuneront ensemble à Tarascon. Il lui
dira ensuite où se rendre. Seul l’état d’esprit de Lewis explique sans doute
son total abandon à ces instructions mystérieuses. Le matin suivant, il
déjeune donc à Tarascon avec « l’hindou » qui lui a révélé être persan. Puis
l’homme lui dit de se rendre à Montpellier.
Lewis est troublé par cette destination. Il a dans Le voyage d’un pèlerin
vers l’Est des mots singuliers à l’égard de la ville. « Montpellier, cette
vieille cité de… mais non, je ne peux mentionner de tels détails dans un
article aussi public que celui-ci 4. » Quel secret mystique garde Montpellier
? Lewis n’en dira rien publiquement. Mais c’est avec cette pensée qu’il
rejoint la ville. Son mystérieux interlocuteur lui a donné des instructions
précises. Il doit se rendre à l’Hôtel de la Métropole et attendre dans sa
chambre que lui soit envoyé un message. Puis quelqu’un lui fera signe.
Émerveillé par les paysages méridionaux qu’il traverse, Lewis est tout
aussi saisi par le charme de Montpellier. Ne se laissant pour autant distraire,
il se rend à l’hôtel de la Métropole, et s’enferme dans sa chambre. Un mot
ne tarde pas à lui être apporté. Il lui donne rendez-vous au « Château d’eau
».
Le Château d’eau… Un bâtiment hexagonal érigé en 1768, une sorte de
haute tour portée par des colonnes corinthiennes, terminant la promenade
du Peyrou, dominant un petit lac où nagent des cygnes. Lewis est saisi par
sa vision. Il s’assoit sur ses marches. Attend. C’est l’expérience du vide, de
la solitude. Il réalise brusquement qu’il a tout abandonné. Sa famille, ses
amis, son travail : il a laissé tout cela de l’autre côté de l’Atlantique pour
venir dans le Midi de la France. Mais qu’y cherche-t-il vraiment ? Ce qu’il
espère y trouver existe-t-il au moins ? Son sentiment de solitude est
d’autant plus poignant qu’il réalise que personne, dans son entourage, ne
pourrait être en mesure de comprendre ce qu’il est en train de faire.
Une demi-heure s’est écoulée. Un jeune homme passe, croise son
regard, s’éloigne et revient vers lui. Il fait un signe rapide, que Lewis croit
reconnaître. Il lui remet un nouveau billet. Un message singulier. « Vous
aurez bientôt l’occasion de boire un verre de lait frais. Une femme vous
servira. » Peu après, sous les ombrages d’une avenue, Lewis croise
effectivement le chemin d’une vendeuse de lait arpentant les rues de
Montpellier avec sa vache. Il lui achète un verre de lait. Elle va repartir. Il
l’interpelle. Elle lui remet un autre mot. Il comprend qu’on cherche à
l’éprouver. Qu’on mesure sa volonté. Il n’abandonne pas. Même s’il se sent
comme prisonnier d’un conte fantastique.
Les nouvelles instructions lui demandent de se rendre à Toulouse. Là, il
devra prendre une chambre au Grand Hôtel Tivolier. Il devra y rester une
semaine. Le jeudi, à dix heures du matin, il devra visiter la salle des
Illustres. Il y rencontrera un photographe connu. Puis il devra entrer en
contact avec un autre individu, originaire de Chicago, et rédacteur en chef
d’un journal.
Lewis se rend donc à la salle des Illustres. Salle fastueuse, couverte de
fresques et de toiles, réalisées par les grands peintres toulousains à la gloire
des grandes heures, et des grands hommes et femmes de la ville. Lewis se
laisse absorber par ce foisonnement de peintures. Leur spiritualité marquée.
Deux d’entre elles le fascinent plus particulièrement. Il y voit des symboles
rosicruciens. C’est alors qu’il remarque un homme qui l’observe. L’homme
lui fait un signe. Le même que celui exécuté par le jeune homme au pied du
Château d’eau à Montpellier. Une conversation se noue. « Pourquoi avez-
vous tant examiné ce tableau ? » s’enquiert l’interlocuteur. Lewis répond.
L’homme lui livre sur un bout de papier une nouvelle adresse. Le nom
d’une avenue. Sans aucun numéro précis.
L’incertitude envahit à nouveau Lewis. Il se rend en taxi à l’avenue
indiquée. Elle est longue. Il sollicite une voiture pour la remonter. Le
chauffeur accepte de conduire lentement. Lewis ne sait pas ce qu’il cherche.
Une personne ? Un monument ? Le centre de la ville s’éloigne… Il est
passé devant des églises, des vieux monuments, quelques ruines… et puis
brusquement, devant lui, jaillit la vieille tour. Celle vue sur la gravure à
Paris. Celle dont le Professeur X lui avait dit qu’il la verrait peut-être un
jour !
Une profonde émotion s’empare de Lewis. Il règle sa course, quitte la
voiture, se rend, le cœur serré, au pied du donjon. Il se retrouve alors devant
une vieille « porte de bois massif, cerclée de fer rouillé ». Entre les marches
de pierre, ont poussé mousses et herbes. Il frappe à la porte. Rien ne se
passe. C’est alors qu’il remarque une cordelette. Il la tire. « Une sonnerie
retentit quelque part dans les profondeurs de cet édifice qui semblait avoir
été construit il y a des centaines d’années, ce qui était d’ailleurs le cas 5. »
Quelques instants après, la porte s’ouvre légèrement en grinçant. Il la
pousse complètement, et franchit le seuil du donjon. Il se trouve au bas d’un
vieil escalier. Ayant refermé la porte derrière lui, il risque un incertain «
Hello ! ». Il n’y a en effet personne pour l’accueillir. Tout ce qu’il devine,
c’est une série de galeries obscures rayonnant autour de l’escalier. Une voix
retentit alors. Elle vient d’en haut. Lui demande de monter. Il s’exécute sans
tarder. Dans les galeries, il entr’aperçoit des rayonnages de livres. Enfin il
arrive à l’étage supérieur. Une chambre carrée, percée de plusieurs petites
fenêtres, dont les murs sont tapissés de bibliothèques. Leurs rayonnages
contiennent d’innombrables livres d’apparence très ancienne. Il y a aussi un
vieux bureau, couvert de manuscrits, d’un nécessaire à sceller des
documents, de quelques cartes astrologiques.
Un vieil homme se tient là. Il est grand. A les cheveux blancs,
légèrement bouclés. Une longue barbe. Des yeux bruns brillant d’un
troublant éclat. Il lui dit qu’il l’attendait. Qu’il sait qui il est. Il a reçu à son
sujet différents « rapports » des personnes rencontrées tout au long de ce
périple français. L’homme se présente comme le Grand Secrétaire de la
Rose+Croix en France. Le donjon contient toutes les archives de l’Ordre.
Durant une heure, son interlocuteur montre à Lewis certaines d’entre elles,
dont un écrit datant des premiers siècles de l’ère chrétienne. Une vie secrète
du Christ. Il lui montre aussi des gravures « représentant les salles secrètes
des pyramides égyptiennes et d’autres temples 6. »
Puis Lewis quitte le donjon. Il n’y reviendra plus. Il fait la connaissance
du rédacteur en chef originaire de Chicago dont la rencontre lui avait été
annoncée. Son récit se fait de plus en plus elliptique. Il passe sous silence
des passages entiers de leur discussion. Une fois l’entretien terminé, il est
conduit jusque dans un vaste domaine situé à l’extérieur de la ville. Un lieu
séculaire, entouré de hauts murs. Au sein de ce domaine mystérieux, il est
amené dans une vieille maison, de forme carrée. C’est là que, dans la nuit, il
accomplira son « passage du seuil ». Alors que la tour de cette demeure
secrète sonne les douze coups de minuit, il est admis Frère Rose+Croix.
Durant une semaine encore, il est emmené dans différents lieux secrets.
Là encore, un grand silence, un grand voile, couvre son récit. Mais les
quelques lignes qu’il laisse à ce sujet fascinent. Captivent l’imagination. «
Je puis dire cependant que j’assistai à la convocation mensuelle des
Illuminati dans un autre édifice ancien situé sur les rives de la Garonne. Cet
édifice avait été construit à l’aide de pierres provenant de plusieurs parties
d’Égypte, d’Espagne et d’Italie. Ces pierres avaient fait partie de
monuments, de temples et de pyramides à présent en ruines. La pierre
angulaire de la bâtisse avait été apportée de Tell el-Amarna où le Grand
Maître de l’Ordre vécut à une certaine époque. La partie supérieure de
l’édifice était alors utilisée comme monastère rosicrucien. Dans la cave, se
trouvait une grotte où les Illuminati conduisaient leurs convocations. La “
grotte ” était vaste […]. Dans cette “ grotte ” se trouvait un autel fait d’un
bois rare d’Égypte, magnifiquement sculpté 7. »
Lewis quittera Toulouse avec des instructions précises : établir la
résurgence de l’Ordre de la Rose+Croix aux États-Unis. Avec obstination, il
œuvrera dès lors à cette œuvre, qui, à l’aube des années 1930, aboutira,
entre autres, à la création du gigantesque Rosicrucian Park à San Jose, en
Californie. Un incroyable ensemble, entièrement inspiré des Temples sacrés
de l’Égypte ancienne, et abritant notamment un musée aux riches
collections. L’expression tangible du Feu spirituel qui brûlait Lewis. Ce Feu
qu’il avait trouvé à Toulouse, dans les cénacles secrets de la ville rose…

1. DUJOLS Pierre, La Chevalerie Amoureuse. Troubadours, félibres, et Rose+Croix, La Table


d’Émeraude, Paris, 1991, p. 70.
2. LEWIS Harvey Spencer, Écrits d’un Maître de la Rose+Croix, Diffusion rosicrucienne, Le
Tremblay, 2012, p. 7.
3. Ibid., p. 20.
4. Ibid., pp. 24-25.
5. Ibid., p. 35.
6. Ibid., p. 38.
7. Ibid., p. 41.
26.
LE LIVRE SECRET DES CATHARES

…Toulouse. L’existence d’une antique fraternité mystique. J’en


retrouvais encore la manifestation sous la plume de Maurice Magre (1877-
1941). Écrivain né à Toulouse et y ayant grandi, homme foudroyé par le
pouvoir charnel des femmes et le puissant Appel de l’Autre-Monde, il laissa
une œuvre littéraire puissante de ces beautés de chair et des Enseignements
de l’Invisible. Des romans comme des essais où se devine son passage dans
de nombreux cénacles occultes de son Temps. Dans Le Trésor des Albigeois
(1938), au cours d’un dernier chapitre au titre évocateur – « La Rose des
quatre cavaliers » – il évoquait une étrange propriété située non loin de
Toulouse. Bâtie autour des ruines d’un ancien cloître, sur les rives de la
Garonne. Une demeure « pleine de livres et de manuscrits », d’antiques
parchemins, dans le jardin de laquelle se dressait un vieil autel païen
surmonté d’une figure féminine 1. Allusion troublante. D’autant plus
troublante que l’ombre de la Rose+Croix traversait l’œuvre de Magre. «
Une croix bleue ayant à son centre une rose / Écarlate était peinte au milieu
du plafond », note-t-il pour décrire « la chambre inconnue » dont il franchit
le seuil dans son saisissant poème La Porte du Mystère. 2
Qui étaient ces mystérieux Maîtres installés à Toulouse ? Ce n’est pas
ici qu’il incombe de répondre à cette question. Tout ce qui peut être dit,
c’est que, dans ce centre occulte aux nombreuses ramifications, certaines
choses étaient révélées sur le château de Montségur et son secret. Des «
choses » qui n’allaient pas tarder à donner au vieux château une dimension
plus fascinatoire qu’il ne l’avait jusqu’alors.
Le trésor, les souterrains du château obsédaient alors certains habitants
de Montségur. En 1897, l’un d’eux, Guillaume Sergolle, fils du maire,
cherche le « trésor ». Ses fouilles avaient marqué un autre habitant du
village, qui, dans les années 1960, confiera ses souvenirs à ce sujet. Il en
demeure des correspondances privées, conservées aux Archives
départementales de l’Aude. Paul-Victor Conte, l’auteur de ces souvenirs, y
raconte comment, âgé de 11 ans, il entreprit d’escalader le château pour voir
les fouilles du chercheur. « Il avait mis au jour une sorte de portail de 2
mètres environ, formé de deux piliers en pierres superposées, le tout relié
par une voûte effondrée en partie. Au-dessus de cette porte obstruée par la
terre et la pierraille, se profilait plus haut la porte d’entrée du château.
L’homme travaillait devant cette porte close, n’attachant apparemment que
peu d’importance à cette découverte. Il remuait à la barre à mine les blocs
de pierre, sondant par le son les profondeurs du sous-sol. Il cherchait
visiblement un tunnel, un souterrain peut-être… » Par la suite la tranchée
s’effondra, se combla… Mais soixante-dix ans plus tard, le témoin de la
scène écrit « mon esprit est toujours hanté par cette vision toujours aussi
nette qu’à cette époque lointaine ».
C’était là de ces quêtes de trésors auxquelles rêvent les enfants. De ces
songes éveillés aux parfums de roman d’aventure. Mais bientôt, les ruines
allaient devenir le théâtre de recherches d’une nature bien différente. Au
début des années 1930, sous l’impulsion de groupes ésotériques, dont la
plupart nous sont aujourd’hui inconnus, quelques-uns s’attellent à pénétrer
le secret mystique du lieu.
C’est à ce moment que le trésor de Montségur commence à faire parler
de lui dans la presse locale. Car des bruits, des rumeurs courent dans la
région. Un homme se serait installé à proximité des ruines. Il ferait des
fouilles. Un journaliste de La Dépêche du Midi veut en savoir plus. Il
s’appelle Alex Coutet. Au mois d’avril 1932, il se rend sur les lieux. Il en
tirera une série d’articles qui ont gardé, dans les pages jaunies du quotidien,
la trace de ses investigations. De sa rencontre avec l’homme qui veut percer
le secret des Cathares. C’est un ingénieur. Un certain M. Arnaud. Arrivé
dans la région pour y conduire des études hydrauliques, il sera littéralement
appelé par le château. « Montségur m’a pris et me tient… », dit-il.
C’est avec lui que le journaliste gravit une première fois le pog
jusqu’aux ruines qui le couronnent. Mais comme si elles devaient garder
leur mystère, les éléments se déchaînent. « […] le vent de l’ouest qui
souffle avec violence a déchaîné une tempête de neige qui nous aveugle ; on
n’y voit pas à dix mètres, nous sommes immobilisés aux bords des abîmes,
aux parois verticales qui plongent sous nous à cinq cents mètres à pic […] »
Le lendemain, 26 avril, les deux hommes reviennent sur les lieux. Durant la
nuit, la neige est tombée en abondance. Dans le silence des montagnes,
l’ingénieur conduit le journaliste jusqu’à une excavation dans la roche. Là,
il lui explique pourquoi il creuse. Sur quelles indications il s’est basé pour
attaquer la roche à cet endroit précis. Il évoque un mystérieux abbé X…,
des sourciers et l’usage du pendule. Arnaud est persuadé qu’il est en train
de déblayer l’accès, à un des souterrains du sanctuaire.
Au fil de la conversation dans les hauteurs enneigées, le chercheur se
confie. Révèle au journaliste ce qu’il cherche. Ce n’est pas de l’or. C’est
bien autre chose. « C’est la bibliothèque cathare, les livres du dogme et de
la doctrine, les manuscrits mêmes de grands auteurs et les plus précieux.
Disciples de Platon, les Cathares pouvaient bien, par exemple, posséder
quelques copies uniques des œuvres disparues de l’auteur du Banquet,
perdues pour nous, mais que posséda le moyen âge cathare. »
Au fil des mots, se devine l’appartenance de M. Arnaud à une école
ésotérique. Car son discours rappelle celui de certaines d’entre elles, dont
quelques-unes vont publiquement se manifester quelques années plus tard.
L’ingénieur recherche l’origine de la foi cathare. Une foi, dit-il, qui « n’est
d’ailleurs pas du Moyen Âge » mais « est de toujours ». « Elle a précédé
toutes les religions, explique-t-il, même les plus anciennes d’Orient ; on
situe son origine dans le continent englouti de l’Atlantide. »
Alex Coutet parle ensuite d’un mystérieux livre écrit par les Cathares.
Un livre que plusieurs ésotéristes cherchent. « Ce livre, par un procédé
spécial, arithmétique ou autre, contiendrait tous les oracles, c’est-à-dire les
réponses à toutes les questions que peut poser un croyant, en même temps
que le moyen de toutes communications à distance… »
Étrange ouvrage, dont la description rappelle les pratiques d’un
singulier groupe ésotérique : la Fraternité des Polaires. Un groupe qui, une
fois de plus, relie le mystérieux centre initiatique de Toulouse à la quête du
Grand Secret des Hérétiques. Que l’on retrouve derrière deux autres
chercheurs de l’Infini dont les ombres éternelles sont à jamais attachées aux
ruines solitaires et hantées de rêves de Montségur. Le nom du premier suffit
encore à invoquer à travers l’Ariège l’image de sombres galeries explorées
à la lueur de lampes-torches et d’énigmatiques symboles couvrant leurs
parois. Il s’agit d’Otto Rahn (1904-1939).

1. MAGRE Maurice, Le Trésor des Albigeois, Bibliothèque-Charpentier, Fasquelle, Paris,


1938, pp. 249-250.
2. MAGRE Maurice, La Porte du Mystère. Poésies, Bibliothèque-Charpentier, Fasquelle,
Paris, 1924, p. 216.
27.
À LA RECHERCHE DU GRAAL

« On a retrouvé dans la Montagne noire, non loin de Carcassonne, une


crypte datant de l’époque Albigeoise, pleine de squelettes. “Ils étaient
couchés circulairement, les têtes au centre, les pieds à la circonférence,
comme les rayons d’une roue parfaite.” » Ceux qui ont étudié la magie
retrouveront dans cette posture pour la mort un rite très ancien servant à
faciliter la sortie de l’âme et à lui faire traverser les mondes intermédiaires
grâce à l’élan que donne l’union. » 1
La scène se passe dans un château du pays toulousain. Nous sommes
dans les années 1930. Le jeune homme qui vient de lire ces lignes
empruntées à un livre de la riche bibliothèque où il se trouve, est Allemand.
Il est jeune, plein d’idéal. Le nombre conséquent de livres qui l’entourent le
saisit d’autant plus que presque tous ont trait au même sujet. L’Histoire, les
légendes et les traditions de cette partie du sud de la France qui le fascine
tant. Cet homme qui lit, s’appelle Otto Rahn.
L’histoire de Rahn débute à Michelstadt, où il naît en 1904. Dès son
adolescence, les grands mythes germaniques le captivent – incarnation d’un
passé sacré qui prendra très vite possession de lui, au point de conditionner
la direction de toute son existence terrestre. Rahn est un « appelé », une de
ces âmes sur lesquelles semble peser la fatalité de la Quête. C’est elle qui se
réfracte dans tout ce qu’il croise, et notamment la rencontre essentielle de sa
vie : le Catharisme. Cette pensée de Feu, il la découvre lors de ses études
universitaires, à travers son professeur Freiherr von Gall. Rahn découvre
alors l’ombre des grands hérétiques, comme celle des littératures du Graal,
et surtout Wolfram von Eschenbach (vers 1170-vers 1220).
Von Eschenbach, auteur du Parzival, épopée graalique qui, plus
qu’aucune autre, place son lecteur entre deux mondes. À partir des études
de Schlegel (1772-1822) notamment, Parzival est envisagé comme une
œuvre symbolique, enfermant des « traditions remarquables sous le point de
vue historique ». Le mythe est le reflet poétiquement transmuté d’une
réalité historique initiale. C’est pour trouver celle-ci qu’Otto Rahn va
effectuer plusieurs séjours en Ariège. Là, avec obstination, il cherche l’objet
matériel à l’origine du Grand Mythe du Graal.
Par un jeu de correspondances incessantes entre le monde matériel et
cet autre monde sur lequel ouvre le Parzival, Rahn cherche dans le monde
physique l’incarnation des chimères symbolisantes de l’épopée. Le
Montsalvat d’Eschenbach – le château du Graal – trouve sa parfaite
équivalence dans les ruines de Montségur. Celui-ci devient le modèle réel
de Montsalvat. Le lieu sacré où, en ce monde, repose le Graal. Une idée
qu’avaient alors déjà défendue certains ésotéristes, comme Péladan et
Gheusi, et dont il ne fait guère de doute que Rahn ne l’a pas inventée mais
qu’elle lui a été soufflée dans le sud de la France.
Lorsque Rahn entame sa quête, dans l’ombre des cénacles ésotériques,
des groupes se sont constitués qui ont entrepris des recherches mystiques
autour du Catharisme. Il ne s’agit plus pour eux, comme c’était le cas de
Peyrat, de retrouver des racines philosophiques ou spirituelles. Ces groupes-
là sont versés dans une quête ésotérique et chevaleresque. Obéissent à une
véritable volonté de franchir l’illusion du monde, de pénétrer ses plus
secrets arcanes. Une volonté de passer de l’autre côté du miroir qui ne
pouvait que faire écho chez Rahn. L’emmener à son tour sur ce sentier qui
voulait s’enfoncer au plus profond des secrets de la légende du Graal.
Il semble que ce soit à Paris, lors de recherches à la Bibliothèque
Nationale, que Rahn entre en contact avec Maurice Magre. J’ai déjà très
brièvement évoqué ce dernier. Signalé que Magre fut d’abord appelé par les
seuls plaisirs de ce monde – tout entier incarnés pour lui dans le corps de la
femme et l’attrait de chair qu’il inspire. Avant de prendre conscience de
l’existence d’une trame invisible de la vie.
C’est cette trame imperceptible qui le conduit sur le chemin de
l’Illumination. Un chemin qui connaît un tournant décisif alors que Magre a
loué un atelier dans une petite maison de Passy. Il consacre alors sa vie à
l’écriture – à la poésie. Une poésie habitée par la beauté et le charme des
femmes. Magre avait été frappé, profondément frappé, par une Inconnue
qu’il avait croisée, à l’âge de 14 ans, au tournant de la Rue Lafayette à
Toulouse. « C’était un jour de juin chaud et orageux. Je m’arrêtai, béat
d’admiration, et mes yeux croisèrent des yeux merveilleusement bleuâtres
et vivants 2. » C’était une de ces rencontres qui ne durent que quelques
secondes et qui ouvrent néanmoins la porte d’un autre monde. « Rien de
physique ne se mêlait à mon trouble. C’était l’intelligence d’un clair regard
qui venait de me faire comprendre l’existence d’un univers d’images et de
beauté sensible auquel on ne parvenait que par l’intermédiaire du corps
féminin en mouvement, du visage animé par la pensée. Que de fois j’ai
espéré retrouver la merveilleuse créature aperçue durant seulement une
seconde ! Que de fois j’ai erré dans les rues de Toulouse, cherchant dans la
silhouette des passantes le même bleu doré des cheveux, le même ovale
régulier sur lequel s’esquissait un sourire de l’âme… » Mais il ne la
retrouva jamais. Alors il la chercha ailleurs, dans l’obsession des femmes. Il
plongea dans une forme d’illusion. Écrivit, eut soif de gloire. Jusqu’à ce
jour où sa propriétaire de la rue Passy le fait appeler. Il ne l’a jusque-là qu’à
peine rencontrée, évitant toujours les conversations qu’elle semblait vouloir
engager. C’est une vieille femme. Elle sait qu’elle va mourir le lendemain.
Alors elle lui demande : « Vous qui lisez tant, vous savez peut-être ce qui
arrive quand on meurt. Pouvez-vous me dire ce qui va m’arriver ? » Il ne
sait que répondre. La question de son devenir après la disparition de son
corps ne l’a jamais occupé. Dans un dernier regard, il s’éloigne de la vieille
dame, profondément ébranlé. Alors qu’il traverse le petit jardin de la
demeure, se produit en lui une sorte de réveil de l’âme. « Alors une vérité
m’apparut, claire comme un soleil miraculeux dans une nuit polaire. J’étais
un pauvre aveugle, un misérable sourd. Je ne connaissais que l’envers des
choses. J’avais jusqu’ici traversé la vie dans le mensonge et même la
stupidité. Derrière ce que je croyais être le monde vrai, j’entrevoyais un
autre monde, un double plus subtil et plus beau. Mais comment l’atteindre ?
N’allait-il pas s’effacer ? Toute mon éducation était à refaire. Je devais
revenir à l’âge de cinq ans, apprendre à lire dans l’alphabet de l’âme,
essayer de déchiffrer le livre magnifique de la mort 3. »
À partir de cet instant, Magre ne cessera de vouloir traverser le voile
d’illusions qui l’avait jusque-là maintenu endormi. Le réveil de son âme va
se poursuivre, ponctué par une série d’étapes, le conduisant de la perception
du monde invisible des morts aux pratiques magiques permettant de
soulever le voile entre les mondes.
C’est au cours de ce périple que Magre va découvrir l’Histoire du
Catharisme. Une Histoire qu’il n’avait jamais rencontrée, bien qu’étant
originaire de Toulouse. Elle était en effet oubliée, à peine évoquée par les
cours d’Histoire suivis au lycée, à travers lesquels seule la gloire de Simon
de Montfort, chevalier blanc de la toute-puissante Église de Rome, était
d’ailleurs célébrée.
Magre conçut en effet assez vite que les Cathares avaient été en
possession de cette clé du monde invisible qu’il voulait voir de son vivant.
D’une très vieille science spirituelle dont ils maîtrisaient complètement la
pratique. C’est à ce titre qu’il les évoque dans son ouvrage Magiciens et
Illuminés (1930). « La principale cause du grand massacre Albigeois, la
cause cachée mais la vraie cause, fut que le secret des sanctuaires, l’antique
enseignement des mystères si jalousement gardé dans tous les temples du
monde, par toutes les confréries de prêtres, avait été révélé. Il y avait même
plus. Il avait été révélé et il avait été compris. Ce qui arriva dans ce temps
ne s’était jamais vu encore dans l’histoire de l’univers. Pendant que les
gardiens ecclésiastiques du secret balbutiaient le rituel latin de ses formules
dont ils avaient perdu le sens au fond de leur cœur, le secret divin, par des
messagers inconnus, avait été porté sur les routes du Languedoc, le long des
claires eaux du Tarn et de l’Ariège 4. »
La perspective de retrouver le Trésor des Albigeois ne pouvait dès lors
que s’emparer de Magre. Comme pour une grande partie de sa quête, il
évoquera ses recherches à ce sujet sous le couvert d’un véritable roman à
clefs. Le Trésor des Albigeois, dont j’ai cité un passage significatif au
chapitre précédent.
L’action se situe au XVIe siècle. Magre parle bien sûr de l’évacuation du
trésor de Montségur. « Il est rapporté dans les traditions du siège de
Montségur que, durant une nuit d’orage, quatre Albigeois au cœur
courageux furent descendus par des cordes, le long des pentes et des
pierres, traversèrent les lignes des soldats du roi et parvinrent à s’échapper
dans les montagnes 5… » Mais il évoque aussi l’étrange élection mystique
de cette portion du territoire français qui, à travers les siècles et pour une
impénétrable raison, reçut parmi les plus importantes reliques spirituelles de
l’Humanité. « La terre de Toulouse est la plus sacrée, celle qui va de
Carcassonne aux tours de pierre, jusqu’aux Pyrénées des seigneurs de Foix
et s’étend après l’abbaye de Comminges. C’est là que jadis les Celtibères,
porteurs de chevelures qui leur tombaient jusqu’aux talons et qu’ils
tordaient au bas de leur nuque, avaient rapporté les richesses mystiques de
Delphes. Sur les montagnes inaccessibles de l’Ariège, les Druides avaient
caché les symboles grecs ainsi que les secrets qui leur permettaient de
déduire les événements terrestres de la géométrie des étoiles. Et c’est à
Carcassonne que fut portée par Alaric cette table de Salomon, trésor de la
pensée originelle que ce roi des Goths avait prise à Rome et qui venait du
temple de Jérusalem. Et plus tard quatre chevaliers – on ne sait pourquoi ils
sont toujours quatre – vinrent au château de Montségur, cachant sous leur
manteau l’héritage de Joseph d’Arimathie, l’émeraude en forme de lis, qui
contenait le sang du Christ. Pourquoi faut-il que cette partie du monde soit
le réceptacle de tous les talismans d’ordre divin ? Pourquoi ceux qui ont
reçu la mission de les garder et de les transmettre pensent-ils qu’ils seront
plus en sûreté qu’ailleurs ? C’est là un mystère que je ne peux comprendre.
Mais il y a tant de choses qui demeurent à jamais incompréhensibles 6… »
Mais Magre ne s’est pas contenté de pressentir le secret de cette Terre.
Il a rencontré ceux qui l’ont approché. Il les a accompagnés dans leurs
tentatives d’y retrouver la Parole Perdue. Bien qu’il exprimât
magnifiquement le caractère solitaire de la Grande Quête dans ses ouvrages,
Maurice Magre fréquenta différents groupes ésotériques et mystiques.
L’homme qui suit le chemin des étoiles a souvent le besoin de trouver des
compagnons sur cette route de Solitude. C’est ainsi que Magre devint pour
Rahn un jalon essentiel de sa propre Quête du Graal.
Magre avait alors pris une place importante dans plusieurs cénacles plus
ou moins secrets – et notamment dans l’un des plus intrigants de cette
période : la Fraternité des Polaires. Un nom qui suscite le trouble et le
mystère. Un mystère qui ne cesse de s’épaissir à mesure que l’on plonge
dans l’Histoire de ce groupe…

1. MAGRE Maurice, Magiciens et Illuminés, Bibliothèque-Charpentier, Fasquelle, Paris, 1930,


p. 103.
2. MAGRE Maurice, Confessions sur les femmes, l’opium, l’amour, l’idéal, etc., Bibliothèque-
Charpentier, Fasquelle, Paris, 1930, p. 95.
3. Ibid., pp. 125-126.
4. MAGRE Maurice, Magiciens et Illuminés, Bibliothèque-Charpentier, Fasquelle, Paris, 1930,
p. 107.
5. MAGRE Maurice, Le Trésor des Albigeois, Bibliothèque-Charpentier, Fasquelle, Paris,
1938, p. 41.
6. Ibid., pp. 39-40.
28.
LA MYSTÉRIEUSE FRATERNITÉ DES POLAIRES

… L’Histoire des Polaires commence en 1908, en Italie. Nous sommes


en été. Mario Fille, fils d’une Italienne et d’un Français résidant à Rome, se
rend en vacances dans le petit village de Viterbais. Très rapidement, un
homme l’intrigue. Un homme qui « passait dans les rues comme perdu dans
un rêve 1 ». Il est grand, ascétique, a le teint basané, les yeux noirs et
profonds. Les gens du village l’appellent le « Père Julien ». Il vit à l’écart
d’eux, dans une vieille cabane en ruine, dans les montagnes environnantes.
La vision de cet homme a tellement frappé le jeune Mario Fille qu’il
décide de lui rendre visite. Il emprunte le chemin conduisant à son
ermitage. Un chemin que personne d’autre n’a suivi. Car le « Père Julien »
est regardé avec une certaine suspicion. On ne l’a jamais vu franchir le seuil
de l’église ! Aurait-il commerce avec le Démon ? Mais Fille ne prête pas foi
à ces rumeurs. Il rencontre le vieil ermite en sa forêt. C’est un véritable
moine. Mais un moine mystérieux. Sous sa robe de bure, il dissimule « le
signe de la Rose et de la Croix ». À quelle étrange fraternité appartient-il ?
Des liens se tissent au fil de leurs entrevues. Puis vient le temps de la
séparation.
Ce jour-là, le vieil homme remet à l’adolescent une série de vieilles
feuilles jaunies par le Temps, qu’il lui présente comme « une parcelle
infinitésimale du Livre de la Science de la Vie et de la Mort ». C’est une
série d’instructions. D’instructions étranges qui permettraient, à qui les
mettrait en application, d’obtenir des « réponses ». Des réponses qui
pourraient venir du Père Julien lui-même. Ce que ce dernier vient de
remettre à celui qu’il regarde alors comme son « fils » est en effet une
méthode oraculaire basée sur un système de calcul extrêmement complexe.
Une science secrète, interdite, qui nécessite quelques mises en garde. «
Mais souviens-toi de ne jamais faire connaître à quiconque ce qui est écrit
sur ces pages. Souviens-toi que vous risqueriez, toi aussi bien que celui qui
en prendrait connaissance, la folie ou la mort… »
Mario Fille reçoit le don du vieil homme. Mais il est jeune. N’a encore
aucun attrait pour l’occultisme. Il va donc ranger les feuillets avec soin, les
oublier deux ans durant. Vient alors une période difficile de son existence,
une forme de plongée dans les ténèbres de l’âme. Torturée par la douleur,
celle-ci appelle des réponses. Mario Fille se remémore les vieux feuillets. Il
décide d’essayer. Il suit scrupuleusement la méthode. Et l’improbable se
produit : il obtient une réponse. Une réponse extraordinaire.
Toutefois, celle-ci a un prix : l’extrême difficulté des calculs
numériques enseignés par la méthode, leur caractère fastidieux. Après ce
premier essai, et en dépit de son caractère concluant, Fille va donc à
nouveau ranger les étranges feuillets. Durant des années, il va garder son
secret. Puis arrive une rencontre – sous le ciel d’Égypte. En 1918, Mario
Fille, alors représentant de commerce, croise le chemin d’un certain Cesare
Accomani. C’est un compatriote. Fille va bientôt lui confier son secret.
Contrairement à lui, Accomani est féru d’occultisme. Le récit de Mario
Fille suscite donc son intérêt. Il veut expérimenter à son tour cette méthode
oraculaire. Fille accepte. Commence une longue série d’expériences.
Des centaines de consultations de l’Oracle. Toutes les réponses sont
contrôlées par les deux hommes qui vérifient ainsi le bien-fondé de la
méthode. Ce qui leur pose une question : avec qui communiquent-ils
vraiment, et selon quelles modalités ? Au tout début des années 1920, ils se
rendent à Bagnia pour tenter de retrouver le « Père Julien ». Mais il a
disparu. Alors ils consultent l’Oracle. Ils le consultent plusieurs fois. Et au
fil de ces communications, qui durent jusqu’en 1929, le mystère se lève. Le
« Père Julien » est retourné d’où il était venu, dans un « centre ésotérique
rosicrucien » situé dans l’Himalaya. Un cénacle de grands initiés vivant «
dans des cavernes, dans des grottes souterraines aménagées en cryptes
depuis des siècles… »
Qui sont-ils ? Fille et Accomani les identifient aux Rose+Croix ayant
quitté l’Europe pour l’Inde au XVIIe siècle. Ce déplacement d’Occident en
Orient est évoqué dans un ouvrage alchimique de 1710 : La véritable et
parfaite préparation de la Pierre Philosophale, publié à Breslau en Pologne
par Samuel Richter sous le nom de Sincerus Renatus. Fille et Accomani
auraient donc rétabli le contact avec ces exilés, cette fraternité mystique
installée hors du monde des hommes. « […] ces Êtres-là sont des Hommes,
notent-ils. Mais des hommes ayant affinés leurs facultés psychiques par le
terrible et rude chemin de l’Ascèse, des hommes ayant vaincu les passions
de leur âme 2… »
Ce sont ces sages qui, par l’intermédiaire de l’Oracle, ont appelé à la
création du groupe des Polaires. Cet « ordre », donné au cours de l’année
1929, aboutit à la constitution d’une fraternité dont les modalités de
fonctionnement sont précisées par l’Oracle au fil de différentes
communications. Cette création est la reconstitution, aux yeux du monde,
d’une fraternité millénaire qui s’était depuis des siècles retirée de la scène
visible. Elle obéit à une mission. L’Oracle a en effet annoncé la venue de
Temps extrêmement troubles. L’égoïsme de l’homme, sa cupidité sont sur le
point de faire sombrer certains pays de la Terre dans le chaos. Dans ce
contexte, la Fraternité des Polaires – fraternité « essentiellement
adogmatique 3 » – doit préparer la reconstruction spirituelle du monde
nouveau engendré par ce grand œuvre au Noir.
La tradition Rose+Croix se fonde sur la redécouverte de cryptes fermées
depuis des siècles contenant des reliques sapiençales, qu’il s’agisse de livres
ou d’objets. Comme je l’ai auparavant signalé, les Maîtres Rose+Croix se
faisaient enterrer avec leur Savoir et leurs disciples avaient pour mission –
au terme d’un cycle de 108 ans – de retrouver leurs tombes et d’y entrer
pour retrouver ce qui avait été perdu. Mais dans le grand mouvement,
parfois tourmenté, des existences humaines, certaines de ces « capsules du
Temps » virent leur localisation égarée et ne furent jamais redécouvertes.
Est-ce parce qu’ils étaient en lien avec les Rose+Croix que les Polaires se
mirent eux-mêmes en quête de certains dépôts sacrés ? Qu’ils cherchèrent
d’anciennes reliques amenées à jouer un rôle magique dans leur mission
terrestre ?
Il ne resterait plus aucune trace de ces recherches conduites par les
Polaires si Maurice Magre ne donnait à leur sujet quelques détails dans un
livre intitulé La Magie à Paris (1934). Livre qu’il signe sous le
pseudonyme de René Thimmy. Ici le nom de plume est l’incarnation d’un
véritable double. Peut-être cet « autre » que Magre a souvent signalé en
évoquant sa nature duelle. Car si La Magie à Paris témoigne de
l’expérience vécue de Magre au sein des Polaires, on le dirait écrit par un
autre. En le parcourant, je ne trouvais pas le style spirituel et poétique de
Magre. Mais une ironie constante, amère, l’incontestable fruit d’une
déception. Sans doute pas vis-à-vis de l’idéal – ce feu que Magre n’a cessé
de vénérer – mais peut-être de la faiblesse des hommes face à son Appel.
La Magie à Paris s’attarde assez précisément sur le fait que les Polaires
possédaient des reliques. Thimmy se moque d’elles, mais Magre les
méprisa-t-il véritablement ? Toujours est-il qu’il vit quelle fascination elles
exerçaient sur les membres de la Fraternité. Tout comme il fut témoin des
recherches obstinées de celle-ci pour retrouver certains « trésors » enfouis.
Le groupe possédait deux talismans, dont un était, d’après sa mystique,
amené à jouer un rôle important dans l’Histoire à venir de la France. Car
cette Histoire, selon l’Oracle, serait bientôt faite d’épreuves.
Ce talisman n’était autre que l’épée de Jeanne d’Arc. Une épée aux
pouvoirs magiques, une véritable arme surnaturelle fabriquée grâce à des
procédés occultes. Selon les Polaires, « les grands êtres qui voulaient le
développement de notre pays [l’] avaient magnétisée et chargée de
puissance victorieuse 4 ». Malgré son pouvoir, l’épée ne put toutefois
permettre à Jeanne de terrasser les Anglais. Alors, « avant d’être prise par
les Anglais, Jeanne d’Arc avait caché l’épée magique dans la ville de
Compiègne. Vainement, les Anglais recherchèrent cette épée et pour cela
fouillèrent toutes les maisons, toutes les églises. L’épée resta dans sa
cachette durant plusieurs siècles. Mais les Polaires ont retrouvé cette épée. »
Une autre relique était en possession des Polaires. Un objet également
magique : une baguette qui aurait appartenu à Pic de la Mirandole (1463-
1494). Elle est en possession du chef de file des Polaires : Cesare Accomani
qui, dans le récit de Magre, apparaît sous son nom mystique, Zam Bhotiva.
Le seul que connaît le public, maintenu dans l’ignorance de sa véritable
identité.
Magre ignore comment Zam Bhotiva/Cesare Accomani est entré en
possession de cette baguette. Il suppose que c’est peut-être l’Oracle qui lui a
indiqué son emplacement. Bénéficiant de l’ombre de Pic de la Mirandole –
versé dans la pratique magique et kabbaliste – l’objet était apparemment au
cœur des recherches « archéologiques » menées par les Polaires. Ses
propriétés surnaturelles lui auraient en effet permis de retrouver certains
trésors perdus. C’est avec lui que Zam Bothiva allait bientôt prendre le
chemin du Sud, pour tenter de retrouver le Savoir perdu des Cathares.
o
1. « L’ermite de Bagnia », Bulletin des Polaires n 2, 9 juin 1930, p. 3.
o
2. Bulletin des Polaires, n 1, pp. 11-12.
3. Ibid., p. 3.
4. THIMMY René, La Magie à Paris, Les éditions de France, Paris, 1934, p. 199.
29.
À LA RECHERCHE DU TRÉSOR DES CATHARES

Maurice Magre fut un témoin privilégié des recherches conduites par


Cesare Accomani alias Zam Bhotiva, pour retrouver le « trésor » des
Cathares. Accomani était certain que le pouvoir de la baguette de Pic de la
Mirandole lui permettrait, une fois dans le sud de la France, d’y retrouver le
dépôt secret des Cathares.
Il est alors en contact avec la comtesse de Pujol-Murat. Elle aussi est
une Polaire. Une femme à la croisée de plusieurs hautes destinées. C’est
elle qui accueille Rahn en son château du Toulousain au début des années
1930.
Accomani, la comtesse de Pujol-Murat, Otto Rahn : trois destins, tous
brûlés du même feu. Ils veulent exhumer de la terre ariégeoise le grand
trésor séculaire qu’elle garde. La comtesse l’a raconté à Rahn lors de leurs
entretiens : « Le pog de Montségur était la montagne du Graal 1. »
Esclarmonde était la Maîtresse de la Coupe Sacrée.
Ces affirmations ne sont pas le fruit de son imagination. La comtesse dit
appartenir « à la lignée de la grande Esclarmonde. » Elle a des visions de
celle-ci. « Souvent je la vois en esprit sur la plate-forme du donjon de
Montségur, lisant dans les étoiles. Les hérétiques aimaient les astres, parce
qu’ils croyaient pouvoir se rapprocher de l’état divin après la mort en en
gravissant les degrés d’étoile en étoile. Le matin, ils priaient tournés vers le
soleil levant ; le soir, dans un complet état de recueillement, ils le
regardaient disparaître. La nuit, ils tournaient leurs regards vers la lune
argentée… » 2
La comtesse évoque l’Histoire perdue du Graal. L’Histoire véritable.
Car, explique-t-elle à Rahn, le Graal tel que nous le voyons est une
invention de l’Église. Une Histoire falsifiée. Forgée de toutes pièces lorsque
les théologiens catholiques prirent part à la véritable Croisade contre le
Graal menée par Rome.
Pour la châtelaine, le Graal n’a jamais été la coupe dans laquelle fut
recueilli le sang du Christ. C’est une relique bien plus ancienne. Non
chrétienne. Une relique que l’Église s’efforça d’arracher de la mémoire des
hommes, en la travestissant et en lui inventant un faux sanctuaire : le
monastère bénédictin de Montserrat, dans le sud des Pyrénées. En
Catalogne espagnole. C’est là, selon une tradition religieuse bien ancrée,
que le Graal aurait en effet été mis à l’abri. Mais la comtesse rejette cette
version. Rahn fera de même. Pour eux, le Graal a été soustrait à l’Église. Il
se trouve là-bas, au sud de Toulouse, quelque part dans les montagnes, dans
un abri ignoré des hommes.
Cet abri – c’est peut-être – toujours – Montségur, le château du Graal
abandonné à la Nature après la Croisade. C’est là en tout cas que les
Polaires vont concentrer leurs fouilles pour un temps. Ce sera un échec. «
Mais le roc des Pyrénées est dur et les fouilles coûtent cher. Il fallut
renoncer » conclut Magre/Thimmy. Cesare Accomani partit alors en
Espagne, à la recherche d’un autre trésor, qu’il espérait mettre au jour grâce
à la baguette de Pic de la Mirandole. Privé de son grand maître, le groupe
des Polaires se délita lentement. Ses membres, pendant quelque temps,
attendirent « Celui qui vient », l’élu que leur avait annoncé l’Oracle, le chef
prédestiné qui devait brandir l’épée de Jeanne d’Arc pour conduire la
France vers son Grand Destin. Mais les disciples se lassèrent d’attendre.
Après l’échec de Montségur, le groupe avait reconcentré ses recherches
sur les grottes cathares ariégeoises. Rahn avait alors pris dans l’organisation
une place importante. Les fouilles et explorations conduites sous sa
direction ne manquèrent pas d’aiguiser la curiosité de la population locale.
Un journaliste de La Dépêche du Midi en fut informé. Se prit d’intérêt pour
ces singulières investigations, à propos desquelles il chercha à en savoir
plus.
Le 6 mars 1932, La Dépêche titre ainsi « Est-ce une nouvelle “Ruée
vers l’Or” ? » L’accroche de l’article plonge le lecteur dans le mystère : «
Sous la conduite d’un Allemand une troupe de “Polaires” se livre à des
fouilles dans la région de Massat. » Puis c’est l’article. Un compte rendu
des informations qui ont filtré. De ce que l’on sait sur ces hommes qui
viennent de loin pour percer le mystère de la région. Et qui ont, cet été
1932, un nouveau « chef de chantier ».
« Nous avions signalé – nos lecteurs se le rappellent peut-être, ceux du
moins que la chose intéresse – le séjour, l’été dernier, dans la haute Ariège,
d’une bande de visiteurs étrangers appartenant à une Société théosophique
dont le siège est à Paris (avenue Rapp) : les Polaires. Il serait trop long
d’exposer en détail aujourd’hui l’origine et le but de cette société, bien
connue d’ailleurs dans les cercles théosophiques en France et à l’étranger,
principalement en Grande-Bretagne. Que venaient faire cet été les Polaires
en Ariège ? Nous l’avons dit à l’époque et nous avons précisé de nouveau,
ces temps derniers, à l’occasion des fouilles pratiquées au château de
Montségur : leur objectif est de rechercher les trésors qui ont pu être
abandonnés par les Albigeois, au XIIIe siècle, dans les ruines des châteaux-
forts et dans les grottes, et surtout de découvrir les vestiges de la relique
cathare, entre autres ce fameux évangile de saint Barthélemy… dont
certains affirment que des copies se trouveraient à Londres, au British
Museum. En somme, les investigations des Polaires visent au même but que
celles auxquelles procède en ce moment M. Arnaud, l’ingénieur bordelais
dont un de nos confrères régionaux a longuement claironné à tous les échos
du Sud-Ouest, les… futures et sensationnelles découvertes, il y a quelques
semaines. Toutefois, M. Arnaud a déclaré, paraît-il, qu’il ignorait les
recherches effectuées, l’été dernier, dans la région de Lordat par les Polaires
et qu’il n’opérait aucunement pour le compte de cette société, mais pour son
propre compte. Or, les Polaires, qui avaient disparu pendant un temps de la
circulation, sont revenus tout récemment en Ariège, sans doute attirés par le
bruit fait dans la presse autour des fouilles de M. l’ingénieur Arnaud. Ils se
trouvent actuellement à Ussat-Ornolac et “ farfouillent” de nouveau dans
les grottes de la région, sous la direction d’un étranger nommé Rams [sic],
qui se dit d’origine allemande… (?) Que donneront ces recherches et qui
découvrira le premier les trésors et manuscrits cathare[s], de M. Arnaud,
l’ingénieur français, à Montségur, ou de M. Rams, le “ Polaire ” allemand, à
Ornolac ? Les paris sont ouverts. »
Dans les jours qui suivent, le journaliste publie d’autres articles.
Toujours sous la signature D. L. Dès le lendemain, 7 mars 1932, paraît ainsi
« On cherche… On fouille. Les Polaires à Ornolac. M. Arnaud à Montségur
». Puis le 13 et le 20 mars 1932, de nouvelles informations donnent lieu à
deux articles intitulés « À propos des Polaires ».
Tous ces articles montrent clairement que les recherches des Polaires et
de Rahn se sont resserrées sur le secteur d’Ornolac en Ariège. C’est là que
Rahn espère alors retrouver le Grand Secret des Cathares. Là qu’il songe à
achever la grande et belle Aventure inlassablement poursuivie. Cette
certitude ne lui vient pas de la baguette de Pic de la Mirandole ni de
l’Oracle. C’est un homme qui la lui a donnée. Un homme que lui a présenté
Maurice Magre. Une figure étonnante, vivant dans le Sabarthès : Antonin
Gadal (1877-1962).

1. RAHN Otto, La Cour de Lucifer, Pardès, Puiseaux, 1994, p. 74.


2. Ibid., p. 74.
30.
L’INITIÉ DU SABARTHÈS

Il est difficile de présenter Antonin Gadal sans parler du théâtre de son


existence. Le Sabarthès. Un pays de falaises rocheuses vertigineuses,
traversé de torrents et d’immenses dédales souterrains. Un pays voisin des
hauts sommets du Montcalm, culminant à plus de 3000 mètres d’altitude.
Une terre véritablement, matériellement, située à la lisière du monde des
hommes. Un domaine sauvage, où le passé proscrit par l’Histoire que forge
la civilisation dominante trouve un puissant protecteur.
Les terres que dominent les forces primordiales de la Nature ont
toujours servi de refuge aux proscrits de la civilisation. Avant de servir de
sanctuaire à leur Histoire oubliée. C’est souvent là – dans ces paysages de
puissance et d’effroi – qu’a survécu une mémoire châtiée des livres
d’Histoire.
L’histoire d’Antonin Gadal ne peut être comprise si l’on ne se rappelle
que la Terre qui le vit naître est de celles-là. Il est en effet, peut-être, l’un
des derniers maillons d’une vieille tradition orale dont certains habitants du
Sabarthès furent les dépositaires de siècle en siècle. Une sorte de patriarche,
héritier d’un autre patriarche.
Car Gadal a reçu l’enseignement de celui qu’il appelait le Patriarche du
Sabarthès : Adolphe Garrigou (1802-1893). Historien, érudit, Garrigou
avait été le dépositaire de maintes traditions orales. Il avait, aussi, été le
premier à entreprendre de fouiller les grottes du Sabarthès dans l’intention
de les faire parler des Temps anciens. Un intérêt qui n’était probablement
pas uniquement motivé par sa curiosité d’érudit. Gadal laisse voir que
Garigou était bien plus que cela. Laisse comprendre qu’il était un
authentique initié. Qu’il savait que les grottes gardaient des secrets qu’il
convenait à certains de retrouver.
Quels furent les secrets confiés par Garrigou à Antonin Gadal ? Le
contenu de leurs entretiens oraux s’est évanoui avec eux. Il en est de même
des écrits personnels de Garrigou, irréméDiablement détruits. Ainsi, la
seule chose qu’il nous reste pour approcher ces entretiens, ce sont les écrits
de Gadal. En 1960, dans une sorte de livre testamentaire intitulé Sur le
Chemin du Saint-Graal, Gadal retranscrivit en effet, de façon romancée,
l’enseignement de Garrigou.
Sur le Chemin du Graal, c’est le parcours d’un Cathare nommé
Mattheus. Venu accomplir son initiation dans l’une des grottes-sanctuaires
d’Ussat, il y est accueilli, puis guidé, par un Vieillard. Le jeune homme
appelé par l’Infini. Le vieux sage dont les yeux reflètent le Cosmos. Les
portraits à peine voilés – juste déplacés dans le Temps – de Gadal et de son
Maître.
Ainsi, sous le couvert de la fiction, Gadal soulève le voile d’une
connaissance transmise de Maître à disciple. Une connaissance
séculairement vouée au silence. Mais sur laquelle Gadal jette néanmoins
une lumière vacillante. Pourquoi déchirer ainsi le voile du sanctuaire ?
Parce qu’une crainte l’inquiète. Il redoute que l’enseignement reçu de la
bouche du Patriarche du Sabarthès ne disparaisse à jamais s’il ne le couche
par écrit. Et puis, il le sait : l’heure est venue de faire resurgir aux yeux de
tous la Science spirituelle bannie. Gadal est l’aboutissement d’un courant
souterrain qui traverse les siècles. Et il sait que ce courant est amené à
rejaillir bientôt au grand jour. Dans tout le pays occitan circule une vieille
prophétie cathare relative à la chute de Montségur : « Dans sept cents ans le
laurier reverdira. »
Possédé par le souvenir des Cathares, Gadal ressuscite pourtant quelque
chose de bien plus ancien. Les Cathares ne sont que la forme momentanée
d’une « assemblée » plus vaste. Les porteurs éphémères d’une chose qui
existait bien avant eux.
Dans sa confession d’encre et de papier, il pose les jalons d’une Histoire
secrète qui remonte à bien avant la tragédie cathare. Dévoile l’existence
d’un Ordre qui traverse le Temps et dont Jésus fit partie. Un Ordre dont les
membres ne doivent pas trahir les secrets.
À travers les enseignements reçus par Mattheus, revivent des fragments
de l’Histoire de cet Ordre. C’est l’initiation du Christ, accomplie dans des
grottes, égyptiennes notamment. Des sanctuaires saisissants où les adeptes
se réunissent autour d’un maître. Dans une grande grotte, autour d’une table
de pierre, sont disposés des sièges de pierre. Le Chef de l’Ordre remet au
Christ une coupe d’Or, transmise de génération en génération. Il a vu en
Jésus les signes prophétiques de la Mission dont il est chargé. Mission que
celui qui reçoit le Calice d’Or doit par lui-même découvrir 1.
Après le Christ, c’est une femme qui porta le Graal. Marie-Madeleine.
La disciple la plus accomplie du Christ selon les évangiles gnostiques. La
femme maudite sur laquelle l’Église fanatique de Pierre jeta durant des
siècles l’anathème. Avant de la ressusciter en la purifiant de tout ce qui
pouvait gêner le dogme officiel. Une figure aussi païenne que chrétienne.
Une Vénus de chair enlevée par la soif du Ciel. Qui selon une vieille
tradition plongeant ses racines dans une histoire effacée des livres
d’Histoire avait fini sa vie dans le sud de la France.
Marie-Madeleine vivant puis s’éteignant en Provence. Cette tradition
fut très vivace dans toute l’Europe chrétienne jusqu’à l’émergence de la
critique protestante. La version qui en est donnée par Antonin Gadal
contient des précisions qui lui sont particulières. Il dépeint Marie-
Madeleine et quelques autres disciples s’embarquant pour Rome sur le
bateau d’un certain Ahmosi. Un initié égyptien, compagnon du Christ,
derrière lequel il semble qu’il faille reconnaître Joseph d’Arimathie. La
scène se passe dans les Temps suivant la mort du Christ. À Rome, le groupe
se sépare. Ahmosi, le « grand Adepte de Thèbes » repart pour l’Égypte,
s’éteindre « en même temps que les derniers hiérophantes d’Hermès 2. »
Marie-Madeleine, elle, prend le chemin de la Gaule, où elle finit par se
retirer « sur la montagne, dans une grotte, comme son Maître ».
La venue de Marie-Madeleine dans le sud de la France constitue le cœur
du Mystère dont Gadal esquisse certains contours. De son double
romanesque qu’est Mattheus, Gadal dira en effet : « Ce qu’il aimait, par-
dessus tout, à étudier, à méditer, c’est la vie de Marie-Madeleine, sa venue
en Provence, son établissement chez les Taruskes Rhodaniens, frères des
Taruskes du Sabarthez dont, lui, Mattheus, était un digne descendant. Il y
avait un mystère là, qu’il aurait voulu élucider. Bon gré, mal gré, il revoyait
le Calice d’Or de Jésus et, de suite la Coupe Sacrée ne pouvait, dans son
cerveau, se séparer de Marie… » 3
À travers ces quelques lignes, Gadal restitue un fragment du chemin
perdu du Graal. Sur cette surface vierge où l’esprit s’efforce de reconstituer
un parcours oublié, Gadal figure deux points. Tarascon en Provence, où
d’après les traditions moyenâgeuses serait passée et aurait séjourné Marie-
Madeleine. Tarascon en Ariège, qu’aucune légende ne lie à Marie-
Madeleine. Deux cités antiques entre lesquelles il trace une ligne rouge. Un
trait d’union mystérieux. Marie-Madeleine. La porteuse du Graal.
Selon Gadal, c’est Jésus lui-même qui désigna Marie-Madeleine comme
son héritière lors de la Crucifixion. Voilà le sens caché des paroles
prononcées par le Christ peu avant d’expirer selon l’Évangile de Jean. Jésus
y fait de Marie-Madeleine la représentante de son Église sur Terre. La
désigne comme la porteuse de la Coupe, du Saint-Graal, de la relique
spirituelle sacrée venue du fond des Temps.
Il y a là une particularité. Traditionnellement, c’est à Joseph
d’Arimathie que revient ce rôle de Porteur du Graal. Les romans arthuriens
offrant du Graal une vision christianisée, les légendes bretonnes, anglaises :
dans toutes ces traditions c’est un homme qui porte la Coupe Sainte en
Europe. C’est donc à une autre source que s’abreuva Gadal. Une source
d’où il tire, aussi, plusieurs tableaux de l’existence de la sainte que l’on ne
trouve ni dans les évangiles, ni dans aucun apocryphe, ni dans aucune
légende. Des scènes fascinantes, arrachées à une histoire oubliée, que plus
aucun écrit, antique ou médiéval, ne contient. Elles nous montrent Marie-
Madeleine évoluant en sa vie de débauche au sein de la cour d’Hérodiade.
Elle est ainsi là lorsque Salomé présente à sa mère la tête coupée du
Baptiste. Une tête dont les yeux clos s’ouvrent brusquement devant
Madeleine, la regardant fixement alors que les lèvres du mort se mettent à
clamer « Ô Mystère des Mystères ». Peu après, seule dans sa chambre, elle
frissonne en retrouvant sur l’étoffe de sa robe des gouttes du sang de Jean.
Une « force inconnue » la pousse alors à quitter le palais d’Hérode pour
Magdala. Retrouvant sa maison natale, elle y oublie sa vie passée. Puis c’est
la rencontre avec le Christ, l’initiation au Mystère.
À quelle source a bu Gadal pour écrire cela ? La question est aussi
magnétique que les tableaux eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, c’est cette
même source qui lui fit comprendre que Marie-Madeleine était le centre
inconnu de l’épopée Cathare. Son point de départ. Son origine par-delà les
siècles. Elle qui lui permit de décrire le flot de pèlerins traversant le pays
gaulois, venant des Pyrénées comme du Rhin, pour visiter l’Initiée en son
désert. Antique cheminement spirituel reliant le Tarascon provençal au
Tarascon ariégeois, liant les mystères cathares et la geste magdalénienne.
Expliquant comment ces premiers sont nés de cette dernière…
Gadal parla-t-il de tout cela à Rahn lors de leurs rencontres ? Lui
confia-t-il l’état de ses recherches et réflexions sur Marie-Madeleine ? Ce
que l’Histoire des deux hommes a surtout retenu, c’est la façon dont Gadal
guida Rahn dans les méandres souterrains du Sabarthès. Ce labyrinthe
d’ombres que Garrigou lui avait révélé et qu’il connaissait parfaitement. Où
Rahn brûlait de s’aventurer à son tour, certain qu’il serait celui qui
triompherait du dédale.

1. GADAL Antonin, Sur le Chemin du Saint-Graal. Les Anciens Mystères Cathares (troisième
édition), Rozekruis-Pers, Haarlem, Pays-Bas, 1977, p. 69.
2. Ibid., p. 93.
3. Ibid., p. 90.
31.
« J’AI PARCOURU LES CRYPTES MARMORÉENNES »

Sur le Chemin du Graal d’Antonin Gadal garde la mémoire des


explorations souterraines de l’auteur dans les méandres du Sabarthès. À
travers ses lignes se devinent les visages du jeune Gadal et de l’ancien
Garrigou. Et là encore, l’image du chemin perdu. De ce sentier jadis suivi,
aujourd’hui oublié, mais dont quelqu’un se rappelle encore peut-être.
Gadal trace ce chemin dans les ténèbres des grottes ariégeoises. Son
livre est une carte. Un itinéraire mémoriel. Mattheus, son double littéraire,
conduit le lecteur de grotte en grotte. Un parcours souterrain ponctué de
détails. En chemin, sur les parois, son regard se pose sur « quantité de
signes, dessinés grossièrement au moyen de mince charbon ». Des lieux
sont nommés. Ainsi de la grotte de l’Ermite. Une grotte vaste. Composée de
plusieurs salles. Pleine de mystère. Un antre initiatique. Après avoir rampé
dans l’obscurité durant une dizaine de mètres, Mattheus y atteint une
chapelle baignée de lumière. Il y contemple un bassin circulaire, rempli
d’une eau claire : La Fount Sancta (la Fontaine sacrée). Derrière, un
passage vouté marque l’entrée de ce que les initiés appellent Le
Labyrinthe. 1 Apparaît ainsi une toponymie occulte. Celle qui fait passer du
monde connu à l’autre. Conduit par le Vieillard, Mattheus se rend aussi à la
grotte du Grand-Père, « dont les parois étaient tapissées de dessins et de
signes plus mystérieux les uns que les autres 2. » Un « grand Cercle
druidique avec allée couverte » en marque l’entrée. Elle possède encore « la
table, recouverte de signes gravés, et les sièges en pierre des auditeurs. » Le
Vieillard montre à Mattheus un pentacle, puis d’autres signes. « Il paraissait
difficile, à première vue, de séparer les signes chevauchant les uns les
autres, et de chaque côté du Grand-Père ; mais le Vieillard était tellement
habile, tellement versé en ces études, tellement sûr de lui-même, que
Mattheus était émerveillé… » 3 Émerveillé comme le fut Gadal devant les
explications de Garrigou. Car les signes évoqués ne sont pas le produit du
rêve. Ils existent bel et bien.
Initié à leur lecture par Garrigou, Gadal à son tour y conduira ceux qui
venaient le voir et l’interrogeaient sur les mystères souterrains de la région.
Rahn bien sûr et d’autres après lui, comme le préhistorien André Glory
(1906-1966) qui en fera un relevé méthodique entre 1942 et 1945.
Le regard de Glory nous permet de saisir ce que Gadal et Rahn avaient
contemplé. Un enchevêtrement d’énigmatiques silhouettes féminines dont
la tenue rappelle celles des prêtresses minoennes. Des personnages aux bras
levés, en position d’orant. Les « Prêtresses, génies tutélaires marqués au
visage de l’étoile mystique 4 » jadis implorées dans la grotte. Des figures
renvoyant à d’anciennes croyances dont témoignent les traces de fumées
décelées sur la paroi. L’indice « d’un feu rituel allumé au pied des dessins ».
« Le silence, les ténèbres, l’isolement, les fumigations d’encens qui attirent
la bienveillance des esprits étaient autrefois requis dans les opérations
magiques. Les grottes s’y prêtaient tout particulièrement. Aussi peut-on voir
dans ces dernières images aux bras levés, des ex-voto de fidèles en prières
», conclura Glory. Sûr d’être face à des hiéroglyphes participant à
d’anciennes cérémonies magiques de l’époque ibérique.
Le Chemin du Graal conduit ainsi son lecteur là où ne l’emmènent pas
les livres d’Histoire. L’enseignement reçu puis transmis par Gadal parle du
lien entre le Catharisme et des religions bien antérieures à lui. Lien non
étudié par l’Histoire officielle, auquel seuls les milieux versés dans
l’ésotérisme se sont intéressés. Lien pourtant passionnant, quand on sait
comment les spiritualités authentiques – celles qui reposent sur l’initiation
individuelle et non sur la religion de masse, la croyance de groupe – sont
liées par un horizon commun.
C’est une voie très ancienne que suit Gadal lorsqu’il décrit le
cheminement de Mattheus dans les grottes d’Ussat. Cette voie séculaire se
devine dans une saisissante scène introspective. Seul dans une grotte
tombeau qui doit être le lieu de sa seconde naissance, Mattheus/Gadal prend
conscience que « le culte divin le plus ancien s’est accompli dans des
grottes et des cavernes, naturelles ou artificielles, parce que lieu propice des
rencontres avec la Toute-Puissante Essence Créatrice 5 ». Son esprit est
envahi par les « pierres, cavernes, alignements, lieux de mystères des
anciens Celtes ». Mais aussi par de plus anciennes images, « Mystères de
l’époque atlantéenne ».
Rahn, habité par la mystique païenne des Polaires, comme par leur
quête des Supérieurs Inconnus, ne pouvait qu’être sensible à cette vision du
Catharisme non circonscrite au christianisme et incluant l’Histoire inconnue
de l’Humanité.
Guidé par Gadal, il visitera les mêmes dédales souterrains. Si sa vie
reste pleine de mystères, certains fragments de ces recherches ont survécu à
travers les lignes de ses deux ouvrages mythiques : Croisade contre le
Graal (Kreuzzug gegen den Gral), publié en 1933 et La Cour de Lucifer
(Luzifers Hofgesind), paru en 1937.
Témoin d’encre d’un cheminement à la lisière de notre monde,
Croisade contre le Graal n’est pas une œuvre historique. C’est, pour
reprendre la formule de René Nelli (1906-1982), une « véritable épopée en
prose capable d’entraîner l’imagination vers des horizons fabuleux… » La
manifestation littéraire de la grande Quête qui emporta le jeune homme
dans de ténébreux dédales. Une évocation saisissante qui nous montre Rahn
cherchant dans les entrailles de la Terre le titanesque Secret des hérétiques –
la Parole perdue qui peut arracher l’homme à sa condition de mortel.
« J’ai parcouru avec émotions les grottes cristallines et les cryptes
marmoréennes où les hérétiques avaient leur repaire. Mes mains ont écarté,
pour que le pied ne les écrase pas, les ossements des “Purs” et de chevaliers
tombés dans le “combat pour l’Esprit”. Lorsque, sous mes pas, le sol des
cavernes sonnait le creux, il m’arrivait souvent de m’arrêter, pour écouter si
dans la montagne quelque troubadour n’entonnait pas un chant – la chanson
de la Minne suprême, qui fait, des hommes, des dieux 6… »
Très vite après la parution du livre, la puissance de la Quête qui se
devine derrière ces lignes attirera l’attention d’Heinrich Himmler (1900-
1945). Les livres d’Histoire montrent l’idéologue nazi, le penseur de la SS.
Ils évoquent moins l’obsession archéologique et mystique de Himmler, son
grand rêve de retrouver le Graal. Le moteur idéaliste de son entreprise
morbide. Himmler comprend qu’il y a, peut-être, dans les recherches de
Rahn, une occasion de mener à terme ses propres travaux. Ceux qui l’ont,
une fois, emmené jusqu’au monastère de Montserrat en Espagne. Ce
sanctuaire du Graal en lequel les Polaires voyaient le fruit d’une
falsification ecclésiale. De fait, Himmler y avait été déçu dans ses
aspirations. L’ouvrage de Rahn, ce qu’il y lut des recherches conduites dans
le Sabarthès, lui donnait une nouvelle espérance.
Sollicité par Himmler, Rahn ne tarde pas à intégrer la SS en tant
qu’archéologue. Il manquait de moyens pour poursuivre ses recherches. Son
incorporation dans cette chevalerie des ténèbres, qu’il ne voit bien sûr pas
comme telle, lui offre une opportunité sur laquelle il ne comptait plus.
Fut-il un véritable nazi, ou demeura-t-il un rêveur qui n’aspirait qu’à
poursuivre ses recherches ? Fut-il comme tant d’autres qui ne virent du
nazisme que le spiritualisme, sans en mesurer l’abjecte et démentielle
violence ? À travers Rahn, c’est aussi tout un pan de l’Histoire de
l’archéologie allemande qui ressort de l’ombre. Le IIIe Reich fut le premier
État à organiser une politique de fouilles archéologiques. À financer celles-
ci pour asseoir une idéologie dont il s’agissait de démontrer le bien-fondé
par la preuve scientifique.
Rahn peut donc poursuivre sa Quête. Rapide, sa progression au sein de
la SS lui en donne tous les moyens. Lui qui devait compter le moindre sou
pour financer ses séjours en Ariège, peut désormais traverser l’Europe
entière. Même si le sud de la France l’obsède toujours autant, c’est à présent
à travers un plus vaste territoire qu’il cherche l’Illumination. Le contact
direct avec son dieu. Son second et dernier ouvrage publié, La Cour de
Lucifer, souvent opposé à Croisade contre le Graal, témoigne de cette
volonté ardente de déchirer le voile qui l’entoure. « Par “Cour de Lucifer ”,
j’entends ceux qui n’ont pas besoin de médiateurs pour joindre leur dieu ou
pour dialoguer avec lui, mais qui l’ont plutôt recherché par leurs propres
forces, et qui pour cette seule raison – c’est ce que je crois – ont été exaucés
par lui 7. »
Voilà le feu qui brûlait Rahn. Celui du surhumain. Une flamme si vive
qu’elle l’aveugla peut-être sur la véritable nature de ceux avec qui il s’était
allié pour parvenir à ses fins. Le 13 mars 1939, deux ans après avoir rallié la
SS, il meurt dans ces hauteurs qu’il brûlait d’atteindre. L’assaut d’une
tempête de neige dans le Glacier de l’Empereur sauvage en Autriche a eu
raison de son corps. Rahn emporte avec lui bien des projets littéraires. Les
titres sur lesquels il travaillait alors nous sont connus. Témoignent de sa
volonté d’arriver au terme du Chemin de Feu qu’il n’avait cessé de suivre.
L’un de ces projets, conçu comme une suite à La Cour de Lucifer, ne
s’appelait-il pas Prométhée désenchaîné ?
Sa mort – parce que ses circonstances en restent troubles – clôture son
existence terrestre d’un profond mystère, d’une interrogation
supplémentaire et finale. Se laissa-t-il périr après avoir découvert qui il
servait vraiment ? Fut-il « suicidé » sur ordre d’Himmler ? Ou bien l’Étoile
qu’il cherchait l’empêcha-t-elle de mesurer le danger auquel il s’affrontait
en partant, seul, sur ces hauteurs tourmentées de tempêtes ? Là où se perçoit
le grand dieu du monde.
Des flocons de neige emportés au loin par le vent. Qui disparaissent
dans les nuées de brouillards. Et que l’on ne revoit plus jamais. Ainsi
disparurent ce jour-là les ultimes pensées du chercheur allemand. Ainsi son
secret se fondit dans les brumes. Dans ce grand désert blanc qui l’entourait,
avant que ses yeux ne se ferment une dernière fois sur le monde, peut-être
songea-t-il à ce sanctuaire secret dont il savait que les Pyrénées étaient les
séculaires gardiens. Il l’avait écrit, dans sa Croisade contre le Graal : «
Peut-être l’entrée d’une grotte pyrénéenne s’ouvrira-t-elle un jour, pour
nous éclairer sur la femme qui, du haut d’un rocher abrupt des Pyrénées,
brava les deux plus hautes puissances de l’Occident au Moyen Âge : le
Louvre et le Vatican 8. »
Peut-être vit-il au milieu des tourbillons de neige la blanche silhouette
d’Esclarmonde s’avancer vers lui. Peut-être se souvint-il de ses
conversations avec un vieux pâtre dans les montagnes Pyrénéennes 9 ? Il
avait consigné ses paroles dans sa Croisade contre le Graal. Elles lui
avaient révélé les traditions que préservait la solitude des montagnes. Lui
avaient permis de toucher à l’Esclarmonde immortelle. À la femme sacrée
qui a transcendé les frontières de la vie humaine.
Il était à présent loin de ces montagnes-là. C’était le froid glacial du
Massif de l’Empereur qui le pénétrait. Qui se glissait en ses veines. Qui
éteignait la vie en lui. Mais ce n’était pas le souffle morbide des vents
furieux qui accentuait encore sa douleur qu’il entendait. C’étaient ces
paroles entendues dans les Pyrénées. Celles qu’il avait couchées par écrit.
C’était important. Il fallait que ça lui survive. « Esclarmonde n’est pas
morte, me disait un berger sur la route des cathares. Elle vit encore 10… »
Il pouvait fermer les yeux. Confiant. Il avait entrevu l’Éternité.
Elle dormait là-bas. Dans les Pyrénées.

