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Alexandre Lacroix

Comment vivre lorsqu’on ne croit en rien ?


Une morale sceptique

Flammarion

Un grand merci à mon fils Fantin, qui du haut de ses treize ans a
dessiné le gracieux petit funambule défiant le vide avec aplomb, sur
la couverture de cet ouvrage.

© Flammarion, Paris, 2014


Dépôt légal : octobre 2014
ISBN Epub : 9782081350076

ISBN PDF Web : 9782081350083

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782081343177

Ouvrage composé et converti par Meta-systems (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

Si nous sommes sincères, il faut bien avouer que nous ignorons


notre raison d’être sur Terre. La solution à l’énigme de l’univers et
de la vie nous est cachée. Est-ce une raison pour désespérer ?
Bien au contraire, on peut prendre appui sur cette incertitude.
Socrate avec son « Je sais que je ne sais rien », Montaigne avec
son « Que sais-je ? » nous ont montré le chemin.
En suivant les enseignements des Sceptiques de l’Antiquité, ces
philosophes injustement méconnus, j’ai cherché à élaborer une
philosophie morale adaptée à notre temps. Elle tient en quatre
préceptes, dont l’explication complète occupe l’ensemble de cet
ouvrage : « Ne perds pas ta vie à poursuivre un but illusoire ; ne
choisis jamais ; obéis toujours à ton désir le plus grand ; admire
aussi souvent que tu le peux les apparences de ce monde. »
A. L.
Né en 1975, Alexandre Lacroix est directeur de la rédaction de
Philosophie Magazine. Il a publié une douzaine d’ouvrages, parmi
lesquels des essais littéraires comme Contribution à la théorie du
baiser (Autrement, 2011) et des romans comme L’Orfelin
(Flammarion, 2010) ou Voyage au centre de Paris (Flammarion,
2013). Voici son premier livre de philosophie.
Du même auteur

Essais
Se noyer dans l’alcool ?, PUF, « Perspectives critiques », 2001 ;
nouvelle édition revue et augmentée J’ai lu, 2012.
La Grâce du criminel, PUF, « Perspectives critiques », 2005.
Le Téléviathan, Flammarion, « Café Voltaire », 2010.
Contribution à la théorie du baiser, Autrement, 2011.

Romans
Premières volontés, Grasset, 1998 ; Pocket, 2006.
Être sur terre, et ce que j’en retiens, Calmann-Lévy, 2001 ; Pocket,
2004.
La Mire, Flammarion, 2003.
Un point dans le ciel, Flammarion, 2004.
De la supériorité des femmes, Flammarion, 2008 ; J’ai lu, 2009.
Quand j’étais nietzschéen, Flammarion, 2009 ; J’ai lu, 2010.
L’Orfelin, Flammarion, 2010 ; J’ai lu, 2013.
Voyage au centre de Paris, Flammarion, 2013 ; J’ai lu, 2014.
Comment vivre
lorsqu’on ne croit en rien ?

Une morale sceptique


À Hugo
« Qui donc pourrait se targuer, avec les
quelques connaissances trompeuses qu’il croit
posséder concernant son existence, de
connaître vraiment sa vie, ce processus dont le
déroulement et l’issue (de secours ou fatale)
sont totalement inconnus – surtout pour lui-
même ? »
Imre KERTÉSZ, Le Drapeau anglais
Une histoire de forêt

Qu’il me soit permis, pour commencer, de chercher chicane à


René Descartes. Dans la troisième partie du Discours de la
méthode, celui-ci expose les maximes qui composent sa morale
provisoire, c’est-à-dire les règles pratiques selon lesquelles il a
choisi de gouverner sa vie. Au cours de cet exposé, Descartes a
recours à un exemple devenu célèbre, celui du voyageur égaré en
forêt.
Représentez-vous la situation suivante : vous êtes perdu dans les
bois. Vous avez marché longtemps, décrit de nombreux tours et
détours, si bien que vous n’avez plus aucune notion d’orientation.
Vous n’avez pas de carte, ni aucun moyen de prévenir qui que ce
soit. Que faire ? Quelle stratégie convient-il d’adopter ?
Si vous procédez au hasard, en vous fiant à vos intuitions, en
vous engageant dans les sentiers qui vous inspirent et en changeant
de direction chaque fois que vous rencontrez un nouvel obstacle –
tronc renversé ou cours d’eau –, vous risquez d’enchaîner les
erreurs. Il est même à redouter que vous ne dépensiez beaucoup
d’énergie à tourner en rond, tandis que le temps joue contre vous –
car une fois la nuit tombée, vous serez pris au piège. Pour autant,
vous auriez tort de vous décourager. Il existe en effet, explique
Descartes, une méthode imparable pour se tirer d’embarras : il suffit
de choisir une direction arbitrairement et de marcher toujours en
ligne droite. Ainsi, vous finirez bien par arriver quelque part. Certes,
vous ne reviendrez probablement pas au lieu dont vous êtes parti,
mais au moins vous sortirez de la forêt.
Cette règle, Descartes entend en étendre la portée et l’appliquer à
l’existence entière : c’est pourquoi il se veut « le plus ferme et le plus
résolu » possible dans ses actions, même s’il entre une part
d’incertitude dans ses décisions initiales. Se fixer un cap, c’est faire
un pari – mais celui-ci se révélera gagnant presque à tout coup,
pourvu que nous ne le reniions pas en cours de route. Descartes se
félicite au passage de s’épargner ainsi bien des tergiversations
inutiles : « Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les
repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les consciences de
ces esprits faibles et chancelants, qui se laissent aller
inconstamment à pratiquer, comme bonnes, les choses qu’ils jugent
après être mauvaises. »

Évidemment, cette histoire de forêt est frappante, qui incite à


adopter le conseil de Descartes et à faire de la constance dans les
choix – fussent-ils imparfaits – une règle de vie. Cependant, elle a
aussi un immense défaut. Sa force de persuasion n’empêche pas
qu’une supercherie s’en mêle, qu’il y ait là-dessous un parti pris
contestable, voire une erreur habilement dissimulée.
Car toute forêt a une lisière. Et l’on peut en sortir. Si profondément
qu’on se soit enfoncé sous le couvert, il est raisonnable de supposer
qu’il se trouve quelque part, au-delà de l’obscurité des arbres, une
vallée dégagée, des habitations, un village… Mais l’existence que
nous menons, elle, n’a pas de lisière ni de dehors. Elle connaît
seulement une limite, la mort. Rien d’autre, du moins rien sur quoi
l’on puisse se fonder avec certitude.
C’est pourquoi la fable de Descartes, pour valoir comme
métaphore pertinente de la condition humaine, mériterait d’être
remaniée ainsi : imaginez une planète qui serait complètement
recouverte par la forêt, sans océan, sans nulle trouée. Maintenant,
supposez qu’un voyageur se trouve transporté sur une telle planète.
S’il est cartésien, que fera-t-il ? Il marchera toujours droit devant lui.
Avec un peu de chance, au bout d’une épuisante randonnée qui
durera des mois, voire des années, il reviendra à son point de départ
(et si, par miracle, il le reconnaît, il comprendra qu’il lui faut changer
de méthode). Mais le plus probable est qu’il meure avant d’avoir
décrit une seule fois la circonférence de ce globe. Dans une forêt
sans dehors, dans un milieu plein et entier, comme l’est notre vie, il
n’est qu’une seule stratégie adaptée. Il faut d’abord prospecter, pour
trouver un endroit idoine où établir un campement – de préférence
une grotte ou un abri naturel, situé non loin d’un point d’eau et
légèrement en hauteur afin de voir arriver d’éventuels ennemis. Une
fois qu’on a trouvé le lieu parfait pour installer le bivouac, il convient
de rayonner dans toutes les directions, afin d’explorer le milieu, d’en
repérer les dangers mais aussi les ressources, les mares
poissonneuses, les taillis giboyeux, les arbres fruitiers. La vie bonne,
en d’autres termes, ne saurait consister en une marche forcée en
ligne droite, mais en une exploration en étoile.

Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de cette remarque : en


proposant de substituer l’étoile à la ligne droite, je ne souhaite
nullement me faire l’avocat d’un mode d’existence qu’on pourrait
qualifier de bourgeois, c’est-à-dire qui donnerait la priorité à la
sécurité et au confort matériel. De l’étoile, on retiendra moins le
centre – le lieu d’habitation stable – que les branches. L’enjeu est
d’oser s’aventurer à travers la diversité des chemins qui s’offrent à
nous, d’être curieux des expériences les plus variées : au lieu de
choisir entre la paresse et le travail, le calme et l’agitation, le retrait
et l’engagement, la sobriété et l’ivresse, la sédentarité et le
nomadisme, les mathématiques et la poésie, que sais-je, celui qui
aura placé sa vie sous le signe de l’étoile acceptera d’embrasser ces
multiples dimensions successivement, et parfois même
simultanément, sans craindre les contradictions, car il sait que le
tumulte et la variété de ses pérégrinations finiront par améliorer sa
connaissance du monde.
Par opposition, les partisans de la ligne droite ne sont pas de
glorieux chevaliers de l’absolu, comme ils aiment parfois à se
présenter, mais de sinistres dogmatiques. D’ailleurs, j’en ai vu plus
d’un qui, au sortir de l’adolescence, se sont hâtés d’aller trouver un
rail où se poser. Je pense à C., qui était à vingt ans une athée plutôt
piquante, et qui est devenue une catholique traditionaliste, récitant le
bénédicité en latin et méprisant ouvertement ceux qui ne font pas de
même, au point de ne plus fréquenter que des chrétiens de stricte
observance. Ou encore à P., qui, malgré une intelligence évidente et
des aptitudes réelles en philosophie, s’est voué à un engagement
militant, à l’extrême gauche. Celui-là accepte de fréquenter les gens
qui ne sont pas du même bord que lui, mais interprète toutes les
situations au prisme des catégories politiques. Je me souviens par
exemple que, peu après la naissance de son premier enfant, P. m’a
tenu ce discours dépité : « Les bébés sont d’insupportables
capitalistes, ils ne s’intéressent qu’à consommer du lait à toute heure
et ne souffrent aucun délai dans leur rage hédoniste. Sans scrupule,
ils sont prêts à hurler, à griffer et à mordre comme des bêtes
sauvages jusqu’à obtenir satisfaction. » Le pire, c’est qu’il ne
plaisantait nullement : il voyait sincèrement sa propre fille comme
une adversaire potentielle et une alliée objective du « système ». Je
pense encore à S., qui a créé une entreprise, et qui ne parle plus
que de ses produits et de ses clients. Un jour, S. m’a surpris. Nous
prenions un café ensemble à une terrasse et elle m’a dit, avec une
mine resplendissante et des yeux noyés de bonheur : « Cet
automne, ma vie va être une grande fête. » Je lui ai demandé
pourquoi, elle m’a répondu qu’elle lançait un nouveau site internet.
J’avoue que ça m’a secoué, car je supposais, à son ton et à la
lumière dans ses yeux, qu’elle venait de découvrir le grand amour.
La foi, l’engagement, la réussite sociale : ce sont des cas de
conversion caricaturaux, sans doute. Mais sans aller jusqu’à de
telles extrémités, il faut toujours se méfier de ce moment
caractéristique où nous voyons l’un de nos amis cesser de tournoyer
sur lui-même et se mettre subitement en marche comme un pantin
mécanique, dans l’espoir d’échapper aux doutes et au vertige. Une
fois en mouvement, il n’aura plus accès à la vie profonde,
authentique – il s’échinera à gagner son idée fixe.

Le grand défaut de la stratégie de la ligne droite est de tout aplatir,


de faire manquer l’épaisseur de l’existence. Que faut-il entendre ici
par épaisseur ? Tout à l’heure, avant de commencer à écrire, j’étais
dans la chambre de mon fils âgé de quatre ans. Nous étions
allongés côte à côte dans le noir. J’avais fini de lui lire un conte. Et
voilà, nous étions silencieux, je lui ai passé la main dans les
cheveux, qu’il avait très doux. Je l’ai embrassé et il m’a embrassé.
« Bonne nuit ! », nos respirations se mêlaient dans la pénombre. Je
choisis peut-être à dessein un exemple émouvant, mais on pourrait
décrire avec la même ferveur la complexité des impressions
contenues dans un simple verre de vin – de rasteau, par exemple.
Admirez l’opacité de sa robe, presque noire, qu’écorche aux
entournures la lumière, la faisant doucement saigner. Humez son
bouquet où les notes de fruits rouges – cassis, cerise, mûre – se
disputent avec des teintes plus sourdes, empyreumatiques, de
charbon et de suie. Supportez le choc que provoquent, dans
l’organisme, ses quelque quatorze virgule cinq pour cent d’alcool, et
la violente montée de l’ivresse qu’il procure. Tout ceci relève de
l’épaisseur de l’existence. Mais qu’en pense l’Église ? Et le parti ? Et
la petite entreprise ? En d’autres termes, comment rapporter un tel
faisceau de sensations et de pensées plus ou moins inarticulées à
une quelconque finalité supérieure ?
Quiconque poursuit un but unique appauvrit considérablement son
appréhension des moments vécus, tantôt parce qu’il les tient pour
nuls et non avenus au regard de sa visée monomaniaque, tantôt au
contraire parce qu’il les instrumentalise pour servir ses plans. Or, il y
a là une lourde erreur d’appréciation : l’existence ne ressemble pas
à l’un de ces exercices scolaires qui ont un énoncé clairement
formulé, auquel correspond un résultat correct et un seul. Il nous faut
donc partir en quête d’une autre conception de la vie, susceptible
d’en étoffer et non d’en passer au rouleau compresseur l’épaisseur.
Quelque part dans l’incertain

Au premier abord, la philosophie morale se donne une tâche plutôt


facile. Elle ne prétend pas expliquer comment doivent s’organiser les
sociétés humaines ni quelle est la constitution politique idéale ; elle
n’est pas non plus tenue de livrer des vues bouleversantes sur les
origines ou la structure de l’univers. Elle examine une question de
portée plus modeste : que faut-il faire de sa vie ? Elle travaille donc
à hauteur d’homme et ses théories n’ont aucune raison d’être
formulées dans un langage particulièrement sophistiqué,
puisqu’elles doivent trouver leur champ d’application dans
l’expérience commune.
Néanmoins, un examen plus attentif révèle que le problème est
beaucoup plus ardu qu’il n’y paraît au départ. En effet, pour décrire
ce qu’est la vie bonne, la philosophie morale ne peut se contenter de
s’appuyer sur des cas particuliers ou des considérations
psychologiques, il lui faut trouver des règles valables pour tous. En
somme, il lui faut dire quel est le plus haut accomplissement dont est
susceptible l’être humain, le maximum de perfection atteignable. On
comprend que, pour relever un tel défi, il faudrait disposer d’une
théorie totale, qui non seulement rassemble des connaissances
précises sur la physiologie et le fonctionnement de notre appareil
psychique, de façon à identifier précisément les mécanismes
influençant nos émotions et nos états de conscience, mais qui par
ailleurs élucide la place de l’homme sur Terre – la morale étant en
quelque sorte appelée, dans cette construction grandiose, à tenir le
juste milieu entre la médecine et la métaphysique.
Cette difficulté, Descartes l’avait bien sûr entrevue, c’est pourquoi
il précise, toujours dans le Discours de la méthode, que sa morale à
lui ne vaut que « par provision », c’est-à-dire provisoirement, faute
de mieux, en attendant de pouvoir faire dériver ses règles d’une
vision du monde plus complète et ainsi de les fonder en vérité
(achèvement auquel il n’est jamais parvenu, sa morale provisoire
étant de facto devenue définitive). À sa façon, Descartes triche :
avec son modèle de la ligne droite, sa manière d’ériger l’arbitraire en
loi, il feint de disposer de critères absolus tandis qu’il n’en a que de
relatifs.
Maintenant, que se passe-t-il si l’on refuse une telle feinte ? Dans
ce cas, il faut trouver une autre manière de procéder en philosophie
morale. Laquelle ? Je voudrais ici proposer une voie : et si, au lieu
d’escompter établir des règles pour l’action en partant d’une théorie
sans faille, d’une connaissance approfondie des possibilités qui nous
sont imparties en tant qu’êtres humains, nous prenions comme point
de départ, à l’opposé, l’étendue de notre ignorance ? Et si,
paradoxalement, c’était notre incapacité à trouver la solution à
l’énigme de l’univers et de la vie qui était notre meilleure boussole,
notre protection la plus efficace contre les dogmes et les illusions
consolatrices, contre ce bric-à-brac d’opinions fausses qui pullulent
sur le marché de l’angoisse ?