1. Ibid., p. 63.
2. Ibid., p.71.
3. Ibid., p.72.
4. GLORY André, « Gravures rupestres schématiques dans l’Ariège », Gallia, tome 5 fascicule
1, 1947, p. 28.
5. GADAL Antonin, Sur le Chemin du Saint-Graal. Les Anciens Mystères Cathares (troisième
édition), Rozekruis-Pers, Haarlem, Pays-Bas, 1977, p. 86.
6. RAHN Otto, Croisade contre le Graal, Pardès, Puiseaux, 1999, p. 316.
7. RAHN Otto, La Cour de Lucifer, Pardès, Puiseaux, 1994, p. 127.
8. RAHN Otto, Croisade contre le Graal, Pardès, Puiseaux, 1999, p. 200.
9. Ibid., p. 314.
10. Ibid., p. 214.
32.
LES SECRETS DE MONTCALM

Alors que le froid saisissait Rahn dans une éternelle fixité, que les
ténèbres l’enveloppaient et le soustrayaient à la vision du monde, jetant sur
ses yeux de chair un bandeau noir, peut-être se revit-il gravir, non loin
d’Ornolac, les flancs du massif du Montcalm.
Un endroit puissant, que j’ai bien souvent parcouru, notamment pour
atteindre le sommet du Pic d’Estats, à 3143 mètres d’altitude. Des terres
progressivement « étrangères ». À 2 500 mètres d’altitude il ne reste plus
que des roches rougeâtres de fer – un paysage désertique et martien – qui
ramène l’âme qui le parcourt à un autre âge de notre propre Terre. Il n’y a
plus aucune végétation. La roche ne laisse place qu’à de petits lacs de
montagne, à l’eau si cristalline et d’un bleu si particulier – que ces miroirs
scintillants semblent comme sortis d’un songe.
Qu’avaient rencontré là les bergers parcourant ces espaces hors du
monde ? Dans sa soif effrénée de passer de l’autre côté du miroir, de
toucher de son vivant au Grand Mystère dont certains hommes seraient les
gardiens, Rahn était venu les trouver. La compagnie d’Antonin Gadal,
l’ombre de Garrigou qui enveloppait ce dernier, le lui avaient montré : il
existait une mémoire terrienne qui ne connaissait pas le cours des siècles,
qui passait infiniment de bouche à oreille, sans jamais s’altérer. C’était un
monde situé hors de la ville et de la culture de l’instant. Un monde que le
e
XX siècle naissant s’efforçait déjà de broyer dans ses mains d’acier. Rahn y

avait recueilli des témoignages qui sans lui seraient aujourd’hui enfouis
dans le grand abîme de l’Oubli éternel. Des paroles qui suscitèrent peut-être
les dernières sensations qui le parcoururent au moment de renoncer à se
battre pour vivre. Lorsque l’esprit se brouille, abolit le Temps. Et tout le
reste.
Peut-être à cet instant eut-il l’impression troublante de revivre certains
moments d’une autre existence. Celle de cette femme que l’on vit passer
plusieurs hivers dans les montagnes enneigées dominant Lombrives et
qu’un berger lui présenta comme « la dernière descendante des hérétiques ».
Nous sommes dans les premières années du XIXe siècle. Dans la région
du Montcalm, plusieurs bergers ainsi que des habitants des villages nichés
dans les vallées bordant les sommets, surprennent dans les montagnes, ou
aux abords des maisons, une femme mince, encore jeune, aux longs
cheveux blonds. Vivant dans les hauteurs, elle ne semble s’approcher des
villages que lorsque la faim la presse d’y trouver quelque nourriture. Le
reste du temps, elle erre sur les rochers, ou près des lacs de montagne –
comme l’étang de Lers. On la voit plonger dans les torrents, pêcher à mains
nues. Les habitants des vallées la surnomment « la bloundino », la blonde –
puis « la fado ». La fada. Littéralement celle qui voit les fées. C’est-à-dire la
folle. Mais après ce dédain, va naître, progressivement, l’inquiétude. Qui est
vraiment cette femme ?
Un jour, des marchands l’aperçoivent marchant à côté d’un ours. Dès
lors elle inquiète. Chassant avec les ours, elle ne peut être une créature
complètement humaine. La rumeur se répand. Celle qui était jusque-là
regardée avec innocence prend le visage d’une fille du Diable. Lorsque la
source alimentant le village d’Orus se tarit, la population voit son œuvre, le
sortilège d’une sorcière ! L’hiver arrive. Pour tous, elle va mourir dans la
neige. Et pourtant, au printemps suivant, on la revoit courir dans les
hauteurs. Comment a-t-elle pu survivre au froid et aux animaux sauvages ?
La nouvelle se diffuse dans toute la région. L’agitation gagne les esprits.
M. Vergnies, juge de paix à Vicdessos veut en savoir plus. Il se rend sur les
lieux, envoie la Garde Nationale capturer puis interroger la « folle ». Elle,
reste cloîtrée dans son silence. Jusqu’à ce qu’il lui demande comme il se
peut qu’elle n’ait pas été dévorée vive par les ours. « Les ours ! répond-elle,
ils sont mes amis, ils me réchauffaient 1. »
La suite de son histoire, c’est le meurtre de la Nature sauvage par la «
civilisation ». Attachée sur un lit, elle parvient à s’échapper – à rejoindre les
montagnes et les ours. L’année suivante, toujours au printemps, une
nouvelle chasse est organisée. Elle est capturée, s’échappe après quelques
jours. Une véritable expédition est lancée à sa poursuite. Sur les hauteurs de
Vicdessos, deux hommes en embuscade s’emparent d’elle. Jetée en prison,
elle s’y laisse mourir dans la « nostalgie de ses montagnes » et de ses
compagnons les ours.
Qui était cette mystérieuse femme qui vivait nue parmi les ours ? La
quête de son identité obséda plus d’un esprit. On se perdit en conjectures
pour percer ce mystère qu’elle n’avait jamais révélé. On supposa qu’il
s’agissait d’une jeune femme de noble extraction, à cause du fait qu’elle
parlait un français parfait. On pensa que la Terreur révolutionnaire lui avait
fait prendre le chemin de l’exil. Que traversant les montagnes avec son mari
pour gagner la salutaire Espagne, ils avaient tous deux été attaqués par des
brigands. Que son époux ayant été tué dans cette embuscade, elle avait pris
la fuite et sombré dans la folie.
Mais cette hypothèse, toute tissée de rationalité, n’était pas la seule. Il
en circulait une autre, de bouche de bergers à oreille de bergers. Une qui
expliquait l’étrange pouvoir que la femme nue du Montcalm avait sur les
ours. Rahn avait entendu cette version de la bouche même d’un des pâtres
du Montcalm. Il avait pieusement recueilli ses paroles et les avaient
consignées dans sa Croisade contre le Graal. Selon cette tradition, la
femme nue du Montcalm était la « dernière descendante des hérétiques » 2.
Rahn ne fut pas le seul à approcher cette vérité. On la trouve également
dans un singulier roman publié en 1945 : La Femme nue du Montcalm. Son
auteur est Pierre-Barthélemy Gheusi (1865-1943), une autre âme hantée par
la spiritualité rayonnant encore du passé. Homme de lettres, directeur de
théâtres, directeur-administrateur du Figaro, Gheusi fut, dès ses premières
années, familier des ombres cathares. Natif de Toulouse, il évoque les
bûchers de l’Inquisition et le fanatisme dont souffrirent les Parfaits dans son
roman pour enfants Gaucher Myrian. Vie aventureuse d’un escholier féodal,
coécrit avec Anatole Loquin (1834-1903) et publié en 1893. Son intérêt
pour le sujet n’est pas qu’érudit. Gheusi appartint en effet à une église néo-
cathare : l’Église Gnostique. Fondée à la fin du XIXe siècle par Jules Doinel
(1842-1903), elle avait été, de 1896 à 1907, sous la tutelle épiscopale du
poète symboliste Léonce Fabre des Essarts (1848-1917). Est-ce dans ce
cénacle dénoncé par le pape Léon XIII (1810-1903) comme une renaissance
de « la vieille hérésie albigeoise » que Gheusi fut mis en contact avec des
informations concernant la femme nue du Montcalm ? Ou ces informations
lui viennent-elles d’ailleurs ? Il paraît en effet plus vraisemblable que, tout
comme Rahn, Gheusi se soit abreuvé aux traditions pastorales qui avaient
encore cours en Ariège. Les bergers jouent effectivement un rôle crucial
dans son roman. Certains d’entre eux savent qui est vraiment la Femme nue
du Montcalm. Véritables « complices » de l’Errante, c’est eux qui auraient
entretenu l’idée d’une noble exilée devenue folle. « On serait à l’abri du
pire si l’autorité admettait cette fable », déclare un des personnages de
Gheusi. 3 Car la Femme nue a des alliés parmi les bergers et les « sorcières »
et « sorciers ». Même si ceux-ci ne connaissent que des fragments de vérité
à son sujet, ils savent qu’elle est une des dernières représentantes des
hérétiques jadis exilés dans les grottes.
C’est cette histoire occulte, connue de quelques-uns seulement, que
laisse sans cesse entrevoir le roman de Gheusi. Celui-ci évoque l’existence
d’une véritable Agartha cathare dans l’Ariège. Il y a dans La Femme nue du
Montcalm quelques tableaux saisissants à ce sujet. Qui, là encore,
s’inspirent de traditions recueillies sur place. Selon certains bergers, il est
des grottes où l’on entendrait, des fois, comme des voix venues des
profondeurs de la terre. L’un des personnages du récit, un ancien notaire,
Maître Fournier, les appelle « les voix prisonnières de la montagne » 4. Il est
convaincu que des Cathares ayant échappé aux troupes de l’Église avaient
pu trouver refuge dans les entrailles de la Terre et y auraient installé de
véritables cités souterraines. « Il y a dans le monde, précisément vers les
régions farouches où le sang a coulé au cours des guerres religieuses, des
cités souterraines, des temples géants, invisibles, interdits aux profanes,
connus seulement des initiés, dans l’Inde des brahmanes, le Thibet des
lamas, les catacombes légendaires de quelques thébaïdes d’Afrique.
Pourquoi les descendants d’Esclarmonde de Foix et de Guilhabert de
Castres n’auraient-ils pas, jusque parmi nous, volontairement tapi certains
des leurs dans le sous-sol immense de leurs anciens fiefs 5 ? »
Croisade contre le Graal. La femme nue du Montcalm. Rahn et Gheusi.
Deux âmes touchées par le Mystère cathare. Dont les témoignages écrits
laissaient entrevoir que la religion interdite n’était peut-être pas morte au
Moyen Âge. Que, dans les premières années du XIXe siècle, une authentique
« Cathare », une initiée aux grands Mystères condamnés par l’Église, vivait
encore dans les montagnes ariégeoises.
Ces livres parlaient de choses tues. Révélaient une trame invisible aux
historiens. Arrachaient à l’invisible un envers de l’Histoire. Dans cette lente
apparition de l’Autre Histoire, les dernières lignes du roman de Gheusi
soulevaient un voile de plus. Gheusi y suggère l’existence d’une fraternité
invisible, rassemblant non seulement des descendants des Cathares, mais
aussi des Templiers – autres « errants » condamnés par l’Église et le
Pouvoir à vivre cachés. N’était-ce pas là l’un des grands secrets de la région
? Un secret qui expliquait peut-être la résurgence des mystères du Graal
dont elle fut le théâtre ?
Ne fallait-il pas chercher dans cette Fraternité des Invisibles, l’origine
des Maîtres installés à Toulouse sous le signe de la Rose et de la Croix ?

1. BERNADAC Christian, Madame de… qui vivait nue parmi les ours, au sommet des monts
perdus…, France-Empire, Paris, 1984, p. 90.
2. RAHN Otto, Croisade contre le Graal, Pardès, Puiseaux, 1999, p. 314.
3. GHEUSI Pierre-Barthélémy, La Femme nue du Montcalm, Aux Armes de France, Paris,
1945, p. 145.
4. Ibid., p. 6.
5. Ibid., pp. 7-8.
PARTIE IV
L’ÉNIGME DE PYRÈNE

« Il y a un mystère dans les rapports des serpents et des hommes qui


n’a jamais été entièrement élucidé. Dans tous les pays certains
individus jouissent d’une autorité mystérieuse sur les serpents. Ils les
appellent et ils viennent, ils les manient sans susciter leur colère et
dans certains cas ils tirent d’eux des avertissements et des prédictions
relatives aux événements futurs. Ces individus ont existé dans tous les
temps car on les voit mentionnés par les voyageurs de toutes les
époques. On les appelait Marses en Italie et en Gaule, Psylles en
Afrique, Ophiogènes dans les îles de la Grèce. […] Il y eut, dans des
siècles révolus, des hommes mieux informés que nous des forces
invisibles, plus en rapport avec l’âme du monde et les âmes diverses
dont elle est formée, qui obtinrent des sagesses animales, certains
secrets auxquels l’homme ne pouvait individuellement parvenir. […]
L’union des serpents et des premiers hommes sages est attestée par
maintes légendes. Dans l’Inde, les Nagas de la ville de Nagpour, qui
furent les ascètes primitifs, sont représentés avec des têtes d’hommes
et des queues de serpents. L’antique encyclopédie Chinoise donne les
portraits de ses premiers initiateurs. Ils sont aussi mi humains, mi
serpents. »
Maurice Magre, La Clef des Choses Cachées, 1935.
33.
GALAAD

Antonin Gadal, Maurice Magre, Otto Rahn… Il se dégage des livres de


ces trois hommes comme une musique envoûtante. Cette sonorité qu’ont les
Gnosiennes d’Erik Satie (1866-1925). Qui donne la sensation de percevoir
indistinctement une troublante porte ouverte sur l’envers mystérieux du
monde, que seule une Connaissance particulière permet de pénétrer.
L’envoûtement engendré par leurs ouvrages était de ceux qui poussent à
traverser le miroir des pages pour découvrir ce qui avait engendré leur
écriture. Les visions qu’ils avaient figées dans l’encre m’appelaient en
Ariège. Je me demandais ce qu’il restait de tous ces hauts rêves aujourd’hui.
Si les lieux parlaient encore. S’ils gardaient toujours les secrets entraperçus.
S’il était possible d’y retrouver le sentier perdu sur lequel Rahn et Gadal
s’étaient aventurés.
Le hasard – qui dans cette Quête n’existe pas – m’emmena à Ussat-les-
Bains à quelques jours du solstice d’automne. J’arrivai dans la petite station
thermale l’esprit habité par la lecture de Gadal. Je voulais voir le témoignage
que celui-ci y avait laissé de sa grande Quête. Un monument symbolique
dont plus personne ne semblait se préoccuper.
Situé un petit peu à l’écart, le monument ne se découvre pas facilement.
Il faut le chercher pour le trouver. Aucun panneau ne l’indique. Il se tient en
silence sur le bord d’un chemin, en face d’un champ invitant la vue à
s’élever sur la grotte de Bethléem. C’est une sorte d’autel de pierre,
surmonté d’une table dolménique supportée par trois pieds, entouré d’un
cercle de douze pierres dressées. Un petit enclos le protège, fermé d’un
portail que surmonte le nom GALAAD. Tracé en lettres de fer. Un nom dont
la simple évocation ressuscitait l’Appel du Graal.
Galaad, le fils de Lancelot du Lac et d’Ellan, la fille du Roi Pêcheur. Le
chevalier élu. Celui qui peut prendre place à côté d’Arthur sur le Siège
Périlleux. Celui qui mènera jusqu’au bout la quête du Graal, dont son père
avait été détourné par l’amour porté à Guenièvre. Celui – le seul – qui put
regarder à l’intérieur de la Coupe Sacrée.
Derrière ce nom de Galaad se reconnaissait le nom d’A. Gadal. Il avait
suffi d’en déplacer une lettre pour faire du Patriarche du Sabarthès un
nouveau chevalier du Graal. N’était-ce qu’un jeu ? Ou bien le Chemin des
étoiles parcouru par Antonin Gadal l’avait-il conduit à se voir comme un
nouveau Galaad ? Signifiait-il ainsi qu’il avait lui aussi atteint la Coupe
Sacrée au terme d’une existence vouée à sa recherche ?
Le monument avait été érigé par Gadal pour consacrer sa rencontre avec
un groupe rosicrucien néerlandais constitué par Catharose de Petri, de son
véritable nom Henriette Stock-Huizer (1902-1990) et Jan van Rijckenborg,
pseudonyme de Jan Leene (1896-1968). Tous deux avaient fondé l’École de
la Rose+Croix d’Or, ou Lectorium Rosicrucianum. Un groupe initiatique se
désignant comme une « Jeune Fraternité Gnostique » destinée à
accompagner les changements mondiaux et les mutations de la conscience
humaine à venir. Catharose de Petri comme Jan van Rijckenborg percevaient
les Cathares comme une incarnation précédente de la même Fraternité. Il y
avait une convergence entre leur pensée et celle de Gadal.
À Ussat, les deux mouvements s’unirent donc. Les plaques de marbre
apposées sur l’autel scellent cette alliance. « La Triple Alliance de la
Lumière. Graal Cathare et Croix avec Roses. Ussat-les-Bains 5 mai 1957.
Lectorium Rosicrucianum. » y lit-on. À côté du texte, un symbole porte le
même message que les mots. Un cercle, un triangle, et un carré enchâssés.
On le retrouve dans le plan du monument, structuré selon ce schéma.
Derrière la simplicité des formes géométriques, se devine une véritable
volonté symbolique. Les écrits d’Antonin Gadal, qui fut le véritable
concepteur du monument, en témoignent. Il est jusqu’à la nature des pierres
choisies qui signifie quelque chose. Ainsi le granit, qualifié par Gadal de
pierre « pure », car sans mélange.
Les notes de Gadal en main, je m’attelais à comprendre le sens de ce que
j’avais sous les yeux. Les douze colonnes de granit ceinturant l’autel central
comme un cromlech était une référence au zodiaque – à l’Éternité. Au
centre, le cube maçonné évoquait le travail de perfectionnement – image
équivalant à la pierre cubique des Francs-Maçons. Le triangle, troisième et
dernier élément constitutif de la triple alliance, formé par les trois pierres de
granit supportant la table d’autel, faisait de son côté référence à la Trinité
divine.
Gadal avait fait de son monument une image du dieu invisible,
numériquement codé dans la structure même. Ses notes là encore parlent…
Il y consigne que le monument additionne les chiffres 12, 4 et 3 formant le
chiffre 19. Mais dans cette mystique des nombres, 19 équivaut à 1+9, soit
10, lui-même identifié à 1+0, soit 1, l’Unité première, le divin. Ainsi le
monument figure-t-il le Créateur invisible des gnostiques. Le dieu rendu
tangible à ceux qui s’élancent sur le sentier lumineux de l’initiation…
Mais le monument n’était-il que symbole ? Dans l’esprit de ses
concepteurs, il se mêlait, semble-t-il, à cette dimension un rôle plus
magique. Au sein du cube central, avaient été enfermées différentes reliques,
comme des pierres prélevées sur différents hauts lieux de ce Catharisme
secret auquel était affilié Gadal. C’étaient des pierres des constructions
passées, mais aussi des pierres cultuelles, plus mystiques. L’inventaire du
dépôt évoquait une météorite et de mystérieuses lapis ex coelis, des « pierres
du ciel », qui paraissaient être l’œuvre de pratiques magiques 1. Il y avait là,
cela se devinait, une volonté surnaturelle. Le monument n’était pas qu’un
lieu de mémoire. Il avait – pour ses constructeurs – une fonction spirituelle
agissante. C’était une voix silencieuse qui résonnait dans la vallée.

Porte d’accès à l’étrange monument réalisé sur les instructions d’Antonin Gadal (1877-1962) à Ussat-
les-Bains (Ariège). Le nom Galaad fait référence au cycle arthurien. Galaad y est le chevalier élu,
celui qui prend place à côté d’Arthur sur le Siège Périlleux. Le seul qui parvient, au terme de la Quête,
à regarder à l’intérieur du Graal. Galaad, c’est, aussi, l’anagramme d’A. Gadal. En signant son œuvre
Galaad, ce dernier signifiait-il qu’il avait, lui aussi, plongé son regard dans le Graal ?
1. GADAL Antonin, Le Triomphe de la Gnose universelle, In de Pelikaan, Amsterdam, 2006, p.
96.
34.
MYSTÈRES ÉGYPTIENS

Après un moment passé devant le monument, je décidais de monter à la


grotte de Bethléem. C’était un jour de ciel gris – les heures s’écoulaient – la
luminosité finirait par s’estomper, la saine obscurité de la nuit par reprendre
possession des lieux. J’atteignis la grotte en empruntant l’étroite sente y
conduisant. Il ne fallut que quelques minutes pour gagner les premières
ruines des fortifications qui avaient jadis protégé la cavité. Passées celles-ci,
j’accédais à un imposant abri sous roche. Contre ses parois tournoyaient les
volatiles nichant dans les anfractuosités. Puis une porte apparut au milieu de
la végétation, comme la vision fantastique d’un passage vers l’ailleurs.
C’était le seuil d’une petite grotte inondée de lumière. En découvrant
celle-ci, mon regard s’attacha immédiatement à la table dolménique qui se
dresse en son centre. C’est quelque chose d’unique dans ce genre d’endroit.
Quelque chose qui attrape l’imagination. Lui laisse entrevoir les rites dont le
lieu fut autrefois le théâtre.
Puis mon œil se porta sur un immense pentagramme taillé dans la roche.
Profondément creusée dans la paroi, sa silhouette se détachait nettement
dans les jeux d’ombres et de lumière. Gadal l’avait présenté comme une des
étapes du chemin initiatique suivi par les Cathares au sein des grottes
d’Ussat. Le myste s’y glissait. Étendait bras et jambes pour en épouser la
forme symbolique et magique. Le pentagramme était comme une porte vers
les étoiles. Rahn avait accompli ce rite. En fixant le pentagramme, j’avais
l’impression d’y voir encore s’y glisser les silhouettes des deux hommes.
Malgré les années écoulées, en dépit de la disparition de leur forme
physique, l’ombre de la Quête qui les a habités enveloppe toujours la grotte
d’une atmosphère particulière. Sur les parois, aux graffitis anciens, se mêlent
de plus récentes figurations de la Coupe Sacrée. Deux représentations du
Graal incisées dans la pierre. Deux Calices dont la couleur claire se détache
dans l’obscurité. Est-ce l’homme qui projette ses chimères intérieures sur la
pierre ? Ou la pierre qui parle à travers la main inspirée de l’homme ?
Cet insondable mystère des lieux en lesquels on croit voir miroiter le
Grand Secret des Anciens m’occupait l’esprit lorsque, peu après, je
redescendais vers Ussat. La sente quittée, je ne tardais pas à passer devant
une de ces maisons qui semblent encore se trouver dans le siècle qui les a
vues naître. J’en regardais machinalement les grandes vitres. Elles étaient
pareilles à des miroirs derrière lesquels transparaissaient des silhouettes
indistinctes. Je ne sais pourquoi, je ressentais alors une impression
mystérieuse.
Quelques instants après, je me retrouvais derrière ces mêmes vitres. Il
s’est produit parfois, au cours de cette Quête dont je trace le récit, d’étranges
phénomènes de hasard et de coïncidences. Des coïncidences si troublantes, si
statistiquement improbables, qu’elles en paraissent surnaturelles. Un esprit
rationnel n’y verrait aucun sens. Mais un esprit gagné par le Mystère y voit
l’expression d’un ordre invisible des choses.
C’est par une de ces singulières synchronicités que je fus amené à
apprendre que cette maison était celle où avait vécu Antonin Gadal et que je
fus invité à y entrer. Plus surprenant, plus surnaturel, je retrouvais alors, dans
ce salon mystérieux imparfaitement deviné au travers des reflets de verre, un
regard lumineux rencontré deux ans plus tôt, ailleurs sur le même Chemin.
Un regard que je n’avais pas oublié. C’était comme un mystérieux
intersigne. Un rendez-vous non prémédité d’une nature qui manifeste
l’existence du Chemin secret.
Des témoignages de la vie de Gadal, il ne restait malheureusement plus
beaucoup de choses. Beaucoup de ses papiers avaient disparu, probablement
détruits. Les autres, de nombreuses notes et ses correspondances, avaient été
emportés aux Pays-Bas par les Rosicruciens. La maison avait toutefois livré
quelques souvenirs – comme des photos de Gadal dans ses jeunes années.
Et puis, il y restait d’étonnants témoignages des recherches de son ancien
propriétaire et, surtout, de ses découvertes. Ainsi d’une série de pierres
noires, extrêmement lourdes. Elles avaient une densité métallique, mais
n’étaient pas des minerais de fer. Elles rappelaient par leur aspect les
météores, mais ce n’en était pas. L’homme qui m’avait introduit dans la
maison, me raconta qu’il avait été trouvé quantité de ces pierres noires dans
les grottes d’Ussat. Elles avaient d’étranges particularités : arrivés à leur
verticale, les détecteurs de métaux s’arrêtaient d’émettre tout son. Gadal en
avait dégagé en grand nombre. Elles dessinaient sur le sol des cavernes
comme d’étranges symboles.
Un autre élément me captivait. C’était une photographie en noir et blanc
sur laquelle Gadal montrait à l’auteur du cliché une petite statuette
égyptienne. Il l’avait trouvée dans une des grottes cathares explorées. C’était
une représentation d’Osiris – le dieu souverain de l’Au-delà égyptien. La
statue avait depuis longtemps été emportée par les Rosicruciens. Mais la
photographie que je considérais maintenait son ombre puissante sur la petite
vallée ariégeoise…
Le spectre de l’Égypte antique et de ses mystères initiatiques enveloppait
progressivement l’atmosphère. Il était manifeste que Gadal avait été en
contact avec quelque chose qui avait trait à cette spiritualité millénaire. La
vision de l’Osiris me rappelait certaines lignes de son Chemin du Graal, où
il évoquait « l’Héritage égyptien ». Il y affirmait que « Toutes les activités
véritablement gnostiques de la période Aryenne, y compris conséquemment
le Christianisme vivant, primitif, avaient et ont une seule et même source : la
Gnose primordiale Égyptienne d’Hermès Trismégiste, la Sagesse des Grands
Mystères Égyptiens » 1.
Ces Grands Mystères étaient la clé de l’initiation de Gadal. Dans Le
Chemin du Saint-Graal, le point final du parcours de Mattheus était son
enfermement, durant plusieurs jours, dans une tombe de pierre. Un rite
d’inspiration égyptienne marquant l’arrachement à la matière. Non la mort
physique, mais la transformation intérieure. La spiritualisation du corps du
myste. Lors de son séjour dans la tombe, ce creuset de résurrection,
Mattheus revoie ceux qui l’ont précédé. À commencer par les anciens
Égyptiens initiés aux secrets du Livre des Morts. Sa transformation est
rythmée de fragments remémorés de ce véritable guide de l’autre monde. Il
est saisi par des visions osiriennes.
Puis une mémoire plus vaste l’envahit. Se rappelant les grottes
initiatiques ariégeoises qu’il a parcourues, Mattheus revoit les vestiges des
anciens cultes qui y furent pratiqués. Gaulois. Romains. Et jusqu’à l’ombre
protectrice du plus ancien dieu tutélaire de ces antres obscurs, à travers « les
restes géants de l’ursus pyrénéum [qui] semblent protéger toujours les
prêtres sacrés de sacrés Mystères 2… »
C’était l’ombre des Cathares qui m’avait amené jusque-là mais je sentais
à présent autre chose – qui se cachait derrière eux. Les heures s’écoulaient.
Je finis par quitter la maison et ses souvenirs.
En marchant sous les arbres aux feuilles roussissant, alors que la vallée
s’emplissait du chant sourd de l’Ariège, bien des pensées me traversaient
l’esprit. L’Histoire officielle et académique regarde les travaux de Gadal
avec un certain mépris. Les universitaires ne voient Gadal que comme un
esprit chimérique aux interprétations abusives. Mais en étant ici – sur ces
lieux qui l’avaient façonné – je comprenais qu’on ne pouvait le juger avec
un esprit académique. Pour comprendre ce qui l’avait animé sa vie durant, il
fallait voir et sentir ce qu’il avait vu sa vie durant.
Les anciens dieux s’étaient manifestés dans les écrits de Gadal parce
qu’on sentait leur présence dans cette vallée isolée. Il rayonnait des
immenses falaises l’entourant un sentiment primordial, très particulier, qui
les évoquait. Voire les invoquait.
Quelques fois cette présence n’était pas qu’un vague sentiment intérieur.
Tout autour des grottes cathares, certains « instruments » des cultes évanouis
avaient traversé le Temps. Ainsi le puissant dolmen de Sem, situé à
proximité d’un village dont le nom a de curieuses résonances : Orus.
Il était aussi arrivé que le passé enfoui refasse surface. On avait trouvé
non loin d’Ussat, à Montréal-de-Sos, cet oppidum qui avait tant fasciné
Gadal, les débris d’une statue de Vénus. Cette découverte avait été
rapprochée de la présence voisine de forges, mythologiquement liées à
Vulcain. Le compagnon de Vénus. Les archéologues avaient ainsi supposé
l’existence d’un ancien culte lié au fer.
La grotte de Lombrives, dont je devinais la présence par-delà l’Ariège,
avait gardé la trace de ces anciennes mythologies. Elle n’était pas en effet
seulement le tombeau du Catharisme. Sous ses voûtes obscures évoluaient
d’autres fantômes plus anciens…
C’étaient eux qui m’appelaient à présent. D’une voix d’autant plus forte
et puissante qu’elle remontait à des Âges oubliés…
Sur les parois de la grotte de Bethléem, dominant Ussat-les-Bains (Ariège) : l’image du Graal. Un
graffiti récent. L’homme a-t-il projeté ses rêves sur la pierre pour tenter vainement de les matérialiser ?
L’atmosphère particulière qui imprègne toute la vallée incite plutôt à penser que l’esprit du lieu s’est
exprimé à travers la main qui a taillé la Coupe Sacrée… Comme si l’invisible avait le pouvoir de se
manifester à travers les rêves et les pensées. N’est-ce pas le cas ?

1. GADAL Antonin, Sur le Chemin du Saint-Graal. Les Anciens Mystères cathares (troisième
édition), Rozekruis-Pers, Haarlem, Pays-Bas, 1977, p. 139.
2. Ibid., p. 110.
35.
LE TOMBEAU D’HERCULE

Selon la légende, dans les Temps Anciens, une peuplade appelée


Bébrykes aurait vécu dans la vallée d’Ussat-les-Bains. À sa tête se trouvait
un roi nommé Bébryx qui avait installé sa cour dans les immenses salles
souterraines de la grotte de Lombrives.
C’est en ces profondeurs que l’Histoire de cette vallée retirée rencontre
une des plus grandes et des plus mystérieuses figures mythiques qui aient
jamais peuplé les légendes antiques. Les traditions rapportent en effet
qu’Hercule, après avoir traversé la péninsule ibérique, vint en Gaule pour y
poursuivre ses Travaux. Suivant l’Ariège (l’Aruga), il arrive à la cour du roi
Bébryx. Or Bébryx avait une fille d’une extrême beauté prénommée Pyrène.
Croisant son regard, Hercule tombe sous son charme. Ne veut plus, dès lors,
que la posséder tout entière. Pyrène, d’abord réticente, finit par succomber à
ses avances, et se donne à lui. Mais un autre feu continue de brûler Hercule.
C’est l’achèvement de sa Quête. La suite de ses Travaux l’appelle. Les jours
passent et cet appel se fait plus fort que celui de la chair. Ainsi ne tarde-t-il
pas à abandonner Pyrène, plongeant celle-ci dans une de ces douleurs qui
brisent la Raison.
L’absence, l’abandon, là ne sont pas les seuls déchirements de Pyrène.
Enceinte, elle redoute en outre la colère de son père. Elle s’enfuit donc dans
les montagnes pour s’y cacher. Sa souffrance la rend inconsciente du danger.
Elle cherche la solitude, l’oubli de tous et ne voit pas qu’elle marche vers la
mort. Alors qu’elle ère dans ces espaces sauvages, un ours la surprend. Fond
sur elle.
L’animal l’enlace dans ses pattes. Elle hurle. Hercule qui, pris de
remords, était revenu sur ses pas, entend ses cris. Lorsqu’il arrive, il est trop
tard. Il terrasse l’ours, mais Pyrène est morte. D’elle, il ne reste plus qu’un
cadavre ensanglanté. Éploré, il s’empare de la défunte et la rapporte à son
père. Alors, dans les profondeurs de la terre, le roi fait inhumer sa fille. Un
tombeau est creusé dans la roche, près du trône de Bébryx, sur les rives d’un
lac souterrain. Tout autour, sont accrochées les tuniques blanches de la jeune
femme, que le Temps transforma en draperies minérales.
Bébryx, pour rester près de sa fille, demanda lui aussi à être enterré dans
la grotte. Puis c’est au tour d’Hercule de formuler le même vœu. Ainsi ses
restes demeureront-ils dans les entrailles de Lombrives. Au plus profond de
celles-ci. Sa tombe est érigée dans le chaos de roche précédant le gouffre de
l’Enfer.
Cette légende – qui s’incarne dans les profondeurs de Lombrives par les
noms attribués à certaines concrétions remarquables – puise ses racines dans
l’Antiquité. Elle est la réécriture, indatable, d’un vieux récit que réveilla
l’exploration des grottes. On crut alors retrouver, dans ces formes figées qui
rappelaient des tombes et des tuniques antiques, les vestiges d’une histoire
dont les siècles n’avaient pas tué le souvenir.
La figure de Pyrène, ses amours avec Hercule, la localisation de cet
épisode dans les Pyrénées, sont des éléments narratifs attestés dès le Ier siècle
à travers le Punica – épopée en dix-sept chants sur la Seconde Guerre
Punique – du poète latin Silius Italicus (26-101). Au troisième chant de son
épopée, rédigée dans les années 80/90, Silius Italicus interrompt en effet le
récit de la traversée des Pyrénées par l’armée punique pour rapporter la
légende d’Hercule et Pyrène.
« Cependant le chef carthaginois, foulant aux pieds la paix du monde,
s’avance vers les cimes boisées des Pyrénées. Du haut de ces montagnes
couvertes de nuages, Pyrène voit de loin l’Ibère séparé du Celte, et occupe la
barrière éternelle qui divise ces deux vastes contrées : c’est le nom de la
vierge, fille de Bébryce, qu’ont pris ces montagnes : l’hospitalité donnée à
Hercule fut l’occasion d’un crime. Alcide [c’est-à-dire Hercule] se rendait,
pour l’accomplissement de ses travaux, dans les vastes campagnes du triple
Gérion. Sous l’empire du dieu du vin, il laissa dans le redoutable palais de
Bébryce la malheureuse Pyrène déshonorée ; et ce dieu, s’il est permis de le
croire, oui, ce dieu fut ainsi la cause de la mort de cette infortunée. En effet,
à peine eut-elle donné le jour à un serpent, que, frémissant d’horreur à l’idée
d’un père irrité, elle renonça soudain, dans son effroi, aux douceurs du toit
paternel et pleura, dans les antres solitaires, la nuit qu’elle avait accordée à
Hercule, racontant aux sombres forêts les promesses qu’il lui avait faites.
Elle déplorait aussi l’ingrat amour de son ravisseur, quand elle fut déchirée
par les bêtes féroces. En vain elle lui tendit les bras, et implora son secours
pour prix de l’hospitalité. Hercule, cependant, était revenu vainqueur ; il
aperçoit ses membres épars, il les baigne de ses pleurs, et, tout hors de lui, ne
voit qu’en pâlissant le visage de celle qu’il avait aimée. Les cimes des
montagnes, frappées des clameurs du héros, en sont ébranlées. Dans l’excès
de sa douleur, il appelle en gémissant sa chère Pyrène : et tous les rochers,
tous les repaires des bêtes fauves retentissent du nom de Pyrène. Enfin il
place ses membres dans un tombeau, et les arrose pour la dernière fois de ses
larmes. Ce témoignage d’amour a traversé les âges, et le nom d’une amante
regrettée vit à jamais dans ces montagnes 1 2. »
Silius Italicus est l’unique auteur antique à donner l’intégralité de
l’histoire de Pyrène. Un seul autre auteur l’évoque quelques années avant
lui, mais de façon très laconique, et pour en dénigrer la réalité. Il s’agit de
Pline l’Ancien (23-79) dans son Histoire Naturelle, à la fin d’un chapitre
consacré à l’Espagne.
Mais peu importe que Pline l’Ancien dénigre la réalité « historique » de
la légende de Pyrène. Son Histoire Naturelle comme le Punica de Silius
Italicus portent la trace d’une tradition pyrénéenne dont ils sont les uniques
témoins dans l’Antiquité. Une tradition derrière laquelle on devine un très
ancien culte que les Temps chrétiens voulurent vouer à l’oubli.
La comparaison du texte antique de Silius Italicus avec les versions de la
légende qui circulèrent par la suite montre en effet une épuration progressive
du mythe. Une véritable œuvre de censure. La transformation du viol
commis par Hercule sous l’emprise de l’alcool en une idylle amoureuse est
une de ces altérations. Mais une autre est plus troublante, captive davantage
l’esprit. C’est la disparition totale, dans les légendes populaires, de
l’enfantement d’un serpent par Pyrène.
Dans la légende de Pyrène recensée dans les livres des Temps chrétiens,
il ne sera plus en effet question que d’une jeune femme enceinte. Jamais
d’une femme enfantant un serpent ! Cette partie là de l’histoire avait été
délibérément effacée. Vouée à l’oubli. Damnée. Je voulais comprendre
pourquoi. Et pour cela, il fallait déterminer à quel étrange événement Silius
Italicus faisait allusion. Ce qui amenait à résoudre cette énigme : qui était
Pyrène ?
Tous les érudits qui s’étaient penchés sur la question en étaient arrivés à
la conclusion que derrière la figure de Pyrène se cache une ancienne divinité
locale. Très probablement une déesse des montagnes 3. Une déesse dont seul
le nom se serait conservé. Dont un seul auteur aurait jadis consigné la geste.
Et dont une seule, une unique représentation aurait peut-être été, des siècles
durant, préservée dans une petite église de montagne.
Datant du XIIe siècle, l’église Saint-Jacques se situe à Oô (Haute-
Garonne), non loin de Bagnères-de-Luchon. Les gravures des voyageurs
romantiques du XIXe siècle nous la montrent dans toute sa solitude d’antan.
Ses arcatures romanes et son clocher se détachent sur un paysage de pics
élancés vers les cieux et de glaciers. Le Glacier du Ceil de la Baque à 3060
mètres et celui de la Vallée d’Arouge à 3040 mètres, dont les silhouettes
immaculées occupent l’horizon sublime.
Le sanctuaire conservait jadis une bien étrange pierre sculptée connue
sous le nom de pierre d’Oô. Une de ces œuvres qui fascinent par leur
étrangeté. Elle est aujourd’hui conservée au Musée des Augustins à
Toulouse. C’est là, dans un discret recoin des très riches collections
exposées, qu’elle garde son énigme.

La grotte de Lombrives (Ariège). Longtemps occultée, elle fut le tombeau de Cathares emmurés
vivants par les Inquisiteurs. Lorsqu’on commença à l’explorer, on crut aussi y retrouver les tombeaux
de Pyrène et Hercule si bien que la singulière légende pyrénéenne se cristallisa autour de l’antre
obscur. La concrétion que l’on désigne sous le nom de Tombeau de Pyrène n’est que l’image – le reflet
– du Cœur mystique de tout cet étrange Voyage. Un nouveau jeu de miroir…
e
L’église d’Oô (Haute-Garonne), telle qu’elle apparaît sur les gravures du XIX siècle. Un sanctuaire de
montagne, plus près des sommets que du monde des hommes, dont la solitude servit durant des siècles
de refuge à une bien singulière sculpture. Une antique déesse dont le souvenir finit par se réveiller, lui
redonnant peu à peu toute sa Puissance.

1. SILIUS ITALICUS, Punica, III, 415-441. Traduction Collection des auteurs latins publiés
sous la direction de M. NISARD, Paris, Didot, 1855.
2. SILIUS ITALICUS, La guerre punique tome I (livres I-IV), Les Belles Lettres, Paris, 1979,
pp. 86-87.
3. RIPOLL François, « Les origines mythiques des Pyrénées dans l’Antiquité gréco-latine », in
o
Pallas [Revue d’Histoire Antique de l’Université de Toulouse] n 79, 2009.
36.
L’ÉNIGMATIQUE PIERRE D’OÔ

La pierre d’Oô. Le nom, par son étrange sonorité, a le charme d’un


sortilège magique. Mais c’est un autre type d’envoûtement qu’engendre la
vision de la sculpture. Elle captive par la sensation d’offrir la vision directe
d’une très ancienne divinité. D’une divinité oubliée, rejetée dans un profond
abîme, et enfin retrouvée.
Se retrouver face à elle, c’est plonger le regard dans les yeux d’une
femme qui a traversé des millénaires. Entièrement nue, elle a un visage
presque schématique. Les yeux, le nez. Pas de bouche. L’ovale du chef. Une
simplicité qui évoque les figurations anthropomorphiques que l’on peut
trouver sur les statues-menhirs, bien qu’il s’agisse ici d’une œuvre en relief.
Cela lui donne un caractère archaïque. Une beauté préhistorique. Quelque
chose de hiératique aussi, qui suscite une sorte de respect silencieux.
Puis le regard découvre sa poitrine. Deux globes bien saillants. Des seins
gonflés, fertiles. Gorgés de vie. Aux mamelons bien marqués. Elle a cette
puissance animale des déesses de la fertilité. Cet érotisme de la chair et de la
reproduction qui restitue au corps sa puissante et magique fonction.
Mais il est quelque chose de plus troublant que la vision directe de cette
animalité sacrifiée par la « civilisation ». Quelque chose
d’incompréhensible. D’indéchiffrable. Un serpent s’abreuve à son sein
gauche. Plus étrange encore : il sort du sexe de cette femme qui l’accueille
avec calme. Comme une mère.
Singulière scène. Le regard a beau interroger la sculpture, en scruter les
détails, c’est toujours cette étrangeté vers laquelle il revient. L’image qu’il a
cru voir jamais ne s’évapore. Le rêve païen de cette femme puissante, non
asservie ni diminuée par le judéo-christianisme et les religions patriarcales
demeure. Et toujours persiste cette vision saisissante, fascinante, d’une
femme enfantant d’un serpent et lui donnant le sein !
Alors évidemment, pour qui connaît la légende de Pyrène telle que
rapportée par Silius Italicus, une question émerge dans ce troublant face à
face avec la femme d’Oô. S’agit-il là d’une figuration de Pyrène ?
Au XIXe siècle, Alexandre du Mège (1780-1862), inspecteur des
Antiquités de Haute-Garonne, qui parcourut inlassablement les montagnes et
les vallées à la recherche de vestiges antiques, découvrant la pierre oubliée y
vit la Pyrène évoquée par Silius Italicus.
L’interprétation est aujourd’hui contestée. Du Mège est perçu comme un
rêveur. Un archéologue tel qu’en forgeait le XIXe siècle, évoluant entre la
science et le mythe. Du Mège était de fait habité par autre chose que le
positivisme scientifique. Les grands mythes vibraient en lui. Franc-Maçon, il
avait créé à Toulouse, en 1806, une loge de rite égyptien : la Souveraine
Pyramide des Amis du Désert.
Deux siècles se sont écoulés depuis. Les archéologues et les historiens se
sont détournés des rêves mystérieux de leurs prédécesseurs. Pour la plupart,
la Pierre d’Oô n’est plus envisagée comme une représentation de Pyrène.
Alors qu’il demeure beaucoup d’incertitudes à son sujet, plusieurs insistent
néanmoins pour classer l’énigme au rang des interrogations élucidées. Pour
ne voir dans la femme enfantant d’un serpent qu’une représentation de la
Luxure datant du XIIe siècle.
La Luxure. La recherche frénétique des plaisirs du sexe. Un des sept
péchés capitaux dénoncés par l’Église. Une de ses obsessions. De ces
penchants obscurs contre lesquels elle invite le croyant à se prémunir. Ayant
recours pour cela à d’effrayants tableaux montrant le sort de ceux qui cèdent
au plaisir de chair.
Il y a, il est vrai, une vague ressemblance entre la femme d’Oô et
certaines figurations de la Luxure présentes dans différentes églises de
France. Plusieurs d’entre elles mettent en scène des femmes nues aux prises
avec des serpents. Mais était-elle pour autant une de leur « sœur » ?
Croiser le regard de la femme d’Oô était une invitation à le confronter à
celui de ces femmes dont la nudité était offerte pour mieux la dénoncer. Il
fallait que j’aille à leur rencontre. Que je pose mes yeux dans les leurs. Que
je vois si elles étaient ou non de la même essence. L’identité véritable de la
femme d’Oô reposait en ce voyage dans le sillage des femmes aux serpents.
L’une des plus saisissantes représentations de ce type se trouve sur la
façade de l’abbatiale de Beaulieu-sur-Dordogne, au cœur de ce Limousin
qui, avec ses vieilles bâtisses de pierre admirablement conservées, semble
comme figé dans un autre Temps…
Du côté gauche du tympan figurant la seconde venue du Christ, la
Luxure est représentée à côté de deux autres vices : l’Avarice et la
Gourmandise. Elle prend les traits d’une femme nue, au visage d’autant plus
effrayant que l’érosion des siècles a fait son œuvre. De ses pieds partent
deux serpents, qui s’enroulent le long de ses jambes pour remonter jusqu’à
ses seins. Les deux reptiles mordent à pleines dents les deux globes de chair.
Une autre créature s’agrippe de ses pattes griffues aux cuisses de la femme et
dévore son sexe. C’est une sorte de batracien indéterminé, ressemblant à un
crapaud doté d’une longue queue. Le crapaud, dans la symbolique
médiévale, est une des figurations du démon de la Luxure – voire de Satan
lui-même. C’est donc la Luxure qui dévore la femme par là où elle
l’embrase.
Ce déferlement de cruauté correspond à la tonalité d’ensemble de
l’ornementation de l’abbatiale : le tympan foisonne de monstres aux dents
acérés qui dévorent les égarés. Dans ce balai infernal, certains de ces
derniers sont dévorés de toutes parts. L’un, mordu à la tête par un énorme
monstre ailé, l’est aussi à la main par une créature de plus petite taille. Non
loin, les crocs acérés d’une créature se referment sur les reins d’un autre
malheureux, dont le crâne est gobé par un second monstre aux dents
tranchantes.
C’était un véritable cauchemar. Figé par le ciseau de sculpteurs agissant
sous la direction de l’âme inquiète des religieux. En le considérant, il me
semblait être bien loin de la pierre d’Oô, dont le visage de pierre dégageait
au contraire une calme sérénité.
L’impression ne cessa de se confirmer au fil de ce voyage. Celui-ci
m’amena devant une autre femme aux serpents, une des statues ornant
l’étrange chapelle octogonale de Montmorillon (Vienne). Le spectacle était
là encore le même. Deux énormes serpents s’enroulaient le long des jambes
de la femme. Les remontaient pour se jeter sur ses seins. Ils mordaient ceux-
ci à pleines dents, tandis que la malheureuse s’efforçait de les en écarter. En
vain. Les yeux écarquillés par la souffrance, elle ne pouvait que hurler.
Pousser un cri qui ouvrait démesurément sa bouche. Jusqu’à déformer ses
traits. C’était le même tourment, encore. L’impitoyable torture du corps qui
avait voulu jouir.
…La pierre d’Oô n’avait rien à voir avec ces représentations de la
Luxure. D’abord parce que, dans aucun cas, ces femmes ne donnaient
naissance aux serpents qui les éprouvaient. Ceux-ci jaillissaient d’autour
d’elles. Ensuite, parce que toutes ces représentations de la Luxure montraient
des femmes aux visages déchirés par la douleur. La femme d’Oô avait au
contraire un visage serein. Calme. Silencieux. Une figure à l’opposé de
celles de ces femmes torturées par leurs instincts charnels. Qui n’était pas
traversée par ces cris stridents que l’on devinait jaillir de la gorge des
pécheresses tourmentées.
Parce qu’elle associait la femme nue et le serpent, la pierre d’Oô avait pu
être réinterprétée comme une image de la Luxure. Mais ce n’était qu’une
vague ressemblance qui expliquait sa conservation dans une église. Le
regard de souffrance des femmes aux serpents m’avait appris que c’était tout
autre chose qu’elle représentait. C’était une figure païenne. Archaïque. Liée
à un culte qui n’avait rien de chrétien.
L’énigmatique pierre d’Oô. Elle représente une figure féminine fascinante, donnant naissance à un
serpent, qu’elle allaite. C’est à ce jour l’unique représentation retrouvée de la mythique Pyrène, dont
les auteurs antiques évoquent le culte. Celle qui, séduite par Hercule, enfanta d’un serpent. Ancienne
et puissante déesse pyrénéenne au cœur d’un grand Mystère dont les montagnes demeurent les
derniers témoins.
Bas-relief extérieur de l’abbaye Saint-Pierre à Beaulieu-sur-Dordogne (Corrèze) représentant la
Luxure. Les « femmes aux serpents » ponctuent la Quête du chemin perdu. Mais celle-ci n’a rien
à voir avec Mélusine et les antiques déesses aux serpents maudites par l’Église. Alors que la
femme d’Oô incarne l’enfantement et dégage une profonde sérénité, c’est ici la démentielle
souffrance imposée au corps de chair par le catholicisme qui est figurée.
Une autre représentation de la Luxure, sur l’étrange octogone de Montmorillon dans la Vienne. Là
encore, tout n’est que souffrance et déchirement. Contrairement à la pierre d’Oô, la femme représentée
n’allaite pas les serpents, mais est torturée par leurs morsures.
37.
LES ANCIENS DIEUX NE PEUVENT MOURIR

Il pouvait paraître étonnant de retrouver dans une église une sculpture


d’origine païenne. Pourtant, sous le couvert de réinterprétations
idéologiques, bien des éléments d’origine païenne ont survécu dans les
sanctuaires chrétiens – surtout ceux de montagnes. Là où le haut clergé ne
s’aventurait pas souvent. Là où les croyances anciennes – dans un
environnement qui sans cesse les rappelait – pouvaient le mieux survivre.
Une autre église pyrénéenne, l’église Saint-Martin à Ur (Pyrénées-
Orientales), conserve ainsi un bien curieux baptistère. Une cuve de granit
couverte de figures qui n’ont rien de chrétien et semblent plutôt remonter
aux époques celtiques. On y voit des glyphes indéchiffrables, des têtes
manifestement coupées, dont certaines dotées de cornes, et puis un serpent –
toujours lui. Énigmatique reptile, dont on a l’impression qu’il sort d’une tête
cornue pour aller vers une tête barbue. Scène au sens perdu là encore, dont
on ne comprendra peut-être plus jamais la signification.
Ces survivances païennes me fascinaient. Comme pour la pierre d’Oô,
dans la plupart des cas, le mythe païen avait été camouflé sous la légende
chrétienne. Mais ce n’étaient pas toujours des vestiges archéologiques
christianisés. C’étaient parfois, aussi, des dieux travestis.
En Alsace, le petit village d’Andlau est un des hauts lieux de ce
travestissement des anciennes divinités. J’y fus conduit une première fois par
« hasard » alors que je cheminais vers le mystérieux mont Sainte-Odile.
Traversant la petite localité – d’où il se dégage, comme en bien d’autres de
ces villages alsaciens aux façades à colombage, une atmosphère de conte de
fées – je découvrais avec étonnement une statue d’ours devant l’église.
L’ours avait de tout temps été à mes yeux un animal particulier. Un
véritable totem auquel je me sentais lié par une sorte de puissante fraternité.
Cette fascination, ressentie dès l’enfance, devait plus tard me conduire
jusque dans les forêts slovènes, à sa rencontre. J’y vécus des instants
réellement magiques, à jamais inscrits en mon âme. Du premier ours surpris
alors qu’il se dorait au soleil dans une clairière, à ceux, plus longtemps
observés, quand lentement la nuit tombait tout autour. Il y avait dans chaque
apparition d’ours quelque chose de presque irréel. Le sentiment d’une vision.
Ça ne durait que quelques secondes. Puis l’esprit ne doutait plus de ce qu’il
voyait. L’émotion me pénétrait. J’avais alors pressenti en l’ours comme le
grand esprit des bois, le roi de la forêt. Une puissance ancestrale, à la fois
sauvage et paisible.
À Andlau, l’ours était de pierre. Taillé dans ce grès des Vosges qui rosit
cathédrales, églises, monuments et demeures d’Alsace. Il interrogeait en
silence sur le mystère de son identité, comme de sa présence. Placé devant
l’église, il paraissait veiller sur elle, être le gardien du lieu. Quelques instants
après, je poussais les portes du sanctuaire. L’ours y était partout présent. Sur
une statue, aux pieds d’une de ces saintes au visage pur dont le génie du
christianisme n’a cessé de peindre les portraits. Sur un immense tableau,
pareillement disposé. Ours d’allure plus sauvage ici, au regard animal, aux
griffes acérées. Dans un autre recoin de l’église, un escalier s’enfonçait dans
une crypte. Espace sombre, toujours imprégné de mystère. En son centre,
était un ours en pierre. Une sculpture ancienne. Usée par le Temps. L’animal
levait la tête comme s’il eût regardé quelque chose au-dessus de lui. À moins
que son regard fût un regard d’intimidation. Il se tenait en effet devant une
trappe obstruant une ouverture faite dans le sol.
Les ours étaient tout aussi présents à l’extérieur de l’église. On les voyait
ici tenir le blason de la ville, ailleurs intégrés à l’ornementation sculpturale
d’un puits, puis, encore et toujours, associés à la figure de sainte Richarde
(843-896), la fondatrice de l’abbaye d’Andlau. Ici sculpture de grès juchée
au sommet d’une haute colonne, là sculpture de bois protégeant une vieille
demeure.
L’hagiographie de sainte Richarde est la clé de cette énigmatique
omniprésence de l’ours. Richarde de Souabe. La répudiée de Charles le
Gros. Celui-ci a prêté oreille aux fausses accusations dirigées contre sa
femme. Il les a crues. L’a condamnée. Richarde est d’une grande beauté, lui
est paranoïaque, dévoré par l’angoisse. C’est une de ces histoires terribles du
Moyen Âge, de ces siècles d’écrasement de la femme par l’homme.
Humiliée, Richarde s’est enfuie dans les montagnes. Là où le désespoir l’a
attirée. Loin de ses semblables et de leurs bassesses. C’est là que, dans une
nuée, un ange lui apparaît. Il la charge d’une mission céleste : bâtir un
monastère au lieu indiqué par une ourse. Peu après, à l’entrée du Val
d’Eléon, près d’un torrent, Richarde découvre l’animal annoncé. Paisible,
l’ourse gratte la terre. C’est le signe divin qu’elle attendait. C’est donc là que
Richarde va déployer toute son énergie et sa volonté à l’édification du
sanctuaire.
Cette légende dorée est la justification du véritable culte de l’ours dont
l’abbaye d’Andlau garde le souvenir. En son sein, durant des siècles, les
chanoinesses nourrirent un ours ! Il faut traverser la belle légende chrétienne
pour voir que derrière cette vénération se cache la survivance d’un culte plus
ancien. Celui de l’ours, le grand dieu primordial. Au Moyen Âge, les cultes
de l’ours hérités des religions préhistoriques avaient en effet survécu à
travers toute l’Europe, surtout dans les régions où l’animal était encore
présent. Ils furent alors férocement combattus par l’Église. Combat abject de
l’homme « civilisé » contre les dieux de la Nature. L’Église, avec le
fanatisme qui la caractérise alors, organise des chasses à l’ours pour, à
travers lui, éradiquer la vénération religieuse de l’animal. La lutte est aussi
symbolique. Jusqu’alors, l’ours était considéré comme le roi des Animaux.
Dans les bestiaires, les religieux le destituent de ce trône et le remplacent par
le lion. Un animal lointain, qui ne hante pas les forêts européennes, et que
les populations ne pourront donc vénérer. L’Ours est le roi déchu. Le dieu
mis à mort par l’Église 1. Mais les anciens dieux sont puissants. L’ours – qui
chaque année s’enterre l’hiver venu et revient à la vie au printemps,
ramenant de son voyage souterrain la fécondité perdue – ne pouvait mourir
malgré la haine de l’Église. Ses fidèles continuant à l’adorer, les religieux
christianisèrent le culte païen. À Andlau, ils intégrèrent l’ours à la geste de
sainte Richarde. C’était le moyen de laisser les populations adorer leur
ancien dieu, tout en entourant celui-ci d’une dimension chrétienne. D’en
faire un émissaire de Dieu sur Terre, et non plus un dieu à part entière.
Profond travestissement du culte païen qui lui avait, paradoxalement, assuré
une survivance à travers les siècles.
Andlau est le plus spectaculaire exemple de cette assimilation du culte
de l’ours par l’Église qu’il m’ait été donné de rencontrer. D’autres
sanctuaires religieux et légendes pieuses en portent toutefois la marque.
L’évêque fondateur de Bourges, saint Ursin, qui aurait vécu au IVe siècle,
garde en son patronyme le souvenir de l’Ours. Ce lien entre le saint et
l’animal est inscrit sur un ancien portail, daté du XIe siècle. Tout ce qu’il reste
de l’ancienne église-collégiale Saint-Ursin, détruite après la Révolution.
Le portail en avait fort heureusement été préservé, avant d’être remonté
loin de son emplacement originel. Je le découvris dans une lumière
déclinante, mais alors que chacun de ses motifs en était parfaitement visible.
Le tympan était occupé en son centre par des scènes de chasse, par des
fables animalières dans sa partie supérieure, et des représentations du cycle
des saisons dans sa partie inférieure. Mais ce qui me fascinait le plus, ce
n’était pas le tympan, malgré tout son intérêt iconographique. C’étaient les
deux colonnes qui encadraient le portail. Elles étaient toutes tissées d’une
frise végétale au sein de laquelle s’entremêlaient des dizaines de figures
d’ours. Les ours apparaissaient tantôt seuls, tantôt en groupe. Plusieurs de
ces solitaires se nourrissaient de fruits en grappe pendants à ces vignes
minérales. Ceux en groupe, d’aspect plus sauvage, jouaient ou se dévoraient
entre eux.
Sur Bourges aussi planait donc le souvenir du dieu ancestral des forêts
d’Europe. Saint Ursin n’était pas son seul avatar. C’est sur ces terres en effet
qu’avait régné l’étonnant Jean de Berry (1340-1416). Surtout resté connu
pour sa riche bibliothèque et les extraordinaires enluminures qu’il
commandita, le monarque avait pris l’ours pour véritable totem. Dans la
gigantesque crypte de la cathédrale de Bourges, au pied de son gisant de
marbre, se trouve un ours endormi. Cet ours de marbre blanc
magnifiquement sculpté est une illustration saisissante de la devise de Jean
de Berry : « Ursine le temps venra » : « Ursine, le Temps viendra ». 2
Énigmatique formule, dont le sens suscite questions. Tout comme est plein
de mystères le lien tissé entre Jean et l’Ours. Pour d’aucuns, l’animal aurait
été adopté comme totem par Jean de Berry à la suite de sa captivité en
Angleterre, où Berry aurait été phonétiquement rapproché de bear, l’ours.
Une explication qui occulte sans doute de plus profondes raisons, liées à la
persistance de l’ancien paganisme. La survivance du dieu ours était en effet
trop présente en ces terres pour ne pas entrevoir un lien direct. Outre saint
Ursin, un autre saint lié au Berry portait plus explicitement encore la marque
de l’ours : saint Ours. Celui-ci s’était formé dans le Berry avant de fonder la
collégiale Saint-Ours à Loche (Indre-et-Loire), d’où son culte avait rayonné.
Il existe ainsi, à travers la France, une constellation de sites où se
manifeste plus ou moins visiblement le grand dieu Ours. Les villages de
montagne, familiers à la présence des ours dans leur environnement
jusqu’aux premières années du XXe siècle, sont des lieux privilégiés de cette
survivance. Ainsi des fêtes de l’ours à Prats-de-Mollo (Pyrénées-Orientales),
rythmées par des musiques qui viennent du fond des Âges. Mais il est
d’autres sites, où l’ours a laissé son empreinte d’une plus énigmatique façon.
À quelques kilomètres de Montpellier, Saint-Gely-du-Fesc (Hérault), le
village où j’ai grandi, dont les collines de chênes et de thym ont façonné
mon enfance, a pour blason « d’argent à un ours de sable tenant une croix de
gueules de ses pattes antérieures ». Un ours noir tenant une croix rouge à la
figure duquel j’ai toujours été sensible. Mystérieux symbole héraldique, dont
la plus ancienne mention remonte à l’Armorial Général de la France établi
en 1696. Le fait qu’il ne soit composé que de couleurs primaires permet
toutefois de dire qu’il fut au plus tard composé aux VIIIe ou IXe siècles. Enfant
il me fascinait comme l’étrange reflet de mon animal tutélaire. Ce n’est que
plus tard, que je pris conscience de sa fantastique étrangeté. C’est en effet un
symbole incompréhensible, auquel aucun érudit n’a pu apporter une
explication. Car il n’existe aucune justification à la présence de cet ours. À
quel mystérieux événement se réfère donc le blason ? À la christianisation
d’une divinité ursine qui aurait ainsi traversé les siècles ? Trace-t-il un pont
entre l’ancien dieu et le nouveau ? Peut-être la réponse à cette énigme existe-
t-elle quelque part sous le sol de Saint-Gély. J’ai le souvenir d’un souterrain
effondré aperçu enfant dans la cour du presbytère. C’était une après-midi de
ciel bleu, lors d’une sortie scolaire à la découverte de l’Histoire du village.
Le curé nous expliquait que lorsque l’église avait été rebâtie à l’aube du XXe
siècle, l’ancienne ayant été complètement rasée pour cela, un soudain
effondrement se produisit. On ignorait alors que des souterrains couraient
sous le sanctuaire. En s’effondrant, l’un d’eux révéla sa trajectoire secrète
jusque dans la cour du presbytère. On dégagea alors, par curiosité, quelques-
uns des gros blocs effondrés. On retrouva des statues entreposées là depuis
des siècles. Mais on ne put aller bien loin au risque de tout faire s’effondrer.
Ainsi les anciens souterrains du village, à présent inaccessibles, gardent-ils
peut-être quelque œuvre religieuse qui permettrait de comprendre qui est
l’ours de Saint-Gely. Je le vois aujourd’hui comme un symbole singulier de
la survivance des plus anciens cultes au sein du christianisme. Mais aussi, à
titre personnel, comme une Marque. Une Marque sacrée, à valeur de Signe.
De celles qui révèle le Chemin que l’on est destiné à suivre.
Saint-Bertrand-de-Comminges (Haute-Garonne) témoigne de la même
continuité entre paganisme et christianisme. De la façon dont certains
anciens dieux ont été déguisés sous la forme de saints chrétiens ou
d’intervenants dans leurs hagiographies. De la transformation en légendes
pieuses de mythes païens.
La cathédrale qui domine l’antique cité conserve en son sein une
étonnante relique : un crocodile empaillé ! L’animal est suspendu à l’un des
murs, la tête en bas. Une lourde ceinture de fer le maintient contre le mur de
pierre à plusieurs mètres du sol. Sa gueule est entrouverte. L’absence de la
quasi-totalité de ses dents, probablement tombées les unes après les autres,
signale le passage du Temps. De même que ses orbites creuses.
Singulier objet dont on ignore l’origine, mais qui, d’après les traditions
locales, est le monstre terrassé par saint Bertrand (vers 1050-1123) lorsqu’il
arriva dans la région. Le crocodile se substitue ici à l’image du dragon qu’en
d’autres lieux terrasse saint Michel. On pourrait ne voir dans cette
substitution qu’une volonté de donner une apparence concrète à une
chimère. Mais les études mythologiques menées sur le sujet mettent en
évidence de plus profondes racines. L’image qui se cache derrière celle du
saint terrassant le crocodile est celle du dieu égyptien solaire Horus frappant
de sa lance et terrassant le crocodile typhonien, incarnant le principe
maléfique 3. L’iconographie chrétienne perpétue donc là encore des images
bien plus anciennes, sorties de rêves égyptiens.
Ce n’est pas un hasard si c’est en la cathédrale de Saint-Bertrand-de-
Comminges que se manifeste cette survivance. Toute la vallée semble avoir
gardé la mémoire de l’ancienne et fastueuse ville romaine qui y rayonnait
jadis : Lugdunum Convenarum. Il ne reste d’elle que quelques vestiges ici et
là dégagés de terre, et de nombreux fragments réutilisés dans la construction
des édifices religieux. Ornementation des temples païens comme
symboliquement inclus aux temples chrétiens. De Saint-Bertrand à
Valcabrère, un étrange et puissant calme imprègne ces lieux. Un sentiment
d’éternité incarné par la saisissante fixité de l’environnement. Les vaches
paissent tranquillement. Des volutes de feux de bois se figent dans
l’atmosphère. À côté des fragments visibles du monde antique, celui-ci
donne l’impression de subsister tout entier. Invisible et pourtant,
mystérieusement, tangible.
L’inventaire de ces éclats païens clairsemés dans les sanctuaires
chrétiens de France serait sans fin. Je reste encore saisi par bien de ces
moments où, au détour des saints et des damnés du christianisme, ressurgit,
comme remontant du tréfonds de la terre où l’avaient inhumé les envoyés du
Dieu de Pierre, le visage des dieux terrassés. J’ai passé quelques heures à
observer les sculptures de la cathédrale de Strasbourg. Monumentale œuvre
de pierre, entourée de bien de légendes et de mystères. L’une des plus
fantastiques évoque l’existence d’un immense lac souterrain qu’elle
dissimulerait. Dans les siècles passés, des habitants de la ville en ayant
découvert l’accès dans une cave voisine, tentèrent de l’explorer. Mais ils se
confrontèrent à un autre monde. Sur les eaux silencieuses du lac glissait une
barque dirigée par une entité qui semblait plus appartenir au monde des
spectres qu’à celui des hommes. C’est d’un autre type de spectre que je
croisais le regard devant la grande œuvre. Sur le portail sud, les socles des
statues représentent les douze mois de l’année, auxquels sont rattachés les
douze signes du zodiaque. Les mois sont représentés par des scènes de vie
s’y rattachant : la fenaison du blé pour le mois de juillet, le battage du blé
pour le mois d’août… Janvier est ici le plus saisissant. Car il se rattache à
l’ancienne religion. C’est en effet Janus – le dieu à double face des Romains
– qui le représente. Janus – qui a donné son nom au mois de janvier – était
honoré par les Romains le premier jour de l’année. La sculpture du portail
sud le représente attablé. Son visage tourné vers l’arrière est âgé, celui
tourné vers l’avant est juvénile. Il figure ainsi le passage de la vieille année à
la nouvelle année. En le découvrant, je restais comme saisi par cette vision
directe de l’ancien monde. Je me laissais happer par la saisissante figure du
dieu du Passage. Celui qui ouvre ou ferme la Porte entre les mondes.
L’Église n’avait pu lutter contre le paganisme qu’en incorporant certains
de ses dieux dans son culte. Ainsi, en son sein, s’étaient perpétuées les
vieilles religions. À côté du fanatisme meurtrier qui avait poussé à la
destruction des temples païens, des personnes et des anciens dieux (arbres ou
animaux), il y avait eu, aussi, ce mouvement d’assimilation plus ou moins
forcé qui, quelques fois, avait donné lieu à d’étranges cultes ou à de
singulières iconographies.
Les vieilles églises de France gardent ainsi dans leurs pénombres des
vestiges surprenants. Des sculptures qui n’ont rien de catholiques et que l’on
se surprend à trouver dans ces lieux que l’on imagine construits sur le seul
Appel du Ciel. On découvre alors que la Terre est aussi là, et s’exprime avec
une pareille puissance. La femme d’Oô, la légende de Pyrène avaient
résolument tourné mon regard vers cette femme d’avant l’Église. Cette
déesse païenne que la misogynie judéo-chrétienne avait voulu désinvestir de
toute sa superbe puissance. Or elle n’était pas morte. Comme le dieu ours à
Andlau, elle avait survécu. Il subsistait dans nombre de sanctuaires des
témoignages travestis d’anciens cultes féminins en rapport avec elle.
Baptistère de l’église Saint-Martin, à Ur (Pyrénées-Orientales). D’origine pré-indo-européenne, le
nom du village d’Ur invite à traverser les voiles du Temps. Il est lié à l’eau, de même que cet étrange
baptistère de granit que conserve l’église. Les motifs qui le couvrent n’ont rien de chrétien. Signes
étranges, têtes coupées, serpent passant de l’une à l’autre. Le baptistère semble être un réemploi d’un
élément bien antérieur au christianisme et qui servait, à l’origine, à un culte bien différent…
À Andlau, en Alsace. Le village est parsemé de représentations de sainte Richarde et de son ourse,
comme ici, dans l’église, sur cette toile au parfum de cierges. C’est l’ourse qui indiqua à la sainte
l’endroit où elle devait bâtir le monastère que la volonté divine l’avait chargée d’ériger. Dans
l’alliance de la Belle et la Bête, de la sainte et de l’ourse, se devine la survivance déguisée du culte au
« Premier Dieu ».
Les colonnes du portail de l’ancienne église-collégiale Saint-Ursin, à Bourges. Une frise végétale au
sein de laquelle évolue une multitude d’ours. Ils sont la marque du lien entre l’ancien culte de l’ours et
celui de saint Ursin, au nom fort explicite. L’étude du tympan du portail confirme ce lien entre saint
Ursin et l’ours. Il comporte en effet une particularité étonnante : il présente un calendrier qui ne
commence pas en janvier mais en février. Ce fait est longtemps resté inexpliqué, jusqu’à ce qu’il soit
mis en relation avec les croyances populaires médiévales associées à l’ours. Selon ces croyances,
héritées des cultes païens, l’ours sort chaque année de sa tanière le 2 février. S’il fait un grand soleil, il
retourne dans son antre, car l’hiver va durer. S’il fait sombre, il quitte au contraire définitivement son
abri hivernal. Commençant au mois de février, le calendrier de la porte Saint-Ursin, que d’aucun
appelle la Porte des Ours, fait référence à ce cycle de l’ours. Une autre date lie saint Ursin au cycle de
l’ours. Le saint était en effet honoré le 9 novembre, or c’est à cette période exacte de l’année que les
fêtes païennes célébraient l’entrée de l’ours en hibernation.
Dans la crypte de la cathédrale de Bourges, aux pieds du gisant de Jean de Berry (1340-1416). L’ours
endormi renvoie à la devise du monarque : « Ursine le temps viendra ». On a voulu réduire la
fascination de Jean de Berry pour l’ours à sa captivité en Angleterre, où son patronyme aurait été
rapproché de l’anglais Bear : l’ours. Mais l’importante survivance du culte de l’ours à travers le Berry
ouvre une autre Porte… Le Berry était l’héritier de l’ancien royaume des Bituriges, dont le nom,
d’après l’historien romain Tite-Live (59 av. J.-C. - 17), signifiait « les rois du monde ». Toujours
d’après Tite-Live, ce sont les Bituriges qui fournissaient les rois de la Celtique. Il y avait donc dans le
Berry une séculaire association entre l’Ours et le Roi. L’ombre de l’ancien dieu n’y était jamais morte.
Outre sa survivance à travers les cultes de saint Ursin et saint Ours, il faudrait encore ajouter sa
e
manifestation dans l’hagiographie de saint Laurian, évêque de Séville, décapité dans l’Indre au V
siècle. Averti en songe de sa fin atroce, Eusèbe d’Arles se rend dans le Berry pour retrouver son corps
et l’ensevelir selon le rite chrétien. Il le découvre gardé par deux ours.
Le crocodile suspendu au mur de la cathédrale de Saint-Bertrand-de-Comminges (Haute-Garonne).
Une image renvoyant au mythe égyptien d’Horus terrassant le crocodile typhonien. Sur ces terres où
l’Ancien Monde n’a pas cessé d’être, le visage des dieux faits néants se devinent au sein même des
sanctuaires chrétiens.
L’œil scrutant le foisonnement d’images du portail sud de la cathédrale de Strasbourg, découvre le
dieu romain Janus. Il figure le mois de janvier auquel il a légué son nom. Janus… Le dieu à double
face. Le dieu des Portes. Celui qui voit des deux côtés du Seuil. Qui ouvre et qui ferme le passage
entre les Mondes…

e
1. PASTOUREAU Michel, L’Ours. Histoire d’un Roi déchu, coll. La librairie du XXI siècle,
Seuil, Paris, 2007.
2. THAUMASSIERE Gaspard Thaumas de la, Histoire de Berry, F. Toubeau, Bourges, 1689.
3. LE QUELLEC Jean-Loïc, Dragons et merveilles, coll. Voyage en mythologies, Errance,
Arles, 2013, p. 242.
38.
FEMMES MAUDITES OU ANTIQUES DÉESSES ?
ÉTRANGES REPRÉSENTATIONS FÉMININES DANS LES
ÉGLISES DE FRANCE…

La volonté de percer le secret de la femme d’Oô m’avait amené à


rechercher les femmes damnées de l’Église dans les recoins oubliés des
sanctuaires chrétiens. Bien étrange voyage à vrai dire, qui révèle des aspects
méconnus de l’iconographie religieuse, à l’opposé de l’atmosphère d’Éther
des églises et des cathédrales… La quête des femmes aux serpents me
conduisit vers d’autres femmes, plus dérangeantes encore au regard de la
morale judéo-chrétienne. Ce n’étaient plus là des femmes qui souffraient de
leurs vices. C’étaient des femmes qui s’offraient sans aucune pudeur.
J’avais été amené à découvrir l’église Sainte-Radegonde à Poitiers
(Vienne) il y a une dizaine d’années. Découverte saisissante. Au centre de sa
crypte, éclairée par la lumière vacillante des cierges, le tombeau de pierre de
sainte Radegonde est porté par de petites colonnes. Il suffit d’en approcher
pour sentir un lieu chargé d’une puissance religieuse peu commune. La
petite salle souterraine baigne dans une atmosphère indescriptible par des
mots – à la limite du surnaturel. Qui permet de toucher véritablement ce que
Chateaubriand (1768-1848) appelait le « Génie du christianisme ». Sous
terre s’ouvre une porte vers le Ciel.
En revenant à Poitiers, en franchissant à nouveau le seuil de l’église
Sainte-Radegonde, c’était autre chose que je venais y chercher. Quelque
chose que je n’avais pas vu lors de mon premier passage. Et pour cause. Ce
n’est pas une sculpture qui se remarque. Elle est située presque hors de
portée du regard, sur un des modillons de la nef.
Depuis cette hauteur, elle considère en silence ceux qui passent sans la
voir. C’est une femme, aux jambes écartées, au sexe exposé à la vue de tous
non seulement sans pudeur, mais avec une certaine obscénité. La femme
impudique, aux seins avenants, écarte avec ses doigts les lèvres de son sexe.
En révèle le feu de chair sans rien en cacher : le sculpteur a ciselé avec soin
la pierre pour rendre l’anatomie intime dans tous ses détails.
N’était-elle là que pour dénoncer la luxure ? N’était-elle que le portrait
infamant de la femme que seule l’ardeur sensuelle de son corps commande ?
Fallait-il y voir une de ces figures effrayantes dont les âmes religieuses
devaient s’écarter ? Ou bien, sous ce prétexte-là, incarnait-elle de plus
anciens rites ? Des rites écrasés par l’Église, mais qui avaient néanmoins
trouvé le moyen de survivre à travers elle ?
À Melle, dans les Deux-Sèvres, sur la façade de l’église Saint-Savinien
(XIe-XIIe siècles), je trouvais une autre figuration des plus étonnantes. C’était
un couple, un homme et une femme s’étreignant. Assis l’un face à l’autre,
leurs jambes enlacés, le sexe de l’homme bien visible, pénétrant sa
conjointe, alors que tous deux s’embrassaient. Tout comme à Poitiers, ce
n’était pas un ornement que l’on remarque immédiatement. Situé dans un
angle au-dessus du portail d’entrée du sanctuaire, il n’attire pas l’attention du
passant. Mais dès lors que le regard se pose sur lui, il procure un sentiment
étrange. Sa vision renvoie à quelque chose de païen, d’archaïque. On ne sent
pas comme pour les représentations de la Luxure cette condamnation
déchirée de la chair et de ses œuvres. Au contraire, c’est la puissance, la
magie de l’étreinte qui semblent avoir commandé la pensée du sculpteur.
J’éprouvais la même troublante sensation dans cet autre joyau de l’art
roman qu’est l’église de Notre-Dame de Payroux (XIIe siècle) dans la Vienne.
En passant son portail, on ne peut qu’en remarquer les étranges chapiteaux –
dont l’un s’orne d’animaux aux longs cous, que l’on identifie à des girafes.
Mais c’est à l’intérieur, sur un des chapiteaux de la nef, que l’édifice offre sa
plus étonnante sculpture. Il s’agit d’un homme et d’une femme accouplés,
tous deux allongés sur le dos, face à face. L’homme s’agrippe aux jambes
écartées de sa compagne et, repliant ses jambes sous les siennes, la pénètre.
Elle, est dans un total abandon. Possédée par l’étreinte. Sa bouche est
ouverte, exprime l’extase. À l’extrémité de ses seins, le sculpteur a figuré les
mamelons comme de petites perles durcies par le plaisir. Et, chose curieuse,
la femme ainsi possédée écarte les bras de part et d’autre de son corps à la
façon d’une orante. Comme si elle adressait une prière. Mais à qui ?
Est-ce cette posture qui donne à cette sculpture l’étrange dimension
païenne qui s’en dégage ? Car là encore, même si elle a été interprétée
comme une représentation de la Luxure, je ne percevais aucunement ici une
condamnation de la sexualité. C’était autre chose qui émanait de la pierre.
Quelque chose qui rappelait certaines interrogations qu’avait traversées
Maurice Magre… « J’ai toujours pensé que l’amour physique, dans des
temps immémoriaux, devait avoir eu une portée beaucoup plus grande que
celle que nous lui attribuons. La procréation de la vie par le mélange des
germes devait logiquement amener une procréation parallèle de l’esprit.
Nous ne savions plus accomplir l’acte si ordinaire de l’amour. Il avait eu une
portée immense, des conséquences spirituelles infinies et nous l’avions
réduit à un geste charnel bref et triste. Durant les quelques secondes
essentielles où se produit le spasme du corps, un horizon illimité se dévoile,
dans lequel la vitalité de deux êtres s’élance l’une vers l’autre pour se
joindre. Il y avait assurément une opération magique qui permettait, par cette
brusque entrée dans un univers d’amour, un agrandissement presque illimité
de soi-même. Durant ces secondes, le corps éprouvait une sensation unique,
extra-terrestre, qui était à la fois joie et douleur. L’esprit était dans un état
d’union presque divin, transporté sur un autre plan. N’y avait-il pas moyen
de l’y faire rester ? Peut-être, jadis, des races supérieures avaient-elles
possédé le secret qui permet de faciliter le passage, de prolonger l’état. Mais
ce secret était perdu 1. »
Magre poursuivait son évocation de cette question en notant : « Je
n’avais jamais entendu dire que la description de ce rite magique, sexuel et
divin, figurât sur un monument de l’antiquité ou sur le parchemin d’un
grimoire… » Face à l’étrange chapiteau de l’église de Payroux, je me
demandais si je n’étais pas face au souvenir christianisé d’une telle
représentation…
… Toutes ces scènes semblaient venir de beaucoup plus loin que le
christianisme romain. Elles évoquaient des images d’un autre Temps, sur
lesquelles ne pesait pas l’âpre combat contre la chair du judéo-christianisme.
Le couple enlacé de l’église de Melle se superposait presque, dans son
dessin, à un autre couple enlacé. Bien plus ancien. Figuré sur une terre cuite
de la première moitié du second millénaire avant notre ère que conserve le
Musée de Berlin 2. Quant à la femme de pierre de Poitiers, écartant les lèvres
de son sexe, elle me rappelait le chant lointain d’Innana la Sumérienne.
L’Ishtar des Babyloniens, qui aurait par la suite survécu sous les traits de
Vénus. La femme de chair dont l’étreinte magique assure au territoire sur
lequel elle règne la fécondité. Celle qui voit la végétation pulluler tout autour
d’elle lorsqu’elle s’abandonne au roi Dumuzi après avoir supplié son
étreinte. « Laboure-moi donc la vulve, ô homme de mon cœur 3 ! »
On ne peut douter, face à ces scènes, qu’elles sont la survivance, au sein
même de certaines églises, d’anciens cultes de fécondité. Une symbolique
occulte, oubliée, refoulée, y paraît perpétuer l’image fragmentée de la
Grande Déesse. Celle qui reliait le Ciel et la Terre. Elle apparaît dans ces
sanctuaires comme séparée en deux entités distinctes : la Vierge céleste et les
femmes perdues 4. La Vierge est la part de la Grande Déesse reliant l’homme
au Ciel. Les femmes dévorées par la chair figurent la part terrestre de la
Grande Déesse. Celle-ci avait ainsi survécu à travers le discours dualiste.
Démembrée comme Osiris. Mais reconnaissable à qui la connaissait. À qui
la cherchait. Il faut pour cela suivre les femmes d’avant l’Église. Apprendre
à entendre à nouveau leurs chants. Elles sont là, partout, dans les vieilles
églises. Survivantes de Temps qui ne sont morts qu’en apparence. La sirène
des mythes antiques est, dans bien des sanctuaires chrétiens, l’image de la
tentation charnelle. Image moralisatrice dont il faut soulever le voile pour
retrouver cette part de la Grande Déesse que l’Église a voulu terrasser. Et
ainsi rencontrer dans sa totalité Celle qui peut dire : « Je suis la putain et la
sacrée 5. » La Femme totale. Celle qu’on rencontre parfois dans une vie, avec
qui on partage quelques années d’existence, et puis qui disparaît pour hanter
vos jours et vos nuits à jamais.
Pyrène faisait partie de ces servantes damnées d’une ancienne religion.
J’étais fasciné, subjugué par elle. Je voulais retrouver sa trace. Car je savais
qu’elle était liée au Mystère que je cherchais à dévoiler…
Poitiers. Le sarcophage de sainte Radegonde, dans la crypte de l’église dédiée à la sainte. Éclairé
à la lueur des cierges, le sanctuaire souterrain est une porte vers le monde mystique. En
descendant ses marches, c’est paradoxalement vers le Ciel que s’achemine l’âme religieuse. De la
pierre, émanent les effluves du « Génie du christianisme ». Je me rappelle être resté saisi dans la
pénombre au milieu des flammes dansantes se reflétant sur les entrelacs du tombeau. Laissant la
poésie profonde du lieu soulever les voiles du monde spirituel…
Église Sainte-Radegonde, à Poitiers. Il faut lever les yeux sur les hauts modillons de la nef pour
surprendre cette étonnante femme de pierre offrant son sexe à la vue de tous. Vision surprenante
dans l’atmosphère d’éther de l’église. Brusque surgissement du brasier de chair dans un univers
tourné vers le seul horizon céleste. S’agit-il d’une condamnation de la Luxure, ou d’une
survivance d’anciens cultes à la fécondité ?
L’église Saint-Savinien, à Melles (Deux-Sèvres). Il faut prendre le temps d’observer les églises dans
leurs moindres recoins. Se révèlent alors des scènes insoupçonnées… À Melles, c’est un couple qui
s’enlace. Une scène érotique qui ressuscite le souvenir de la charnelle Ishtar, au regard plein de
puissance… Celle dont le chant oublié se réveillait peu à peu au cours de ce Voyage… « Qu’on
m’érige mon lit garni de fleurs. Qu’on y répande des herbes semblables au lapis-lazuli limpide. Pour
moi qu’on amène l’homme de mon cœur. […] Qu’on place sa main dans ma main, qu’on place son
cœur contre mon cœur… »

Notre-Dame de Payroux, dans la Vienne. Une scène d’étreinte sur un chapiteau. Je l’ai longuement
considérée, dans le silence du sanctuaire. Seul. Il était alors évident que l’image ne représentait pas
une condamnation de la Luxure. Mais était le reflet d’une oubliée conception de l’amour physique.