Cet essai propose de réfléchir à la conduite qu’il convient


d’adopter dans l’existence, en partant du constat de notre ignorance
radicale. Mais avant de nous mettre en chemin, attardons-nous un
peu sur cette affirmation : prenons la mesure de l’incertitude dans
laquelle nous sommes plongés, plus profonde qu’aucune forêt
imaginable.
Ignorants, nous le sommes d’abord de ce qui nous est le plus
proche, c’est-à-dire de notre propre corps. Nul ne peut dire ce qui se
trame en cet instant précis sous sa peau ; la plupart d’entre nous
seraient même incapables de bien localiser des organes aussi
importants que leur estomac ou leur foie, ou de dire grosso modo
combien d’os contiennent leurs mains. Certes, les spécialistes
d’anatomie sont mieux armés pour affronter ces questions
élémentaires, et néanmoins, même un chirurgien se trouve dans
l’impossibilité de déterminer, par ses propres moyens et sans
recours à aucun appareil, si la composition de son sang à tel
moment de la journée est normale, ou si son corps n’abrite pas
quelque tumeur maligne en formation. Ceci pour ne rien dire du
fonctionnement du cerveau, qui a la curieuse propriété d’être à la
fois le lieu de l’obscurité la plus impénétrable – c’est de loin le plus
complexe de nos organes – et de la clarté – puisque c’est en lui que
les choses nous apparaissent.
La plupart du temps, cette ignorance des processus biologiques
que nous abritons ne nous dérange pas ; il se peut même qu’il
s’agisse d’un bienfait. Figurons-nous des êtres qui auraient, en plus
des cinq sens externes, cinq autres sens permettant de percevoir ce
qui se déroule en eux-mêmes – faisons un effort d’imagination pour
nous représenter ce que pourraient être un toucher, un goût, un
odorat, une oreille, une vision internes… Doués de telles
perceptions, serions-nous encore soucieux de porter quelque action
au-dehors – ou sombrerions-nous dans la contemplation morose de
nos boyaux ? Notre instinct de survie se résorberait-il en un vain
solipsisme ?
Mais nous ne nous contentons pas d’ignorer les divers
fonctionnements et pouvoirs de notre corps ; notre psychologie aussi
est insaisissable. Et il n’est même pas nécessaire d’invoquer ici une
notion aussi floue que l’inconscient ! Nous ne sommes pas capables
d’enregistrer, et encore moins d’expliquer ce qui nous passe par la
tête. Non seulement la perplexité nous assaille sitôt que nous
formons le projet d’écrire notre autobiographie – par où
commencer ? quelles anecdotes sélectionner ? faut-il procéder par
ordre chronologique ? –, mais il ne nous est pas plus aisé de rendre
compte ne serait-ce que d’une heure de notre vécu subjectif.
Ce matin, par exemple, je me suis levé plutôt fatigué, j’ai petit-
déjeuné, pris ma douche, me suis rasé, j’ai embrassé ma femme et
mes enfants, me suis rendu au travail en vélo, là j’ai discuté avec un
collègue puis commencé à éplucher mes mails… Mais ceci n’est
qu’une énumération de gestes et de comportements qui étaient tous
observables de l’extérieur. Si je veux raconter la première heure de
ma journée en focalisation interne, comme on dit en théorie littéraire,
c’est-à-dire en restituant le flux de conscience qui fut le mien, la
difficulté s’accroît terriblement : comment les souvenirs des rêves
nocturnes se sont-ils dissipés au réveil ? Faut-il décrire toutes les
sensations, émotions, réminiscences, pensées qui m’ont traversé ?
J’en ai nécessairement oublié une bonne part ; d’autres éléments
n’étaient pas suffisamment clairs ni distincts pour que je puisse les
traduire par des phrases. Ce qui corrobore cette sentence lucide
d’Henry Miller, dans Le Monde du sexe : « Ce qui se passe, de
moment en moment, dans la vie d’un homme est à jamais
insondable. Nul ne saurait relater toute l’histoire, quelles que soient
les limites du fragment de sa vie sur lequel il choisit de s’attarder. »
Nonobstant cette impossibilité, il est remarquable que la vie
psychologique ait donné lieu à un impressionnant déploiement de
fausses connaissances. Au cours de l’Histoire, philosophes et
savants n’ont eu de cesse de faire semblant d’être capables de
distinguer et de séparer les différentes parties de l’appareil
psychique. Et c’est ainsi que nous nous retrouvons avec une
abondante panoplie de notions vagues – comme l’imagination, la
volonté, l’entendement, la raison, l’inconscient, la mémoire,
l’intentionnalité –, à travers lesquelles nous tâchons de décrire nos
opérations mentales. Ce découpage est si bien entré dans l’usage
qu’on en oublierait presque qu’aucune de ces entités n’a de réalité
autonome et qu’au cours du moindre fragment de nos vies, leurs
effets se conjuguent et se mêlent. En pratique, la frontière entre
l’imagination et la mémoire, ou entre l’inconscient et la volonté, n’est
rien moins que poreuse.
Mais puisqu’il est question de psychologie, rappelons encore ce
petit fait déplaisant, que nous n’avons aucun accès aux pensées ni
aux souvenirs de ceux qui nous entourent. Qu’il s’agisse de notre
conjoint(e), de nos enfants, de nos frères et sœurs, de nos collègues
ou de nos ami(e)s de toujours, la boîte de leur tête nous est fermée.
Bien sûr, nous nous flattons de voir clair dans le jeu de certains
proches, d’être assez familiers de certains visages pour y déceler les
inflexions les plus subtiles, indicatives d’un changement d’humeur ou
d’une intention naissante. Mais cela reste une science très
approximative, un peu comme si un pêcheur prétendait, face à une
mare verdâtre, pouvoir estimer, d’après les vaguelettes qui en
agitent la surface, le nombre de poissons qu’elle contient.
Autre facteur d’imprécision, notre langage. Les mots sont toujours
entourés d’un halo. Supposons que je lise une page d’un roman, par
exemple la scène d’Un amour de Swann où le héros embrasse
Odette pour la première fois. Tandis que je lis la scène, j’échafaude
dans mon esprit une certaine représentation. Je me forme une
image générale du visage des personnages, je crois entendre le
timbre de leurs voix, je peux deviner le froissement des tissus, le
tremblement des lèvres d’Odette, le roulement cahoteux du fiacre,
les lumières de la ville alentour et la saveur de ce premier baiser…
Cette représentation que je me fais en lisant est, bien entendu,
différente de celle que l’auteur avait en tête en écrivant. Elle est
également différente de celles que tous les autres lecteurs ont eues
par le passé ou auront à l’avenir. Mieux, il en va toujours ainsi avec
le langage : nous attribuons non seulement un sens, mais une
tonalité aux mots que nous lisons ou que nous entendons, qui ne
correspondent pas exactement à ce qu’y avaient mis leurs auteurs ;
le moindre texte, la moindre conversation se prêtent à une quantité
illimitée d’interprétations. Combien de fois nous engageons-nous
dans un débat d’idées, voire dans une dispute enflammée, avant de
nous rendre compte que le différend est né de ce que notre
interlocuteur ne donnait pas le même sens que nous à un ou deux
misérables termes ? Une phrase est unique si on l’envisage selon sa
structure grammaticale, mais elle ressemble à un labyrinthe des
glaces si on considère le nombre d’images mentales qu’elle est
susceptible de générer.
Pour compléter ce premier parcours, au pas de course, de
l’étendue de notre ignorance, ajoutons quelques mots sur la
contemplation du ciel étoilé. Celle-ci s’apparente à un utile et
salutaire rappel à l’ordre. La plupart du temps, nous considérons les
événements selon une perspective strictement humaine, nous
bricolons nos travaux et nos loisirs, nous ajustons des moyens à des
fins. Et puis, soudain, nous levons les yeux vers le ciel nocturne.
Mettons que ce soit en août. Que l’air soit limpide. Que la voûte
céleste soit constellée de scintillements plus ou moins vifs.
Impossible de résister à une telle suggestion. Soudain, nos calculs
et nos aspirations rapetissent. Et nous comprenons que
l’incommensurable nous enserre de toutes parts. Que faisons-nous
donc sur cette Terre ? L’univers observable compte des milliards de
galaxies, avec chacune des milliards d’étoiles – et autour de ces
soleils, tournent d’autres planètes. Comment se flatter d’avoir une
quelconque prérogative sur une telle immensité, d’y occuper une
position éminente ? Comment ne pas voir que l’aventure humaine
est suspendue pour ainsi dire sur fond de néant et que les
ressources de notre raison n’ont en rien élucidé ce mystère, qu’elles
sont impuissantes à expliquer le pourquoi de la merveille ?

En résumé, nous ne savons pas ce qui se passe sous notre peau ;


notre vie psychologique est foisonnante et confuse, à tel point qu’elle
en paraît privée de contours et que le projet de se connaître soi-
même ressemble à un vœu pieux ; nous prêtons en permanence
des pensées et des sentiments aux autres qu’ils peuvent très bien
ne pas avoir ; la moindre phrase écrite ou prononcée ouvre sur un
nombre indéfini d’interprétations, parfois seulement dissemblables,
parfois contradictoires ; quant à l’espace non terrestre, ses ordres de
grandeur excèdent tellement les nôtres qu’ils en ridiculiseraient
presque la portée de l’événement le plus important pour nous, c’est-
à-dire notre propre mort.
Que conclure de cela ? Eh bien, c’est dans cette situation
d’ignorance foncière que nous devons essayer de jeter les bases de
notre philosophie morale, ou, pour le dire en termes moins
théoriques, que nous avons à décider de la manière dont nous
voulons vivre. Dans cette recherche, il est heureusement une école
de pensée qui peut nous aider : celle des sceptiques, ces
philosophes qui, justement, et contrairement à la plupart de leurs
confrères, prennent au sérieux l’incertitude. Mais au fait, qui sont les
sceptiques ? Et quel peut bien être l’apport de leur enseignement,
s’ils ne croient en rien ?
La pensée peut-elle se suspendre au-dessus de toutes les
erreurs ?

Rares sont les livres de philosophie dont vous ressortez remué,


subjugué, bouleversé comme après, mettons, une rencontre
amoureuse – qui ne s’adressent pas uniquement à votre intelligence,
mais vous atteignent aussi de façon plus intime. La rareté de tels
ouvrages est d’ailleurs paradoxale, car, si on lit de la philosophie, ce
n’est pas uniquement pour réfléchir, mais aussi dans l’espoir qu’un
tel choc se produise – espoir déçu presque à tout coup. En ce qui
me concerne, il ne m’est arrivé que deux fois d’être pareillement
transporté par une lecture, d’être atteint de façon si profonde.
La première œuvre de philosophie à m’avoir fait cet effet fut La
Généalogie de la morale de Friedrich Nietzsche, que j’ai découverte
au milieu de l’adolescence. Dès les premières pages, j’ai été séduit
par le ton de Nietzsche, par son audace, par la manière dont il
maniait l’exagération, le lyrisme, l’insolence voire l’injure – je
n’imaginais pas qu’une telle liberté de style fût possible dans le
domaine des idées. Mais c’est le message de la première
dissertation de La Généalogie de la morale qui fit mouche : ce livre
prenait à revers toutes les recommandations et les conseils bien
intentionnés que j’avais pu entendre de la part des parents et des
professeurs, c’était ni plus ni moins un antiprêche, une surprenante
inversion du Sermon sur la montagne. Que disait Nietzsche, en
substance ? Que le christianisme avait confisqué les valeurs du bien
et du mal, que, dans les temps païens et jusqu’au haut Moyen Âge,
le mot « bien » était synonyme de « noble », de « fort », de
« puissant », tandis que « mal » signifiait « pauvre », « vulnérable »,
« humble ». À en croire Nietzsche, la morale du Christ – « Heureux
les pauvres en esprit… Heureux les affligés… Heureux les
doux… » – avait retourné ces valeurs primitives, en désavouant les
manifestations supérieures de l’intelligence, de l’énergie, de la
vigueur, et en promettant le paradis à tout ce qui était malade,
démuni, à tout ce qui rampait à ras de terre. Un tel discours m’a
enivré. Derrière le caractère transgressif et provocateur de ce
réquisitoire, une réflexion plus subtile portée par la Généalogie m’a
aussi frappé : il convient de se méfier, suggérait Nietzsche, des
prêtres et des gens qui veulent vous régenter au nom du bien, car
cette notion de bien, si facile à trafiquer, si changeante au cours de
l’Histoire, n’est rien d’autre qu’une astuce, par laquelle on tente de
diriger votre conscience. Quand on vous indique la direction du bien
– que ce soit un prêtre, un psychologue ou un philosophe qui s’y
emploie –, vous devez être en alerte : que cherche-t-il, cet homme-
là ? Pourquoi essaie-t-il de prendre barre sur moi en me faisant la
leçon ? De quelle ambition sournoise, de quelle névrose sa définition
du bien est-elle le masque ?
La prose de Nietzsche étincelait sous mes yeux d’adolescent :
« Quand les opprimés, ceux qui subissent la violence, les asservis
se mettent à dire, avec la ruse vindicative de l’impuissance : “Soyons
différents des méchants, soyons bons ! Et bons sont ceux qui ne font
pas violence, qui ne blessent personne, qui ne commettent pas
d’agressions et n’usent pas de représailles, qui laissent la
vengeance à Dieu, qui, comme nous, restent dans l’ombre, qui
évitent toute espèce de mal, et qui d’une façon générale demandent
peu à la vie, ainsi que nous faisons, nous les endurants, les
humbles, les justes” – eh bien, pour un homme froid et impartial,
cela ne veut rien dire d’autre que ceci : “Nous les faibles, nous
sommes décidément faibles, il est bon que nous ne fassions aucune
chose pour laquelle nous ne sommes pas assez forts…” ».
Si j’ai éprouvé de l’exaltation à voir ainsi se déchirer, au fil de
l’exposé de Nietzsche, tous les paravents de papier que la morale
traditionnelle tente de placer entre l’expression des désirs et la
bonne conscience, je suis néanmoins revenu du plaisir que j’avais
pris à la lecture de La Généalogie de la morale, ou plutôt,
l’enivrement est lentement retombé. J’en ai surtout conservé une
idée simple, à savoir que la véritable morale n’est pas celle qui
dresse une liste des vertus et des vices, qui tente d’opposer
schématiquement le bien et le mal – où rencontre-t-on le bien et le
mal en soi dans l’expérience ? Le mal des uns n’est-il pas souvent le
bien des autres ? Les bonnes et les mauvaises intentions n’ont-elles
de cesse de s’interpénétrer ? La morale authentique, donc, se méfie
des grands principes abstraits et ne règne ni par la menace de
sanction ni par le sentiment de culpabilité qu’elle instille ; elle ne se
donne pas pour tâche de bricoler une échelle des valeurs, à laquelle
nos comportements devraient correspondre et grâce à laquelle ils
pourraient être jugés, mais tente de nous montrer l’existence telle
qu’elle est – et, partant, de nous préparer à la vivre.

Cependant, j’en viens à ce qui importe davantage pour le présent


essai, c’est-à-dire à l’autre livre de philosophie qui a provoqué en
moi un grand chambardement existentiel. De but en blanc, je risque
d’avoir davantage de difficulté à communiquer la chaleur de ce
second enthousiasme : tandis que de nombreux lecteurs ont été
séduits et emportés par la découverte de Nietzsche, l’autre penseur
qui fut pour moi un initiateur est bien moins célèbre, je connais peu
de gens qui furent marqués par son œuvre. S’ils existent, ils sont
disséminés, guère nombreux de nos jours et, dans tous les cas,
beaucoup moins bruyants que les nietzschéens.
Quand j’ai fait cette autre rencontre philosophique d’importance,
j’avais vingt-six ans et vivais un peu en marge, n’exerçant pas de
profession régulière, sinon celle d’écrire. Je n’avais pas beaucoup
d’argent, mais j’avais du temps, énormément de temps, d’autant que
j’habitais à la campagne et que les distractions n’étaient pas
nombreuses. Aussi, j’organisais mes lectures à la manière de vastes
campagnes militaires : mon but était d’envahir des territoires entiers
du royaume de la littérature et de la philosophie, sans ménager mes
forces. C’est avec cet appétit impérieux que je me suis procuré un
ouvrage dont, pour être franc, je n’attendais rien, sinon quelques
somnolences indésirables, les Esquisses pyrrhoniennes de Sextus
Empiricus. La seule chose que je savais alors, c’est que les
Esquisses pyrrhoniennes, qui furent écrites à une date incertaine au
IIe ou IIIe siècle de notre ère à Alexandrie, en plein crépuscule de la
grande culture grecque, constituent le seul livre complet qui nous
soit parvenu de l’école sceptique, courant philosophique majeur de
l’Antiquité dont l’histoire court sur plus de six siècles et qui fut le
grand adversaire du stoïcisme et de l’épicurisme, avant de tomber
dans l’oubli.
Bon, et c’est dans ces dispositions, disons, de curiosité minimale,
que j’ai abordé Sextus Empiricus. Là, de nouveau, comment
expliquer cela ? Nietzsche, après avoir ouvert pour la première fois
un roman de Dostoïevski, déclara que la « voix du sang se fit
aussitôt entendre » – de même pour moi, ce fut une révélation : cet
auteur mettait des phrases sur ma propre manière de sentir, il
m’aidait à discerner ce qui se tenait jusqu’alors dans la pénombre. Il
m’a semblé trouver en lui un frère d’esprit par-delà les siècles.
Au début des Esquisses pyrrhoniennes, Sextus Empiricus évoque
en un court paragraphe le « caractère général du scepticisme » :
Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi
bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle,
du fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous
arrivons d’abord à la suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité.

Ces quelques lignes jettent, de façon sommaire, les deux idées


maîtresses de l’école sceptique d’Alexandrie : la « force égale »,
qu’on appelle encore l’isosthénie des arguments contraires, et la
« suspension de l’assentiment », expression qui traduit le terme grec
d’épokhè. Aussitôt, ces deux idées ont allumé en moi une vive
excitation intellectuelle – même si elles peuvent sembler, dans cette
première formulation, plutôt abruptes.
Mais essayons de les approfondir, en commençant par l’isosthénie
des contraires : Sextus Empiricus soutient que, pour n’importe quelle
question, il est possible de construire deux argumentations
opposées d’égale force. L’univers est-il infini ou non ? A-t-il eu un
commencement ? Le sang est-il rouge ? L’inceste est-il contre
nature ? La vertu peut-elle s’enseigner ? Vaut-il mieux subir
l’injustice ou la commettre ? Est-il préférable de consacrer sa
jeunesse à l’étude ou aux plaisirs ? Nos actions sont-elles libres ou
déterminées ? Mon voisin de palier s’est-il montré agressif envers
moi tout à l’heure ? Quel que soit le problème qui se présente à
nous, Sextus Empiricus considère qu’il n’y a pas moyen de trancher
avec assurance : le travail du philosophe consistera donc à bâtir une
thèse et une antithèse d’égale puissance, pour constater qu’elles se
neutralisent réciproquement et, de là, déclarer le match nul.
Le scepticisme, précise Sextus dans le court extrait précité,
consiste en la « faculté de mettre face à face les choses qui
apparaissent et celles qui sont pensées, de quelque manière que ce
soit ». Qu’est-ce que cela signifie ? Il fait référence ici à des
« tropes », c’est-à-dire à des méthodes de raisonnement qui servent
à mettre en évidence l’isosthénie des contraires. Dans certains cas,
le philosophe sceptique opposera entre elles des « choses qui
apparaissent », soit des données de l’observation. Par exemple, je
vois le sang rouge. Mais je sais que le taureau le voit gris. De quelle
couleur le sang est-il vraiment ? C’est indécidable. Ou encore, notre
civilisation condamne l’inceste entre frères et sœurs. L’Égypte
ancienne l’autorisait. L’inceste est-il contraire à la nature humaine ?
Rien ne permet de l’affirmer. Mais le sceptique opposera aussi entre
elles des choses « qui sont pensées », soit des théories. Par
exemple, certains astrophysiciens soutiennent, en extrapolant
d’après les lois de la relativité générale, que l’univers a une origine,
le Big Bang – à l’instant zéro, l’univers était une singularité, c’est-à-
dire qu’il avait une taille nulle mais une densité et une température
infinies. D’autres scientifiques prétendent qu’il n’y a pas d’origine ni
d’instant zéro, mais plutôt une évolution continue de l’univers – et
dans ce cas, avant le Big Bang, il a très pu exister un univers
semblable à celui que nous observons, qui s’est contracté, avant
d’entrer dans la phase d’expansion actuelle. Qu’en conclure ? Une
revue rapide des choses qui sont pensées quant à l’origine de
l’univers n’amène aucune conclusion convaincante – et ce, pas plus
de nos jours que du temps de Sextus Empiricus. Enfin, le philosophe
sceptique met parfois face à face des choses qui apparaissent et
des choses qui sont pensées, soit des données de l’observation et
des réflexions. Tout à l’heure, quand mon voisin de palier m’a
reproché d’avoir attaché mon vélo au mauvais endroit dans la cour,
j’ai trouvé qu’il avait un ton agressif. Mais je sais aussi que je suis de
mauvaise humeur aujourd’hui, irritable. Ce voisin était-il réellement
agressif ou me suis-je fait une idée ? C’est indémêlable.
Il n’est pas dans le propos de cet essai d’aller plus loin et de
passer en revue tous les tropes que développe Sextus Empiricus –
ces stratagèmes sont au nombre d’une vingtaine et il y en a pour
toutes les situations. Contentons-nous de remarquer que cette
manière de raisonner vaut tout autant dans le domaine de la
connaissance que dans la vie ordinaire. Ainsi, on peut y voir une
invitation à se méfier de toutes les alternatives fermées, qui ne nous
permettent pas vraiment d’exprimer notre liberté de choisir, mais ont
plutôt pour effet de nous emprisonner.
Mais qu’en est-il de la suspension de l’assentiment, ou épokhè ?
En grec, épokhè signifie « cessation », « arrêt ». Dans le contexte de
la doctrine sceptique, ce terme désigne une manière, pour la
pensée, de prendre ses distances vis-à-vis d’elle-même, de se
suspendre pour ainsi dire au-dessus de toutes les erreurs. L’épokhè
est donc comme une sorte de déliement, de mouvement par lequel
on s’éloigne des énoncés qui prétendent au statut de vérités, pour
se retrouver dans une situation d’extrême ouverture au monde.
Son ressort intime est joliment décrit par Sextus Empiricus à
travers une comparaison :
En fait, il est arrivé au sceptique ce qu’on raconte du peintre Apelle. On dit que celui-ci,
alors qu’il peignait un cheval et voulait imiter dans sa peinture l’écume de l’animal, était
si loin du but qu’il renonça et lança sur la peinture l’éponge à laquelle il essuyait les
couleurs de son pinceau ; or quand elle l’atteignit, elle produisit une imitation de l’écume
du cheval. Les sceptiques, donc, espéraient aussi acquérir la tranquillité en tranchant
face à l’irrégularité des choses qui apparaissent et qui sont pensées, et, étant incapables
de faire cela, ils suspendirent leur assentiment. Mais quand ils eurent suspendu leur
assentiment, la tranquillité s’ensuivit fortuitement, comme l’ombre suit un corps.

Ici, je dois marquer un temps d’arrêt. Quand je l’ai découvert pour


la première fois chez Sextus Empiricus, le mot d’épokhè – dans
lequel on entend à la fois l’époque et la manière dont on s’en
détache par un haussement d’épaule – m’a plu, j’ai senti qu’il recelait
quelque chose de précieux. Pour autant, il m’a fallu approfondir
beaucoup mes lectures et ma fréquentation du scepticisme ancien
pour comprendre de quoi il en retournait, car l’épokhè, quand Sextus
Empiricus s’y réfère, a déjà fait l’objet d’âpres discussions.
Lorsque Sextus Empiricus écrit, en effet, la longue histoire de la
philosophie grecque touche à sa fin. Il règne, à Alexandrie, un climat
spécial, car les canons de la rationalité grecque y sont encore
enseignés, mais ils sont mêlés à d’autres manières de voir, à des
courants de pensée hybrides et pénétrés par le merveilleux ;
l’astrologie a le vent en poupe ainsi que l’oniromancie, les oracles
sont craints, les superstitions pullulent ; les anciennes divinités
égyptiennes n’ont pas disparu ; pire, la dynastie des Ptolémées a
tenté de fabriquer une religion artificielle, l’« éclectisme », en
croisant les divinités grecques et égyptiennes, et en mettant au
centre du nouveau panthéon le dieu Sérapis, curieux homologue
hellène du dieu taureau des Égyptiens, Apis ; enfin, il existe à
Alexandrie une communauté juive importante mais aussi des sectes
chrétiennes actives, et l’on prétend que l’évangéliste Marc séjourna
dans la ville pour y faire du prosélytisme. C’est donc sur fond de
démultiplication des explications du monde, des pseudo-sciences et
des influences religieuses que Sextus Empiricus et les sceptiques
alexandrins ont aiguisé leurs outils de résistance intellectuelle. Leur
distance, leur impartialité amusée au milieu du melting-pot des
croyances a de quoi forcer l’admiration. Cependant, Sextus
Empiricus ne part pas de rien ; il se fonde pour penser droitement
sur la grande tradition sceptique ; plus précisément, il emprunte à
deux sources antérieures, aux enseignements de l’Académie de
Platon et à ceux de Pyrrhon d’Élis, philosophe dont j’aurai l’occasion
de parler plus longuement au chapitre suivant. Pour ce qui est de
l’épokhè, cette notion est née et a été abondamment commentée au
sein de l’Académie.
Lorsqu’il meurt vers 348 avant J.-C., Platon laisse vacante la place
enviée de scholarque, soit de directeur de l’Académie qu’il a fondée.
Mais ses premiers successeurs se retrouvent dans une posture peu
commode : d’un côté, ils doivent rester fidèles, à l’instar de Platon
lui-même, à la figure tutélaire de Socrate, qui n’hésitait pas à user de
son ironie envers les puissants, qui n’avait de cesse d’affirmer qu’il
ne savait rien tout en amenant ses interlocuteurs, par des
questionnements acérés, à se contredire publiquement ; de l’autre
côté, ils sont bien obligés, en tant que directeurs d’établissement, de
préparer les rejetons de l’élite à occuper les charges importantes de
la cité. Soumis à cet étrange double bind, devant avoir le souci,
selon le modèle socratique, de ne jamais clore le questionnement
philosophique, de ne fournir de conclusions qu’évasives ou
provisoires, et se voyant en même temps tenus de délivrer un savoir
positif, efficace dans la pratique, les premiers scholarques vont s’en
sortir en apportant des raffinements toujours plus extravagants à la
méthode dialectique. En d’autres termes, ils vont devenir des
pinailleurs.
Bien sûr, cette surenchère dans la sophistication des disputes
philosophiques n’est pas satisfaisante : lassé par les interminables
découpages de cheveux en quatre de l’Académie, l’un de ses
anciens élèves, Zénon de Citium, va fonder en 301 avant J.-C. une
école concurrente, le Portique – et par là, donner naissance au
stoïcisme. Dans le paysage de la pensée antique, le stoïcisme est
de loin le courant le plus imperméable au doute. Les stoïciens
entendent éliminer systématiquement tous les facteurs d’incertitude :
à les en croire, nous pouvons, grâce à nos sens, nous faire une
image exacte des choses ; la nature est elle-même ordonnée, régie
par des lois fixes et immuables, que l’homme peut connaître et
auxquelles il a le devoir de se soumettre, par le travail sur ses
propres représentations et par l’effort, autrement dit par l’étude et les
exercices physiques. Et j’exagère à peine : le stoïcien habite
véritablement le monde de l’energeia, terme grec qu’on peut traduire
par évidence. Il observe le monde extérieur et plie sa volonté aux
diktats de celui-ci ; il renonce à se rebeller contre ce qui ne dépend
pas de lui, mais des décrets de la Providence. « Tu peux être
invincible, si tu ne t’engages dans aucune lutte, où il ne dépend pas
de toi d’être vainqueur », enseigne Épictète. En somme, du point de
vue stoïcien, le cosmos est une demeure à l’architecture achevée,
cohérente et parfaite, et nous n’avons d’autre mission que de nous
sculpter nous-mêmes afin de nous poser, tels des bibelots
impassibles et magnifiques, sur le rebord de la cheminée.
L’ascension rapide du Portique va contraindre l’Académie à faire
un sévère aggiornamento, sous l’impulsion de son cinquième
scholarque, Arcésilas, qui vécut de 316 à 241 avant J.-C. Ce dernier
a, semble-t-il, terni sa réputation par un goût trop prononcé pour la
polémique ; il a néanmoins eu un rôle décisif. Au lieu d’engager avec
les maîtres du Portique un brutal concours de dogmatisme, de lutter
à qui serait le mieux campé sur ses convictions, à qui détiendrait les
principes les plus inoxydables, Arcésilas va au contraire décaper
l’enseignement de l’Académie des ornements et subtilités
dialectiques encombrants accumulés par les premiers successeurs
de Platon, en revenant à l’esprit de Socrate, à sa manière de faire
insolemment profession de non-savoir.
Pas un seul ouvrage d’Arcésilas ne nous est parvenu, mais voilà
ce que nous en dit Cicéron dans Les Académiques : « Arcésilas
pensait que tout se cache dans l’obscurité, que rien ne peut être
perçu ni compris ; que, pour ces raisons, on ne doit jamais rien
assurer, rien affirmer, rien approuver ; qu’il faut toujours brider sa
témérité et la préserver de tout débordement, alors qu’on l’exalte en
approuvant des choses fausses et inconnues. » Ainsi, toute la
philosophie d’Arcésilas tient finalement en un mot, en un concept
proprement génial dont la paternité lui est en général attribuée :
l’épokhè.
Le sage, selon Arcésilas, est celui qui ne donne jamais son
assentiment, à rien. Le stoïcien, son rival, se voit au contraire
brocardé comme l’imbécile qui tout approuve – le parfum des fleurs
et des excréments, l’avis de ses parents et de ses maîtres, les
forces de l’Histoire qui briseront ses rêves et la maladie qui
l’emportera. Le stoïcien consent par avance à toutes les directions
que prendra le cours des choses, tandis que le philosophe selon le
goût d’Arcésilas se met à la recherche d’un dehors ; il songe à une
sagesse du dégagement et de l’apesanteur.
Cependant, une telle position a aussitôt été critiquée avec
virulence : c’est qu’Arcésilas plaidait pour une suspension
universelle de l’assentiment, dont l’excès et même l’impossibilité
n’ont pas manqué d’apparaître à ses contemporains. Si je ne suis
pas d’accord avec mon médecin qui m’annonce que je suis malade,
pourquoi prendrais-je son remède ? Si je ne crois pas que les chiens
mordent, pourquoi me mettrais-je à l’abri quand un molosse aux
babines retroussées sur des crocs menaçants se précipite vers moi
en aboyant ? Si je prétends que le froid n’existe pas, pourquoi
m’habillerais-je en hiver ? Si je n’admets pas que mon organisme a
besoin d’aliments, pourquoi ne me laisserais-je pas mourir de faim ?
Et quelle sorte de parent ou de citoyen ferai-je, si je n’ai pas la
moindre conviction à transmettre et refuse de prendre part aux
affaires publiques ? Pourquoi étudierais-je la philosophie ou quelque
autre matière que ce soit ? Pourquoi travaillerais-je ?
Comme les limites d’une épokhè trop absolue semblent évidentes,
Arcésilas a prêché dans le désert ; il est considéré comme l’unique
représentant de ce qu’il est convenu d’appeler la Moyenne
Académie. Vient ensuite la Nouvelle Académie, dont le représentant
le plus important, Carnéade – onzième successeur de Platon qui
vécut de 219 à 129 avant J.-C. – a corrigé l’outrance de la position
d’Arcésilas, en se faisant le promoteur d’une épokhè bien tempérée :
pour lui, le sage assentit quelquefois, ou plutôt il a comme tout un
chacun des opinions, mais il ne perd jamais de vue que ce sont de
simples opinions. Enseignement cardinal de la Nouvelle Académie
que Cicéron – qui a lui-même fait le voyage de Rome à Athènes
pour y suivre les leçons de Philon de Larissa, élève de Carnéade, et
qui connaît donc cette école de l’intérieur – résume ainsi : « Et quelle
que soit la chose qui touche le sage de telle manière que sa
représentation lui paraisse probable et sans empêchement, il cédera
à l’impulsion. Car il n’est pas sculpté dans le roc ni taillé dans un
chêne ; il a un corps, il a une âme, il est mû par son esprit, il est mû
par ses sens, en sorte que de nombreuses choses lui paraissent
vraies, mais non pourvues de la marque distincte et particulière de la
saisie ; si le sage ne donne pas son assentiment, c’est qu’il pourrait
exister quelque chose de faux qui fût semblable au vrai. »
Ainsi, à la suspension universelle de l’assentiment que proposait
Arcésilas, les tenants de la Nouvelle Académie substituent une sorte
d’art de vivre dans le dédoublement, en faisant mine de se mêler
aux passions et aux occupations du siècle, tout en demeurant, en
son for intérieur, distancié et neutre. Cette philosophie ressemble à
une maison à un étage : depuis la fenêtre du premier, nous voyons
l’approximation de nos sensations, la vanité de notre langage, la
fausseté éventuelle de nos jugements, la destruction de notre corps
et de nos ouvrages à laquelle nous sommes promis – une grande
vague de néant s’élève au-dessus de nos têtes – ; mais au rez-de-
chaussée, nous sommes de plain-pied dans le monde, nous
comprenons qu’il est nécessaire de vivre quand même, d’engager la
partie, d’avoir des plaisirs, des passions, de travailler, de lutter sans
relâche, en dépit de l’absurde. C’est bien cette séparation entre deux
niveaux, l’un philosophique et l’autre pratique, que défend Cicéron
dans le vibrant final des Académiques : « Je pense donc que rien ne
peut être saisi, mais que le sage donnera son assentiment à ce qui
n’est pas saisi, c’est-à-dire qu’il aura des opinions, mais en gardant
à l’esprit qu’il s’agit d’opinions et en sachant qu’il n’y a rien de
compréhensible ni de saisissable. »

Cette épokhè à portée limitée, qui ne prête pas à conséquence,


est un genre de prudence – et l’on est en droit de préférer le violent
coup de torchon métaphysique proposé par Arcésilas à la navigation
à vue de Carnéade et de ses successeurs. D’ailleurs, jusqu’où
acceptera-t-on de faire le grand écart ? À quel moment l’exigence de
cohérence, de mise en conformité de la pensée et de l’action, doit-
elle prendre le dessus ? Si je suis un disciple de l’ambitieux Cicéron,
avocat doué pour l’intrigue qui ourdissait des complots contre César
tout en aimant à se faire passer pour un philosophe détaché du
marigot de Rome, rien ne m’empêchera de devenir un commercial
vendant des produits dérivés pour une banque d’affaires, ou un
pilote de drones, tout en pensant, par-devers moi, que la soif du gain
est vaine et qu’on n’a jamais remporté aucune victoire militaire en
assassinant des gens à distance. Mais franchement, est-ce que cet
accommodement avec de mauvaises règles, que je n’approuve pas
en théorie, mais que j’applique au quotidien, ne fera pas de moi un
pantin ? Le publicitaire est-il vraiment libre de mépriser l’idéologie
consumériste et l’ingénieur en centrale nucléaire de désapprouver le
choix industriel de produire de grandes quantités d’énergie par
scission de l’atome ? Nous sentons bien qu’une suspension de
l’assentiment qui ne se traduirait nullement par des actes a quelque
chose de suspect et d’un peu facile ; facile, du moins, jusqu’à ce que
le tiraillement soit trop grand, et que la contradiction entre la lucidité
tragique qui siège en notre conscience et les faits devienne
insupportable. Mais où se situe le point de rupture ?
Dans une œuvre de jeunesse encore un peu tâtonnante, un
dialogue intitulé Contre les Académiciens, Augustin attaque avec
humour les enseignements de Cicéron et montre par là les
contradictions de la Nouvelle Académie. Imaginez, nous dit
Augustin, un homme qui aurait commis un meurtre et qui se
présenterait devant ses juges, au tribunal, en disant : « Certes, j’ai
tué, mais vous devez savoir que je n’ai pas donné mon assentiment
à cet acte ! » Je me suis contenté de suivre une opinion que j’avais
en moi, qui m’encourageait vivement à me débarrasser de l’amant
de ma femme, mais soyez sûrs qu’au fond, je désapprouve cette
histoire grotesque. Les juges ne se mettraient-ils pas à rire de bon
cœur ? N’a-t-on pas raison de juger les hommes d’après leurs
actions, plutôt que suivant le degré d’assentiment qu’ils accordent
aux principes susceptibles de les justifier ?