1. MAGRE Maurice, Confessions sur les femmes, l’opium, l’amour, l’idéal, etc., Bibliothèque-
Charpentier, Fasquelle, Paris, 1930, pp. 154-155.
2. Reproduit in BOTTERO Jean, KRAMER Samuel-Noah, L’érotisme sacré à Sumer et à
Babylone, Berg international, Paris, 2011, p. 169.
3. Ibid., p. 54.
4. RIO Bernard, Le cul bénit. Amour sacré & passion profanes, Coop Breizh, Spézet, 2013, p.
167.
5. MAHÉ Jean-Pierre, POIRIER Paul-Hubert, Écrits gnostiques. La bibliothèque de Nag
Hammadi, coll. Bibliothèque de La Pléiade, NRF-Gallimard, Paris, 2007, p. 852.
39.
LE TEMPLE PERDU DE VÉNUS-PYRÈNE

Le sens originel de la pierre d’Oô fut peut-être détourné pour faire


d’elle une représentation de la Luxure. Il n’en demeure pas moins que,
lorsqu’on se place face à elle, c’est bien d’une énigmatique figure sortie
d’un autre Âge dont on croise le regard. La femme représentée n’a rien à
voir avec aucune autre. C’est une figuration unique, sans équivalent. La
seule représentation de Pyrène jamais retrouvée.
Pourquoi cet unique vestige alors que Pyrène, citée par les auteurs
antiques grecs et latins, devait être l’objet d’un important culte ? Sans doute
parce que celui-ci fut absorbé par un autre. Comme dans de nombreux
exemples durant l’Antiquité, Pyrène, déesse locale, fut en effet associée à
une déesse du panthéon gréco-latin : Aphrodite-Vénus. Qui dut, au final, la
remplacer.
La lecture du géographe Strabon (vers 64 av. J.-C. – vers 21/25 ap. J.-C)
nous apprend l’existence d’un sanctuaire à Vénus-Pyrène sur la côte
catalane. Dans sa Géographie (IV, 1, 6) Strabon parle en effet du Hiéron de
« Πυρηναίας Αφροδίης » (Pyrènaias Aphroditès ). Pline l’Ancien (23-79)
reprend la même affirmation, traduisant le « Pyrènaias Aphroditès » par «
Pyranaea Venus ».
L’expression se réfère à un Temple d’Aphrodite-Pyrène, associant la
divinité grecque à une autre divinité, phénomène syncrétique très courant
dans l’Antiquité. On y voit, par exemple, émerger des sanctuaires
d’Apollon-Horus tandis que le Bosphore connaît un culte à Aphrodite
Ourania 1. Souvent, l’une des deux divinités, celle importée, appartenant à la
civilisation dominante, finissait par prendre le dessus. L’autre, sombrait
dans l’oubli. Ce phénomène laissait penser que Pyrène avait été associée à
Vénus et peu à peu confondue avec elle. Jusqu’à être oubliée.
C’était donc dans le culte de Vénus/Aphrodite, en ses anciens
sanctuaires, que se trouvait peut-être une partie des réponses concernant le
Mystère de Pyrène. Pour trouver Pyrène, il fallait suivre Vénus…
…Le Temple de Vénus-Pyrène évoqué par les auteurs antiques fait
partie de ces énigmes archéologiques qui jalonnent les Pyrénées-Orientales.
Signalé par les textes anciens mais jamais retrouvé, il s’est entouré de
mystère. Le village côtier de Port-Vendres en garde l’image spectrale dans
son nom même, déformation onomastique de Portus Veneris, le Port de
Vénus. Pour cette raison, Port-Vendres a été envisagé comme une
localisation probable du temple perdu. Mais faute de découverte
archéologique confirmant cette idée, tous les historiens ne sont pas d’accord
à ce sujet. Se basant sur les quelques informations que l’on peut trouver ou
déduire des textes anciens, certains ont opposé à Port-Vendres le Cap de
Creus, et ont placé là le promontoire d’Aphrodite-Pyrène 2.
On trouve cette identification chez l’archevêque Pierre de Marca (1594-
1662). Au lendemain du Traité des Pyrénées (1659), également historien,
Marca fit partie des commissaires chargés de déterminer la frontière entre la
France et l’Espagne. Lors de conférences données à Céret, puis dans son
ouvrage Marca Hispanica…, il exprime sa certitude que le Cap de Creus
est le promontoire Aphrodisium évoqué par les Anciens 3.
D’autres encore, ont choisi une position médiane. Arguant qu’il y avait
autant d’arguments pour un site que pour un autre, ils ont avancé
l’hypothèse qu’il pouvait exister sur la côte non pas un, mais au moins deux
temples de Vénus-Pyrène 4.
Ainsi les anciens lieux de culte de celle-ci sont-ils entourés d’étranges
brumes qui laissent entrevoir leurs mirages sans jamais permettre de les
saisir. Ces fantômes du grand Temple de Pyrène exerçaient sur mon esprit
un puissant attrait. Il y avait là une véritable énigme… J’étais certain que
bien des questions liées au mystère séculaire de cette Terre drapée de
légendes trouvaient leur réponse dans ce sanctuaire perdu. Là subsistait sans
doute la mémoire d’un antique culte interdit. Mais où fallait-il le chercher ?
J’avais l’impression que les sanctuaires côtiers de Vénus-Pyrène n’étaient
que le reflet d’un autre temple. Le temple-tombeau originel. Celui où
Pyrène, celle qui enfanta d’un serpent, avait été originellement honorée.
Si Pyrène avait été une divinité des montagnes, les promontoires du
littoral où elle était vénérée n’étaient sans doute que des images du mont
qui lui était associé. Il fallait lever les yeux. Détacher le regard des flots
d’écume où se reflétait le corps rêvé de Vénus. S’arracher à l’éclat de sa
chair divine. Chercher un autre éclat immaculé.
La blancheur de l’écume s’effaçait pour laisser place aux neiges
couvrant les hauts sommets. Au-dessus des flots bleus de la Méditerranée
s’élevait le Massif du Canigou. Dominé par le pic qui lui donnait son nom.
Haut de 2786 mètres. Il dégageait une si puissante aura, qu’il semblait le
gardien d’un profond secret. En le fixant de loin, je ne pouvais m’empêcher
de penser à La Vénus d’Ille.
La Vénus d’Ille, curieuse nouvelle de Mérimée (1803-1870) publiée en
mai 1837 dans La Revue des deux mondes. Un des grands classiques de la
littérature fantastique. Je l’avais lu au sortir de l’enfance, et avait été fasciné
par l’histoire. Celle d’une statue romaine de Vénus, retrouvée par hasard
lors de l’arrachage d’un vieil olivier terrassé par le gel. « Une idole des
temps païens […] plus qu’à moitié nue. » Qui « fixe avec ses grands yeux
blancs » ceux qui la regardent. Transportée en la demeure d’un des témoins
de la découverte, la statue ne tarde pas à donner à certains l’impression
qu’elle est « vivante ». Le fils de la maison, Alfonse de Peyrehorade, qui est
sur le point d’épouser la belle Mlle de Puygarrig, est le premier à souffrir de
ce sentiment. Ayant par inadvertance passé sa bague de fiançailles au doigt
de la statue le temps d’une partie de jeu de paume, il se retrouve dans
l’impossibilité de la retirer. La Vénus a refermé sa main. Comme si elle eût
voulu garder pour elle seule cette marque d’amour. Le lendemain, Alfonse
de Peyrehorade est trouvé mort dans son lit, le visage figé par l’angoisse.
Sur sa poitrine, une trace livide, comme si des bras l’avaient fortement
étreint. Sur le tapis, repose la bague passée au doigt de la statue. Assistant à
la scène, le narrateur repense au bruit singulier entendu dans la nuit. Des
pas lourds dans les escaliers et le couloir. Son esprit se trouble encore
davantage au récit de Mlle de Puygarrig. Tétanisée par la frayeur, elle
rapporte avoir vu la statue de Vénus venir étreindre Alfonse. Le procureur
de Perpignan, qui reçoit son témoignage, la considère comme prise de folie.
Mais la mort d’Alfonse de Peyrehorade reste inexpliquée. Ainsi La Vénus
d’Ille s’achève dans une véritable ambiguïté fantastique.
Si le souvenir de cette lecture me revenait à l’esprit, c’était parce que
Mérimée avait situé son intrigue au pied du Canigou. « Je descendais le
dernier coteau du Canigou » : tels sont les premiers mots du narrateur. Ille,
c’est en effet Ille-sur-Têt, nom que la commune ne prit qu’en 1953 : lorsque
Mérimée publie sa nouvelle, on ne la désigne encore que sous le nom d’Ille.
La corrélation entre la localisation choisie par Mérimée et le souvenir
du Temple de Vénus-Pyrène qui planait sur ces Terres tissait dans mes
pensées un étrange Mystère. Je ne pouvais pas envisager qu’il n’y ait pas un
lien avec le sanctuaire perdu. Car l’auteur de La Vénus d’Ille avait lui-
même parcouru les Terres décrites dans le récit. Il avait traversé les
Pyrénées-Orientales à la recherche de ses trésors historiques et
archéologiques. S’acheminant par exemple jusqu’à la mystérieuse église de
Planès dont on lui avait évoqué l’origine templière ou musulmane.
Qu’avait-il trouvé là ?

1. RIMBAULT Olivier, Démons et Merveilles du Canigou. Historiographie et interprétation


du légendaire catalan, Les Presses Littéraires, Saint-Estève, 2014, p. 231.
2. HENRY Dominique-Marie-Joseph, Histoire du Roussillon comprenant l’Histoire du
Royaume de Majorque, deuxième partie, Imprimerie Royale, Paris, 1834, p. 597.
3. Ibid., p. 596.
4. DU MAS M., « Mémoire critique sur quelques traits inconnus ou négligés de l’Histoire de
Vénus » in Histoire et Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, inscriptions et belles
lettres de Toulouse tome premier, D. Desclassan, Toulouse, 1782, p. 148.
PARTIE V
CELLE QUI DORT DANS LA MONTAGNE

« Puis il me désigna sur le sol une trappe en cuivre rouge : “Si tu le


désires, descendons !” “Je vous suis partout” répondis-je. Je
descendis donc les degrés, dans l’obscurité. Le page ouvrit prestement
un petit écrin contenant une petite lampe perpétuelle, qu’il utilisa pour
allumer une torche : il s’en trouvait de nombreuses à terre. Grande fut
mon appréhension, car je me demandais, avec anxiété, s’il en avait la
permission. Il me répondit : “ Comme Leurs Majestés reposent, je n’ai
rien à craindre.” J’aperçus alors un lit à colonnes, luxueux, fermé
d’admirables tentures. Il en écarta une, et je vis Dame Vénus couchée
là dans sa nudité (il avait soulevé aussi la couverture), si splendide, si
belle que j’en fus comme figé. Et, maintenant encore, je me demande si
la gisante était absolument immobile ; et il m’était interdit de la
toucher. Puis on la recouvrit, on tira le rideau. Mais son image resta
comme gravée dans mes yeux. »
Les Noces Chymiques de Christian Rosenkreuz, 1616.
40.
LE CHEMIN PERDU

J’avais jadis lu La Vénus d’Ille habité par la seule fascination précoce


du surnaturel. Mais à présent que j’avais parcouru ces Terres habitées par le
spectre d’une antique divinité qui en constituaient le cadre, La Vénus d’Ille
prenait la consistance d’un livre mystérieux. Son auteur me paraissait avoir
capté quelque chose du grand secret de cette frange des terres catalanes sur
lesquelles règne la silhouette fantastique du Canigou. La terre semblait
avoir raconté à travers la plume de Mérimée une histoire oubliée des
hommes.
Il y avait un écho troublant entre le récit et l’attrait magnétique
qu’exerçait sur moi le Canigou. La Vénus d’Ille recelait d’invitations à
quitter la plaine pour aller se perdre dans le massif. D’une série d’indices
qui orientaient tous dans la même direction. Sur le bras de la statue antique,
Mérimée avait placé une curieuse inscription : VENERI TVRBVL…
EVTYCHES MYRO IMPERIO FECIT. Une partie en reste difficilement
lisible après le terme TVRBVL. C’est là que réside tout son mystère et son
secret. Selon M. de Peyrehorade, le mot partiellement effacé – image d’une
vérité partiellement dissimulée – serait TVRBVLNERÆ.
TVRBVLNERÆ. Terme mystérieux, qui serait, d’après Peyrehorade, le
nom antique d’un village tout proche. « À une lieue d’ici, au pied de la
montagne, il y a un village qui s’appelle Bouleternère. C’est une corruption
du mot latin TVRBVLNERA. » La Vénus d’Ille serait ainsi la Vénus de
Bouleternère. La traduction de l’inscription latine donnant, selon M. de
Peyrehorade : « À Vénus de Bouleternère Myron dédie par son ordre cette
statue, son ouvrage ».
L’étymologie de Bouleternère telle que donnée par le récit est
fantaisiste. Bouleternère était autrefois appelé Bula-Teranera (Torrent de la
terre noire). Cela Mérimée le sait. Il fabrique en toute conscience une
étymologie fictive. Alors pourquoi cette évocation ? Pourquoi Mérimée, qui
connaissait parfaitement cette terre catalane pour l’avoir parcourue au fil de
ses investigations archéologiques et historiques, attire-t-il l’attention sur
cette localité ? Cherche-t-il à montrer une direction ?
En me posant cette question, le souvenir me revenait des premières
lignes de La Vénus d’Ille. Elles aussi semblaient évoquer un chemin
perdu… « Je descendais le dernier coteau du Canigou », commençait le
narrateur, dont l’itinéraire véritable reste pour un temps un mystère. On le
voit en effet quitter le massif sans qu’il ne soit précisé d’où il vient. Ce n’est
que dans les lignes qui suivent que quelques précisions sont données au
détour de la conversation avec son guide. D’abord une distance. « À l’heure
qu’il est, quand on a fait six lieues dans le Canigou, la grande affaire, c’est
de souper. » Puis un lieu précis est signalé. Soupçonnant l’archéologue de
se rendre à Ille non seulement pour se restaurer, mais aussi pour y voir la
statue de Vénus, le guide l’interroge : « Oui, mais demain ?...Tenez, je
parierai que vous venez à Ille pour voir l’idole ? J’ai deviné cela à vous voir
tirer en portraits les saints de Serrabona. »
Tirer en portrait les saints de Serrabona. Ainsi se précise l’itinéraire
perdu. Il passe par le Prieuré de Serrabonne. Où l’on se rend en passant par
Bouleternère, le premier jalon sur le tracé que dessine La Vénus d’Ille.
Le Prieuré de Serrabone. Un lieu hors du monde des hommes. Bâti
autour de l’antique église Sainte-Marie de Serrabonne, fondée vers le Xe
siècle dans les hauteurs du massif. Serrabone, c’est la Bonne Montagne. Un
sanctuaire que connaît bien Mérimée. L’auteur contribua à faire de lui un
des tous premiers « Monuments historiques » lors de ce grand mouvement
de conscience qui permit à la France de conserver son visage. Un
monument duquel se dégage une sérénité extrême, surnaturelle même. Qui
semble être le gardien des vastes et inconnus territoires s’étendant au-delà.
De ses murs part un étroit sentier entamant de gravir l’ensorcelant massif où
gisent encore les vestiges de cultes oubliés…
C’était là-haut qu’il fallait aller pour comprendre. Après le Seuil que
marquait le sanctuaire. Au-delà du monde chrétien…
41.
LA MONTAGNE MAGIQUE

« En face était le Canigou, d’un aspect admirable en tout temps, mais


qui me parut ce soir-là la plus belle montagne du monde, éclairé qu’il
était par une lune resplendissante. »
Mérimée, La Vénus d’Ille, 1837.

Le Canigou partage une longue Histoire avec l’humanité. Chargé de fer,


le massif fut très tôt exploité sur ses flancs inférieurs. À partir de l’âge du
fer, aux alentours de 700 avant notre ère, l’homme prélève du minerai sur la
montagne. Dès lors que l’on s’aventure en elle, on y rencontre les restes des
plus récentes exploitations, qui prirent toutes fin dans les premières années
du XXe siècle. Le petit village de Sahorre avait jadis ses forges. Dans la forêt
le dominant, envahis par la végétation, les murs écroulés d’un ancien village
minier soufflent en silence le nom d’années évanouies… « 1915 »…
Ailleurs, ce sont des restes de wagons abandonnés au milieu des feuilles
mortes. Un tunnel envahi d’eau claire couvrant d’un voile translucide deux
rails qui filent dans les profondeurs. Si la sensation du Temps arrêté qui
imprègne ces lieux possède un charme magique, les mines d’époque romaine
ont une charge onirique plus puissante encore. Au XIXe siècle, on trouvait
dans celles situées dans les environs de Sahorre des objets contemporains de
leurs creusements. Plus envoûtantes encore étaient les mines de Fillols.
Oubliées des siècles durant, elles avaient gardé en leur sein des lampes
romaines ainsi que des débris d’amphores. De véritables trésors dormant
sous terre avaient, en quantité, traversé l’Histoire humaine sans en connaître
les destructions. Au XIXe siècle, les historiens locaux aventurés dans ces
obscures galeries parlent de découvertes journalières et abondantes.
Le Canigou n’aimanta toutefois pas les hommes que pour ses richesses.
Aux alentours des 1000 mètres d’altitude, la montagne est constellée de
sanctuaires religieux. Sur ces hauteurs désertées, où ne se trouvent que les
restes de quelques solitaires villages pastoraux, qui, tel celui de Llassera, ne
semblent pas avoir changé depuis le Moyen Âge, ils tracent comme une
ligne sainte. L’abbaye de Saint-Martin- du-Canigou, au-dessus de Casteil. La
chapelle Saint-Étienne sur les hauteurs de Clara. Plus bas sur les contreforts
du géant, le Prieuré de Serrabone. Tous témoignent du profond rayonnement
spirituel du massif.
La quiétude qui émane de celui-ci appelait sans doute les esprits
religieux voués à la solitude céleste à se réfugier en ses flancs. Mais n’y a-t-
il que cela ? Certains de ces sanctuaires interrogent. De la chapelle Sainte-
Anne, située à 1347 mètres d’altitude, il ne reste que des ruines. Ses derniers
murs résistent au vent qui, sur ce secteur-là des contreforts du massif, souffle
avec une intensité rare. Partant de cet îlot de paix qu’est le Prieuré de
Serrabona, je me suis bien des fois rendu dans ce désert où la végétation
même a du mal à s’installer. Je l’ai vu couvert de neige – le vent projetait
alors sur mon visage des kyrielles de cristaux de glace transformés en autant
d’aiguilles acérées. Je l’ai vu par de grands ciels clairs printaniers. Le vent,
toujours aussi puissant, bien des fois, luttait encore contre moi jusqu’à
m’obliger à redoubler de force pour avancer. Je ressentais l’ivresse aussi
totale que pure de cette confrontation directe avec les grandes forces de la
Nature. Mais ces mêmes grandes forces m’interrogeaient. Alors qu’elles me
bousculaient, je contemplais le peu qu’il restait de la chapelle. Elle était
complètement écroulée sur elle-même, battue par les bourrasques. Qu’est-ce
qui avait pu pousser les hommes de jadis à bâtir un ermitage sur ces hauteurs
tourmentées par les éléments ? N’y avait-il là que volonté de s’arracher au
monde des hommes ? Ou bien existait-il une autre motivation qui obligeait
ces hommes de foi à s’établir là ?
Les minutes s’écoulèrent dans le grand sifflement des vents. Je ne
trouvais qu’une seule raison à la présence de cet ermitage en un lieu à
certains égards si hostile. C’était la volonté d’occuper ce terrain. Cela allait
au-delà de l’appel mystique que le Massif inspire. C’était l’idée qu’il fallait
que la foi chrétienne rayonne de ce point. Qu’elle y ait son ardent
représentant. Son âme de feu prête à brandir la croix contre le vent hurlant et
quelque chose d’autre. Quelque chose qui habitait le massif et que l’Église
conquérante voulait faire oublier…
… Je devais trouver plus tard la confirmation de cette impression en me
plongeant dans cette grande épopée lyrique qu’est le Canigou de Jacint
Verdaguer (1845-1902). Né à Folgueroles, près de Vic, Verdaguer est
ordonné prêtre en 1870. Aumônier de la Compagnie Transatlantique dans les
années qui suivirent, il est, depuis toujours, saisi par la fièvre d’écrire. Il est,
surtout, un authentique chercheur de l’Esprit. Comme souvent, cela lui valut
quelques démêlés avec sa hiérarchie religieuse. Le plus retentissant est lié à
sa fréquentation des cercles spirites à partir de 1889. Verdaguer s’adonne
alors lui-même à la pratique du spiritisme. Le marquis de Comillas, dont il
est l’aumônier, regarde cette plongée dans le monde invisible d’un mauvais
œil et se fâche avec le prêtre. En 1893, il met fin à son service. Mgr
Morgades, l’évêque de tutelle de Verdaguer, le somme de mettre un terme à
ses pratiques. Il impose à Verdaguer de faire une retraite spirituelle au
sanctuaire de la Gleva. Mais Verdaguer s’y oppose et entre en guerre avec
l’évêque. Il signe plusieurs articles de presse où il justifie sa position.
L’évêque le suspend de ses fonctions de prêtre a divinis. Il sera finalement
réhabilité en 1898 et s’éteindra en 1902.
Cet Appel pour l’Invisible qui traverse et emporte Verdaguer, sa volonté
de voir pleinement ce qui filtre à peine à travers le monde apparent, est le fil
rouge de son existence. Parcourant la Catalogne, il en recueille
méthodiquement les traditions légendaires. Il se laisse aussi, véritablement,
posséder par les lieux. Parmi ceux-ci, le Canigou, dont Verdaguer réalisa
plusieurs ascensions, a sur lui un pouvoir particulier. « Le Canigou, que nous
avions en face, l’hypnotisait. Il ne pouvait en détacher ses regards », écrira
Père Bonet, professeur de rhétorique au Petit Séminaire de Prades, où
Verdaguer passa quelques jours en juillet 1886 1.
Durant ce séjour, il parcourt les environs. Puis, sans doute pour mieux
entrer en communication avec les lieux qui l’entourent, il se retire durant une
semaine dans une ferme de Casteil – où il vit absolument seul. « […] là j’ai
retrouvé la solitude, la compagne de ma vie, que je cherche en vain à
Barcelone, sans laquelle je suis un poisson hors de l’eau… » écrira-t-il.
Verdaguer passera alors des heures dans les ruines de Saint-Martin-du-
Canigou, s’imprégnant de jour en jour de l’esprit des lieux. Percevant
derrière le voile diaphane des paysages parcourus leurs voix secrètes…
Saccagé en 1793, transformé en carrière de pierre comme tant d’autres
édifices de l’ancienne France, Saint-Martin ne subsistait plus alors qu’à
travers son clocher et sa crypte. La voûte de l’église supérieure s’était
effondrée. Le cloître avait été vidé de ses chapiteaux de marbres aux parfois
étranges figures. C’était un lieu oublié, rendu à la grande Nature. Qui n’en
était peut-être que plus mystérieux. Jean-Marie-Louis de Carsalade du Pont
(1847-1932), évêque de Perpignan qui décida, en 1902, de la « résurrection »
du sanctuaire, y voyait « une étrange basilique dans un lieu plus étrange
encore 2 ». Pour l’évêque, le sanctuaire fut jadis bâti pour attirer sur les
habitants de la plaine les grâces de la grande Montagne. C’est un homme
d’Église. Un catholique. Pourtant, à travers sa plume, à son insu, se
manifeste l’aura païenne qui se dégage encore du site. Particulièrement des
massives colonnes de granit de la crypte et de l’église supérieure. Fuselées,
portant de lourds chapiteaux aux figures grossièrement sculptées, elles se
dressent dans le silence comme d’étranges vestiges d’un temple archaïque.
Saint-Martin-du-Canigou est un lieu hors du monde, un lieu puissant.
Certains esprits religieux semblent y avoir craint le réveil des dieux qui y
vivent encore. Tout près de la porte de l’église supérieure, un chapiteau
présentant des sirènes a été martelé sur ses quatre faces. Le corps des
tentatrices a été systématiquement détruit, si bien qu’il ne reste plus d’elles
que leurs queues et leurs mains. Leurs charmes de femmes – leurs visages,
leurs ventres et leurs seins – ne sont plus que d’indiscernables fantômes…
Verdaguer se laissa pour sa part traverser par ces chants antérieurs à la
foi chrétienne qui viennent encore aux oreilles de ceux qui veulent les
entendre. Chants d’amour et de mort qui firent son œuvre maîtresse, dont
Mgr Carsalade du Pont vantât l’« inspiration magique 3 ».
Canigó dépeint la christianisation de la montagne, le combat acharné des
chrétiens contre celles qui habitaient le massif : les fées, dont la beauté
traverse toute l’épopée de Verdaguer. Les traditions à leur sujet sont
nombreuses en Catalogne. Le prêtre les a cherchées, recueillies, consignées.
Avant de leur donner vie.
L’ultime chant de Canigó, le douzième, est consacré à la Croix du
Canigou. C’est la mise en scène de l’âpre combat du christianisme contre le
paganisme. Les religieux s’avancent de la montagne pour sceller sur son
sommet une croix. Les fées ayant établi leurs sanctuaires dans les hauteurs
cherchent à les dissuader. Elles provoquent une violente tempête. Des blocs
arrachés au glacier roulent en direction des religieux. Mais ceux-ci, avec
obstination, poursuivent leur ascension. À force de chants d’Église et en
brandissant la croix. Les fées voudraient les empêcher de continuer leur
chemin. « Arrière les solitaires et les cénobites ! » Mais à mesure que les
religieux grimpent les flancs du massif, elles voient se fendre les colonnes de
cristal de leur extraordinaire palais 4 et toutes sont contraintes de fuir la
montagne. « Quittons cette cime altière ; et, tout en gardant le souvenir de
cette terre catalane, allons mourir dans une de ces îles des mers lointaines
qui peut-être nous virent naître, il y a plusieurs siècles ! »
La christianisation du Canigou telle que mise en scène par Verdaguer ne
pouvait que confirmer mon impression. En dépit de leur incontestable
dimension spirituelle, certains des sanctuaires chrétiens du Canigou avaient
aussi eu pour fonction de combattre quelque chose qui avait vécu dans la
montagne, et de la montagne, avant le considérable essor de la religion
catholique.
Ce combat titanesque – entre les apôtres du christianisme et celles dont
la poésie des légendes avait gardé trace derrière l’image des fées et des
sorcières – a pour longtemps marqué la mémoire catalane. À côté des
légendes, certains rites perpétués par l’Église l’ont véhiculé à travers les
siècles. Non loin du Canigou, j’en découvrais la trace aux abords du village
de Tautavel (Pyrénées-Orientales). Là, la Cova de les Bruixes (Grotte des
Sorcières) était jadis l’objet d’un saisissant rituel. Le jour de la Chandeleur
les enfants de chœur du village montaient jusqu’à la grotte, leurs chandelles
bénites en main. Arrivés sur le seuil de l’antre obscur, ils lançaient à
l’intérieur des pierres, propulsées à la façon de projectiles censés atteindre
les « bruixes » hantant l’obscurité 5…
Dans ces pratiques perdues, je voyais miroiter le souvenir de l’ancien et
bien réel combat entre l’Église et quelque chose qui l’avait précédée sur ces
terres nouvellement conquises. Et qui continuait à exister malgré sa
présence. Perceptible en différents lieux, ce combat semblait surtout s’être
livré sur les flancs du Canigou. La multiplication des sanctuaires, le
positionnement extrême de certains d’entre eux paraissaient en faire le
dernier et ultime théâtre d’une soumission religieuse. Mais qu’est-ce qui
avait été écrasé là ?
L’élucidation de cette question me pressait. J’avais plusieurs fois fait
l’ascension du Canigou et y avait toujours ressenti une sensation très forte,
éprouvée en nul autre lieu. Quelque chose que je ne pus d’abord définir.
Mais que je finis par formaliser par une pensée. Celle que cette montagne
était réellement et authentiquement magique.

Le Massif du Canigou dans les Pyrénées-Orientales. Il est difficile d’exprimer par des mots le ressenti
très particulier qui saisit à l’approche du massif, et en parcourant ses flancs. Ici un voile semble se
déchirer entre le Ciel et la Terre. Pour qui est sensible à sa Magie, la montagne engendre une sensation
intérieure et sensorielle d’une extrême puissance ouvrant sur une dimension supplémentaire de
l’existence.
La croix sommitale du Canigou. Celle que l’on atteint avec une émotion toujours poignante. Celle
avec qui se noue un lien sans cesse plus fort au fil des ascensions. Un de ces liens sentimentaux qui
embuent les yeux de larmes. Non pas parce qu’à la vue de la Croix du Canigou cesse l’effort, mais
parce qu’elle matérialise, en quelque sorte, l’âme du lieu. Il faut se tenir près d’elle dans la solitude, au
sommet de ce pic réellement magique où se rencontre l’Âme du Monde, pour vivre ce que les mots ne
pourront jamais vraiment dire. Mais la mythique croix du Canigou est aussi une marque de la «
christianisation » de la montagne. Un signe ostensible de la guerre menée sur ses flancs par les
religieux contre « Ceux » qui, avant leur arrivée, avaient reconnu dans le massif montagneux un
endroit très particulier.

1. VERDAGUER Jacint, Canigó / Canigou, Mont Hélios, Oloron-Sainte-Marie, 2010, p. 14.


2. CARSALADE DU PONT Jules de, Lettre pastorale de Monseigneur l’Évêque de Perpignan
au clergé et aux fidèles de son diocèse leur annonçant le rachat de l’Église Abbatiale de Saint-
Martin du Canigou et sollicitant des aumônes pour sa restauration, Charles Latrobe, Perpignan,
1902, p. 3.
3. Ibid., p. 8.
4. VERDAGUER Jacint, Canigó / Canigou, Mont Hélios, Oloron-Sainte-Marie, 2010, p. 226.
5. ABÉLANET Jean, Lieux et légendes du Roussillon et des Pyrénées catalanes, Trabucaïre,
Canet, 2008, p. 101.
42.
« ON AFFIRME QUE CES LIEUX PÉNÈTRENT
JUSQU’AUX RÉGIONS INFERNALES… »

Cette montagne est réellement et authentiquement magique. C’est une


sensation que j’ai éprouvée plusieurs fois sur les flancs du Canigou ou
arrivé à son sommet. Ce n’est pourtant pas la seule montagne dont j’ai
entrepris l’ascension, ni le plus haut sommet qu’il m’ait été donné
d’atteindre. Mais je ne saurais comparer les sentiments provoqués par les
torrents, les roches et la végétation de cette montagne à aucun autre. La
puissance des lieux, à chaque fois, m’a paru inégalée. Ils étaient entourés
d’une aura qui leur était propre.
Pourquoi ce sentiment ? Est-ce parce que le Canigou fut la première
montagne dont j’entrepris d’atteindre les hauteurs ? Cela devait-il laisser en
moi une irréméDiable et particulière empreinte ? Je me suis posé maintes
fois la question. Il m’a toujours été donné d’y répondre par la négative. Cela
d’autant plus que je trouvais, chez d’autres, l’existence d’un même ressenti
unique. Ces témoignages, de différentes époques, confirmèrent à mes yeux
qu’il y avait quelque chose d’extrêmement particulier dans cette montagne.
Ce sont notamment les impressions de Rudyard Kipling (1865-1936), qui fit
plusieurs séjours dans la belle ville de Vernet-les-Bains, un des points de
départ pour gravir les pentes du Canigou. C’est de là, depuis l’Hôtel du
Parc, que, le 27 février 1911, Kipling écrit à George Auriol, un des
responsables de la Section Canigou du Club Alpin Français. « J’avoue que,
l’an passé, je ne vins rien chercher ici de plus qu’un petit rayon de soleil.
Mais je trouvai le Canigou, je découvris en lui la montagne enchanteresse
entres toutes, et je me soumis à son pouvoir. » Kipling a pourtant vu
d’autres montagnes, celles de l’Himalaya et d’Afrique. Mais, en dépit de
son expérience, il ressent quelque chose d’unique face au Canigou. « Rien
de ce qu’il pourrait faire ou créer ne saurait maintenant me surprendre, soit
que je rencontrasse Don Quichotte lui-même venant à cheval du côté de
l’Espagne, ou tous les chevaliers de l’ancienne France abreuvant leurs
coursiers à ses torrents, soit que je visse (ce qui, à chaque crépuscule,
semble parfaitement possible), des gnômes et des kobbolds s’échappant en
essaims des mines et des tunnels qui s’ouvrent sur ses flancs. »
Les mots de Kipling – qu’il puise dans ce que le lieu lui inspire – en
révèlent la dimension surnaturelle. Une dimension que la montagne possède
depuis la nuit des Temps et dont on trouve plusieurs traces littéraires à
travers les siècles…
La plus ancienne trace écrite relative aux légendes du Canigou se
rencontre sous la plume de Gervais de Tilbury, né en Angleterre entre 1155
et 1165. Intellectuel, homme de cour, curieux, il collecte des faits
susceptibles d’intéresser ses pairs et d’animer leur conversation. C’est la
motivation de son œuvre majeure, l’Otia Imperialia (Divertissements pour
un Empereur) dont le troisième livre – le Liber de mirabilibus mundi,
autrement dit le Livre des Merveilles du Monde – est consacré aux
croyances, légendes et traditions folkloriques. Un peu avant 1200, à Arles,
il recueille auprès d’Alphonse II d’Aragon (1157-1196) et sa cour, récits et
traditions relatifs au Canigou.
« Il y a en Catalogne, dans l’évêché de Gérone, une montagne fort
haute, à laquelle les gens du pays ont donné le nom de Canigou (Canagum).
Ce massif présente de fortes pentes et pour une bonne partie il est
impossible à escalader. À son sommet se trouve un étang rempli d’une eau
noirâtre et dont on ne peut apercevoir le fond. À ce qu’on raconte, c’est là
que se trouve la résidence de démons ; elle est très grande et sa porte est
fermée, comme un palais. Cependant l’apparence de cette résidence,
comme celle de ces démons, est inconnue et invisible pour le commun des
mortels. Si quelqu’un jette une pierre dans l’étang ou quelque autre matière
solide, une tempête en sort aussitôt, comme si les démons s’en étaient
fâchés. Sur une petite partie de la pointe sommitale, il y a de la neige
éternelle, de la glace permanente ; là se trouve une grande quantité de
cristal de roche et le soleil ne s’y présente jamais 1 ».
Les mots de Gervais de Tilbury enveloppent la montagne d’un mystère
magique d’autant plus saisissant, qu’après la présentation de ce théâtre
d’effrois fait de roches, de glaces et d’obscurité, il entame la narration d’un
récit s’y étant déroulé. Ses allégations ne sont pas d’inquiétantes rêveries
suscitées par le caractère inaccessible du mont, mais une réalité. Gervais de
Tilbury en veut pour preuve les faits récemment advenus aux abords du
Canigou.
L’histoire rapportée est celle d’un paysan dénommé Pierre de Cabinan,
résidant à la Jonquera (Junchera). Un jour qu’il est occupé à ses travaux
domestiques, les cris incessants de sa fille en très bas âge l’exaspèrent à ce
point, qu’à bout de patience, il finit par la vouer aux démons. Aussitôt les
mots fatidiques prononcés, d’hideuses créatures apparaissent dans un
tourbillon pour emporter l’innocente avec elles.
Durant sept années, le père pleure la disparue. C’est alors qu’un
habitant du pays, « venant à passer au pied de cette montagne », croise un
homme en sanglot. Comme il l’interroge, l’inconnu lui raconte qu’il est
depuis sept ans l’esclave des démons de la montagne. Après avoir été voué
à ceux-ci, il est devenu leur moyen de transport. Ce faisant, il lui parle
d’une jeune fille de la Jonquera, également enlevée par les démons pour
leur avoir été vouée. N’en ayant plus l’utilité, les démons seraient prêts à la
rendre si son père venait la réclamer. Frappé par ce récit, l’interlocuteur du
« possédé » se rend sans tarder à la Jonquera en quête du père de l’enlevée.
C’est en pleurs qu’il le trouve. Il lui rapporte son étrange aventure. Dès lors
le père s’en va gravir la montagne et atteint le lac maudit, sur les rives
duquel il adjure les démons de lui rendre sa fille. « […] comme dans un
souffle soudain, la fille est devant lui : de haute taille, toute sèche, hideuse,
les yeux dans le vague, les os, les nerfs et la peau tenant à peine, d’une
apparence repoussante, incapable de se faire entendre dans une langue
connue, et presque dénuée de faculté de penser ou de comprendre quoi que
ce soit d’humain. »
Désemparé, le père décide de prendre conseil auprès de l’évêque de
Gérone. Ce dernier expose à tous le sort de la malheureuse, et, dans un
prêche, exhorte les fidèles à ne plus vouer leurs enfants au démon. Quelque
temps après, peut-être frappé par ce sermon, le père de l’homme dont les
démons se servaient comme moyen de transport prie pour le retour de son
fils, et est entendu. L’homme est donc libéré. Enlevé plus tardivement que
la jeune fille, il connaît le langage des hommes et peut donc faire le récit de
ce qu’il a vu dans la montagne. « Il affirmait que juste à côté du lac, dans
une grotte souterraine, s’étendait un palais ; pour y entrer il y a une porte, et
derrière la porte, un espace obscur où les démons se rendent et se
rassemblent en s’échangeant des congratulations, après avoir parcouru
toutes les régions du monde ; c’est là qu’ils annoncent à leurs supérieurs ce
qu’ils ont fait. Mais personne n’est jamais entré dans le corps du palais
excepté les démons eux-mêmes et ceux qui sont devenus la propriété des
démons par le joug d’une donation éternelle ; ceux qui sont [simplement]
recommandés aux démons gardent le seuil de la porte. »
Une nouvelle mention du lac et de ses mystères effrayants est faite au
e
XIII siècle dans la Cronica de Salimbene d’Adam, né à Parme en 1221.
Moine franciscain, grand voyageur, c’est à Ravenne qu’il rédige cette
chronique où il entend compiler toutes sortes d’événements contemporains.
Or, parmi ceux-ci, il fait figurer le récit de l’ascension du Canigou par le roi
d’Aragon, Pierre III d’Aragon (1240-1285). Les faits sont présentés comme
une preuve du courage du monarque, qui se confronte ici à ce locus
horridus (« lieu effrayant ») que constitue le massif. « Aux confins de la
Provence et de l’Espagne s’élève une montagne très élevée, que les
habitants de cette région appellent le mont Canigou (Canigosus), et que
nous, nous appellerions [plutôt] le mont Ténébreux (Caliginosus). Cette
montagne est la première à apparaître à ceux qui voyagent par la mer, quand
ils arrivent, et, quand ils partent, c’est la dernière qu’ils puissent apercevoir.
Sur cette montagne, aucun homme n’a jamais habité, aucun fils d’homme
n’a osé grimper à cause de sa hauteur excessive et de la difficulté que
représenteraient l’effort et le chemin 2 ».
Curieux de découvrir ce qu’il y a à son sommet, Pierre III d’Aragon
décide toutefois d’en entreprendre l’ascension. Il s’adjoint deux militaires,
en qui il a une confiance totale. Chargés de vivres, les trois hommes
abandonnent leurs chevaux au pied de la montagne, « là où il y a des
habitants ». Commence leur lente ascension. Alors qu’ils sont déjà haut, ils
entendent des « coups de tonnerre horribles et vraiment terrifiants »,
auxquels s’ajoutent « les brusques illuminations des éclairs, des orages de
grêle et de pluie battante ». Les deux militaires, effrayés, se tétanisent
régulièrement de peur. Le monarque les pousse à continuer leur ascension.
Mais après plusieurs moments de pareils effrois, ne pouvant plus respirer,
les deux compagnons du roi doivent renoncer. Pierre III accepte. Leur
demande de l’attendre jusqu’au soir suivant. Il va poursuivre seul son
combat contre les éléments en furie. À grand peine, nous dit le récit, « il
parvint au sommet de la montagne », où il découvre un lac. Il y jette une
pierre. Dès lors en surgit un « horrible dragon de grande taille » qui
commence à aller et venir dans les cieux. Sous l’effet de son souffle, « l’air
se couvrit de ténèbres obscures ». Alors le roi d’Aragon quitte les lieux, et
retrouvant ses compagnons, leur rapporte ce qu’il a vu.
À la fin du XVe siècle, les profondeurs du Canigou sont mentionnées par
Jeroni Pau (vers 1458 - vers 1497) dans son De fluminibus et montibus
Hispaniarum libelus. Des détails qui ne figurent pas dans les autres
ouvrages traitant du sujet sont notoires. Jeroni Pau parle de la rumeur –
qu’il affirme confirmée – du lac situé au sommet du mont. « […] lac d’une
profondeur immense, qui semble écumer comme l’océan sous l’action de
soudaines averses et pour ainsi dire bouillonner, et qui semble se troubler
sous l’action de la grêle et des coups de tonnerre. On raconte qu’à
l’intérieur séjournent des morts et des démons et qu’on y entend des cris de
gens qui gémissent et d’effrayantes lamentations ; on affirme que ces lieux
pénètrent jusqu’aux régions infernales, et que les plantations et les arbres
touchés par cette eau maléfique en sont brûlés et finissent par s’assécher 3 ».
« On affirme que ces lieux pénètrent jusqu’aux régions infernales… »
Pour moi qui cherchais le Chemin perdu, cette phrase relative aux dédales
se trouvant sous le lac du Canigou était comme un chant lancinant. Une
mélodie d’autant plus obsédante que d’autres textes du Moyen Âge
évoquaient un temple souterrain bâti dans la montagne. Un labyrinthe de
couloirs et de salles, conduisant celui qui saurait en traverser les dangers
jusqu’à un extraordinaire trésor. Un trésor lié à la plus mythique des
femmes serpents. Mélusine.

1. RIMBAULT Olivier, Démons et Merveilles du Canigou. Historiographie et interprétation


du légendaire catalan, Les Presses Littéraires, Saint-Estève, 2014, pp. 36-37.
2. Ibid., pp. 56-57.
3. Ibid., p. 83.
43.
MÉLUSINE

Mélusine c’est l’histoire d’une femme à la beauté éclatante. Une femme


rencontrée un jour, dans le voisinage d’une source. Celui qui pose sur elle
son regard et s’émeut de sa splendeur est de noble extraction. Il s’appelle
Remondin de Lusignan. Il est chevalier. La scène a l’air d’un rêve. Non
seulement Mélusine est jeune et belle, mais elle lui promet de le rendre
puissant s’il l’épouse. Elle ne pose qu’une seule condition : qu’il ne cherche
jamais à la voir le samedi. Remondin accepte.
Dans les années qui suivent, Mélusine lui donne dix enfants qui font leur
gloire. Elle bâtit de façon surnaturelle nombre de palais ou de sanctuaires
religieux. Mais un samedi, succombant à la suspicion éveillée par le conte de
Forrez, qui accuse la belle Mélusine d’adultère, Remondin rompt son
serment et décide d’espionner sa femme. Par le trou de la serrure, il
l’observe dans la pièce où elle a l’habitude de s’enfermer.
Mélusine est nue dans son bain. Sans doute Remondin est-il une fois de
plus saisi par sa beauté. Mais bien vite l’effroi le gagne. Un effroi terrible.
Un effroi qui se lit dans ses yeux. Qui le glace tout entier. Après s’être laissé
éblouir un temps par « la splendeur » des seins de Mélusine, le regard de
Remondin a glissé sur son ventre. Puis il s’est arrêté. Stupéfait. En dessous
de son nombril ce n’est plus le beau corps d’une femme qu’il contemple.
C’est celui d’un serpent.
La découverte du secret de Mélusine va entraîner sa disparition. Trahie
par celui qu’elle aimait, la fée pousse un cri terrible et s’envole à jamais.
Remondin, effondré par son geste et la perte de l’aimée, se retire dans le
monastère catalan de Montserrat. C’est là que, quelques jours avant sa mort,
il reverra Mélusine lors d’une ultime apparition.
Il n’est rien de plus obsédant que la beauté d’une femme aimée
évanouie. Rapportée dans Mélusine ou la noble histoire des Lusignan,
composé par Jean d’Arras entre 1392 et 1394 à la demande de Jean de Berry
(1340-1416), l’image immortelle de Mélusine traversa les siècles sans jamais
cesser d’être. Elle fascina les « imaginations maladives » du Paris fin de
siècle. Plus tard, André Breton (1896-1966), reconnaît en elle « la femme
tout entière », celle qui est « en communication providentielle avec les
forces élémentaires de la nature » 1. Il est hanté par elle. Mélusine n’est pas
qu’un rêve. Elle s’incarne dans la chair. Il la rencontre à travers Léona
Delcourt (1902-1941). Léona, qui se fait appeler Nadja, est un des avatars de
sang de Mélusine. Un « génie libre, quelque chose comme ces esprits de l’air
que certaines pratiques de magie permettent momentanément de s’attacher,
mais qu’il ne saurait être question de soumettre », dira Breton à son sujet.
Elle se présente bien des fois à lui « sous les traits de Mélusine qui, de toutes
les personnalités mythiques, est celle dont elle paraît bien s’être sentie le
plus près. » Et Breton de poursuivre : « Je l’ai même vue chercher à
transporter autant que possible cette ressemblance dans la vie réelle, en
obtenant à tout prix de son coiffeur qu’il distribuât ses cheveux en cinq
touffes bien distinctes, de manière à laisser une étoile au sommet du front. » 2
J’avais moi aussi marché dans le sillage de Mélusine en cherchant « la
grotte où verdit la sirène ». Je l’avais cherchée sur les vertes terres
poitevines, là où son souvenir est le plus tangible. À Lusignan (Vienne)
j’avais contemplé les ruines du gigantesque château que Mélusine aurait bâti
pour son amant. Je m’étais arrêté devant les sculptures de l’église. Avais
posé mon regard sur celle figurant la fée dont les ailes sont une vision
d’épouvante. Ailes membraneuses, démoniaques. Tout comme le visage de
Mélusine. C’est le faciès effrayant d’une réprouvée de l’Église. Un visage
fait pour repousser. Pour empêcher de se laisser attraper par le chant de la
sirène. Ce que les poètes disaient était bien différent. Les vers de Jean
Lorrain (1855-1906) me rappelaient sa beauté chantée par tous…
« En robe orientale, en coiffe sarrazine, Au parapet jauni la pâle
Mélusine S’accoude et l’avenir est son souci poignant. Devant l’horizon
rouge aux créneaux accoudée, Elle songe au destin des futurs Lusignan,
Soudain prise à l’aspect de ce grand ciel saignant D’un vaste et morne
ennui des beaux soirs de Judée. Elle sent, triste et lasse aux derniers rais du
jour, Venir l’heure du charme et des métamorphoses, Et ses yeux prévenus
veulent voir dans les roses Du couchant, un adieu du monde à son amour.
Déjà grêle et visqueuse au sommet de la tour, Elle voit ses bras nus verdir
sous les écailles / Et le froid du serpent la saisit aux entrailles. » 3
…Lusignan, les terres poitevines de la femme serpent. Il ne semblait
rester là qu’un songe évanoui. Le souvenir d’une période révolue. D’heures
de rêve qui avaient été emportées ailleurs. Mélusine y était restée figée dans
la pierre comme un souvenir mort. S’était-elle à jamais rendue inaccessible
aux hommes ? Leur avait-elle seulement laissé son souvenir comme un cruel
breuvage de bile noire ? Une inaltérable source de Mélancolie ? Ou existait-
elle encore, quelque part ? Loin de Lusignan, le roman de Jean d’Arras
traçait d’autres chemins. Révélait d’autres sanctuaires liés à la femme
serpent. Me ramenait dans les profondeurs de la Montagne magique.
L’histoire d’amour tragique de Remondin et Mélusine était l’héritière
d’une histoire plus ancienne, celle des parents de Mélusine. Comme si le
drame né des amours d’un mortel et d’une femme de l’Autre-Monde était
appelé à se répéter de génération en génération. Était une inévitable fatalité.
Ainsi que ses propres enfants, Mélusine était née des amours d’un mortel et
d’une fée. Sa mère, Présine, avait séduit Elinas, roi d’Albanie (l’Écosse
actuelle). À l’instar de Remondin, Elinas avait dû prêter serment. Celui de ne
pas chercher à voir Présine lors de ses accouchements. Mais comme
Remondin, Elinas n’avait pas tenu sa promesse. Présine l’avait alors quitté,
disparaissant avec ses filles sur l’île mythique d’Avalon.
Ayant grandi, les trois filles de Présine apprennent la trahison de leur
père. Elles-mêmes se sentent blessées. Elles décident de venger la faute.
Elles retrouvent donc leur père et l’enferment dans la montagne de
Brumbloremllion dans le Northumberland. Mais Présine ne tarde pas à
découvrir leur forfait. Toujours éprise d’Elinas, saisie de colère à l’égard de
ses filles, elle décide de les châtier.
Mélusine, l’aînée des trois sœurs, est condamnée à se transformer chaque
samedi en créature mi-femme mi-serpent. Elle pourra vivre avec un mortel à
condition qu’il ne la voie jamais sous sa forme de serpente. La seconde sœur,
Mélior, est de son côté condamnée à rester enfermée dans un château en
Arménie avec un épervier qu’elle devra garder près d’elle jusqu’au Jugement
Dernier. Quant à la troisième sœur, c’est dans les entrailles du Canigou que
sa mère l’envoie.
« Quant à toi, Palestine, tu seras enfermée dans la montagne du Canigou
(Coingnigo) avec le trésor de ton père jusqu’à ce que vienne un chevalier de
votre lignage, qui prendra ce trésor et s’en servira pour conquérir la Terre
promise et te délivrer de là » 4.
Jean d’Arras n’en dira pas plus dans Mélusine ou la noble histoire des
Lusignan. Mais dix ans plus tard, dans son Roman de Mélusine, rédigé à la
demande d’un descendant des Lusignan, Guillaume VII l’Archevêque
(1320-1401), Coudrette rapporte bien des précisions sur les terrifiantes
entrailles du Canigou.
Palestine y veille son trésor aidée d’une « tres merveilleuse beste ».
C’est un monstre terrifiant, doté d’un seul œil énorme, d’une gueule, d’une
oreille par où sort son souffle, dont la montagne retentit. Il vit dans une fosse
au fond de laquelle se trouve une porte de fer. C’est derrière cette porte que
se trouve le passage conduisant au trésor. À travers les lignes de Coudrette se
dessine ainsi, sous le Canigou, un véritable dédale de terreur, qui fascine
autant qu’il impressionne.
« La fosse est à mi-pente, précise-t-il, et bien des gens y avaient péri.
Au-dessous il y avait une foule de grottes et de trous remplis de serpents
dangereux et d’autres lieux prodigieux par lesquels il fallait passer. » 5
Toujours d’après le récit de Coudrette, un chevalier anglais, apprenant
l’existence du trésor sous la montagne, décida de partir à sa recherche. Seul,
il gravit les pentes abruptes du Canigou, tuant une à une les bêtes féroces qui
se jettent sur lui, dont un grand serpent et un ours. Ses pas le conduisent
jusqu’à la fosse, « là où se trouve le monstre qui garde la porte de fer
derrière laquelle est enfermé le trésor, par le pouvoir des fées ». Mais le
monstre terrible ne fait qu’une bouchée de lui.
Un autre chevalier, hongrois cette fois, tenta le même exploit. Le Roman
de Mélusine nous dit qu’ayant gravi le Canigou de « dix ou vingt pas » il fut
dévoré par les serpents. Ainsi le trésor de la fée demeura-t-il dans l’antre de
la montagne…
Ainsi celle-ci se trouvait-elle liée au spectre de la femme serpent par des
écrits qui ne pouvaient pas être nés de rien…
Il y avait une beauté inquiétante à ces légendes. Je me suis quelque-fois
trouvé sur les rives du Lac du Canigou par temps de fort brouillard. Tout est
alors saisi dans un étrange silence ouaté. Il n’existe plus du monde qu’une
silhouette à peine esquissée. De vagues ombres qui prennent une vie propre.
Par temps de neige, lorsque le sol et l’air se confondent en une même clarté,
la sensation d’avoir franchi la porte d’un Autre-Monde est plus prégnante
encore. Ces jours-là, les vieilles légendes renaissent. À leur souvenir, l’esprit
se demande si elles ne furent que le fruit de terreurs inspirées par ces
hauteurs inexplorées. Et alors, il semble que se distingue autre chose. Dans
les ombres qui passent tout autour. Les démons ne sont plus seulement
l’incarnation de peurs archaïques. Ils deviennent une réalité. La
retranscription chimérique de figures diabolisées. L’image inquiétante des «
Autres ». Ceux qui avaient été là avant les envoyés de l’Église. À qui celle-ci
avait déclaré la guerre. Ceux qui connaissaient le Secret du lieu. Ce que les
mythes avaient pu appeler « son Trésor ».

Le chevet de l’église Notre-Dame et Saint-Junien, à Lusignan (Vienne) comporte une représentation


de Mélusine. Ses ailes membraneuses, le cri qui déchire son visage lui donnent un caractère effrayant.
Sur le chapiteau voisin, des créatures monstrueuses se livrent à un féroce combat. Mélusine est ainsi
reléguée au rang des cauchemars gothiques desquels doit se défier le croyant.
À Lusignan (Vienne). Une représentation contemporaine de Mélusine rappelle son souvenir là où se
dressait jadis le château par elle édifié pour son époux… Un de ces Domaines Mystérieux perdus dans
le Temps dont il ne reste plus aujourd’hui que des ruines. Les hommes, les bourrasques et le lierre ont
eu raison de la vaste demeure. Plus personne ne s’en rappellerait sans doute si l’empreinte de la
Femme de l’Autre-Monde n’avait à jamais marqué le lieu de son passage. Mais où s’est-elle envolée ?
Où son cœur d’Immortelle bat-il encore ?

1. BRETON André, Arcane 17, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1965, pp. 64-65.
2. BRETON André, Nadja, Gallimard, Paris, 1964, pp. 154-155.
3. LORRAIN Jean, L’Ombre ardente, Bibliothèque Charpentier, Paris, 1897, p. 72.
4. RIMBAULT Olivier, Démons et Merveilles du Canigou. Historiographie et interprétation du
légendaire catalan, Les Presses Littéraires, Saint-Estève, 2014, p. 74.
5. Ibid., p. 75.
44.
L’OMBRE DES « MENEURS DE LOUPS »

La nuit noire enveloppe la montagne. Dans le silence, roches abruptes et


falaises dessinent leurs silhouettes sombres devant un ciel constellé d’étoiles.
Des myriades de points lumineux se reflètent sur la surface calme des eaux.
Oscillent de temps en temps, sous l’impulsion d’un souffle léger. Tout n’est
que frémissement. Mouvement à peine perceptible des herbes et des feuilles.
Sur les rives du lac, du Lac Noir, l’Estany Negre, les bergers du Canigou
se sont assemblés. C’est une nuit d’été. Tiède. Ils ont pu quitter sans mal
leurs vêtements. Ils sont nus. Assis sur les rochers de granit que viennent
lécher les eaux. Ils attendent. Puis de loin, de la vallée, monte le son des
cloches. Les églises des villages environnant la montagne sonnent les douze
coups de minuit. Douze tintements lancinants, qui ont quelque chose
d’éternel et de mélancolique.
Le moment est arrivé. Les bergers s’élancent dans le lac. Leurs corps nus
fendent les eaux claires. Celles-ci, pour un temps, perdent leur quiétude. Le
lac s’agite de remous. La vue se trouble. À mesure que les bergers
progressent dans leur traversée, leurs silhouettes semblent prendre une autre
forme. Leurs souffles s’animalisent. Lorsqu’ils touchent la rive opposée, ce
sont des loups qui jaillissent des eaux. Comme si celles-ci les avaient
transformés !
Pareils à des étoiles, brillent tout autour d’eux les yeux des loups venus
les attendre. Une meute qui, durant sept ans, va les prendre en charge.
Extérieurement plus rien ne distingue les bergers des loups. Les uns et les
autres se tournent autour, se découvrent, se familiarisent à leurs nouveaux
compagnons. Puis, comme un même être, tous partent à l’unisson. Filant
dans l’obscurité et se fondant en elle, tandis qu’aux douze coups de minuit a
succédé l’envoûtante musique des enfants de la nuit.
Des hommes gravissant la montagne pour devenir loups. Ce tableau
saisissant n’était pas extrait d’un roman fantastique mais d’une tradition
catalane. Selon celle-ci, les bergers du Canigou avaient l’étonnant pouvoir
de se transformer en loups en suivant le rituel de la traversée du Lac Noir.
L’opération magique devait impérativement avoir lieu au Solstice d’été, le
23 juin. Une fois métamorphosés en loups, les bergers allaient vivre sept ans
durant au sein de la meute venue les attendre. Ce temps écoulé, un nouveau
Solstice d’été arrivé, à minuit, ils retraversaient le lac à la nage, dans l’autre
sens. Arrivés sur la rive opposée, ils reprenaient forme humaine. Comme si
le Temps ne s’était pas écoulé, leurs corps étaient restés inchangés. Ils
regagnaient alors la société humaine, mais dotés de pouvoirs particuliers. On
les nommait à présent « meneurs de loups » (« menadors de llops »). Craints
et vénérés, ils étaient comme des prêtres parmi les bergers.
Le mot de « loups-garous » n’était jamais prononcé, mais c’était pourtant
bien de cela qu’il s’agissait. La tradition présentait bien des éléments
typiques de la mythologie « lycanthropique », à commencer par le lien avec
l’eau – le lac comme lieu de la transformation 1. Ce rapport aux eaux
permettait de déceler derrière ces traditions les vieux rites païens qui avaient
donné naissance à la mythologie du loup-garou. La traversée rituelle du lac
dans le but de se transformer, de renaître différent, apparaît déjà dans les
initiations arcadiennes de la Grèce Antique et remonte certainement à bien
plus loin dans le Temps.
Les hauteurs du Canigou transparaissaient ainsi comme un antique lieu
de pratiques magiques. Image évanescente que confirmaient toutes les
histoires de sorcières qui, depuis des siècles, l’entouraient. Le souvenir des
sorcières – des bruixes en catalan – y est partout sensible. Du village
d’Estoher, elles s’envolaient vers l’inquiétant massif, rejoindre le Pla de
Balaid. 2 Les traditions locales parlent également du Lac des Sorcières (Gorg
de les Bruixes), qui est probablement le plus grand lac des Estanyols. Non
loin de Nohède, sur les flancs du Mont Coronat, un rocher en forme de
fauteuil portait le nom de Cadira de les bruixes (siège des sorcières), tandis
que le voisin Gorg Negre (Étang Noir) était leur sombre lieu de réunion.
Si ce légendaire des sorcières était une marque de la survivance de
pratiques « magiques » ancestrales dans les hauteurs du Canigou, je finis par
trouver une attestation plus explicite encore à cette survivance dans les écrits
de l’historien et exégète valencien Père Anton Beuter (1490-1554). Ce
dernier présente en effet le lac du Canigou comme un haut lieu de pratiques
magiques. « Le Canigou – montagne célèbre et de mauvaise réputation de
par le monde à cause du lac qui s’y trouve, où se concentraient tous les arts
de voyance, de sortilège et d’enchantement, comme en fait mention, entre
autres, saint Jérôme lui-même, dans sa préface aux cinq livres de la Loi : il
appelle Incantations espagnoles [Iberias nenias] les sortilèges merveilleux
de l’art magique, d’après ce qu’Érasme affirme avec plus de détail 3… »
Peu à peu, ces lectures m’ouvraient de fascinantes portes. Érasme (entre
1466 et 1469-1536) signalait la survivance d’antiques croyances sur les
hauteurs pyrénéennes. S’en référant à saint Jérôme, il présentait en effet les
Pyrénées comme la demeure des anciennes chimères de l’hérésie.
Les montagnes avaient été, pour les païens, un sûr et dernier refuge
contre les fanatiques chrétiens. Les récits relatifs aux fées, aux sorcières, aux
meneurs de loups du Canigou étaient le souvenir mythifié de cette antique
réalité païenne. « Le paganisme est comme un chêne qu’on abat, mais qui
fait des rejetons : les légendes », avait pu écrire Horace Chauvet (1873-
1962) dans son Folklore Catalan : Légendes du Roussillon (1899). Ainsi les
légendes confirmaient-elles le ressenti éprouvé devant certaines chapelles
d’altitude. Le massif se précisait sans cesse davantage comme un haut lieu
de culte païen. Sacralité préchrétienne à laquelle il devait peut-être même
son nom, légué par les anciennes divinités de la montagne.
Pour beaucoup, le nom « Canigou » reste un mystère étymologique. Au
fil de mes recherches, je découvrais cependant que certains historiens lui
avaient retrouvé une origine possible. Ils évoquaient une inscription magique
antique gravée sur une plaque de plomb. Elle avait été découverte en 1845
dans une des sources d’Amélie-les-Bains, station thermale d’origine romaine
située dans les contreforts de la montagne. La mystérieuse écriture qui la
couvrait gardait le souvenir d’un culte à des divinités féminines ou prêtresses
oubliées : les Kantas Niskas.
Le lac du Canigou, à l’heure où disparaît la frontière entre le Ciel et la Terre. Les silhouettes des arbres
s’élèvent vers le ciel en même temps qu’elles semblent s’enfoncer dans la terre. L’étrange symétrie
orchestrée par ce troublant jeu de miroir est de celles qui ouvrent les Portes de l’Âme…

1. Voir à ce sujet ARMAND Fabio, « Les loups-garous et les eaux » in IRIS numéro 34, Centre
de Recherche sur l’Imaginaire, Université de Grenoble, 2013.
2. ABÉLANET Jean, Lieux et légendes du Roussillon et des Pyrénées catalanes, Trabucaïre,
Canet, 2008, p. 110.
3. RIMBAULT Olivier, Démons et Merveilles du Canigou. Historiographie et interprétation du
légendaire catalan, Les Presses Littéraires, Saint-Estève, 2014, pp. 146-147.
45.
AMÉLIE-LES-BAINS ET LE MYSTÈRE DES «
BRILLANTES JEUNES FILLES »

Nous sommes le 24 juin 1845. Le lieutenant-colonel Antoine Puigarri


(dont le patronyme rappelle étrangement celui de Mlle de Puygarig dans La
Vénus d’Ille), s’empresse d’écrire à son oncle – l’érudit Pierre Puiggari
(1768-1854). Antoine Puigarri est officier du génie. Il a été à ce titre chargé
de diriger les travaux de l’hôpital militaire d’Amélie-les-Bains. Sa main
court rapidement sur le papier. Sa plume passe fébrilement de celui-ci à
l’encrier. Il est pressé d’annoncer la nouvelle. Celle d’une découverte qui
vient d’avoir lieu « en faisant des fouilles à la principale source d’eau
thermale d’Amélie-les-Bains 1 ».
Il est fébrile à l’idée de décrire la découverte, mais il lui faut d’abord
préciser le contexte. Il le sait, son oncle voudra le connaître. Il lui parle
donc des ouvriers. Lui explique qu’ils s’affairaient à tailler la roche pour
augmenter le débit de la source. C’est à ce moment-là que le granit s’est
brisé. En écrivant, il revoit la scène. Les eaux qui deviennent plus
abondantes. Puis les regards qui se posent sur ce que plusieurs semblent
voir dans le filet translucide. Quelque chose qui n’a pas la couleur de la
roche. Qui n’est pas naturel. Fébrile, Antoine Puiggari écrit à son oncle :
«… Dans une fente étroite et profonde du rocher granitique qui sert de lit à
la source, on a trouvé un grand nombre de médailles romaines et de
morceaux de plomb roulés, couverts d’écriture… »
Il a pris le temps de les inventorier. De les examiner. C’est en tout trente
à quarante pièces qui ont été mises au jour. Certaines sont « couvertes d’une
couche épaisse de petits cristaux ». D’autres sont « converties en poussières
métalliques très fines, enfermées dans une enveloppe cristalline. » Ce sont
des pièces romaines, pour d’autres celtibères. Étant donné l’étroitesse de la
fente où tous ces éléments ont été retrouvés, il ne fait pas de doute qu’ils y
ont été déposés comme une offrande votive.
Parmi toutes ces offrandes, certaines fascinent Antoine Puiggari plus
que les autres. Ce sont des lames de plomb roulées. Une fois ouvertes, elles
ont révélé une fine écriture. Des caractères difficiles à lire. Des paroles
formulées en une langue inconnue. Comment ne pas être possédé par ces
voix du passé arrachées à l’oubli ? Le jour, la nuit, dès qu’il a le temps,
l’officier revient vers les mystérieuses tablettes de plomb.
Le 2 juillet 1845, il reprend la plume pour écrire une nouvelle lettre à
son oncle. Il s’y attarde longuement sur les tablettes. « […] il y a des
plombs de diverses épaisseurs, de diverses formes. Les uns sont chargés
d’écriture ; les autres, au contraire, n’ont jamais renfermé que quelques
lettres ; enfin, il est certain qu’ils ne sont pas tous de la même main…
Quant aux caractères, il semble qu’une main délicate, une main de femme,
vient de les écrire avec la pointe d’une épingle. Les lignes suivent à peu
près les contours irréguliers du morceau de plomb, qui, évidemment, n’a
reçu aucune préparation… On les a roulés sans craindre d’en altérer
l’écriture… Parfois, les caractères sont d’une finesse extrême et semblent
défier les yeux les plus perçants. Ce n’est pas que le métal soit usé : on
dirait que ces caractères viennent d’être tracés, et l’on remarque très bien, à
l’extrémité du sillon creusé par le stylet ou l’épingle dont on s’est servi, une
petite agglomération de matière entraînée par l’instrument. »
Dans les jours qui suivent, le colonel Puiggari réalise des relevés précis
des inscriptions. Ce sont aujourd’hui les témoins précieux de la découverte
d’Amélie-les-Bains. En 1849, les lames de plomb sont en effet
irréméDiablement perdues. Jetées par une femme de chambre d’Antoine
Puiggari qui ignorait la valeur des découvertes pieusement conservées par
son employeur.
À l’époque, les relevés réalisés vont permettre à plusieurs érudits de,
très vite, s’absorber dans la résolution du mystère des lames de plomb
d’Amélie-les-Bains. Antoine Puiggari n’est pas le seul à être fasciné par les
énigmatiques formules qui les couvrent. Il y a quelque chose de religieux,
de magique derrière elles. Nul n’en doute. Le contexte de la découverte en
fait des offrandes à une divinité de la source. Mais les opinions divergent
sur les inscriptions. On y voit des caractères et des mots latins. D’autres
croient discerner des lettres grecques. La difficulté à lire les lames de plomb
ne tient pas qu’à la finesse de certaines incisions. Aux mots latins identifiés
s’en mêlent d’autres, d’un idiome supposé local. Une langue que personne
n’est capable de lire.
Des mots frappent par leur récurrence. On les retrouve en effet sur
plusieurs des lamelles. Kantas Niskas rogamos et delprecamus…,
commence-t-on à lire sur une. Une autre débute par une formule similaire :
Nisca aquiferas rogamus… Puis une troisième par Domnas Niskas
rogamos…
Dès les premières tentatives de déchiffrements, plusieurs se sont
attachés à ces termes qui sont comme un leitmotiv des offrandes à la source.
La clef de l’énigme est nécessairement ici. La formule latine « ROGAMOS
ET DEP[R]ECAMOS », signifie « nous demandons et prions ». C’est donc
bien d’offrandes votives qu’il s’agit. Mais à qui sont-elles adressées ? Qui
est cette Niskas ou Nisca sans cesse implorée par les Anciens ?
Il a fallu attendre le XXe siècle et une connaissance plus approfondie des
langues et dialectes anciens pour soulever le voile de mystère tombé sur
l’antique culte. Dans le nom NI(S)KAS, on a alors reconnu le terme italo-
celtique Niska, signifiant la jeune fille. La formule « DOMNA[S]
NI(S)KAS », redoublait donc la désignation d’une divinité féminine,
DOMMAS[S] faisant écho au latin dominas, prononcé domnas (les dames).
Quant à l’autre formule usitée, « KANTAS NI(S)KAS », elle laissa deviner
derrière le terme « KANTAS », le celtique Kanto (brillant). La formule «
KANTAS NI(S)KAS » pouvait dès lors être traduite par « brillantes jeunes
filles ».
Nous prions les brillantes jeunes filles… Telle était la prière jadis
formulée devant la source d’Amélie-les-Bains. Puis le christianisme arriva,
voulut détruire les anciens rites, les remplacer. Le culte de saint Quentin,
installé à Amélie-les-Bains au IXe siècle, aurait servi à effacer les anciennes
déesses. Quenti, Quinti, en catalan, Quintini en latin, rappelle en effet
étrangement leur nom. L’historien catalan Pierre Ponsich (1912-1999) fut le
premier à rapprocher le nom du saint des Cantas des plombs d’Amélie. Il
formula l’idée que, par ce biais des consonances sonores, les religieux
s’attelèrent à « christianiser, une fois pour toutes, l’indestructible prestige »
des anciennes divinités. L’hypothèse s’appuie notamment sur le caractère
allogène de saint Quentin. C’est en effet un saint étranger. Un saint des pays
d’Oïl. L’évangélisateur d’Amiens au IIIe siècle, martyrisé à la Villa Augusta,
qui prit par la suite son patronyme (Saint-Quentin). Très populaire en
Picardie, son culte n’a guère dépassé les frontières du Massif Central. Sa
présence en Catalogne reste ainsi une exception singulière. Une anomalie.
Une énigme qui se résout dès lors qu’on le voit comme un instrument de
combat contre les anciennes déesses. Les Kantas Niskas.
Car celles-ci avaient traversé le Temps. Les fées catalanes – les
encantadas – en portaient le souvenir dans leurs noms. Si le terme
encantadas rappelle phonétiquement les Kantas Niskas, certaines tournures
catalanes les désignant – comme la poétique dones d’aigua (femme d’eau)
– témoignent du lien « génétique » entre les fées catalanes et les anciennes
divinités aquatiques 2.
À la suite de Pierre Ponsich, Jean Abélanet, cet infatigable chercheur
des plus anciennes racines du territoire catalan, a reconnu la préexistence
des anciens cultes dans bien des légendes chrétiennes entretenues par cette
Terre où la sacralité religieuse est partout présente. Il a retrouvé, ailleurs
qu’à Amélie, les traces du combat mené par l’intermédiaire du culte de saint
Quentin. Comme à proximité de Latour-de-Carol, où se dresse un rocher
nommé el Peu de Sant Quintí (le pied de saint Quentin). 3
Mais il y a plus passionnant, plus saisissant encore. Abélanet et d’autres
reconnaissent le nom des Kantas Niskas derrière celui du Canigou. Celui-ci
serait donc le mont des « brillantes jeunes filles », autrement dit des
antiques déesses de la Nature. Une origine réfractée dans les légendes
relatives aux fées du Canigou. On rapportait jadis que les fées laissaient
sécher leurs tuniques d’un blanc brillant sur les rochers de la grande
montagne. On ajoutait que la richesse attendait celui qui pourrait leur
dérober 4. Beau rêve à travers lequel transparaît le caractère « brillant » des
femmes surnaturelles associées au massif.
Le lien entre les encantadas et les « brillantes jeunes filles », les déesses
et les prêtresses d’une religion oubliée, était partout perceptible. L’ancienne
religion avait laissé sur les roches des Pyrénées de nombreuses figures et
symboles devenus incompréhensibles. Or plusieurs de ces roches gravées
étaient entourées d’un légendaire féérique, tissant là aussi un lien entre les «
fées » et l’ancien paganisme. À Canaveilles, non loin de l’église de Saint-
André de Llar, plusieurs toponymes marquent la présence des fées aussi
bien au niveau des roches (Roc de les Encantades) que des ruisseaux (Rec
de les Encantades). En ce périmètre, plusieurs rochers gravés comportent
des cruciformes et des cupules d’époque préhistorique. 5
Un exemple plus saisissant encore était l’étang de Lanós (Lanoux), un
des hauts lieux de la féérie catalane. Situé à 2213 mètres d’altitude, le lac
était naturellement le plus grand lac des Pyrénées françaises avant que ses
dimensions ne soient encore accrues par un barrage construit entre 1957 et
1960. L’élévation du niveau des eaux qui en résulta, se solda par la
disparition d’un îlot qui se trouvait jadis en son milieu. Le souvenir des
Temps passés a gardé de lui l’aspect qu’il prenait à la belle saison : une île
fleurie qui, d’après la tradition séculaire, était le séjour des Encantades. La
mémoire de celles-ci marque d’ailleurs encore fortement les lieux.
Descendant des pentes escarpées du Carlit, qui avec ses 2921 mètres est le
plus haut sommet des Pyrénées-Orientales, un des ruisseaux alimentant le
lac porte le nom de Rec de les Encatades (Ruisseau des Fées) 6. Là encore,
on trouve des gravures linéaires sur roche, si discrètes qu’elles sont à peine
visibles. Et ici encore se tisse le lien entre cette antique religion dont les
pierres ont gardé la mémoire et les légendes féériques.
La plongée dans l’Histoire des lieux montrait de toute évidence que la
montagne avait jadis été l’objet d’un combat entre le christianisme et les
cultes qui l’avaient précédé. Ceux-ci avaient survécu durant des siècles. La
religion dominante du Moyen Âge s’attela à terrasser – à force de
sanctuaires et de nouveaux cultes – la puissante égrégore païenne qui
émanait encore des roches et des torrents. Plus qu’ailleurs, c’est dans les
montagnes que l’antique paganisme s’était réfugié, là qu’il avait trouvé un
havre suffisamment sûr pour perdurer. Mais bientôt, lorsque le
christianisme fut solidement installé dans les plaines, les anciens cultes ne
furent plus à l’abri nulle part. L’Église envoya ses émissaires jusque dans
les hauteurs et dans les lieux reculés. Il y subsistait encore des sanctuaires
païens. Ainsi, en l’an 900, l’évêque d’Urgel Nantigis se rend à la Quar, en
Catalogne sud, pour « consacrer les temples des idoles », qui étaient donc
encore en activité 7.
Mais de quelles idoles s’agit-il ? De quels dieux, de quelles déesses,
l’obscurantisme religieux voulait-il se défaire ? Le Canigou avait-il jadis
abrité le temple de Pyrène dont le spectre m’avait saisi à Port-Vendres ?
Était-ce de lui dont les légendes évoquant un palais souterrain situé dans les
entrailles de la montagne, quelque part sous le lac, gardaient le puissant
souvenir ? Pyrène, la femme qui avait enfanté d’un serpent. Qui m’avait
entraîné dans le sillage des déesses maudites. Des putains de l’Église. Alors
que, le front penché, je me perdais dans l’étude des récits entourant le
Canigou, elle renaissait à ma pensée. À nouveau, la montagne s’enveloppait
d’un profond mystère… De quelle ancienne histoire avait-elle gardé le
souvenir à travers ses nombreuses légendes ? En repensant à ce combat
entre christianisme et paganisme qui partout transparaissait, l’image d’un
des chapiteaux de Serrabona s’imposait à mon esprit. C’était saint Michel
terrassant un énorme serpent. J’y voyais l’image rémanente des faits dont
ces lieux avaient jadis été les témoins. Le souvenir d’une vieille histoire
ensevelie par les siècles, mais dont l’air entêtant flottait encore dans
l’atmosphère, pareille à une volute spectrale appelant le regard à éclaircir
son Mystère. J’avais retrouvé le monde des anciens dieux. Ils n’étaient
jamais morts. S’étaient simplement endormis en nos souvenirs. La
montagne les avait réveillés en moi. Je les sentais revivre. Mais qui avaient-
ils été vraiment ? Quels avaient été les secrets de leurs prêtres et prêtresses
? La question revenait sans cesse. Obsédante comme la Femme perdue.
L’Étoile brillante qui a cessé d’éclairer la Nuit de l’existence.