Ce détour par l’histoire de la philosophie permet de comprendre


que la notion d’épokhè, lorsque Sextus Empiricus l’emploie, a déjà
fait l’objet de nombreux débats, et qu’il en existe deux versions, l’une
universelle, donc d’une exigence presque insoutenable, et l’autre
limitée, donc entachée de lâcheté.
C’est pourquoi la solution proposée par les Esquisses
pyrhonniennes mérite une attention spéciale : « Ce qui nous conduit
à l’assentiment sans que nous le voulions conformément à une
impression passive, nous ne le refusons pas. Or c’est cela les
choses apparentes. » Et plus loin : « Notre recherche ne porte pas
sur ce qui apparaît mais sur ce qui est dit de ce qui apparaît. »
En d’autres termes, pour un sceptique comme Sextus Empiricus,
la suspension de l’assentiment consiste en une méfiance à l’égard
des multiples discours sur le réel, envers les théories, et non envers
le réel lui-même dans ses diverses manifestations. Que le miel soit
doux, qu’il soit agréable de paresser à l’ombre d’un arbre en été ou
de se baigner dans la Méditerranée, que les coups soient à craindre
et les caresses à rechercher, Sextus Empiricus ne le nie pas – rien
n’est aussi certain, à ses yeux, que ce que nous ressentons par nos
cinq sens, et pourtant, rien de tout cela n’a valeur de vérité. Faute de
mieux, faute d’une théorie expliquant notre raison d’être sur Terre, le
meilleur parti à prendre est de se fier aux apparences.
Arrivé à ce stade, le lecteur est en droit de froncer les sourcils :
ainsi, cet éloge de la pensée suspendue, qui refuse de se prendre
au piège des dogmes et des arguments rationnels qu’elle rencontre,
n’aboutit qu’à cela – à la recommandation de s’abandonner au
monde tel qu’il se présente à nous ? Ne nous voilà pas ramenés au
réalisme le plus banal, au sens commun ? En somme, ce plaidoyer
pour les apparences ne serait-il pas un peu superficiel ?
La profondeur de la surface

Les changements d’avis spectaculaires ne sont pas si fréquents :


en voici au moins un.
« Il n’existe pas, écrit Friedrich Nietzsche en 1886 dans Par-delà
le bien et le mal, de meilleur calmant et de meilleur soporifique que
le scepticisme, ce doux pavot qui berce nos inquiétudes […]. Car le
sceptique, cette frêle créature, s’effraie on ne peut plus facilement ;
sa conscience est rompue à sursauter à chaque non et même à un
oui énergique : elle y sent comme une morsure ; le oui et le non
choquent sa morale ; il aime au contraire offrir à sa vertu la fête
d’une noble abstinence et dire avec Montaigne “Que sais-je ?” ou
avec Socrate “Je sais que je ne sais rien” […]. Le scepticisme est
l’expression la plus spirituelle d’un état physiologique complexe
qu’on appelle en langage courant neurasthénie et débilité. »
Or c’est le même homme qui s’exclame deux ans plus tard, dans
Ecce homo : « Les Sceptiques, le seul type respectable parmi la
gent, pleine de duplicité – et de quintuplicité – des philosophes !… »
Que s’est-il passé entre ces deux affirmations, tellement
opposées ? Si la pensée de Nietzsche est riche en coups de théâtre,
et si elle connaît des hauts et des bas, surtout en cette année 1888
qui précède son effondrement dans une rue de Turin, ce
changement d’avis admet une explication très circonstanciée. Quand
il rédige Par-delà le bien et le mal, Nietzsche baigne encore dans le
préjugé négatif assez répandu à l’égard des sceptiques :
connaissant par ouï-dire cette école, il estime que le scepticisme
consiste principalement à faire profession de douter – du coup, le
sceptique passe pour un mauvais plaisant qui ne sait pas se décider
ni trancher, qui élude, qui tergiverse, qui atermoie, qui procrastine et
se complaît dans une certaine veulerie. Mais en 1888, Nietzsche a
découvert un ouvrage écrit par un professeur de la Sorbonne, Victor
Brochard, intitulé Les Sceptiques grecs, qui l’a retourné : grâce à
cette lecture, Nietzsche s’est rendu compte que le scepticisme
ancien ne se préoccupe pas tellement du doute, que ce dernier
thème y joue même un rôle mineur, et qu’il s’agit d’une philosophie
qui, par maints aspects, ressemble à la sienne, en ce qu’elle tente
d’échapper aux envoûtements de l’idéalisme. D’ailleurs, Nietzsche,
qui a la dent très dure avec la plupart des livres publiés par ses
contemporains, qui ne trouve jamais de mots assez venimeux pour
disqualifier les utilitaristes anglais ou George Sand et qui abhorre en
général la prose gendarmée des universitaires, fait cet éloge
inattendu de Victor Brochard : « Il me faut remonter six mois en
arrière, confie-t-il toujours dans le même passage d’Ecce Homo,
pour me surprendre un livre à la main – qu’était-ce ? Une
remarquable étude de Victor Brochard, Les Sceptiques grecs… »

Et de fait, Les Sceptiques grecs, paru en 1887, est un ouvrage


précieux : car, hormis les Esquisses pyrrhoniennes, nous avons
perdu à peu près toutes les œuvres composées par les
représentants du pyrrhonisme et, si l’on fait la comparaison avec le
stoïcisme ou l’épicurisme, nous avons affaire à un décourageant
champ de ruines. Il fallait toute l’érudition d’un helléniste de la
Sorbonne à l’ancienne mode pour collecter les citations éparses, les
fragments de prose, les lambeaux de la doctrine sceptique et donner
à voir ainsi son étendue et sa pertinence.
De façon plus précise, l’étude de Brochard nous permet
d’approcher l’un des sages les plus marquants de l’Antiquité, mais
aussi l’un des plus mystérieux, Pyrrhon lui-même, qui vécut environ
de 365 à 275 avant J.-C. Comme Socrate, Pyrrhon avait fait vœu de
ne pas écrire – il transmettait ses idées uniquement à l’oral. Pour un
sceptique conséquent, ce rejet de l’écriture est compréhensible,
puisque l’inscription tend à figer la réflexion, à transformer une
phrase fugace en sentence impérissable, et du coup à lui conférer
une aura d’éternité. En l’absence de traces écrites et de
témoignages directs, nous n’avons que peu de moyens de savoir qui
était ce Pyrrhon et quel était le contenu de ses leçons – même s’il
impressionna beaucoup tous ceux qui l’approchèrent.
La vie de Pyrrhon nous est un peu connue grâce à Diogène
Laërce, qui vécut longtemps plus tard, et qui rapporte une collection
d’anecdotes plus ou moins invérifiables dans ses Vies des
philosophes illustres. Ainsi, il semble qu’avant de devenir
philosophe, Pyrrhon s’essaya dans sa jeunesse à une carrière de
peintre – sans grand succès, bien qu’un tableau représentant des
porteurs de flambeaux soit resté longtemps accroché dans le
gymnase de sa ville natale, Élis. Il prit part aux conquêtes
d’Alexandre en Inde et, dans cette contrée lointaine, reçut
l’enseignement des « gymnosophistes », c’est-à-dire des
brahmanes. Pyrrhon avait, aussi, des habitudes troublantes :
contrairement aux professeurs de l’Académie, franchement citadins,
il n’aimait rien tant que s’immerger dans la campagne ; mieux, il lui
arrivait souvent, même à un âge avancé, de disparaître pendant
quelques jours, sans dire à sa femme ni à ses disciples où il allait,
pour faire de courts voyages solitaires, qui le conduisaient vers des
lieux reculés dans les montagnes. Maître de sagesse renommé, il
n’en conservait pas moins, même l’âge venu, le goût de la simplicité
et de l’aventure.
En quoi consistaient, maintenant, ses leçons ? Là-dessus,
Diogène Laërce est peu disert, ou plutôt il procède à un résumé
doctrinal confus, mélangeant les préceptes de plusieurs écoles. Pour
cerner cette pensée, mieux vaut donc s’en remettre à l’érudition de
Victor Brochard : ce dernier a reconstitué les enseignements du
maître d’Élis en se fondant sur un fragment rare, un passage du
philosophe Aristoclès de Messène (Ier siècle de notre ère), qu’il est
allé repêché dans une compilation plus tardive. Dans ce passage, ce
ne sont pas directement les paroles de Pyrrhon qui sont rapportées,
mais celles de son principal disciple, Timon :
Il est vrai qu’il [Pyrrhon] n’a laissé aucun écrit, mais Timon, son disciple, dit que celui qui
veut être heureux a trois points à considérer : d’abord, ce que sont les choses ; ensuite,
dans quelle disposition nous devons être à leur égard ; enfin ce qui en résultera pour
ceux qui sont dans cette disposition.
Les choses, il [Pyrrhon] les montre également in-différentes, im-mesurables, in-
décidables. C’est pourquoi ni nos sensations, ni nos jugements, ne peuvent dire vrai, ni
se tromper.
Par suite, il ne faut pas leur accorder la moindre confiance, mais être sans jugement,
sans inclination d’aucun côté, inébranlable, en disant de chaque chose qu’elle n’est pas
plus qu’elle n’est pas, ou qu’elle est et n’est pas, ou qu’elle n’est pas ni n’est.
Pour ceux qui se trouvent dans ces dispositions, ce qui en résultera, dit Timon, c’est
d’abord l’a-phasie, puis l’ataraxie…

Et voilà ce qui représente, tout bien pesé, le plus beau vestige de


l’école d’Élis. La trouvaille est maigre, au premier regard, pour
quiconque voudrait se nourrir de la philosophie de Pyrrhon –
néanmoins, nous pouvons à partir de ce document nous livrer à un
petit exercice d’archéologie, en nous appuyant sur Victor Brochard
et sur une remarquable monographie de Marcel Conche, Pyrrhon ou
l’apparence (dont est extraite cette traduction), et ainsi tenter de
reconstituer le tout.
D’abord, relevons que cette doctrine s’adresse « à celui qui veut
être heureux » : il s’agit donc bien d’une philosophie morale,
proposant une réflexion sur la manière de mener sa vie, et l’on ne
s’y occupe pas de physique, ni de biologie, ni de politique, encore
moins de dialectique. Ce que cherchent Pyrrhon et son élève Timon,
c’est un accès à la vie bonne, rien d’autre.
Ensuite, il s’agit d’une philosophie qui brise le principe de non-
contradiction et qui, du même coup, empêche d’affirmer quoi que ce
soit au sujet de l’essence des choses. En effet, le sage, lit-on ici, est
celui qui dit « de chaque chose qu’elle n’est pas plus qu’elle n’est
pas, ou qu’elle est et qu’elle n’est pas, ou qu’elle n’est pas ni n’est ».
Les conséquences d’une telle formule sont considérables – mais
pour être bien comprises, certains présupposés doivent être
explicités.
J’ai dit plus haut que Pyrrhon avait participé aux conquêtes
d’Alexandre le Grand. Or, à la cour de l’empereur, évoluaient deux
philosophes qui tenaient le rôle de conseillers : le premier,
Callisthène, était un aristotélicien, qui finit par tomber en disgrâce et
fut exécuté ; le second, Anaxarque, proche des matérialistes et des
enseignements de Démocrite, fut couvert d’argent et d’honneurs. La
condamnation de Callisthène, même si elle survint à la suite d’une
intrigue de palais, est révélatrice d’un bouleversement de plus
grande ampleur. Avec la geste brutale d’Alexandre, l’ensemble du
monde connu tremblait sur ses bases ; les hiérarchies installées, les
traditions, les frontières, les vieilles lignées nobiliaires étaient
balayées par la fougue d’un jeune homme à qui rien ne résistait.
Alexandre conquérait l’universel, non par la raison, mais en brisant
les obstacles qu’il rencontrait sur sa route, par la force. Dans ces
conditions, le bel ordonnancement de la philosophie d’Aristote, si
bien équilibrée, agençant avec tant d’élégance les diverses parties
du savoir, la logique, la biologie, la physique, la poétique, l’éthique,
la politique, la métaphysique, se trouvait subitement déclassé, tandis
que triomphaient le pragmatisme, l’adaptation aux situations
mouvantes, le mépris des lois. Or nous savons qu’Anaxarque avait
pris sous son aile le jeune Pyrrhon, et qu’il fut son mentor.
Pour revenir au fragment, il vise implicitement Aristote. Selon ce
dernier en effet, la grande mission de la métaphysique est de poser
la question de l’Être. Qu’est-ce que l’Être ? Il semble bien qu’il y ait
des choses autour de nous, qu’elles existent, aussi Aristote nous
invite-t-il à réfléchir à la nature profonde de leur être. Les Modernes
reformuleront cette question, qui s’attaque à la racine même de tout,
en ces termes : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Faire de la métaphysique, pour Aristote, c’est se confronter à cette
interrogation, la plus fondamentale qui soit – Aristote dit encore de la
métaphysique qu’elle est la science de l’Être en tant qu’Être.
Certaines choses sont. Chacune d’elles a une cause, c’est-à-dire
que pour tout ce que je vois dans la nature, je peux rechercher une
raison d’être. La plante a poussé hors de la graine. Les fleuves se
jettent dans la mer. Du feu, sort la fumée qui monte dans le ciel. Que
se passe-t-il si je remonte ainsi, très longtemps, la série des
causes ? À en croire Aristote, je finis par arriver à une cause
première, ou encore à un « premier moteur », qui ne nous est pas
visible, mais dont la raison nous montre qu’il existe nécessairement.
De ce premier moteur dérive l’ensemble des mouvements que nous
voyons à l’œuvre dans la nature.
Cette rapide présentation des idées aristotéliciennes fait
comprendre ce que la formule de Pyrrhon et de Timon a de
dévastateur : suivant les maîtres d’Élis, je ne peux même pas dire
d’une chose qu’elle est ou qu’elle n’est pas. Par conséquent, il m’est
impossible de faire le premier pas de la métaphysique, qui consiste
à constater qu’il y a de l’Être. Le sceptique est celui qui ose
prétendre « de chaque chose qu’elle n’est pas plus qu’elle n’est
pas ». Du même coup, la grande question : pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? tombe à l’eau.
Essayons de mettre ceci en pratique. J’ai une certaine sensation,
je vois par exemple mon ordinateur portable posé devant moi, mes
mains sont en train de taper ce texte tandis qu’un verre de vin (du
rasteau, bien sûr) est posé à ma gauche : et, certes, je peux dire que
ces choses sont, mais également qu’elles ne sont pas, autrement dit
qu’elles n’ont aucune profondeur ontologique, que ce sont de
simples apparences, comme les visions qui se forment dans mes
rêves ou dans mon imagination. Je peux même penser que l’une et
l’autre affirmation sont vraies en même temps : que ces choses sont,
au sens où elles existent, et qu’elles ne sont pas, au sens où elles
ne sont pas telles que leur apparence me fait croire qu’elles sont. Ou
bien, c’est ni l’un ni l’autre : il n’y a pas plus de vin sur la table que
dans ma tête. En somme, si je refuse d’arrimer ce que je perçois aux
structures sous-jacentes du monde, si je ne souscris pas à
l’hypothèse d’un Être caché derrière le décor, de telle façon qu’il en
assure la stabilité et l’harmonie, tout devient chaotique et libre, les
choses cessent d’être distinctes, et il y a peut-être, en ce moment
même, interpénétration entre mon verre de vin, mon ordinateur, les
mots que je tape et les forces créatives de mon imagination, le tout
formant des vagues dynamiques, qui tantôt émergent dans ma
conscience et tantôt replongent dans l’insaisissable.
Pour résumer cette position de Pyrrhon, à la fois élémentaire et
peu intuitive, Marcel Conche a une expression heureuse : il parle
d’une philosophie de l’« apparence pure ». Dans la plupart des
métaphysiques occidentales, fortement teintées de dualisme,
l’apparence est en effet toujours envisagée comme apparence de
quelque chose. Notre pente est de considérer la réalité un peu
comme un film qui serait projeté dans une salle obscure : quand
nous sommes au cinéma, et que nous regardons un long-métrage,
nous opérons une distinction nette entre le contenu patent et le
contenu latent, autrement dit, nous voyons des images, nous
suivons l’enchaînement d’une histoire, mais derrière ces scènes,
nous savons qu’il y a des acteurs qui jouent leurs rôles, des
éclairagistes, des preneurs de son, un tournage, bref un dispositif
complexe dont les rouages nous sont cachés, sans oublier, bien sûr,
le rôle central du réalisateur – que nous appellerons le premier
moteur si nous sommes aristotéliciens, ou Dieu si nous sommes
croyants. Or nous avons tendance à appliquer cette distinction entre
contenu patent et contenu latent en dehors des salles obscures.
Dans la vie réelle, nous sommes enclins à supposer que ce que
nous voyons, entendons et touchons, tout cet affleurement du
sensible, est l’indice d’une dimension plus essentielle, d’un arrière-
monde, d’un Être. Nous sommes dualistes dans la mesure où nous
envisageons le monde comme un voile, et cherchons ce qu’il
recouvre. Pyrrhon nous invite à abandonner une telle superstition ;
pour lui, il n’y a rien derrière le ballet des apparences, qui ne
témoignent que d’elles-mêmes. Les apparences sont pures, et non
signes d’autre chose. Cela éclaire le sens de ce vers lapidaire
attribué à Timon, cité par Diogène Laërce : « L’apparence, où qu’elle
se présente, l’emporte sur tout. »

« Très bien, mais jusqu’où peut-on aller dans cette voie sans nier
l’évidence ? » objectera-t-on. « Pyrrhon contestera-t-il par exemple
que, lorsque j’ai soif, un verre d’eau me permet de me désaltérer ?
Ne voit-il dans un fait de ce genre qu’un concours de circonstances
fortuit, et non l’enchaînement d’une cause et d’un effet ? » Les
fragments dont nous sommes en possession ne permettent
nullement de savoir comment un disciple de l’école d’Élis aurait
affronté cette difficulté. Néanmoins, une réponse satisfaisante à
cette question sera donnée bien des siècles plus tard par un
philosophe anglais, David Hume, lui-même d’obédience sceptique,
dans son Traité de la nature humaine publié en 1777. David Hume
admet que nous observons une certaine régularité dans les
phénomènes : le fer est attiré par l’aimant, l’eau me désaltère, le
Soleil se lève tous les matins. C’est d’ailleurs sur de telles
régularités, de telles connexions entre les faits que se fondent
l’ensemble de nos connaissances. Cependant, il est possible qu’une
connexion régulièrement constatée jusque-là ne se produise pas :
que mon aimant n’attire plus la limaille de fer, que l’eau n’étanche
pas la soif d’un homme atteint de la maladie d’Addison et que le
Soleil ne se lève pas demain. C’est pourquoi nous sommes dans le
faux, dit Hume, si nous prétendons pouvoir déduire l’effet à partir de
la cause, ou qu’il existe une connexion nécessaire entre eux. La
connaissance humaine n’établit que des liens probables entre les
phénomènes, sans entrer dans le cœur plus profond de la nécessité
des choses – sans percer l’essence même du monde.
Mais en ce qui concerne Pyrrhon, il me semble qu’il faut
interpréter sa pensée non pas comme la négation de toute
possibilité de connaissance pratique des phénomènes observables,
mais plutôt comme une invitation à la contemplation esthétique. Il
s’agit, en somme, d’une métaphysique d’artiste, et c’est pour cette
raison que Nietzsche, lorsqu’il a approfondi sa connaissance des
sceptiques grâce à Victor Brochard, a été si impressionné. De tous
les philosophes grecs, les sceptiques sont en effet ceux qui
correspondent le mieux à cette description enthousiaste que
Nietzsche avait écrite quelque temps plus tôt, dans une préface pour
Le Gai Savoir composée à Ruta di Camogli, petit village de Ligurie
offrant un point de vue exceptionnel sur la mer : « Ah ! ces Grecs ! ils
savaient vivre ! Pour cela, il faut, bravement, s’en tenir à la surface,
au pli, à l’épiderme, adorer l’apparence, croire aux formes, aux sons,
aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient
superficiels — par profondeur… ».
D’ailleurs, il est bien possible que nous autres, en ce début de
XXIe siècle, ayons sans le savoir rendez-vous avec la doctrine
pyrrhonienne et la philosophie de l’apparence pure : ne croyant plus
que la religion ou la science puissent nous fournir les réponses
ultimes, ni que la vérité soit susceptible d’être exprimée par les
langages symboliques humains, qui ne sont que des outils de
communication, nous considérons qu’il n’y a rien de mieux à
découvrir que des images, des descriptions, des interprétations, qui
ne sont nullement rattachées aux structures ontologiques du monde
ou à un Être stable, mais qui sont elles-mêmes mouvantes, qui
dansent. C’est en outre ce que Nietzsche, dès 1873, avait formulé
avec beaucoup d’éloquence dans un texte publié à titre posthume,
« Vérité et mensonge au sens extra-moral », et qui constitue en
quelque sorte le testament sceptique de la modernité : « Qu’est-ce
donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de
métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations
humaines qui ont été rhétoriquement faussées, transposées, ornées,
et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes,
canoniales et contraignantes ; les vérités sont les illusions dont on a
oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont
perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur
empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme
des pièces de monnaie, mais comme métal. »
Et si l’on partage cette vision des choses, alors il faut se rendre à
cette conclusion inévitable : rien n’est plus profond que l’art, qui est
un jeu avec la création des métaphores, avec la fabrication des
apparences. En un mot, rien de plus profond que la surface.
Mais le fragment d’Aristoclès de Messène contient encore un
autre élément explosif : il soutient que, pour les pyrrhoniens, les
choses sont « in-différentes, im-mesurables, in-décidables ». Une
telle formule est une véritable dynamite si nous rappelons qu’il s’agit
là de philosophie morale. Prenons un cas extrême, celui du violeur
d’enfants, et appliquons-lui cette sentence : sa conduite est
indifférente, immesurable, indécidable. Pouvons-nous laisser passer
pareille allégation ? N’est-ce pas une doctrine abominable ? Le
recours à la version que donne Diogène Laërce de ce même point
offre un complément d’information important : Pyrrhon « soutenait
qu’il n’y avait ni beau, ni laid, ni juste, ni injuste […], mais qu’en toute
chose les hommes se gouvernent selon la coutume ».
Affirmer que les sociétés humaines se règlent uniquement par la
coutume et la convention, ce n’est pas forcément atténuer, ni
contester la gravité des crimes. Il ne s’agit pas de proclamer que tout
se vaut, mais que rien ne vaut absolument. Pour employer une
expression anachronique, la philosophie de Pyrrhon pose que les
règles que nous respectons sont toujours des constructions
socioculturelles. Les coutumes et les lois ont une véritable autorité
sur nous, puisque notre manière de vivre en communauté, de nous
comporter vis-à-vis de nos semblables, en dépend. Simplement,
elles ne doivent cette autorité ni à l’harmonie cosmique, ni à une
quelconque loi qui serait inscrite au cœur même du vivant, ni à
aucun dieu ; il n’y a nulle part aucun principe transcendant
susceptible de commander notre jugement sur les choses. Ainsi,
quand j’écris ces notions avec des majuscules : le Bien et le Mal, le
Juste et l’Injuste, le Beau et le Laid, comme si elles devaient valoir
abstraitement et universellement, et non seulement dans l’histoire
concrète des sociétés humaines, je ne fais qu’inventer des
catégories théologiques, c’est-à-dire que je pare ces mots d’une
dimension supérieure, atemporelle, qu’ils n’ont pas. Par conséquent,
ce n’est pas au nom d’un commandement divin ni d’une
hypothétique Idée régulatrice qui s’imposerait à tous les hommes,
mais au nom d’un texte précis – le Code pénal – que je condamnerai
le violeur. Et j’aurai pleinement raison de le faire.

On trouve une position similaire dans un texte contemporain, qui


vaut la peine d’être cité et mis en regard du pyrrhonisme antique : il
s’agit de la « Conférence sur l’éthique » de Ludwig Wittgenstein. Le
17 novembre 1929, Wittgenstein a tenu une petite allocution à
Cambridge, devant les membres de l’Heretic Society. L’assemblée
était limitée en quantité, mais exceptionnelle par sa qualité ; il y avait
là, entre autres, le philosophe Bertrand Russell, l’auteur de science-
fiction H.G. Wells et la romancière Virginia Woolf. Au cours de sa
présentation, Ludwig Wittgenstein a proposé à ses auditeurs une
stimulante expérience de pensée.
Imaginons qu’un homme soit omniscient, qu’il ait donc une
connaissance parfaite de tous les mouvements des corps animés et
inanimés qui se trouvent dans le monde, mais aussi de tous les états
d’esprit de tous les êtres humains ayant jamais vécu, et supposons
que cet homme consigne l’ensemble de ce qu’il sait dans un « livre
gigantesque », fournissant ainsi la « description intégrale du
monde ». Ce livre ne contiendrait, nous dit Wittgenstein, que des
« jugements de valeur relatifs », mais il n’avancerait pas de
« critères absolus » permettant de dire ce qui est bien ou mal en soi.
Ainsi donc, un tel ouvrage montrerait ce qu’est le monde et les
choses qu’il contient, mais pour autant, ces choses resteraient
immesurables, indécidables, indifférentes.
(Au passage, remarquons qu’il est possible que ce livre total rêvé
par Wittgenstein soit en cours d’élaboration, et qu’il s’appelle
Internet. Qu’est-ce, en effet, que le réseau mondial, sinon un lieu où
l’ensemble des faits concernant les êtres animés et inanimés ainsi
que les pensées des uns et des autres sont progressivement
collectés et publiés ? Si une telle comparaison est pertinente, alors
l’apparition de ce répertoire intégral des informations concernant
notre monde confirme la prédiction de Wittgenstein : du réseau n’a
émergé jusqu’à présent aucun critère absolu du bien et du mal, mais
au contraire un foisonnement de jugements relatifs.)
Dans la suite de sa conférence, Wittgenstein a cette formule
frappante : « Si quelqu’un pouvait écrire un livre d’Éthique qui soit
vraiment un livre d’Éthique, celui-ci, telle une explosion, détruirait
tous les autres livres du monde. » Que veut-il dire ? Il suggère ici
que, si un texte pouvait nous révéler ce qu’il en est en vérité du bien
et du mal, en coupant court à toute ambiguïté, il n’y aurait plus
nécessité de faire des procès interminables avec des avocats
éloquents et des magistrats prudents ; ni même de lire des romans
ou de regarder des séries où l’on voit des personnages confrontés à
des dilemmes moraux délicats ; il n’y aurait plus besoin de
psychanalystes ni de confidents ; il serait inenvisageable pour un
couple de se faire une scène de ménage, c’est-à-dire de se disputer
pour savoir si l’un ou l’autre a mal agi ; et les sentiments de
culpabilité vagues et incertains qui nous étreignent se dissiperaient
instantanément, puisque nous saurions exactement à quoi nous en
tenir quant à la valeur morale de nos actions. Il n’est pas certain
qu’une telle situation serait tellement agréable, et qu’elle ne nous
ferait pas regretter le brouillard dans lequel nous étions auparavant
plongés.

Cependant, les réflexion de Pyrrhon et de Wittgenstein ont été


souvent mésinterprétées et se sont attirées bien des commentaires
acerbes : on a accusé ces philosophies de saper les fondements de
la morale et de nous faire sombrer dans un effrayant relativisme. Ne
laissent-elles pas entendre qu’il n’existe aucun critère ferme pour
condamner certaines actions qui nous paraissent intolérables ? Afin
de dissiper le malentendu, je voudrais avancer ici une distinction qui
me semble capitale entre deux positions en fait très différentes, mais
qu’on a tendance à superposer, le relativisme moral et
l’agnosticisme moral.
Pour les partisans du relativisme moral, les systèmes de normes
mis en place par les sociétés humaines sont situés
géographiquement et historiquement, de telle façon qu’il est
impossible de préférer l’un à l’autre. Poussé jusqu’à ses
conséquences ultimes, le relativisme moral est bien sûr choquant : il
nie que l’on puisse opposer un quelconque argument à une culture
différente de la nôtre qui autoriserait voire encouragerait le meurtre
gratuit, la corruption ou encore l’esclavage des femmes. Les
partisans de l’agnosticisme moral ont là-dessus un avis différent :
pour eux, il est légitime de préférer certaines lois ou certaines règles
morales à d’autres, de la même façon que l’on peut préférer certains
édifices architecturaux à d’autres, mais on ne peut invoquer pour les
départager aucun ordre supérieur, qu’il s’agisse des
commandements divins ou de la loi naturelle ; on est donc obligé de
s’en remettre faute de mieux à des considérations pratiques, faisant
l’objet d’un certain consensus. Autrement dit, il n’est pas en notre
pouvoir de donner une assise métaphysique aux valeurs morales.
Comme toutes les constructions humaines, celles-ci sont plus ou
moins imparfaites, plus ou moins cohérentes ou pertinentes – et
elles sont toujours susceptibles d’être discutées, remises en cause
ou remplacées par d’autres qu’on jugera meilleures. Elles n’ont pas
la force contraignante de vérités arrêtées, et pourtant nous devons
les respecter. Au final, à lire les philosophes sceptiques, il est assez
clair que leur doctrine est bien moins relativiste qu’agnostique.

Maintenant, soulevons la question la plus redoutable de toutes :


que se passe-t-il quand il y a conflit direct entre deux systèmes de
lois et de valeurs incompatibles ? Pour faire saisir l’intensité d’un tel
problème, prenons le cas extrême d’Adolf Eichmann. Adolf
Eichmann est, on le sait, ce haut fonctionnaire du IIIe Reich qui a
supervisé la logistique de la Solution finale, c’est-à-dire qu’il a
planifié administrativement la déportation de millions de Juifs durant
la Seconde Guerre mondiale. Le 11 mai 1960, Eichmann a été saisi
par trois membres des services secrets israéliens à Buenos Aires,
où il se cachait sous une fausse identité, et ramené en Israël pour y
être jugé. Dans un étonnant passage d’Eichmann à Jérusalem, la
philosophe Hannah Arendt, qui suivait ce procès pour le New Yorker,
semble être prise d’une sorte de vertige. En effet, Eichmann, sous le
IIIe Reich, n’a désobéi à aucune loi ni à aucun règlement – il
exécutait avec diligence ses ordres, son action était approuvée et
encouragée par ses supérieurs. Par ailleurs, il n’avait aucune
intention criminelle au moment des faits et n’a exprimé par la suite
aucun sentiment de culpabilité. Dès lors qu’il n’est pas coupable
selon les lois de son pays et qu’il n’a aucune intention meurtrière, de
quel droit jugeons-nous Eichmann dans un autre pays que le sien,
c’est-à-dire en l’occurrence en Israël, et comment pouvons-nous
prétendre le condamner à mort ? Cela signifierait-il qu’il existe une
sorte de loi supérieure placée au-dessus des communautés
humaines ? Hannah Arendt, qui se méfie pourtant des échappées
métaphysiques, s’interroge : « Parmi les questions plus générales
qui étaient en jeu au procès Eichmann, la première était le
présupposé commun à tous les systèmes juridiques modernes selon
lequel il faut avoir l’intention de faire le mal pour commettre un
crime […]. Quand cette intention est absente, quand, pour une
raison ou une autre, fût-ce l’aliénation mentale, la faculté de
distinguer le bien du mal est atteinte, nous pensons qu’il n’y a pas eu
de crime. Nous rejetons, et considérons comme barbares, les idées
selon lesquelles “un grand crime est une offense contre la nature, de
sorte que la terre elle-même crie vengeance ; que le mal viole
l’harmonie naturelle que seul le châtiment peut rétablir” […]. Et
pourtant, je pense pouvoir affirmer que c’est précisément sur la base
de telles idées, oubliées depuis longtemps, qu’on a été conduit à
traduire Eichmann en justice et qu’en réalité, elles ont fourni la
justification suprême pour la peine de mort. »
C’est là que les vues du relativiste et de l’agnostique moral
risquent fort de se séparer. Pour le premier, le procès d’Eichmann
n’est pas tout à fait une procédure de justice mais correspondrait
davantage à un acte de guerre ou à une vengeance – après la
victoire, les vainqueurs imposent aux vaincus leurs lois et éliminent,
dans le camp ennemi, les responsables. Pour le second, même en
l’absence de commandement divin ou naturel, on n’est nullement
tenu de mettre sur le même plan les lois du IIIe Reich et celles du
tribunal de Jérusalem. Il est au contraire possible de soutenir qu’il
existe certains événements historiques et certains crimes majeurs –
comme la Solution finale – qui requièrent l’attention de la
communauté internationale en son ensemble, qui constituent une
sorte d’appel et nécessitent d’inventer de nouvelles lois – défi
qu’entendit relever la création, en 1945, d’un nouveau concept
juridique, celui de « crime contre l’humanité ». Ainsi, la
condamnation d’Eichmann peut trouver sa justification dans la
nécessité de mettre en place une procédure reconnue par la
communauté internationale pour punir les responsables des
génocides. Mais il s’agit là, précisera l’agnostique qui soutiendra
cette position, d’un fondement concret, pragmatique – nous
légiférons parce qu’un événement criminel inédit s’est produit, et non
en vertu de principes abstraits ou transcendants.
Après avoir examiné successivement la portée métaphysique et
morale de la doctrine de Pyrrhon, en essayant d’en éclairer les
zones d’ombre, venons-en maintenant à la conclusion du fragment
d’Aristoclès, c’est-à-dire au bénéfice qu’il y a à suivre les préceptes
de cette école. Celui-ci peut paraître, de prime abord, bien maigre :
« Pour ceux qui se trouvent dans ces dispositions, ce qui en
résultera, dit Timon, c’est d’abord l’a-phasie, puis l’ataraxie… » Cet
éloge de l’absence de mots comme de maux, commun à plusieurs
sagesses antiques, a un caractère déceptif. Sauf qu’il faut être alerté
par le fait que Pyrrhon, pour autant que nous le sachions, était un
aphasique bavard et un ataraxique hyperactif. À en croire son
biographe Diogène Laërce, il paraît qu’Épicure « adorait la
conversation de Pyrrhon et demandait sans cesse de ses
nouvelles » ; quant à sa réputation, il semble qu’« il fut si estimé
dans son pays qu’on le nomma chef des prêtres et qu’à cause de lui,
on accorda à tous les philosophes l’exemption d’impôts », et encore
que « les Athéniens l’honorèrent du droit de cité, parce qu’il avait tué
Cotys de Thrace ».
Tout compte fait, les quatre-vingt-dix années de son existence ont
été bien remplies, si l’on considère que Pyrrhon s’est extrait
d’origines modestes, qu’il a fréquenté l’entourage d’Alexandre, qu’il a
voyagé jusqu’en Inde, qu’il a eu là-bas la curiosité de s’initier aux
enseignements des brahmanes, qu’il a fondé une école, amassé à la
tête de son établissement une petite fortune, et que, nonobstant
cette réussite sociale, il est resté capable jusqu’au bout de mener
une vie simple dans la nature ou encore de balayer sa maison de
ses propres mains… De même Timon, dont il est dit « qu’il buvait
sec et qu’il aimait à s’éloigner des philosophes », qu’il a écrit « des
livres faisant un total de vingt mille lignes », qu’il jouissait d’un
« grand renom » et qu’il fit fortune malgré sa saoulerie impénitente et
son goût de la raillerie, est ce qu’on peut appeler un beau type.
Ainsi, le silence et la tranquillité dont il s’agit ici sont bel et bien
compatibles avec un appétit de vivre peu commun, une étreinte
fougueuse avec les apparences.
Et donc, comment vivre ?

Nous sommes là, nous vivons. Nous vieillirons. Nous mourrons.


Une voix chagrine est en droit de demander : c’est tout ? Cette
aventure ne sert donc à rien ? S’il n’est pas envisageable de
s’affranchir d’une condition si précaire, sinon en mourant, ne
pourrait-on pas la magnifier, en s’élançant vers quelque finalité
susceptible d’exaucer nos souhaits, de combler nos manques ?
Cette vie ne pourrait-elle pas avoir un but ? Envisageons quelques
possibilités, quelques candidats au rôle de ce qu’on appelait
autrefois le souverain Bien, afin de les tester.

Selon certains – et ils sont nombreux –, nos efforts devraient


tendre vers le bonheur. Ce serait là notre fin ultime et véritable, l’état
que nous poursuivons tous, même si nous ne l’avouons pas
toujours.
Le bonheur se conçoit d’ailleurs de deux façons : dans sa forme la
plus intense, il s’agit de la jouissance, d’un assouvissement concret
et actif de nos désirs ; dans une forme plus douce, moins exigeante,
il se résume à un simple bien-être, c’est-à-dire à une espèce de
santé, incluant l’absence de souffrances et la satisfaction des
besoins élémentaires, comme la faim, la soif, la protection contre le
froid et les intempéries.
Mais à y regarder de plus près, aucune de ces deux options n’est
très prometteuse. La première parce qu’elle manque de réalisme : la
profession de satrape traversant actuellement une grave crise – des
millions de candidats pour une poignée de postes –, il est exclu de
consacrer sa vie entière aux plaisirs ; il faut aussi travailler pour
pouvoir s’offrir lesdits plaisirs, donc accepter des compromis, des
sacrifices, des périodes d’effort et de diligence ; de plus, le corps n’a
qu’une aptitude limitée à supporter une suite ininterrompue de
stimuli censés provoquer la jouissance, ceux-ci devenant douloureux
au-delà d’un certain seuil. Sauf entre quinze et vingt-cinq ans, peut-
être, il nous est difficile d’enchaîner sans trêve les rapports sexuels,
les nuits blanches, les ivresses et les balades dans les paradis
artificiels, sans en payer le prix et sombrer dans le délabrement ; et,
même à cet âge, l’autodestruction n’est pas exclue. Quant au
bonheur tiède, le bien-être, on ne saurait s’en faire non plus un
objectif, car il ne remplit guère les journées. Vivre cent ans en bonne
santé, puis décéder dans son sommeil, c’est à coup sûr avoir de la
veine, mais dirons-nous qu’il s’agit du but vers lequel nos efforts
doivent être dirigés ? Faudrait-il surveiller notre diététique, notre
hygiène et les moindres signes de défaillance de notre métabolisme,
avec une vigilance ininterrompue, dans l’espoir d’y parvenir ? Et à
quoi bon avoir la santé si ce n’est pour l’user de quelque manière
par le contact avec le monde, la risquer dans quelque aventure qui
nous appelle et nous exalte ? En somme, les deux conceptions
classiques du bonheur sont insuffisantes.
C’est pourquoi j’aurais tendance à faire mienne, pour ma part, une
évocation plus vagabonde et fugitive de cet état. L’une des plus
belles descriptions du bonheur que j’aie trouvée, je l’ai lue dans un
récit de voyage, L’Usage du monde de Nicolas Bouvier. Ce livre
retrace un périple accompli par l’auteur avec un ami, allant de
l’Europe jusqu’à l’Inde. Les deux compagnons de route séjournent
d’abord dans les Balkans, puis gagnent la Turquie à bord d’une
voiture déglinguée. À l’est d’Erzerum, les habitations se font rares et
la piste solitaire ; les collines se succèdent à perte de vue comme
les vagues d’un océan. Les voyageurs arrêtent leur voiture et
décident de passer la nuit dehors, à la belle étoile, engoncés dans
de grosses vestes de feutre, un bonnet de fourrure tiré sur les
oreilles. Ils se préparent du thé, causent, contemplent. Mais voici la
description de cet instant de bonheur, qui n’est ni ruade dans le
plaisir ni confort lénifiant :
Adossé contre une colline, on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui
s’en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en
thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l’aube se lève, s’étend, les cailles et
les perdrix s’en mêlent… et on s’empresse de couler cet instant souverain comme un
corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s’étire, on fait
quelques pas, pesant moins d’un kilo, et le mot « bonheur » paraît bien maigre et
particulier pour décrire ce qui vous arrive.
Finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière,
ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature,
soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous
distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur.