1. RIMBAULT Olivier, « Les lamelles de plomb gravées d’Amélie-les-Bains-Palalda (66110),


inscrites *L-97 (R.I.G.) : un cas d’école pour l’étude des langues rares de l’Antiquité », in
Transports, Mélanges offerts à Joël Thomas, textes réunis par M. Courrént, Ghislaine Jay-
Robert & Thierry Eloi, Coll. Études, Presses Universitaires de Perpignan, Perpignan, 2012, p.
187-211.
2. ABÉLANET Jean, Lieux et légendes du Roussillon et des Pyrénées catalanes, Trabucaïre,
Canet, 2008, p. 106.
3. Ibid., pp. 48-50.
4. RIMBAULT Olivier, Démons et Merveilles du Canigou. Historiographie et interprétation
du légendaire catalan, Les Presses Littéraires, Saint-Estève, 2014, pp. 200-203.
5. ABÉLANET Jean, Lieux et légendes du Roussillon et des Pyrénées catalanes, Trabucaïre,
Canet, 2008, p. 113.
6. Ibid., p. 107.
e e
7. BONNASSIE Pierre, La Catalogne, du milieu du X à la fin du xi siècle, Publications de
l’Université de Toulouse-Le Mirail, vol. 1 [Série A – Tome 23], Toulouse, 1975, pp. 82-83.
46.
À LA RECHERCHE DES ANCIENS DIEUX

Quels étaient les anciens cultes de la montagne ? Dans sa volonté


farouche de les effacer, l’Église les diabolisa. Les descriptions de Sabbats
horrifiques et terrifiants évoquant les danses effrénées des sorcières, leur
union avec le Diable, puis leurs départs pour jeter le mauvais sort aux
champs, aux animaux et aux hommes, cela avait-il jamais existé dans cette
forme ? Les historiens n’y voient plus aujourd’hui que des visions
intentionnellement déformantes. Des tableaux effrayants composés par
l’Église pour terrasser une religion concurrente et plus ancienne. Ce règne de
terreur passé, il était possible de retrouver derrière les sombres tableaux – en
arrachant la couche de figures effrayantes qui les couvraient – d’anciens
rituels de fécondité, aboutissant non pas au rayonnement du mal, mais à
l’apport de la fécondité à la terre, au bétail et aux hommes 1.
La diabolisation du Canigou relevait de ce processus. L’Église en avait
fait un lieu de réunion de démons et de sorcières pour jeter un voile
d’inquiétude sur cet antique et monumental temple d’une autre religion. La
montagne sacrée avait ainsi été transformée en montagne d’ « esfrayeur ». Il
fallait tenir les croyants à distance d’elle. Les empêcher par la crainte d’en
gravir les hauteurs, afin qu’ils ne tombent pas sous l’emprise de sa puissante
magie.
Un lien se dessine ainsi entre le lieu « diabolique » et les religions
interdites des Temps païens. Ce lien viscéral est particulièrement tangible
pour les sites présentant des roches gravées protohistoriques, ou d’époques
plus récentes, témoignant de rites païens. Presque systématiquement, ils se
trouvent associés à une toponymie infernale et diabolique. Les célèbres
gravures sur roche du Mont Bego sont entourées de toponymes effrayants :
Val d’enfer, Cime du Diable, Lac du Diable… 2 Dans l’Hérault, les
pétroglyphes d’Olargues sont situés à l’entrée du Val d’Enfer. Ils figurent sur
une roche, disposée à l’abord d’un ancien chemin cerné de murs en pierre,
témoins d’existences devenues invisibles mais qui imprègnent encore les
lieux.
Les Pyrénées-Orientales comptent de nombreuses roches gravées. Les
figures qui y sont gravées tracent à travers la Catalogne un circuit invitant à
accomplir un vertigineux pèlerinage à travers les siècles. J’ai parcouru
plusieurs de ces sites. Situé au-dessus de Formiguère, le vallon d’origine
glaciaire de Peyre Escrite fut sans doute le plus saisissant. Le plus
profondément magique. Non parce qu’il fut le premier que je découvris.
Mais parce que, réellement retiré du monde, il possède une charge très
particulière.
Un ensemble de dalles de schiste gît là, silencieux en apparence. Les
blocs, de grandes tailles, reposent tout près du cours ici tranquille de la
Galba, qui, plus bas, grossie de quelques affluents, gronde plus sourdement.
Non loin de ces dalles, se trouve un lac de montagne comme il y en a tant
dans ces contrées édéniques. Calme lac aux reflets miroitants, mais au nom
évocateur d’Estany del Dimoni (Lac du Diable). Étrange oxymore. Le
paysage d’allure paradisiaque marié à une image de damnation. Là aussi, le
nom témoigne. Dit la connotation infernale dont la toponymie de l’ère
chrétienne a voulu entourer cet ancien lieu de culte païen. Porte la mémoire
de l’anathème que le christianisme jeta sur les cultes dont la vallée avait
gardé le souvenir.
Les roches gravées et leurs motifs parfois abstraits sont souvent difficiles
d’interprétation. Ce n’est pas le cas de celles de Peyre Escrite. Plusieurs
scènes y représentent on ne peut plus clairement les cérémonies oubliées
dont furent jadis témoins les cieux et les roches. Il faut avoir, pour les
déceler, un regard qui prend le temps de voir.
La première fois que j’atteignis le site de Peyre Escrite en remontant le
cours de la Galba, je passais à côté de ces figures ancestrales sans les
trouver. Elles étaient pourtant le but de ma venue en ces lieux. J’en avais
admiré les relevés dans une publication scientifique de Jean Abélanet et
aspirais à les contempler dans leur environnement naturel. Mais, au lieu
d’elles, je trouvais de grandes dalles couvertes de graffiti plus ou moins
anciens. Certains m’étaient contemporains. D’autres ouvraient la porte de
siècles plus lointains. C’était le cas de cette date : 1609, qui semblait avoir
été inscrite la veille. Comme si le Temps, en ce lieu coupé du monde, ne
s’écoulait pas. Il y avait surtout beaucoup de marques de bergers, des
symboles élaborés qui, à présent coupés de leur sens, prenaient des allures
mystérieuses. On les aurait dit, pour certains, extraits de vieux grimoires de
magie.
En quête des figures anthropomorphiques qui m’avaient attiré là, je
parcourais les roches alentour, grimpais jusqu’au Lac du Diable, cherchais
encore dans ses alentours. Mais rien n’y faisait : les hommes et les femmes
dont je cherchais les représentations depuis plusieurs heures me demeuraient
invisibles.
Redescendant sur le site des grandes roches plates, je décidais d’en fixer
le souvenir photographique. Même si les graffiti laissés par les bergers de
jadis n’étaient pas l’objet de mon excursion, ils avaient quelque chose de
suffisamment émouvant pour que je souhaite en garder trace. Je commençais
donc à faire des photos. Et c’est alors que je m’attelais à cette tâche, couché
sur une des grandes dalles de schiste, que, dans la lumière qui commençait à
se dorer, je le vis m’apparaître…
Même si c’était bien un homme, ses yeux avaient quelque chose qui
n’était pas humain. Ils étaient comme deux lumineux soleils. De leurs
pupilles dardaient des rayons. Il y avait dans ce regard quelque chose de
profondément surnaturel. De sacré, même. Et puis d’étrange. Sa tête, au
même titre que ses yeux, était d’une taille démesurée par rapport à son corps.
Un corps fin, élancé, qui ne laissait voir aucun membre.
C’était un être d’un autre Temps. Il était à peine incisé dans la roche.
Bien moins marqué que les graffiti les plus récents. C’était pour cette raison
qu’il m’était jusque-là resté invisible. Jean Abelanet avait vu en lui un
chaman, et c’est exactement l’impression qu’il donnait. Je ne doutais pas de
venir de croiser le regard d’un sorcier. L’homme derrière ce masque ne
pouvait être que celui qui assurait la communication entre le groupe et
quelque chose qui le dépassait. La forme particulière de ses yeux laissait
deviner qu’il était le représentant d’une sorte de culte solaire. Idée d’autant
plus forte que ce genre de culte était presque systématiquement associé à la
présence d’un cours d’eau ou d’un lac.
Le sorcier fut ce jour-là l’extrémité du Fil d’Ariane que je n’avais plus
qu’à dérouler. Accoutumés à la facture de cette première gravure, mes yeux
ne tardèrent pas à retrouver les autres. Il leur suffisait à présent de déceler
cinq traits à peine incisés pour repérer l’existence d’une main ou d’un pied,
représentés l’un et l’autre par leurs cinq doigts. Il suffisait alors de suivre les
cinq doigts jusqu’au membre auquel ils étaient rattachés. Puis du membre
passer au corps. Du corps à la tête. Ainsi ressusciter ces images
insoupçonnées qui avaient traversé les siècles.
Le Temps s’était aboli. Je posais le doigt sur ces figures. L’objet
métallique qui les avait fait naître venait à peine de se détacher de la roche…
En cette fin d’après-midi, dans la vallée que seul emplissait le souffle d’une
légère brise et, de temps à autre, le sifflement des marmottes, je ressentis
profondément ce qu’était l’Éternité.
Chaque image découverte fut un saisissement, mais une autre, à côté de
celle du sorcier, m’impressionna particulièrement. C’était une figure
féminine. Une figure au corps ondulant, qui paraissait en train de danser.
Une particularité attirait l’attention : à chacune de ses oreilles était accroché
un pendentif. Un détail qui donnait une troublante humanité à cette femme
de pierre. À partir duquel elle semblait, d’une certaine façon, reprendre vie.
Il était difficile de ne pas imaginer que la danseuse ainsi parée avait officié
sous l’égide du Sorcier. Que sa figure à présent pétrifiée, figée par la main de
celui ou de celle qui l’avait vue, jadis carnée, s’était mue dans cette vallée
depuis longtemps rendue à son silence… S’était mue au rythme de ces
chants qui ouvrent la porte de l’Autre-Monde…
Les pétroglyphes d’Olargues (Hérault), situés à l’entrée du Val d’Enfer. La roche calcaire est couverte
de motifs symboliques dessinés par les hommes de l’Âge du Bronze. Des motifs souvent difficilement
compréhensibles, qui portent la trace d’anciennes croyances. En évoquant l’enfer, là, comme ailleurs,
la toponymie des Temps chrétiens exprime la diabolisation des anciens sites païens orchestrée par
l’Église.

Le vallon d’origine glacière de Peyra Escrita dans les Pyrénées-Orientales. Un lieu hors du monde et
du Temps, dont les dalles de schiste portent le souvenir gravé d’anciens cultes magiques. L’égrégore
de ceux-ci enveloppe encore le lieu d’une atmosphère particulière. Le Temps s’y abolit étrangement,
et lorsque la lune passe au-dessus des crêtes rocheuses, il semble que l’on ressente plus qu’ailleurs son
influence subtile…
Le « sorcier » de Peyra Escrita (Pyrénées-Orientales). Une figure millénaire, taillée dans le
schiste. Un homme portant un masque dont les yeux dardés de rayons solaires hypnotisent
le regard. Une figure puissante, non loin de laquelle figurent des danseuses à peine incisées
dans la roche. Les images pétrifiées d’anciens rites qui confèrent encore à ce lieu retiré une
dimension particulière.

1. ABÉLANET Jean, Lieux et légendes du Roussillon et des Pyrénées catalanes, Trabucaïre,


Canet, 2008, p. 105.
2. Ibid., p. 96.
47.
LA MÉMOIRE DES PIERRES

Les figures étranges que j’avais découvertes sur les roches gravées de
Peyre Escrite exerçaient sur moi comme un appel magnétique. Après mon
excursion dans la vallée de la Galba, où je suis depuis bien des fois retourné,
j’entrepris de retrouver d’autres gravures de ces Âges évanouis. Elles étaient
une des clefs du passé de ces lieux dont l’atmosphère me saisissait. Je les
cherchais donc à travers toute cette Terre magique que constitue la
Catalogne.
C’est à cette occasion que je découvris le village d’Err. Ce dernier
invitait à traverser le voile du Temps. Ainsi du vieux cimetière. De massives
pierres tombales du XVIIe siècle y côtoient d’anciennes tombes simplement
constituées d’une ardoise fichée dans la terre. Pas de nom. Pas de date.
L’homme rendu à l’infini. Libéré de toute identité restrictive. On ne pouvait
traverser les vieilles rues d’Err sans ressentir la présence de ce passé. Mais
au-delà des dernières maisons, par-delà les quelques champs qui les
séparaient du domaine sauvage, quelque chose de plus ancien m’appelait.
Dans l’air frais du matin, je m’engageais sur l’ancien chemin menant à
Notre-Dame de Nuria, sanctuaire de montagne situé par-delà les sommets. Je
le suivais un temps, avant de le quitter pour une étroite sente. Elle
redescendait vers le ruisseau d’Err pour aboutir au Pont de les Cabres, le
pont des chèvres. De ce dernier ne demeuraient que quelques vestiges.
Quelques blocs de granit empilés, laissant imaginer une arche emportée par
les flots.
À ses côtés gisait un gros bloc de schiste, reposant pour une part dans
l’eau, et pour l’autre sur la berge. La lumière du matin, encore tamisée par
les arbres alentour, éclairait suffisamment sa surface pour que j’y décèle
immédiatement des lignes finement taillées à sa surface. Des traits, des
hachures, se recouvrant les uns les autres, formant des motifs difficilement
lisibles, sinon pour quelques-uns. Il s’agissait de cercles dardés de rayons,
des motifs solaires, trace des anciens cultes. Après ce premier aperçu, je
contournais la roche, très inclinée, pour en découvrir l’autre pan. C’est là
que je trouvais la gravure la plus saisissante du bloc. Deux figures
anthropomorphes, disposées l’une à côté de l’autre. Un homme et une
femme stylisés. À la silhouette singulière, à la fois humaine et non humaine.
Contrairement aux figures que j’avais observées jusqu’à présent, celles-ci ne
possédaient, chacune, qu’une seule jambe, axe central autour duquel se
structurait tout le corps.
Le ruisseau emplissait l’étroite vallée de son chant éternel. Le soleil
lentement suivait sa course et sortait de l’ombre l’étrange couple. Il baignait
de sa lumière les fleurs alentour, et leur donnait, ce faisant, de nouvelles
couleurs. Une subtile et sublime transformation se réalisait en silence.
L’ancienne magie du lieu semblait à nouveau opérer.
Tout comme pour Peyre Escrite, c’est au bord d’un cours d’eau que les
gravures reposent. Là encore, le rapprochement constant de l’eau et du feu
solaire. De deux Éléments complémentaires. Le couple d’anthropomorphes
était le symbole de cette magie disparue. Une trace de son existence passée.
En le découvrant, Jean Abelenet y avait immédiatement vu une sorte d’ex-
voto commémorant une prière de fécondité. Fortement stylisés, l’homme et
la femme paraissent en effet laisser voir leurs sexes. Un cercle strié de
rayons pour la femme, une forme allongée, striée elle aussi, pour l’homme.
À côté de qui, une ramure végétale était un autre symbole de fécondité. Daté
du Moyen Âge, le couple témoignait ainsi de la subsistance de rites et de
prières aux forces de la Nature à travers les siècles.
Avant de quitter le site, je remarquais un autre bloc. Pris entre les arbres
au milieu de l’eau, il avait l’aspect d’un petit îlot isolé. Je décidai d’aller
l’examiner. Sa surface se révéla elle aussi couverte d’anciennes gravures.
Depuis des siècles, d’autres figures anthropomorphiques m’attendaient là.
L’une d’elles paraissait plus particulièrement conserver l’image d’anciens
rites. Une silhouette humaine levant les bras vers le ciel, dans la position
traditionnelle de la prière.
Il me fallut revenir sur les hauteurs dominant Err une nouvelle fois pour
découvrir d’autres figures gravées. Disposés sur les abords de l’antique
chemin de Notre-Dame de Nuria, les rochers desquels j’étais parti en quête
m’apparaissaient comme autant de jalons sur les anciennes voies parcourant
ces déserts de roches. Après avoir décelé des gravures sur un premier groupe
de rochers, j’entrepris de grimper plus haut, là où me semblait être ce qui
m’appelait ici. Très vite, sur ces pentes où, à part le genêt, rien ne semblait
croître, je découvrais deux figures très stylisées. Étaient-ce des figurations
humaines ? Je m’y attardais quelques minutes, puis mon regard fut attiré par
un bloc d’assez grande taille, situé quelques mètres plus haut. Alors que je
m’en approchais, des motifs commencèrent à se dessiner à sa surface. Des
lignes, des quadrillages. C’était sans nul doute là que se trouvait ce que
j’espérais voir. Effectivement, levant les yeux, au-dessus d’un pan de roche
brisé, j’observais, profondément ému, une écriture qui venait de bien loin
dans le Temps.
C’étaient des lettres aux allures de hiéroglyphes. Des lettres qui
n’avaient rien des caractères latins. Elles étaient inscrites là, dans la roche,
parfaitement visibles. Depuis le IIIe siècle avant notre ère, date à laquelle
elles avaient été tracées, elles n’avaient connu aucune altération. C’était la
même émotion saisissante que celle ressentie pour toutes les autres pierres
gravées vues jusqu’à présent. Mais là s’ajoutait quelque chose d’autre. La
forme étrangère des caractères leur donnait une aura plus mystérieuse
encore. C’était une voix – une voix humaine, à la langue à présent perdue –
qui s’était comme pétrifiée dans le schiste et qui, à 2300 ans d’intervalle,
continuait à me parler dans cette langue que je ne pouvais plus
comprendre… Que personne ne pouvait plus comprendre.
Le soleil, poursuivant sa course, révélait sans cesse davantage les
gravures figurant sur la paroi rocheuse. Lorsqu’au bout de quelques heures il
fut complètement face à elle, il en révéla de si finement incisées que je ne les
avais pas vues jusqu’alors. C’était comme si il fallait ce mariage entre l’astre
et la roche pour que celle-ci se mette à pleinement formuler son chant
séculaire.
Mon œil exercé par les heures découvrait des silhouettes animales aux
longues cornes – vague évocation d’antilopes. Plus haut sur la roche, bien
au-dessus des écritures ibères, un grand anthropomorphe étendait autour de
son corps ses deux bras aux doigts bien marqués. Au bas de la roche, près
des zones striées, deux cercles rayonnants étaient comme deux images du
soleil projetées sur le schiste. Et puis il y avait cette étonnante, cette
singulière figure…
Que représentait-elle ?
C’était une créature au crâne assez ovoïde, aux grands yeux en amande.
Une vision presque extraterrestre. Quelque chose qui n’était en tout cas pas
humain, appartenait à une autre réalité. Son corps était très étrange. Il n’avait
rien du réalisme, même schématique, de tous les autres anthropomorphes.
On y reconnaissait comme deux mains, mais elles avaient plus l’aspect de
nageoires. Et puis, ce corps aux formes courbes, n’avait pas de pieds. Il se
terminait comme une flamme… Était-ce un esprit ? Une entité surnaturelle
jadis vénérée en ces lieux ? Là encore, il n’y avait pas de réponse. Juste une
profonde énigme, qui trouvait peut-être sa résolution quelque part dans ces
montagnes…

Au-dessus du village d’Err, dans les Pyrénées-Orientales. Un bloc de schiste gisant dans un ruisseau a
jadis été couvert d’étranges gravures. Deux personnages côte à côte, une femme et un homme, tracés
là au Moyen Âge, témoignent de la survivance d’anciens cultes à la fécondité. Tout comme la femme,
l’homme ici représenté est très stylisé. Un caractère « étranger » qui rend sa vision d’autant plus
fascinante.
Au-dessus du village d’Err, dans les Pyrénées-Orientales. Des caractères ibériques tracés sur la roche
depuis des millénaires. Une langue perdue, devenue incompréhensible. Les montagnes pyrénéennes
ont gardé sur certaines de leurs roches des inscriptions de ce type, venues du monde d’avant l’Ère
chrétienne. Celle-ci fut la première sur laquelle je posais les yeux, l’âme émue. J’étais comme devant
un énigmatique Sphinx, et peu m’importait de ne pouvoir répondre à sa question. Je voyais malgré
tout l’Ancien Monde de mes yeux de chair…
Au-dessus du village d’Err, dans les Pyrénées-Orientales. Dans la solitude des montagnes, sur la
même roche qui a gardé à travers les siècles les énigmatiques formules tracées en caractères ibériques,
se découvre une singulière entité au crâne ovoïde et aux grands yeux en amande. Un être de l’Autre-
Monde tracé là par une homme ou une femme qui l’a peut-être vu de ses propres yeux…
Au-dessus d’Osséja, dans les Pyrénées-Orientales. Ceux qui connaissent l’emplacement de ces
gravures jamais ne le diront. Il faut passer des heures dans la montagne pour les retrouver à son
tour, le cœur plein d’émotion. Le soleil commençait à décliner au terme d’une journée passée à
scruter d’autres roches gravées et à prospecter les environs. C’est alors que je découvris,
dissimulé par des herbes, ce personnage armé d’une lance. Il avait été dessiné au Moyen Âge
pourtant on eût dit que son tracé ne datait que d’hier. C’est en ce genre d’instant qu’une certaine
forme d’immortalité devient tangible…
Au-dessus d’Osséja, dans les Pyrénées-Orientales. Un autre personnage, voisin du précédent. Lui aussi
dessiné là au Moyen Âge. Ses traits stylisés lui donnent l’aspect d’un étrange fantôme. Lorsqu’il fut
réalisé, il représentait pourtant un individu bien vivant. Mais tout comme la main qui l’avait tracé sur
la roche, le Temps l’avait spectralisé…
Ailleurs au-dessus d’Osséja (Pyrénées-Orientales), une autre roche cherchée des heures durant et
trouvée dans l’émerveillement. J’aperçus d’abord un cavalier chevauchant sa monture. Puis à mesure
que j’observais le rocher, d’autres sortirent de l’invisible… Chacun me saisissait et m’emportait dans
ce Temps où ils avaient vécu…
Au-dessus d’Osséja (Pyrénées-Orientales). Un autre cheval et son cavalier, œuvre du Moyen Âge. Plus
bas sur la roche est figurée une plus difficilement lisible chasse au cerf. Même une fois retrouvées, les
roches gravées ne livrent pas immédiatement leurs secrets. Il faut passer des heures près d’elles, dans
le silence et la solitude, l’œil concentré et sensible, pour déceler un à un chaque motif couvrant leur
surface. Par les figures oubliées et ainsi ressuscitées les unes après les autres, elles offrent un
émerveillement sans cesse renouvelé. C’est une véritable méditation sur la Pierre.
48.
SUR LE CHEMIN DE NURIA

Une profonde énigme, qui trouvait peut-être sa résolution quelque part


dans ces montagnes…
La destination de l’antique chemin sur les abords duquel se trouvaient
les mystérieuses roches gravées m’interpelait. C’était le sanctuaire de Notre-
Dame de Nuria, situé dans les montagnes espagnoles à quelque cinq heures
de marche de là. Les lieux de culte chrétiens ont bien souvent, pour ne pas
dire tout le temps, pris la place d’anciens lieux sacrés. Il est établi que les
sanctuaires mariaux de Catalogne sont tous des anciens lieux de culte aux «
brillantes jeunes filles ». Lieux de culte mariaux et ermitages catalans se
trouvent, quasi systématiquement, à proximité de sources antérieurement
consacrées par les cultes païens des divinités féminines 1.
Ainsi, le grand nombre de sites miraculeux dédiés à la Vierge que
concentrent les Pyrénées sont-ils autant de survivances des sanctuaires
païens. Un phénomène de travestissement qui se retrouve sur tout le
territoire français. L’exemple le plus saisissant est celui de Notre-Dame du
Val des Nymphes, dans la Drôme, dont le nom a conservé de façon
extrêmement troublante le souvenir des Temps romains. La Vierge honorée y
apparaît ainsi plus qu’ailleurs comme un avatar des déesses païennes. Un
autel votif dédié aux « Mères Nymphes » (« Matris Nymphis ») retrouvé
dans le Val est d’ailleurs pieusement conservé dans l’église voisine de la
Garde-Adhémar. Quant à la chapelle romane du Val des Nymphes, ses
vestiges, environnés de vieux chênes et d’un bassin qu’alimente une source,
se confondent à l’image fantomatique d’un ancien temple romain. Et l’on
croit voir, passer dans les eaux calmes, le reflet des tuniques blanches des
prêtresses de jadis…
De plus en plus sensible aux anciens dieux, je me sentais comme appelé
par le sanctuaire de Nuria. Il se trouvait peut-être à l’emplacement d’un lieu
de culte aux divinités dont les roches d’Err gardaient le souvenir.
Quelques recherches confirmèrent vite ce sentiment. Je me plongeais
dans la lecture d’un ouvrage sur le pèlerinage publié au XIXe siècle. Tout y
laissait paraître que Notre-Dame de Nuria avait gardé l’égrégore d’anciens
cultes païens. Avant sa christianisation, ce secteur de la montagne était décrit
comme voué aux esprits infernaux, ce qui, comme ailleurs, témoigne de la
présence de cultes païens. « Les animaux sauvages en troublaient seuls la
solitude, et à leurs cris se joignaient, d’après d’anciens manuscrits, les
hurlements des esprits infernaux » 2. Le plus fascinant était que des rites
remontant à la nuit des Temps s’étaient conservés à travers le culte chrétien.
L’auteur du vieil ouvrage y décrivait comment le buis entourant le sanctuaire
passait pour avoir des vertus particulières, avant de noter que : « Les pèlerins
se tressent des couronnes avec les branches de ce buis ; ils en ceignent leurs
fronts, à leur descente de la sainte montagne… » 3 Il mentionnait aussi le
culte des cristaux se trouvant dans la grotte où avait été, selon la tradition,
retrouvée la statue de la Vierge. « Le soleil donne à cette pierre l’éclat du
cristal. Malgré la quantité emportée par les pèlerins depuis huit siècles, la
pierre de la grotte n’a pas diminué. Aucun de ceux qui viennent à Nuria ne
quitte la montagne sans en prendre une certaine quantité… »
Que le culte de la Vierge de Nuria fût la perpétuation des anciens cultes
semble inscrit dans l’histoire de sa statue. Une statue de couleur noire,
précisément d’« un brun très foncé » 4. Couleur qui a donné à la Vierge de
Nuria le surnom de moreneta du Pirineu, la petite noire des Pyrénées. Elle
fut en effet exhumée de sous terre. C’est – comme pour quasiment tous les
sanctuaires catalans – un bœuf qui l’aurait miraculeusement découverte. Jour
après jour, celui-ci, animal un peu spécial, se tenant à l’écart des autres,
gratte obstinément la terre au même endroit. Intrigué par son comportement,
les bergers alentour finissent par chercher à en comprendre l’origine
mystérieuse. « Cependant la persévérance du taureau ouvrit les yeux aux
bergers ; ils virent un mystère caché sous cette obstination d’un animal sans
raison. Un jour, deux de ces hommes montés sur une cime élevée
contemplaient de ce point le taureau mystérieux ; tout à coup l’un d’eux, pris
d’une résolution subite, descendit précipitamment de son poste
d’observation pour aller s’assurer par lui-même quelle pouvait être la cause
de la persévérance opiniâtre du taureau ; l’autre berger entraîné par son ami
le suivit, et tous deux se rendirent directement dans l’endroit où le taureau
n’avait cessé d’entr’ouvrir la terre avec son pied. Là, la roche s’était séparée,
les deux bergers s’aidèrent de leurs bâtons pour agrandir encore la fente ; le
son produit par leurs coups les convainquit qu’au-dessous de cette
excavation se trouvait un creux. Ils coururent au lieu où ils avaient laissé
leurs bêches afin de creuser la terre plus profondément. En effet, à peine
eurent-ils pioché quelques instants, qu’ils trouvèrent un pan de mur ; la
grotte était fermée par cette maçonnerie ; ils en firent tomber une partie, de
manière à pratiquer une ouverture assez large qui permit de voir dans
l’intérieur. Mais, ô merveille ! il sortit aussitôt de cette excavation une clarté
resplendissante, et il s’en exhala une odeur des plus suaves. À cette vue,
l’étonnement des bergers fut inexprimable ! Pendant un assez long temps
leur surprise ne leur permit pas de regarder ce que renfermait la grotte,
cependant la clarté et l’odeur qui s’en exhalaient leur indiquaient assez
quelque fait miraculeux. Celui qui, le premier, avait percé le mur, dit à son
compagnon : Je me recommande à Dieu et à la Vierge Marie, et je vais entrer
ici ! Résolu et confiant, il pénètre dans la grotte, et il a l’inestimable bonheur
de découvrir la sainte Image de la Souveraine Reine et très-pure Vierge,
Mère du Fils de Dieu, Marie notre divine Mère ! À côté de la statue étaient
une croix, une cloche et une sorte de marmite en cuivre appelée en catalan
ouille » 5.
Le récit s’enveloppait de merveilleux, mais il portait certainement le
souvenir d’une authentique découverte archéologique, de l’exhumation en
cette grotte close pendant des siècles et brusquement retrouvée d’une
divinité bien antérieure à la Vierge chrétienne. Une divinité qui avait
continué à exercer son influence sur les consciences. Le culte de la Vierge de
Nuria reste ainsi, à travers les siècles, lié à la fécondité. Plusieurs des
miracles qui lui sont attribués l’invoquent. Au XVIIe siècle, un couple stérile,
qui, après un pèlerinage à Nuria, enfante de jumeaux, offre au sanctuaire un
ex-voto de cire de la même taille que les enfants nouveau-nés 6. En 1447, une
femme, obtenant la même satisfaction, prénomme son enfant Nuri. Au fil des
siècles, d’autres femmes arrachées à leur stérilité offrent à la Vierge de Nuria
des ex-voto en cire. Toujours sur le même rite : des images de nouveau-né
faisant la même taille que celui qu’elles viennent de mettre au monde.
C’est durant la période automnale que je pris le chemin de Nuria en
partant d’Err. Cinq heures de marche continue à travers les montagnes, dans
des paysages sublimes. Une solitude totale. Un grand silence enchanté par le
brame des cerfs qui montaient de certaines vallées encaissées. La rencontre
magique avec les habitants des lieux : isards, bouquetins et marmottes.
L’arrivée à Nuria rompit ce grand silence. Côté espagnol, un train à
crémaillère conduit en effet jusqu’au sanctuaire. Le lieu était envahi par la
foule. La Vierge gardait son aura païenne mais j’aurais aimé la découvrir
dans le silence et la solitude. Venir vers elle comme Durtal entre dans les
églises et les cathédrales sous la plume de Huysmanns (1848-1907). « […]Je
n’aime guère les dévotions en commun quand Notre-Dame tient ses assises
solennelles, je m’absente et j’attends pour la visiter qu’Elle soit seule. Les
multitudes bramant des cantiques, avec des yeux qui rampent ou cherchent
des épingles à terre sous prétexte d’onction, m’excèdent. Je suis pour les
Reines délaissées, pour les églises désertes, pour les chapelles noires. Je suis
de l’avis de saint Jean de la Croix qui avoue ne pas aimer les pèlerinages des
foules, parce que l’on en revient encore plus distrait qu’on y est allé. Non, ce
qu’il me coûte un peu de quitter en m’éloignant de Chartres, c’est justement
ce silence, cette solitude de la cathédrale, ces entretiens dans la nuit de la
crypte et le crépuscule de la nef avec la Vierge. Ah ! c’est ici, seulement
qu’on est auprès d’Elle et qu’on la voit 7 ! »
Je ne retrouvais le saint silence qu’après avoir quitté le sanctuaire.
Gravissant les montagnes, je fus bientôt interppelé par la vision de trois
bouquetins se battant sur des pierriers situés face à moi. Les trois animaux
s’éloignaient pour, ensuite, fondre à toute vitesse les uns sur les autres.
S’ensuivait un fracas de cornes qu’amplifiait le relief. Le mouvement ne
cessait d’être répété. Pareil à l’image d’un cœur qui battait depuis des siècles
et des siècles.
Les heures qui passaient me forcèrent seules à m’arracher à cette magie.
Plus tard, je traversais une vallée, où je surprenais un troupeau d’isards. Je
marchais seul parmi eux. Puis, comme au matin, ce fut le brame montant des
bois. Une voix ancestrale sortie des entrailles de la forêt. Et enfin, la vision
magnifique d’un cerf, entouré de deux biches. Ils se tenaient à quelques
mètres de moi. Le cerf me fixait. Animal superbe, plein de majesté. Durant
quelques instants, je me demandais s’il allait me charger, ou rester à
distance. Puis il prit tranquillement la fuite, disparaissant progressivement
dans la végétation. Se rendant invisible à la façon d’un esprit.
J’eus la sensation d’avoir croisé le dieu celte Cernunnos… L’antique
Dieu cerf, symbole de la résurrection et de la fécondité.
J’avais trouvé ce que j’étais venu chercher.
Notre-Dame du Val des Nymphes (Drôme). Comme un fantôme du passé apparaissant au milieu des
chênes centenaires, le sanctuaire abandonné est le témoin silencieux de la continuité entre les cultes
aux divinités féminines de l’Antiquité et le culte marial des chrétiens. Église aux allures de temple
romain, il se dresse au-dessus des eaux où l’œil de l’Âme voit passer d’évanescentes silhouettes
féminines. Toutes de blanc vêtues, ce sont les déesses des Temps païens que regrette un vieux poème
semblant flotter dans l’air. « La saveur d’un fruit mûr et la chaleur de l’ambre Vivent dans la souplesse
et l’éclat de leur chair, Et le désir de mordre est dans leur regard clair, Dans l’étirement âpre et lassé
de leur membre. Leur prunelle verdâtre, où nagent assombris Le reflet de la source et le bleu des iris,
A le calme accablant des lentes attirances. »
Église de la Garde-Adhémar (Drôme). À l’entrée du sanctuaire, repose un autel votif d’époque
romaine retrouvé au Val des Nymphes. On y lit encore le nom des Matris Nymphis (« Mères Nymphes
») auxquelles il est dédié…
Vitrail de Notre-Dame de Nuria (Espagne). Il figure la vierge noire dont la statue fut retrouvée dans
une grotte murée dans les montagnes. Une incarnation chrétienne d’une ancienne déesse païenne, jadis
vénérée dans la solitude sainte des Hauteurs…
Selon la tradition, la grotte enfermant la statue de Notre-Dame de Nuria (Espagne) aurait été retrouvée
grâce à un bœuf grattant le sol systématiquement au même endroit. Les découvertes mystiques ou
sacrées réalisées grâce à des bovidés sont au centre de nombreuses légendes. C’est ainsi grâce à un
bœuf qu’Attila (vers 395 -453) aurait retrouvé l’épée d’Arès, objet sacré qui « avait été caché dans les
anciens temps ». En Catalogne, de nombreuses statues de Vierges auraient été retrouvées par
l’intermédiaire d’un bœuf. Cette fréquente association entre la Vierge et le Taureau n’est certes pas
anodine.

1. BONHOMME-TROGNO Marie-Jeanne, « Les lieux de cultes païens et la dévotion mariale


en Catalogne nord » in Roches ornées roches dressées. Aux sources des arts et des mythes, les
hommes et leur terre en Pyrénées de l’Est, Collection Études, Presses Universitaires de
Perpignan, Perpignan, 2005, pp. 543-548.
2. Histoire de l’ermitage de Notre-Dame de Nuria et des principaux Miracles qui s’y sont
opérés ; traduite du Catalan par Mme L. de P…, Rougers frères et Delahaut, Toulouse, 1867, p.
67.
3. Ibid., p. 15.
4. Ibid., p. 113.
5. Ibid., pp. 78-79.
6. Ibid., p. 130.
7. HUYSMANS Joris-Karl, La Cathédrale, Stock, Paris, 1898, p. 484.
PARTIE VI
LA NOUVELLE ATLANTIDE

« Il a jadis existé dans l’océan Atlantique, face à l’issue de la


Méditerranée, une grande île, reste d’un continent atlantique, et
connue du monde antique sous le nom d’Atlantide. La description de
cette île donnée par Platon n’est pas, comme on l’a longtemps
supposé, une fable mais une histoire véritable. […] L’Atlantide fut le
vrai monde antédiluvien : le jardin d’Eden, les jardins des Hespérides,
les Champs Élysées, les jardins d’Alcinoos, l’Omphalos, l’Olympe,
l’Asgard des nations antiques. Elle représenta là une mémoire
universelle d’un grand pays, où l’humanité primitive habita pendant
des siècles dans la paix et le bonheur. Les dieux et les déesses des
Grecs de l’Antiquité, des Phéniciens, des Hindous et des Scandinaves
furent simplement les rois, les reines et les héros de l’Atlantide, et les
actions qui leur sont attribuées sont un souvenir confus d’événements
historiques réels. […] L’Atlantide périt dans une terrible convulsion
de la nature, au cours de laquelle l’île dans sa totalité sombra dans
l’Océan, avec presque tous ses habitants. Un petit nombre de
personnes réussirent à s’échapper sur des bateaux et des radeaux, et
portèrent aux nations de l’Est et de l’Ouest les nouvelles de la
terrifiante catastrophe, dont le renom survécut jusqu’à nous sous la
forme du Grand Flot et des légendes du Déluge, des différentes
nations de l’Ancien et du Nouveau monde. »
Ignatus Donnely, Atlantis : The Antediluvian World, 1882.
49.
LA DERNIÈRE DE SA LIGNÉE

C’est dans la grande solitude de la Nature, dans ces contrées sauvages


où l’on ne croise personne, que s’ouvrent les portes des anciennes religions.
Celles qui n’avaient pas séparé l’homme de la Nature. Qui voyaient en
celle-ci un Temple, et en ses émanations animales et végétales des dieux.
Croiser le regard d’un animal sauvage, poser sa main sur l’écorce
centenaire d’un arbre, sentir la chaleur du soleil sur sa peau, perdre son
regard dans l’éclat des étoiles et se laisser enlever par elles… Tout cela
permet de retrouver ces sensations qui ont donné toute leur puissance aux
anciens dieux. De retrouver en soi une conscience étouffée, enfouie par la «
civilisation ». De pouvoir comprendre ce que veut véritablement dire
l’énigmatique héroïne du Passage pour un autre monde d’Algernon
Blackwood. « C’est cela qui s’appelle vivre, ajouta-t-elle avec un rire qui
faisait briller ses yeux. Le vent, la pluie vous fouette le visage […]. Vous
avez l’impression d’appartenir à la nature. Les portes sont ouvertes, en
quelque sorte. C’est pour cette vie-là que nous étions faits, j’en suis
convaincue » 1.
Les anciennes divinités n’étaient-elles que le fruit de ce saisissement ?
Ou ce saisissement était-il leur façon de se manifester ? L’origine, la
définition même, de ce qu’on appelle la spiritualité reste un profond
Mystère. La seule certitude en la matière est qu’il est possible, dès lors que
l’on s’arrache aux croyances humaines, d’ouvrir certaines portes qui
permettent à celui qui les franchit de sentir couler en ses veines le chant de
l’Infini.
Fut-il un Temps où une Science spirituelle existait qui expliquait ce
chemin que ne peuvent plus accomplir aujourd’hui que quelques esprits
solitaires ? Une Science spirituelle perdue, fragmentée, à la suite d’un
cataclysme qui aurait menacé d’extinction l’humanité, ou une partie de cette
dernière ? Étrange supposition que celle-ci, qui pourtant, peu à peu, se
dessinait, à mesure que je soulevais le voile des anciens mythes pour tenter
de voir ce qui se cachait derrière eux. Car les montagnes murmuraient des
secrets plus anciens encore que ceux des prêtresses et des sorciers qui
avaient trouvé refuge en leurs sublimes hauteurs.
En effet, le Canigou comme les Pyrénées ne cristallisent pas seulement
les légendes reflétant les anciens cultes. Les récits qui les hantent évoquent
aussi les Temps antédiluviens, ceux d’avant l’humanité présente. L’image
du grand Déluge s’est fixée dans les hauteurs du Canigou. La mémoire
orale des bergers a, de siècle en siècle, conservé au sujet de ce dernier une
tradition le reliant directement au Déluge biblique. Des anneaux
métalliques, fixés sur les hauteurs du Barbet, passaient pour avoir été les
amarres de fixation de l’Arche de Noé au sommet du massif. Je les ai
plusieurs fois cherchés, vainement. Sans doute ont-ils depuis longtemps
disparu. Les mêmes traditions affirmaient que l’Arche elle-même reposait
dans la montagne. Elle se trouverait prise dans les glaces qui jamais ne
fondent situées entre le Canigou et le Barbet, au pied de ces deux hauteurs
dressées vers le Ciel. Un lieu à l’atmosphère particulière – dont le silence
profond n’est troublé que du cri des corbeaux s’élançant des falaises. Un
chaos de roches entassées les unes sur les autres, que la glace et la neige
révèlent partiellement durant l’été.
Jacint Verdaguer s’était laissé traverser par ces vieilles légendes. Sous
leur impulsion, il avait écrit L’Atlantide. Long poème consacré à Hercule,
gardien du grand secret des Pyrénées. Long poème où l’énigmatique Pyrène
livre son secret au héros, qui la rencontre dans une caverne à ours située sur
les flancs du Canigou 2. Princesse de sang royal, Pyrène est la dernière de sa
race 3. Une race ancestrale, qui remonte à Noé. Et qui, à cause de cela,
conserva pieusement à travers les siècles des reliques sacrées ainsi que la
doctrine première « que l’Arche, dans son sein, sauva des flots
vainqueurs 4… »
Verdaguer n’invente rien. Il ne fait que compiler de vieilles traditions
affirmant que le patriarche bibliqueTubal, fils de Japhet et donc petit-fils de
Noé, fut l’ancêtre des Ibères. Cette tradition fut notamment rapportée par
l’historien Flavius Josèphe (37-100). À travers elle, Pyrène prenait le
troublant visage d’une divinité ou d’une femme bien réelle appartenant à
une humanité d’avant l’humanité.
L’Histoire d’une lignée disparue, la survivance éphémère d’une race
arrachée à sa fin. Telle pourrait être une façon de résumer L’Atlantide de
Verdaguer. Après la mort de Pyrène, à qui Hercule construit un mausolée
dans les montagnes, Verdaguer va en effet s’attarder à raconter la survie
occulte, puis la disparition, d’une autre lignée – mais n’est-ce pas la même ?
– celle des Atlantes.
Les Atlantes. Les habitants de la mythique île de l’Atlantide évoquée
par Platon (428/427 av. J.-C. - 348/347 av. J.-C.) à partir de traditions
antérieures. Une civilisation plus évoluée que toutes les autres, mais qui,
perdant de vue la Science spirituelle, la corrompant, se condamne à sa
propre fin. Provoque le cataclysme final qui engloutira l’île en une seule
nuit. Une histoire de submersion qui n’est pas sans rappeler le Déluge
biblique.
Pour Verdaguer, les Atlantes ont réellement existé. Ils sont les Titans
des mythes. Les Géants évoqués par la Bible. D’eux, il a traqué le souvenir
dans les livres et les traditions recueillies lors de ses voyages. Verdaguer
s’est, notamment, intéressé aux écrits d’Antonio de Herrera (1549-1626),
historien des colonies espagnoles. Hererra a consigné plusieurs légendes
sud-américaines relatives aux Géants. Des récits éclairants aux yeux de
Verdaguer, pour qui l’Amérique du Sud avait été en contact avec la
civilisation atlante. Le prêtre est plus encore fasciné par ce que dit Herrera
des traditions orales en vigueur sur les îles Canaries. L’une de celles qu’il a
recueillies garde « le souvenir d’une race de géants qui avait été exterminée
par le Ciel, à cause de son impiété, à l’endroit même qui conserve le nom de
Pueblo Quemado 5 ». Pour Verdaguer il ne fait pas de doute que l’historicité
de ces traditions soit corroborée par d’autres éléments. Des découvertes
archéologiques dont les insulaires ont conservé la mémoire. L’une d’elles le
fascine. « Au sommet du Teyde, on aurait trouvé des ossements colossaux,
que l’on supposait être les dépouilles d’hommes qui, dans des siècles très
reculés, se révoltèrent contre Dieu. »
… Je m’étais d’autant plus absorbé dans la lecture de l’œuvre poétique
de Verdaguer qu’elle reflétait cette quête véritablement vécue du continent
perdu. Lequel semblait en permanence se deviner derrière les mystères
pyrénéens. Car c’était là que, pour Verdaguer, les derniers Atlantes s’étaient
réfugiés.
D’après les traditions recueillies et interprétées par le prêtre catalan,
Hercule avait sauvé du cataclysme final la reine des Atlantes, Hespérie. Il
l’avait emmenée jusqu’en Ibérie (Espagne actuelle) où il lui avait donné une
descendance. Descendance occulte, à la durée de vie éphémère, qui
parcourut ces terres nouvelles en sachant qu’elles ne tarderaient pas à être
son tombeau. Installés en Catalogne, ces derniers Atlantes n’eurent que le
temps d’y laisser quelques témoignages de leur existence. « Demain, tertres,
dolmens, que nos mains élevèrent, Auront, enfants bâtards, oublié notre
nom. Ils répondront : “C’est là que des géants passèrent ” / Aux siècles qui
voudront en savoir la raison 6. »
La dernière reine d’une race éteinte. L’ultime détentrice d’une Tradition
spirituelle perdue. Dans la confusion des traditions diverses apparaissait le
regard de Celle dont les montagnes avaient gardé le souvenir. Un regard qui
remontait à cette grande Aube Dorée qui aurait précédé l’Histoire de
l’Humanité. Elle se tenait silencieusement derrière ces récits ancestraux
dont la trame initiale n’avait pu traverser les siècles qu’en se voilant. Elle
me fixait, fascinante et puissante, et autour d’elle se devinaient à présent les
silhouettes de brume de ceux de sa race. Ceux en qui la mémoire des
hommes n’avait pas tardé à voir les « Géants » des Temps anciens.

1. BLACKWOOD Algernon, L’homme que les arbres aimaient, éditions de l’Arbre Vengeur,
Talence, 2011, p. 111.
2. VERDAGUER Jacinto, L’Atlantide, poème catalan, Imprimerie centrale du Midi / Hamelin
Frère, Montpellier, 1900, p. 21.
3. Ibid., p. 23.
4. Ibid., p. 22.
5. Ibid., p. 201.
6. Ibid., p. 41.
50.
SUR LA TERRE DES TITANS

Les Géants. Ceux d’autrefois. D’avant l’humanité présente. Bien des


légendes pyrénéennes les mentionnent. Certains toponymes ne peuvent
d’ailleurs se comprendre qu’en connaissant ce légendaire. C’est le cas pour
le Pic de Set Homes (Pic des sept hommes) (2651 mètres) et pour le Pic de
Tres Vents (2731 mètres), plus anciennement appelé Pic de Tretze Vents (Pic
des treize vents), sur la même ligne de crêtes du massif du Canigou. Selon la
tradition, sept géants se seraient donné rendez-vous au sommet de ce pic
pour comploter. Leur but était de grimper jusqu’au ciel, et de renverser Dieu
pour s’emparer du monde. Afin d’empêcher quiconque de les entraver, ils
déchainèrent treize vents furieux, soufflant de toutes parts. Mais malgré cette
précaution, Dieu déjoua leur plan et les pétrifia. Derrière cette histoire
chrétienne se devine une histoire plus ancienne, remontant à la mythologie
antique. La tentative de conquête de l’Olympe par les Géants voulant
atteindre Jupiter et le détrôner 1.
Ces légendes des Géants des Pyrénées n’étaient-elles que le produit de la
lente altération des mythes, de leur transformation en légendes à travers les
siècles ? Sans doute pour certaines… Mais d’autres évocations des Géants
me semblaient échapper à ce phénomène. C’était une série de toponymes
situés dans un secteur relativement restreint de la chaîne montagneuse. Le
Pic de la fossa del Gegant (2799 mètres) et le Pic del Gegant (2881 mètres)
situés au-dessus des étangs de la Carança. Pas très loin à vol d’oiseau se
situait encore un Coll de la Geganta. Autant de noms qui ont traversé le
Temps et attestent de légendaires aujourd’hui disparus 2. En effet, plus
aucune tradition orale n’est là pour expliquer l’origine de ces toponymes.
Le Pic de la Fossa del Gegant me fascinait plus que les autres. La fossa
del Gegant, la tombe du Géant. Ce nom m’apportait d’épars souvenirs de
textes remontant à une époque où l’humanité croyait en l’existence des
Géants. Parfois même, retrouvait certains de leurs restes.
La Littérature antique foisonne de récits signalant de telles découvertes.
Il ne s’agit pas là d’écrits mythologiques, consacrés à un autre Temps, mais
de relations de nature archéologique. Si elle a commencé à prendre une
forme scientifique au XIXe siècle, l’archéologie a, sous des formes certes
différentes, existé dès l’Antiquité. Les romains furent tout aussi épris des
ruines et de leurs secrets que les archéologues qui, des siècles plus tard,
s’intéressèrent à retrouver les restes de l’Empire évanoui. Ainsi leurs écrits
comptent-ils bien des récits de découvertes, dont certaines nous ouvrent les
portes d’un monde oublié.
Solin, qui vécut vers le IIIe siècle, évoque la mise au jour des restes
supposés d’Oreste et affirme que son squelette témoigne de la taille élevée
des « hommes d’autrefois ». Philostrate d’Athènes (mort vers 244/249), dans
sa vie du philosophe thaumaturge Apollonius de Tyane (16 - 97/98), fait
admettre à ce dernier « qu’il a existé des géants et qu’en plusieurs lieux des
tombeaux entrouverts nous ont révélé des corps de leur taille. » (V. Apoll V,
16) 3 Plutarque (45-120) rapporte de son côté que Sertorius, doutant de la
grandeur que les habitants de Tanger donnaient à Antée, fit ouvrir son
tombeau à Lixus. On y aurait alors découvert un corps long de soixante
coudées, soit près de 27 mètres (Plutarque, Sertorius 9, 6-7) !
Si l’exhumation est ici le résultat de fouilles intentionnelles, dans de
nombreux cas, elle est le fruit du hasard. Les récits de telles découvertes,
généralement faites dans des lieux sauvages, sont fréquents. Le géographe
Pausanias (vers 115-vers 180) rapporte qu’au sommet d’une colline de
Temenothyrae (Ushak) en Lydie, furent découverts des ossements dont la
taille semblait exclure leur appartenance à un être humain. Pourtant
l’ensemble du squelette, parfaitement conservé, ne laissait aucun doute à ce
sujet. Il ne pouvait s’agir d’autre chose que d’un crâne humain. Suite à cette
découverte, le bruit se répandit qu’il s’agissait des ossements de Géryon,
géant terrassé par Hercule lors de son dixième Travail. (I, 35, 7).
À en croire les auteurs de l’Antiquité, c’est souvent à l’occasion de
catastrophes naturelles que le sol éventré livra ses secrets. Les secousses
sismiques mirent au jour plusieurs tombes extraordinaires. Pline l’Ancien
(23-79) (NH 7, 73) affirme que la taille de la race humaine « s’amoindrit de
jour en jour » et, pour appuyer ses dires, signale qu’en Crète « lors d’un
tremblement du sol qui entrouvrit une montagne, on découvrit un corps
debout mesurant quarante-six coudées », c’est-à-dire 20,50 mètres de long.
Les traditions attribuaient ce corps tantôt à Orion, tantôt à Otus. Au IIe siècle,
Phlégon de Thralles affirme qu’un tremblement de terre mit au jour, dans
une montagne du Bosphore cimmérien, des ossements correspondant à un
cadavre de quarante pieds de long, soit plus de 10,50 mètres (FgH, II, B, no
257, p. 1165 s.). Apollinèdes de Nicée rapporte de son côté qu’un séisme
déterra un corps de géant dans le Pont. Une dent ainsi qu’un pied de cet être
titanesque furent alors envoyés à l’empereur Tibère (42 av. J.-C. -37). Ce
dernier confia l’étude des restes au géomètre Pulcher, qui eut en charge de
réaliser un plâtre d’un homme correspondant, proportionnellement, aux
ossements rapportés.
Dans d’autres cas, ce sont des pluies torrentielles qui déterrent des
squelettes de géants. Solin mentionne une découverte de ce type, avec de
telles précisions, que son récit paraît peut-être plus troublant que tous les
autres. Il affirme que, lors d’une expédition conduite en 68-67 av. J.-C. par
Q. Caecilius Metellus, qui reçut plus tard le surnom de Creticus, une
inondation provoqua d’énormes crevasses. Au fond d’une de celles-ci fut
mis au jour un squelette de trente-trois coudées, soit 14,65 mètres.
Émerveillé de cette découverte, Metellus fit venir son lieutenant, L. Flaccus,
qui refusa de croire à la véracité des faits, jusqu’à voir l’incroyable squelette
de ses propres yeux.
Le Pic de la fossa del Gegant était-il associé à une découverte de ce type
? La mémoire fragmentaire des hommes n’en avait pas gardé le souvenir
dans les traditions orales. Mais le nom du pic laissait imaginer une histoire
oubliée. Sous le ciel bleu de juin, j’en entrepris l’ascension. Je voulais
toucher le lieu par un autre intermédiaire que les livres et les cartes
anciennes.
Depuis Planès, que domine sa singulière église, il faut plusieurs heures
de marche à travers des paysages grandioses pour atteindre cette Terre que
l’on pourrait qualifier de Terre des Titans. Il y a, dans la montagne, dans ses
chaos de roche, et la puissance des éléments que l’on y décèle à chaque
regard, quelque chose de primitif qui nous ramène à la force qui a engendré
le monde. Après avoir atteint les crêtes prolongeant le Pic de les Nou Fonts
et ses 2861 mètres, je pouvais embrasser du regard à la fois le tout proche
Pic de la Fossa del Gegant, et le plus lointain Pic du Géant. Mon chemin se
poursuivit alors, au milieu des roches, jusqu’au sommet du Pic de la Fossa
del Gegant. C’est un immense promontoire au centre duquel passe la
frontière espagnole et qui domine un horizon infini. Des croix mémorielles
sont fichées là dans la roche. Plus loin, sur le sommet, une croix isolée
semble ouvrir une porte entre le Ciel et la Terre. Au pied du Pic, côté
français, s’étend la Fossa del Gegant, la fosse du Géant. Mais l’autre côté,
espagnol, compte lui aussi, par un singulier jeu de miroir, une Fossa del
Gegant. Comme si la mémoire avait, dans le nom des lieux, fixé
l’approximatif souvenir d’une histoire perdue dont ces solitudes avaient été
le théâtre et dont on ne se souvenait plus que confusément.
… Alors que je considérais ces lieux perdus dans le silence du Temps,
j’allais m’asseoir non loin de la croix fichée dans le tertre de pierre. C’est à
cet instant où je ne l’attendais pas que m’apparut le Géant. C’était un visage,
un visage titanesque, taillé dans la roche avec une telle régularité qu’on
aurait pu le croire non naturel. La forme du crâne, les arcades sourcilières, le
nez, les lèvres et jusqu’au menton. Tous les éléments d’un faciès humain
étaient là, parfaitement agencés. L’être de pierre occupait tout le côté d’un
immense bloc rocheux dominant les vallées et les montagnes de moindres
hauteurs sur lesquelles il donnait l’impression de veiller depuis des siècles.
Je le fixais longuement, attendant que l’illusion se dissipe, mais au
contraire, plus je considérais l’imposante masse rocheuse, plus sa forme
anthropomorphique s’imposait à moi. Alors, je me demandais si les légendes
passées du lieu avaient pu trouver là leur origine. Les bergers devinant ce
visage dans les formes rocheuses auraient pu y voir les restes pétrifiés d’un
Géant – auquel on aurait par la suite inventé une tombe. Ces considérations
n’enlevaient rien au mystère. Au contraire, la face du Géant le renforçait.
L’œuvre titanesque m’interrogeait. La paréidolie ouvrait sur la même
ambiguïté fantastique que le Sphinx des monts Bucegi dans les Carpathes.
Autre rocher en forme de tête humaine qui, vu d’une certaine façon, rappelle
le grand Gardien de Gizeh. Vision saisissante dont on ne sait l’origine :
produit naturel de l’érosion, ou, comme le pensent certains, œuvre des Daces
figurant une de leurs divinités ? Le grand visage du Pic de la Fossa del
Gegant était de la même troublante nature. Était-il né du gel, du froid et du
vent ? Ou bien quelques mains lui avaient-elles donné forme ? Et alors, à qui
appartenaient-elles ?
…Des souvenirs d’autres visages, de femmes cette fois, taillés dans
d’immenses falaises par les porteurs d’un Savoir perdu me revenaient à
l’esprit. C’étaient des souvenirs d’un voyage en Bourgogne. De fresques
vues en un temple bâti à l’aube du XXe siècle par les membres d’une étrange
société cherchant à retrouver les vestiges de la grande Tradition atlantéenne.

Seul dans les hauteurs encore couvertes de neige au mois de mai, peu avant l’arrivée au Pic de la
Tombe du Géant (Pyrénées-Orientales). Tout n’est qu’un désert blanc plongé dans un saisissant silence
et une solitude absolue. Je n’ai croisé en chemin qu’une marmotte au sortir de l’hibernage. Ces
instants-là sont d’une puissante magie, participent d’une alchimie opérative. L’âme trouve dans la
beauté indicible des montagnes son reflet terrestre, et le corps renaît de ses cendres sous la puissante
influence des Éléments.
Au sommet du Pic de la fossa del Gegant, à 2799 mètres d’altitude, sur la ligne frontalière séparant la
France de l’Espagne. Dans la roche, un visage titanesque domine les vallées s’étendant à ses pieds.
L’étrange paréidolie ouvre la Porte de souvenirs antédiluviens, réveille ces Temps où, d’après les
mythes et les textes antiques, des « Géants » évoluaient sur la Terre.

1. ABÉLANET Jean, Lieux et légendes du Roussillon et des Pyrénées catalanes, Trabucaïre,


Canet, 2008, p. 62.
2. Ibid., p. 59.
3. Cette citation et les références données sont tirées de TURCAN Robert, L’Archéologie dans
l’Antiquité. Tourisme, lucre et découvertes, Les Belles Lettres, Paris, 2014, pp.69-70.
51.
LE SECRET DE PARAY-LE-MONIAL

En plein cœur de la catholique et mariale ville de Paray-le-Monial


(Saône-et-Loire), le Musée-Temple du Hiéron du Val d’Or est comme un
étrange fantôme d’hérésie pourtant construit par des catholiques avec
l’assentiment des autorités ecclésiales. Même si l’improbable structure finira
par déranger d’aucuns et qu’elle sera, au cœur du vivant pèlerinage,
progressivement condamnée à une certaine forme d’oubli. Puis de
dénaturation destinée à occulter sa fonction première.
Le Musée naquit de la rencontre d’un baron espagnol fortuné, Alexis de
Sarachaga (1840-1918), avec un Père Jésuite, le Père Victor Drevon (1820-
1880). Les deux hommes font connaissance au mois de juin 1873 lors d’un
pèlerinage du premier à Paray-le-Monial. Sarachaga, le grand mystique, en
quête de Dieu, prend Drevon comme directeur spirituel. Deux ans plus tard,
lors d’un voyage en Espagne, ils conçoivent l’idée d’installer à Paray-le-
Monial un centre d’étude comprenant bibliothèque et musée.
Paray, c’est la ville du Sacré Cœur. Là où Il apparut à sainte Marguerite-
Marie (1647-1690), flamboyant dans la main du Christ. Le centre d’où Son
culte rayonnera à travers le monde chrétien. Sarachaga écrit donc à travers
toute l’Europe pour acquérir dans les monastères, les musées, les
bibliothèques, les universités toutes œuvres et documents en rapport avec le
Sacré Cœur. Quatre ans après, en 1877, il dispose d’une bibliothèque de plus
de 4000 volumes, et de 1500 gravures, auxquelles s’ajoutent bientôt tableaux
et objets précieux. Alors que le musée destiné à les accueillir est en cours de
construction, le Père Drevon se rend à Rome où il s’éteint le 8 mars 1880.
Un voile d’obscurité tombe sur le baron de Sarachaga. Le frère du Père
Drevon le retrouve à Rome, errant comme un vagabond. Une errance
mystique sur les pas de Benoît Labre (1748-1783), le « Vagabond de Dieu »,
refusé par la vie religieuse à laquelle il voulait se consacrer, errant sans cesse
de sanctuaire en sanctuaire, passant par Paray-le-Monial, puis continuant sa
longue marche jusqu’à Rome… Arraché à sa propre errance mystique par le
frère de Victor Drevon, Sarachaga, toujours brûlé par sa dévotion mystique
au Sacré Cœur, retrouve Paray-le-Monial. Il ambitionne d’élever un
immense phare dominant la ville, un « véritable fanal du Sacré-Cœur allumé
toutes les nuits 1 ». Il en trace les plans. Ceux d’une pyramide en pierres
taillées, sculptées de motifs symboliques. Le projet n’aboutira pas. La
pensée mystique de Sarachaga ne rayonnera à Paray que par le Musée du
Hiéron.
Commencé en 1890, achevé fin 1893, le musée est inauguré en juillet
1894. Se voulant à l’image des hiérons grecs – le hiéron est l’espace sacré –
le bâtiment de style Ionien est une transposition architecturale de la doctrine
du groupe constitué par Drevon et Sarachaga. Dédié au Christ Roi, il est le
vestige de l’étrange syncrétisme qui s’opère alors dans un certain
catholicisme.
Découverte après découverte, au fil des derniers siècles écoulés, la
Science avait démontré que le monde était bien plus ancien que ne le disait
la Bible et à sa suite l’Église. La découverte des Temps géologiques et d’une
autre Histoire de l’humanité que celle présentée par la Bible mettait à mal le
dogme catholique. Pour démontrer la légitimité du christianisme face à ces
avancées de la Science, quelques prêtres et théologiens, confrontés aux
vertiges temporels engendrés par la géologie et l’archéologie, vont avoir une
démarche qui peut sembler surprenante au regard du dogme officiel. Mais
qui a une vraie cohérence. Ils vont tenter de démontrer que le christianisme a
une origine antérieure au Christ !
Ne donner comme racine au christianisme que le seul message du Christ
et, au-delà, l’Ancien Testament et la religion Juive, faisait de lui quelque
chose de récent, alors que la Science, en remontant à l’origine même de la
Création, prouvait, par cela même, sa suprématie sur la religion. Pour lutter
contre elle, le christianisme devait avoir d’aussi lointaines preuves de son
existence. Sortant du carcan dogmatique traditionnel, des religieux – jésuites
essentiellement – se mirent à chercher des preuves de l’existence de la
révélation chrétienne avant même son existence. L’idée d’une Tradition
primitive – d’une révélation divine originelle, présente dès la Création du
monde, quelle que soit la date de celle-ci – s’imposa dans ces esprits comme
le moyen de contrer l’athéisme scientifique qui se répandait dans les
consciences.
Au XVIIIe siècle, les Pères Jésuites missionnaires en Chine retrouvent
dans les classiques chinois, notamment le Yijing, des traces de la tradition
primitive et des mystères du christianisme 2. À Paray-le-Monial, Sarachaga et
Drevon entreprennent d’explorer les religions antiques – asiatique,
égyptienne, grecque notamment, mais aussi les cultes druidiques – qui, selon
eux, avaient recueilli des parcelles de la révélation primordiale. Leurs
recherches ne furent pas seulement littéraires et iconographiques. Elles
furent aussi archéologiques, avec la mise en place de chantiers de fouilles,
dont l’un des plus importants prit place sur la roche de Solutré.
Sarachaga finança aussi – et c’est moins connu – d’importantes
recherches géologiques. Car pour triompher des avancées de la Science, il
fallait aussi livrer la guerre sur ce terrain-là. La géologie avait démontré
l’ancienneté du monde et les millions d’années – et non de jours ! – que son
engendrement avait pris. En 1892, sous la direction du Hiéron, est publié un
singulier ouvrage : Failles et Géogénie de Félix Lefort 3. L’auteur y reprend
la théorie des « jours périodes » affirmant que les « jours » de la Genèse ne
sont pas des journées au sens littéral mais les images des différentes ères
géologiques. Mais il va plus loin : les failles géologiques, la forme des
montagnes sont des hiéroglyphes conçus par Dieu. Ils sont l’expression de la
tradition primordiale avant que celle-ci ne fût communiquée aux hommes ! Il
existe donc des lieux particuliers, conçus comme des messagers. Le Morvan,
engendré durant le troisième jour/période, en faisait partie.
Autant le concept de la Tradition primordiale était défendable d’un point
de vue rationnel, autant, avec ces prospections géologiques, les membres du
Hiéron s’aventuraient dans un univers où la fantasmagorie herméneutique
pouvait vite prendre le dessus. Sarachaga, complètement possédé par l’idée
de retrouver la Tradition primordiale, se met dès lors à la chercher dans la
forme des montagnes, plongeant dans une sorte de délire symbolique qui
pourrait pour d’aucuns discréditer son œuvre. Pourtant, ce brasier final ne
doit pas occulter l’étincelle authentique qui l’alluma : l’idée, au cœur de la
démarche maçonnique, mais plus étonnante dans le milieu catholique, de
rassembler ce qui est épars…
Dans la Quête que j’avais entreprise, le Musée du Hiéron du Val d’Or
faisait partie de ces fragments épars que j’avais commencé à rassembler.
Bien que transformé avec le Temps, et ayant perdu une grande part de sa
dimension initiatique, le lieu conserve encore son message.
La structure du Musée du Hiéron du Val d’Or mérite à elle seule
l’attention de celui qui cherche la trace à peine visible du sentier perdu.
Quatre salles circulaires présentent les collections : l’atrium, la salle des
docteurs, la salle des miracles et la salle des hommages. Consacrées à l’art et
aux collections chrétiennes, ces quatre salles figurent symboliquement
l’exotérisme. C’est-à-dire l’enseignement extérieur, destiné à tous. La salle
centrale, l’Aula Fastorum, la salle des Fastes, figure ce qui est au cœur de
cet enseignement extérieur, ce qui le fait vivre et l’a engendré : l’ésotérisme,
la Tradition primordiale.
C’est la salle en laquelle on ne peut pénétrer sans un profond
saisissement à mesure que l’œil en découvre les secrets arcanes. Ce que celui
qui cherche y voit, c’est un résumé de l’Histoire de la Tradition Primordiale.
Les murs de la salle présentent trois grandes fresques, dont une est
aujourd’hui occultée. Elles ont été réalisées en 1902 par F. Hugo d’Alési, de
son véritable nom Frédéric Alexianu (1849-1906), peintre et graphiste
publicitaire.
Ce dernier a réalisé énormément d’affiches pour les lignes de chemin de
fer français – si bien qu’à travers son œuvre subsiste une France rêvée, des
cimes enneigées du mont Cervin, aux vertes vallées d’Auvergne. Mais c’est
un autre rêve que F. Hugo d’Alési s’est attelé à peindre à Paray-le-Monial.
Un rêve habité par une seule image – obsédante comme la Femme perdue :
la Tradition primordiale.
Chacune des trois fresques représente la transmission de la Tradition à
différentes époques. Elle est figurée en Égypte. Moïse, identifiable aux
rayons de lumière jaillissant de son front, est au milieu des pyramides.
Devant lui, des prêtresses égyptiennes répandent de l’encens. Une foule
colorée est assemblée. Face au patriarche, l’immense, l’imposant Sphinx. Il
rayonne de son mystère. Il capte le regard. L’œil finit par découvrir, entre ses
pattes, une porte ouverte. Sur le seuil du dédale souterrain se tiennent deux
hommes vêtus de lin blanc. Des prêtres égyptiens. Car cette porte, jamais
retrouvée, c’est celle dont ont rêvé tous les ésotéristes à travers les siècles.
Elle ouvrirait sur une crypte secrète qui garderait le secret des Anciens – le
savoir atlante dont les Égyptiens auraient hérité.
La fresque faisait face à une autre tout aussi fascinante mettant en scène
Gomer, fils de Japhet, un des trois fils de Noé, également père de Tubal, que
j’ai mentionné à propos de Pyrène. Une vieille tradition, reprise par de
nombreux auteurs, affirme que Gomer avait donné naissance à la lignée des
druides celtes. Avait donc instruit ces derniers au savoir antédiluvien. Dès le
e
XVIII siècle, les ouvrages évoquant les Celtes abondent de références à cette

tradition 4. Les membres du Hiéron du Val d’Or ne feront que la reprendre,


lorsqu’ils affirmèrent que c’est par Gomer que la Tradition primordiale
arriva en Gaule.
Sur la fresque, Gomer est figuré en train de reprendre possession du Val
d’Or – « domaine et souverain fief ancestral des patriarches adamiques ».
Les événements se déroulent après le Déluge et l’incendie qui ravagea les
Gaules. Cet incendie est évoqué à maintes reprises par les auteurs qui, bien
avant la création du Hiéron du Val d’Or, ont tenté de percer le mystère
historique du Déluge et des civilisations par lui englouties. Chez plusieurs
d’entre eux, le Déluge, décrit par l’ensemble des traditions – de la Bible à la
légende bretonne d’Ys, la cité engloutie – fut suivi de près d’un immense
brasier qui ravagea l’ensemble de la Gaule 5.
C’est après cette destruction totale que Gomer et les héritiers de la
Tradition redécouvrent le Temple disparu, et orchestrent sa nouvelle
manifestation à travers la religion celtique. Et c’est ici, dans cette Quête et
cette résurrection de ce qui a été enseveli, que se devine toute la dimension
initiatique du Hiéron du Val d’Or. Sur la fresque, les druides qui président à
l’édification du dolmen situé au centre de la scène, retiennent l’attention.
Mais à force de considérer la fresque, de la scruter dans ses détails, c’est
autre chose qui en émerge : les vestiges de l’ancien sanctuaire retrouvé.
Trois falaises dominent le paysage. De loin, l’œil ne voit que des parois
abruptes. Mais s’il s’attarde, il discerne enfin le secret du Val d’Or : chacune
des trois falaises qui dominent la vallée sacrée a été sculptée par l’homme.
Trois visages de femme ont été taillés dans la roche. Trois ensorcelants
visages d’Isis. Hiératiques, ils perdent leurs regards surnaturels dans le ciel
teinté de nuages roses.
Isis… La grande déesse égyptienne. Celle que j’avais bien des fois
deviné derrière le voile des apparences. Dont la grande figure semblait
guider mes pas sur ce chemin que sans cesse je cherchais. Elle m’avait
accompagné depuis toujours – j’avais deviné Son regard dans celui des
Vierges noires d’Auvergne, je l’avais cherché à travers Marie-Madeleine,
j’avais ressenti Sa présence sous Notre-Dame. La retrouver ici, pleinement
manifestée, avait quelque chose de saisissant. Je revois Son visage par trois
fois reproduit dans ces imposantes falaises. Image puissante, obsédante,
pénétrante, qui vous poursuit comme un spectre désiré.
Je garde de Paray ces deux grands saisissements : les trois visages d’Isis
et la porte ouverte entre les pattes de l’Antique Sphinx. Les deux fresques se
répondaient. Racontaient la même histoire occulte d’une Science cachée.
D’une Connaissance spirituelle enfouie dans les profondeurs pour être
soustraite à l’humanité. Qui avait traversé les siècles dans le secret de
certains lieux.
On ne pouvait poser l’œil sur ces peintures sans vouloir passer à travers
elles. Sans sentir au fond de soi la ferme volonté de pénétrer le monde
qu’elles dépeignaient. C’était un appel. Un appel qui résonnait dans toute
l’âme – qui réveillait quelque chose en elle.
Où se trouvait le lieu ainsi figuré ? Quel chemin secret y conduisait ?
Ceux qui avaient commandé la fresque, avaient déclaré : « La fameuse
Roche Solutréenne représentait à cette époque l’aspect de trois têtes de
femmes. » Il suffisait de comparer le profil des parois rocheuses de la
fresque à la Roche de Solutré pour se rendre compte que celle-ci était en
effet le modèle des falaises peintes par Hugo d’Alési.
Un autre élément situait le Val d’Or à Solutré. Au bas de la fresque se
trouvait un dolmen réalisé en plâtre peint. À l’intérieur avait été disposé un
squelette exhumé à Solutré par les archéologues du Hiéron. Il gisait là
comme l’image reflétée de la momie se trouvant de l’autre côté de la salle.
Disposée devant la porte de temple égyptien élevée au bas de la fresque du
Sphinx.
Mais il y avait quelque chose de troublant par rapport au paysage réel : la
roche de Solutré avait été démultipliée, représentée trois fois, sous trois
angles différents. Un autre détail m’interpela par la suite : le modèle du
dolmen abritant le squelette n’était pas situé sur ou autour de l’éperon. Il
s’agirait du dolmen de Chevresse, voisin de Saint-Brisson.
N’y avait-il pas là comme une sorte de rébus ? Sarachaga avait parcouru
les roches et les forêts du vaste territoire entourant Paray-le-Monial. Il était
convaincu qu’il y avait été fait, avant que n’advienne le Déluge, un dépôt
d’une science adamique. Avait-il fini par découvrir quelque chose ? Avait-il
lui aussi voulu permettre à quelques-uns de retrouver le sentier perdu ? Cet
itinéraire occulte qui conduisait en d’anciennes vallées secrètes de Gaule où
la Grande Déesse avait jadis été vénérée. Ces vallées perdues où, pour
certains, il existait encore de millénaires dépôts sacrés que les héritiers de la
Tradition étaient appelés à redécouvrir.
Hiéron du Val d’Or, à Paray-le-Monial (Saône-et-Loire). La Salle des Fastes. Sur cette vue ancienne,
la salle apparaît telle qu’elle avait été conçue par ceux qui élevèrent ce curieux temple ésotérique. Au
pied de la fresque représentant le passage de la Tradition en Égypte, repose une authentique momie
égyptienne dans son sarcophage. Elle a aujourd’hui été déplacée, ce qui retire à la salle une certaine «
atmosphère. »
Hiéron du Val d’Or, à Paray-le-Monial (Saône-et-Loire). La fresque disparue. La salle des Fastes
comportait à l’origine trois fresques évoquant différentes phases de l’Histoire de la Tradition. Celle de
la Reine de Saba, que l’on voit sur cette vue ancienne, est aujourd’hui occultée. Depuis 1953, un mur
de brique la dissimule en effet. Lors de la récente rénovation du Hiéron, la décision a été prise de ne
pas la dégager. Quel message, quel élément troublant, peut-être relatif à l’histoire cachée de l’Arche
d’Alliance, contenait-elle ?
Hiéron du Val d’Or, à Paray-le-Monial (Saône-et-Loire). Les cartes postales éditées par le Hiéron du
Val d’Or explicitaient jadis le sens des fresques. Le texte associé à celle-ci affirme qu’un descendant
de Noé se rendit jusqu’en Bourgogne pour y retrouver un dépôt sacré enseveli là par les hommes
d’avant le Déluge. C’est ce même dépôt que cherchèrent à retrouver les membres du Hiéron. Certains
parcoururent la région ardemment et n’hésitèrent pas à faire des fouilles qui ne semblent pas être
restées vaines.