Bien sûr, dans le cas de Nicolas Bouvier, il y a en toile de fond une


Odyssée qui semble préparer et soutenir cette lévitation. Et pourtant,
de telles bouffées de légèreté peuvent aussi nous saisir au milieu
d’un quotidien moins exotique, plus trivial. Si j’essaie de penser au
mot bonheur, ce sont des scènes du même genre, mais sans arrière-
fond grandiose qui me viennent à l’esprit (et l’instant heureux
s’impose de lui-même comme une sorte de stase, d’arrêt sur image
au milieu d’un travelling) : ces derniers temps, je me suis senti
heureux un jour où j’avais garé ma voiture dans les garrigues
roussies du Minervois, pour écouter la Pavane de Fauré les vitres
ouvertes ; ou bien, l’hiver dernier, quand j’ai traversé seul Paris
enneigé – juste après une tempête de flocons, alors qu’un manteau
blanc intact recouvrait la ville –, et que je me suis amusé, d’abord
timidement, puis avec de plus en plus de témérité, à courir pour
déraper sur la neige, geste que mes chaussures d’employé de
bureau à semelles de cuir très plates facilitaient comme si j’avais eu
des patins sous les pieds ; ou encore, je me suis senti comblé en
regardant la lumière oblique mais pâle d’une fin d’après-midi de
printemps éclabousser un jardin où je me trouvais avec des amis, en
Bourgogne.
Ces exemples montrent que le bonheur n’est ni seulement
physique, ni seulement intellectuel : mélangé, il ressemble plutôt à
ce qu’il conviendrait d’appeler, si une telle expression est pertinente,
une sensation morale. Sensation, le bonheur l’est dans la mesure où
il dépend des interactions avec le monde et les autres ; il ne s’agit
pas d’un phénomène psychique autarcique, qu’on pourrait atteindre
dans une absence complète de contacts avec ce qui nous entoure.
Et pourtant, celui-ci n’a rien d’un orgasme ni d’une explosion
gustative, il est en même temps moral, dans la mesure où il mobilise
l’ensemble de nos représentations et semble même,
mystérieusement, ramener celles-ci à l’unité, s’approchant ainsi
d’une réconciliation. Le bonheur est la suppression momentanée de
l’écart entre la pensée et la vie, la cessation provisoire des conflits
qui nous agitent.
Mais, du point de vue existentiel, une conséquence s’impose : le
bonheur n’est en rien un but. Tout au plus, ces moments d’unité et
de plénitude sont-ils reliés les uns aux autres de telle manière qu’ils
forment l’ossature de nos vies, pour reprendre l’expression de
Bouvier, soit une sorte de structure invisible cachée sous
l’enchaînement concret et rugueux des jours – un fil translucide court
de l’une de ces lévitations à l’autre, et grâce à lui nous ne perdons
pas le goût de vivre. Pour autant, j’y reviens, le bonheur n’est pas un
objectif vers lequel nous pourrions tendre, que nous pourrions viser
en appliquant une stratégie. Il ne se mérite ni ne se gagne. Il nous
est alloué.
Nos tentatives pour le provoquer peuvent, en outre, tourner au
comique involontaire : car il arrive fréquemment, n’est-ce pas, que
nous cherchions à rassembler les conditions propices au bonheur ;
aiguillés par une ferveur un peu naïve, nous échafaudons
mentalement l’agencement qui nous le procurera, puis essayons de
le mettre en œuvre. Voilà ce que ça donne, le plus souvent : nous
réservons la location d’une petite maison, sur une île, des mois à
l’avance, ainsi que nos billets d’avion ; nous avons eu une année
fatigante et savourons à l’avance ces apéritifs pris sur le balcon avec
une coupelle d’olives, à regarder la mer ; enfin, le moment du départ
arrive ; et puis, quelque chose se grippe dans la réalisation du plan,
l’avion a pris huit heures de retard, ou bien une valise manque à
l’aéroport, ou bien les toilettes de la maisonnette sont bouchées, de
telle façon qu’il faut trouver un plombier, alors qu’on est déjà samedi
soir et que le propriétaire est injoignable, ou bien il est indispensable
d’aller faire les courses au supermarché en attendant trois heures un
bus, ou bien l’un des enfants a marché sur un oursin et s’est blessé
le pied, que sais-je ; résultat, le bonheur tant escompté ne survient
pas. Pourquoi ? Je le disais : le bonheur n’étant pas un but, il ne se
programme pas. Nul ne peut vous donner l’ordre d’être heureux en
espérant être obéi. Et vous ne pouvez pas plus vous adresser cette
injonction à vous-même. Ainsi, cette sensation morale échappe-t-elle
à l’empire de la volonté. Mieux vaut s’habituer à considérer le
bonheur comme un passager clandestin de nos existences : il fera
de brèves apparitions sur le pont, mais la plupart du temps, il se
tiendra caché nul ne sait où.
Si ce n’est le bonheur, quelle fin poursuivrons-nous ? L’amour est
souvent désigné comme l’autre grand et noble objet possible de la
quête, surtout dans les sociétés de culture chrétienne. Or l’amour, à
considérer qu’il ne s’agisse pas d’une fiction, que nous n’unifions
pas abusivement sous ce vocable incertain toute une gamme de
sentiments, d’émotions et de sensations en réalité extrêmement
divers, qui vont de l’affection au désir sexuel, en passant par
l’admiration, l’attachement par habitude, la dépendance, la jalousie,
le manque, la sublimation, bref, si l’amour est quelque chose de bien
circonscrit – ce dont, personnellement, je ne suis pas persuadé –,
alors il a en partage avec le bonheur une certaine fugacité. Il s’agit,
là encore, d’un passager clandestin. Mais pour qualifier l’amour, je
parlerais moins de sensation morale que d’ivresse sobre.
On ne se rend pas bien compte qu’on est amoureux, lorsque c’est
le cas. Un homme ivre sait qu’il a bu et, en général, il tient
secrètement le compte des verres qu’il a vidés – il mentira peut-être
à son entourage, mais ne s’abusera pas sur l’avancement de son
imbibition. Cependant l’amoureux n’a rien de tangible pour quantifier
ce qui lui arrive. Amoureux, je travaille avec ardeur sans que rien ne
me pèse ; le quotidien ne m’accable pas, mais me paraît léger ; je
me fiche pas mal qu’il pleuve, qu’il fasse gris ou qu’il y ait un soleil
de printemps, mieux, je trouve je ne sais quel charme romanesque à
n’importe quel climat ; j’ai des actes de générosité subite et
incompréhensible, je suis plus ouvert si quelqu’un m’accoste dans la
rue pour demander une pièce, je ris facilement aux plaisanteries des
autres. C’est que mon existence est comme magnétisée, soulevée
de terre par la proximité de l’être aimé. Ce transport, j’ai la bêtise de
croire qu’il m’appartient en propre. Hélas, voici qu’arrive une dispute,
une séparation, une déception, un manque : le rideau tombe. Tout
d’un coup, le ciel est à nouveau gris, les gens me bousculent dans la
rue, je somnole et trouve longues les après-midi de travail, je ne sais
plus très bien ce que je veux, ni quelle est la motivation de mes
actes. Me voilà rendu à la platitude du quotidien. Que s’est-il passé ?
Pourquoi une telle gueule de bois, alors que je n’ai rien avalé ?
Ce qui est sûr, c’est que l’amour pas plus que le bonheur, une
ivresse sans rime ni raison pas plus qu’une fugitive sensation
d’unité, ne sont susceptibles de constituer pour moi des buts – de
tels états ne se décrètent pas, et il faut s’estimer déjà content de les
rencontrer quelquefois sur sa route.

Dans un registre moins éthéré, nombreux sont ceux qui courent


après l’argent. L’argent est quantifiable, universel, échangeable
contre toutes les autres richesses de ce monde – ne serait-ce pas
qu’il a quelque chose de supérieur, qu’il est le véritable souverain
Bien ?
Ici encore, je répondrai en m’appuyant sur ma propre expérience :
seul le manque d’argent est un problème. Ainsi, l’argent est-il une
condition négative du bien-être. Tant qu’on en manque, il n’est pas
possible de réfléchir sereinement à autre chose. Lorsqu’on est à
découvert, vraiment dans le rouge, qu’on ignore comment boucler le
mois, alors, à moins d’avoir un surmoi particulièrement laxiste ou un
principe de réalité altéré, l’argent devient une obsession, la grande
affaire de l’existence. Non seulement on se demande comment
payer ses factures, mais en plus, on ne peut s’empêcher de s’aigrir,
d’éprouver du ressentiment à l’encontre de ceux qui ont trouvé le
truc pour bien gagner leur vie.
Au moment des attentats du 11 septembre 2001, j’étais à Avignon.
Lorsque le premier avion a percuté l’une des Twin Towers, on m’a
appelé : « Alexandre, vite, allume une télé, regarde ce qui est en
train de se passer ! » N’ayant pas de poste chez moi, je me suis
rendu en courant chez ma voisine, avec qui j’étais assez copain et
qui vivait d’allocations sociales. Elle était en compagnie d’une
connaissance à elle, un sans domicile fixe qu’elle hébergeait depuis
une dizaine de jours. Devant le spectacle des tours dégringolant, ils
étaient en train de s’ouvrir des bouteilles de mousseux qu’ils étaient
allés acheter au supermarché ; ils trinquaient en riant à pleines
dents. Pour eux, c’était une fête. Pourquoi ? Simplement parce qu’un
symbole de la réussite, de l’opulence, du grand capital mondial – le
World Trade Center – était en train de s’effondrer. Le manque
d’argent a ceci de pénible qu’il vous rend monomaniaque et qu’il
vous emplit de haine – un effet de brûlure acide que connaît
quiconque est passé par là. Cependant, dès qu’on n’en est plus à se
demander comment s’acheter à manger et payer l’électricité, qu’on
gagne régulièrement de quoi vivre, cette fixation pécuniaire cesse
comme par enchantement. C’est même comme si elle n’avait jamais
existé. Les reflux gastriques et les cogitations sans fin sur l’idée-
géniale-qui-va-enfin-me-permettre-de-devenir-millionnaire
s’évanouissent. L’argent, de raison de vivre, redevient une simple
question d’intendance, au même titre que l’appartement que j’habite
ou les vêtements que je porte pour aller au bureau. Importants,
certes, mais je pourrais être aussi content en logeant à une autre
adresse ou en portant un autre pantalon. C’est pourquoi l’argent
n’est pas non plus éligible au rang de souverain Bien : passé un
certain stade – celui où nous ne sommes plus dans l’urgence –, la
course perd son sens. L’argent est un objectif transitoire, nullement
ultime.

Dira-t-on alors que c’est la reconnaissance – sous la forme des


honneurs et de l’estime d’autrui – qui mérite d’être, dans ce même
registre de la réussite extérieure, convoitée ? Dans sa structure
psychologique, la quête de reconnaissance se ramène toujours à
quelque chose comme : « Maman, maman, regarde comme je sais
faire du vélo ! » J’ai l’air de plaisanter, mais je n’ai jamais pu me
débarrasser moi-même de ce réflexe puéril. Si je termine un article
ou un livre, si je construis une étagère, si je nage quelques
kilomètres en haute mer, il y a en moi une petite voix qui crie :
« Maman, maman, regarde ce que je viens de faire ! », je m’entends
réclamer intérieurement un regard qui approuve et une voix qui
félicite. Faut-il céder à un tel penchant ? Ce serait courir le risque de
tomber dans un embarrassant infantilisme, bien sûr…
Mais je voudrais glisser ici une autre remarque : la société
contemporaine crée une immense soif de reconnaissance, pour
cette simple raison que les cadres traditionnels dans lesquels
pouvait être évaluée notre action ont disparu. Pour que la
reconnaissance s’exprime, il est nécessaire qu’il y ait un milieu
fermé, semblable à une famille : si vous êtes artisan compagnon de
France, pianiste de haut niveau, militaire, nationaliste corse, maire
de votre village, footballeur, vous appartenez à une communauté qui
a ses propres règles d’excellence, ses critères partagés, mais aussi
ses formateurs, ses maîtres, ses arbitres, son public. La plupart
d’entre nous, une fois quitté le domicile parental, n’évoluent plus
dans des cercles aussi clairement délimités. Cependant, le besoin
de reconnaissance n’a pas disparu pour autant ; au contraire, il a été
exacerbé et se répand, sans que rien ne puisse plus le contenir,
dans la société tout entière. Car, si nous n’avons plus de milieux
clos, nous avons des médias incroyablement ouverts : non
seulement par la démultiplication des chaînes de télévision et de
radio, mais par la facilité qu’il y a à mettre en ligne la musique ou le
poème qu’on a composé, à tenir un blog, à émettre des messages
publics, à montrer à la cantonade ses photographies personnelles.
Et ce désir est d’autant plus dévorant qu’il n’a plus de destinataire
identifiable. C’est pourquoi les nouveaux médias tendent un piège
au besoin de reconnaissance originaire ; à la limite, ils donnent à
chacun l’illusion de pouvoir un jour s’écrier : « Maman, maman,
regarde comme je sais faire du vélo ! » en prime time sur CNN.

Le bonheur, l’amour, l’argent, la reconnaissance… On pourrait


continuer à faire défiler longtemps les prétendants au titre de
souverain Bien, pour les abattre un à un, comme des lapins en
carton dans un stand de tir. Mais inutile d’entretenir indéfiniment le
suspense : la conclusion d’un tel examen se laisse entrevoir, la vie
n’a pas de but. De plus, il serait inutile de s’en donner un
arbitrairement, ce qui reviendrait à abdiquer sa liberté pour passer le
restant de ses jours sous la férule d’un idéal fallacieux. Et cette
conclusion – que la vie n’est pas un moyen en vue d’atteindre une
fin –, loin d’être amère, apporte sa part de délivrance.
On touche ici au sens moral profond de la suspension de
l’assentiment, cette fameuse épokhè, qui mérite d’être interprétée
comme une attitude existentielle plus encore que comme une
mesure de prudence épistémologique : comprendre qu’il n’y a pas
de but, ni d’idée qui vaille qu’on se sacrifie pour elle, ni de saint
auquel se vouer, est l’une des conditions d’accès à la vie bonne.
En voici un corollaire : il ne faut pas s’imaginer que nous
atteindrons, quelque part dans un futur plus ou moins éloigné, un
achèvement qui nous comblera, une résolution de nos tourments et
de nos espérances. La vieillesse ne sera pas meilleure que l’âge
adulte, et nous ne connaîtrons jamais l’exaucement de nos souhaits,
la complétude définitive auxquels nous nous laissons quelquefois
aller à rêver : notre futur sera à l’image du présent, imparfait ; il sera
même probablement pire, à mesure que nos forces déclineront, que
les maladies et les ennuis de santé nous mineront. Il n’y a rien de
mieux à espérer que ce qui s’offre ici et maintenant. La vie ne sera
jamais plus belle qu’en cette minute précise.