Hiéron du Val d’Or, à Paray-le-Monial (Saône-et-Loire). Détail de la fresque figurant Moïse en


Égypte. C’est entre les pattes du Sphinx que repose le secret dévoilé par la scène. Une porte est
ouverte devant laquelle se tiennent deux hommes vêtus de blancs manteaux. D’après les traditions
ésotériques, les pattes du Sphinx cacheraient l’entrée d’une salle souterraine secrète où aurait été
entreposée une partie des archives sacrées de l’Atlantide. Lorsque l’œil se pose sur cette porte, il est
fasciné et comme envoûté par elle. Peut-être oublie-t-il alors de s’interroger sur l’identité réelle des
deux hommes se trouvant sur son Seuil…
Hiéron du Val d’Or, à Paray-le-Monial (Saône-et-Loire). Détail de la scène figurant le Val d’Or à
l’époque celtique. La fresque étant en hauteur, l’œil ne remarque pas immédiatement les visages
isiaques taillés dans la roche. Mais dès lors que le voile s’est levé sur ceux-ci, celui qui les contemple
en silence et le regard extasié n’a plus qu’une obsession : retrouver le lieu ici dépeint. Il se demande si
la fresque n’a pas été conçue comme une carte codée. Si elle n’indique pas, par une habile
structuration, le point de départ du Chemin perdu…

o
1. « Souvenirs sur les fondateurs du Hiéron », Revue au Christ-Roi, n 10 mai-juin 1927.
2. LEQUET Patrick, « De la quête de la Tradition primordiale à la réouverture du Hiéron de
o
Paray le Monial », in Politica Hermética n 21 : La Tentation du secret, groupes et sociétés
e e
initiatiques entre ésotérisme et politique du XVIII au XX siècle, L’Âge d’Homme, Paris, 2007, p.
107.
3. LEFORT Félix, Failles et Géogénie d’après les observations et découvertes faites dans le
Nivernées. Publié par les soins de l’Institut Scientifique du Sacré-Cœur à Paray-le-Monial, H. le
Soudier, Paris, 1892.
4. Entre autres : MAICHIN Armand, Histoire de Saintonge, Poitou, Aunix, et Angoumois,
Contenant la description de l’ancienne Gaule…, Henry Boysset, Saint-Jeand’Angely, 1671, p.
56. GUYON Symphorien, Histoire de l’Église et diocèse, ville et université d’Orléans, Claude &
Jacques Borde, Orléans, 1650. BEYERLE Jean-Pierre-Louis, Essai sur la franc-maçonnerie, ou
Du but essentiel & fondamental de la F. : M. :, tome premier, A Latomopolis, chez Xiste Andron,
rue du Temple de la Vérité, à l’Enseigne du Soleil, l’an de la V. :L . : 5784 [1784], p. 95
5. BOUCHÉ J.-B., de Cluny, Les Druides, Martinon, Paris, 1844, p. 31.
52.
« JE METTRAI ENTRE VOS MAINS DES MANUSCRITS
QUI OUVRIRONT DES HORIZONS INCONNUS… »

…Le Hiéron du Val d’Or est enveloppé d’un profond Mystère. Après la
mort de ses fondateurs, le Temple-Musée fut progressivement détourné de
sa fonction première. Les archives disparurent. La catholique ville de
Paray-le-Monial jeta un voile de silence et d’oubli sur cette résurgence
d’une Tradition qu’elle ne pouvait regarder qu’avec inquiétude.
Car il s’agissait de quelque chose qui n’était pas catholique. Qui ne
pouvait que déranger ceux que le dogme tenait entre ses mains de fer. Les
fresques qui demeurent aujourd’hui interrogent sur l’origine de cette «
hérésie ». Leur contenu reflète des traditions ésotériques transmises dans
des sociétés plus ou moins secrètes auxquelles l’Église s’est toujours
opposée.
Celui qui cherche, celui qui ne veut pas et ne peut pas passer sans voir,
ne peut que vouloir expliquer cela. Dans les années 1920, un homme
s’efforça de percer ce mystère. C’est un mystique et un ésotériste. Il
s’appelle Paul Le Cour (1871-1954). À Paris, il fréquente différents groupes
ésotériques. Il cherche, inlassablement, des réponses aux grandes questions
spirituelles. Mais comme souvent sur ce sentier étroit, la route est longue,
épineuse, épuisante parfois. C’est une de ses relations tissées autour de cette
Quête qui lui parle la première fois de Paray-le-Monial. Ami énigmatique,
versé dans l’hermétisme : Pierre Dujols (1862-1926). Propriétaire de la
Librairie du Merveilleux, véritable pierre angulaire de l’ésotérisme parisien
de ces premières décennies du XXe siècle, Dujols est au centre d’une
étonnante toile mystériologique, qui relie entre eux les plus importants
hermétistes et alchimistes de cette période.
Alors que Paul Le Cour s’ouvre à l’énigmatique libraire de ses
préoccupations, Pierre Dujols lui répond : « Vous cherchez l’illumination ?
Allez donc voir à Paray-le-Monial s’il n’y a pas quelque secret à découvrir
» 1. L’injonction est sibylline. Mais Le Cour sait à qui il parle. Il sait quel
Mystère entoure son interlocuteur. Alors, le 23 novembre 1923, il prend le
train pour Paray-le-Monial. Il ne sait pas ce qu’il doit y chercher. Il erre, de
basilique en église, assiste à des cérémonies religieuses, attend
l’illumination promise. Elle ne vient pas. La déception est cruelle. Il veut
quitter la ville, mais il n’y a pas de train pour Paris avant la soirée. Il entre
dans une pension, au hasard. Il souhaite déjeuner. Il ne reste plus de table
libre, on lui propose, s’il est d’accord, de partager celle d’une vieille dame.
Il accepte. Sans qu’il le sache encore, le fil mystérieux de l’existence l’a
conduit précisément où il devait être.
Il s’ouvre assez vite à sa convive de la raison de sa venue, et de sa
déception. C’est alors que la vieille dame lui déclare : « Et si c’est moi qui
suis en mesure de vous apporter ce que vous cherchez ? » Elle garde en
effet bien des secrets du Hiéron. Des secrets dont elle ne lui parlera pas en
public, mais lorsqu’ils se retrouveront seuls. Après avoir quitté le
restaurant. Elle s’appelle Jeanne Lépine-Authelain, et a été la secrétaire du
baron de Sarachaga.
Cette première rencontre durera plusieurs heures. Paul Le Cour en
repart avec quelques ouvrages qui lui permettront de mieux comprendre ce
que fut l’œuvre de Sarachaga, mais aussi une photographie du Graal,
probablement la coupe exposée en la cathédrale de Valence en Espagne. Le
cliché du Graal le marque. « L’idée du Saint-Graal me travaille
inconsciemment, une voix secrète me dit qu’il est encore comme jadis le
centre d’un groupe d’initiés, d’une milice sacrée et non un simple objet de
musée ou de trésor d’église », écrit-il à Jeanne Lépine peu après avoir
regagné Paris. Énigmatique, sa correspondante lui répond que le Graal fut
dès l’origine un signe de ralliement, qu’un nouveau cycle de gloire lui sera
bientôt consacré, et que le baron de Sarachaga en a été le « premier
champion ».
Ainsi le voile a commencé à se lever sur le mystère du Hiéron. Paul Le
Cour va continuer à chercher à le percer à travers la correspondance qu’il
engage avec Jeanne Lépine. Correspondance régulière : deux ou trois lettres
par mois, à travers lesquelles Le Cour interroge sans prendre de détour. Il a
compris que derrière l’aspect visible des choses – derrière cette entité
publique qu’est l’Ordre créé par Sarachaga – il existe un Ordre invisible.
Sarachaga n’a pas agi seul. La création du Hiéron, Le Cour en est certain, a
été commanditée par d’autres. « […] cette œuvre, écrit-il à propos du
Hiéron dans une lettre du 6 février 1925, est certainement une création d’un
homme rattaché à l’Ordre du Temple représenté aujourd’hui par les Jésuites
». Puis il ajoute : « J’en conclus donc que M. de Sarachaga était un initié
Templier Jésuite chargé d’une œuvre de diffusion préparatoire à la grande
évolution qui se prépare pour l’Ère du Verseau. Maintenant où sont ceux
auxquels ils se rattachent ? Suis-je appelé à les connaître, à m’y associer ? »
L’homme qui écrit, est consumé par le désir de voir les Maîtres secrets
dont il a entrevu l’ombre à travers l’incroyable temple syncrétique dédié à
la Tradition de Paray-le-Monial. Sa plume insiste. Avant de clore cette
même lettre, il revient, avec insistance, sur les inspirateurs de Sarachaga.
Écrit, noir sur blanc, qu’il veut les rencontrer. Les hommes dont Jeanne
Lépine lui a donné les noms, ceux qui sont publiquement associés au
Hiéron, ignorent tout du véritable but de ce dernier. Mais Jeanne Lépine
elle-même a-t-elle été suffisamment initiée pour répondre à sa demande ? Et
si elle a été initiée, est-elle en mesure de parler ?
« Reste à savoir si vous pouvez m’éclairer, ou si l’on vous a laissé
ignorer à vous-même les dessous du Hiéron. (Ou encore si vous pouvez
m’éclairer, si vous en avez le droit.) Quant à M. de Rosnay ou au Comte
dont vous me parlez, ce ne sont évidemment que des acteurs secondaires, ils
ne savent rien, inutile donc que je les recherche. Mais où sont les supérieurs
inconnus, les chefs de l’Agartha ? »
Les mois passent. Parallèlement à Jeanne Lépine, Paul Le Cour
s’entretient avec Pierre Dujols. Celui qui lui a indiqué le chemin du Hiéron
doit avoir des informations à son sujet. Mais Dujols reste énigmatique. Il
donne toutefois suffisamment d’éléments pour corroborer l’existence d’un
Ordre derrière le Hiéron. Dans une lettre à Paul Le Cour du 23 février 1925,
il laisse apparaître les membres du Hiéron comme des « Templiers et
Chevalier du Graal ». Il affirme également qu’ils se qualifient d’ « Apôtres
des Derniers Temps ». Pour Dujols, cette appellation se rattache directement
aux prophéties mariales de La Salette. Des prophéties qui distinguent le
clergé des « Apôtres des Derniers Temps », porteurs d’une Connaissance
inconnue de l’Église. Et Dujols de commenter : « Il y a du vrai dans ces
prétentions, mais jusqu’à quel degré ? Certainement le mystérieux monsieur
d’Autun n’est pas étranger à la secte, car il parle la même langue… »
Qui est ce « mystérieux monsieur d’Autun » ? Il se cache sous un
pseudonyme plus énigmatique encore que cette désignation géographique :
« Mathéma ». Le Cour cherchera à l’identifier, à le retrouver, en vain.
Dans sa lettre du 23 février, Dujols lui donnait un autre élément,
confirmant ses propres suppositions : le lien entre Sarachaga et l’Ordre des
Jésuites. Tous deux auraient été en contact avec un même « centre occulte
», très certainement établi quelque part au pays basque. « Chose curieuse et
coïncidence bizarre, Ignace de Loyola était un Basque espagnol. Sarachaga
est de la même région, et Al-Cantara de la Galice. Ils m’apparaissent
comme les délégués et les missionnés d’un centre occulte religieux… »
Les derniers mots de Dujols sont plus énigmatiques encore que les
précédents. Laissent penser qu’il avait au moins entrevu certains des secrets
de la création de l’Ordre et en avait peut-être même une parfaite
connaissance. Après avoir constaté l’échec du Hiéron, il confie en effet à
son sujet : « Mais cet essai sera repris quelque jour sous une autre forme.
Dans tous les cas, vivant ou mort, il gardera vis-à-vis de vous le silence le
plus absolu, car vous n’êtes pas de la “ Maison ”. »
De fait, Paul Le Cour n’entrera pas dans le Grand Secret – bien que s’en
étant suffisamment approché pour que Jeanne Lépine lui laisse entendre à
plusieurs reprises qu’une porte était sur le point de s’ouvrir. « La voie dans
laquelle vous êtes engagé est infiniment meilleure et plus belle, et certes,
vous n’y êtes point seul… Encore quelques pas, et vous vous y trouverez en
famille », écrit-elle le 23 octobre 1923. Le 29 octobre, elle lui affirme
encore : « […] comme vous vous êtes écarté du Mirage Oriental, je veux
dire de la Théosophie, pour vous rapprocher de la Vérité qui resplendit au
Hiéron, j’ai pu vous dire : encore quelques pas, vous ferez partie du groupe
qui marche d’un pas sûr à la clarté éblouissante de l’Évangile et de la
Tradition. »
« […] j’ai pu vous dire ». La formule semblait refléter le fait que Jeanne
Lépine obéissait à des impératifs qui lui étaient dictés. Impératifs
correspondant à un schéma initiatique. Était-elle en contact direct avec les
Supérieurs Inconnus du Hiéron ou des intermédiaires ? Quelques mois plus
tard, le 5 février 1926, elle mourra, asphyxiée accidentellement, emportant
avec elle son secret. Dans une de ses dernières lettres à Paul Le Cour, elle
lui avait promis : « Je mettrai entre vos mains des manuscrits qui ouvriront
des horizons inconnus… et vous fixeront, j’en ai la conviction intime, au
rang de nos meilleurs collaborateurs. »
De quels horizons parlait Jeanne Lépine ? Les documents qu’elle
évoquait ont aujourd’hui tous disparu. Certains avaient été emportés par
Sarachaga à Marseille, où le baron comptait fonder une filiale du Hiéron.
Durant la Seconde Guerre mondiale, une grande partie fut achetée par un
monastère jésuite de Louvain. Les autres – documents et pièces
archéologiques – entreposés dans les sous-sols du Hiéron et accessibles
uniquement à quelques-uns, auraient été acheminés jusqu’à Rome.
Quels étaient ces documents ? De quoi parlaient-ils ? De quels secrets
soulevaient-ils le voile ? La question est condamnée à rester sans réponse.
Pourtant, comme dans toute cette histoire, des fragments épars, des éclats
de vérité permettent d’entrevoir ce qui fut…

o
1. ARES Jacques d’, « L’École ésotérique chrétienne du Hiéron », Atlantis n 252 (mai-juin
1962), p. 290.
53.
LA PIERRE DE FEU

Les lettres échangées entre Paul Le Cour et Jeanne Lépine laissent


entredeviner que les secrets du Hiéron ne concernaient pas seulement
l’Histoire de la Tradition. Ils touchaient également au contenu de celle-ci, à
une véritable Connaissance occulte et magique qui aurait traversé les
siècles…
Dans sa première lettre à Paul Le Cour (30 novembre 1923), Jeanne
Lépine évoquait un savoir de nature alchimique dont certains monuments
de Paray-le-Monial auraient été les gardiens. « La petite pierre que vous
avez remarquée dans le parc des Chapelains, aux pieds de Notre-Dame de
Lourdes, n’est autre que le symbole de la pierre philosophale… »
La Pierre Philosophale. L’aboutissement de la voie alchimique.
L’élément conférant à celui qui le possède l’immortalité. Une autre
appellation, une autre image, de ce que le grand mythe arthurien a appelé le
Graal.
Dans la même lettre, Jeanne Lépine mentionnait l’existence de deux
autres représentations de la Pierre Philosophale à Paray. Sarachaga leur
aurait accordé une importance particulière. La correspondante de Paul Le
Cour s’en expliquait dans un feuillet séparé, joint à cette lettre, et
malheureusement égaré. Là encore, la Parole perdue…
Jeanne Lépine avait toutefois parlé par ailleurs de cette dimension
alchimique du Secret de Paray-le-Monial. Dans un petit ouvrage publié en
1900, signé sous le pseudonyme de Jean Lépine-Authelain, elle invitait à
découvrir le rébus hermético-alchimique de la façade de l’hôtel de ville de
Paray-le-Monial. Ancien hôtel particulier érigé entre 1525 et 1528 par un
marchand du nom de Pierre Jayet, celui-ci est couvert de sculptures, dont
certaines sont particulièrement singulières. Jeanne Lépine, qui conteste
d’ailleurs l’attribution de la construction à Jayet, y voit un édifice
comparable à un monument égyptien chargé « d’hiéroglyphes dont on
voudrait déchiffrer le sens caché ». Une lecture qui fait du bâtiment un livre
de pierre.
Son regard initié aux Mystères du Hiéron reconnaît sur la façade six
Gnomes, ou Esprits des Montagnes, « gardant le feu-sacré et les biens
enfouis dans le sein de la Terre » 1. Ainsi commence l’énigmatique
décryptage auquel elle procède. « Le trésor que gardent les Gnomes est, au-
dessus de la porte d’entrée, une conque marine accostée de deux paons
soutenant une minuscule Isis celtique. » Peu à peu, ses mots animent les
sculptures d’un charme magique. « Tous les pilastres sont ornés depuis le
bas jusqu’au haut de l’édifice de petits ronds en sculpture qui sont de la plus
grande importance ; ils se nomment point-feux et sont employés, chez tous
les peuples, pour indiquer des traînées de lumière cosmique transmise à
grande distance : les Gnomes, esprits des montagnes, les ont lancé des
entrailles de la terre pour animer toutes les créations. »
Paray-le-Monial était une sorte de point de jonction. Un carrefour
mystique où s’assemblaient les pièces éparses d’une même Connaissance
perdue. L’Atlantide, la Tradition et le Graal y rencontraient l’Alchimie.
J’avais croisé l’ombre de celle-ci bien des fois au cours de cette traversée
du labyrinthe mystérieux qui sillonne la France. L’Alchimie. Une sorte de
science secrète à l’origine incertaine. Dont les racines plongeaient dans
l’Antiquité et, pour certains, bien au-delà. Un corpus de connaissances
partagées par quelques initiés. Retranscrites sous forme de symboles
incompréhensibles au commun. Destinées à ceux-là seuls qui sauraient s’en
montrer dignes en se dépouillant du vieil homme pour entrer dans une vie
nouvelle et dépasser la condition humaine. Paray-le-Monial me ramenait
ainsi au Grand Mystère de la Belle Endormie. Au secret de sang qui était le
sien. Le fil d’Ariane se teintait à nouveau de rouge… Il m’emmenait loin de
la Bourgogne. Je le suivais jusqu’à Bourges. Là où Paul Le Cour avait vu le
Centre hermétique de la France.

1. LÉPINE-AUTHELAIN Jean, Guide-rapide du Val-d’Or éduen, Hiéron de Paray, Paray-le-


Monial, 1900, p. 40.
PARTIE VII
LE VOYAGE ALCHIMIQUE

« Le livre lui apparut, en vérité, resplendissant et animé d’une vertu


divine. Il avait une reliure très antique en cuivre travaillé sur laquelle
étaient gravées d’étranges figures et certains caractères, les uns grecs,
les autres en une langue qu’il ne sut discerner. Les feuillets n’étaient
pas de parchemin, comme les ouvrages que Flamel était habitué à
copier et à relier. Ils étaient faits d’une écorce de tendres arbrisseaux
et recouverts de lettres très nettes gravées avec une pointe de fer. […]
Sur la première page, il était écrit que ce manuscrit avait pour auteur
Abraham le Juif, prince, prêtre, lévite, astrologue et philosophe. Et de
grandes malédictions et menaces suivaient pour celui qui y jetterait les
yeux, s’il n’était sacrificateur ou scribe. Le mot Maranatha souvent
répété sur cette page ajoutait, par le mystère de ses syllabes, au
caractère redoutable de ce texte et de ces figures. […] Mais Nicolas
Flamel estima qu’étant scribe il pouvait entreprendre la lecture du
livre sans trembler. Il sentit que le secret de la vie et de la mort, celui
de l’unité de la nature, celui du devoir de l’homme sage avait été
enfermé derrière le symbole des figures et la formule des caractères
par un initié mort depuis longtemps. Il n’ignorait pas que c’est une loi
inexorable pour les initiés de ne pas révéler la connaissance parce que
si elle est bonne et féconde pour les intelligents, elle est mauvaise aux
hommes ordinaires. Comme l’a si clairement exprimé Jésus, aucune
perle ne doit être donnée en nourriture aux pourceaux. Il tenait la
perle entre ses mains. C’était à lui de s’élever dans l’échelle des êtres
pour être digne de comprendre sa pureté. »
Maurice Magre, Magiciens et Illuminés, 1930.
54.
BOURGES ALCHIMIQUE

« Chose curieuse, la France a une forme hexagonale régulière dont les


six angles sont Perpignan, Menton, Strasbourg, Dunkerque, Brest et
Saint-Jean de Luz (Saint-Jean de lumière, Lucifer le porte-lumière, le
porteur du Graal). Or comme nous le saurons, le Graal serait une
émeraude et l’émeraude est un cristal hexagonal. La France a donc la
forme du Graal. Les trois lignes formant cet hexagone se croisent à
Bourges (Burg le sommet). Elles forment l’étoile à 6 branches sur
laquelle se construit le double triangle d’Aor Agni et le chrisme, le
grand sigle initiatique de la gnose chrétienne (Par ce signe tu
vaincras). »
Paul LE COUR, L’Évangile ésotérique de saint Jean, 1950.

Située à l’extérieur de la vieille ville de Bourges, une demeure de style


mauresque arrête le regard. Au-dessus d’une fenêtre orientale donnant sur la
rue, s’étendent – sur des faïences colorées – les douze signes du zodiaque,
assemblés deux par deux. C’est là un ancien observatoire, dont le dôme a été
détruit lors de sa transformation en maison d’habitation. Le bâtiment a perdu
sa fonction première, mais reste le gardien de sa singulière histoire. Histoire
mêlée à celle d’un prêtre étonnant, un de ceux qui ponctuent ce chemin :
l’abbé Moreux (1867-1954). Homme d’Église, homme de Science, sorte de
syncrétisme vivant de plusieurs courants de pensées comme il en a existé
dans l’Église, il faisait partie de ces ecclésiastiques avec qui Paul Le Cour
était en relation. Né en 1867, l’abbé Moreux s’est absorbé toute sa vie dans
la résolution des grandes énigmes de l’univers. Le Ciel et son infini l’avaient
appelé, ainsi que l’Au-delà, les Confins de la Science et de la foi, l’Atlantide
et l’Alchimie… Il avait noirci bien des pages résumant au commun son
inlassable Quête. Des ouvrages où il explore de façon scientifique,
méthodique ces lisières du Savoir humain. Où il cherche la vérité derrière la
légende. Et où il conclut, invariablement, à l’existence de domaines qui
échappent encore aux savants. L’existence de l’Atlantide ne saurait ainsi être
pour lui scientifiquement niée. L’Atlantide a existé 1. Son ouvrage
L’Alchimie moderne allait dans le même sens. La science atomique a montré
à ses yeux que la « transmutation n’est pas un mythe » 2.
En fixant les signes zodiacaux inscrits par l’homme d’Église sur la
façade de son observatoire, je me demandais d’où venait son obsession.
Peut-être tenait-elle à quelque chose qui rayonnait à travers la vieille ville de
Bourges et avait laissé des traces dans son Histoire. Les lieux parlent à
travers les hommes. Ceux-là ne sont parfois que leur voix.
Bourges… Bourges qu’avait connu Alain-Fournier (1886-1914), et non
loin de laquelle il avait vécu et cherché, sans doute, le Domaine sans nom.
La vieille ville et ses rues d’un autre Temps, dominée par la cathédrale. Je
me souviens de la première vision de celle-ci, dans cette lumière particulière
– dorée – du soleil qui commence à décliner. Le son des cloches répandait
une musique mystique dans l’atmosphère. La pierre se colorait d’or. Les
ombres des contours parfaitement ciselés par les jeux de lumière donnaient
au moindre détail un profond relief. Fixer longtemps le grand portail et ses
sculptures finissait par donner une impression troublante. C’était la peinture
des enfers, une peinture de chair et de flammes, de corps et de créatures
fantastiques qui s’enchevêtraient dans une danse inquiétante. Il y avait là
comme une sorte de magie qui donnait chair à la pierre. Mais une magie plus
captivante encore planait comme un évanescent souvenir sur la vieille ville.
« Bourges a été le siège, pendant la Renaissance, de célèbres hermétistes, et
une de ses rues porte encore le nom de rue de l’Alchimie… », avait écrit
Paul Le Cour en 1945. 3
La vision alchimique de Bourges — « vieille cité berrichonne,
silencieuse, recueillie, calme et grise comme un cloître monastique 4 » — est
fortement liée aux écrits de l’alchimiste Fulcanelli. Personnage insaisissable,
auteur de deux ouvrages dont nous recroiserons plus tard les pages dans ce
Noble Voyage : Le Mystère des Cathédrales paru en 1926 et Les Demeures
philosophales, édité en 1930.
Fulcanelli, un nom, une signature, mais quelle réalité derrière ?
L’alchimiste Eugène Canseliet (1899-1982), préfacier des deux publications,
se présentait comme son disciple. Il aurait fréquenté Fulcanelli entre 1916 et
1922, date à laquelle il aurait assisté, à Sarcelles, dans le laboratoire du
Maître, à la réalisation du Grand Œuvre. L’accomplissement de la
transformation rêvée depuis des siècles de la mortalité en l’immortalité…
Car pour Canseliet, Fulcanelli aurait percé le Grand Secret, celui de la vie
éternelle. Il aurait été témoin de son invisible transformation. Après sa «
disparition », Canseliet aurait croisé une dernière fois son Maître à Séville en
1956. Fulcanelli, alors âgé de 113 ans, lui aurait demandé s’il le
reconnaissait…
Être de légende, Fulcanelli pose la question de sa réalité. A-t-il vraiment
existé ? Ou n’est-il, comme le défendent d’aucuns, qu’une invention de
Canseliet ? Autrement dit, Fulcanelli n’est-il autre que ce dernier ? Les
brumes insondables qui l’entourent sont telles que jamais cette question n’a
pu être résolue. Alors d’autres hypothèses tourmentent ceux qui veulent
soulever le voile de ce mystère. D’autres visages se sont présentés comme
pouvant être ceux de l’insaisissable auteur, tel celui de Julien Champagne
(1877-1932), illustrateur des ouvrages signés Fulcanelli. À moins que
Fulcanelli ne soit une « œuvre collective »…
Quel qu’il fût, ses deux livres, par cette absence de visage et de corps,
n’en prennent qu’une dimension plus mythique. Ils sont comme une voix qui
parle depuis un autre monde et nous amène à comprendre différemment
celui dans lequel nous vivons. Qui invite à briser la surface des images pour
voir quels trésors de Connaissance elles recèlent. Fulcanelli engendre un
nouveau regard, un regard hermétique. Pour lui, les alchimistes qui ont
approché le Grand Œuvre ou l’ont réalisé, ont, au fil des siècles, inscrit dans
la pierre le fruit de leurs recherches. Plusieurs lieux, sous forme de
symboles, conserveraient leurs savoirs. Guideraient, qui saurait les lire, vers
cette surhumanité rêvée qu’ils avaient aspiré à atteindre toute leur existence
durant et qui, chez certains, était devenue une réalité.
Bourges recelait une de ces Demeures Philosophales : l’hôtel Lallemant.
Dans Le Mystère des Cathédrales, Fulcanelli fait de celui-ci un véritable
rébus alchimique. Il y voit, confié « à la pierre, plutôt qu’au velin, le
témoignage irrécusable d’une science immense 5 » dont le concepteur des
lieux, « Jean Lallemant, alchimiste et chevalier de la Table Ronde »,
possédait tous les secrets.
Construit entre la fin du XVe siècle et les premières décennies du suivant,
l’hôtel témoigne de la grandeur de la famille Lallemant. Le fantôme de ces
fastes passés plane sur le lieu, mais c’est très rapidement autre chose qui
saisit. Lorsqu’après avoir monté le séculaire escalier y conduisant, je
franchis la porte de la chapelle aménagée dans la demeure, un parfum de
Mystère m’envahit.
Les mots de Fulcanelli, bien sûr, m’accompagnaient. « Toute
l’ornementation est profane, tous les motifs qui la décorent sont empruntés à
la science hermétique. […] Les caissons du plafond servent de cadre à de
nombreuses figures hiéroglyphiques. Une jolie crédence du XVIe siècle
propose une énigme alchimique. Pas une scène religieuse, pas un verset de
psaume, pas une parabole évangélique, rien que le verbe mystérieux de l’Art
sacerdotal… Se peut-il qu’on ait officié dans ce cabinet de parure si peu
orthodoxe, mais, par contre, si propice, en son intimité mystique, aux
méditations, aux lectures, voire à la prière du Philosophe 6 ? »
Le lieu en lui-même suffisait à distiller son Mystère. Les yeux levés sur
le plafond, j’en découvrais un à un les étonnants caissons. Chacun d’entre
eux contenait une figure symbolique. Une image qui sans nul doute
participait d’une langue perdue. Une écriture hiéroglyphique dont la
compréhension paraissait nécessiter un incessant effort. Comme si son
concepteur avait appliqué à la lettre l’Antique devise. Oser, Vouloir, Savoir,
Se taire…
C’était au-dessus de ma tête comme une constellation de symboles, dont
certains attiraient plus l’attention que d’autres. Il y avait un mystérieux livre,
ouvert. Aux pages blanches – comme couvertes d’une écriture invisible.
D’une encre sympathique. Il avait été clos par de solides fermoirs, visibles
sur le côté. Ce qui frappait surtout chez lui, c’étaient les flammes qui en
émanaient. Il ne brûlait pas véritablement, mais donnait l’impression que son
ouverture avait libéré le feu qu’il contenait.
Ce n’était pas le seul livre ouvert. Sur un autre caisson, tout proche, un
ange en tenait un autre. Il y avait évidemment là un message. Le livre ouvert
est un des symboles les plus fréquents de la langue alchimique. Une image
des secrets révélés. De la pénétration intégrale du grand livre de la Nature.
Dans ses Demeures philosophales, Fulcanelli distingue le livre fermé, figure
de la matière brute, du livre ouvert, image du corps dont le feu intérieur a été
révélé par le travail alchimique.
Le feu… Il était partout présent sur les caissons, entourant de ses
multiples flammèches de nombreuses figures. Ici, c’était une colombe
dardée de rayons et de flammes qui déployait ses ailes. L’Esprit descendant
dans la Matière pour l’animer. Un autre volatile, voisin, était plus surprenant
encore – qui capta longuement mon regard.
Qu’était-il exactement ? Aigle ? Faucon ? C’était sa posture surtout qui
intriguait. Il était posé sur un crâne humain, vers les orbites vides duquel il
dirigeait sa tête, comme s’il se fut apprêté à y planter son bec. Cette image
m’en évoquait une autre, et acquérait ce faisant une dimension d’autant plus
captatrice. On aurait dit que Julien Champagne s’en était directement inspiré
pour dessiner le frontispice du Mystère des Cathédrales. Sur celui-ci, un
corbeau noir déployait ses ailes, posé sur un crâne.
Il était évident qu’un message se cachait dans ce symbole. De l’aigle
émanaient des flammèches, toujours les mêmes. À chacune de ses pattes
étaient accrochées deux clochettes. Et puis, il y avait surtout sa position : il
semblait se nourrir du crâne alors que plus aucune chair ne couvrait celui-ci.
Dès lors quelle nourriture perpétuelle et inépuisable était la sienne, ou quel
mystérieux processus de purification par le « feu » symbolisait-il ?
Le feu se retrouvait encore émanant d’un calice, ou consumant, sur un
autre caisson, un bras autonome de tout corps, ramassant des sphères dardées
d’épines. C’était une bien étonnante figure là encore. Une de ces images que
l’œil essaie de comprendre sans pouvoir jamais véritablement la saisir.
Qu’étaient les sphères piquantes rassemblées par le bras igné ? L’image en
évoquait une autre, retrouvée par Fulcanelli dans un haut lieu alchimique : le
château de Dampierre-sur-Boutonne (Charente-Maritime). Là, les caissons
ornant le plafond d’une galerie offrent un même étrange livre de pierre qu’à
Bourges. Fulcanelli y a consacré toute une partie de ses Demeures
philosophales, expliquant le sens des figures tracées par l’Adepte inconnu de
Dampière. Ses commentaires jettent quelques lumières sur les hiéroglyphes
de Bourges. Dans les sphères épineuses, châtaignes ou oursins, il invite à
percevoir « une figuration assez exacte de la pierre philosophale ». Pour
l’hermétiste sans visage, c’est donc « les fruits du labeur hermétique » que
ramasse, ou jette, le bras consumé…
Il y avait de quoi rester là des heures, à méditer sur le sens hermétique de
cette décoration. Outre les caissons hiéroglyphiques, d’autres sculptures
retenaient l’attention, comme un étrange crâne situé en haut d’un des
pilastres. Par sa singulière morphologie, il ne semblait pas tout à fait humain.
L’impression d’étrangeté était encore accentuée par les deux ailes dont il
était affublé… Fulcanelli l’avait longuement considéré au cours de son
pèlerinage hermétique. Il y avait vu l’image du processus de putréfaction
alchimique. Dans ses commentaires sur cette figure, apparaissait, derrière la
mort, le feu alchimique qui irradiait dans toute la chapelle. « Tel est le signe
et la première manifestation de la dissolution, de la séparation des éléments,
et de la génération future du soufre… 7 »
La voix fixée dans l’encre du Mystères des Cathédrales arrachait tous
ces symboles à leur silence. Au fil des minutes, la chapelle était devenue un
endroit auquel il était difficile de se soustraire. Elle donnait l’impression de
garder un secret. C’était pour cela qu’elle me retenait à elle. Me demandant
en silence si j’avais bien pris note de tous ses hiéroglyphes.
Car il y avait ici des détails qui n’apparaissaient qu’au terme d’une
minutieuse observation. Un des anges tenait un chapelet. En l’observant, il
était facile de remarquer que ses grains étaient mathématiquement ordonnés,
selon un ordre croissant. Mais il apparaissait ensuite un autre détail, plus
mystérieux. C’était ce qui était fixé à l’une des extrémités du chapelet : une
branche de corail.
C’était sans doute insignifiant pour qui ne voit ici que des éléments
décoratifs. Par contre, ce singulier détail ornemental prenait une dimension
pleine de sens pour qui s’était aventuré dans la lecture des antiques traités
d’Alchimie. L’un d’eux accordait une place particulière au corail. C’est
l’Atalanta Fugiens, autrement dit l’Atalante Fugitive, publié en 1617 par
Michael Maier (1569-1622). En son trente-deuxième emblème, il faisait du
Corail – notamment à cause de sa couleur rouge – une image de la Pierre
Philosophale. « Sous les flots siciliens croît une molle plante Dont les
branches, par la tiédeur des eaux, se multiplient. Le Corail est son nom ; elle
apparaît durcie Lorsque Borée, du pôle, lance le gel. Changée en une pierre
aux rameaux abondants / Elle est rouge et semblable à la Pierre Physique…
»
Ainsi les vieux grimoires arrachaient-ils à l’obscurité les figures de
pierre.
En sortant de la chapelle, je restais habité de sa singulière poésie. Le
soleil jetait sur la cour de l’Hôtel Lallemant comme un voile d’or. Sur la
façade, mon regard parcourait les figures sculptées. Il y avait encore là bien
des images capables de retenir l’amateur de Mystère. Une sirène au miroir.
Un homme velu brandissant ce qui pouvait être interprété comme une image
du Soleil. Et puis, toujours, le Feu. Sur un fronton, une sphère irradiait de
flammes. À nouveau, elle m’évoquait la science secrète, le Feu mystérieux
révélé par la pratique hermétique. La sphère était disposée à la verticale d’un
énigmatique portrait. Un visage masculin de profil, coiffé d’une peau
animale. Vague évocation de Jason, et de la Toison d’Or – d’ailleurs figurée
sur un étrange bas-relief de la chapelle alchimique.
En quittant ces lieux – habité par l’image du Feu – j’avais la sensation
qu’il avait existé, et existait encore, une science secrète, occulte, dont
certains Adeptes avaient été les dépositaires. Il émanait de la chapelle
alchimique de l’Hôtel Lallemant une atmosphère que ne pouvaient restituer
les livres. Un effet produit par le lieu lui-même. Invisible et pourtant
perceptible.
Dans les heures qui suivirent, je visitais une autre demeure alchimique
de Bourges, également décrite par Fulcanelli. Édifié au XVe siècle, le Palais
Jacques Cœur recelait lui aussi quelques symboles du Savoir disparu.
Certaines de ses sculptures étaient de celles qui laissent une image durable.
Là encore, Fulcanelli invitait à méditer les symboles au sens oublié.
Les images alchimiques des écrits de Plantard me revenaient à l’esprit…
La transformation magique du sang. L’immortalité… Le visage diaphane de
la Belle Endormie…
Fenêtre orientale de l’ancien observatoire astronomique de l’abbé Moreux, à Bourges. Les signes du
zodiaque qui la surmontent gardent le souvenir des investigations métaphysiques du prêtre, qui
s’intéressa aussi bien à l’alchimie qu’à la science secrète des anciens Égyptiens.
Le plafond de la chapelle alchimique de l’Hôtel Lallemant à Bourges. Chaque caisson présente une
scène symbolique dont le sens s’est perdu. Dans les années 1930, l’énigmatique Fulcanelli – homme
de brume dont l’« existence » n’est « attestée » que par les deux ouvrages qu’il a signés : Le Mystère
des Cathédrales et Les Demeures Philosophales – y voit la transmission d’un savoir secret.
Les caissons alchimiques de l’Hôtel Lallemant (Bourges) fourmillent d’étranges symboles. Quelle
transformation représente l’oiseau de Feu surmontant le crâne ? À quelle renaissance magique fait-il
allusion ? Quel est ce Feu capable d’anéantir le vieil homme pour le faire renaître immortel ?
Chapelle de l’Hôtel Lallemant (Bourges). Le bras de l’Adepte. En lui coule un sang dont le Feu
intérieur a été réveillé par la pratique alchimique. Les châtaignes ou oursins que l’Adepte ramasse
sont, d’après Fulcanelli, un symbole de la Pierre Philosophale. Il affirme en effet dans ses Demeures
Philosophales que, par analogie, la châtaigne est une « figuration assez exacte de la pierre
philosophale telle qu’on l’obtient par voie brève. »

1. MOREUX Abbé Théophile, L’Atlantide a-t-elle existé ?, G. Doin, Paris, 1924, p. 90.
2. MOREUX Abbé Théophile, L’Alchimie Moderne, G. Doin, Paris, 1924, p. 91.
3. LE COUR Paul, Dieu et les dieux, collection Atlantis, éditions Bière, Bordeaux, 1945, p. 211.
4. FULCANELLI, Le Mystère des Cathédrales et l’interprétation ésotérique des symboles
hermétiques du grand œuvre (troisième édition), Société Nouvelles des Éditions Pauvert, Paris,
1985, p. 177.
5. Ibid., p. 206.
6. Ibid., p. 194.
7. Ibid., p. 198.
55.
L’ÉNIGMATIQUE NICOLAS FLAMEL

Les motifs symboliques de l’Hôtel Lallemant et leur rébus étaient


comme le miroir d’une interrogation profonde : y avait-il derrière ces figures
un chemin secret ? Une voie vers une autre humanité ? L’enseignement
d’une transformation intégrale ?
J’avais déjà croisé l’alchimie à travers les écrits de Milosz, avant de la
retrouver à Paray-le-Monial puis à Bourges. Elle devenait un des
incontestables fils rouges de cet étrange voyage. Bourges ouvrait la porte
d’une France secrète et magique – traversée d’un chemin occulte délivrant
un savoir interdit au commun. Derrière les rébus de l’Hôtel Lallemant, dans
la pénombre de la chapelle, apparaissaient l’ombre de son concepteur
mystérieux. Et derrière cette ombre, s’en devinaient d’autres…
La pratique alchimique avait constellé l’âme de la France d’étranges
spectres brillants comme des étoiles. Dans le Paris séculaire, celui qu’habite
encore son passé, erre le souvenir de bien des alchimistes, à commencer par
le plus connu d’entre eux : Nicolas Flamel.
Figure mythique là encore que celle de Flamel, bien qu’en ce qui le
concerne on soit assuré de son existence bien réelle. Né entre 1330 et 1340,
mort en 1418, copiste et libraire-juré, il se constitua une fortune telle qu’il
put, sur la fin de sa vie, la consacrer à l’édification d’œuvres pieuses ou de
charité : portails de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie et Sainte-
Geneviève-des-Ardents, arcade du cimetière des Innocents, ainsi que
plusieurs maisons destinées à accueillir les pauvres… Toutes ces œuvres,
ornées de sculptures diverses, ont aujourd’hui disparu, sinon une de ces
maisons de charités, située au numéro 51 de la rue de Montmorency.
Une rue étroite au sein de laquelle, brusquement, le regard embrasse
l’étrange édifice. Réputée pour être la plus vieille maison de Paris, il s’en
dégage surtout un parfum de mystère, et l’idée entêtante du secret. L’œil est
attiré par l’inscription en caractères gothiques qui la domine : « Nous
hommes et femmes laboureurs demourans ou porche de ceste maison qui fu
faicte en l’an de grâce mil quatre cents et sept sommes tenus chacun en droit
soy dire tous les jours une paternostre et I Ave Maria en priant Dieu que de
la grace face pardon aux pauvres pécheurs trépassez. Amen. » Mais très vite,
les figures sculptées qui couvrent la façade captivent autrement l’esprit.
Des anges musiciens d’une finesse céleste dans leurs traits ornent les
jambages séparant portes et fenêtres. L’un tient un luth – que l’esprit se plaît
à voir constellé d’étoiles – l’autre une cithare. Un troisième joue de l’orgue.
Des lettres – initiales – admirablement calligraphiées, sont figurées dans
des cartouches – tandis que des restes d’inscriptions gothiques, abîmées par
le cours inéluctable du Temps, soufflent de vieux psaumes à qui voudra les
entendre… « Sit nomen domini… »
D’autres figures, avec le Temps, ont pris de plus mystérieuses allures.
Plusieurs médaillons représentent des hommes barbus aux allures de sages.
Ils sont coiffés de capuches accentuant leurs caractères énigmatiques. L’un
d’eux, assis près d’un arbre, séparé du monde par un claustra en osier, tient
un livre ouvert sur ses genoux. Sur une autre scène, plus abîmée, deux
hommes aux mêmes allures de philosophes s’entretiennent dans un jardin.
Ils sont entourés d’arbres aux branches chargées de fruits…
Leur dialogue reste aussi insaisissable que les paroles d’autres figures.
Un homme coiffé d’un bonnet désigne du doigt quelque chose, et, de son
autre main, tient un phylactère. Du Temps où les figures sculptées étaient
peintes, une inscription courait sur ce dernier. Mais avec la disparition de la
couleur, la parole s’est perdue… Habités par la légende de Flamel, d’aucuns
s’efforcent pourtant de la retrouver. Car la légende est forte et puissante,
construite à travers les siècles et les livres attribués à Flamel. Ils
commencent à paraître dès le XVe siècle, avec Le livre Flamel. Ce sont eux
qui vont immortaliser le souvenir du bienfaiteur. Vont lui donner, pour
l’éternité, son épaisse et insondable énigme.
En 1612 est publié Le Livre des figures hiéroglyphiques dans un recueil
intitulé Trois traités de la Philosophie naturelle non encore imprimez.
L’éditeur du recueil affirme traduire du latin le texte rédigé par Flamel. Ce
dernier – mais est-ce vraiment lui ? – y rapporte comme il fut mis sur le
chemin des secrets alchimiques par la découverte, providentielle, du livre
d’Abraham le Juif. « Donc, ainsi qu’après le décès de mes Parens je gagnais
ma vie en notre Art d’Ecriture, faisant des Inventaires, dressant des
Comptes, et arrêtant les Dépenses des Tuteurs et Mineurs, il me tomba entre
les mains, pour la somme de deux florins, un Livre doré, fort vieux et
beaucoup large. Il n’étoit point de papier ou parchemin, comme sont les
autres, mais il étoit fait de déliées écorces, (comme il me sembloit) de
tendres Arbrisseaux. Sa couverture étoit de cuivre bien délié, toute gravée de
lettres ou figures étranges… »
Le livre comporte nombre de gravures, remplies de symboles, qui
enseigneraient, à qui saurait correctement les lire, l’art de fabriquer de l’or.
Ici, Flamel reconnaît « le Dieu Mercure des Païens ». Ailleurs, il contemple
une fleur magnifique, poussant au sommet d’une montagne, non loin de
laquelle se combattent un dragon et un griffon. Une autre figure un serpent
crucifié – symbole du Christ, en écho à l’une des paroles que lui prête Jean
(III, 14-16) : « Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut, de
même, que le Fils de l’homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ait
la vie éternelle. » Ailleurs, c’est une image qui « representoit à peu près » le
massacre des Innocents. « À peu près » car certains détails ne correspondent
pas à l’épisode biblique : ainsi, six soldats d’Hérode recueillent le sang des
Innocents avant de le verser en une cuve cylindrique où baignent le Soleil et
la Lune.
Captivé par ces images, Flamel s’absorbe dès lors dans une attentive
étude de l’ouvrage, dont il désire percer les secrets. Consacrant ses jours et
ses nuits à cette tâche, il trouve consolation à son ignorance dans la
compagnie de sa femme, Pernelle. Elle aussi est tombée « amoureuse » du
livre après en avoir contemplé les gravures. Elle comprend le feu qui
consume son époux. Elle l’assiste dans ses travaux. Jusqu’au jour où le voile
se lève sur le Grand Secret. Flamel a décrypté tous les symboles. Il a suivi
jusqu’au bout les instructions cryptées. Il est arrivé à la réalisation de la
Pierre Philosophale. Mais alors se pose à lui la question pesant fatalement
sur tout initié : la façon de transmettre sa Connaissance.
Il lui faut pour cela forger un nouveau langage. Parler en prenant soin de
n’être compris que de quelques-uns. Oser, Vouloir, Savoir, Se taire… Voilà
l’éternelle devise de l’Initié. Flamel décide de crypter son savoir sous forme
d’œuvres religieuses.
« […] je me résolus de faire peindre en la quatrième Arche du Cimetière
des Innocens (entrant par la grande porte de la rue S. Denis, en prenant la
main droite) les plus vraies et essentielles marques de l’Art, sous néanmoins
des voiles et couvertures Hiéroglyfiques à l’imitation de celles du Livre doré
du Juif Abraham, pouvant représenter deux choses selon la capacité et
sçavoir de ceux qui les verront : premièrement les Mistères de notre
Résurrection future et indubitable, au jour du Jugement et Avènement du bon
Jésus (auquel plaise nous faire miséricorde), histoire qui convient bien à un
Cimetière. Et puis après encore, pouvant signifier à ceux qui sont entendus
en la Philosophie Naturelle toutes les principales et nécessaires Opérations
du Magistère. Ces Figures Hiéroglyfiques serviront comme de deux chemins
pour mener à la vie céleste. Le premier sens plus ouvert, enseignant les
sacrés Mistères de notre Salut, ainsi que je démontrerai ci-après. Et l’autre,
enseignant à tout Homme, pour peu entendu qu’il soit en la Pierre, la droite
voye de l’œuvre, laquelle étant parfaite par quelqu’un, le change de mauvais
en bon… »

Paris. Sur les murs de la maison de Nicolas Flamel, plusieurs figures attirent le regard. Elles n’ont pas
un sens hermétique. Pourtant, pour l’âme en Quête, ce vieillard lisant à l’abri d’un claustra évoque la
nécessaire méditation solitaire…
56.
« CE CORBEAU QUI TIENT AU PORTAIL DE GAUCHE
ET QUI REGARDE DANS L’ÉGLISE UN POINT
MYSTÉRIEUX… »

Est-il étonnant que la légende de Nicolas Flamel ait capturé Victor


Hugo (1802-1885), ce grand apôtre de l’Invisible ? Ce titan dont la pensée
chercha à soulever le voile couvrant le grand Mystère du Monde.
Flamel est présent dans Notre-Dame de Paris (1831) dont un des
personnages centraux, l’archidiacre Claude Frollo, précocement dévoré par
l’appel de la Connaissance, est versé dans la science alchimique. « […] il
avait creusé plus avant, plus bas, dessous toute cette science finie,
matérielle, limitée ; il avait risqué peut-être son âme, et s’était assis dans la
caverne à cette table mystérieuse des alchimistes, des astrologues, des
hermétiques, dont Averroès, Guillaume de Paris et Nicolas Flamel tiennent
le bout dans le moyen âge […] » note Hugo, pour introduire l’attrait des
sciences hermétiques qui consume son personnage 1.
À travers Frollo, c’est à une véritable promenade onirique dans le Paris
alchimique qu’Hugo invite son lecteur. Frollo un étrange pèlerin, un ardent
chercheur, à la poursuite du secret de Flamel.
« Il est certain que l’archidiacre, consigne Hugo, visitait souvent le
cimetière des Saints-Innocents où son père et sa mère avaient été enterrés, il
est vrai, avec les autres victimes de la peste de 1466 ; mais qu’il paraissait
beaucoup moins dévot à la croix de leur fosse qu’aux figures étranges dont
était chargé le tombeau de Nicolas Flamel et de Claude Pernelle, construit
tout à côté. »
Les lieux fréquentés par Flamel deviennent des sortes d’espaces
magiques où Frollo espère toucher le Grand Secret de la Nature. « Il est
certain qu’on l’avait vu souvent longer la rue des Lombards et entrer
furtivement dans une petite maison qui faisait le coin de la rue des Écrivains
et de la rue Marivault. C’était la maison que Nicolas Flamel avait bâtie, où
il était mort vers 1417, et qui, toujours déserte depuis lors, commençait déjà
à tomber en ruine, tant les hermétiques et les souffleurs de tous les pays en
avaient usé les murs rien qu’en y gravant leurs noms. Quelques voisins
même affirmaient avoir vu une fois par un soupirail l’archidiacre Claude
creusant, remuant et bêchant la terre dans ces deux caves dont les jambes
étrières avaient été barbouillées de vers et d’hiéroglyphes sans nombre par
Nicolas Flamel lui-même. On supposait que Flamel avait enfoui la pierre
philosophale dans ces caves, et les alchimistes, pendant deux siècles, depuis
Magistri jusqu’au père Pacifique, n’ont cessé d’en tourmenter le sol que
lorsque la maison, si cruellement fouillée et retournée, a fini par s’en aller
en poussière sous leurs pieds. »
Dans ce voyage à la recherche de la science cachée, Notre-Dame
acquiert le statut de temple alchimique. La description qu’en dresse Hugo
fait basculer le lecteur dans une autre perception du sanctuaire, invitant le
regard à y voir un traité d’alchimie.
« Il est certain encore que l’archidiacre s’était épris d’une passion
singulière pour le portail symbolique de Notre-Dame, cette page de
grimoire écrite en pierre par l’évêque Guillaume de Paris, lequel a sans
doute été damné pour avoir attaché un si infernal frontispice au saint poëme
que chante éternellement le reste de l’édifice. L’archidiacre Claude passait
aussi pour avoir approfondi le colosse de saint Christophe et cette longue
statue énigmatique qui se dressait alors à l’entrée du parvis et que le peuple
appelait dans ses dérisions Monsieur Legris. Mais, ce que tout le monde
avait pu remarquer, c’étaient les interminables heures qu’il employait
souvent, assis sur le parapet du parvis, à contempler les sculptures du
portail, examinant tantôt les vierges folles avec leurs lampes renversées,
tantôt les vierges sages avec leurs lampes droites ; d’autres fois, calculant
l’angle du regard de ce corbeau qui tient au portail de gauche et qui regarde
dans l’église un point mystérieux où est certainement cachée la pierre
philosophale, si elle n’est pas dans la cave de Nicolas Flamel. »
Hugo est un de ceux qui ouvrent la Porte d’Ombre. Une Porte dont on
ne sait sur quel territoire elle donne, celui de l’imagination ou de la part
occulte du monde. Hugo est un titan des mondes imaginaires, mais il est,
aussi, un des grands aventuriers du monde occulte. C’est celui-là qui tisse
toute la trame alchimique de Notre-Dame. Car les méditations magiques de
Frollo, Hugo ne les a pas seulement captées dans ses mondes rêvés. Elles
sont directement inspirées des nombreux ouvrages d’alchimie évoquant
Notre-Dame de Paris publiés à partir du XVIe siècle.

1. HUGO Victor, Notre-Dame de Paris. Tome I, Charles Gosselin, Paris, 1831, p. 304.
57.
NOTRE-DAME DE PARIS, TEMPLE ALCHIMIQUE

« Il existe à cette époque, pour la pensée écrite en pierre, un privilège,


tout à fait comparable à notre liberté actuelle de la presse. C’est la
liberté de l’architecture. Cette liberté va très-loin. Quelquefois un
portail, une façade, une église tout entière, présente un sens
symbolique absolument étranger au culte, ou même hostile à l’église.
e e
Dès le XIII siècle, Guillaume de Paris, Nicolas Flamel au XV , font
écrit de ces pages séditieuses. […] La pensée n’était alors libre que de
cette façon ; aussi ne s’écrivait-elle tout entière que sur ces livres
qu’on appelait édifices. Sans cette forme édifice, elle se serait vue
brûler en place publique par la main du bourreau sous la forme
manuscrite, si elle avait été assez imprudente pour s’y risquer. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831.

La figure de Notre-Dame de Paris ne cesse de se manifester dans les


traités d’alchimie. Elle apparaît dans le passage consacré à l’alchimie des
Contes et discours d’Eutrapel publiés en 1587 par Noël du Fail (vers 1520-
1591). Du Fail y fait intervenir un certain Lupolde, qui avait rencontré de
nombreux alchimistes, et avait « vu de son temps que le grand rendez-vous
de tels académiques étoit à Notre-Dame de Paris, ou aux portaux d’églises,
que Nicolas Flamel […] avoit fait construire 1 ».
Notre-Dame apparaît également comme lieu privilégié de réunions
d’alchimistes dans l’œuvre de l’un d’eux : Denys Zachaire (1510-1556). Il
relate ce fait dans son ouvrage Opvscvle très-excellent, de la vraye
philosophie naturelle des Metaulx, traictant de l’augmentation & perfection
d’iceux, Auec aduertiffement d’euiter les folles defpences qui fe font
ordinairement par faute de vraye fcience publié à Lyon en 1574. Alors qu’il
évoque comment sa quête alchimique le conduit à Paris à la rencontre de
ceux qui, de différentes façons, pratiquent l’art de la transmutation, Denys
Zachaire relate qu’un de leurs lieux de rendez-vous parmi les plus fréquents
est Notre-Dame. « De forte qu’il ne paffoit iour, mefmement les feftes &
dimenches que ne nous affembliffions, ou au logis de quelquvng (& fort
fouuent au mien) ou à noftre Dame la grande, qui eft l’Eglife la plus
frequentée de Paris, pour parlementer des befoignes qui s’eftoyent paffées
aux iours precedens. » 2
De 1636, est daté un autre texte liant Notre-Dame à l’Alchimie. Il s’agit
d’un petit opuscule intitulé Explication de l’énigme trouvée en un pilier de
l’église Nostre Dame de Paris, par le Sieur D. L. B. L’auteur, qui ne signe
que de ses initiales, passe pour être un certain De la Borde 3. Son ouvrage
est une réponse à une énigme retrouvée en l’emplacement désigné de la
Cathédrale. Selon un usage consacré en certains cercles occultes, cette
réponse doit lui permettre d’entrer en contact avec l’auteur de l’Énigme. De
le faire sortir de l’ombre. « Celuy qui a composé l’Enigme, eft prié par
l’Auteur de cette explication, de fe faire conoiftre, & refpondre
pertinemment comme il a promis » 4.
Quant à l’Énigme dont il propose le déchiffrage, il s’agit d’une suite de
formules, pleines de mystères et par là de poésie. L’esprit ne peut être que
troublé par les visions que certaines inspirent. « Ie fuis vierge, & pourtant
i’ay du laict aux mammelles », déclame ainsi la mystérieuse narratrice du
texte, dont les propos ne sont pas sans rappeler l’étonnante déclamation de
l’entité féminine mise en scène par le texte gnostique Tonnerre, intellect
parfait dont on situe la rédaction entre le IIe et le IIIe siècle 5. « C’est moi la
prostituée et la vénérable. C’est moi la femme et la vierge » 6. Le parallèle,
troublant, ne peut qu’accréditer l’idée, défendue par C. G. Jung (1875-
1961), d’un lien historique entre la gnose antique et l’alchimie médiévale 7.
Mais cela est une autre histoire…
L’ouvrage de De La Borde contribua à faire de Notre-Dame un haut lieu
de la mystériologie alchimique. Car c’est bien d’Alchimie dont il est
question dans l’énigme retrouvée : « À l’heure que ie nais, ie fuis horrible à
voir ; En forme de faon d’Ours, mon chef paroift fi noir, Fi puant & amer,
que chacun me mefprise. Mais fi de laict Celefte on me nourrit un peu,
I’acquiers telle vertu, qu’apres ie m’eternife Dans la terre, dans l’eau, dans
le Ciel & le feu. » L’auteur de l’Énigme déposée à Notre-Dame, sachant que
les adeptes de son Art fréquentent le sanctuaire, s’adresse directement à
eux. C’est en effet les alchimistes qu’il défie d’interpréter correctement son
poème hermétique. « Philofophe, qui te vante de poffeder l’oeuure, ie
croiray le bruict qui court de toy, fi tu me donnes la veritable explication de
cet enigme : alors ie te diray qui ie fuis, & te mettray au nombre des Sages.
»
Entre 1740 et 1754, est publiée en quatre tomes la Bibliothèque des
philosophes alchimiques ou hermétiques. Est ici repris Le Livre des figures
hiéroglyphiques de Flamel. Mais la notion de double lecture de certains
monuments religieux – et plus précisément ici de Notre-Dame – se retrouve
également en un autre texte du corpus. Texte absolument fondamental en ce
domaine : Explication très curieuse des Énigmes et Figures
Hiéroglyphiques, physiques, qui sont au grand Portail de l’Église
Cathédrale et métropolitaine de Notre-Dame de Paris, par Esprit Gobineau
de Montluisant, Gentilhomme Chartrain, Amateur et Interprète des vérités
hermétiques, avec une Instruction préléminaire sur l’antique situation et
fondation de cette Église, et sur l’état primitif de la cité.
Ce texte a été établi d’après les manuscrits laissés par Esprit Gobineau
de Montluisant. Le mercredi 20 mai 1640, veille de l’Ascension, ce dernier
couche par écrit une étude alchimique des sculptures du portail de Notre-
Dame de Paris. Esprit Gobineau se dit versé dans la lecture des traités
alchimiques. Grâce à ce savoir, il révèle le sens secret de Notre-Dame.
Démontre que l’édifice est un temple hermétique délivrant à qui sait les voir
les grands secrets de la Nature.
L’iconographie chrétienne n’est dès lors plus qu’un langage permettant
de délivrer un savoir remontant à l’ère préchrétienne. Comme l’indique son
titre programmatique, Explication très curieuse des Énigmes et Figures
Hiéroglyphiques… est précédée d’un autre texte d’Esprit Gobineau de
Montluisant, à savoir son Instruction préléminaire sur l’antique situation et
fondation de cette Église, et sur l’état primitif de la cité. Esprit Gobineau
s’y attarde sur l’origine païenne de Paris, et plus particulièrement sur le
sanctuaire de Notre-Dame. Dès les premiers Temps de la cité, l’île où elle
se dresse est conçue comme un sanctuaire consacré aux puissances de la
Nature, et notamment aux eaux fécondantes de la Seine. Ce culte prendra
ensuite la forme du culte à Isis – incarnation de la Nature et de ses secrets
dévoilés – dont Notre-Dame est un avatar christianisé 8. Sous la plume de
l’alchimiste, le lien se tisse ainsi entre les antiques mystères païens et les
sciences maudites du Moyen Âge et de la Renaissance.
Victor Hugo a lu l’Explication très curieuse des Énigmes et Figures
Hiéroglyphiques. Qui veut comprendre complètement les méditations
magiques de Frollo décrites par Hugo, doit à son tour se plonger dans l’écrit
alchimique. Le regard de Claude Frollo s’attarde sur les vierges sages et les
vierges folles à cause du sens occulte que leur confère l’Explication très
curieuse des Énigmes et Figures Hiéroglyphiques… On y lit à propos des
vierges sages : « Ces cinq vierges représentent les vrais philosophes
hermétiques, amis de la nature et qui, ayant connaissance de l’unique
matière dont elle se sert pour travailler dans la magnésie des trois règnes,
animal, minéral, végétal, reçoivent du ciel cette même et unique matière
dans des vases convenables ; et suivant les opérations de la même nature, ils
travaillent physiquement et, après avoir fait le mercure ou dissolvant
catholique ou le sel de nature qui contient son soufre, les unissent au poids
requis, les cuisent en l’athanor et, finalement, en font l’élixir arabique 9. »
Tandis que des vierges folles, il est dit : « Par les vierges folles, la Coupe
renversée, sont représentées une infinité, et presque innombrables
d’opérations fausses des sophistes, des chimistes, des ignorants et
désespérés, ainsi que des impitoyables souffleurs et charlatans. »
Ainsi, Hugo a-t-il incarné dans son roman toute la rêverie alchimique
cristallisée par des siècles de littérature hermétique autour du sanctuaire.
Mais que faut-il penser de ces lectures alchimiques de Notre-Dame de Paris
? Ne sont-elles pas, comme nous, tissées de l’étoffe dont sont faits nos rêves
? Un certain académisme universitaire dénie en effet toute lecture
ésotérique des édifices religieux. Cette conception est l’héritière des prises
de position formulées en 1955 par Louis Réau (1881-1961) dans son
Iconographie de l’Art chrétien. Le chercheur ne voit dans la lecture
ésotérique de la sculpture religieuse que l’expression des « divagations de
quelques symbolistes modernes 10 ». « Gardons-nous de croire que l’art
chrétien est un art ésotérique, cryptographique, réservé aux initiés, tonne-t-
il. Cela peut être vrai pour les peintures de catacombes, mais pas pour l’art
du Moyen Âge, qui n’a aucune raison de se cacher, de proposer des rébus à
déchiffrer et qui s’adresse, au contraire, à l’intelligence de tous les fidèles,
même les plus illettrés 11. »
Pourtant, à contre-courant de cette vision, une autre étude universitaire,
magistrale, proclame par l’image et le texte le sens éminemment
symbolique et initiatique de la sculpture religieuse médiévale. Il s’agit d’Art
profane et religion populaire au Moyen Âge publié en 1985 par Claude
Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux.
En quelques lignes seulement, Gaignebet et Lajoux n’ont aucune
difficulté à mettre à mal le propos de Réau. Ils se servent pour cela de
l’interprétation que le médiéviste fait d’une scène figurant sur une console
du transept de la cathédrale d’Auxerre. Il s’agit d’une jeune fille nue,
chevauchant en amazone un bouc. De la main droite, elle saisit une corne de
l’animal, tandis qu’elle en relève la queue de la main gauche. Réau en fait
une image de « la Luxure sur un bouc ». Mais pour Gaignebet et Lajoux,
cette interprétation, par trop simpliste, exclut certains éléments de la
figuration, à commencer par la queue relevée de l’animal. Ce détail évoque
un des passages traditionnels du sabbat : le baiser anal. L’autre élément qui
retient leur attention est la couronne de roses qui coiffe la jeune fille. Au
Moyen Âge, les roses sont associées au mois de mai. Or celui-ci s’ouvre sur
la Nuit de Walpurgis, nuit magique marquant la fin de l’hiver et la
résurgence de la fécondité dans la Nature. Nuit associée par l’Église au
Sabbat des Sorcières. Dès lors, pour les deux auteurs, il est certain que, loin
de représenter la Luxure, la scène figure une jeune et belle sorcière se
rendant au Sabbat, pour réveiller les grandes forces de la Nature.
Ainsi le sens caché des cathédrales ne se révèle-t-il complètement qu’à
celui qui en détient les clefs symboliques. Fort de ce constat, Gaignebet et
Lajoux accordent une importance centrale aux écrits alchimiques attribués à
Nicolas Flamel. Ils sont pour eux l’incontestable reflet littéraire d’une
science iconographique perdue. Une véritable clef de lecture pour
appréhender les édifices religieux dans toutes leurs dimensions. « La
méthode de la double grille telle qu’il [Flamel] l’explicite, aussi clairement
que n’importe quel iconologue moderne, mérite, selon nous, de figurer dans
toutes les anthologies de l’Histoire de l’Art 12. »
Peu importe que Flamel soit ou non le véritable auteur du Livre des
figures hiéroglyphiques. S’il l’est, l’ouvrage témoigne, qu’au moyen âge,
des œuvres iconographiquement religieuses étaient conçues selon un double
langage permettant à l’Adepte de transmettre un enseignement alchimique.
S’il ne l’est pas, il établit toutefois qu’en 1612, année de publication du
Livre des figures hiéroglyphiques, l’iconographie religieuse moyenâgeuse
est envisagée comme un possible moyen de cryptage d’une science
alchimique. Or pour les deux universitaires « on comprendrait mal qu’un
système aussi élaboré de double lecture d’une œuvre d’art n’ait eu
d’existence que littéraire et n’ait tenté personne au plan de la “réalité”.
Enfin, et surtout, on comprendrait plus mal encore qu’une idée aussi
clairement exprimée jaillisse tout d’un coup en 1610, sans qu’il soit
possible d’en tracer plus profondément les racines historiques 13 . »
Il existait donc bien une langue cachée des cathédrales. Un message
occulte contenu dans leur décoration. Dans ma tentative de retrouver le
chemin perdu, cela donnait une importance particulière au Mystère des
Cathédrales de Fulcanelli. L’ouvrage ne pouvait plus être envisagé comme
le résultat des « divagations de quelques symbolistes modernes ». C’était la
résurgence, au XXe siècle, d’un vieux courant de pensée détenteur d’une
vérité oubliée. Le livre était une sorte de carte. Une carte qu’il fallait suivre
et qui me conduisit, à mon tour, devant le portail de Notre-Dame. Face à l’«
œuvre plus qu’humaine. »

1. DU FAIL Noël, Propos rustiques, balivernes, contes et discours d’Eutrapel, Librairie


Charles Gosselin, Paris, 1842, p. 195.
2. Opvscvle très-excellent, de la vraye philosophie naturelle des Metaulx, traictant de
l’augmentation & perfection d’ceux, Auec aduertiffement d’euiter les folles defpences qui fe font
ordinairement par faute de vraye fcience par Maitre D. ZACAIRE, Gentilhomme & Philosophe
Guiennois, Benoist Rigavd, Lyon, 1574, pp. 29-30.
3. LENGLET DU FRESNOY Nicolas, Histoire de la philosophie hermétique. Accompagnée
d’un Catalogue raifonné des Ecrivains de cette Science. Avec le Véritable Philalethe, revû fur
les Originaux. Tome III, Coutellier, Paris, 1742, p. 126.
4. L’Enigme trovve en vn pilier de l’église Nostre Dame de Paris. Par le Sieur D. L. B., Paris,
1636, p. 7.
5. MAHÉ Jean-Pierre, POIRIER Paul-Hubert, Écrits gnostiques. La bibliothèque de Nag
Hammadi, coll. Bibliothèque de La Pléiade, NRF-Gallimard, Paris, 2007, p. 848.
6. Ibid., p. 852.
7. JUNG C. G., Ma Vie. Souvenirs, rêves et pensées, coll. Folio, Gallimard, Paris, 2013, p. 322.
8. RICHEBOURG Jean Mangin de, Bibliothèque des Philosophes Chimiques tome II, Beya
éditions, Grez Doiceau, Belgique, 2003, pp. 511-512.
9. Ibid., p. 530.
10. RÉAU Louis, Iconographie de l’art chrétien. T. 1 : Introduction générale, Presse
universitaires de France, Paris, 1955, p. 63.
11. Ibid., 1955, p. 64.
12. GAIGNEBET Claude, LAJOUX J.-Dominique, Art profane et religion populaire au
Moyen Âge, Presses Universitaires de France, Paris, 1985, p. 21.
13. Ibid., p. 22.
58.
LE MYSTÈRE DES CATHÉDRALES