Mais il n’est pas suffisant de démolir la croyance au souverain


Bien. Poursuivons cet examen critique et attaquons maintenant une
autre illusion tenace, source de bien des tracas et souffrances
superflus : en effet, débarrassons-nous au plus vite de l’opinion
selon laquelle il nous incomberait de faire des choix. « On a tort de
parler en amour de mauvais choix puisque, dès qu’il y a choix, il ne
peut être que mauvais », affirmait Marcel Proust dans une formule
restée célèbre, et plus profonde qu’il n’y paraît. En fait, cette
remarque ne vaut pas seulement pour l’amour et mérite d’être
étendue à toutes les circonstances de l’existence.
Hélas, nous n’avons que trop tendance à concevoir la liberté
comme la possibilité de trancher entre plusieurs options. Émilie ou
Isabelle ? Profiter de ses indemnités de chômage pour prendre une
année sabbatique et voyager autour du monde ou rechercher au
plus tôt un nouvel emploi ? Vivre à la ville ou à la campagne ?
Rester célibataire ou convoler ? Divorcer ou insister dans un
mariage insatisfaisant ? Fromage ou dessert ? Par une excessive
confiance dans les pouvoirs de notre raison ainsi que dans les
représentations – hasardeuses et fantasmatiques – que nous nous
forgeons à propos du futur, nous nous croyons souvent tenus,
comme le voyageur arrivé à un carrefour, de jauger les directions et
d’en choisir une. Mais cette analogie est trompeuse.
Lorsqu’on se trouve à un carrefour où la route se sépare en deux
voies, chacune mène quelque part, elles vont vers deux villages
différents – mettons que le premier s’appelle A et le second B.
Cependant, une telle métaphore spatiale ne s’applique pas aux
choix de vie : la géographie de l’avenir n’ayant aucune espèce de
matérialité, il n’y a pas d’issue prédéterminée aux chemins que nous
empruntons dans un temps à venir ; en d’autres termes, il n’y a pas
d’équivalent chronologique de A et de B. La destination n’existe pas,
sauf dans notre imagination. Et à tout moment de notre progression,
le futur conserve toujours sa qualité première, l’imprévisibilité.
Quand nous faisons mine de choisir, nous sommes de mauvaise
foi. Nous nous comportons comme s’il existait une sorte de patron –
au sens que ce terme a en couture – de notre avenir, auquel nous
devrions nous conformer afin d’éviter qu’il nous arrive quelque
malheur ou avanie. Mais d’où nous vient cette curieuse conviction
qu’il existe un modèle ou encore un plan de vie adapté à nos
potentialités et à nos besoins ? Probablement du système scolaire et
de l’habitude que nous avons prise, dans l’enfance, de suivre une
progression de classe en classe tracée d’avance. Une fois
émancipés du carcan éducatif, les choses se passent différemment ;
il devient beaucoup plus difficile de dire où nous serons l’année
prochaine.
De plus, la vie n’est pas riche en alternatives. La plupart du temps,
elle ressemble à un fleuve : l’eau est emportée par son propre
poids ; elle s’adapte, certes, aux méandres et aux variations du
terrain, mais une chose est certaine, elle ne remonte pas les
montagnes et s’écoule toujours vers le bas. Parfois, il nous arrive
d’arriver en un lieu un peu plus plat, où nous nous étalons, où
plusieurs possibilités semblent s’ébaucher, mais bien vite l’une
prédomine. Si je suis à la recherche d’un emploi et que deux offres
se présentent à peu près en même temps, il est rarissime que l’une
d’elles ne soit pas d’emblée disqualifiée, parce que le salaire en est
moins avantageux, la localisation peu commode, ou le contenu des
missions moins attractif. Même chose pour le couple : qui désire
vraiment deux ou trois partenaires avec une égale intensité, hésitant
entre eux comme devant les cases à cocher d’un QCM ? Certes,
avant d’accepter un nouvel emploi ou de débuter une histoire
d’amour, nous tenons à nous accorder un délai de réflexion – mais
ce n’est là qu’une manœuvre dilatoire, qui vise surtout à nous
procurer un certain agrément psychologique. Nous prenons plaisir à
nous sentir riches de plusieurs possibilités et en mesure de porter
notre dévolu sur l’une d’elles, comme si nous étions des monarques
régnant sur le futur. Ce n’est là qu’une posture. Nous nous donnons
de grands airs en feignant de commander à l’enchaînement des
circonstances, nous essayons de présenter les étapes clés de nos
vies – je fais un enfant, je me marie, j’abandonne mes études de
médecine, je m’engage dans l’armée – comme des décisions, fruits
de notre volonté et de notre force de caractère. Il n’est pas
détestable, au demeurant, tandis que notre destin prend tournure et
que des actes irréversibles s’accomplissent, de prendre le temps
d’en discuter en famille ou avec des amis ; et ainsi, de faire un peu
monter la sauce, de nous gargariser de paroles et d’avis
contradictoires, de récolter quelques satisfactions d’amour-propre au
passage. Cependant, contrairement à une idée répandue et à une
mystification soigneusement entretenue par les psychologues, parler
ne sert à rien. Le bavardage n’est qu’un oreiller moelleux que nous
posons sous notre tête. Les grandes affaires de l’existence sont
toujours pliées d’avance.
Qu’est-ce qui a décidé pour nous ? Pourquoi ai-je su dès le départ
que ce serait Isabelle, que je ne partirais pas travailler à Saint-
Étienne, que je ne suis pas si impatient de faire le tour du monde et
que la tartelette aux fraises est plus appétissante que le
camembert ? Quelle est donc, si ce n’est la délibération rationnelle,
l’instance qui émet ces préférences ? Il n’est qu’une réponse
sensée : c’est toujours l’impulsion vitale qui nous mène.
Arcésilas, lorsqu’il a le premier avancé le concept de suspension
générale de l’assentiment, s’est aussitôt trouvé confronté à des
adversaires lui reprochant de rendre la vie impossible, de paralyser
l’action. Ce à quoi il a répondu, d’après Plutarque dans son Contre
Colotès, que la hormè, c’est-à-dire l’impulsion qui nous porte
naturellement à agir, était largement suffisante pour nous dicter ce
qu’il faut faire. Si on nous jette dessus une pierre, avons-nous
vraiment besoin de réfléchir pour bouger la tête et l’éviter ? Ainsi, la
suspension de l’assentiment n’est nullement incompatible avec cette
hormè ou force dirigée vers le mouvement qui nous irrigue
constamment, sans qu’il n’y ait rien à planifier ni à discutailler.
À propos de Pyrrhon, Diogène Laërce a cette remarque
révélatrice : « Il se laissait guider par la vie. » On touche là au cœur
même de la vision de l’humain défendue par les sceptiques : une
fois que nous avons neutralisé le poison des idéologies, des fausses
croyances et des grandes idées vagues, nous ne sombrons pas
dans une semi-léthargie, bien au contraire, nous devenons capables
de moduler notre comportement selon nos tendances et les
événements extérieurs ; notre désir se coule naturellement dans le
monde.
Mais on dira : « Certaines situations sont complexes, bien plus
que celle où l’on nous lance une pierre à la figure. Que faire si le
geste qu’il convient d’effectuer n’a rien d’un réflexe ? » Ici, la
réponse que je défendrai dans le cadre de cette version rénovée du
scepticisme moral est la suivante : plutôt que de réagir aux
problèmes d’orientation par la crispation intellectuelle – en
réfléchissant longuement et en soupesant inlassablement le pour et
le contre –, ou encore par le probabilisme – en nous rangeant à
l’avis de quelques personnes autour de nous que nous jugeons
éclairées –, j’affirme qu’il vaut mieux s’en remettre à la puissance
germinative de la solution. Lorsqu’on plante une graine, celle-ci
s’ouvre, développe des radicules, mais elle le fait, n’est-ce pas, sous
terre, et c’est seulement à l’issue d’une progression lente et cachée
que nous voyons, avec émerveillement, une tige verte et neuve sortir
du sol ; de même, la solution au problème que nous rencontrons
dans l’existence (particulièrement s’il s’agit d’une affaire de cœur)
n’est pas quelque chose que nous pouvons décréter, ni même que
nous devons précipiter, mais qui finira au contraire par émerger d’un
processus souterrain, qui se déroulera à l’abri de la lumière de la
raison, si bien que, lorsqu’elle crèvera finalement la surface, ce sera
pour nous une fête et non un renoncement, et elle méritera d’être
accueillie avec autant de joie que la victoire d’un perce-neige sur le
manteau glacé de l’hiver. Oui, je crois vraiment qu’il convient
d’adopter, en cas de désorientation, cette attitude de suspension, de
recul, qui consiste à savoir laisser grandir la solution pour ainsi dire
dans le secret de notre cœur, avant de la laisser franchir la barrière
de nos lèvres.
L’avantage d’une telle manière de procéder est qu’elle ne porte
pas atteinte à notre propre unité subjective. Lorsqu’au contraire,
nous nous efforçons de trancher sans délai, que nous nous sentons
sommés de prendre parti, la chose est douloureuse et tout se passe
comme si nous nous privions d’une potentialité, comme si nous
annulions l’une de nos puissances d’agir, autrement dit, comme si
nous nous divisions. De telles amputations, aussi désagréables que
laborieuses, ne sont pas nécessaires pour autant qu’on sache s’en
remettre à la résolution dynamique des problèmes, qu’on laisse le
flux défaire les nœuds.

C’est pourquoi il est temps de répondre à l’une des objections les


plus célèbres qu’on a faites aux sceptiques, sous la forme d’une
petite fable amusante baptisée « L’âne de Buridan » (du nom d’un
penseur scolastique français du XIVe siècle).
Figurez-vous un âne qui se trouverait debout, sur une route, à mi-
chemin entre son picotin d’avoine et un seau d’eau. S’il ne prend
aucun parti, s’il ne se décide pas à manger ou à boire d’abord, donc
s’il suspend son assentiment, il finira par mourir à la fois de faim et
de soif. Cette histoire, simple et efficace, était souvent invoquée pour
tourner en dérision les disciples de Pyrrhon. Mais elle procède d’une
mécompréhension profonde du sens de la suspension de
l’assentiment : l’épokhè n’est pas une manière de prolonger la phase
de doute à l’intérieur de la situation de choix, mais au contraire une
invitation à s’extraire de cette dernière. Tant qu’on se considère pris
dans une alternative fermée, on est bloqué – parce qu’il peut y avoir
isosthénie des arguments contraires, en l’occurrence il se peut que
l’avoine soit aussi bonne et nécessaire que l’eau. Mais suspendre
son assentiment, c’est refuser une telle schématisation du réel, et
accorder moins d’importance au calcul qu’à l’impulsion pour se tirer
d’affaire. De fait, on peut répondre à Buridan qu’aucun âne ne s’est
jamais laissé mourir de soif ni de faim, s’il avait eau et nourriture à
portée de lui. C’est donc la transformation abusive d’une scène
réelle en un cas théorique qui crée, ici, un faux problème. Chez le
sceptique, il y a une écoute presque de physiologue à la dimension
informulée, implicite, non rationalisable de l’existence – une
ouverture à une intelligence des situations qui ne passe pas par la
sèche logique. Suspension n’est donc pas abstention, mais écoute
du désir.

Quant à René Descartes, il semble avoir été, au moins en son âge


mûr, partisan de l’approche par les choix rationnels. Dans un
passage peu connu du Traité des passions de l’âme, il propose une
expérience de pensée qui va en ce sens – et qui confirme d’ailleurs
son goût pour les questions d’orientation.
Supposez que vous deviez rejoindre un village assez éloigné, et
qu’il existe deux itinéraires. Le premier est une route dégagée et très
fréquentée, où passent régulièrement les agents de la
maréchaussée, qui est donc réputé sans danger. Le second chemin
est beaucoup plus court, mais il passe à travers des bois et des
montagnes dans lesquels vous risquez de tomber sur une bande de
voleurs, qui pourrait bien vous détrousser et vous laisser pour mort.
L’itinéraire le plus sage est évidemment la grande route. Seulement
voilà, lorsque vous parvenez au point précis où ces deux trajets se
séparent, vous éprouvez comme un mauvais pressentiment. Difficile
de dire ce qui vous gêne, si c’est le ciel qui couve un orage, ou
l’aspect inquiétant des arbres qui bordent les talus ; toujours est-il
qu’un instinct en vous, plus animal que réfléchi, se manifeste : ne
feriez-vous pas mieux de mettre de côté les recommandations des
gens du pays, et d’emprunter le sentier qui passe à travers bois et
monts ? Que faire ? Qui convient-il d’écouter, entre la voix de la
raison et celle de l’intuition ?
Réponse de Descartes : il faut prendre l’itinéraire statistiquement
le plus sûr. Car, même s’il vous y arrive quelque malheur, vous ne
pourrez pas vous en vouloir. Admettons que vous preniez le sentier
déconseillé et que vous tombiez dans une embuscade, la faute vous
en reviendra entièrement. Si, au contraire, vous faites une mauvaise
rencontre sur la grande route, c’est qu’il y avait là une malchance
contre laquelle nul ne pouvait rien. Dans le langage de Descartes,
cela donne : « La raison veut que nous choisissions le chemin qui a
coutume d’être le plus sûr ; et notre désir doit être accompli touchant
cela lorsque nous l’avons suivi, quelque mal qui nous en soit arrivé,
à cause que ce mal ayant été à notre égard inévitable, nous n’avons
eu aucun sujet de souhaiter en être exempts, mais seulement de
faire tout le mieux que notre entendement a pu connaître. »
Que penser d’un tel raisonnement ? Encore une fois, la
transposition existentielle d’une telle règle de conduite a quelque
chose de déplaisant, voire mortifère. Quelle espèce de vie aura-t-on,
si l’on n’emprunte que les chemins les mieux balisés et les plus
assurés, ceux dont tout le monde pense que ce sont les bons ? Cela
revient à s’en remettre à l’avis du plus grand nombre. Dans les
conditions actuelles, la voie royale pour un jeune d’une quinzaine
d’années consistera par conséquent à se diriger vers un bac
scientifique, à essayer d’entrer dans une classe préparatoire, à
travailler dur pour remporter le concours d’une grande école, à
arriver diplôme en poche sur le marché du travail à vingt-cinq ans, à
attendre un peu avant de se marier, disons vers trente-cinq ans, et
d’ailleurs à préférer au mariage le concubinage, qui n’expose pas à
des reversements de pension en cas de séparation… Un parcours
de ce type vaut sans doute mieux qu’une suite d’échecs, d’accidents
et de fugues malheureuses. Cependant, à quoi bon brandir des
pronostics comme des épouvantails afin de canaliser les jeunes
gens dans une seule direction, comme si elle était obligatoire ? Si
l’on sent profondément, en soi, que l’élan vital mène ailleurs, qu’il
pousse à l’art, au voyage, à l’amour fou, à l’étude des langues
anciennes, de l’océanographie ou tout bonnement à quitter les
études dès l’âge de seize ans pour travailler de ses mains, pourquoi
ne faudrait-il pas s’écouter ?
Cependant, le scepticisme ne se contente pas de nous délivrer de
l’embarras du choix pour nous inviter à suivre notre pente : c’est
aussi une formidable incitation au plaisir esthétique. Puisqu’il n’y a
pas de religion ni d’idéologie méritant d’être servie, que le sens
profond de nos expériences est inaccessible, que nous sommes
dans l’ignorance de l’avenir, il ne nous reste plus grand-chose à quoi
tenir, sinon à nous réjouir d’exister. Le sceptique s’émerveillera
simplement d’être là, vivant, et de percevoir le monde.
Nul ne saurait, mieux que lui, profiter d’un coucher de soleil. Voici
que, par la fenêtre, vous voyez l’astre du jour descendre vers
l’horizon ; le ciel s’embrase en bas, mais cette traînée de lave est
étouffée par l’épais matelas bleuté des nuages, et l’azur en haut
reste limpide. Comment appréhender un tel spectacle ? Pour le
psychologue, le crépuscule symbolise notre condition mortelle, il
s’accompagne de mélancolie et d’un irrépressible sentiment de
deuil. Pour le croyant, c’est l’un des théâtres de la puissance divine.
Pour l’homme pressé, il n’existe pas plus qu’un battement de porte.
Pour le jouisseur, il annonce les plaisirs de la nuit. Pour le travailleur
fatigué, ses couleurs appellent le premier verre d’alcool. Pour le père
de famille, il précède le temps du dîner et du coucher des enfants.
Pour le sceptique, le crépuscule n’est la métaphore de rien. Il est là,
offert. Il n’y a pas de satisfaction à chercher derrière, ni après lui.
Tout au plus la beauté du soir contient-elle, scellée dans son
apparence sans doublure, l’évidence du mystère de notre présence
au monde.
La contemplation esthétique est liée au scepticisme en cela qu’ils
encouragent, l’un comme l’autre, la reconnexion au mystère.
S’étonner que le monde soit. Y prendre plaisir. Ne pas se poser des
questions sans réponse, mais s’arrêter à ce premier pas. Accepter
qu’il y ait davantage d’inexprimable que de pensées articulées. C’est
là une expérience que nous faisons souvent et dont nous ne nous
lassons pas : que nous regardions tomber la première neige de
l’année, que nous levions les yeux de l’écran de notre ordinateur
pour observer la ramure d’un arbre qui bat contre la vitre, que nous
arrivions au bord de la mer après avoir vécu des mois durant à
l’intérieur des terres, que nous remarquions une statuette au coin
d’une rue qui jusque-là n’avait pas attiré notre attention, que nous
fermions les yeux pour savourer l’arôme d’un café, que nous
échangions un baiser, que nous reconnaissions une mélodie
familière, jouée sur un piano désaccordé, qui s’invite jusqu’à nous
par une fenêtre entrouverte – dans toutes ces variétés du plaisir
esthétique, ces moments qui cisaillent notre vie comme des flashes
imprévisibles et gratuits, la puissance du mystère se rappelle à nous.
Les calculs et les finalités mesquines qui nous animent s’en trouvent
relativisés. Ces irruptions de la beauté dans une vie tendue et tissée
de préoccupations sont, aux yeux du sceptique, d’immenses
bienfaits ; c’est pourquoi ce dernier essaie de faire en sorte que le
message blanc – tant il est réfractaire à l’explicitation – de ces
moments-là s’inscrive profondément en lui et devienne sa force
secrète.
D’ailleurs, il y a là presque un point commun entre le sceptique et
le croyant : tous deux ont la passion de l’inexplicable. Mais le
premier reste sur le seuil et ne l’enfreint pas. Tandis que le second
procède à un forçage de la limite. Telle est l’aberration de la foi : dès
qu’on saute, si l’on peut dire, à pieds joints sur le mystère, on le rate,
on met en ses lieu et place une prétendue vérité, et, ce faisant, on le
troque contre une erreur. L’attitude sceptique consiste à se tenir
devant l’apparence du monde comme debout au sommet d’une
falaise ; inutile de vouloir aller plus loin, ce serait se perdre ; mieux
vaut profiter du panorama en se contentant d’être là, immobile.
Et que voit le sceptique perché sur son promontoire ? Quelque
chose comme la réunion de toutes les variétés du bleu (le bleu, dont
Goethe disait qu’il « fait à l’œil une impression étrange et presque
informulable », qu’il est moins une couleur qu’un « néant attractif »).
Mais il est temps de clore ce chapitre et de rassembler le modeste
outillage de notre sagesse sceptique portative. Dans sa Lettre à
Ménécée, Épicure a eu l’heureuse idée de proposer un
tetrapharmakon – littéralement un « quadruple remède » –, c’est-à-
dire une doctrine morale extrêmement concise, comptant deux
préceptes négatifs et deux positifs, censée permettre de vivre
« comme un dieu parmi les hommes ». Eh bien, imitons cet exemple
et formulons à notre tour ce qu’on pourrait appeler un
tetrapharmakon sceptique, facile à mémoriser, et dont chaque
lecteur pourra tirer parti comme bon lui semble.
Première recommandation, négative : il faut se débarrasser de
l’idée, superstitieuse et démentie par l’expérience, selon laquelle il y
aurait un Bien suprême, autrement dit cesser de penser que la vie
entière devrait être orientée vers un but supérieur à elle. Une telle
finalité n’existe pas. Deuxième recommandation, négative elle
aussi : il convient de ne jamais formaliser les problèmes que nous
rencontrons dans l’existence en termes de choix, car nous n’avons
aucune décision rationnelle à prendre, ce ne sont là que des fictions
abstraites que nous nous proposons pour entretenir nos bavardages
et nos atermoiements. Troisième recommandation, positive celle-là :
le plus sûr est de se fier, en toutes circonstances, à son impulsion
vitale, c’est-à-dire d’aller là où nous conduit notre désir principal.
Quatrième et dernière recommandation, positive également : tout
plaisir esthétique est bon à saisir, car il n’y a rien au-delà des
apparences qui pourrait nous combler, mais seulement de
l’incertitude et de l’erreur.
Quadruple remède auquel nous pouvons, finalement, donner une
formulation plus brève, à bon entendeur : ne perds pas ta vie à
poursuivre un but illusoire ; ne choisis jamais ; obéis toujours à ton
désir le plus grand ; admire aussi souvent que tu le peux les
apparences de ce monde.
Contre la sotte idée de vouloir faire de sa vie une œuvre d’art

Et puis vient l’heure des combats. Car ce projet de remettre au


goût du jour la morale sceptique, après en avoir rappelé les
fondamentaux, ne va pas sans une intention polémique : mon but
est en effet de nous armer contre la vogue immense que connaît,
depuis quelques décennies, une version elle-même réactualisée du
stoïcisme. Cette vogue est d’autant plus menaçante qu’elle n’éveille
guère de résistance du côté des intellectuels et des universitaires,
qui en sont dupes pour la plupart. Ainsi, l’heure est-elle venue de
réactiver l’affrontement multiséculaire de l’Antiquité entre la morale
de l’Académie et celle du Portique – entre la voie de l’épokhè et celle
de l’enkrateia, ou maîtrise de soi.