Il faut lire les lignes inaugurales du Mystère des Cathédrales pour


comprendre ce qu’est ce livre. C’est l’explication d’un ravissement. Un
ravissement virginal. Qui emporta son auteur, quel qu’il fût, lorsque, pour la
première fois, il posa son regard sur une cathédrale gothique et ressentit que
l’œuvre observée n’était pas de ce monde.
« La plus forte impression de notre prime jeunesse, — nous devions
avoir sept ans, — celle dont nous gardons encore un souvenir vivace, fut
l’émotion que provoqua, en notre âme d’enfant, la vue d’une cathédrale
gothique. Nous en fûmes, sur-le-champ, transporté, extasié, frappé
d’admiration, incapable de nous arracher à l’attrait du merveilleux, à la
magie du splendide, de l’immense, du vertigineux que dégageait cette œuvre
plus qu’humaine 1 . »
Le Mystère des Cathédrales pourrait être lu comme une exploration de
ce sentiment d’avoir franchi un seuil. D’être passé de ce monde en un autre.
D’avoir été littéralement extrait de la matière pour être happé par une réalité
transcendante. Fulcanelli affirme que la cathédrale est bien autre chose qu’«
un ouvrage uniquement dédié à la gloire du christianisme ». 2 La « lumière
spectrale » et le silence y invitent à la prière, mais s’y dessine aussi, à travers
ses formes et ses sculptures, quelque chose de « presque païen » puis le
visage d’un « sphinx de pierre » 3 délivrant un enseignement initiatique.
Au fil des lignes du Mystère des Cathédrales, la cathédrale gothique
prend l’allure d’un livre de pierre. Elle est un traité d’alchimie, une
transposition des mots dans les formes et les symboles. La forme de
l’édifice, son orientation, la disposition des verrières sont une symbolisation
des différentes étapes du Grand œuvre. La cathédrale gothique est une
incarnation magique de la science alchimique. Pour Fulcanelli, le terme «
gothique » n’a rien à voir avec le peuple germanique. Art gothique doit
s’entendre « Art goétique », c’est-à-dire « Art magique », le mot « goétie »
(« goetia » en latin médiéval), renvoyant au grec γοητεία (goēteia),
sorcellerie. La cathédrale gothique confine donc à tout autre chose que ce
que lui prête la pensée académique. Elle est le lieu magique où les secrets
inhérents à la Nature se révèlent par le biais d’un langage particulier.
Phonétiquement, l’« art gothique » c’est donc, aussi et surtout, l’« argotique
», l’argot, c’est-à-dire « un langage particulier à tous les individus qui ont
intérêt à se communiquer leurs pensées sans être compris de ceux qui les
entourent 4 ».
Dans ces étymologies s’exprime la pensée spiritualiste de Fulcanelli. De
même que l’ensemble de la Création, les mots enferment la lumière divine.
En briser l’écorce permet d’en libérer l’Esprit. De s’acheminer ce faisant
vers la vérité divine, qui est l’aboutissement de la Quête de tout alchimiste.
Libérer la lumière divine de ses formes extérieures : c’est le cœur de la
démarche qui habite Fulcanelli dans sa lecture des cathédrales.
Cette lecture naît de la pierre et des lettres. Car si les cathédrales agissent
sur la pensée de Fulcanelli, les influences littéraires sont nombreuses. Il est
habité par Hugo, qu’il cite, comme par Denys Zachaire ou encore Gobineau
de Montluisant. Il l’est, aussi, par Amédée de Ponthieu et ses Légendes du
Vieux Paris, publiées en 1867. Ce dernier ouvrage est une porte à travers le
Temps, qui permet à Fulcanelli de retrouver Notre-Dame telle qu’elle était
avant les outrages des siècles et des hommes. D’ainsi en déterrer certaines
racines préchrétiennes disparues au XXe siècle.
Devant le sanctuaire, il retrouve un séculaire monolithe. Une roche
païenne qui s’y dressait jusqu’en 1748. Le Temps l’avait dès lors rendue
informe, mais le peuple y voyait une « pierre de pouvoir ». Une fontaine
avait été aménagée à son entour, qui portait l’inscription latine : « Qui sitis,
huc tendas : desunt si forte liquores, / Pergredere, æternas diva paravit
aquas. » 5« Toi qui as soif, viens ici : si par hasard les ondes manquent, / Par
degré, la Déesse a préparé les eaux éternelles » traduit Fulcanelli 6.
C’est abreuvé de ces eaux éternelles de la Science secrète que Fulcanelli
fixe d’un regard extasié l’œuvre colossale qu’est Notre-Dame. Toutes les
images qu’il découvre, il les relie à celles des grimoires d’Alchimie sur
lesquels il s’est abimé la vue. Les sculptures de pierre trouvent leur parfaite
correspondance dans les allégories littéraires des hermétistes. Selon le
principe de la double lecture, chaque scène révèle une dimension initiatique.
Au Portail de la Vierge, un petit bas-relief représente un enfant sortant
d’une jarre. Celle-ci est tenue par un ange. La scène se passe au-devant d’un
ciel nocturne entièrement constellé. Fulcanelli reconnaît le « Bain des Astres
», « où le soleil et la lune chimique doivent se baigner, changer de nature et
se rajeunir » 7.
Chaque élément, que l’on pourrait croire simplement ornementatif, prend
un sens occulte. Toujours sur le Portail de la Vierge, celle-ci est déposée
dans un sarcophage qu’ornent sept motifs géométriques enchâssés dans des
cercles. Dans l’œil de Fulcanelli, ces sept cercles figurent les sept métaux
planétaires mentionnés par les alchimistes. Ceux-ci avaient associé un métal
à chacune des sept planètes. 8 En fixant l’œuvre de pierre, Fulcanelli y
retrouve les vers d’un manuscrit conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal, La
Cabale Intellective : « Le soleil marque l’or, le vif argent Mercure ; Ce
qu’est Saturne au plomb, Vénus l’est à l’airain ; La Lune de l’argent, Jupiter
de l’étain, / Et Mars du fer sont la figure. »
Possédé par la poésie hermétique, Fulcanelli découvre le « chien de
Corascène » et les « Colombes de Diane » dans une autre ornementation,
voisine, figurant un chien et deux colombes. Le « chien de Corascène » et les
« Colombes de Diane » sont deux figurations métaphoriques empruntées aux
hermétistes Artéphius (XIIe siècle) et Eyrénée Philalèthe, pseudonyme de
George Starkey (1628-1665), l’auteur de l’Entrée ouverte au palais fermé du
Roi (1645).
Sans doute, pour comprendre l’œil de Fulcanelli, faut-il se laisser
posséder par la puissance magique et poétique de cette œuvre, dont le titre
seul promet à son lecteur de traverser le miroir des apparences. On ne peut
comprendre l’interprétation fulcanellienne qu’en s’immergeant dans les
lectures qui l’ont conditionnée, qui ont « hermétisé » sa perception des
figures sculptées. Il y a un charme poétique dans la langue alchimique. Un
charme qui pénètre profondément l’homme en Quête, et lui révèle sous un
jour nouveau le monde qui l’entoure – le transmute en un puissant
hiéroglyphe.
C’est la voix de Philalèthe que Fulcanelli entend lorsqu’il pose le regard
sur les deux colombes de pierre du Portail de la Vierge. Une poésie qui
traverse les siècles qui lui dit : « Tu as besoin ici que Diane te foit favorable,
elle qui fçait dompter les bêtes fauvages, qui a deux colombes qui
tempéreront avec leurs aîles la malignité de l’air, & ces deux colombes
volant fans aîles, fe trouvent dans les forêts de la Nymphe Venus. » 9. Ces
deux Colombes brillent d’une aura particulière. D’après l’Entrée au Palais
fermé du Roi, leur découverte est le « principal nœud 10 » de la fabrication du
Mercure philosophique. Dans la langue de Philalèthe, les deux colombes de
Diane et le chien de Corascène sont intimement liés. Les unes permettent d’«
apaiser » l’autre. Ainsi, lorsque les yeux de Fulcanelli découvrent sur la
façade de Notre-Dame les deux colombes et le chien, ne peut-il y voir que le
reflet minéral de formules tracées par l’encre des siècles plus tôt. « Il y a
toutefois deux Colombes dans la Forêt de Diane qui adouciffent fa rage
furieufe, fi l’on fçait les y appliquer par l’art de la Nimphe Venus ; alors de
peur qu’il ne retombe dans l’hydrophobie, (& afin qu’il n’aye plus averfion
de l’eau), plonge-le & le fubmerge dans les eaux, en forte qu’il y périffe. Ce
chien qui fe noircit de plus en plus, & toujours enragé, ne pouvant fouffrir
ces eaux, prefque noyé & fuffoqué, montera & s’élévera fur la furface des
eaux. Chaffe-le en faifant pleuvoir sur lui, & en le battant fais-le fuir bien
loin ; ainfi les ténébres difparoîtront. » 11
Par ce jeu de correspondances permanentes entre l’encre et la pierre,
Notre-Dame de Paris est transmutée en prodigieux grimoire. Ici, elle donne à
voir « un vieillard prêt à franchir le seuil du Palais mystérieux 12 », symbole
de l’Entrée au Palais fermé du Roy de Philalèthe, comme de « la première
porte de Ripley et de Basile Valentin, qu’il faut savoir ouvrir. » Sur un autre
médaillon, Fulcanelli voit l’Adepte en prière devant la Nature, figurée par un
buste féminin reflété dans un miroir. « Nous reconnaissons là l’hiéroglyphe
du sujet des Sages, miroir dans lequel “on voit toute la nature à découvert” 13
». Ailleurs, c’est l’Athanor, le four alchimique, qui est représenté doté de «
l’appareillage interne destiné à supporter l’œuf philosophique 14 ». Puis c’est
le griffon, à la tête d’aigle et au corps de lion, image des « qualités contraires
qu’il faut nécessairement assembler dans la matière philosophale 15 ». Et
encore, sur un des bas-reliefs des contreforts du grand portail, l’alchimiste
découvrant la « Fontaine mystérieuse 16 » au pied d’un « vieux chêne creux
», celui qu’évoque Flamel dans son Livre des figures hiéroglyphiques,
lorsqu’il parle du « Chefne creux ; au pied defquels bouïllonnoit vne
Fontaine d’Eau très-blanche 17… »
… Ainsi, par la découverte de cette forêt de symboles, le temple gothique
devient pour Fulcanelli mutus liber 18. Le terme, qui signifie « Livre Muet »,
renvoie à un traité d’alchimie publié au milieu du XVIIe siècle. L’ouvrage a
cette particularité d’être exclusivement composé de gravures représentant les
différentes étapes du Grand œuvre 19. C’est cela qu’est aussi Notre-Dame. Un
Livre Muet qui parle à tous, indistinctement de leur langue. Dont le rôle est
marqué par le sceau figurant sur le pilier trumeau partageant en deux la baie
d’entrée. C’est là que, dans ses premiers pas vers le sanctuaire, Fulcanelli
reconnait l’Alchimie. C’est une femme assise sur un trône et dont le front
touche aux nues. Elle porte en ses mains deux livres, l’un ouvert, figurant
l’enseignement exotérique, l’autre fermé, symbole de l’initiation ésotérique.
Par cela, elle marque la double fonction du Temple dont elle garde l’entrée, à
la fois Grand œuvre chrétien et Grand œuvre alchimique. De ses pieds à sa
poitrine, court une échelle à neuf degrés, en laquelle Fulcanelli reconnaît
l’échelle des Philosophes…
… Celle qui, une fois gravie, permet d’accéder au Secret des dieux.
Selon une tradition séculaire, la façade de Notre-Dame de Paris serait pourvue d’une décoration se
prêtant à une double lecture. À côté de son sens apparent, chaque scène aurait une signification
occulte. Victor Hugo mentionne ce caractère cryptique de Notre-Dame dans le roman que lui inspira le
sanctuaire, mais c’est Fulcanelli qui, dans les années 1930, proposa la première lecture systématique
de l’enseignement hermétique de Notre-Dame. Ici, il reconnaît le « Bain des Astres ».
Notre-Dame de Paris. Les sept motifs symboliques ornant le sarcophage de la Vierge renverraient aux
sept métaux planétaires des grimoires d’Alchimie.
Notre-Dame de Paris. Deux colombes et un chien. Fulcanelli y reconnaît l’illustration de pierre d’un
processus alchimique évoqué dans L’Entrée au Palais fermé du Roi, un texte publié en 1645. Il y est
question du « Chien de Corascène » et des « Colombes de Diane ».
Notre-Dame de Paris. La pureté. Une jeune femme tenant un médaillon sur lequel est figuré un oiseau
au milieu d’un brasier – le Phénix qui renaît de ses cendres des traditions hermétiques. On retrouve le
même motif sur le vitrail de la rosace ouest. Le verre a conservé la couleur perdue par la pierre.
L’oiseau qui se tient au milieu des flammes a la couleur de l’or. Il apparaît comme un clair symbole du
processus de purification alchimique. L’immolation volontaire de celui qui cherche la pureté vise à
l’élimination par le Feu de ce qui est impur en lui. Au terme de ce processus, ne reste que l’or qu’il
portait en lui dès l’origine. Ainsi s’accomplit la Renaissance initiatique.
Notre-Dame de Paris. La figure de l’Alchimie, sur le pilier trumeau central. Chaque symbole a ici son
importance. L’échelle représente les différentes étapes du cheminement vers la Perfection spirituelle.
L’œil de celui qui cherche le Chemin perdu doit surtout s’attarder sur les deux livres. L’un est ouvert,
figure l’enseignement exotérique, visible par tous. L’autre est fermé. C’est la doctrine ésotérique,
cachée, réservée aux initiés.

1. FULCANELLI, Le Mystère des Cathédrales et l’interprétation ésotérique des symboles


e
hermétiques du grand œuvre (3 édition), Société Nouvelle des Éditions Pauvert, Paris, 1985, p.
47.
2. Ibid., p. 49.
3. Ibid., p. 52.
4. Ibid., p. 56.
5. PONTHIEU Amédée de, Légendes du Vieux Paris, Bachelin-Deflorenne, Paris, 1867, p. 92.
6. FULCANELLI, Le Mystère des Cathédrales et l’interprétation ésotérique des symboles
e
hermétiques du grand œuvre (3 édition), Société Nouvelle des Éditions Pauvert, Paris, 1985, p.
82.
7. Ibid., p. 137.
8. Ibid., p. 134.
9. Bibliothèque des Philosophes, Alchimiques, ou Hermétiques, contenant plufieurs Ouvrages
en ce genre très curieux & utiles, qui n’ont point encore parus, précédés de ceux de Philalethe,
augmentés & corrigés fur l’Original Anglois, & fur le Latin, tome quatrième, André-Charles
Cailleau, Paris, 1754, pp. 14-15.
10. Ibid., p. 54.
11. Ibid., p. 18.
12. FULCANELLI, Le Mystère des Cathédrales et l’interprétation ésotérique des symboles
e
hermétiques du grand œuvre (3 édition), Société Nouvelle des Éditions Pauvert, Paris, 1985, p.
129.
13. Ibid., p. 128.
14. Ibid., p. 115.
15. Ibid., p. 115.
16. Ibid., p. 94.
17. Philosophie natvrelle de trois anciens philosophes renommez Artephius, Flamel, &
Synesius, Traitant de l’Art occulte, & de la Tranfmutation metallique. Dernière édition.
Augmentée d’un petit Traité du Mercure, & de la Pierre des Philofophes de G. Ripleus,
nouvellement traduit en François, Laurent d’Houry, Paris, 1682, p. 56.
18. FULCANELLI, Le Mystère des Cathédrales et l’interprétation ésotérique des symboles
e
hermétiques du grand œuvre (3 édition), Société Nouvelle des Éditions Pauvert, Paris, 1985, p.
90.
19. BAULOT Isaac, Mutus liber, in quo tamen tota philosophia hermetica, figuris
hieroglyphicis depingitur, ter optimo maximo Deo misericordi consecratus, solisque filiis artis
dedicates, Petrvm Savovret, La Rochelle, 1677.
59.
« OH ! C’EST ELLE, LA BÊTE QUI N’EXISTE PAS… »

Plonger une fois le regard dans les yeux de Notre-Dame, trouver au fond
d’eux la silencieuse Gardienne de Mystérieux Arcanes, modifie la vue. On
ne peut plus dès lors passer à côté de certaines cathédrale sans y voir un livre
couvert d’hiéroglyphes que plus personne ne sait voir. Un bandeau
d’obscurité et d’ignorance s’est déchiré.
Alors que mes pas m’avaient conduit à Lyon, ville hermétique par
excellence, je m’arrêtais longuement devant un de ces bijoux hermétiques
qui émaillent la France d’une aura de Mystère et la révèle à Elle-même. La
Cathédrale Saint-Jean est située dans le vieux Lyon, là où réside l’âme des
anciens Temps de la ville. Où les heures s’effacent pour qui sait ressentir la
permanence du passé. Construite de 1175 à 1480, mélange de roman et de
gothique, la cathédrale possède sa propre magie. Son ornementation peut
exercer sur l’esprit s’attardant à la contempler un puissant pouvoir
fascinatoire.
Sa façade est un amoncellement de visions minéralisées. Pas moins de
328 bas-reliefs, répartis en autant de médaillons et consoles, ornent les
piliers saillants encadrant les trois portails du sanctuaire et les supports
statuaires. Visions bibliques, pour beaucoup. On y retrouve l’Arche de Noé,
comme l’épisode du jardin d’Eden, entre autres. Mais il est, à côté de ces
figurations, d’autres plus étonnantes, qui nous amènent ailleurs. Ouvrent des
Portes dont on ne soupçonne l’existence…
C’est d’abord cela qui fascine. La découverte, dans ce foisonnement, de
méandres secrets où se dissimulent des visions qui surprennent par leur
caractère étrange.
Sous l’une des consoles de la façade, le regard s’arrête sur une singulière
image cachée à l’ombre de la statue qu’elle supporte. Un homme à quatre
pattes, chevauché par une femme, tenant dans l’une de ses mains un fouet et,
dans l’autre, la bride qui enserre la tête de l’homme. La jeune femme
possède un de ces visages pleins de beauté et de grâce engendrés par le
gothique flamboyant. Insuffle à la scène une douceur que rehausse le décor
végétal au sein duquel évoluent les deux personnages.
La scène se réfère au Lai d’Aristote, un fabliau dont la plus ancienne
version remonte à 1220. Il aurait été inspiré par une légende arabe oralement
arrivée en Europe. Aristote (384 av. J.-C. – 322 av. J.-C.), précepteur
d’Alexandre le Grand (356 av. J.-C. – 323 av. J.-C.), fustige ce dernier
d’abandonner son œuvre de conquête au profit de l’amour dévorant d’une
jeune et belle Indienne, prénommée Phyllis dans la version allemande du
récit. Écoutant son maître, Alexandre rejette la jeune femme. S’estimant
victime d’une injustice, l’amoureuse éconduite décide alors de se venger.
Avec l’aval d’Alexandre, elle va à la rencontre du vieux philosophe. La
scène se passe dans un jardin. Phyllis a l’intention de charmer Aristote.
Servie par ses grâces, son œuvre de séduction fait immédiatement effet.
Dévoré de désir, le philosophe tombe sous le joug de la belle Indienne. Il
veut la posséder charnellement. La supplie de s’offrir. Phyllis est d’accord,
mais avant de se donner, elle demande à Aristote de jouer le cheval pour
elle. Elle souhaite qu’il la laisse le harnacher afin qu’elle puisse prendre
place sur lui et ainsi se déplacer dans le jardin. Aristote accède à sa
demande. C’est alors qu’arrive Alexandre. Il a tout observé depuis une tour
voisine. Le philosophe est confondu. Il reconnaît que si lui-même, sage
vieillard, s’est ainsi laissé soumettre par « Amors et Nature 1 », il ne pouvait
en être autrement pour le jeune roi.
Cette irruption du profane au milieu de représentations sacrées
caractérise l’ensemble de l’ornementation de l’édifice. Bien que véhiculant
une parole religieuse, toute une partie de cette décoration n’est pas
religieuse. Y apparaît peu à peu autre chose. Le Lai d’Aristote se situe au
niveau des considérations terrestres. N’a rien de fantastique dans l’histoire
qu’il raconte. Mais d’autres images dissimulées dans les recoins de cette
forêt de pierre font franchir le miroir des chimères. Marquent le seuil d’un
monde magique…
… Sous une autre console, une jeune femme caresse avec douceur une
licorne agenouillée tout contre elle. À sa droite, un chevalier perce de sa
lance le flanc de l’animal fabuleux. Scène incompréhensible là encore au
regard contemporain. Seulement déchiffrable à celui qui s’est familiarisé aux
mythes et aux symboles de l’autre Temps…
Selon les bestiaires médiévaux, la licorne ne pouvait être capturée par
aucun veneur. Si bien que les chasseurs ne pouvaient triompher d’elle qu’en
usant d’un stratagème. Ils utilisaient une jeune femme vierge, d’esprit, de
cœur et de corps. La pureté de la jeune femme attirant irrésistiblement la
licorne, celle-ci venait s’agenouiller tout contre elle, appuyant sa tête contre
son sein. C’est alors que le chasseur, traitreusement dissimulé à proximité,
jaillissait et transperçait la licorne de son fer.
La cathédrale de Lyon n’est pas la seule à représenter cette scène. On la
retrouve sur les hauteurs de la cathédrale de Strasbourg. Les auteurs
chrétiens du Moyen Âge ont en effet développé autour de cette tradition
merveilleuse tout une symbolique. Une symbolique d’abord christique : la
licorne figure le Christ venu s’incarner en l’humanité (représentée par la
jeune femme vierge) et traîtreusement mis à mort par le peuple Juif (le
chasseur). Une autre interprétation est de nature morale et édifiante. La
scène est perçue comme un symbole du danger qu’il y a à aimer une femme.
Lorsque l’amoureux s’abandonne à la beauté de l’aimée, alors survient
invariablement la trahison de celle-ci 2.
À Lyon, la licorne était encore représentée sur une autre scène. Elle s’y
approchait d’une jeune femme lui tendant un miroir. Image que l’on retrouve
dans l’énigmatique tapisserie de La Dame à la Licorne (XVe/XVIe siècles).
Que signifiait-elle ? Sur la tapisserie, on l’avait interprétée comme une
probable figuration du sens de la vue. Mais peut-être y avait-il autre chose à
comprendre à travers la sculpture. Car, comme Notre-Dame, la cathédrale de
Lyon avait ses secrets hermétiques. Tous concentrés autour de l’un des trois
portails du séculier sanctuaire. La Porte des Alchimistes.
Autant les symboles jusque-là déchiffrés avaient un sens moral et
édifiant – invitant l’esprit religieux à se défier des attraits du monde, et en
particulier du puissant pouvoir des femmes – autant, devant ce Portail,
l’Adepte devinait un alphabet coutumier. La langue secrète qu’il ne
partageait qu’avec les siens.
Cathédrale Saint-Jean, dans le vieux Lyon. La façade du sanctuaire est pleine de secrets. Sous les
consoles supportant les statues de la façade, se dissimulent des scènes qui restent invisibles à la
plupart des passants. Il faut en effet s’approcher des murs et lever les yeux pour les surprendre, quand
beaucoup ne regardent l’édifice que de loin. Apparaissent alors des images surprenantes. Là, un
chevalier terrasse une licorne qui s’est laissé attirer par l’innocence d’une jeune fille vierge.
Cathédrale Saint-Jean, dans le vieux Lyon. Une autre licorne, reposant tout contre une jeune fille.
Comme dans la tapisserie de la Dame à la Licorne, celle-ci lui présente un miroir. Au premier degré,
c’est une évocation du sens de la vue. Mais l’image renvoie aussi à une signification plus hermétique.

1. (Vers 401) D’ANDELI Henri, Le Lai d’Aristote publié d’après le texte inédit du manuscrit
3516 de la Bibliothèque de l’Arsenal avec introduction par A. Héron, Imprimerie Léon Gy,
Rouen, 1901, p. 17.
2. CHARBONNEAU-LASSAY Louis, Le Bestiaire du Christ, Albin Michel, Paris, 2011, pp.
339-345.
60.
LA PORTE DES ALCHIMISTES

La Porte des Alchimistes de la Cathédrale de Lyon. Ici la religion


populaire s’arrête. Ici commence un parcours d’une autre nature. Les
sculptures de pierre qui ornent les piliers encadrant le portail fascinent. Elles
reflètent un autre monde. Disent, surtout, la possibilité d’entrer en lui. Pour
qui ne les regarde que d’un œil distant, il ne s’agit que d’étranges créatures
hantant des rêves et des cauchemars éternisés à coup de ciseau. Mais pour
qui s’en approche, se laisse happer par le Mystère né de la perte de leur sens
symbolique, elles deviennent tout autre chose.
Parmi elles, est un des motifs récurrents de la cathédrale de Lyon, caché
en bien des recoins de celle-ci, notamment sous les consoles. Là où les
regards ne s’aventurent pas souvent. Il s’agit du masque de feuille. Un
visage anthropomorphe déglutit des rameaux végétaux qui se développent
tout autour de lui. L’ornementation s’est souvent faite végétale. Mais ne voir
là qu’un élément décoratif serait une erreur. Une forme d’aveuglement. Le
masque de feuille est une figure hautement symbolique. L’image du Principe
qui régurgite la vie 1. Car c’est bien du secret de la vie, du secret alchimique,
que nous entretiennent ici les bas-reliefs.
L’un des plus fascinants nous montre deux sirènes. L’une, à gauche, joue
du violon. L’autre, à droite, est couronnée et porte un enfant dans ses bras.
L’enfant est lui aussi une sirène, dont la queue de poisson est bien visible. Il
a un geste bien particulier. Il pose sa main droite sur le sein gonflé de sa
mère. Il en recueille le lait. Le lait de sirène est évoqué dans nombre de
récits médiévaux pour ses vertus. C’est par lui que le héros acquiert une
force surpassant celle du commun. Un exemple nous en est donné avec
Gargantua. Sa mère ayant sauvé une sirène, celle-ci lui apporte du fond des
mers « une liqueur semblable à du lait » pour donner vigueur à son fils 2.
Mais le lait de sirène est aussi évoqué par l’Alchimie qui lui prête les mêmes
vertus qu’au lait de la Vierge 3.
Un autre bas-relief nous montre une des figures symboliques les plus
parlantes de la tradition alchimique : le Phénix qui renaît de ses cendres.
Oiseau mythique devenu dans la quête de la Pierre Philosophale le symbole
de la destruction de la matière première et de la Renaissance qui lui succède.
Certains des médaillons de la cathédrale de Lyon sont à ce point
singuliers, qu’ils appellent à pencher le front sur les vieux livres d’Alchimie
pour en comprendre le sens. Sur l’un d’eux, une femme nue, allongée à terre,
posant une main sur l’un de ses seins, est dévorée par un dragon ailé plantant
ses crocs dans son cou.
Étrange image enlaçant la Belle et la Bête, que l’on retrouve dans
l’Atalanta Fugiens (1617) de Michel Maier (1569-1622). L’ouvrage, que j’ai
déjà rapidement évoqué à propos de l’Hôtel Lallemant à Bourges, est un des
plus fascinants traités d’Alchimie. Son texte est accompagné de 50 gravures
symboliques dont la charge poétique et artistique suffit à capter l’âme. À
chacune d’elles, est associée une fugue musicale, une devise, une épigramme
et un texte à fonction explicative qui n’en demeure pas moins d’un obscur
hermétisme. Tout n’est ici que symbolisme. À commencer par le titre, qui
fait appel au mythe grec d’Atalante transformé en allégorie alchimique.
L’auteur, Michel Maier, était devenu docteur en médecine à l’université
de Bâle en 1596. Exerçant la médecine en Prusse Orientale puis dans le
duché de Holstein, il s’ouvre à la science alchimique après avoir été témoin
d’une guérison miraculeuse obtenue grâce à un médicament remis par un
énigmatique alchimiste d’origine anglaise. Dès lors, Maier s’absorbe dans
l’étude des traités d’alchimie. Avec son beau-frère, il crée un laboratoire.
Explore des mines dans le but d’y trouver matière à faire progresser ses
recherches. C’est pour financer celles-ci qu’en 1609, il devient médecin et
conseiller de l’empereur Rodolphe II de Habsbourg (1552-1612). Le grand
intérêt que ce dernier vouait à l’Alchimie avait fait de Prague la capitale
hermétique de l’Europe. Après la mort du souverain, Maier devient le
médecin du landgrave Maurice de Hesse (1572-1632), que l’on surnomme
l’« Éclairé » et le « Savant ». Lui aussi est happé par la science alchimique.
Les fonctions de Maier le laissant libre de ses mouvements, il se rend
régulièrement en Angleterre à partir de 1612. Il y fréquente le roi Jacques Ier
(1566-1623) mais aussi, très certainement, le mystique rosicrucien Robert
Fludd (1574-1637). C’est là qu’il publie, en 1613, son premier ouvrage,
Arcana arcanissima (Les Arcanes très secrets). Maier y interprète les mythes
grecs et égyptiens dans une perspective alchimique. C’est ensuite à
Oppenheim, chez l’éditeur Jean-Théodore de Bry (1561-1623), qu’il publie,
en 1617, l’Atalanta fugiens.
La femme dévorée par le dragon de la Cathédrale de Lyon est un
troublant reflet minéralisé de la cinquantième figure de l’ouvrage 4. Intitulée
« Draco mulierem, & haec illum interimit, simulque sanguine perfunduntur
» (« Le dragon tue la femme et la femme le dragon ; tous deux sont inondés
de sang »), la gravure met en scène une femme enlacée par un dragon qui la
mord. Elle est accompagnée de l’épigramme : « Du dragon venimeux creuse
profond la tombe : Que la femme l’embrasse en une forte étreinte. Tandis
que cet époux goûte les joies du lit Elle meurt, et la terre ensemble les
recouvre. Le dragon à son tour est livré à la mort ; / Son corps se teint de
sang : vrai chemin de ton œuvre. »
Le chemin de l’œuvre, du Grand œuvre alchimique, ne cesse de se
manifester par cet incessant jeu de miroirs entre la cathédrale de pierre et les
gravures alchimiques. Sur un autre médaillon, ce sont quatre lièvres, liés par
leurs oreilles et disposés de façon concentrique, qui retiennent l’attention.
L’esprit rationnel pourra chercher à relativiser la portée initiatique de cette
étrange danse circulaire. Le motif n’est en effet pas propre à la cathédrale de
Lyon. On le trouve en d’autres églises, tout aussi singulier. Ainsi, sur le mur
de la Chapelle Notre-Dame de Thielouze, dans les Vosges, trois lapins
courent-ils de la même façon circulaire, liés par leurs trois oreilles. Le sens
du symbole comme son origine se perdent dans les limbes de l’ignorance.
Probable figuration ancestrale du cycle sans fin des forces vitales, le motif
traverse les civilisations et les croyances. Mais l’esprit possédé par la
volonté de soulever le voile d’Isis, imprégné par les allégories alchimiques
qu’il a précédemment croisées sur le portail, se rappellera avoir vu cette
course des lièvres aux oreilles liées parmi les gravures réalisées par le
mythique alchimiste Basile Valentin.
Derrière ce moine bénédictin qui aurait vécu au XVe siècle, se cache très
certainement l’éditeur des textes qui lui sont attribués, à savoir Johann
Thölde (vers 1565-1624), inspecteur des mines de Cronach, adepte de
Paracelse (1493-1541). Dans les Chymische Schrifften (Écrits Chimiques),
compilation d’écrits attribués à Valentin publiée à Hambourg en 1677, une
des gravures alchimiques relatives à Vénus présente trois lièvres disposés
exactement de la même façon qu’à Lyon 5. À l’image est associée le texte : «
La chasse de Vénus a commencé ; / En vérité, si le chien attrape le lièvre
Celui-ci ne fera pas de vieux os. Cela est le fait de Mercure, car lorsque
Vénus se met en colère Elle produit une quantité épouvantable de lièvres.
Protégez donc Mars de votre épée Afin que Vénus ne se transforme pas en
putain. »
Ainsi le médaillon de pierre révèle-t-il une dimension hermétique. On la
retrouve en une autre ornementation mettant en scène un lièvre. Cette fois-ci
isolé, l’animal est dévoré par un Corbeau.
Le Corbeau. Emblème majeur de la Science Alchimique. Son spectre
hante tous les écrits relatifs à l’enseignement hermétique de Notre-Dame de
Paris. À Lyon, le volatile sombre dévorant l’émissaire de Vénus en colère est
conforme à la symbolique alchimique. Le Corbeau y est l’image de l’œuvre
au Noir. La première phase du Grand œuvre. Celle de la mort et de la
dissolution…
…Je passais ainsi des heures à observer dans les moindres détails le
grand livre hiéroglyphique. L’Alchimie, la Pierre Philosophale, se devinaient
partout sous la pierre. Au fur et à mesure que je m’étais avancé sur le chemin
secret qui sillonnait la France, s’était affirmée l’idée d’une Tradition secrète.
Je l’avais lue sur les porches des cathédrales comme dans les décorations
initiatiques des hermétistes de la Renaissance. Son existence était une réalité
incontestable. Des hommes avaient cru en son pouvoir et avaient été certains
d’en posséder les arcanes. Mais ce Savoir occulte dont tous ces lieux
semblaient garder la trace fragmentaire, avait-il jamais permis à d’aucuns de
dépasser sa condition d’homme ? Un de ces Adeptes dans les pas desquels je
marchais perça-t-il un jour le grand Mystère de la Pierre Philosophale ?
Le Moyen Âge, la Renaissance… Tous ces Temps-là semblaient par
moments trop loin, trop insaisissables, trop embrumés par les chimères nées
des légendes qu’engendrent les siècles, pour que je puisse véritablement y
trouver des réponses. J’avais pourtant besoin de savoir. L’ombre de la
science interdite s’était trop souvent présentée à moi. Je devais la regarder
dans les yeux et savoir d’Elle si Elle était rêve ou réalité. C’est alors que se
dessina – dans ces brumes – l’incertaine silhouette d’un château perdu dans
les montagnes de Haute-Savoie…
Ce n’était pas un château anodin : il avait reçu en ses murs la plupart des
ésotéristes de la Belle Époque, période durant laquelle il avait été aménagé
en véritable Demeure Philosophale. Une transformation derrière laquelle
certains avaient cru deviner – par instants – la marque de Fulcanelli.
Ce Domaine Mystérieux avait un nom… Le Château des Avenières.

Cathédrale Saint-Jean, dans le vieux Lyon. Masque de feuilles. De la bouche de l’étrange créature,
poussent des ramures végétales. C’est un motif obsessionnel de la cathédrale. Il ne faut pas y voir une
simple fantaisie décorative mais un symbole du principe générateur de Vie.
Cathédrale Saint-Jean, dans le vieux Lyon. Deux sirènes, dont une est couronnée et allaite son enfant.
Le lait de sirène passe pour avoir des vertus particulières. Gargantua en ingéra étant enfant, et on le
trouve évoqué dans plusieurs traités d’Alchimie.
Cathédrale Saint-Jean, dans le vieux Lyon. Le phénix qui renaît de ses cendres. Symbole hermétique
majeur figurant la renaissance qui marque le terme de l’initiation et le début de la vie nouvelle.
Cathédrale Saint-Jean, dans le vieux Lyon. Une des scènes les plus étonnantes figurant sur la façade
du sanctuaire : une femme nue, étreinte et dévorée par un dragon. On ne peut en comprendre le sens
qu’en se plongeant dans les traités d’alchimie, et plus particulièrement l’Atalanta Fugiens (1617) qui
présente une figure symbolique similaire.
L’emblème L de l’Atalanta Fugiens (1617). C’est l’ultime emblème de cet ouvrage alchimique
majeur, que son auteur clôt en confessant avoir peut-être trop largement ouvert le « sein de la nature »
sur les secrets qu’elle dissimule. Selon le commentaire joint à l’image et à l’épigramme poétique
évoquant l’union du dragon et de la femme, « la demeure des dragons se trouve dans les cavernes de la
terre, mais celle des hommes est sur la terre et dans l’air qui est tout proche : ce sont là deux éléments
contraires que les philosophes commandent d’unir pour que l’un agisse sur l’autre… »
Cathédrale Saint-Jean, dans le vieux Lyon. Lièvres reliés par leurs oreilles, et entraînés par un
mouvement concentrique. Un motif qui perd son sens dans la Nuit des Temps. Mais qui fut employé
par les alchimistes, comme en témoignent les Écrits Chimiques de Basile Valentin.
Gravure extraite des Écrits Chimiques de Basile Valentin. « La chasse de Vénus a commencé… »
Cathédrale Saint-Jean, dans le vieux Lyon. Le corbeau dévore le lièvre. Il est l’image de l’Œuvre au
Noir, phase de la transformation par la putréfaction et la dissolution de l’ancien « corps ». Le lièvre est
pour sa part l’image du désir indompté.
Cathédrale Saint-Jean, dans le vieux Lyon. Une créature évoquant un centaure perce de sa lance un
dragon serpentiforme dont les crocs féroces se referment sur l’arme. Le serpent percé de la lance
dessine un S inversé. Il rappelle ainsi étrangement le sceau de l’énigmatique Cagliostro – celui qui
n’est « d’aucune époque ni d’aucun lieu »…

1. GAIGNEBET Claude, LAJOUX J.-Dominique, Art profane et religion populaire au Moyen


Âge, Presses Universitaires de France, Paris, 1985, p. 73.
2. LOMBARD-JOURDAN Anne, Aux origines de Carnaval. Un dieu gaulois ancêtre des rois
de France, Odile Jacob, Paris, 2005, p. 174.
3. GAIGNEBET Claude, LAJOUX J.-Dominique, Art profane et religion populaire au Moyen
Âge, Presses Universitaires de France, Paris, 1985, p. 146.
4. MAJERO Michaele, Atalanta fvgiens, hoc est emblemata nova de secretis naturæ chymica,
Joh. Theodori de Bry, Oppenheimii, 1617, p. 209.
5. Fr. BASILI VALENTINI Ordin. Benedict., Chymische Schrifften, Gottfried Richter,
Hamburg, 1740, planche additionnelle à la p. 144.
PARTIE VIII
LE DOMAINE MYSTÉRIEUX

« À mesure que les races se multipliaient sur la terre, elles


s’enfonçaient de plus en plus dans la joie de vivre avec les éléments
que leur procurait la matière physique, mais il ne fallait pas que la
communication avec les mondes supérieurs fût perdue. […] Les
premiers initiateurs de l’humanité chargèrent la passion humaine de
propager elle-même l’intelligence immortelle qui doit arriver à la fin
des âges à détruire cette passion avec le rayon inexorable de son
miroir ardent. Ils fabriquèrent un jeu, un jeu avec des images et des
chiffres, un jeu qui pouvait divertir les enfants, un jeu où l’homme
ordinaire pouvait satisfaire son goût du lucre en s’amusant, où celui
qui avait des intuitions pouvait s’exercer à deviner l’avenir, où celui
que tourmentait le secret des choses pouvait découvrir la solution des
grandes énigmes, les lois de la nature, le mystère de la mort. Car les
lois directrices par lesquelles le monde fut créé, ces lois dont
quelques-unes sont connues des hommes, dont les autres sont encore
ignorées, ont été encloses dans les Tarots, et celui qui en aurait une
connaissance approfondie pénétrerait les vérités encore voilées pour
la raison humaine. Pour que la science éternelle flotte comme une
bouée à travers les siècles, les premiers sages, ceux dont nous ne
connaissons ni le nom, ni l’origine, ni l’apparence extérieure,
peignirent des images, des images coloriées, en rapport avec les lois
des nombres et celles des couleurs, des images représentatives des
symboles et ils les lancèrent par le monde, certains que ce qui est
attaché au plaisir ne saurait périr. »
Maurice Magre, La Clef des Choses Cachées, 1935.
61.
SOUS LES PÂLES FLOCONS DE NEIGE

C’est un vendredi de mai que je découvrais pour la première fois le


Château des Avenières. Drapé dans son parc, au bord d’une route serpentine,
il est un de ces lieux que l’on ne rencontre pas par hasard. Il faut avoir choisi
de s’y rendre pour en surprendre la forme au milieu des sapins. Sa silhouette
était ce jour-là d’autant plus entourée de mystères, qu’en dépit du temps
chaud et beau des derniers jours écoulés, une brusque chute des températures
avait permis que – quelques minutes avant mon arrivée – se mette à tomber
de la neige. Les pâles flocons volaient dans le ciel comme de blancs pétales
de fleurs qu’aurait lancées une froide et invisible main. Ils tourbillonnaient
autour des murs et des fenêtres, comme les pensées perdues des anciens
habitants du lieu…
Jadis propriété privée, le Château des Avenières est aujourd’hui un hôtel
de luxe pourvu d’un excellent restaurant gastronomique. J’allais profiter de
celui-ci à la faveur de la nuit tombante, mais avant de prendre plaisir à ces
nourritures terrestres, je devais satisfaire une autre faim. Cette faim
spirituelle qui consume l’âme voulant percer le Mystère de son identité. Peu
après être arrivé au château, m’étant installé dans ma chambre, je
redescendais le grand escalier pour prendre la direction de la chapelle
qu’abritaient ces murs. J’éprouvais une certaine hâte à l’idée de découvrir
celle-ci. Elle était le cœur mystérieux de la somptueuse demeure. Son âme
singulière. C’était elle que je venais voir.
J’avais fait des rêves étranges à son sujet la semaine précédant ma
venue, et ce n’est pas sans une certaine émotion que j’en poussais la porte.
Une belle porte en bois, massive, qui s’ouvrit en silence sur l’espace sacré.
Je me trouvais enfin au centre de cet étrange sanctuaire. Face à moi, un
imposant vitrail, marqué d’un M, inondait le lieu d’une timide lumière que
reflétait chacun des carrés de mosaïque m’entourant. Au pied du vitrail, un
autel sur lequel était taillé le monogramme du Christ triomphant, un IHS
surmonté d’une croix. IHS, l’acronyme de IESUS HOMINUM SALVATOR,
Jésus Sauveur des Hommes. C’était un décor d’église, un décor religieux
attendu pour une chapelle. Sur l’autel avait été disposé un sage napperon,
blanc comme la pureté, que surmontait un crucifix. Le dallage du sanctuaire
avait cette même familiarité des lieux saints. Les pavés s’alternaient
successivement vierges ou marqués du IHS christique. Je fis un pas. Mes
yeux se portèrent sur la voûte qui précédait le chœur. C’était l’entrée dans un
Autre-Monde, qui n’appartenait plus au catholicisme.
Il y avait certes encore des têtes d’anges ici, mais chacune était associée
à un symbole occulte, un de ces vieux signes qui hantent les grimoires
d’alchimie : de part et d’autre de l’or/soleil figuré sur la clé de voûte, se
déployaient les symboles de la lune (l’argent), de Mars (le fer), de Vénus (le
cuivre), de Saturne (le plomb), de Mercure (le mercure) et de Jupiter
(l’étain). Chacun de ces sceaux marquait la nature magique du sanctuaire. Ce
n’était pas ici un lieu de piété, mais un temple d’apprentissage. Un puissant
lieu d’initiation qui n’apportait pas la silencieuse paix religieuse, mais la
Connaissance.
Sur les trois murs alentour, tout n’était que couleurs, symboles et figures
occultes et hermétiques. Une succession de tableaux qui semblaient, chacun,
garder un indicible secret – ou plutôt un secret dont la révélation ne pouvait
avoir lieu qu’au terme d’un certain parcours…

La voûte de la chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie) est constellée de symboles. Ici
celui de la planète Mercure aussi bien que du « métal » alchimique qui lui est associé : le « vif-argent
».
62.
LE PASSÉ TOUJOURS VIVANT

…L’histoire de ce haut lieu d’initiation commence à l’aube du XXe siècle


et est pour une part liée à une richissime famille américaine venue s’installer
à Paris en 1883, les Shillito. L’histoire personnelle des deux filles de la
famille, Violet (née en 1877) et Mary (née en 1878), est traversée d’un fil
rouge qui aboutira à la création de la Chapelle dorée des Avenières. On ne
peut comprendre l’existence de ce lieu qu’en remontant ce puissant fil
d’Ariane. Celui qui guide nos existences et qu’évoque Maurice Magre
(1877-1941) en ouverture de ses Confessions sur les femmes, l’opium,
l’amour, l’idéal, etc. : « Au-dessus du chemin que chacun suit dans la vie, il
y a un chemin invisible que nous parcourons sans le savoir. Il traverse des
paysages voilés, des mondes silencieux bien différents de ceux qu’il nous est
donné de connaître. Nous suivons ce sentier secret, comme des voyageurs
aveugles, des pèlerins qui ont fait vœu d’obscurité et ont abaissé leur
capuchon sur leur visage 1… »
Enfants, Mary et Violet partagent leur vie entre un pensionnat de
Fontainebleau et une école privée New Yorkaise où elles deviennent amies
avec Mabel Ganson, la future Mabel Dodge (1879-1962). À Paris, Violet et
Mary se lient très fortement à une autre jeune Américaine, née en 1876,
Nathalie Clifford Barney (1876-1972). Elle devait devenir une des figures
littéraires majeures de l’époque, et se fit connaître pour ses amours
féminines, qu’elle avait décidé de ne pas cacher. Elle portera bientôt à son
doigt un superbe anneau d’argent incrusté d’émail bleu. Une œuvre unique
réalisée par René Lalique, offerte à Nathalie en 1899 par une de ses amantes,
la belle Liane de Pougy (1869-1950). L’anneau porte un cœur taillé dans une
pierre de lune. Autour du cœur, une chauve-souris, symbole de
l’homosexualité, déploie ses ailes. À l’intérieur, Liane a fait inscrire ces
mots : « Tant me plaît que tu souffres de me comprendre et de m’aimer. L. 2 »
Les amours saphiques. C’est par elles que passera la grande Quête de
Violet et Mary. Tout comme leur amie Nathalie, toutes deux aiment les
femmes. C’est ainsi l’une d’elles qui scellera leur destin mystique. La très
belle Pauline Tarn dont le souvenir a traversé le Temps sous la forme de son
pseudonyme : Renée Vivien (1877-1909). Une des grandes poétesses de la
Belle Époque.
Après s’être rencontrées au pensionnat, Pauline et Violet entretinrent
rapidement une relation amoureuse. Une relation restant platonique, mais
que remarquent néanmoins leurs éducateurs. Les yeux et les gestes ne
mentent pas. Un profond lien spirituel les avait réunies, rapprochées. Un lien
plus fort que l’attraction des corps. Une fêlure intérieure de l’âme.
La silencieuse Violet était préoccupée de questions mystiques qui lui
rendaient insatisfaisante la religion gallicane. La figure de Bouddha,
découverte dans un manuel, l’attirait vaguement, mais sans combler pour
autant sa soif de l’âme. Ce tourment spirituel, visible jusque dans sa façon
d’être, ne pouvait qu’exercer une attraction profonde sur Pauline –
également dévorée par les grands abysses spirituels.
La rencontre entre Pauline Tarn et Nathalie Clifford Barney va marquer
une cruelle rupture. Elle a lieu par l’intermédiaire de Mary et Violet. Pauline,
fascinée par ce chant d’amours saphiques que constitue Quelques portraits-
sonnets de femmes publié en 1900 par Natalie Clifford Barney, voulant
rencontrer son auteur, les avait toutes deux sollicitées. La passion ravit
Natalie et Pauline dès leurs premières entrevues. Le feu qui les consume est
d’une douleur atroce pour Violet. Touchée au cœur, elle quitte Paris pour la
Côte d’Azur.
Sous le soleil du Sud, elle se réfugie dans un mysticisme qui ne la
quittera plus et trouve le réconfort dans les bras d’une amie, Marcelle
Senard, qui l’accompagne dans son cheminement vers le Christ. Sous son
influence, elle se convertit au catholicisme. Mais cela ne suffit pas à calmer
sa souffrance. Ce n’est pas ce réconfort-là qu’elle cherche. C’est celui d’un
être de chair. D’un seul être en particulier, qu’aucun autre ne pourra
remplacer. Le ciel est bleu et brillant, mais son regard s’est obscurci. Ses
forces la quittent peu à peu. Plus rien ne la retient. Pauline, apprenant son
état, est prise de remords. Elle se rend à Cannes. Il est trop tard. Le 8 avril
1901, la mort a ravi Violet.
La disparition de Violet marque Pauline d’une empreinte profonde en
même temps qu’elle la ramène constamment dans ce passé qu’elles ont
partagé et qui n’est plus. À partir de cet instant, toute l’œuvre poétique de
Renée Vivien sera traversée par une fleur, la violette. Cela lui valut son
surnom de « Muse des violettes… » Des violettes, pour elle, il n’y en a
qu’une. La fleur obsessionnelle est le souvenir toujours brûlant de son amie.
« Elles sont le souvenir clair De Celle qui mourut hier Et qui dort entre
quatre planches, Les violettes blanches Car elle les aimait jadis, Et moi, je les
préfère aux lys… J’éclairerai les tristes planches De violettes blanches.
Vierges entre toutes les fleurs, Elles ont d’intenses pâleurs… Parez la nuit
des mornes planches De violettes blanches. Ainsi fut Celle que j’aimais, /
Qui ne refleurira jamais… » 3
Le fantôme de Violet traverse l’œuvre de Pauline. Celle-ci dit toute sa
souffrance. Infinie. Même si tantôt la peine est surpassée par la perception
spirituelle du monde de lumière et de paix où a été emportée Violet…
« Dans le mystique soir d’avril j’ai triomphé, / J’ai crié d’une voix de
victoire : Elle est morte, Et le tombeau sur Elle a refermé sa porte. La nuit
garde l’écho de son râle étouffé. – Quel sourire de paix sur tes lèvres
muettes, Ô sœur des violettes 4 ! »
Fantôme littéraire, fantôme sans doute bien réel des fois. C’est du moins
ce que laissent transparaître certains poèmes de Pauline évoquant les mortes
qui « à travers l’Autrefois » reviennent « par le ressouvenir des anciennes
tendresses, / Et frôlent les vivants… »
« Oh ! la beauté funèbre aux visages des Mortes ! / Elles glissent, ainsi
qu’un rayon nébuleux, Sous leurs voiles légers, laissant au seuil des portes,
D’irréelles lueurs de clairs de lune bleus » 5.
Tout en cherchant l’amour dans des relations impossibles, Pauline Tarn
deviendra peu à peu la « longue silhouette pâle et maladive, éclairée par
deux yeux couleur de châtaigne » décrite par Colette (1873-1954). Silhouette
à la croisée de deux mondes, recluse dans son appartement au milieu de
statues de Bouddha. Marques visibles du mysticisme que l’on retrouve aux
Avenières. Car toutes ces histoires de cœur et de corps ne sauraient être
séparées de l’Histoire du sanctuaire ésotérique qui allait naître quelques
années plus tard, non loin du Mont Sion. Elles en constituent les racines
humaines.
Le Château des Avenières (Haute-Savoie). Non loin du Mont Sion, dans son écrin de sapins, le
Château des Avenières a les traits d’une apparition fantastique. «… J’ai vu derrière un mur, un château
comme un décor descendu du ciel… » pourrait-on écrire en le découvrant. Mais la Porte de l’Autre-
Monde ne se franchit réellement que passé le seuil de sa chapelle.

1. MAGRE Maurice, Confessions sur les femmes, l’opium, l’amour, l’idéal, etc., Fasquelle,
Paris, 1930, p. 5.
2. AUTHIER Catherine, Femmes d’exception, femmes d’influence. Une histoire des courtisanes
e
au XIX siècle, Armand Collin, Paris, 2015, p. 157.
3. « Violettes blanches », in VIVIEN Renée, Poèmes 1901-1910, ErosOnyx, 2009, p. 90.
4. « Victoire funèbre » in Ibid., p. 99.
5. « Les Revenants » in Ibid., p. 106.
63.
L’INITIÉ DES AVENIÈRES

« Pour apporter quelque chose, il faut venir d’ailleurs. »


Natalie Clifford Barney (1876-1972)

Survivant à sa sœur, dans l’ombrage de laquelle elle a jusqu’à présent


vécu, Mary est plongée dans un profond abysse de mélancolie. Cette
souffrance de la perte la rapproche de Marcelle Senard, qui, de son côté,
pleure son amour défunt. Réfugiée dans le château parental de Cussigny, en
Bourgogne, elle a transformé sa chambre en une cellule de couvent dédiée
au souvenir de la morte. De nombreux livres ayant appartenus à Violet y
côtoient un portrait de celle-ci. Le temps passant fait son œuvre. Marcelle
Senard ayant pris Mary sous sa protection, une idylle rapproche les deux
femmes. Installées à Paris, elles finissent par éprouver le besoin d’acheter
une maison de campagne. Informées par leurs relations de la mise en vente
du domaine des Avenières, les deux femmes s’y intéressent. La fortune du
père de Mary lui permet de s’en porter acquéreur. Sa mort, le 3 novembre
1906, la place à la tête d’une fortune considérable. Elle ambitionne
désormais de bâtir un château aux Avenières.
Débutée en 1907, la construction s’achève en 1913. Marcelle Senard,
qui est officiellement la secrétaire de Mary, exerce une influence
considérable sur l’âme de son amie. Ainsi, comme l’avait fait Violet
auparavant, Mary se convertit au catholicisme. Cette emprise spirituelle
affecte l’aménagement du lieu. Les pavés marqués IHS de la chapelle. La
tapisserie de La Descente aux enfers datant du XVIe siècle disposée dans le
salon. La devise « Sperandum est » (« Il convient d’espérer ») figurant sur
des phylactères en différentes pièces. Dans la décoration du château, tout
évoque le mysticisme catholique.
À cette époque, celui-ci n’est jamais loin de l’ésotérisme. À Paris, les
deux femmes se mettent à fréquenter la Librairie de l’Art Indépendant,
située rue de la Chausséed’Antin. Fondée par Edmond Bailly (1850-1916),
c’est un des grands lieux de la vie littéraire et ésotérique de l’époque, les
deux domaines étant fortement liés. Bailly est un acteur de premier plan du
mouvement symboliste, ainsi qu’un ésotériste membre du mouvement
théosophique fondé à New York en 1876 par Helena Blavatsky (1831-
1891). Par la mise en place d’une fraternité spirituelle universelle, celle-ci
espère réveiller les pouvoirs psychiques latents de l’homme. Pour cette
raison, et grâce à son syncrétisme, la Théosophie attire alors de nombreux
ésotéristes. Gaston Revel (1880-1939), qui dirige la librairie avec Bailly, est
également l’un de ses membres influents.
C’est au sein de la librairie que Mary et Marcelle auraient croisé pour la
première fois celui qui allait devenir le grand architecte hermétique des
Avenières : Assan Farid Dina (1871-1928). Cette première rencontre, de
laquelle aucune narration n’a été conservée, ne scella rien entre eux. Elle
fut, plutôt, comme un signe prophétique. La manifestation d’une présence
que Marcelle et Mary n’allaient pas tarder à retrouver. Les deux «
voyageuses aveugles » continuaient à suivre « le sentier secret. »
Dans le même temps, Renée Vivien, que côtoient toujours Mary et
Marcelle, leur présente l’archéologue et historien des religions Salomon
Reinach (1858-1942). Comme si la destinée œuvrait dans l’ombre pour
amener Assan Dina aux Avenières, Reinach est un ami de celui-ci. C’est,
semble-t-il, en compagnie de ce dernier qu’il se rend pour la première fois
en la demeure de Mary, après l’avoir rencontrée à Genève à l’occasion d’un
congrès théosophique.
Né à l’île Maurice, Assan Dina est citoyen britannique. Son père,
Nourdine Ali Farid Dina, est ingénieur du gouvernement des Indes. Sa
mère, Mariquita de Germonville, est française. Dans le sillage de son père,
Assan voyage beaucoup. Rencontre, précocement, savants et mystiques. Ce
faisant, durant son adolescence, passée en Algérie, s’affirme en lui la
nécessaire convergence des sciences occidentales et des traditions
spirituelles millénaires qu’il a rencontrées. Ce sera le fil rouge de son
existence.
Mary est très vite fascinée par le personnage et ses connaissances
ésotériques. En 1912, il donne des conférences à la Librairie de l’Art
Indépendant. Vivant seul avec sa sœur, qui est veuve, et les enfants de
celles-ci, il laisse à Mary l’idée d’une possible relation mystique. En 1913,
un contrat de mariage est signé entre eux. Il n’est pas suivi d’un mariage,
mais cela permet à Assan Dina de venir s’installer aux Avenières. Mary lui
alloue tout le second étage de la propriété. Il s’y cloître, s’y enferme, pour
mener ses études.
Venue séjourner au château en juillet 1913, Mabel Dodge, qui avait été
l’amante de Violet à New York, dressera un hostile portrait d’Assan dans
ses Mémoires intimes publiés aux États-Unis en 1933. « […] il vivait à
l’étage et déchiffrait jour et nuit des tablettes de pierre. Il n’apparaissait
qu’aux repas, le regard perdu et absorbé, l’esprit tout occupé d’antiquité je
suppose » 1. Ses yeux – toujours habités d’un feu qui semble s’y consumer –
la frappent particulièrement. « Examinait-il quelque pierre, on avait
l’impression qu’il allait en faire jaillir les secrets. Il parlait rarement et
semblait toujours absorbé dans ses pensées. Lorsqu’il parlait, c’était à
propos des Anciens et il lui arrivait de faire, à l’occasion, des déclarations
sur les races et notre propre race aryenne, qui réfutaient toujours nos
anciennes convictions. »
Celle qui est si sévère ici allait toutefois permettre à Assan Dina de
transfigurer les Avenières et d’en faire une incarnation de ses recherches. Là
encore, c’est la vie du cœur et de ses douleurs qui allait tracer le sillon où
devait germer l’œuvre philosophique.
Oppressée par l’atmosphère sans vie à ses yeux qui pèse sur les
Avenières, et certaine de pouvoir briser le cocon d’austérité dans lequel
s’est enfermée Marcelle, Mabel se met en tête de la séduire. La nuit sera
leur domaine. Pour Marcelle, c’est une résurrection. « Le vieil océan
l’emportait, elle s’y engloutissait et chaque matin elle renaissait. Chaque
jour elle apparaissait imprégnée d’une grâce nouvelle… », écrira Mabel
dans ses Mémoires intimes. Ce qui fait la vie de l’une, va faire la mort de
l’autre. Lorsque Mary découvre leur relation, elle est terrassée.
Mabel et Marcelle – désormais complètement émancipée de Mary –
quittent le château. Marcelle y laissait l’empreinte d’une quête mystique
qu’elle n’abandonnera jamais. À présent qu’elle était rendue à elle-même,
elle allait s’y absorber avec plus de profondeur. D’intensité. De volonté.
Après avoir publié, à la librairie de l’Art Indépendant, deux ouvrages sur le
philosophe, lié à la théosophie, Edward Carpenter (1844-1929), elle prend
la direction du Népal. Elle y accomplira un long séjour dans un monastère
de nonnes bouddhistes adeptes du Kung Fu. Elle y acquiert la réputation de
communiquer avec les morts. De retour en Europe, elle continuera cette
pratique à travers la photographie spirite. D’elle ont été conservés de
nombreux clichés où apparaissent, dans sa proximité, des visages
évanescents de femmes, principalement. En 1948, elle publiera la synthèse
de sa Quête dans un épais ouvrage : Le zodiaque. Clef de l’ontologie.
Appliqué à la psychologie.
Aux Avenières, restée seule avec Assan Dina, Mary l’épouse le 22
janvier 1914. Dès lors, Assan Dina va marquer le domaine de son empreinte
mystique. Le jardin à la Française est transformé en jardin initiatique. Vu du
ciel, il dessine un papillon aux ailes déployées. Une grotte est aménagée
selon une orientation particulière. Chaque 21 décembre, au solstice d’hiver,
le soleil couchant vient en éclairer le fond, tombant sur la tête d’une statue
de Vénus. Au centre de la grotte, un bassin, dont la forme évoque une croix
ansée, symbolise la source de vie. Les escaliers du parc, par le nombre de
marches qu’ils comportent, possèdent leur valeur symbolique. Mais il y a
plus saisissant encore. Tantôt sous le soleil radieux, tantôt enveloppées de
brumes et de neige, des statues dispensent dans le jardin de silencieux
enseignements. Ishtar, la déesse assyrienne de l’amour physique et de la
guerre – Celle qui régit la Vie et la Mort – est adossée à un lamassou.
Figure babylonienne au corps de taureau et à la tête barbue, gardien
éloignant les esprits maléfiques. Deux autres statues aux regards
magnétiques figurent deux sphinges se faisant face. Sur leur socle est taillée
la devise « Oser. Vouloir. Savoir. Se taire. » Est-ce la voix de Fulcanelli ?
En 1917, Assan Dina achève la transformation de la chapelle
initialement réalisée sous l’impulsion de Marcelle Sénard. Il a couvert ses
murs de mosaïques combinant différents enseignements spirituels. Les
symboles kabbalistiques s’y mêlent à l’alchimie. Les lames du tarot
d’Oswald Wirth (1860-1943) sont redessinées selon une esthétique
égyptienne. Ces tableaux mystiques sont associés à des extraits de la
Genèse. Sur la voûte dominant l’ensemble, rayonnent les douze signes du
zodiaque. L’arc séparant l’autel de la chapelle associe des fleurs
symboliques à des figures d’angelots surmontant, chacune, le symbole d’un
des sept métaux alchimiques.
Cette même année 1917, sous le pseudonyme d’Adina, Amina Dina, la
sœur d’Assan, publie à la Librairie de l’Art Indépendant La chair tangible
de l’infini, l’Astre-Dieu. Le livre est dédié à Mary. Dans le même temps, à
Genève, Assan publie La Science Philosophique, qu’il signe A.M.A –
acronyme d’Aor Mahomt Ahliah. Titre mystique qu’il s’est donné et qui
marque certainement son appartenance à un groupe bien précis. Durant la
même période, il a achevé un autre ouvrage : La Destinée. La Mort et ses
hypothèses. Pour différentes raisons, il ne paraîtra qu’en 1927 à Paris, à la
Librairie Félix Alcan.
À côté du temple initiatique des Avenières, réservé aux initiés qu’il
côtoie, ces livres sont le message public d’Assan Dina à ses contemporains,
qu’il met en garde contre le néant vers lequel le monde s’achemine.
Le néant vers lequel le monde s’achemine. C’était là le cœur de
l’obsession hermétique d’Assan Dina. Sa volonté de retrouver le secret des
Anciens y trouvait sa force et son obstination. Car Dina ne voyageait pas
seul en ces terres désertées par ses contemporains… Derrière lui se devine
l’ombre d’une de ces fraternités qui, dans ces premières décennies du XXe
siècle, avaient vu le Chaos arriver. Qui avaient – par la Quête du Savoir
perdu – cherché à arracher l’homme aux Ténèbres.

1. REGAT Christian, L’étrange histoire du Château des Avenières, La Salévienne, Saint-


Julien-en-Genevois, s. d., p. 76.
64.
LES VEILLEURS

Après sa transmutation en véritable demeure philosophale, le Château


des Avenières accueillit les nombreux ésotéristes côtoyés par Mary et Assan
à Paris. René Schwaller de Lubicz (1887-1961) et son épouse Jeanne
Germain (1885-1963), dont les noms sont intrinsèquement liés au
mystérieux réseau d’initiés connu sous le nom de Groupe des Veilleurs,
séjournent au château. C’est aussi le cas de O.W. Milosz qui, durant deux
années, réside non loin de Cruset. De 1926 à 1927, il est en effet délégué de
la Lituanie à la Société des Nations à Genève. Milosz est lui aussi affilié aux
Veilleurs, dont l’ombre plane décidemment étrangement sur les Avenières…
… Les Veilleurs. Un regroupement dont on ne fait que deviner
l’Histoire. Il apparaît au début de l’année 1918, créé par René Schwaller de
Lubicz et d’autres membres de la Société Théosophique. Il fait partie d’un
ensemble de structures, de cercles hiérarchisés. Certains sont publics,
d’autres sont impénétrables. Créés en différentes étapes, tous vont coexister.
Mais les membres de l’un ne passent pas forcément en l’autre. Il est des
voiles qui les séparent. Des voiles opaques, infranchissables au profane. Une
hiérarchie occulte.
Au cœur de cette constellation, se trouve un cercle fermé, qui se confond
à un lieu de culte particulier : le Tala. Le Lien. Une flamme y est entretenue
jour et nuit. Incarnation du dieu de Feu que les membres vénèrent.
C’est autour de ce Centre très fermé, sur les activités duquel on ne sait
strictement rien, que vont se développer les groupes plus ouverts. Ceux qui
vont avoir une existence plus ou moins publique. C’est de Tala qu’émane, en
février 1919, le Centre Apostolique. Milosz, Schwaller, et ceux qui marchent
avec eux ont rassemblés leurs amis. C’est le cercle extérieur du groupe. Il est
déclaré comme association loi 1901. A une devise : « Hiérarchie, Fraternité,
Liberté. »
Lors de sa séance inaugurale, deux prières sont récitées. L’une est de
Bouddha, l’autre de Nicolas Flamel. Le but du groupe est, entre autres, de «
préparer les consciences à la nécessité de la manifestation prochaine du
principe de la vie nouvelle » et d’« aider à l’évolution en énonçant sa loi » 1.
Ses membres aspirent à « remonter aux sources les plus pures de l’initiation
pour en répandre les bienfaisantes clartés » 2. Du chaos où la Première
Guerre Mondiale a plongé l’Europe, ils entendent – selon le processus
alchimique de la destruction et de la renaissance – faire sortir une nouvelle
humanité. Voilà leur apostolat : être ceux qui donneront son impulsion à
cette évolution spirituelle.
Le groupe édite une revue, L’Affranchi, dont la parution cessera en 1919.
Les abonnés reçoivent alors une lettre. Datée du 23 juillet 1919, elle leur
annonce que L’Affranchi ayant atteint son but, un nouveau groupe est créé :
Les Veilleurs. Lettre énigmatique qui enjoint les abonnés à poursuivre leur
chemin aux côtés de « ceux que vous verrez bientôt se sacrifier pour se faire
les Apôtres de Celui qui doit venir apporter aux hommes la Loi divine de la
Nouvelle Race ».
Le groupe des Veilleurs est né au sein de la Maison Balzac, dont
l’Affranchi avait pu se porter locataire alors qu’elle était menacée. Le projet
est, semble-t-il, né de longues discussions entre ceux qui se considéraient
comme des « réveillés ». Des artistes ayant suivi une initiation profonde. Qui
s’étaient intégralement fait les apôtres d’autre chose que leur intérêt.
Plusieurs noms avaient été évoqués pour ce nouveau groupe, plus secret et
ésotérique que le Centre Apostolique. Milosz avait avancé le nom « Les
Nobles Voyageurs ». L’expression désigne les initiés. Mais elle ne convainc
pas. Il propose « Les Adeptes ». Ce sera, finalement, « Les Veilleurs ».
Le groupe essaime. Des congrès sont organisés, des instituts sont fondés,
des groupes similaires se forment à travers la France. Connus du public pour
ces manifestations extérieures, les Veilleurs demeurent impénétrables en leur
cercle intérieur. On sait qu’ils sont dirigés par un cénacle restreint de douze
personnes, le Cercle d’Élie dont Milosz et Schwaller font partie. Mais leur
rituel reste inconnu. Quelques bribes seulement ont traversé les portes du
temple secret. Les membres du Cercle sont vêtus d’une robe blanche.
Milosz, Pontife des cérémonies, officie une épée en main. Durant les prières,
une coupe contenant une flamme passe de main en main 3.
Pour correspondre entre eux, les Veilleurs utilisent, à la demande de
Milosz, l’alphabet d’Honorius de Thèbes. Un alphabet secret, mystérieux,
apparu au XVIe siècle dans les ouvrages des occultistes Jean Trithème (1462-
1516) et Cornelius Agrippa (1486-1535). Il faut poser un temps le regard sur
ses caractères étranges échappés de vieux traités de magie condamnés au
bûcher pour sentir l’atmosphère occulte qui devait entourer le secret cénacle
communiquant par ce moyen.
Les Frères d’Élie portent tous une bague dont le chaton présente une
figure hermétique. Mais ce qui les unit par-delà les symboles et la langue
commune, c’est la résurrection intérieure qu’ils ont accomplie. Une
résurrection alchimique, quelle que soit la voie de transformation choisie
pour l’accomplir. Ainsi se devine derrière les Veilleurs la même ombre que
celle qui guida la main d’Eugène Canseliet, préfacier de Fulcanelli, lorsqu’il
écrivit : « C’est l’Alchimie qui est la base de l’Aristocratie lorsque le monde,
après la grande catastrophe, repart avec un petit noyau d’élites 4. »
Qui étaient vraiment les Veilleurs ? Nul ne peut aujourd’hui répondre à
la question. Il ne reste de leur manifestation publique que quelques
fragments de vérité. Assan, c’est presque certain, fut un des leurs. Son nom
mystique d’Aor Mahomt Ahliah, dont le premier terme se rattache au culte
du Feu divin, le signifie.
Comme les autres, il emporta les secrets du Groupe avec lui, lors de sa
mort mystérieuse en Mer Rouge. Mystérieuse parce que les raisons en sont
inconnues. Nous sommes en 1928. Il voyage avec Mary sur une goélette
anglo-russe, l’Oksana. Le 24 juin, dans la chaleur de l’été, le voilier file sur
les eaux. Dans sa cabine, Assan Dina s’éteint. Comme pour envelopper la
disparition de l’initié d’une véritable Énigme, la page du journal de bord
correspondant au jour de son décès a disparu. Dans les jours qui suivent, à
Suez, Mary commande la construction d’une fastueuse tombe en marbre
rouge et noir. Puis elle quitte l’Égypte.
Rentrée en France, Mary y poursuit seule sa Quête ésotérique. À Paris,
elle fréquente régulièrement la librairie générale des Sciences Occultes des
frères Chacornac. C’est en ses murs imprégnés de merveilleux, qu’en 1929,
elle rencontre René Guénon (1886-1951). Depuis quatre ans, elle est
familière des articles qu’il publie dans Le Voile d’Isis. L’année même de la
mort d’Assan Dina, Guénon a perdu sa femme, Berthe Loury. Tous deux
étaient faits pour se « reconnaître ». En 1929, Mary et René Guénon
effectuent un voyage de deux mois en Alsace, avant de gagner les Avenières.
Le lieu – et non pas seulement le château et les aménagements de Dina –
frappe l’ésotériste. Il trouve dans la toponymie locale d’étranges et puissants
échos à sa Quête. Le 24 septembre 1929, il écrit à un correspondant : « Tout
ce que vous me dites sur la région des Alpes est bien curieux, et il doit y
avoir quelque chose de vrai là-dedans. Je ne sais pas s’il y a encore quelque
chose de vivant dans cette région, mais, en tout cas, voici des choses assez
étranges : nous sommes ici sur le mont Salève, dont le nom semble être
encore une forme de Montsalvat, et, tout à côté, il y a aussi un mont de Sion
! Le nom de Cruseilles est assez remarquable également : c’est à la fois le
“creuset”, dont le sens est tout à fait hermétique, et la “creusille”, c’est-à-
dire la coquille des pèlerins 5. »
Quittant la France pour l’Égypte en mars 1930 en compagnie de René
Guénon, Mary en reviendra seule au bout de trois mois. Guénon, converti à
l’Islam, ne quittera plus l’Égypte, où il poursuivra sa recherche de Vérité
jusqu’à sa mort, le 7 janvier 1951.
De son côté, l’existence de Mary est continuellement marquée d’idylles
mystiques. La même année 1930, elle se lie avec le pianiste Ernest Britt
(1860-19..). Franc-maçon baigné d’occultisme et d’hermétisme, il est
membre du groupe Paléosophique. Il y côtoie Francis Warrain (1867-1940),
qui préfacera son ouvrage La Lyre d’Apollon, ainsi qu’Alexandre Rouhier
(1875-1968) ou encore Oswald Wirth. Mary et Ernest Britt se marient le 10
octobre 1930.
L’union va sceller la fin de son aventure aux Avenières. Mise à mal par
le krach boursier de 1929, sa fortune est dilapidée par son nouveau mari.
Elle comprend qu’il s’est uni à elle de façon intéressée. En 1935, elle décide
de le quitter, mais il est trop tard pour conserver les Avenières, qu’elle va
devoir mettre en vente. Elle s’exilera alors sur l’île de Salagon, étrange
demeure aux allures d’Ile des Morts, sorte d’hallucination fantastique
émergée du lac Léman et de ses eaux aux calmes reflets surnaturels.
Dès lors, le Château des Avenières, arraché à ses concepteurs par la
fatalité, va s’endormir pour de longues années… Mais, fait tenant du miracle
– comme si d’autres Veilleurs que ceux de chair le protégeaient – il traversa
le Temps en gardant intègre l’énigmatique carte hermétique qu’avait tracée
Assan Dina en sa chapelle.
Sur le lac Léman, l’Ile de Salagon. Une singulière vision, aux allures d’Ile des Morts. L’ile et sa
demeure ne semblent pas appartenir complètement à ce monde. On dirait, en les fixant, qu’un voile
s’est déchiré. Que ce qui en temps normal est imperceptible est devenu visible. C’est sur cet asile situé
hors du monde que s’est retirée Mary Shillito après avoir vendu le Château des Avenières. Au regard
de son existence consacrée à l’Invisible, il faut convenir que sa venue sur le lac Léman n’est
certainement pas un hasard. Quelque chose de très particulier – une atmosphère singulière – émane du
Lac. Jean Cocteau y voyait « L’énigme du Ciel sur la Terre. » Et il est singulier de penser au séjour de
certaines personnes sur ses rives en se remémorant un présage de Nostradamus en particulier : « Du
lieu esleu Razes n’eftre contens : Du lac Leman conduite non prouvée. Renouveller on fera le vieil
temps. / Efpeüillera la trame tant couvée. » (Présage 50 (avril 1560) des Presages tirez de ceux faits
par Mr. Nostradamus ês années mil cinq cens cinquante cinq & fuyvantes.) Formule bien énigmatique
reliant les mystères du Razès – où se situe Rennes-le-Château – et le lac Léman. Faut-il pour la
comprendre se rappeler que d’aucuns ont vu dans les prophéties de Nostradamus un livre
d’instructions à l’égard d’un certain groupe d’invisibles, comme je l’ai évoqué dans mon ouvrage
L’Ombre des Templiers ?
1. GODWIN Joscelyn, « Schwaller de Lubicz, Les Veilleurs, et la connexion nazie » in Politica
o
Hermetica n 5 : Secret, initiations et sociétés modernes, L’Âge d’Homme, Genève, 1991, p. 102.
2. CHARBONNIER Alexandra, O.V. Milosz. Le poète. Le métaphysicien. Le Lituanien, L’Âge
d’Homme, Lausanne, Suisse, 1996, p. 238.
3. Ibid., p. 255.
4. Ibid., p. 259.
5. Collectif, René Guénon, Les Cahier de l’Herne, L’Herne, Paris, 1985.
65.
LA VOIX DU TAROT

…Après sa vente, le château des Avenières devint une maison de


vacances placée sous le vocable de Notre-Dame du Salève et dirigée par des
Ursulines polonaises. Il fut ensuite repris par la Croix-Rouge suisse, puis les
Oratoriens de Juilly qui en firent un collège de montagne. Effrayantes aux
esprits religieux, les mosaïques d’Assan Dina furent, durant tout ce temps,
cachées aux regards. Dissimulées derrière des boiseries, elles tombèrent dans
un profond et salvateur oubli. Seul demeura visible le zodiaque ornant la
voûte du sanctuaire.
En 1967, ce zodiaque captive, régulièrement, un des élèves du collège,
Bertrand Jacquet, fils du préfet de Haute-Savoie. Chaque fois qu’il pénètre
dans la chapelle, il sent comme une présence derrière les boiseries. Quelque
chose qui l’appelle en silence. Au fil du temps, observant la voûte, il se
convainc que le zodiaque qu’il y voit n’est que la partie visible d’un plus
vaste ensemble. Quelque chose lui dit que la mosaïque se poursuit derrière
les boiseries. Que la chapelle garde un secret.
Le collégien demande l’autorisation d’ôter les boiseries. Il lui faudra
attendre des travaux de réfection du système électrique pour que son souhait
puisse se réaliser. La magie des intersignes se manifeste alors. Une de ces
coïncidences significatives souvent associées aux lieux où souffle l’esprit
veut que le premier panneau retiré révèle la figure de la Justice. Elle est
encadrée des deux colonnes d’or et d’argent de la tradition Maçonnique. Des
colonnes marquées de leurs initiales. B et J. Comme Boaz et Jakin. Les noms
des deux colonnes du Temple de Salomon qu’aspirent à rebâtir les Frères.
Mais B et J, ce sont, aussi, les initiales de… Bertrand Jacquet.
Les esprits rationnels ne verront là qu’une coïncidence. Les âmes
mystiques, un signe que le lieu attendait sa Résurrection. Qu’il se dégageait
encore de lui une puissance spirituelle suffisamment forte pour influer sur
les destinées.
Bertrand Jacquet restera sa vie durant marqué par cette découverte. Au
point de créer, en 1978, la fondation Assan Dina-Shillito, dont le but était de
sauvegarder l’œuvre d’Assan Dina mais aussi de réveiller sa pensée. C’est
avec la même force que les mosaïques frapperont et posséderont l’architecte
Pascal Hausermann. En 1981, apprenant que le château est en vente, il y
pénètre par une porte dérobée. Abandonnée à sa solitude depuis des années,
la demeure est plongée dans l’obscurité. La chapelle seule fait exception.
Son vitrail laisse passer la clarté extérieure. Elle est un îlot de lumière dans
l’obscurité. Hausermann entre dans le sanctuaire. Il dira plus tard avoir été à
cet instant atteint de « la même stupeur que ceux qui découvrent des grottes
préhistoriques aux peintures rupestres ». Sous ses yeux, défilent des kyrielles
de symboles. Une profonde magie commence à opérer, de celles qui captent
à la façon d’un entêtant regard de femme. Le visiteur est à ce point hypnotisé
qu’il décide de devenir propriétaire des lieux. Des lieux qui vont le pénétrer
jusqu’au plus profond de lui-même. Si bien que l’Architecte finira par voir
dans le château une entité vivante lui délivrant peu à peu son Secret.
Il faut franchir le seuil de la chapelle conçue par Assan Dina pour
comprendre le pouvoir de fascination qu’elle exerce sur les esprits. Sur ses
murs, dans un foisonnement de couleurs, d’éclats de lumière et de formes,
les 22 lames du Tarot se déploient autour de la voûte bleue que couvrent les
signes du zodiaque. Personnages égyptiens, pyramides, sphinx et sphinges,
déserts et oasis captivent le regard. Car si c’est le Tarot d’Oswald Wirth et
ses multiples symboles qui restent le grand modèle de la chapelle dorée des
Avenières, il a été réinterprété selon une iconographie égyptisante rappelant
le Tarot Thébain de Robert Falconnier, que Dina connaissait parfaitement.
Ce décor égyptien rempli de symboles frappe par son caractère
fantastique. C’est, soudainement, dans les montagnes de Savoie, la rencontre
avec un autre Temps et une autre civilisation. L’Égypte des dieux anciens, si
profondément présente dans les âmes qu’appelle le Mystère. Mais bientôt un
autre trouble, plus profond, prend naissance en l’âme de qui parcourt la
chapelle avec un certain livre ouvert entre les mains : Le Tarot et les
imagiers du Moyen Âge (1926).
Oswald Wirth y fait l’exégèse du symbolisme de son Tarot. Chacune de
ses Lames y est reproduite et Wirth en explique le sens. Or le regard passant
des Lames de Wirth à celles de Dina, décèle, derrière les similitudes, des
différences. Certaines sont minimes, d’autres plus importantes. Les unes
comme les autres interrogent sur leur raison d’être. En les examinant, je
comprenais qu’il y avait dans ce jeu une forme de codage, de révélation
symbolique.
Il m’apparaissait ce faisant que la chapelle n’était pas seulement un
hymne à l’Invisible, ni un temple rituel. À travers les tesselles dessinant sur
les murs les scènes énigmatiques, murmurait une voix capable de faire jaillir
la Lumière des ténèbres. Sur les murs qui m’entouraient, je voyais peu à peu
apparaître le tracé d’un chemin mystérieux…
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). Un temple ésotérique exceptionnel
e
réalisé à l’aube du XX siècle. Ses murs sont parés de mosaïques combinant les Lames du Tarot
d’Oswald Wirth à de plus hermétiques symboles encore : une langue propre au concepteur des lieux,
Assan Farid Dina. Là, a été inscrit un Secret. Un Secret connu de quelques-uns seulement, et dont la
connaissance a justifié la création de certaines mystérieuses fraternités, comme celle des Veilleurs,
dont l’ombre plane sur les Avenières.
66.
L’ÉNIGME À DÉCHIFFRER

Une des premières choses que je notais après quelques minutes passées
dans le silence du sanctuaire doré, c’est que les Lames du Tarot n’avaient
pas été disposées dans l’ordre. Assan Dina les avait réparties selon une autre
logique. Il y avait en outre une organisation bien particulière. Dans la partie
basse de chaque mur se trouvaient représentées entre deux et quatre Lames,
tandis que la partie haute était occupée par un seul tableau inspiré du Tarot.
Ainsi, les Lames disposées dans la partie basse semblaient-elles être placées
sous l’influence de celle disposée dans la partie haute qui leur était associée.
Je commençais donc mon étrange voyage en levant les yeux sur la lame
disposée en hauteur immédiatement à gauche de la porte de la chapelle.
C’était un paysage fascinant, baigné dans une douce clarté lunaire. Un
chemin le traversait. Il passait entre deux forteresses d’un autre âge avant
d’aller s’effacer dans un horizon montagneux. Au premier plan, à travers les
eaux claires d’un petit marais, un singulier crustacé – une écrevisse – attirait
mon regard. De part et d’autre de l’eau, deux chiens silencieux montaient la
garde, l’un clair, l’autre sombre.
Ce n’était pas là un tableau que l’on regarde pour le plaisir esthétique ou
sentimental. C’était l’invitation, la première, à une profonde méditation. Le
début d’un enseignement mystérieux. Il était formulé dans une autre langue
que la langue commune. Une langue inconnue dont il me fallait retrouver les
clefs.
Celles-ci se trouvaient en partie dans les écrits d’Oswald Wirth. C’est par
eux que je commençais à dénouer les mystères de l’étrange message d’Assan
Dina. À travers les mots de Wirth, les tableaux hiéroglyphiques reprenaient
leur sens perdu.
Le paysage énigmatique sur lequel s’ouvrait le livre de tesselles d’Assan
Dina, la Lame XVIII (la Lune), figure la nuit dans laquelle est plongé le non-
initié. La lune ne fait que dessiner de pâles et incertains contours. L’homme
non éclairé par la Connaissance a une vision du monde similaire à celle-ci. Il
n’en capte que quelques fragments et, pour tenter de le comprendre, use de
son imagination. Mais celle-ci le trompe, et le laisse s’enfoncer dans de
fausses représentations. Le monde dans lequel le non-initié vit n’est que le
produit d’« effets illusoires d’un jeu d’optique mentale ». Pourtant c’est dans
ce monde « que la Lune n’éclaire qu’en partie et très imparfaitement » que
doit évoluer celui qui veut atteindre la Lumière.
Le marais et ses reflets symbolisent cette emprise de l’imagination, mais
enseigne aussi l’origine profonde de celle-ci. « Ce qu’imaginent les poètes
leur est suggéré par une mystérieuse réalité » consigne Wirth. Le Pèlerin doit
donc distinguer l’ésotérisme de l’œuvre imaginaire. Dans le domaine des
croyances religieuses, lesquelles procèdent de l’imagination, il doit
perpétuellement se dégager des croyances mortes qui aveuglent celui qui
veut voir. C’est le symbole de l’écrevisse. Dans le marais, celle-ci dévore
tout ce qui est corrompu. L’écrevisse n’est pas choisie au hasard : lorsque sa
carapace devient trop lourde, elle s’en débarrasse et s’en forme une nouvelle.
C’est la voie tracée par Wirth en matière d’imagination religieuse. La
croyance corporisée, dès lors qu’elle n’est plus adaptée au cheminement de
celui qui cherche la Lumière, doit être rejetée par lui. La Quête est une mue
permanente.
Quant aux deux chiens, ils veillent au maintien de l’illusion trompeuse.
Ils aboient contre ceux qui se refusent à croire ce qui est admis comme vrai.
Le pèlerin est un « hérétique ». Il fait le choix de voir la vérité. Il doit
cheminer entre les chiens hurlant d’un pas ferme afin de ne pas être mordu.
Les deux forteresses près desquelles il passe ensuite symbolisent les illusions
imaginaires dans lesquelles il ne doit pas s’enfermer. Ces tentations
repoussées, il peut suivre le chemin qui le conduit jusqu’aux montagnes dont
les sommets représentent l’illumination à atteindre.
Ainsi le premier tableau composé par Dina constituait-il l’entrée dans la
voie de l’initiation. Donnait les fondements de celle-ci. Les clefs nécessaires
pour parvenir à son terme. Suivait la première Lame, le Bateleur, figuré sous
les traits d’un Égyptien, drapé de lin blanc.
Le Bateleur est celui qui réalise les tours de passe-passe. Dans le Tarot, il
représente l’Illusion du Monde visible. Il est une figure du Dieu d’Oswald
Wirth, un « grand suggestionneur », « l’Illusionniste par excellence, le grand
Prestidigitateur qui nous éblouit par ses tours de passe-passe ».
Au-dessus de la figure du Bateleur, un tracé de feu imprime dans le ciel
le symbole de l’Infini, un 8 couché. Il reprend de façon plus explicite la
forme du chapeau qui, dans le Tarot de Wirth, coiffait le Bateleur. Ce
symbole est primordial pour qui veut comprendre le sens initiatique de la
mosaïque. Qui suit cette boucle du regard la parcourra sans fin. Elle est une
figuration de l’enfermement. Des limites de ce qui est accessible par la
pensée. De la « prison » que constitue le monde d’illusion dans lequel est
enfermé le non-initié.
Ouvrant le Tarot, la Lame I est une claire invitation à entrer dans le
processus initiatique qui conduit le myste à sortir de sa geôle d’illusions. Le
Bateleur est dans la posture de l’initié. Ses pieds sont disposés d’une façon
particulière. Ils forment un angle droit. Dessinent ainsi une équerre. C’est,
comme en d’autres Lames, le langage Maçonnique qui est utilisé pour
signaler le statut de l’homme qui nous fait face. Les pieds à l’équerre est une
des positions du rite Maçonnique dont l’équerre est un symbole majeur.
L’équerre. Image de rigueur. De la maîtrise des passions, des peurs, et donc
de l’illusion.
Devant le Bateleur se trouve un autel de pierre, sur lequel ont été
disposés, conformément au Tarot originel, une coupe, une épée, des deniers.
Tout est éminemment symbolique. D’un doigt, le Bateleur désigne le motif
figuré sur un des deniers : le Sceau de Salomon, formé de deux triangles
enchâssés, l’un blanc, l’autre rouge. Puis l’œil se pose sur la garde de l’épée.
Là encore, la volonté symbolique est patente. La garde est formée de deux
croissants de lune se faisant dos, l’un est d’or, l’autre d’argent. Dans son
autre main, le Bateleur tient un bâton, doté en chacune de ses extrémités
d’un joyau d’une couleur différente. L’un est bleu, l’autre est rouge. Le
bâton a une orientation précise : il est pointé en direction du sceau de
Salomon que désigne le Bateleur.
Toute cette construction très précise délivre un message. Elle met en
scène les quatre grands principes de la démarche initiatique. Chaque objet
incarne l’un de ceux-ci. Le denier figure « le point d’appui concret
nécessaire à toute action ». L’épée symbolise le Verbe qui met en fuite les
fantômes de l’erreur. La Coupe est une évocation du Saint-Graal. Elle
contient la Sagesse à laquelle va s’abreuver l’initié. Le bâton est une image
du sceptre royal. Il incarne la volonté. Wirth associe en outre les quatre
symboles aux quatre verbes clefs de l’Initié : OSER (l’épée), VOULOIR
(Baguette), SAVOIR (la Coupe), SE TAIRE (denier). Ainsi, dans ce
formidable temple symbolique que constitue le Château des Avenières,
Assan Dina trace-t-il une correspondance symbolique entre la chapelle et les
Sphinx disposés dans le parc qui reprenaient jadis cette même formule.
D’autres éléments de la mosaïque font référence à l’initiation. Ainsi de la
fleur poussant aux pieds du Bateleur, symbole de l’éclosion de la
Connaissance. Ce n’est pas une connaissance intellectuelle, livresque,
spéculative. L’initiation à laquelle invite la chapelle est surnaturelle. C’est
une voie occulte, de magie pratique, qui est tracée. Non une abstraite
réflexion philosophique, une projection extérieure d’un chemin qui ne serait
qu’intérieur…
Dans le Tarot originel de Wirth, la tenue du Bateleur avait cinq boutons.
Dans la réinterprétation d’Assan Dina, la tunique de lin ne possède pas de
bouton. Ils ont été remplacés par un pendentif en forme de pentacle. À
chaque extrémité de l’étoile d’or se trouve une perle rouge. Dina a ainsi
conservé le nombre cinq.
Le cinq. Figure de la quintessence. Le fameux Cinquième Élément qui,
depuis l’Antiquité, assure la cohésion des quatre Éléments. À travers ce
signe, c’est la voie alchimique qui se dessine. Celle dont toute la chapelle
rayonne.
Les plus visibles de ces symboles alchimiques sont ceux de la voûte, que
j’ai déjà mentionnés. Chacun associé à un angelot, le Soleil (l’or), la Lune
(l’argent), Mars (le fer), Vénus (le cuivre), Saturne (le plomb), Mercure (le
mercure), et Jupiter (l’étain) y murmurent la nature du Secret ici enfermé.
Mais à force d’observer, je remarquais que cette langue alchimique était
partout présente. Sur la lame du Bateleur, c’était la garde de l’épée, figurant
la Lune et le Soleil dos-à-dos.
Je n’étais pas seulement entré dans une chapelle à la décoration
singulière, j’avais ouvert un véritable traité d’alchimie. Un grimoire
permettant, à qui en suivait les directives cryptées, de dépasser sa condition
d’homme. C’était une magie des Éléments. De forces insoupçonnées
révélées au regard et aux sens.
C’est ce que disait l’Initié de tesselles qui me faisait face. Selon Wirth,
son bâton l’identifiait à un magicien pratiquant. Il « tient sa baguette dans la
direction exacte du denier afin que le feu du ciel capté par la boule bleue du
mystérieux condensateur soit projeté par la boule rouge sur l’objet à
aimanter occultement 1 ». Assan Dina a insisté sur cet aspect de magie
pratique, figurant au centre du denier, et donc du sceau de Salomon, un point
rouge matérialisant la condensation lumineuse produite par la boule rouge de
la baguette.
La mise au jour de l’Invisible.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). Le Bateleur. L’entrée dans la voie
initiatique. Le symbole de l’infini tracé par le feu au-dessus de son chef figure l’illusion enfermante
dans laquelle est prisonnier le non-initié. Le Tarot est comme une carte dans le labyrinthe de la Quête,
il permet de retrouver le Chemin perdu. Assan Dina a glissé dans celui des Avenières de nombreux
détails relevant de la pratique alchimique et dessinant un itinéraire magique. Ici, à l’aide de sa baguette
dont les deux extrémités sont munies de cristaux – l’un rouge, l’autre bleu – le Bateleur condense
certaines forces subtiles sur le Sceau de Salomon, dont il connaît le Secret.

1. WIRTH Oswald, Le Tarot des imagiers du Moyen Âge, coll. Bibliothèque des Grandes
Enigmes, Claude Tchou, Paris, 1966, p. 117.
67.
SOLVE ET COAGULA

En poursuivant mon cheminement, je me retrouvais devant la seconde


Lame présentée par Assan Dina. Une des plus saisissantes de la chapelle. La
treizième. L’Arcane sans nom. La Mort.
Elle met en scène un squelette marchant sur un brasier et brandissant une
faux. À ses pieds gisent les membres de ceux qu’il a fauchés. Une tête
d’homme, une tête de femme, un pied et quatre mains. À côté de la tête
féminine git un os. Le reste des corps s’est sans doute consumé dans les
flammes. Vision stupéfiante, qui sème un effroi certain. Mais ce dernier est
atténué par le premier plan de l’image : une terre verdoyante sur laquelle
pousse des fleurs. Tout n’est donc pas ici destruction.
Cela, l’arrière-plan du tableau – qui tout comme le brasier est un ajout
d’Assan Dina – le souffle aussi. Dans un paysage désertique, l’œil y
découvre deux pyramides et un sphinx. Tout comme ceux du parc, il est
doté, conformément à la tradition antique, d’une poitrine féminine.
Le sphinx ou la sphinge. Le détenteur du Secret. Celui qui pose la
Question qui révèle. Figure centrale de toute initiation. C’est en effet dans un
sens initiatique qu’il faut comprendre la terrible image que présente la Lame
XIII. Elle représente une des étapes fondamentales du parcours initiatique :
la mort que le profane doit subir pour renaître à la vie supérieure de
l’initiation. C’est donc une image régénératrice de la Destruction qui est ici
donnée. La mort apparaît comme l’indispensable dissolution des « formes
usées devenues incapables de répondre à leur destination ». Elle est l’agent
qui libère les énergies vitales prisonnières des corps moribonds pour leur
permettre d’entrer dans de nouvelles combinaisons. C’est cette libération du
feu vital qui est figurée par le brasier sur lequel marche ici la Mort, qui
revivifie en dissociant ce qui ne peut plus vivre.
« Savoir mourir » est pour Wirth « le grand secret de l’initié ». Ce n’est
bien sûr pas une mort physique dont il est ici question, ni même la pratique
d’une ascèse jugée stérile, mais la mort à ses préjugés et à ses fausses
croyances, à son égoïsme fondamental. Le symbole de l’écrevisse de la
précédente Lame est ainsi explicité. L’initiation ne s’accomplit que par
l’acceptation d’une destruction des fausses certitudes nées de l’Ignorance.
Cette mort de l’initié à lui-même est partagée par la tradition alchimique à
travers l’œuvre au Noir, comme par la tradition maçonnique, où l’initié est le
« Fils de la putréfaction ». L’illumination passe par la nécessaire dissolution
de l’ancien homme.
L’initié est celui qui, par sa propre mort à ce qui était faux en lui, a
accompli sa renaissance. Tout ne meurt cependant pas lors de cette
transformation. Sur la mosaïque, sont représentés des membres humains
restés intègres, non consumés par le brasier. La tête masculine reposant dans
l’herbe verte est coiffée de la couronne de Haute Égypte, sur laquelle est
visible l’urœus, le cobra royal incarnant le pouvoir. C’est le symbole du
VOULOIR qui survit à la mort. De son côté, la tête de femme imbrulée au
milieu des flammes incarne les affections de l’âme qui « aime au-delà du
tombeau ». La main et les pieds pareillement restés intacts symbolisent
l’action de l’Initié, qui est un être agissant pour le bien du Monde.
La Lame suivante, la VIII, figure la Justice. Une femme brandissant dans
une main un glaive, dans l’autre une Balance, est assise sur un trône. La
dimension initiatique de l’arcane est renforcée par la symbolique
maçonnique que lui associe Assan Dina. Alors que les colonnes du Tarot de
Wirth sont sans inscription, Dina les grave ici des lettres B et J. L’une est
d’argent, l’autre d’or. C’est la représentation de l’équilibre entre les deux
forces opposées, notion qui se retrouve dans le plateau de la Justice, tenu en
parfait équilibre – celui auquel doit se conformer l’Initié.
Cet équilibre se rompt sur le tableau suivant : c’est la lame 0, le Fou. On
y retrouve tous les éléments dessinés par Wirth et leur symbolique. Le fou
marche sans le voir vers un crocodile à la gueule ouverte. Il tient sur son
épaule droite un bâton au bout duquel pend une besace. À ses pieds pousse
une tulipe rouge pourpre dont la vivacité illustre l’idée que l’esprit
n’abandonne pas entièrement les insensés. Mais au jeu des différences,
quelques détails changés ou ajoutés par Assan Dina attirent l’attention. Le
lynx qui dans le Tarot de Wirth mord le mollet du Fou a été remplacé par un
chien. Surtout, alors que chez Wirth le Fou perd son regard dans le vague
sans le fixer sur rien – ce qui symbolise l’errance du fou, qui suit ses
impulsions sans se demander où il va – chez Dina, il fixe un croissant de
lune irradiant dans le ciel, au-dessus de montagnes enneigées. C’est sous le
regard bienveillant de l’Astre des Nuits que le pèlerin franchi les limites du
Réel, et parvient au-delà du domaine intelligible.
La Lune… En levant les yeux, je la découvrais, sous deux polarités
différentes, l’une d’argent, l’autre d’obscurité, de part et d’autre de la grande
figure du Baphomet figurée à la verticale des deux dernières Lames. L’entité
y désignait tour à tour, de ses doigts, les deux apparences du croissant
lunaire.
C’est la quinzième Lame, le Diable. Une des Lames les plus modifiées
par rapport au Tarot de Wirth. Dina remplace en effet le Diable androgyne de
Wirth par le Baphomet tel que dessiné par Éliphas Lévi (1810-1875). Ce qui
reste conforme à la pensée de Wirth, ce dernier écrivant que « le Diable nous
apparaît dans le Tarot sous l’aspect du Baphomet des Templiers… » Dina
suit encore Wirth dans le choix des couleurs associées au Baphomet, même
s’il les répartit parfois différemment. Les pattes de bouc au pelage sombre
symbolisent la Terre ; le vert de la tunique qui couvre ses jambes (il
s’agissait d’écailles dans le Tarot de Wirth) renvoie à l’Eau. Le bleu des ailes
est l’évocation de l’Air. Quant aux deux cornes de couleur rouge, elles
symbolisent le Feu. Ainsi, le Diable, assimilé au « Grand Pan androgyne des
gnostiques », est-il associé aux Quatre Éléments dont il est le principe
animique.
La suite du tableau est bien différente du dessin de Wirth. Alors que sur
ce dernier le Baphomet se tient debout sur un piédestal auquel on accède par
trois marches, il est, aux Avenières, assis en tailleur au sommet d’un
immense anneau de couleur rouge. Autre différence : dans le Tarot de Wirth,
deux êtres diaboliques, aux pattes de bouc et aux têtes cornues, l’un mâle
l’autre femelle, disposés de part et d’autre de l’autel central, y sont attachés
par une corde passée autour de leur cou. Sur la mosaïque, ils ont été
remplacés par un homme et une femme, tous deux nus.
La Lame diffère ostensiblement de son équivalent dans le Tarot de
Wirth. Délivre un message hermétique propre à Dina. Chez Wirth, le Diable
et la Diablesse figuraient un cycle. De sa main levée, le Diable, disposé à
gauche, capte les émanations fluidiques du Baphomet. De son autre main, il
les envoie à la Diablesse. Celle-ci, par sa couleur verte, évoque Vénus. Elle
pose sa main sur le sabot du Baphomet pour lui restituer l’énergie qu’il a
initialement envoyée. Ainsi est figuré le « circuit de l’esclavage magique ».
On retrouve cette notion d’esclavage dans la mosaïque réalisée par Dina :
une corde rouge rattachée au grand anneau sur lequel est installé le
Baphomet enserre la femme et l’homme. Mais le statut de l’un et l’autre est
différent. Alors que chez Wirth les diablotins mâle et femelle sont
pareillement attachés par le cou, ce n’est pas le cas pour l’homme et la
femme de Dina.
L’homme, à la peau mate, placé sous la lune noire, est attaché par le cou.
Sa tête penche, son corps est flasque et comme soumis, ce que rend très bien
la position de ses bras. La femme, placée sous la lune claire, n’a pas du tout
la même posture. La tête droite, les mains négligemment croisées dans le
dos, elle a le regard haut et libre. La corde passe derrière elle, mais ne
l’attache pas. Il lui suffirait d’un geste pour sortir du cercle qu’elle délimite.
L’homme est associé aux forces terrestres, de par sa couleur, mais aussi
parce qu’il se trouve sous la main du Baphomet pointée vers la terre. La
femme, elle, est céleste : la main du Diable qui se trouve au-dessus d’elle
pointe vers le ciel. En outre, par les tatouages présents sur les bras du
Baphomet, l’homme sombre est associé à la formule COAGULA, tandis que
la femme est associée au terme SOLVE. C’est à nouveau la dimension
alchimique du message de Dina qui transparaît ici. SOLVE ET COAGULA, «
Dissoudre et coaguler », est une des formules clefs de l’œuvre alchimique.
C’est le principe de la démarche initiatique : la destruction et la
reconstruction.
Que faut-il détruire, que faut-il reconstruire ? Et de quelle façon ? La
mosaïque est pleine de signes renvoyant à une magie fluidique. Les
symboles de Dina tracent une voie magique, opérative. Il est question de
coaguler la lumière astrale. La nuée brumeuse entourant la base du grand
anneau rouge évoque le « brouillard plus ou moins opaque dans sa
fluorescence » que Wirth signale lorsqu’il s’attarde sur le « procédé magique
» que décrit la Lame XV. Mais à côté de cette magie pratique, en même
temps, la mosaïque dessine un cheminement initiatique intérieur. C’est ici, à
nouveau, la question de la dualité qui est posée. Sont mises en regard les
deux natures de l’être, matérielle et spirituelle. La femme de clarté qui fixe
l’homme obscur et soumis, c’est l’âme qui médite sur le corps.
Or le Baphomet est précisément le symbole de cette dualité de l’être et
sa figure enseigne la voie à suivre. Dans la pensée de Wirth, qui ne lui est
pas propre, c’est au Diable que nous devons notre existence matérielle. La
vie qui coule en nos veines, notre naissance, notre corps, nous les devons au
Diable. C’est lui qui régit notre corps, ce qui pousse Wirth à écrire, dans une
formulation que rejoignent les poignantes lignes du Lucifer de Maurice
Magre : « Le Diable n’est pas aussi noir qu’on le dépeint : il est notre
inéluctable associé dans la vie en ce bas monde. » La voie enseignée est
celle de l’équilibre. C’est par l’équilibre que l’homme domine ses instincts
innés, qu’il s’affranchit de l’emprise des discordances diaboliques. Le
Diable assure la survie matérielle de l’homme mais pour ne pas sombrer,
celui-ci doit dominer ces forces primitives. Il doit se nourrir correctement
sans que se nourrir soit le but de son existence. Il doit savoir s’accorder le
repos nécessaire à son activité, mais ne pas sombrer dans la paresse. À la
luxure, le plus puissant instrument de domination du Diable, il doit opposer
« l’auguste mystère du rapprochement des sexes ». La volonté ferme est
l’outil de domination des dérèglements. Le Diable n’est dangereux que par
ceux-ci et ce n’est donc pas un hasard si Dina dispose sa Lame à la verticale
de la Justice (l’équilibre) et du Fou (le déséquilibre). Les trois Lames se
répondent. Sur celle du Diable, la conquête de l’équilibre est signifiée par le
pentacle blanc placé sur le front du Baphomet. Le pentagramme blanc
soumet la puissance du Diable. Il exprime – dans sa blancheur parfaite – la
volonté la plus pure, non gouvernée par l’égoïsme. Les forces vitales
naturelles, d’essence « diabolique » – on aura compris que ce terme n’a rien,
ici, de négatif – ne se laissent positivement dominer que dès lors que celui
qui les soumet ne cherche pas à les utiliser à son profit au détriment des
autres.
Ainsi se scelle le dépassement du dualisme instinctif, de la scission
diabolique du corps et de l’âme. Après la dissolution des deux parts de son
être, de ses deux polarités terrestres et célestes, l’initié doit apprendre à les
remarier, à les unir. SOLVE ET COAGULA. C’est aussi le symbole du
bâton d’Hermès porté par le Baphomet sur la mosaïque : deux serpents
enlacés autour d’un même axe et se rejoignant.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). La Lame sans Nom, ou la Mort. Une des
mosaïques les plus saisissantes de la chapelle. La Mort fauche et démembre, tandis que le brasier
consume. Mais tout ne meurt pas dans ce processus de destruction : des membres restent imbrûlés.
C’est la mort initiatique. Celle exprimée par le phénix d’or au milieu des flammes de Notre-Dame. La
destruction du vieil homme et l’avènement du nouveau.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). La Justice. L’image de l’Équilibre. C’est
pour cette raison qu’elle est assise entre les deux colonnes Maçonniques, marquées du J et du B. L’une
d’or, l’autre d’argent. L’Esprit et l’Âme, la raison solaire et l’imagination lunaire, les deux forces
complémentaires qui doivent être mises en équilibre pour achever la Quête.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). Le Fou. Sous l’influence lunaire, l’initié
franchit les frontières du monde intelligible. C’est alors que s’ouvre la Porte. Un processus qui peut
être dangereux, si le myste n’a pas acquis l’Équilibre évoqué à la Lame précédente.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). Le Diable, représenté sous l’aspect du
Baphomet dessiné par Éliphas Lévi. Une des Lames les plus riches d’enseignement dans la recherche
du Chemin Perdu vers le Domaine Mystérieux. Le Diable, image du corps et de l’« animalité », ne
doit pas être considéré comme un principe négatif qu’il faut anéantir. Les symboles disposés autour de
lui montrent au contraire que l’initié doit acquérir le contrôle des puissances premières.
68.
L’AMOUREUSE INITIATION

Le dualisme du désir se retrouve au cœur de la Lame suivante, la


sixième. Celle-ci inaugure un autre mur de la chapelle, placé sous le signe de
la Force. La Lame VI, c’est l’Amoureux. Elle figure un paysage d’Égypte,
fait de montagnes arides que devance une plaine fertile où se dresse une
pyramide. Un jeune homme se trouve au croisement de deux chemins. Il est
entouré de deux femmes, chacune cherchant à l’attirer à elle. À sa droite,
c’est une prêtresse. Vêtue d’une tunique faite de bleu, de pourpre et d’or, elle
est coiffée des attributs de la grande Isis. La femme qui se présente à sa
gauche est bien différente. Elle porte une fine gaze bleue dont les
transparences ne laissent rien ignorer des puissantes attractions de chair de
son corps. De la touche sombre de sa toison, aux pointes rosées de ses seins,
ses charmes appellent à s’abandonner à toutes les forces lascives qui
sommeillent en l’homme.
La Lame de l’Amoureux fait référence à la geste d’Hercule. « Au sortir
de l’adolescence, écrit Wirth, alors qu’il venait d’achever son éducation à
l’école du centaure Chiron (apprentissage initiatique), Hercule éprouva le
besoin de réfléchir à l’emploi qu’il ferait dans la vie de ses puissantes
facultés développées à souhait. S’étant enfoncé dans la solitude afin de s’y
recueillir, deux femmes d’une rare beauté lui apparurent soudain, l’incitant
chacune à le suivre. La première, la Vertu, lui fit entrevoir une existence de
lutte, d’efforts incessants, en vue du triomphe du courage et de l’énergie.
L’autre, la Mollesse, pour ne pas dire le Vice, engagea le jeune homme à
jouir paisiblement de la vie en s’abandonnant à ses douceurs et en profitant
des avantages qu’elle offre à qui sait borner son ambition. »
La mosaïque figure ce carrefour de l’existence qu’est le choix entre une
vie de plaisirs terrestres et la voie initiatique. L’homme écartelé entre les
deux désirs doit faire un choix. Il a les pieds sur chacun des deux chemins.
Au-dessus, dans un nimbe, un cupidon aux yeux bandés brandit son arc. Prêt
à tirer sur la femme qu’aura choisie l’Amoureux. Le nimbe rayonnant qui
l’entoure symbolise l’énergie volubile. Car c’est une des composantes du
credo de l’Initié qui est ici illustrée : VOULOIR. C’est par la force de sa
volonté, que l’initié se détourne des puissantes sirènes de chair. Qu’il
s’arrache à ces roses carnées lui promettant l’ivresse des sens. Qu’il choisit
d’être l’Amant d’Isis, l’Initiatrice suprême. Sur la mosaïque, les pieds de la
prêtresse, disposés en équerre, signalent son rang d’Initiée. Elle indique le
chemin qu’il convient de suivre. La voie de l’initiation. Celle qui canalise la
volonté dans une direction. Lui évite de se disperser dans maintes
éphémérités.
À l’Amoureux succède la lame X, la Roue de Fortune. On y retrouve le
dualisme. Ce sont deux principes opposés, l’un ascendant, l’autre
descendant, qui animent la roue. D’un côté de celle-ci est figuré un
crocodile, tenant un trident. De l’autre, dans le sens ascensionnel, Anubis
brandit un caducée d’Hermès. Tournant autour du même axe, les deux forces
vont dans le même sens. Au-dessus de la Roue, une sphinge aux grandes
ailes bleues brandit une épée. Au-dessus de son chef, au centre d’un soleil
d’or, est figuré, en trois dimensions, le symbole alchimique du Souffre.
Wirth voit dans la Sphinge le symbole de « l’Archée des hermétistes »,
l’esprit vital.
Par rapport à la Lame originelle, Dina réalise des modifications notoires.
Il remplace les rayonnages de la roue par le sceau de Salomon, formé d’un
triangle noir pointé vers le sol, et d’un triangle blanc pointé vers le ciel –
rappel du dualisme notamment présent sur la Lame du Baphomet avec les
deux croissants lunaires. En observant le sceau, je découvrais autre chose. Le
message de Dina se cache dans le détail. Ainsi, à chacune des six
intersections des deux triangles, a-t-il disposé une tomette circulaire de
couleur différente. Jeu de couleur qui complète celui présenté par les cinq
courts rayons reliant l’axe au sceau de Salomon. Chacun de ceux-là se voit
en effet également associé une couleur différente. Ces couleurs délivrent leur
message hermétique, car chacune d’elle à un sens. C’est également le cas
pour les deux éléments supportant l’axe auquel est attachée la Roue, l’un
rouge l’autre vert.
La Lame suivante, la quatrième, représente l’Empereur. C’est sous les
traits d’un monarque égyptien que Dina le figure. Il est assis sur une pierre
cubique, les jambes croisées conformément à la Lame de Wirth. Une fleur
s’épanouit près de lui. Sur l’une des faces de la Pierre cubique est représenté
un oiseau. Ce dernier est bien différent du modèle originel. N’a pas la même
apparence. En comparant l’un et l’autre, je notais une autre modification
réalisée par Dina : le volatile tient dans ses serres le symbole astrologique de
Vénus, de couleur verte. C’est l’âme prisonnière.
Les symboles ponctuant la composition évoquent un hermétique et
magique chemin de libération. On retrouve le bâton tenu par le Bateleur,
portant à l’une de ses extrémités une pierre rouge, à l’autre une pierre bleue.
Mais le bâton est tenu dans un sens opposé. Le cristal rouge est dirigé vers le
ciel, le bleu vers la terre. Le bâton se poursuit d’une crosse, en faisant le
sceptre Héka des pharaons. Surtout, est enchâssé à la sphère cristalline
rouge, comme planté en elle, un triangle pointant vers le bas, de couleur
rouge, représentant l’Âme.
Assis sur la Pierre Cubique, l’Empereur pratique la descente en soi-
même que doivent accomplir les initiés. Certaines des clés de ce chemin,
reprises à Wirth, sont parfaitement compréhensibles. Sur la tunique de
l’Empereur, au niveau de la poitrine, sont figurés le Soleil et la Lune,
représentant le travail conjoint de la Raison et de l’Imagination dans l’œuvre
de libération. Mais d’autres signes, ajoutés par Dina, sont plus difficiles à
comprendre. Ainsi de l’étrange, du singulier, symbole tracé dans le sable aux
pieds de l’Empereur…
De la figure méditative de l’Empereur mon regard glissait sur celle,
voisine, du Pendu. La douzième Lame. Un homme, vêtu à l’égyptienne.
Pendu à l’envers par un pied attaché à une corde reliant deux arbres. Au-
dessus, ne figurant pas sur le Tarot de Wirth, un étrange oiseau chimérique
déployait ses ailes. Il y avait dans cette figure quelque chose de fascinant.
Comme le souvenir miroitant de vieux rites où se mêlaient l’image d’Odin,
pendu à l’envers à l’arbre Yggdrasil, l’arbre du Monde « dont nul ne sait
d’où proviennent les racines » (Hávamál 138), et recevant, au bout de neuf
jours et neuf nuits, la révélation du langage des runes…
Il y avait, comme dans les runes, un secret au cœur de cette mosaïque.
Ce que Wirth dit de la douzième Lame justifie que Dina l’ait placée juste à la
suite de l’Empereur. Celui-ci figurait l’entrée en soi initiatique. Le Pendu, de
son côté, figure l’extériorisation. Wirth y voit l’image de l’âme s’étant
dégagée du corps « pour envelopper l’organisme physique d’une atmosphère
subtile, où se réfractent les radiations spirituelles les plus pures. » Ainsi
s’éclaire le sens du volatile ajouté par Dina, image de l’âme extériorisée.
Dans le Tarot de Wirth, la traverse de bois mort reliant les deux arbres, à
laquelle est attachée la corde du Pendu, est de couleur jaune. Cette couleur
figure la « lumière condensée », c’est-à-dire « une conception religieuse très
haute, trop sublime pour que le commun des mortels puisse y atteindre […]
la religion des âmes d’élite, tradition supérieure à l’enseignement des Églises
et des confessions qui s’adaptent sur terre à la faiblesse humaine. » Mais
Dina n’a pas repris cette couleur. Sur la mosaïque, la traverse a la couleur du
bois.
Ce n’est pas là le seul changement. Pour Wirth, le Pendu figure l’initié
détaché de la croyance instinctive et aveugle. Il est celui qui a compris « la
fécondité du sacrifice héroïque visant à l’oubli total de soi ». Il est celui qui
ne tient à rien, et, à ce titre, distribue les trésors spirituels qu’il a accumulés
au fil de sa Quête. Pour symboliser cela, Wirth a placé entre les bras liés du
Pendu deux bourses ouvertes d’où s’échappent des pièces d’argent et d’or.
L’Or, incarnation de l’Esprit, symbolise les connaissances précieuses.
L’Argent, symbole de l’Âme, incarne les sentiments. Mais cette distribution
généreuse a été gommée par Dina. Il n’entretient celui qui cherche à le
comprendre que de son initiation. Une initiation secrète. Qui ne se dit pas.
Ne se donne pas. Sinon sous la forme du langage hiéroglyphique.
Les yeux du Pendu, grands ouverts, me considéraient dans leur fixe
immobilité. Ils étaient pareils à ceux du Sphinx. Par eux, le Pendu me
poussait à formuler la réponse à son Énigme. D’elle dépendait que je
poursuive mon chemin, ou qu’il s’arrête là. Mon regard finit par se laisser
attirer par un motif figurant sur son tablier : l’équerre et le compas
maçonnique, nouvelle référence initiatique de Dina. Mais autre chose captait
mon attention : c’était le travail sur les arbres. Alors qu’ils sont droits
comme deux colonnes sur le Tarot de Wirth, qui reconnaît d’ailleurs en eux
les deux colonnes du Temple maçonnique entre lesquelles passe l’initié, ils
ont, aux Avenières, une tout autre configuration. Leurs racines se rejoignent.
Leurs troncs, courbés, s’éloignent avant de revenir insensiblement l’un vers
l’autre. De sorte qu’ils dessinent la figure d’une lyre.
Plus je fixais l’image, plus celle-ci et l’ombre d’Orphée s’imposaient à
moi. Était-ce la volonté de Dina que je voyais, ou une image produite par
mes propres lectures ? L’oiseau extraordinaire ajouté par Dina au dessin de
Wirth me poussait à incliner pour la première réponse. Il m’évoquait
d’anciens fragments orphiques, parlant de l’âme « voltigeant » hors du corps
et de ses multiples incarnations. « L’âme humaine, selon certains cycles de
temps, passe dans des animaux, de celui-ci en celui-là ; tantôt elle devient un
cheval, tantôt un mouton, tantôt un oiseau terrible à voir… » 1
Au-dessus du Pendu, dans le silence de la Chapelle d’Or, l’oiseau de
chimères gardait son secret. Les couleurs successives de ses ailes y faisaient
encore allusion, passant du bleu (contemplation sereine conforme aux usages
cultuels) au vert (dépassement de la pratique du culte et accession au côté
réellement vivant de la religion).
L’Amoureux. La Roue de Fortune. L’Empereur. Le Pendu. Au-dessus de
ces quatre Lames, figurait, sur une immense mosaïque, la douzième Lame :
la Force. Une femme à l’aspect serein, au calme visage, apaise sans violence
aucune un lion. L’image a là encore une dimension initiatique et n’est pas
sans faire écho au Baphomet, voisin et figuré à la même hauteur. Ce n’est
pas la force brutale, violente, qui est montrée ici à celui qui suit le chemin
initiatique tracé par la Chapelle. C’est « l’exercice d’une puissance féminine,
bien plus irrésistible dans sa douceur et sa subtilité que toutes les explosions
de la colère et de la force brutale ». Le lion n’est pas tué. Car, une nouvelle
fois, la voie montrée n’est pas celle de l’ascète qui vise à tuer l’animal en lui.
« Le Sage, note Wirth, respecte toutes les énergies, fussent-elles
dangereuses, car il estime qu’elles existent en vue d’être captées, puis
judicieusement utilisées. » Le chemin de la transformation passe par la
sacralisation des instincts les moins nobles. L’initié doit apprendre à
commuer en « énergies salutaires » les forces qui en lui tendent au mal. « Ce
qui est vil ne doit pas être détruit, mais ennobli par transformation, à la
manière du plomb qu’il faut savoir élever à la dignité de l’or. »
Ces forces primaires, que la puissance féminine soumet et contrôle, sont
figurées dans le paysage entourant la figure centrale. Dans le fond, un volcan
est en pleine éruption. Ce sont les courants surpuissants de la Nature. De
l’autre côté, autour d’un arbre, s’enroule le Serpent de la Genèse. La volonté
de Connaissance qui peut brûler l’homme, l’arracher au Paradis. Mais qui,
apaisée par la véritable Force, non écrasée comme sur les tableaux d’église
montrant la Vierge foulant du pied le reptile, aide à conduire à
l’accomplissement du Grand œuvre.
Au-dessus de la Force, l’aile d’Horus, reprenant les mêmes couleurs que
l’oiseau extraordinaire du Pendu, évoquait une nouvelle fois le nécessaire
passage de la croyance aveugle à la pure vision spirituelle. Montrait le but de
l’Initié : faire éclore en lui son âme pour la faire rayonner hors de lui.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). L’Amoureux. Au cours de sa Quête, le
candidat à l’Initiation se trouve à la croisée des chemins. Il doit choisir entre la Femme de volupté,
dont les puissants charmes corporels se devinent sous les transparences de sa robe, et l’Initiée. La
Prêtresse qui lui ouvrira la porte de la Révélation. C’est par la volonté que le myste se détourne de
l’abandon facile à la seule chair. Ainsi s’accomplit une des phases du parcours vers la Lumière :
VOULOIR.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). La Roue de Fortune. On retrouve comme
sur la plupart des Lames du Tarot des Avenières la conjonction des deux principes. La Roue que
domine la Sphinge associée au Soufre (le Feu enclos dans toute chose) est animée par le crocodile
typhonien descendant (la force chtonienne) et l’Anubis ascendant. Anubis est celui qui parcourt le
royaume invisible, l’image de l’âme qui déchire le voile d’Obscurité. Il brandit un caducée doré, axe
autour duquel s’enlacent les deux serpents, symbole de la nécessaire union intérieure des contraires.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). L’Empereur. Il est assis sur la
pierre cubique, symbole du perfectionnement de soi que cherche celui qui suit la voie de
l’initiation. C’est un chemin introspectif, qui passe par la descente au fond de soi. Le
V.I.T.R.I.O.L des textes alchimiques. « Visita Interiora Terræ, Rectificando Invenies
Occultam » : « Visite l’intérieur de la terre, en rectifiant tu trouveras la pierre cachée. »
L’Empereur tient entre ses mains le symbole de l’Union Alchimique du Sel, du Soufre et du
Mercure qui résulte de ce Travail. L’union accomplie de l’Âme, du Corps et de l’Esprit. Le
Grand Mariage Alchimique. Celui d’où résulte l’enfantement de l’Homme Nouveau.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). Le Pendu. L’image du Tarot renvoie à de
vieilles pratiques initiatiques. Le Pendu, c’est aussi Odin pendu à l’envers à l’arbre Yggdrasil, et
recevant la révélation du langage des runes au bout de neuf jours. La forme donnée aux arbres par
Assan Dina dessine de son côté une lyre subliminale. C’est Orphée qui s’arrache à l’Invisible et
enseigne le chemin à suivre. Orphée, celui qui, significativement, communique avec les animaux. Un
des signes manifestes du réveil dans le sang du Magnum compositum.

1. Fragment 223-224. BRISSON L., Orphée, poèmes magiques et cosmogoniques, Les Belles
Lettres, Paris, 1993, pp. 144-145.
69.
LA LAMPE DE TRISMÉGISTE

En suivant l’ordre dans lequel Assan Dina avait disposé les Lames du
Tarot, j’arrivais devant la seizième : la Maison-Dieu. Un éclair jaillissant du
Soleil frappe le sommet d’une tour dont la partie supérieure – « une terrasse
crénelée d’or, d’où se contemple le Ciel » – vole en éclats sous le coup de la
foudre. La Lame est une mise en garde : il est dangereux de vouloir s’élever
trop haut. Pour que cette règle soit respectée, la Raison – symbolisée par le
Soleil – s’oppose à l’extravagante chimère que représente l’ambition
démesurée.
La Lame suivante – l’Ermite, neuvième figure du Tarot – participe du
même message et véhicule les préceptes déjà rencontrés. L’Ermite est à
l’opposé de la volonté de puissance et d’élévation que représente la Tour
foudroyée. Il est celui qui s’est arraché à la vanité du monde, qui s’est
enfoncé dans la solitude éclairante pour y trouver la vérité. C’est cette vérité
spirituelle que représente la lampe brandie par l’Ermite. Elle lui révèle la
véritable nature des choses. « La clarté dont dispose le solitaire, écrit Wirth,
ne se borne pas, du reste, à éclairer les surfaces : elle pénètre, fouille et
démasque l’intérieur des choses. » Contrairement à celui que dévore
l’orgueil, l’Ermite avance avec prudence sur le chemin qu’il suit. Il tient un
bâton pour sonder le sol sur lequel il va marcher. Son pas est sûr. Solide.
Tout l’inverse de la Tour détruite par l’éclair.
L’Ermite est la figure de l’Initié. En parcourant les pages jaunies du
Dogme de la Haute Magie d’Éliphas Lévi, je retrouvais son exégèse
symbolique : « L’initié est celui qui possède la lampe de Trismégiste, le
manteau d’Apollonius et le bâton des patriarches. La lampe de Trismégiste,
c’est la raison éclairée par la science ; le manteau d’Apollonius, c’est la
possession pleine et entière de soi-même, qui isole le sage des courants
instinctifs ; et le bâton des patriarches, c’est le secours des forces occultes et
perpétuelles de la nature » 1.
Le bâton dessiné par Dina reprenait cette dimension occulte évoquée par
Levi. Il est en effet divisé par sept joyaux alternativement verts et rouges.
Chez Wirth, le roseau tenu par l’Ermite est pareillement divisé par sept
nœuds, image des sept nœuds spirituels que l’Ermite a dénoués dans la
solitude.
Mais là encore, solitude ne veut pas dire ascèse. L’Initié n’est pas celui
qu’anime le « mysticisme ambitieux de vaincre toute animalité ». Il est celui
qui a dompté son animalité et vit avec elle. Sur le Tarot de Wirth, un reptile
serpentiforme marche aux pieds de l’ermite. Il est sous son charme. Lui
obéit. Dina a remplacé cette créature par un chien domestiqué, autre image
de l’animalité apprivoisée.
La figure de l’Ermite, avec sa lampe rayonnante de Mystère, me
fascinait. Mais au-dessus de lui était une figure plus envoûtante encore, la
jeune fille nue aux deux urnes d’or et d’argent penchée sur le lac solitaire –
l’Arcane XVII – l’Étoile.
Ce n’était pas la première fois que je la voyais. Elle avait hanté bien des
hommes en proie à l’appel de l’Invisible. Et bien d’entre eux l’avaient
évoquée dans leurs écrits. La jeune fille aux étoiles m’avait toujours semblé
d’un profond Mystère. Dans l’atmosphère surnaturelle de la chapelle, cette
impression était plus prégnante encore. Je la considérais en silence, la blonde
solitaire dont le corps plein de charmes s’éclairait des lueurs stellaires. Je
cherchais dans son regard bleu nuit les réponses aux questions qu’elle me
posait.
Au-dessus d’elle, brillaient sept étoiles (quatre jaunes et trois bleues) que
surmontait une huitième de plus grand éclat. Pour une âme que les étoiles
ont toujours appelée, c’était l’invitation à une profonde contemplation
méditative. La jeune fille nue prit l’apparence de l’initiée abandonnée à
l’influence des astres.
À travers les mots d’Oswald Wirth je comprenais qu’elle était l’image
d’une progression de plus sur le chemin de l’initiation. Parvenu au stade
qu’elle représentait, l’adepte n’avait plus à formuler de choix. Il n’était plus
la figure hésitante de l’Arcane VI, devant choisir entre la Voluptueuse et
l’Initiée. Il était celui qui ne peut plus se soustraire au chemin choisi. Qui a
trop avancé en lui pour pouvoir faire le choix d’une autre voie. « […] les
astres lui tracent un sort auquel il ne songe pas à se soustraire, puisqu’il
s’abandonne docilement aux influences célestes qui doivent le conduire à
l’illumination mystique. » Dans cet abandon, la jeune fille est
l’aboutissement de l’action entreprise par le Pendu : l’anéantissement de
l’initiative individuelle destiné à lui permettre de communier avec ce qui est
extérieur à lui-même. C’est la destruction du dogme intellectuel enfermant. «
Le Ciel instruira la jeune fille nue, parce qu’elle est vierge de tout
enseignement humain. »
Cette instruction du Ciel est représentée par la petite étoile détachée des
autres, et disposée à la verticale de la jeune femme blonde. C’est la
représentation de son étoile individuelle. Wirth explique que chaque individu
possède un tel astre, « qui est le réceptacle à travers lequel les influences
sidérales se filtrent pour se concentrer sur nous ».
En observant la mosaïque, je relevais une différence notoire par rapport
au Tarot de Wirth. De part et d’autre de l’astre dirigeant les influences
cosmiques sur l’initiée, se trouvaient deux ajouts. Au-dessus, un croissant de
Lune. En dessous, une croix de couleur rouge. Dina plaçait donc l’initiée
sous une influence précise. Qui n’était pas seulement stellaire.
Il semblait ici y avoir deux sceaux distincts, qui auraient pu renvoyer à
deux influences distinctes. Chez Wirth, la Lune figure l’intuition du
sentiment et de l’imagination. La croix semblait pour sa part pouvoir
signifier la religion, ou la spiritualité, en tant que principe actif. Mais cette
idée ne me satisfaisait pas. C’est alors, à force de garder les yeux sur le
symbole, que m’apparut l’évidence. Il ne fallait pas séparer les trois
symboles comme ils l’étaient sur l’image : croissant de lune, étoile, croix.
Mais il fallait, littéralement, rassembler ce qui était épars. Accolés l’un à
l’autre, les trois signes ne faisaient plus qu’un. Se confondaient en un
symbole parfaitement connu : celui de Mercure. Un cercle surmonté d’un
croissant de lune, et porté par une croix !
La dimension alchimique des mosaïques de Dina s’imposait à nouveau.
La Lame de l’Étoile était placée sous le signe de Mercure. À travers cette
clé, je comprenais une autre modification majeure de Dina. En effet, la
transformation de l’étoile personnelle de la jeune fille nue en symbole
mercuriel n’était pas la seule transformation opérée par le concepteur de la
chapelle des Avenières. J’en avais noté une autre qu’il me paraissait tout
aussi déterminant de comprendre.
Comme dans la Lame de Wirth, la jeune femme nue tenait deux vases,
l’un d’argent, l’autre d’or, dont elle déversait le contenu. Mais, dans le
détail, la scène figurée n’était pas la même. Sur le dessin de Wirth, l’eau
déversée par le vase d’or est une eau brûlante, comme en témoigne les
volutes de fumée qui l’entourent. Ce n’est pas le cas sur la mosaïque de Dina
où aucun nuage opaque n’entoure le liquide. L’autre différence marquante
concerne le vase d’argent. Chez Wirth, son contenu est versé sur la terre. Or,
chez Dina, le contenu du vase d’argent est, tout comme pour le vase d’or,
versé dans le lac. Les deux vases alimentaient donc ici la même source. Le
message originel était modifié pour signifier autre chose, d’approchant mais
de différent.
Que signifiait cette modification ? Dès lors que Dina s’éloignait de Wirth
et de ses symboles, son message me paraissait plus difficile à appréhender,
appartenir à une langue perdue, connue de son seul auteur… Chez Wirth, la
jeune fille se confondait à la grande Ishtar, la déesse guerrière et
langoureuse. Celle qui, par ses séductions, invite à l’incarnation et exige de
ses fidèles qu’ils aient le courage de vivre. Wirth était en effet un adorateur
de l’antique déesse. Il traduisit du chaldéen le Poème d’Ishtar, auquel il
adjoignit un long commentaire. 2 Possédé par son image, il la retrouve à
travers la jeune fille aux étoiles, à laquelle il donne les deux visages d’Ishtar.
Elle est la guerrière qui secoue les esprits, appelle à la révolte luciférienne, à
se réveiller des dogmes régnants. Elle est, aussi, celle qui, « dans le pourpre
du couchant », apaise ceux qui ont été à sa hauteur.
Chez Wirth, les deux vases d’eau – la brûlante qui vivifie l’eau
stagnante, la fraîche et fertilisante qui se répand sur la terre assoiffée –
évoquaient ces deux visages de la déesse. Mais en modifiant l’image, Dina
se détournait de cette interprétation voyant en la jeune fille de l’Arcane XVII
une incarnation de « la grande divinité féminine ».
La jeune fille des Avenières était l’Inspirée stellaire alimentant par sa
science spirituelle la source où viennent boire les Initiés. Car c’était bien une
source qui était ici représentée. Versant les deux vases dans l’eau du lac, la
jeune fille ne pouvait représenter autre chose.
Le symbole de Mercure qui lui était associé me révélait la nature de cette
source. En le découvrant, je saisissais que Dina avait discrètement
transformé la Lame originelle pour en faire une représentation de la Fontaine
Mercurielle.
Les vieux manuels d’Alchimie donnent plusieurs représentations de cette
Fontaine. En 1578, le Rosarium philosophorum, édité à Pragues, la
représente, dominée par le soleil et la lune, sous l’aspect d’une fontaine d’où
s’échappent trois jets d’eau 3. À chacun d’eux est associée une énigmatique
formule. « Lait virginal », « Âcre vinaigre », « Eau vive ». Sur la margelle,
est gravée une autre inscription : « Le Mercure, qu’il soit minéral, végétal,
ou animal, est un. » On comprend par là que la Fontaine Mercurielle contient
le principe, le fluide, à l’origine de toute forme de Vie. Que la mystérieuse
source est lieu de régénération.
Figure de la Fontaine de Jouvence d’où jaillit l’eau mercurielle, l’Arcane
XVII n’était ainsi pas sans lien avec la lame que j’allais découvrir l’instant
d’après, en poursuivant le circuit tracé par Dina dans la chapelle.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). La Maison-Dieu. Lors de la Quête, le
myste aspire à l’élévation. La Maison-Dieu est une mise en garde. Celui qui veut dépasser sa condition
d’homme ne doit pas être trop ambitieux. Le soleil, image de la Raison, détruit l’œuvre née de
l’ambition prométhéenne de contempler le ciel. Dans la chapelle, la Maison-Dieu est située face au
Fou. Les deux Lames se reflètent l’une l’autre. Sur l’une le soleil, sur l’autre, la lune. Elles enseignent
le même Message. La même voie d’Équilibre. Et mettent l’une comme l’autre en scène la destruction
qui peut naître de l’absence de cet équilibre.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). L’Ermite. La lampe que brandit l’Ermite
est l’image de la clarté qui naît de la solitude. En détachant le myste des fausses croyances de ses
semblables, la solitude apporte la Lumière à celui qui cherche. La solitude n’est pas la voie de l’ascèse
et de la privation du corps. Aux pieds de l’Ermite, le chien figure l’animalité maîtrisée. L’initiation ne
vise pas à tuer le corps, mais à maîtriser les puissantes forces primordiales qui le régissent en les
spiritualisant par la Connaissance. Ainsi s’accomplit la Résurrection.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). L’Étoile. L’Arcane XVII. La fascinante
jeune fille baignée par les lumières stellaires. La Femme transfigurée par les influx de l’Invisible.
Celle dont la nudité promet la Révélation. Celle sous le signe de qui beaucoup se sont placés. Assan
Dina y a apporté d’importantes modifications. Par celles-ci, il signifie que la jeune fille aux étoiles se
tient devant la Fontaine Mercurielle, autrement dit la Fontaine de Jouvence. La Source de
l’Immortalité.
1. ÉLIPHAS LÉVI, Dogme et rituel de la Haute Magie tome premier : dogme, Chacornac
Frères, Paris, 1930, p. 216.
2. WIRTH Oswald, Le Poème d’Isthar, mythe babylonien interprété dans son ésotérisme,
éditions Alliance Magique, Fleurance, 2013.
3. JUNG C.G., Psychologie et Alchimie, Buchet Chastel, Paris, 2014, p. 116.
70.
RÉSURRECTION

Les mosaïques disposées sur le mur suivant s’ouvraient sur une Lame
liée à la notion de Résurrection : le Jugement (XX). Sur la droite de l’image,
l’œil se pose sur trois pierres funéraires horizontales. Non loin de l’une
d’elles, repose un crâne. À côté, jaillissant de l’herbe verte, le buste d’un
homme sort de terre. Il a les yeux levés au ciel, vers l’ange du Jugement
occupant la partie haute de la mosaïque. Trois autres morts sont déjà revenus
à la vie. Ils se tiennent debout, nus, au premier plan. Un homme
qu’entourent deux femmes. Il embrasse l’une d’elles, blonde, tandis que
l’autre, brune, plus distante, lui prend le bras avec délicatesse.
Cette Lame a subi de nombreuses modifications par rapport à la Lame de
Wirth. Le sens de celle-ci était symbolique. Dans son exégèse, le Jugement
se confond au réveil de la Belle au Bois dormant. C’est la part cachée,
ésotérique, du monde, qui se révèle. C’est la résurrection de l’esprit et non
de la chair – l’aboutissement de l’Initiation. La Lame invite au réveil de
l’esprit. Elle est un appel à se réveiller de l’état de mort dans lequel se trouve
l’individu qui n’a pas franchi le seuil de l’initiation. La lecture maçonnique
que Wirth propose des Lames du Tarot y voit l’accession au grade de Maître.
Chez Wirth comme aux Avenières, les nuées entourant l’ange figurent le
fait que ce qui émane de lui est inaccessible à l’intelligence humaine. Ses
ailes, vertes et bleues, figurent pour les premières la vie spirituelle, pour les
secondes la « pure idéalité céleste ». Mais à côté de ces similitudes, il existe
de radicales différences entre le Jugement de Wirth et celui de Dina. Sur la
Lame de Wirth, il n’est que trois ressuscités, dont un nous tourne le dos.
Leur configuration est totalement différente. Wirth présente un fils entre son
père et sa mère. Le Père et la Mère font face au fils. Le Père incarne la
philosophie, la Mère le sentiment religieux d’amour. Chez Dina c’est,
comme je l’ai signalé, un jeune homme entre deux femmes, dont une qu’il
embrasse, et l’autre qui le prend par le bras. Le sens est donc à nouveau
modifié. Dina, comme pour la Lame précédente, transforme la Lame de sorte
à véhiculer à travers elle un message lié à la magie pratique, à l’alchimie
opérative. Il place sur le front de l’Ange le pentacle qu’il avait positionné sur
le front du Diable. Après avoir maîtrisé les énergies terrestres, l’initié doit
donc acquérir la maîtrise des énergies célestes. Car ce sont celles-ci
qu’incarne l’ange de Résurrection : tout autour de lui, et c’est là encore un
ajout de Dina, sont figurées cinq planètes. Sur la gauche, sont représentées
Mercure et Vénus. Sur la droite : Saturne et ses anneaux, ainsi que, semble-t-
il, Uranus et Jupiter. On retrouve le symbole de Saturne au bas de la
mosaïque, tracé en tesselles d’or…
…Suit la cinquième Lame, le Pape. Son sens est là encore très différent
de celui du Tarot de Wirth. Dina a réalisé de nombreuses modifications
poursuivant l’extraordinaire cryptogramme alchimique tissé aux Avenières.
Chez Wirth, aux pieds du Pape, sont figurés deux hommes, dans deux
postures différentes. L’un étend les bras et lève la tête, l’autre incline le front
sur ses mains jointes. Le premier figure l’homme de foi. Il n’accepte pas
aveuglément la doctrine enseignée mais n’ose pour autant rompre avec la
croyance générale. Le second figure la croyance aveugle. C’est d’un côté la
recherche inquiète de la vérité religieuse, de l’autre l’adhésion confiante à la
croyance : la théologie rationnelle et le sentiment des âmes pieuses. La
figuration des Avenières ne reprend pas cette symbolique. À la place des
deux hommes, sont figurées deux Égyptiennes aux allures de servantes.
L’une est blanche, l’autre est noire. Dina se rapproche ici de l’autre Tarot qui
l’a inspiré, dans une moindre mesure que celui de Wirth, le Tarot thébain de
Falconnier. Sur ce dernier, aux pieds de l’Hiérophante, on retrouve deux
hommes, l’un blanc, l’autre noir. Agenouillés, ils « personnifient le bien et le
mal soumis au souverain maître des arcanes ». C’est donc le contrôle des
deux natures de l’être placé sous l’égide de l’initié que Dina représente.
On retrouve la même symbolique sur l’image suivante : le Chariot
(Lame VII). Dina reste ici fidèle à Wirth jusque dans le détail. Un homme
imberbe est figuré debout sur un chariot que tirent deux sphinges, l’une
blanche, l’autre noire. Sur le Chariot, Dina a apposé deux symboles utilisés
par Wirth, à commencer par les ailes d’Horus, qui figurent la sublimation de
la matière. L’autre symbole, d’origine orientale, est « relatif au mystère de
l’union des sexes » et signifie que « le ciel ne peut agir sur la terre qu’en
s’unissant d’amour avec elle ». C’est cette union des contraires, qui ne le
sont qu’en apparence, que figure le Chariot. Chez Dina comme chez Wirth,
les deux sphinges ne sont en réalité qu’une. Leurs deux corps sont en effet
indistincts. Wirth voit en elles comme une sorte « d’amphisbène à deux têtes
». Chacune tire dans son sens, et c’est de ce double mouvement que naît
celui du chariot. Celui-ci représente donc la maîtrise des forces antagonistes,
leur union dans un même mouvement.
Tout comme le Chariot était lié à la Lame le précédant par le symbole
commun des deux antagonismes, il était lié à la suivante par le globe
terrestre au-dessus duquel il évoluait. C’est en effet sur le globe, également,
qu’est figurée l’Impératrice, la Lame III du Tarot. À quelques détails près,
Dina est resté très fidèle à Wirth. L’Impératrice couronnée d’étoiles est
installée sur un trône. Elle tient un sceptre et un bouclier sur lequel est
représenté un volatile. À droite, sur le trône, pousse une fleur. Le pied
gauche de l’Impératrice est posé sur le croissant de Lune, cornes vers le bas
chez Wirth, cornes vers le haut chez Dina. Une autre différence est à voir au
niveau des ailes de l’Impératrice, repliées chez Wirth, déployées aux
Avenières. Ces altérations, intentionnelles, sont lourdes de sens. En
choisissant de disposer le croissant les pointes vers le haut, Dina va à contre-
courant de la pensée symbolique de Wirth. Modifie le message de ce dernier
pour distiller aux Avenières un autre enseignement.
Lorsqu’il décrit la Lame III, Wirth insiste en effet sur le fait que le
croissant de lune a les cornes tournées vers le bas. Il ajoute que les artistes
chrétiens, s’inspirant de la symbolique Alchimique, disposant le croissant de
lune sous les pieds de la Vierge céleste, « ont souvent commis l’erreur de
tracer ce croissant les pointes en haut ». Or c’est ce parti que choisit Assan
Dina, insistant une nouvelle fois sur l’importance de la Lune dans le
processus qu’il décrit. En fixant l’imposant croissant aux lueurs d’argent, je
me rappelais que Dina l’avait ajouté sur la Lame du Jugement. La lune
dominait les sommets montagneux fermant le paysage théâtre de la
résurrection spirituelle…
Au-dessus de ces quatre Lames, figure la vingt et unième : le Monde.
Une jeune fille au centre d’une mandorle végétale y figure l’« Âme
corporelle de l’Univers ». Elle est le feu central du Monde, ce qui l’anime, se
cache derrière les apparences – la captatrice des forces. Elle tient dans sa
main gauche deux baguettes, l’une surmontée d’une pierre rouge, l’autre
d’une pierre bleue et figurant successivement les énergies ignées et le souffle
aérien.
Autour de la jeune fille sont disposés les symboles des quatre
évangélistes : le lion (Marc), l’Aigle (Jean), le bœuf (Luc) et l’Ange
(Matthieu) derrière lesquels on peut voir le symbole des quatre éléments : le
Feu, l’Air, la Terre, et l’Eau. Wirth les associe également aux étoiles Régulus
(le Cœur du Lion), Altaïr (Lumière de l’Aigle), Adelbaran (l’œil du
Taureau), et Fomalhaut. Ces astres disposés aux quatre points cardinaux
forment une croix dont le centre est l’étoile polaire. Si celle-ci n’est pas
figurée sur le Tarot de Wirth, il semble qu’elle le soit en revanche aux
Avenières, brillant au sommet de la composition comme un radieux soleil
délivrant un message mystique.

La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). Le Jugement. Les morts se réveillent,
sortent de leurs tombes, s’arrachent à la terre sous laquelle ils étaient ensevelis. La Lame fait référence
au Jugement Dernier, mais ce qu’elle signifie est tout autre chose. Le réveil des morts, c’est le profane
qui se réveille de son ancienne condition, qui atteint l’Initiation. La résurrection dont il est ici question
est l’image du passage entre l’état de mort dans lequel se trouve le profane et la Vie pleinement
consciente en laquelle entre l’Initié.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). Le Pape. Il représente l’Initié. À ses
pieds, deux femmes sont représentées sous les traits de servantes. L’une est noire, l’autre blanche.
Elles symbolisent les forces contraires soumises à la volonté de l’Initié. Le mariage alchimique
accompli.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). Le Chariot. C’est l’image du chaos
coordonné. De la captation bénéfique des puissances opposées, qui, sans cela, se détruiraient l’une
l’autre. Le véhicule représente l’Initié, qui doit rester maître des énergies contraires dont il est le point
focal. La nécessaire union de la nature charnelle et de la nature éthérée est signifiée par les symboles
orientaux et égyptiens figurés à l’avant du chariot.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). L’Impératrice. Son sceptre fleurdelisé
comporte deux joyaux, l’un bleu, l’autre rouge que l’on trouvait déjà, notamment, sur le bâton du
bateleur. C’est le condensateur des rayons subtils. Assan Dina, en inversant le croissant de lune par
rapport à la lame originelle, délivre un processus magique bien précis.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). Le Monde. La jeune fille incarne le
principe animique, le Feu qui anime toute vie dans le monde. Les symboles des quatre évangélistes qui
l’entourent (l’ange, le bœuf, le lion, l’aigle) figurent les quatre éléments constitutifs de la Matière,
comme le montre leur association à des paysages différents. La jeune fille figure le Cinquième
Élément. En cela, elle est l’objet sacré de la Quête.
71.
AINSI S’ÉVANOUISSENT LES FANTÔMES DE
L’IGNORANCE

En poursuivant le circuit tracé par Dina, j’arrivais devant le dernier


ensemble, celui que dominait l’Arcane du Soleil (XIX). C’est le signe de
l’aboutissement de l’initiation. De l’arrivée de la lumière après le nécessaire
passage dans l’obscurité que signifiait la Lune au commencement du Circuit.
Le Soleil symbolise la Lumière qui montre la réalité des choses et arrache
l’Initié à l’illusion. Il déchire le voile de l’imagination engendré par
l’ignorance. Ainsi s’évanouissent les fantômes nés de celle-ci.
Sous cette lumière solaire, un couple s’enlace. C’est l’union accomplie
de l’Âme et de l’Esprit, du sentiment et de la Connaissance. Autour d’eux,
un rempart et des Temples symbolisent la réalisation du Grand œuvre.
Deux Lames sont placées sous le signe de cette illumination finale. La
première est la Tempérance (XIV). Elle est un écho direct à l’union de
l’Âme et de l’Esprit figurée par le Soleil. Dans un paysage verdoyant
couronné de montagnes, un ange transvase un liquide d’une urne d’or à une
urne d’argent. Solaire, l’urne d’or figure l’Esprit, la conscience raisonnée.
L’urne d’argent, lunaire, évoque le domaine « plus mystérieux » de la
sentimentalité, le territoire de l’Âme. Mais les deux urnes ont aussi une autre
signification. Alors que sur le Tarot de Wirth le fluide passe de l’une à
l’autre sans produire aucun effet, aux Avenières Dina a figuré un nuage de
vapeur. Ainsi indique-t-il que le liquide se déversant de l’urne d’or est
chaud. Au contact du liquide froid contenu dans l’urne d’argent, il produit la
nuée visible. C’est la représentation de « l’épreuve du froid ». La réduction
initiatique de l’ardeur ignée qui consume l’individu. La destruction de ses
ambitions instinctives qu’il doit « refroidir » pour atteindre la véritable
initiation.
Celle-ci est représentée par l’ultime Lame du parcours. La plus
saisissante peut-être. La Papesse (II). Elle est figurée sous les traits d’Isis, «
la déesse de la nuit profonde que l’esprit humain ne saurait pénétrer sans son
secours ». Entre deux colonnes, sous un fronton sculpté des ailes d’Horus,
elle est assise sur un trône de pierre. L’antique déesse tient dans une main un
livre ouvert, dans l’autre deux clés, l’une d’or, l’autre d’argent. Le livre
ouvert, c’est l’enseignement délivré. Les deux clés, les deux voies qu’il faut
conjuguer pour en comprendre le sens – celle de la Raison (Or), et celle de
l’Imagination intuitive (Argent).
Derrière Isis, un voile bleu est tendu entre les deux colonnes du Temple.
C’est le rideau qu’il faut soulever pour entrer dans l’enceinte sacrée. C’est le
voile qui occulte la véritable nature du monde qui nous entoure.
Voilà donc l’ultime étape.
Mais pour franchir le Seuil des apparences du monde sensible, il faut
d’abord soulever le voile de la déesse. Celle qui, au terme du cheminement
tracé sur les murs de la chapelle, garde la Porte de l’Inconnu. Il se dégageait
d’Elle une de ces impressions qui poussent à baisser respectueusement le
regard. À s’incliner comme on s’incline devant la Dame.
Les pieds de la déesse dépassaient de sous sa tunique. Je remarquais leur
position en équerre, nouveau symbole pour signifier que je me trouvais face
à la Grande Initiée. Celle qui est la Source. Qui fait se lever le regard vers
l’Infini. Qui appelle à Elle. Les yeux d’Isis, dans lesquels seul l’initié pourra
plonger, se devinaient derrière la fine gaze sombre qui les couvre. Ces yeux,
bleus derrière son voile noir, me demandaient en silence : « As-tu compris ?
» Ils attendaient ma toute aussi silencieuse réponse. D’elle dépendait que le
voile se soulève ou non…

La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). La Tempérance. La nuée de vapeur


montre que l’ange féminin déverse un liquide chaud dans un liquide froid. C’est l’illustration de l’«
épreuve du froid » par laquelle celui qui aspire à l’Initiation doit anéantir ses ambitions instinctives,
littéralement refroidir ses ardeurs.
La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). La Papesse. C’est la grande Initiée. Celle
dont le visage se confond à celui d’Isis. Le livre ouvert signifie la révélation de l’intégralité de la
Science cachée. Le déchirement total du voile qui occulte les Mystères du monde. Les deux clés que
tient l’Initiée, l’une d’or l’autre d’argent, signifient que le myste ne peut achever sa Quête qu’en
conjuguant la Raison (solaire) à l’Imagination intuitive (lunaire).
72.
LA VINGT-TROISIÈME LAME…

La chapelle des Avenières est un de ces lieux au Mystère si palpable


qu’on en ressort jamais vraiment après en avoir franchi le seuil. Les
symboles qui la décorent prennent possession de l’esprit et semblent exiger
de celui-ci qu’il les comprenne. Bertrand Jacquet, après avoir assisté à la
découverte des mosaïques, et s’être étonné de l’étrange coïncidence de voir
les lettres J et B apparaître en premier lors du retrait des panneaux de bois
occultant jusque-là le message de Dina, se mit à marcher dans les pas de ce
dernier. La question de savoir si Dina avait réellement découvert le secret de
la Pierre Philosophale s’imposa à lui. Il n’y avait peut-être pas d’autre
explication au fait que Dina ait tracé sur les murs de la chapelle cet étrange
itinéraire alchimique. Alors Jacquet cherche. Il découvre que Dina a habité
un autre château en France : le château de Val-Seine. La belle demeure n’a
jamais appartenu à Assan Dina, mais celui-ci y accomplit avec Mary de
fréquents et longs séjours. Les propriétaires en sont Antoine Boccard et son
épouse, Louise, née Laurey. Antoine Boccard, qui accompagna Assan Dina
lors d’un voyage en Algérie, fut choisi par lui pour être témoin à son
mariage. Quant à Louise, elle appartient à la Société Théosophique. Au-delà
de l’amitié qui lie les deux couples, existent donc des affinités hermétiques
et spirituelles. Est-ce fort de celles-ci qu’Assan Dina aurait conçu un
nouveau message occulte dans le parc du château de Val-Seine ?
Car, lorsque Bertrand Jacquet le découvre, Val-Seine est un château qui
se révèle lui aussi contenir un étrange message. Non seulement il comporte
en son parc – comme aux Avenières – une grotte artificielle aux allures
d’antre initiatique, mais il possède également un petit temple. De forme
circulaire, coiffé d’un dôme porté par huit colonnes, il se reflète dans les
eaux calmes d’un lac artificiel. Un édifice attendu dans un parc d’agrément
aux accents romantiques. Sauf qu’il a une particularité qui le rend singulier.
Sur ses colonnes, 222 figures animales se succèdent. Un enchevêtrement de
signes et de symboles. Pour Jacquet, c’est un autre message conçu par Dina.
Il reconnaît dans ces nouveaux symboles la prolongation du message des
Avenières. La suite du chemin. Aux 22 arcanes majeurs figurés en Haute-
Savoie, correspondraient les 56 arcanes mineurs incarnés par la frise
symbolique de Val-Seine. Les deux lieux garderaient les deux parties d’un
seul vertigineux Message…
Malheureusement, si Dina confia jamais une part de ses secrets
d’hermétiste à Val-Seine, cette partie-là du sentier magique est perdue… Les
colonnes du petit temple sont aujourd’hui lisses. Elles ont été changées après
les années 1970. Une photographie de cette époque, où l’on voit de loin le
temple circulaire, laisse deviner des chapiteaux de formes carrées et des
colonnes constituées de cinq tambours. Les colonnes visibles aujourd’hui
sont monolithiques et coiffées de chapiteaux circulaires. De même, les
colonnes sur la photographie reposaient-elles sur des bases, ce qui n’est plus
le cas…
Dans cette guerre entre la Lumière et l’Obscurité dont ce livre raconte
aussi l’Histoire, le Temps fait parfois œuvre de destruction. Le passé devient
ainsi le seul détenteur d’arcanes irréméDiablement perdus, à moins de
pouvoir traverser le voile du Temps. De ces images qui parlaient jadis à Val-
Seine, il ne reste plus qu’un souvenir aussi vague que la brume. On ne
possède aucune vue ancienne de la décoration des colonnes. Les figures qui
les ornaient ont à jamais disparu du monde visible… Mais avaient-elles
vraiment été conçues par Dina – ce dont il n’existe aucune preuve ? Ou
n’est-ce là qu’une interprétation formulée par Bertrand Jacquet que brûlait sa
volonté de percer le secret des Avenières ? À cette question aussi, la
disparition des colonnes empêche de répondre…
Un autre esprit possédé par la chapelle fut celui de l’architecte et
propriétaire des lieux Pascal Haüsermann. Pour lui, Dina avait véritablement
réveillé un « lieu prédestiné » à rayonner. Comme Guénon, il note l’étrange
toponymie des environs. Des noms de lieux voisins parlent d’un vieux
mystère. Entre autres le Mont-Sion et Cruzeilles, le creuset alchimique. «
Les Avenières sont plus qu’un château de province, perdu dans ses pâturages
montagnards. Les Avenières font penser plutôt au château de la Belle au
Bois dormant. Assan Dina serait-il le prince qui, de son baiser, aurait réveillé
la connaissance antique pour la mettre à disposition du monde de la vie 1 ? »
De cela, Haüsermann en est persuadé. Comme il est persuadé que la
chapelle renferme un profond Secret. Pour le découvrir, il médite sur les
Lames du Tarot. Essaie d’en comprendre le sens. Décèle une organisation
occulte de la répartition des Lames. Pour lui, celles-ci ont été placées selon
les deux voies alchimiques. À droite de la chapelle, est représentée la voie
sèche, à gauche la voie humide. Ce sont les deux chemins proposés à Celui
qui cherche. Le premier compte moins d’étapes que le second, est plus
rapide à accomplir, mais, pour cette raison, est plus dangereux. Et puis, peut-
être y a-t-il encore quelque chose à trouver, une ultime figure finissant et
couronnant le message de Dina. L’idée de l’existence d’une vingt-troisième
Lame, occultée, dissimulée, transparaît dans les réflexions d’Haüsermann.
Sur la voûte centrale, séparant la nef du chœur, Dina a figuré sept métaux
alchimiques, et seize fleurs, soit 23 éléments. Immédiatement après,
l’encadrement de la fenêtre de la chapelle est constitué de deux fois 11 blocs
plus la base, ce qui suggère une nouvelle fois le nombre 23. Il existerait
donc, cachée quelque-part aux Avenières, une vingt-troisième Lame. Mais
où faut-il chercher cette dernière clef de l’Énigme ? Existe-t-elle seulement ?
Ou n’est-elle qu’une chimère née d’un esprit totalement abandonné au
charme puissant de la chapelle ?
La seule certitude que l’on puisse avoir en quittant le sanctuaire est
d’avoir été face à un message de la plus haute importance, dont une partie du
sens s’est perdu. La symbolique initiatique des Lames est claire. Elles
délivrent un message, tracent une voie pour franchir la Porte du Mystère.
Mais à côté de ce chemin-là, sur ce chemin-là, elles donnent des instructions
précises pour réaliser une opération littéralement magique. Et en ce domaine,
comment déchiffrer les symboles tracés par Dina dans une langue qui lui
était propre ? Pour comprendre complètement le Tarot des Avenières, il faut
reconstituer la langue perdue d’Assan Dina. Il faut pour cela se plonger dans
les livres de ce dernier. Au fil des pages parcourues apparaissent des
schémas rappelant les symboles géométriques apposés au bas des Lames de
la Chapelle Dorée. Il s’agit de figures matérialisant les concepts découverts
par Dina dans sa recherche aux confins de la science et de la spiritualité.
Dans La destinée, la mort et ses hypothèses, il expose un de ces concepts
fondamentaux : la géométrie de la pensée. Les idées étant pour Assan Dina
des « forces », il est possible de les représenter graphiquement. C’est dans
cette notion que les mystérieux hiéroglyphes des Avenières trouvent leur
origine. Dans cet abysse philosophique qu’il faut plonger pour espérer en
retrouver le sens. Alors la dimension pleinement magique de la chapelle
s’éclairera peut-être. Car il ne fait guère de doute, à celui qui prend le temps
de contempler cette œuvre, qu’elle a quelque chose d’opératif. Quelques
années après la réalisation de la Chapelle par Assan Dina, Schwaller de
Lubicz, en collaboration avec Elmiro Celli et Lucie Lamy, alors âgée de 15
ans, concevra un tarot égyptien sur le modèle de celui des Avenières. Ce
tarot permettait aux disciples de Schwaller de Lubicz de découvrir leur
fonction occulte. Et si quelque chose de cet ordre-là se jouait, aussi, dans
l’énigmatique chapelle du château ?
Alors que je parcourais les pages jadis noircies par Assan Dina pour
soulever un peu plus le voile opaque tombé sur les murs de la Chapelle d’Or
des Avenières, mes yeux se fixèrent sur quelques lignes en particulier : « Les
lieux ont leur atmosphère propre. Personne certainement ne le contestera. Et
où prendraient-ils cette propriété particulière, sinon dans les forces spéciales
qui les animèrent autrefois ? Si les pierres sont et demeurent si fidèles
gardiennes de l’idée de ceux qui les travaillèrent et les assemblèrent, à plus
forte raison la pensée, la mémoire d’un grand homme ne peut mourir
complètement 2… »
À travers ces mots, je voyais miroiter les mosaïques ésotériques de la
chapelle, comme les sphinges aux formules initiatiques jadis disposées dans
le parc. Leur Secret me parut tout entier inscrit là. La décoration hermétique
des Avenières était la forme que Dina avait choisie pour permettre à sa
pensée de survivre à la dissolution de son corps. Il avait donné au lieu une
atmosphère particulière afin de continuer à parler à travers elle…
Il avait réussi dans son entreprise. Il subsistait quelque chose aux
Avenières. J’y avais clairement senti l’ombre d’un Secret percé par un
homme, ou un petit groupe d’hommes. Un secret alchimique unissant une
étrange fraternité, qui, en certaines occasions, semblait se manifester
publiquement. Les Veilleurs, Fulcanelli… toutes ces représentations de
l’invisible fraternité se croisaient dans l’étrange atmosphère des Avenières.
C’était aussi de cela dont parlait le Domaine Mystérieux. Il ne demeurait
pas seulement en ses murs l’ombre du Savoir interdit. On y sentait aussi
celle des détenteurs de cette Connaissance maudite par les adversaires de la
Lumière.
Le château était la création d’un Ordre invisible. Un Ordre qui avait
traversé les siècles. Que j’avais croisé à différents moments de cette Quête.
Qui était là, constamment, derrière le rideau des apparences – mais qui,
jamais ne se montrait complètement…
Ses œuvres m’interrogeaient sur sa nature et, plus encore, sur le but qu’il
poursuivait… Mais ces ombres étaient-elles seulement saisissables ?

La chapelle dorée du Château des Avenières (Haute-Savoie). Il faut s’attarder devant chaque Lame du
Tarot élaboré par Assan Dina. Toutes comportent énormément de symboles. Outre le jeu sur les
couleurs, la posture des personnages, les éléments qui leur sont associés, il faut noter de nombreux
signes hermétiques. Quelques-uns sont présentés ici. Il s’agit des signes associés à (de haut en bas, et
de gauche à droite) a. La Roue de Fortune (Lame X) ; b. L’Empereur (Lame IV) ; c. La Justice (Lame
VIII) ; et d. Le Diable (Lame XV). Certains sont empruntés au répertoire alchimique. Mais d’autres
sont une création d’Assan Dina. Ceux-là sont comme d’obscurs hiéroglyphes dont le sens semble
perdu. À moins que les livres de l’hermétiste ne constituent la Pierre de Rosette permettant de
déchiffrer son Énigme.

1. HAÜSERMANN Pascal, Assan F. Dina ou le Sphinx des Avenières, Yva Peyret éditeur,
Corcelles-le-Jorat, Suisse, 1994, p. 24.
2. DINA Assan Farid, La destinée, la mort et des hypothèses, Slatkine, Genève, 2012, p. 234.
PARTIE IX
OSER – VOULOIR – SAVOIR –
SE TAIRE

« Il y a un secret libérateur qui a été transmis depuis le


commencement du monde. Les premiers hommes qui furent projetés
sur terre, soit en vertu d’un jeu divin, soit par suite de quelque péché
originel, avaient reçu, avec la clef d’une porte invisible, le moyen de
ressortir de l’univers terrestre. Et cette clef qui n’était faite d’aucun
métal, devait rester secrète. Sa possession, apanage d’un petit nombre,
était le principe des mystères essentiels, l’objet d’une transmission
sacrée. Il y avait quelque chose, talisman mystique, prière aux
résonances profondes, paroles animées de pouvoir, qui n’était
compréhensible que pour quelques sages et qui devait être transmis
par eux à d’autres élus. »
Maurice Magre, La Clef des Choses Cachées, 1935.
73.
LES NOBLES VOYAGEURS

« Les Adeptes porteurs du titre sont seulement frères par la


connaissance et le succès de leurs travaux. Aucun serment ne les
engage, aucun statut ne les lie entre eux, aucune règle, volontairement
observée, n’influence leur libre arbitre… »
Fulcanelli, Les Demeures philosophales, 1930.

Un Ordre invisible qui avait traversé les siècles. Que j’avais croisé à
différents moments de cette Quête. Qui était là, constamment, derrière le
rideau des apparences – mais qui, jamais ne se montrait complètement.
L’Histoire occulte d’un secret d’Immortalité approché et partagé par
quelques-uns…
Il est un fil rouge – un fil d’Ariane – qui traverse ce livre. Ou plus
exactement deux fils. Parallèles. Presque insécables. Le premier est le fil du
Mystère. Le second est tissé par les figures évanescentes de ceux qui ont
pénétré le Mystère. Car il ne fait guère de doute que d’aucuns ont parcouru
jusqu’à son étonnant terme ce Labyrinthe dans lequel je me suis engagé.
Que d’aucuns y ont laissé des jalons, des marques discrètes, destinés à
permettre à qui saura les voir et les comprendre de retrouver le chemin
perdu. Des sociétés invisibles se sont manifestées au fil des siècles pour
dessiner les contours de ces Portes de l’Invisible et permettre à d’aucun d’y
pénétrer s’il sentait brûler en lui le quatuor initiatique : OSER – VOULOIR
– SAVOIR – SE TAIRE.
OSER – VOULOIR – SAVOIR – SE TAIRE. Au fil des siècles, des
hommes avaient cherché à percer un grand Mystère. Un Mystère dont
certaines fraternités avaient eu la garde. Dont elles s’étaient approchées, ou
dont elles avaient été les détentrices. Alors que je couche ces lignes par
écrit, je sens près de moi l’ombre de l’une d’elles. La Rose+Croix. La
Rose+Croix que j’avais sans cesse retrouvée, en bien des Énigmes jalonnant
ce voyage vers l’Ailleurs. Au plus elle devenait consistante, au plus son
ombre s’entourait de brumes épaisses. Car c’était cela qu’elle était : un
Mystère de brume. Ayant en commun avec celle-ci d’être visible et
néanmoins insaisissable.
Qui était l’énigmatique Christian Rosenkreutz qui hantait les écrits de la
fraternité ? Quel insondable Secret avait-il percé lors de son voyage dans
l’Inde lointaine, où, avant lui, s’était rendu Apollonius de Tyane – dont je
ne vais pas tarder à évoquer la figure ? Quel était son lien avec le Grand
Mystère dont la France – véritable Terre du Graal – était la séculière
gardienne ?
Les Polaires affirmaient qu’à son retour d’Orient, Christian
Rosenkreutz, avant de regagner son Allemagne natale, s’était rendu en
Espagne, puis avait traversé les Pyrénées. Selon eux, il avait fait halte dans
le château de Lordat où, à partir de 1931, ils avaient fait des fouilles
effrénées. Fouilles interrompues en 1932, dans des circonstances
surnaturelles. Les Polaires ont alors été rejoints par Ivan Cooke, spirite
anglais, fondateur à venir, avec Grace Cooke, de la Loge Aigle Blanc. Le
spirite anglais, guidé par ses communications avec l’autre monde, pense
pouvoir aider les Polaires à percer le secret de Lordat. Mais, brusquement,
un des Polaires se sent attaqué violemment par des démons. Un épisode qui
marquera la fin de toute espérance.
Les Polaires s’étaient consumés dans la Quête des Secrets de Christian
Rosenkreutz. D’autres les avaient-ils approchés ? Les avaient-ils touchés ?
Tout au long de mon Voyage, j’ai marché dans le sillage de certaines
figures invariablement retrouvées comme des présences familières. Celles –
silencieuses – de ces Adeptes qui ont cherché le Grand Secret. Ainsi, devant
les saisissantes fresques dédiées à la Tradition du Temple du Hiéron du Val
d’Or en Bourgogne comme devant les puissantes mosaïques hermétiques du
Château des Avenières en Savoie, se devine l’ombre de l’énigmatique
Milosz. Malgré le trouble qui entoure l’Histoire du Hiéron du Val d’Or, il
transparaît que c’est par lui que Milosz acquit les Connaissances qui
devaient déterminer le reste de son parcours. Que c’est en ce cénacle
émanant manifestement de la maçonnerie templière qu’il reçut la Mission à
laquelle il consacra la suite de son existence 1. Milosz, par cet intermédiaire,
devint un authentique Rose+Croix 2.
Le Hiéron, terrassé par le Vatican, disparut. Son œuvre se poursuivit
néanmoins sous différentes formes. Paul Le Cour incarna incontestablement
une continuité. Il fut une des branches, la plus visible peut-être, qui reverdit
sur l’arbre mort. Mais il ne fut pas la seule. Milosz incarna une autre
branche. Cofondateur du Groupe des Veilleurs, il y insuffla quelque chose
du Hiéron. Dans ses veines illuminées coulaient les hauts idéaux de
l’antique chevalerie templière. Sous son impulsion notamment, les Veilleurs
devaient participer de ce grand combat de l’Idéal dont ces hommes «
réveillés » avaient senti la nécessité impérieuse. Au-delà de leurs parcours
individuels, ils œuvraient à une évolution positive du monde et de la société
humaine.
Une évolution, non une révolution, comme l’exposa Gaston Revel
(1880-1939), autre membre des Veilleurs, dans une allocution ardemment
pacifiste prononcée lors de l’assemblée inaugurale du Centre Apostolique le
23 février 1919. Milosz, le même jour, donna une direction. C’est,
notamment, par le biais de l’Art, dans les multiples sens que peut prendre ce
terme, que le changement s’opérera.
« Nous attendons les poètes, les vrais, les Dante et les Goethe de cette
époque et nous leur préparons le chemin […]. Le frisson me saisit quand je
pense à Celui qui doit venir […] car tout est vermoulu, putréfié, tout s’en va
en loques 3… »
Les mots, les images ont un pouvoir. Ils peuvent ouvrir en l’homme et
en l’univers des Portes insoupçonnées…
…Ces hommes qui dans l’ombre œuvraient – ces « Nobles Voyageurs »
– n’étaient pas guidés que par leur idéal. Leur force était d’avoir vu. «
Veilleurs ! Veilleurs ! Voyants ! » Ils avaient vu le « divin », l’envers du
monde, l’homme d’avant la Chute.
Certaines correspondances intimes de Milosz l’affirmaient. En 1935,
dans une lettre à un prêtre, Bernard de Gérardon, avec qui il s’est lié
d’amitié, le poète trace des mots énigmatiques. La confession d’un secret.
Ce secret, dont il ne s’est pas encore ouvert, a trait « à une substance
physique qui [lui] a été mise pour ainsi dire dans les mains, et qui explique
la longévité des personnages compris dans la généalogie d’Adam par Seth
jusqu’à Noé. » 4 Retrouver l’état édénique et divin de l’indi vidu était alors
devenu l’obsession de Milosz. Une obsession dont il était certain qu’elle
pouvait être atteinte.
Atteindre cela, devenir « Voyant », tel est le Domaine Mystérieux qui se
cache au terme du Grand Labyrinthe qui sillonne la France. Les lieux
traversés durant la Quête agissent sur celui qui les fréquente, qui prend le
temps d’en soulever les Voiles. Il faut se laisser pénétrer par eux – venir
sans croyance et écouter la grande voix du Silence. Il faut mourir à soi-
même pour entendre ce murmure indistinct à ceux qui n’ont pas accompli
ce grand Combat. Alors ces lieux – ces lieux où souffle l’Esprit – révèlent
leur Grand Secret. Et peu à peu, le simple Voyageur devient Noble
Voyageur.

1. Voir CHARBONNIER Alexandra, O. V. Milosz. Le Poète, le métaphysicien, le lituanien,


L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996, pp. 169-176.
2. Voir Ibid., pp. 181-183.
3. Ibid., p. 240.
4. Ibid., pp. 189-190.
74.
« UNE FORCE SPIRITUELLE QUI DEVAIT SERVIR
DANS LES ÂGES SOMBRES »

Tout au long de l’étrange Voyage dont je viens ici de relater quelques


étapes, j’avais plus d’une fois approché le spectre d’un Savoir maudit par
les adversaires de la Lumière. Il miroitait derrière les légendes, dans les
pages des vieux livres, sur les tableaux, les mosaïques et les rébus de pierre
conçus par ceux qui savaient. Ou ceux qui avaient eu le pressentiment de
quelque chose. Qui avaient capté dans l’étrange atmosphère d’un lieu
l’existence d’un secret. Car à côté des Initiés, des détenteurs de la Science
Maudite, j’avais croisé bien des ombres qui avaient pressenti l’existence de
la Connaissance perdue sans pour autant la toucher au terme d’une
initiation. Des âmes consumées et pour certaines illuminées par l’idée
qu’avait en elles imprimé un lieu rencontré au hasard de l’existence. À côté
des Mystères nés au sein de fraternités occultes, j’avais, tout aussi souvent,
pénétré des Mystères engendrés par certains lieux. Comme si ces lieux
vivaient et prenaient possession d’hommes ou de femmes pourvus de
certaines dispositions spirituelles pour parler à travers eux.
J’avais moi-même ressenti cette emprise magique. Les lieux que j’avais
parcourus tout au long de cette Quête m’avaient, pour certains, fait toucher
à une réalité supérieure. Je veux dire par là qu’il s’en dégageait une
atmosphère particulière. Ce n’était pas une atmosphère poétique comme en
engendre les clairs de lune ou les voiles de brume. Le bruissement des
feuilles et des herbes argentées dans la grande nuit. Non. C’était une chose
qui ne parlait pas aux sens extérieurs. Quelque chose d’indéfinissable car
sans forme physique. Qui semblait toucher directement à l’âme, sans aucun
intermédiaire sensoriel. Ce n’était pas une émotion esthétique comme on
peut en éprouver à la vue d’un paysage sublime où d’une architecture
onirique. C’était quelque chose dont l’explication échappait à l’aspect
physique du lieu. Qui ne naissait pas de l’œil de chair.
Plusieurs sites que j’avais parcourus, dans le sud de la France, étaient
baignés dans cette ambiance qui les situait hors du Temps et leur conférait
une dimension spirituelle très puissante. Quel était le Secret de ces lieux ?
Sans doute leur pouvoir n’avait-il pas qu’une source unique. La puissance
naturelle des sites, l’égrégore qu’y avaient laissé les hommes y ayant vécu,
pouvaient donner à certains endroits une puissante emprise sur l’esprit.
Mais certains de ces « lieux où souffle l’esprit », qui constellent la France
d’un vibrant appel de l’Infini, n’avaient-ils pas un autre secret ?
C’est dans un étrange ouvrage, découvert par « hasard » sur les étals
d’un bouquiniste, que je trouvai une énigmatique réponse à cette
interrogation. Le livre en question était le dernier roman de Maurice Magre.
Mélusine ou le secret de la Solitude publié en 1941. Son titre m’intriguait.
S’y mariait la figure de Mélusine et l’appel de la solitude auquel j’avais
toujours été sensible. Je m’étais en outre, alors, déjà intéressé à son auteur.
Je l’achetai donc.
Je commençai la lecture de Mélusine ou le secret de la Solitude une
après-midi ensoleillée. La beauté de l’écriture, une sensibilité et des pensées
où se reflétaient les miennes, l’atmosphère mystérieuse du récit me
happèrent aussitôt. Les pages tournaient, et je n’avais aucun désir de me
soustraire à l’univers sur lequel elles donnaient, pareilles à des fenêtres
magiques. Je m’arrachais néanmoins à ma lecture le temps d’une pause.
C’est alors que l’Autre-Monde me montra qu’il n’était pas qu’une rêverie
de Maurice Magre. Que ce qui tissait les lignes de Mélusine… existait
vraiment. Fixant machinalement mon jardin, j’étais intrigué de voir en sa
lisière comme une curieuse plante verte qui y aurait soudainement poussé.
Comme je sortais pour m’approcher de l’étrange végétal et l’examiner de
près, celui-ci se mit à bouger. Le voile de l’illusoire supposition déchiré, il
s’avéra que c’était un serpent. Un serpent vert, de belle taille, qui, s’étant
redressé sur lui-même, m’avait regardé de loin jusqu’à ce que je
m’aperçoive de sa présence et m’approche de lui. Par quel étrange, singulier
et puissant hasard, le reptile – évocation saisissante de « Mélusine aux longs
cheveux verts » – avait-il été amené à accomplir ce geste-là, précisément en
cette heure et en ce jour ? Comment ne pas voir dans ce phénomène unique,
jamais répété, une forme d’invitation à percevoir la dimension magique et
subtile du monde ? Comment ne pas penser que le livre commencé était
porteur d’un profond Secret ? Était un de ces livres qui ouvrent la Porte
entre les mondes ?
Or Mélusine ou le Secret de la Solitude parlait, précisément, de ce
pouvoir occulte de certains lieux. Car c’est à cela qu’était confronté le
narrateur : ayant acquis une maison retirée dans les environs de Fréjus, il
s’y trouve vite confronté à des phénomènes singuliers. D’où viennent-ils ?
C’était l’énigme du livre. Énigme que commençait à révéler au narrateur
une mystérieuse jeune fille aux yeux couleur d’eau : Roseline de Lusignan.
Une jeune fille de chair et de sang, semblable en apparence à toute femme
de ce monde, mais différente. Vivant dans un château voisin, vouant un
étrange amour aux serpents 1. Dès ses premières conversations avec le
narrateur, Roseline lui évoque la présence d’un grand Mystère en ces terres
qui les entourent. Un Mystère qu’elle ne peut pas dire, car il appartient
seulement à certains de le découvrir. Mystère finalement révélé au narrateur
par un autre de ces personnages possédés par les lieux qui évoluent autour
de lui. « […] il y a des endroits qui ont un terrible privilège. Les grandes
lois naturelles y sont violées. […] De tels lieux furent de tout temps des
endroits sacrés, Delphes, Montségur, Lourdes. Une force passe que les
hommes ne connaissent pas et utilisent au petit bonheur 2… »
L’origine des phénomènes étranges dont est témoin le narrateur depuis
son arrivée dans la région lui est ainsi révélée. Ces Terres abritent un
antique dépôt magique destiné à transformer spirituellement les hommes. «
Il est rapporté par le semi-historien que fut Philostrate, qu’Apollonius de
Tyane cacha sur ces rivages, en quittant l’île de Lérins, des talismans qui
devaient servir à développer la spiritualité des hommes futurs. Apollonius
aurait appartenu à ces initiés des premiers temps qui avaient en vue l’avenir
de la race humaine. Ils emmagasinaient dans certaines pierres magiques une
force spirituelle qui devait servir dans les âges sombres, lorsque l’esprit
serait en danger. Et ils plaçaient ces réceptacles de force dans les lieux les
plus propices 3. »
Curieusement, ce n’est pas le seul roman de Magre où cette pratique
occulte est évoquée. Il la mentionnait déjà dans un autre de ses très beaux
textes, Lucifer (1929). Roman aussi initiatique que biographique, où chaque
page est comme un reflet de l’existence de l’auteur. Comme Magre, le
narrateur éprouve la dualité de l’être, rêve de la femme d’éther tout en étant
sous l’emprise de la femme de chair. Comme lui, il a traversé bien des
cénacles ésotériques. Il est membre du groupe des Esséniens. Une église
ésotérique qui a bel et bien existé dans le Paris de la Belle Époque et que
Magre a côtoyée…
Or, à travers les lignes de Lucifer, Magre semblait révéler une histoire
fascinante. Arracher au silence des initiés un savoir jusque-là transmis sous
le sceau du secret… Kotzebue, un des membres du groupe fréquenté par le
narrateur, avait en effet mis la main sur de très anciens documents. Lors
d’un voyage en Orient, recherchant la trace des anciens Esséniens, il avait
retrouvé dans la bibliothèque du monastère de Baruth, bâti sur les restes
d’une ancienne forteresse templière, plusieurs manuscrits oubliés de tous.
Les secrets du passé s’étaient révélés à lui.
Les vieux écrits parlaient de Simon le Magicien. Figure maudite de
l’Église, érigée par elle en père fondateur de l’hérésie gnostique. D’après
les manuscrits évoqués par Magre, Simon aurait passé plusieurs années
dans le monastère de Baruth au retour d’un voyage sur les côtes
méditerranéennes, qui le conduisit jusqu’en Espagne et au Maroc. Au cours
de ce voyage, Simon avait réalisé plusieurs dépôts sacrés du même type que
ceux que Magre évoquera dans Mélusine. « Le but de ce sage avait été de
purifier les hommes barbares d’Occident, de répandre parmi eux la vraie
sagesse divine. Il employait pour cela une méthode qui lui était propre et
qui fut pratiquée aussi par Apollonius de Tyane. Il magnétisait puissamment
des objets, il en faisait des talismans imprégnés d’une grande force
spirituelle et les enterrait dans certains lieux choisis par lui. Ces talismans
pouvaient agir à travers les siècles. Ils devaient rappeler les hommes futurs
à leurs vrais destins. Quand les forces mauvaises seraient sur le point de
triompher, quand l’amour de la matière couvrirait la terre, ils seraient la
réserve de l’esprit et aux Esséniens incomberait la tâche de les retrouver et
de les utiliser pour le bien 4. »
Dans les lignes suivantes, Magre rapporte comment le groupe mené par
Kotzebue tente de retrouver l’un de ces talismans. De celui-ci, il a pu en
effet reconstituer l’histoire. Après qu’une tempête eut jeté Simon sur l’une
des îles de Lérins, face à Cannes, l’initié avait regagné la terre, et, suivant la
voie romaine, gagné la villa d’un certain Lavinius, ancien procurateur de
Judée et initié aux Mystères. La Côte d’Azur était alors florissante de villes
romaines. Devinant le grand centre qu’elle allait devenir, Simon décide de
cacher un de ses talismans dans le domaine de Lavinius. Grâce à des
recherches dans les archives de la mairie de Fréjus, ayant localisé
l’emplacement jadis occupé par la villa, Kotzebue et ses adeptes se lancent
dans des fouilles.
Magre avait-il été le témoin de pareilles fouilles ? Y avait-il participé ?
Tout le laissait à penser. Non seulement Magre avait côtoyé les cénacles
ésotériques de son Temps, mais il avait vécu dans cette région de Fréjus
systématiquement associée par ses romans au mystère des talismans. À la
fin des années 1920, fuyant le Paris transformé par l’avènement de
l’automobile, et du matérialisme, il trouve un fréquent refuge dans une
demeure acquise à Saint-Raphaël 5. Il se perd dans les forêts de pins, sur les
rivages – cherche des réponses à ses grandes interrogations métaphysiques.
Quel secret perça Maurice Magre sur ces terres baignées de soleil où
l’antique monde est encore partout perceptible ? Qui l’initia au grand secret
des lieux où souffle l’esprit ?
La seule chose qu’il est permis de dire, c’est l’obsession de Magre pour
ces talismans magiques et la certitude de leur existence dont il était animé.
Il leur consacra encore quelques lignes dans cet autre livre extraordinaire
qu’est Magiciens et Illuminés (1930). Ici il ne s’agit plus d’un roman, mais
d’un essai. Une histoire de ces initiés porteurs du même Savoir qui
traversèrent le Temps. Saint-Germain, Nicolas Flamel, les Templiers, les
Rose+Croix, les Cathares… tous étaient la manifestation du même Ordre
invisible, auquel appartenait également Apollonius de Tyane. De ce dernier,
Magre rapporte son initiation en Inde. L’occasion de donner quelques
précisions sur les talismans. « [Apollonius] avait appris d’Iarchas l’art
d’enfermer dans les objets des influences spirituelles qui devaient agir à
distance et à travers le temps. Dans des lieux choisis, de préférence des
sanctuaires renfermant déjà un magnétisme d’essence religieuse, il devait
déposer des talismans destinés à perpétuer la force active qu’il y avait
enclose. De même, il devait retrouver dans les anciens tombeaux, dans les
cryptes consacrées, les talismans déposés jadis par d’autres messagers de
l’esprit. » 6
À travers ces pages, le voile du Mystère se déchirait…
« Les sépultures des héros gardent longtemps parmi leurs pierres, dans
les feuillages des arbres proches, dans l’ambiance de l’air solitaire, l’idéal
de celui qui est devenu poussière et ossements. C’est pourquoi les pèlerins
qui traversent la terre en vertu de leur fidélité à un vœu, pour aller se
prosterner devant le monument d’un être vénéré rapportent toujours dans
leurs mains vides une immatérielle richesse qu’ils sont seuls à voir. Le
christianisme devait un peu plus tard restaurer ces pratiques de la magie
antique et leur donner une extension immense avec le culte des saints et
l’adoration des reliques. Mais il n’a jamais connu le secret d’Apollonius 7. »
…Et s’ouvrait la porte d’un nouveau Mystère.
« Où Apollonius déposa-t-il au cours de ses voyages dans le monde les
talismans dont le rayonnement devait assurer la spiritualité de l’humanité ?
Est-ce à lui qu’il faut attribuer l’impression mystérieuse que l’on ressent à
Pæstum où il séjourna, devant le temple maintenant abandonné de Neptune.
Celui qui, de nos jours encore, en respire le silence, en touche le marbre
pantélique, se sent obligé de regarder en lui-même et entrevoit au fond de
son cœur un autre temple abandonné, devant une mer plus indéfinie que la
Méditerranée. Il en est de même aux îles de Lérins où Apollonius s’arrêta
parce qu’il supposait, sans raison du reste, que ce point favorisé de la côte
gauloise deviendrait un centre de la civilisation future. Là, peu après sa
visite, fut fondé le monastère de Saint-Honorat qui a subsisté à travers les
siècles. Les cyprès de l’allée y ont un autre murmure qu’ailleurs, les pierres
y ont une autre couleur et si l’on se penche sur le puits, on y sent frissonner
les éternelles vérités de la vie. Est-ce par l’effet de la magie d’Apollonius 8 ?
»

1. MAGRE Maurice, Mélusine ou le Secret de la Solitude, coll. Les Voix de la France, Édouard
Aubanel, Avignon, 1941, p. 37.
2. Ibid., p. 337.
3. Ibid., pp. 337-338.
4. MAGRE Maurice, Lucifer, Albin Michel, Paris, 1929, pp. 85-86.
5. BEDU Jean-Jacques, Maurice Magre, le Lotus perdu, Dire éditions, Cahors, 1999, p. 236.
6. MAGRE Maurice, Magiciens et Illuminés, Bibliothèque-Charpentier, Fasquelle, Paris, 1930,
p. 34.
7. Ibid., pp. 34-35.
8. Ibid., p. 36.
75.
LE CENTRE DU MONDE MYSTIQUE

Dans ma traversée d’une France hantée par le Mystère, j’ai croisé les
ombres de ceux qui, avant moi, s’étaient laissé happer par l’Appel de lieux
dont l’atmosphère semble dire qu’ils gardent un secret. Il demeurait là le
souvenir d’âmes qui s’étaient parfois toutes entières consumées dans cette
recherche qui leur avait ouvert les portes intérieures d’une autre « réalité ».
Le pouvoir fascinatoire de ces jalons sur le Grand Labyrinthe qui traversait
la France s’expliquait-il, comme le suggérait Maurice Magre, par la présence
d’antiques dépôts magiques ? Au plus je m’enfonçais dans ce Circuit de
Mystères, au plus je découvrais de traditions occultes allant dans ce sens.
Après Maurice Magre, c’est dans l’œuvre métaphysique et poétique de
François Brousse (1913-1995) que je retrouvais ce singulier Fil rouge de
mon Aventure. Étrange figure là encore que celle de François Brousse.
Professeur de Philosophie né à Perpignan. Poète. Métaphysicien. Révélateur
de la dimension invisible du monde. Cette « Quatrième Dimension » à la
perception de laquelle il consacra son existence.
Brousse avait eu, dès son enfance perpignanaise – en cette ville où un
autre visionnaire, Salvador Dalí (1904-1989), avait vu le « Centre du Monde
» – des expériences mystiques en lien avec Apollonius de Tyane. Alors qu’il
n’y avait aucun lien direct entre les deux hommes, il avait laissé, dans ses
écrits, d’étonnantes affirmations similaires à celles de Maurice Magre. Il ne
s’agissait pas, chez Brousse, d’enseignements reçus dans des cénacles
secrets. C’étaient de véritables révélations spirituelles. Des visions
mystiques comparables à celles que pouvaient produire les talismans
magiques décrits par Magre.
1927. François Brousse a quatorze ans lorsqu’il est saisi d’une puissante
vision. L’adolescent, qui depuis l’âge de dix ans s’adonne fébrilement à
l’écriture, est hanté de rêves récurrents où il se voit errer dans de sombres
souterrains. Rêves d’angoisses qui se répètent chaque nuit, pendant un an,
jusqu’à se manifester en plein jour. C’est une après-midi banale. François se
trouve seul au domicile de ses parents, 23 rue Duchalmeau. Il écrit.
Brusquement, il se sent comme arraché à son corps. Une force prodigieuse
l’entraîne dans un abîme, « un souterrain rempli de nuit, d’obscurité 1 ».
Dans ces ténèbres, il devine un point de lumière. Ça n’avait jamais été le cas
dans ses cauchemars nocturnes. Il court. La lumière tombe d’un puits
donnant sur le monde extérieur. Ayant gravi le puits, il croise le regard serein
d’un vieil homme sous un grand ciel bleu. C’est Apollonius de Tyane. Le
sage le conduit jusqu’à une immense pyramide de fer. Entré dans celle-ci,
l’adolescent découvre une grande salle circulaire dont la voûte est portée par
sept colonnes. C’est au sein de celle-ci qu’Apollonius l’initie à la « science
du cosmos » à travers l’enseignement de 108 vérités.
L’adolescent sort profondément marqué de cette expérience. Il est
changé. Il a vu quelque chose en lui. Cette chose, désormais, va guider
chacun de ses pas. Apollonius de Tyane, un des « Maîtres de l’Agartha » 2,
lui a révélé qu’il avait une mission terrestre à accomplir. Toute forme de
doute l’a définitivement quitté. Son chemin fraie entre ce monde et l’autre.
Perpignan devient une ville de mystères où le Temps s’est déchiré.
La même année 1927, il vit une autre traversée du miroir. Il est 19 h 30
passées. Ayant quitté l’étude du Lycée Arago, où il est externe-surveillé,
François marche sous les « froides étoiles de novembre ». Comme chaque
jour, il franchit le pont surplombant le Ganganeil, « étroite rivière aux eaux
sombres. » Arrivé sur l’autre rive, un homme l’accoste. Il est drapé dans un
grand manteau noir. Ses yeux ont quelque chose de particulier. Ils sont
étincelants. Magnétiques. L’homme commence à lui parler du Perpignan
mystique et secret. C’est alors qu’il évoque les dépôts sacrés d’Apollonius
de Tyane. L’un d’eux se trouve dans la ville.
« Vers l’an cinquante de l’ère chrétienne, le génial Apollonius de Tyane a
caché des talismans d’ordre mental dans les entrailles de la Gaule
méridionale. L’un d’entre eux gît et rayonne sous la tour de l’église Saint-
Jacques, à trente-trois mètres de profondeur. Il suffit d’appuyer sa main
droite sur la tour, en invoquant son ange gardien, pour quitter en corps astral
son corps physique et monter par ce moyen jusqu’au Soleil 3. »
Le mystérieux inconnu lui confie ensuite s’appeler Aton. Il dit être le
fondateur de Perpignan, et présente son nom comme un titre : il aurait été
initié en Égypte, à Héliopolis. Là où était adoré le dieu solaire Aton. Après
quoi, le mystérieux interlocuteur affirme : « Mon tombeau repose sous la
colline de Sainte-Colombe, à quelque cent quatre-vingts mètres de
profondeur. » Et d’ajouter : « Je te livre une dernière indication sur mon
tombeau. Quand mes ossements seront découverts, la paix, de son auguste
toge, ombragera toute la Terre. » 4
L’homme au manteau noir disparaît alors que l’adolescent est saisi d’une
forme d’extase mystique après qu’il lui eut posé la main sur la tête. Que
s’est-il passé ? Lorsque peu avant sa mort François Brousse parlera de cet
épisode, il laissera à chacun le choix de juger. « Est-ce un rêve ou une
fantastique réalité ? » Mais il ne fait guère de doute que, pour lui, il a ce
jour-là fait une de ces rencontres extra-dimensionnelles qui hantent ses
écrits. L’image du tombeau d’Aton demeurera en lui jusqu’à ses derniers
jours. En mai 1994, alors que s’esquisse l’ultime année de son existence
terrestre, il en dresse le mystérieux tableau poétique…
« Près de Sainte-Colombe Un mage est enterré Le vol clair des palombes
L’entoure de regrets. Le site de sa tombe Reste encore ignoré L’ouragan et la
trombe Gardent son pur secret. Il a vécu sans faste Soignant l’âme et les
corps Sous les étoiles chastes Pleines d’un grave accord. Son nom sacré
demeure Gravé au cœur de Dieu Son ultime demeure Rayonne au gouffre
bleu. Terminant l’aventure De Rome et de Sion Ceux qui l’invoqueront
Entreront dans la pure Illumination. »
Une étrange Énigme semblait contenue dans ces vers – sorte de presque
ultime testament invitant à retrouver ce qui a été perdu. De quel Sainte-
Colombe était-il question ? Il en existait plusieurs autour de Perpignan, dont
trois pouvaient correspondre à la description donnée… Sainte-Colombe-la-
Commanderie, ancien fief Templiers, où je m’étais rendu lors de mon
voyage dans l’Ombre des Templiers. Une colline baptisée Sainte-Colombe,
tout à côté de l’ermitage de Notre-Dame de Pène, sanctuaire juché sur un
promontoire de roches blanches, qui plus que tous les autres paraissait sorti
d’un rêve. J’avais passé des heures dans ce désert, dont certaines sentes
secrètes étaient comme des portes à travers les siècles. J’avais deviné en les
parcourant le souvenir encore tangible des cultes antiques qui avaient
précédé le christianisme. Le troisième Sainte-Colombe était Sainte-Colombe
de las Illas, plus à l’intérieur des terres, au pied du massif du Canigou…
À nouveau se devinait ainsi l’image incertaine d’un profond Secret
reposant dans les contreforts de la montagne. Perpignan, Port-Vendres, Ille-
sur-Têt… Ces Terres imprégnées d’un Mystère cosmique semblaient sans
cesse murmurer qu’elles étaient les Gardiennes de ce que j’avais toujours
cherché. C’était là que j’avais passé les heures les plus saisissantes de cette
Quête. C’étaient ces Terres qui correspondaient le plus exactement aux
ressentis mentionnés par Maurice Magre à propos des dépôts magiques
d’Apollonius de Tyane. Et c’était vers elles que devait me ramener une
nouvelle découverte qui les révélait comme lieu d’achèvement de ce Grand
Voyage…
Notre-Dame de Pene (Pyrénées-Orientales). Cette représentation ancienne donne une vision quasi
fantastique du sanctuaire. C’est un temple dans le ciel, perdu dans les nuées. Il est vrai que l’on se sent
attrapé par l’Ailleurs lorsque l’on suit l’ancien chemin conduisant à l’église. En marchant dans les
environs, on devine que quelque chose d’autre a précédé cet ermitage chrétien. Et que ce quelque
chose d’autre marque toujours ces lieux de son empreinte d’Étrangeté…
Tour de l’église Saint-Jacques, à Perpignan. À 33 mètres de profondeur sous cette tour, reposerait un
des talismans magiques d’Apollonius de Tyane, intentionnellement déposé là par le mystérieux initié
vers l’an 50. Il y aurait plusieurs dépôts de ce type, principalement situés dans le sud de la France.
Obéissant à un projet bien particulier destiné à sauver l’humanité du Chaos, ces dépôts magiques
donneraient à ces lieux une atmosphère particulière – apte à « réveiller » certaines personnes destinées
à incarner la Lumière dans le grand combat annoncé par l’ère crépusculaire que nous traversons.

1. WENGER Jean-Pierre, François Brousse, l’Enlumineur des Mondes, Danicel Production,


Saint-Cloud, 2005, p. 32.
2. Ibid., p. 33.
3. Ibid., p. 35.
4. Ibid., p. 36.
76.
LE SECRET DE SAINT MICHEL DE CUXA

… Le Voyage ici retracé s’est tissé d’investigations sur le terrain et de


recherches en archives. Les deux faces d’une même œuvre. Les deux
bordures d’un même chemin. À la traversée physique des sanctuaires
jalonnant cette France magique dont le visage s’esquisse ici, aux ressentis
inspirés par les lieux « où souffle l’esprit », succédaient, toujours,
d’absorbantes recherches livresques et archivistiques. Sépia ou noires, les
lignes d’encre rendaient tangible le passé évanoui. Réveillaient des songes
oubliés. Traçaient des voies insoupçonnées.
Les Archives départementales de l’Aude conservent le synopsis d’un
film jamais tourné. Un scénario de Jean-Jacques Sirkis intitulé Le Trésor de
Montségur. L’auteur l’avait envoyé à René Nelli (1906-1982). Homme de
Lettres, poète, fer de lance du « surréalisme méditerranéen », professeur de
Lettres et de philosophie au lycée de Carcassonne avant d’enseigner
l’ethnographie méridionale à l’Université de Toulouse, Nelli est, entre les
années 1960 et 1980, une des figures de référence en ce qui concerne
l’étude du Catharisme. C’est à ce titre qu’il avait reçu le manuscrit du projet
cinématographique. Sur la page de garde, une annotation au stylo : « Avec
mon hommage et dans l’attente de vos critiques. » Nelli est un des
intervenants du film en projet.
Un film qui est le récit d’une Quête. L’auteur traque le trésor de
Montségur. Rencontre des âmes brûlées par cette recherche. Cela l’amène à
fréquenter les milieux rosicruciens. Il suit en effet la trame circulant dans de
nombreux cénacles ésotériques, faisant de Christian Rozenkreutz un héritier
de la doctrine cathare. Et puis il s’attarde sur la chanson populaire occitane
Se Canta. Véritable hymne du pays occitan, repris d’un bout à l’autre de ces
Terres solaires, elle évoque la séparation des amants et leur espérance de se
retrouver. Sous la fenêtre de l’amant, un oiseau chante pour sa fiancée,
exilée par-delà les montagnes. « Dejós ma fenêstra / I a un aucelon / Tota la
nuèot canta / Canta sa cançon / Sa canta, que cante / Canta pas per ieu /
Canta per ma mia / Qu’es al luènch de ieu… » (« Sous ma fenêtre / il y a
un petit oiseau Qui toute la nuit chante Chante sa chanson S’il chante, qu’il
chante, Il ne chante pas pour moi Il chante pour ma mie Qui est loin de
moi. ») L’auteur du texte est inconnu, mais il est traditionnellement attribué
à Gaston Phébus (1331-1391), comte de Foix et vicomte de Béarn. La
légende tissée autour de Se Canto affirme que sa fiancée aurait été
contrainte de le quitter pour rejoindre la Navarre, par-delà la chaîne des
Pyrénées.
Mais ce ne serait là qu’une lecture superficielle. Le texte serait un texte
codé, écrit en « langue des oiseaux », un langage symbolique, jouant sur les
sonorités, les jeux de mots et les symboles. Ainsi, pour René Nelli, la
chanson pourrait-elle véhiculer un sens occulte. La fiancée disparue dans
les montagnes ne serait pas de chair et de sang. Ce serait la fiancée
symbolique. L’Église cathare contrainte à fuir les persécutions.
Au fil des pages du scénario, Sirkis, absorbé par ses recherches, trouve
un codage numérique dans le chant. Celui-ci évoquerait l’abbaye de Saint-
Michel de Cuxa dans les Pyrénées-Orientales.
Abbaye bénédictine, dominée par son haut clocher crénelé aux allures
de château espagnol, Saint-Michel-de-Cuxa se dresse au pied du Canigou.
Elle est comme un pieux vestige subsistant à travers les siècles. Un
inaltérable témoin de foi. Pillée en 1793, tombée à l’état de ruine tout au
long du XIXe siècle, l’abbaye se redressa de ses cendres de pierre au fil du
e
XX siècle…
J’avais visité son cloître, j’étais bien des fois passé près d’elle, alors que
je m’acheminais vers le Canigou et aux retours de ces heures saintes. Au
printemps, Saint-Michel de Cuxa apparaissait alors au-dessus du nuage rose
des pommiers en fleur. Une sorte de vision. De manifestation du Ciel sur la
Terre. Un château de l’Âme rendu visible à l’œil de chair. Pousser la porte
du sanctuaire ne lui enlevait pas cet aspect de mirage. Les chapiteaux du
cloître et leurs créatures étranges, sorties de rêves babyloniens, les
nombreux arcs outrepassés des portes de l’église et de ses travées lui
confèrent un singulier aspect oriental. On sent dans ces portes et ces arcs
d’aspect peu commun comme la permanence fantomatique de la présence
musulmane dont ces Terres ont gardé, malgré sa brièveté, un puissant
souvenir. On franchit le seuil d’une église, mais c’est un Voyage en Orient
qu’on accomplit…
Sirkis en est sûr. C’est là que fut amené le Graal après la chute de
Montségur. Il en retrouve la trace dans un vieil inventaire des reliques de
l’abbaye. Un manuscrit de 1695 stipulant que le sanctuaire conserve « un
calice antique contenant une boule de cristal qui placée sur les yeux en
guérissait les maladies. » Pour Sirkis, la formule est métaphorique. Le
cristal qui guérit les yeux, c’est le cristal qui rend la vue. Qui rend « la
lumière à ceux qui l’avaient perdue ». Cette pierre serait la même que celle
évoquée dans un texte cathare, Barlaam et Josaphat. Récit apocryphe
chrétien d’origine orientale, réécriture médiévale d’une légende bouddhiste.
Il y est question d’une pierre précieuse unique au monde. « […] elle rend la
vue aux aveugles, la sagesse aux fous et met en fuite les démons. » Une
pierre qui rappelle évidemment le Graal de Wolfram von Eschenbach.
De ligne en ligne, finit par se dessiner une question : « L’abbaye de
Cuxa a-t-elle recueilli le Graal de Montségur ? »
En découvrant ces mots, j’eus comme l’étrange confirmation de ce que
je savais déjà. De ce que le lieu m’avait dit à travers les bruissements des
feuilles, la couleur particulière des roches et son indescriptible
atmosphère…
Me revenait à l’esprit l’image de la grande montagne. Sa contemplation
dans la nuit noire. Lorsque, l’hiver venu, ses hauteurs enneigées étaient
illuminées par les clartés lunaires. Une singulière blancheur soustrayait la
cime aux ténèbres environnantes. C’était comme un fantastique mirage. Le
reflet irréel d’un autre monde. Le sommet brillait d’une lueur surnaturelle –
et sa vision saisissante abolissait jusqu’à la perception du froid.
Au moment où je trace ces lignes, ces heures bénies qui ne peuvent
mourir me reviennent à l’esprit. Leur souvenir les réveille en moi, et me
donne la sensation de les revivre à nouveau. Il y a toujours, associée à elles,
la présence d’un visage trop angélique pour être réellement humain. Je
revois les reflets d’argent dans ses yeux et sur la Croix de Vie reposant sur
sa chair de nacre entre ses seins. Elle porte dans les battements de son cœur
toute la puissance de la Vie. En croisant à nouveau son regard, je vois à la
surface de ses globes pénétrants se refléter une suite sans fin de tableaux à
la contemplation desquels je ne peux m’arracher. L’atmosphère particulière
qui se dégage des roches et des bois lorsque le soleil s’estompe. La vision
lointaine d’une chapelle accrochée au flanc de la montagne. La sensation de
l’irremplaçable présence. Le frôlement de ses doigts fins dans les herbes
hautes que la lune découpe comme des fils d’argent. La silencieuse
observation des secrètes et miraculeuses transformations de la Nature dont
la Nuit et nous-mêmes étions les seuls témoins. Le sentiment de ne pas
vivre cet Émerveillement seul mais avec Celle qui le comprend. Que reste-
t-il après cela, sinon le Grand Vide ?
Ma seule Étoile est morte, mais la Montagne demeure dans son éternité.
Puissant aimant à nul autre pareil qui me ramène souvent sur ces Terres où
j’ai Vécu dans tout ce que ce terme a de puissant. Je traverse alors une forêt
de souvenirs auxquels la tentation est forte de m’abandonner complètement.
Je ressens, aussi, cette force particulière que j’avais toujours perçue à
proximité du massif du Canigou, et qui n’avait rien à voir avec l’état
d’esprit que peut engendrer un bonheur humain, fût-il d’une extrême
intensité. C’est le sentiment d’être arrivé à Destination. Cette étrange
sérénité que peu d’endroits offrent sur Terre, parce que peu d’endroits
laissent penser que l’on y a trouvé ce que l’on a toujours cherché.
Peut-être, en ses entrailles, repose un Grand Secret. La coupe enfermant
la pierre de cristal magique jadis protégée par les moines bénédictins de
l’abbaye de Saint-Michel de Cuxa a-t-elle trouvé refuge en ses dédales
inconnus ? Et ce Graal mystérieux, cette pierre magique selon certains
écrits, n’est-il autre qu’un de ces talismans magiques d’Apollonius de
Tyane destinés à réveiller l’humanité de sa torpeur spirituelle ?
Les questions s’évanouissent peu à peu dans mon esprit où reprennent
vie ces instants uniques… La voûte étoilée brille au-dessus de ma tête. La
grande montagne de cristal rayonne dans la vallée…
CONCLUSION
À L’HEURE OÙ LA ROSE FLEURIRA SUR LA
CROIX…

… Je revois la grande, l’infinie étendue du lac. Sorte de mer étrange,


perdue dans un paysage de montagnes. Le jour est clair, le ciel d’un bleu
limpide, et pourtant il émane de ces eaux un parfum aussi mystérieux que si
elles étaient couvertes de brume. C’est un mystère indéfinissable. Une
atmosphère pénétrante qui laisse penser que ce que voient les yeux de chair
n’est qu’une illusion. Que quelque chose se cache derrière ces apparences
qui paraissent pourtant sans faille. Qu’il est dans cette clarté,
énigmatiquement caché en elle, un autre univers dont la plupart des gens ne
soupçonne pas même l’existence. Était-ce parce qu’il avait vu cela que
Cocteau – ce grand voyageur d’entre les deux mondes – avait vu en ce
grand lac bleu l’« Énigme du ciel sur la Terre » ?
Le clapotis des flots contre la jetée de granit sème dans l’air une
mélodie éternelle. Il y a quelque chose de mystique dans cette répétition
d’un même thème. C’est un chant qui parle du Temps – qui parle de l’Infini.
De la permanence de toute chose. Ou, peut-être, plus exactement, d’une
voie, d’une méthode, pour toucher cet Infini.
Derrière moi se dresse un petit monument. Une sorte de temple à la
forme peu commune, comme sorti d’un rêve. Si près du monde des hommes
sur une carte, et pourtant déjà si loin. En son centre, une colonne de marbre
murmure dans le vent l’inscription qu’elle porte. Ce sont les mots d’une
femme devenue une « humaine pareille aux dieux » grâce au pouvoir de ces
lieux.
Les oiseaux qui traversent le ciel semblent échappés d’une île
fantastique – invisible au regard – mais pourtant bien présente entre les
deux rives du lac. Et alors que je fixe les reflets miroitants des eaux, me
revient cette formule… Cette formule qui guida mes pas à travers toutes ces
Terres imprégnées d’une ancienne magie qui ne demande qu’à renaître…
« Seigneur nous n’avons plus la route de vos cieux. – Un soir que nous
serons réunis dans la plaine Allumez le buisson ardent devant nos yeux /
Afin que ce flambeau nous guide et nous ramène. »
« Nous ramène… »
Les Adeptes croient que nous sommes d’anciens dieux. Que nous avons
été autres que ce que nous sommes aujourd’hui. Que, par un certain travail
destiné à réveiller une ancestrale mémoire inscrite dans notre sang, il est
possible de ramener cet homme d’avant la Chute qui sommeille en nous.
Est-ce un rêve, est-ce une chimère ? Existe-il un voile derrière lequel le
doute s’abolit ? Qui, une fois déchiré, laisse voir à l’œil de chair ce que
seule l’âme devine avant le franchissement du Seuil de l’IrréméDiable
Transformation ?
Au plus je m’étais enfoncé dans ce Grand Appel de l’Invisible, au plus
s’était affirmé en moi le sentiment que certains hommes avaient trouvé et
franchi cette Porte dérobée. Irradiant, le signe de la Rose+Croix brillait dans
mon âme. Car c’était ce sceau que je retrouvais partout sur mon chemin. Ce
signe d’Élection qui orne parfois certaines sépultures auréolées de mystère.
L’une d’elles se trouve à l’ombre du Canigou, en ce cimetière de Prades
près duquel je suis si souvent passé la nuit alors que je venais de voir mon
Étoile Brillante et que les chauves-souris s’échappaient des caveaux…
Derrière ces murs près desquels je passais alors, se trouve la tombe d’un
autre appelé de l’Invisible. Serge Hutin (1929-1997). Auteur de multiples
ouvrages sur l’ésotérisme et les sociétés secrètes, reflets d’une Quête qui fut
sa vie. Il ne se contenta pas en effet de recherches livresques, intellectuelles,
mais se perdit dans l’exploration des lieux énigmatiques, la pratique des
sciences maudites, et, surtout, poussa la porte de certains groupes occultes.
…Sur la stèle de marbre scellant la niche où reposent ses cendres, une
rose rouge éclot au centre d’une croix dorée. Au-dessus, une formule : In
Eternam Frater. Au bas de la stèle, les trois points maçonniques…
…Autant de symboles qui disent les appartenances de celui qui vécut
ses dernières années à Prades, dans le souvenir obsédant de l’amour perdu.
L’image sans cesse présente de Celle qu’aucune autre ne peut remplacer…
… Je suis moi aussi habité d’un tel rêve perdu. De ce passé qui ne meurt
jamais. En repensant à la tombe de Serge Hutin, je revois les doigts fins et
chéris me désigner la Rose et la Croix. Je revois les mêmes doigts qui
parcourront toujours les touches noires et blanches d’un vieux piano. Qui
me feront encore et encore entendre la surnaturelle mélodie des Gnosiennes.
Dans cette chambre bordée d’arbres au-dessus desquels jaillissait la
Montagne Magique. Celui qu’habite l’aspiration de l’Infini est souvent
habité par le rêve de la Femme qui le portera vers une vie supérieure. En de
rares fois, il la rencontre.
Telles étaient sans doute les deux grands appels qui avaient traversé la
vie d’Hutin. Dans ses pensées, les deux voix – que l’on a, à tort, tendance à
dissocier – avaient fini par se mêler. L’amour perdu était devenu élément à
part entière du labyrinthe de Mystère. Peut-être le sentiment de la perte, le
regret de cette vie qu’il aurait voulu retenir, le poussèrent-ils dans un monde
de chimères, où l’aimée perdue devenait la Clef de l’Énigme. Peut-être le
vide était-il alors trop fort pour seul subsister. Et fallait-il le combler de
toutes les façons, fût-ce par un épanchement du songe dans la réalité. Une
seule chose demeurait certaine : si l’amour de la seule femme regrettée
avait peut-être fini par faire basculer Hutin dans une vie imaginaire, son
entrée dans certains cercles était bien réelle. Et sur la modeste épitaphe,
dans le silence du cimetière, les symboles murmurent encore l’obsession de
la Quête.
La Quête est, par définition, sans fin. Elle est comme une échelle
infinie. À l’inverse de la croyance, qui fige, qui arrête, elle est un éternel
mouvement. Aussi, ce livre dont je trace à présent les ultimes lignes n’est-il
pas voué à avoir une fin, un dénouement. Il raconte la traversée d’une partie
du chemin perdu et retrouvé à travers les mystères et les légendes qui en
gardent le souvenir. Mais il est encore bien d’autres chemins qui sillonnent
cette autre France – cette France réelle, païenne et mystérieuse au sens
antique du terme – dont le visage s’est peu à peu révélé.
La Terre de France demeure la gardienne d’innombrables Mystères. Et
parmi ceux évoqués dans cet ouvrage, il en est plusieurs dont j’ai
volontairement tû certaines ramifications. Chacun pourra, s’il le souhaite,
pousser à son tour les portes de l’étrange et singulier dédale pour les
retrouver. Continuer à, ainsi, rassembler ce qui est épars.
Mais comment conclure un livre qui n’est pas voué à se refermer. Qui
veut demeurer une Porte ouverte sur ces reflets de surnaturalité qui
parsèment ses pages ? Quelques lignes jadis tracées par Serge Hutin
apportent à ce Noble Voyage une forme de conclusion. Et pour cette raison
notamment, mais pas seulement, un détour sur sa tombe s’imposait. Tout
dans cette Quête n’est que jeu de miroir, réverbérations. Alors que j’ai
consigné ces lignes où miroite le souvenir de Celle qui m’habite encore, que
je me rappelle avoir découvert la tombe de Serge Hutin avec Elle, sans
savoir alors quel souvenir féminin l’habitait, que j’ai évoqué la rareté de
cette Rencontre dans les lignes qui précèdent, je retrouve, en ouvrant
Voyages vers ailleurs publié par Hutin en 1962, d’autres lignes qui rendent
compte de ma propre expérience : « On dit que tout homme a quelque part,
ici-bas ou ailleurs, sa bien-aimée, son “double” féminin. Mais combien,
parmi eux, finissent par la découvrir dans cette vie terrestre ? Beaucoup
d’hommes rêvent d’un amour dont l’intensité dépasserait ce que nous
pouvons éprouver dans les conditions ordinaires 1. »
Sur l’épitaphe de Serge Hutin, à travers les croix et les cyprès, se reflète
un autre cimetière. Un cimetière que traversa Hutin, et qu’il évoqua dans
son livre L’immortalité alchimique.
« Parmi les tombes du calme cimetière d’un village de Camargue,
j’étais tombé en arrêt devant cette si poignante et magnifique épitaphe,
porteuse d’un perpétuel message pour nous tous : De quelle pauvre et
chimérique étoffe est faite la vie humaine ! Le passé n’est qu’un spectre
impalpable, le présent nous coule dans les mains comme de l’eau, l’avenir
n’est qu’incertitude : nous n’avons que le souvenir et le rêve. Mais,
justement, “rêver” : serait-ce synonyme pur et simple d’illusion
évanescente, de tromperie éphémère ? Ne pourrait-il pas y gîter au contraire
la racine vivante du plus bel et formidable des espoirs libérateurs ? Ce que
nous offre l’imagination – cette maîtresse de fantasmagorie – ne pourrait-il
pas transformer la réalité accessible, s’offrir à capter à notre profit le jeu
cosmique des apparences ? D’où mon vieil intérêt passionné pour
l’alchimie. Qu’est-elle donc, cette voie de tous les secrets ? N’apportait-elle
pas justement, à ceux qui sauraient en maîtriser l’héritage, l’ultime évasion
– celle qui rendrait les humains capables de vaincre la mort elle-même 2 ?...
»
L’imagination comme une transcendance de la réalité. Comme une porte
vers cet autre monde dont l’homme, depuis son origine, ne cesse de
percevoir l’existence. À la lecture de ces lignes, je repensais à La Vénus
d’Ille. À son étrange mystère. Puis à un autre écrit, que j’avais découvert en
visitant la demeure de Georges Sand (1804-1876) à Nohant – maison
habitée par les présences du passé s’il en est. Un écrit très peu connu de
Maurice Sand (1823-1889) : Callirhoé.
Maurice Sand, le fils de la romancière, lui aussi absorbé par la création
artistique, avait publié cet étrange roman fantastique en 1864. C’était le
fruit d’un travail conjoint avec sa mère. La trame de fond était identique à
celle de La Vénus d’Ille. Il était là aussi question d’une statue antique
récemment découverte. Cette fois-ci près d’Issoudun, dans l’Indre. Du
troublant sentiment qu’elle avait quelque chose de vivant. Du conflit entre
cette statue et la jeune fille dont est premièrement épris le héros de
l’histoire, Marc Valéry. Et puis du surgissement de l’irrationnel. Comme
dans La Vénus d’Ille, la statue prend vie. Se glisse de nuit dans le lit de
Marc Valéry. Non pour le tuer, mais pour lui demander de l’aimer.
N’y avait-il là qu’une simple réécriture de la nouvelle de Mérimée ? Ou
y avait-il derrière ce jeu de miroir une plus profonde énigme ?
Insensiblement, le singulier écrit s’entourait de brumes de mystère. Car
Georges et Maurice Sand avaient traversé les mêmes terres catalanes que
Mérimée. C’était en 1839. Lorsque avec ses enfants et Frédéric Chopin
(1810-1849), Georges Sand avait pris la route de Majorque. Après une nuit
à Perpignan, le petit groupe avait passé deux journées à Port-Vendres
même. De ce qu’il se passa alors, on ne sait presque rien. George Sand ne
l’évoque pas de façon précise dans ses souvenirs. Comme si ces jours
devaient garder un certain secret.
Un vieux manuscrit conserve pourtant encore une part de ce mystère.
Un journal intime rédigé par un peintre et écrivain montpelliérain, Joseph
Bonnaventure Laurens (1801-1890). Ce dernier avait aidé George Sand et
Chopin à organiser leur séjour Catalan. Il les avait accompagnés. Les avait
guidés. Avait voulu garder une trace immortelle de ces instants rares. Alors
il les avait écrits. Mais son texte n’avait jamais été publié. Il s’était perdu
dans les papiers de famille, ou plutôt y avait été pieusement conservé. À
travers ces notes, quelques reflets du voyage de Georges Sand accompagnée
de Maurice deviennent perceptibles. Ils offrent une saisissante vision de
Maurice et de sa mère à Port-Vendres, s’approchant du rocher sur lequel
était supposé se dresser l’ancien temple de Vénus. Le temple disparu… « Il
n’y avait plus grand-chose de ce qui avait dû constituer autrefois un
emplacement religieux bâti. Les morceaux de marbres dispersés, certains
embellis d’éléments sculptés, apportaient au rêve vite né, une troublante
réalité. Peut-être le temple de Vénus, celui dont parlent les écrits, où se
termine la Gaule près d’un port à eaux paisibles sous la protection de la plus
belle déesse 3 ? »
Tous ces éléments s’enveloppaient d’une troublante ambiguïté. Il
semblait qu’on ne pouvait visiter ces Terres s’étendant au pied du Canigou
sans être pénétré par l’image spectrale de Vénus. Sans être possédé par elle.
En 1940, ayant quitté Paris occupé par les nazis, Jean Cocteau (1889-1963)
vient séjourner à Perpignan, où il ne tarde pas à concevoir l’idée d’adapter
La Vénus d’Ille au cinéma. À partir de la nouvelle de Mérimée, il tisse une
nouvelle intrigue. La statue se dédouble. Elle prend les traits d’une femme
mystérieuse, croisée une première fois à Perpignan sous les ombrages de la
Promenade des Platanes. Cette Promenade très chère à François Brousse.
Le héros du film la voit ensuite plusieurs fois. Chaque fois, elle se dérobe à
son regard, disparaissant au détour d’une rue, ou après s’être engouffrée
dans le Castillet. Irréelle petite forteresse de brique – une ancienne porte
forte – s’élevant dans le centre de la ville. Femme d’essence surnaturelle,
elle n’est pourtant pas un rêve. De chair et de sang, elle invite bientôt celui
qu’elle hante en sa propriété de Prades, où elle aimerait qu’il vienne vivre
avec elle. C’est là qu’elle lui révèle un tatouage et un bracelet témoignant
de son lien à Vénus 4.
Mérimée, Sand, Cocteau… Tous avaient poursuivi le même étrange
fantôme après avoir parcouru les Pyrénées-Orientales. De Port-Vendres à
Perpignan, d’Ille-sur-Têt à Prades, ils avaient rêvé la rencontre avec cette
Vénus qui avait traversé les siècles. Dont le souvenir rayonnait de ces
Terres sans âge – comme si Elle y fut encore en vie. Par quel biais avaient-
ils été « inspirés » ? Une phrase dans La Vénus d’Ille lève peut-être un coin
du voile de mystère qui entoure cette question : « Depuis qu’elle est dans le
pays, tout le monde en rêve. » Leur imagination leur avait-elle fait, selon la
conception développée par Serge Hutin, passer une Porte du Mystère ? Et si
oui, alors, qu’avaient-ils « capté » ? Le murmure d’un souvenir qui avait
traversé le Temps, ou autre chose ?
Mérimée comme Maurice Sand évoquaient une statue de femme qui
semblait être une femme. Mérimée notait le troublant réalisme de sa Vénus.
« Ce qui me frappait surtout, c’était l’exquise vérité des formes, en sorte
qu’on aurait pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d’aussi
parfaits modèles. » Maurice Sand insistait encore davantage sur cet aspect.
Le rendait plus pénétrant. « Les yeux sont grands, bien fendus, et d’un
émail imitant la nature à s’y tromper » note dans son journal Marc Valéry.
Qui est également fasciné par la vision, sur les parties dénudées de la statue,
des « pores de la peau ».
Callirhoé apportait une bien mystérieuse explication à ce « réalisme
surnaturel. » Considérant la statue exhumée dans le tumulus, l’un des
personnages, une sorte de savant local, y expliquait que ce n’était pas une
œuvre d’art, ni une statue de marbre, mais peut-être bien tout autre chose.
Un « résultat scientifique » ! Étrange formule qui ne se comprend qu’au
regard de la pensée de son auteur. L’homme que met en scène Maurice Sand
est convaincu qu’il ne se trouve pas face à une « statue », mais devant
l’application scientifique d’un principe naturel, le métamorphisme. La
transformation d’une matière en une autre par le contact et le voisinage
d’une autre matière agissante. C’est ce principe qui explique, par exemple,
la formation des fossiles, animaux ou ossements transformés en pierre.
Ainsi demande-t-il : « N’est-ce point là une vraie créature humaine ? »
Ce n’était pas là une extrapolation de l’imagination. Un rêve d’écrivain.
La bibliothèque de Nohant, en laquelle Maurice aimait à se perdre,
comportait plusieurs ouvrages sur le sujet. Georges Sand connaissait
personnellement certains auteurs de ces livres. Des ouvrages à mi-chemin
entre la science et l’occultisme. Maurice Sand avait ainsi placé son « savant
fou » dans le sillage d’un authentique savant de son siècle : Girolamo
Segato. Né en 1792, mort en 1836, celui-ci était de ces êtres qui ont
emporté dans leur tombe un incroyable secret.
Girolamo Segato a consacré sa vie à bien des domaines de la Science.
Cartographe, naturaliste, chimiste, géologue, archéologue, explorateur, il
s’est rendu maintes fois en Égypte et en Orient. C’est en Égypte que se
forma le grand dessein de sa vie. Alors qu’il se trouve dans le désert, une
trombe met au jour, dans une excavation, des corps d’hommes et d’animaux
momifiés. En les observant, Segato conçoit l’idée qu’il ne va dès lors cesser
de poursuivre. Parvenir à donner à la chair animale la solidité de la pierre,
en lui conservant sa forme et sa couleur. Rêve d’éternité chimérique qui,
dans les années suivantes, l’absorbe dans une obsessionnelle recherche.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, il parvint à ses fins. Il
présenta aux médecins et aux chimistes les plus distingués d’Italie le
résultat de ses travaux. Lors d’une première démonstration, il expose ni plus
ni moins que 214 parties de corps, pétrifiées au point de sembler pareilles à
de la pierre ! Toutes sont contenues dans une boîte compartimentée. De loin
on dirait des pierres de couleurs différentes. Mais il s’agit bien de fragments
d’organes pétrifiés. Les hommes de science vérifient. S’étonnent. Les
travaux de Segato font parler d’eux hors d’Italie. Ce qui fonctionne sur des
parties détachées de corps, fonctionne également sur des corps entiers.
Segato plonge ceux-ci dans une solution qu’il a préparée. Les immortalise
par cette secrète opération. Il fige ainsi dans une fantastique fixité chats,
oiseaux, toutes sortes d’animaux, et jusqu’à des fragments de corps humain.
Chevelures pétrifiées dans leur blondeur. Bustes de femmes figés dans leur
blancheur. Les collections de l’Université de Florence conservent encore
aujourd’hui, dans leurs cages de verre, ces étonnants témoignages des
recherches de Segato.
Comment avait-il réalisé cela ? Nul n’en sut jamais rien. Lorsqu’il
meurt, le 3 février 1836, Segato emporte avec lui son secret, qu’il ne révéla
jamais à personne. En raison de ses recherches en Égypte, beaucoup de ses
confrères l’avaient soupçonné de magie et d’occultisme. Nul n’avait ainsi
pénétré son laboratoire, approché ses secrets arcanes. Avant de disparaître,
il brûla toutes ses notes. À peine sait-on qu’il se livra, à Florence, à des
expériences d’alchimie anatomique. Un ouvrage paru en 1835, sous la
plume d’un de ses amis, l’avocat Joseph Pelligrini, donne quelques
éléments très partiels au sujet de ses travaux. Il s’agit De l’Art de rendre
aussi durs que la pierre et inaltérables les corps des animaux : relation de
la découverte de J. Segato. Des savants italiens comme Ange Comi ou
Efisio Marini cherchèrent à percer l’énigme posée, mais en vain.
Le secret était perdu…
Du moins pour le monde « profane »…
Car quelque part – sous terre – la Belle Endormie garde pour ses
Amants la révélation du Grand Mystère.
Celui qui se découvre à la seule lueur des flambeaux. Et le souffle
court…

Le 17 janvier 2016.

1. HUTIN Serge, Voyages vers ailleurs, Fayard, Paris, 1962, p. 120.


2. HUTIN Serge, L’Immortalité alchimique, Montorgueil, Paris, 1991, p. 5.
3. ARGENT Jean-Dominique, Trois petits jours de grand amour : Georges Sand et Frédéric
Chopin à Perpignan, Collioure, Port-Vendres, 1839, Alter-ego, Amélie-les-Bains, 2005, p. 78.
4. CASTRONOVO Enrico, Jean Cocteau, le seuil et l’intervalle. Hantise de la mort et
assimilation du fantastique, coll. Critiques littéraires, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 294.
BIBLIOGRAPHIE

« Les livres bordent le chemin de la sagesse, ils sont les instruments de


la perfection. »
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— « Souvenirs sur les fondateurs du Hiéron », Revue au Christ-Roi, no10
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— Bibliothèque des Philosophes, Alchimiques, ou Hermétiques, contenant
plufieurs Ouvrages en ce genre très curieux & utiles, qui n’ont point encore
parus, précédés de ceux de Philalethe, augmentés & corrigés fur l’Original
Anglois, & fur le Latin, tome quatrième, André-Charles Cailleau, Paris,
1754.
— Philosophie natvrelle de trois anciens philosophes renommez Artephius,
Flamel, & Synesius, Traitant de l’Art occulte, & de la Tranfmutation
metallique. Dernière édition. Augmentée d’un petit Traité du Mercure, & de
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aduertiffement d’euiter les folles defpences qui fe font ordinairement par
faute de vraye fcience par Maitre D. ZACAIRE, Gentilhomme & Philosophe
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