L’apparition puis l’essor rapide, depuis les années 1960, de ce


qu’on pourrait appeler le néostoïcisme contemporain est en soi un
phénomène assez surprenant. En effet, le stoïcisme, qui installe
l’homme comme un maître en sa propre demeure, qui parie que
nous pouvons gouverner nos vies grâce à nos facultés intellectuelles
supérieures, aurait dû normalement succomber à la révolution
critique de la psychanalyse – laquelle a jeté la suspicion sur les
discours, disons, officiels, que le sujet tient sur sa propre existence
ainsi que sur sa capacité à résoudre les conflits psychiques dont il
est le siège par leur traitement rationnel. Et pourtant, depuis
quelques décennies, la philosophie morale du Portique a connu un
exceptionnel retour en grâce.
Dans un premier temps, ce sont les psychothérapeutes
américains qui, avec leur approche positiviste et leur ferme
conviction qu’il existe, pour toute difficulté qu’on rencontre, une
solution appropriée, sont allés chercher de l’inspiration du côté
d’Épictète et de Sénèque. Ainsi l’inventeur des thérapies cognitives
et comportementales lui-même, Albert Ellis, établit-il une filiation
directe entre sa méthode – qui consiste à ne pas tenter d’agir sur les
émotions des patients, mais à les aider à se faire des
représentations plus claires des événements de leur existence – et
le stoïcisme : « Des émotions négatives soutenues sont en général
le résultat de la stupidité, de l’ignorance ou d’un dérangement, écrit-il
dans son maître ouvrage Raison et émotion en psychothérapie ; et
pour l’essentiel elles peuvent, et même doivent être éliminées par
l’application du savoir et d’une façon de penser plus droite […]. Ce
principe, que j’ai tiré des nombreuses psychothérapies que j’ai
menées, a d’abord été découvert et formulé par les anciens
philosophes stoïciens […]. Les vérités du stoïcisme ont été le mieux
posées par Épictète, qui, au premier siècle après Jésus-Christ, écrit
dans son Manuel : “Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les
choses, mais les jugements qu’ils portent sur ces choses.” »
Après ce coup d’envoi, et dans le sillage des thérapies
comportementales, s’est développée une abondante littérature du
développement personnel : on ne compte plus aujourd’hui les traités
de psychologie positive, les manuels de savoir-vivre ou les recueils
de maximes qui recyclent ad nauseam les préceptes des anciens
stoïciens, et qui portent souvent des titres prometteurs comme
Manager avec Marc-Aurèle ou encore S’exercer au bonheur avec
Épictète… Aux dernières nouvelles, il existe même des stages de
relaxation pour cadres stressés où l’on propose de s’immerger dans
des piscines remplies de balles en caoutchouc, sur lesquelles sont
imprimées des citations fameuses empruntées aux penseurs du
Portique…
Si de telles initiatives prêtent à sourire, elles ne sont pas
complètement fortuites : car le stoïcisme de l’époque impériale
romaine contenait déjà, en germes, de telles tendances ; de fait, il
remplissait une fonction de soutien moral auprès des élites. Toutes
proportions gardées, les stoïciens romains des deux premiers
siècles de notre ère sont les lointains prédécesseurs de nos
psychothérapeutes et de nos coaches ; ils ne dédaignaient pas de
jouer le rôle de directeurs de conscience – nul hasard si le futur
empereur Marc-Aurèle fut très tôt formé au stoïcisme par un certain
Claudius Maximus, ou si Sénèque exerça des fonctions de conseiller
auprès de Caligula, de précepteur auprès de Néron, mais aussi de
prêteur et de consul. Les stoïciens évoluaient dans le proche
entourage des hommes de pouvoir ; et ces derniers appréciaient
beaucoup leurs conseils, relatifs à la maîtrise des affects ou à l’art
de saisir le moment opportun pour agir.

Pour autant, en dehors des thérapies comportementales et du


développement personnel, le néostoïcisme contemporain a aussi été
nourri par une entreprise philosophique d’une tout autre envergure,
qu’on ne saurait balayer d’un revers de la main et qui exige un
examen attentif : au cours des dix dernières années de sa vie,
Michel Foucault s’est lancé dans une vaste relecture des textes de la
pensée antique en général et du stoïcisme en particulier, ce qu’il a
appelé avec humour son grand « trip gréco-latin ». Ce qui intéressait
principalement Foucault, c’étaient les méthodes par lesquelles les
sages de l’Antiquité tentaient de se rendre maîtres d’eux-mêmes, de
réformer leur vie. En réfléchissant à l’ascèse stoïcienne, il a élaboré
des concepts qui ont rencontré un large écho dans le monde
universitaire et au-delà, ceux de « technique de soi » et encore
d’« esthétique de l’existence ».
Mais il est temps de préciser la stratégie que j’emploierai dans la
suite de ce chapitre : plutôt que d’attaquer les manifestations
caricaturales ou mercantiles du néostoïcisme contemporain, de
railler la simplicité souvent enfantine des guides de psychologie
positive, démonstration qui serait à la fois fastidieuse et inutile, la
critique exposée dans les pages qui suivent sera dirigée
exclusivement contre l’éthique du dernier Foucault. Je tiens en effet
qu’il est plus loyal, mais aussi plus avisé, d’argumenter contre ce
que le néostoïcisme contemporain a produit de meilleur – car, du
même coup, ses dérivés plus ou moins frelatés devraient perdre ce
qui pourrait, d’en haut, les justifier ou les ennoblir.

La plupart des œuvres philosophiques importantes reposent sur


une exagération, et celle de Michel Foucault n’échappe pas à la
règle : de façon générale, et malgré ses qualités indéniables, ce
penseur a le défaut de surestimer les relations de pouvoir. Il n’a de
cesse de prêter au corps médical, aux administrations policières et
judiciaires, à l’état civil, aux prisons, aux établissements d’éducation,
aux gouvernements et même aux idées et aux systèmes de pensée,
une emprise très exagérée sur le bios, soit sur la vie concrète des
hommes. Cette hypostasie du pouvoir, cette dramatisation des
rapports de force entre les différentes classes et institutions se
partageant l’espace sociopolitique, se retrouvent bien sûr dans sa
compréhension des enjeux de la vie morale, et ce n’est pas un
hasard si Foucault a consacré les deux derniers séminaires de son
enseignement au Collège de France au thème du « gouvernement
de soi et des autres » : il croyait sérieusement possible d’exercer un
étroit contrôle sur son existence, d’être à soi-même comme son
propre souverain.
Au milieu des années 1970, la trajectoire intellectuelle de Michel
Foucault a pris un cours imprévu ; il s’est sensiblement éloigné du
champ des études politiques, qui l’avaient occupé jusqu’alors, pour
se tourner vers l’éthique. Toutefois, il n’a vraiment publié les résultats
de cette recherche qu’entre 1982 et 1984. Invité en octobre 1982 à
donner une conférence à l’université du Vermont, Foucault a choisi
de s’exprimer sur les « technologies of the self », les « techniques
de soi », notion dont il donne une présentation déjà très étoffée : ces
dernières « permettent aux individus d’effectuer, seuls ou avec l’aide
d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme,
leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être ; de se transformer
afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse,
de perfection ou d’immortalité ».
Concrètement, Foucault désigne par techniques de soi l’habitude
qu’avaient les philosophes de l’Antiquité, surtout stoïciens, mais
également épicuriens ou cyniques, de faire leur examen de
conscience ; de s’accorder des retraites, parfois de courtes pauses
au cours de la journée, parfois des séjours dans leurs villas en
province loin des affaires, afin de se rassembler autour de ce noyau
de conscience que Marc-Aurèle appelle le « dieu intérieur » ou le
« principe directeur » ; de méditer chaque jour un ou plusieurs
préceptes de leur doctrine ; de songer quotidiennement à la mort,
afin de ne pas se laisser surprendre par elle ; de noter leurs rêves au
réveil, afin de les interpréter, mais aussi de faire un usage singulier
de l’écriture, tantôt pour échanger des lettres avec leur maître en
philosophie, tantôt pour tenir un journal de pensée et donner ainsi un
support tangible à leurs méditations ; d’écouter des discours et des
lectures en silence pour les mémoriser, ou encore de participer à
des entretiens dialectiques.
Dès la fin de l’année 1982, donc, Michel Foucault est déjà bien
avancé dans sa réflexion sur les pratiques des philosophes antiques,
dont il livrera vraiment les fruits avec la parution du second volume
de son Histoire de la sexualité, intitulé L’Usage des plaisirs, en 1984.
Dans l’introduction de cet ouvrage, Foucault revient sur ce qu’il
appelle cette fois-ci les « arts de l’existence » : « Par là, il faut
entendre l’ensemble des pratiques réfléchies et volontaires par
lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de
conduite, mais visent à se transformer eux-mêmes, à se modifier
dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porte
certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de
style. » Cette inflexion de la technique vers l’esthétique est
évidemment capitale. Elle se fonde, pour Foucault, sur l’opposition
entre le monde païen et l’Occident chrétien.
Dès les débuts de notre ère et jusqu’à la fin du Moyen Âge, les
techniques de soi sont en effet omniprésentes chez les chrétiens,
qui pratiquent l’examen de conscience, l’ascèse, le jeûne, la
confession, la prière, l’érémitisme, les mortifications ; cependant,
elles obéissent à une téléologie particulière, puisqu’elles sont
orientées vers le salut. Partant, ces techniques de soi christianisées
accordent moins d’importance au corps qu’à l’âme, à la pratique
qu’au code. Les chrétiens sont obsédés par la liste des péchés,
qu’ils n’ont de cesse de détailler et d’enrichir, mais aussi par la
maîtrise de la vie intérieure, rythmée par les tentations. Chez les
païens, l’objectif est sensiblement différent : les philosophes
antiques, ne croyant pas au jugement dernier, entendent rendre
l’existence plus belle en ce monde, c’est pourquoi leur éthique peut
être envisagée comme un genre d’esthétique. Ils n’espèrent pas
compter parmi les élus ni mériter une place auprès de Dieu dans
l’éternité, mais devenir aux yeux des autres hommes des modèles,
des héros. Les arts de l’existence païens sont donc incarnés,
terrestres ; la vie intérieure et le dogme y ont moins d’importance
que le comportement et les actions éclatantes. Par ailleurs, avoir un
usage mesuré de la sexualité, de l’alimentation, du vin, pour les
païens, ce n’est pas résister à des tentations diaboliques, mais
montrer à soi-même et aux autres qu’on a de l’empire sur soi.
En 1984, Foucault – qui mourra au mois de juin – donne ses
derniers cours au Collège de France. Il propose, au début de
l’année, une brillante exégèse de deux dialogues de Platon,
l’Alcibiade et le Lachès, qui lui permet, dans sa leçon du 29 février,
de poser une distinction importante entre deux manières
d’interpréter le « Connais-toi toi-même », la fameuse parole de
l’oracle de Delphes. Celui-ci peut en effet être compris comme une
invitation à contempler son âme, à pratiquer l’introspection, à scruter
sa propre vie psychologique – et la descendance d’une telle attitude
en Occident est immense, qui résonne des Confessions d’Augustin
jusqu’à celles de Rousseau ou à l’essor de la psychanalyse.
Cependant, il est également possible de saisir l’oracle comme une
invitation à se découvrir et à se révéler non par un acte d’intellection,
mais bel et bien par l’action, par la « substance éthique » de sa
propre vie. C’est évidemment cette seconde voie qui fascine
Foucault, lequel décrit son propre projet en ces termes :
J’essaie de retrouver ainsi, au moins dans certains de ses linéaments les plus anciens et
les plus archaïques, l’histoire de ce qu’on pourrait appeler, d’un mot, l’esthétique de
l’existence. C’est-à-dire pas seulement, pas tellement pour l’instant, les différentes
formes qu’ont pu prendre les arts de l’existence, [ce qui] demanderait toute une série,
évidemment, d’études particulières. Mais je voulais saisir, je voulais essayer de vous
montrer et de me montrer à moi-même comment […] l’existence (le bios) a été
constituée dans la pensée grecque comme un objet esthétique, un objet d’élaboration et
de perception esthétique : le bios comme œuvre belle.

Le contexte biographique dans lequel Foucault a élaboré et


enseigné en chaire son esthétique de l’existence est lui-même
extraordinairement poignant – car c’est un homme gravement
malade qui s’exprimait en ces termes. En conservant la pleine
maîtrise de ses capacités intellectuelles mais aussi de ses émotions,
le philosophe a montré, par l’exemple, ce que pouvait être la belle
mort de nos jours, soumettant pour ainsi dire son esthétique de
l’existence à l’épreuve du feu.
Dans son roman À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, l’écrivain
Hervé Guibert, qui mourra lui aussi du sida, en 1991, décrit Foucault,
qu’il fréquentait assidûment, sous les traits d’un personnage nommé
Muzil. Et il montre à quel point l’attitude de celui-ci alternait les
bravades – « Muzil n’a jamais eu autant de fous rires que lorsqu’il
était mourant » – et le self control bluffant – « Combien de temps ? »
demande-t-il de but en blanc au médecin qui n’ose pas lui formuler
en termes clairs le diagnostic fatal. Dans une scène étonnante, Muzil
offre au narrateur Hervé Guibert, que l’inquiétude et les insomnies
dévorent, « l’un de ses livres préférés », c’est-à-dire son édition
Garnier-Flammarion des Pensées de Marc-Aurèle enveloppée dans
du papier cristal, « afin de [l]’apaiser ». Un exemplaire où l’on trouve
des sentences sobres et glaçantes comme : « Le temps de la vie de
l’homme, un instant ; sa substance, fluente ; l’assemblage de tout
son corps, une facile décomposition ; son âme, un tourbillon ; son
destin, difficilement conjecturable ; sa renommée, une vague
opinion. »
La relecture des classiques du stoïcisme par l’une des figures de
la French theory, un penseur d’avant-garde qui n’avait eu de cesse
auparavant de pourfendre les menées moralisatrices de tout acabit,
se présente comme un cocktail explosif. Pour autant, il faut se méfier
aussi de la fausse lucidité qu’engendre parfois la maladie : car il y a
là comme un effet d’optique, un éclairage oblique qui risque de
conférer à la statue de l’idole l’apparence d’une divinité authentique.
C’est pourquoi, après avoir brièvement rappelé les principales
étapes de cette refonte foucaldienne du projet stoïcien, il convient
maintenant de la récuser.

La première critique qu’on peut adresser à l’esthétique de


l’existence avancée par Foucault a trait à la genèse même du
concept, et à une certaine distorsion qu’il a introduite dans sa lecture
des œuvres antiques. En effet, Foucault s’est largement inspiré
d’une étude passée inaperçue à l’époque, due à Pierre Hadot et
intitulée « Exercices spirituels », publiée dans le tome LXXXIV de
l’Annuairede la Ve section de l’École pratique des hautes études, en
1977. Cet article, originellement destiné à un cercle restreint de
chercheurs, aujourd’hui traduit et commenté dans le monde entier,
propose rien moins qu’une nouvelle clé de compréhension des
classiques gréco-latins.
Au départ, Hadot s’est surtout posé des questions de forme : il
cherchait à comprendre pourquoi la plupart des écrits laissés par les
penseurs de l’Antiquité sont disparates, répétitifs, volontiers
contradictoires et non conclusifs – défauts de construction
manifestes tant dans les dialogues de Platon que dans les traités
d’Aristote, les Lettres à Lucilius de Sénèque ou encore les Pensées
de Marc-Aurèle. Pierre Hadot en est arrivé à la conclusion que les
Anciens ne poursuivaient tout simplement pas les mêmes buts que
les Modernes lorsqu’ils entreprenaient la rédaction d’un livre : ils ne
se souciaient guère d’exposer leurs théories sur un mode
argumentatif, ce qui suppose ordre et progression, et aspiraient
plutôt à former les esprits de leurs lecteurs, en les invitant à
s’approprier diverses figures de logique et expériences de pensée,
afin qu’ils progressent dans la maîtrise et l’expression de leurs
propres représentations – en un mot, il s’agissait de les amener à
effectuer des « exercices spirituels ». Par conséquent, les dialogues
de Platon sont des modèles d’entretien dialectique, les lettres
d’Épicure à Ménécée, de Sénèque à Lucilius ou de Fronton à Marc-
Aurèle des cours par correspondance. Cette destination initiatique
de l’écriture est résumée par Hadot en ces termes : « La philosophie
[de l’Antiquité] ne consiste pas dans l’enseignement d’une théorie
abstraite, encore moins dans une exégèse des textes, mais dans un
art de vivre, dans une attitude concrète, un style de vie déterminé,
qui engage toute l’existence. »
Non seulement Foucault a été transporté et inspiré par ces lignes,
mais il a beaucoup contribué, et avec générosité, à la notoriété de
leur auteur. Il a cité abondamment Hadot lors de ses conférences et
dans les deux derniers volumes de son Histoire de la sexualité.
Comme Hadot l’explique lui-même avec modestie dans un article
ultérieur, « Un dialogue interrompu avec Michel Foucault », il eut la
surprise d’être tiré de l’obscurité où le confinaient ses recherches
philologiques, en 1980, par le célèbre auteur de Surveiller et Punir,
qui tenait absolument à le voir. Foucault, qui avait une connaissance
approfondie de son travail, l’a incité à présenter sa candidature au
Collège de France, où Hadot fut élu en 1982. Cependant, cette
rencontre inattendue, ce clin d’œil de la providence, n’est pas
incompatible avec certains malentendus, voire un désaccord profond
entre les deux hommes.
Hadot, comme il n’osera l’exprimer que bien plus tard, en 1988,
dans ses « Réflexions sur la notion de “culture de soi” », n’était en
fait pas très à l’aise avec la transformation de sa notion d’« exercices
spirituels » en « techniques de soi », et encore moins avec
l’esthétique de l’existence foucaldienne. Car il y voyait une
mécompréhension profonde du projet des antiques : en effet, les
stoïciens et les épicuriens n’entendaient pas tant se sculpter eux-
mêmes que se dépasser, s’affranchir de leurs intérêts égoïstes et de
leur moi, pour s’élever à la considération d’entités plus grandes,
comme la nature ou le cosmos. Loin d’être animés par des
motivations narcissiques, ils voulaient prendre sur l’existence un
« regard d’en haut », vaincre la peur de la mort et se hisser jusqu’au
divin. Or Foucault a passé sous silence cet effort constant pour
briser le principe d’individuation, rabattant ainsi le souci de soi des
Anciens sur un simple training, non exempt de coquetterie. « Je
comprends bien, note Hadot, le motif pour lequel Foucault a gommé
ces aspects, qu’il connaissait bien. Selon une tendance à peu près
générale de la pensée moderne, tendance peut-être plus instinctive
que réfléchie, les notions de “Raison universelle” et de “nature
universelle” n’ont maintenant plus beaucoup de sens. Il était donc
utile de les mettre entre parenthèses. » Il n’empêche, cet écart frôle
à ses yeux le contresens : « Je crains un peu qu’en centrant trop
exclusivement son interprétation sur la culture de soi, sur le souci de
soi, sur la conversion vers soi, et, d’une manière générale, en
définissant son modèle éthique comme une esthétique de
l’existence, M. Foucault ne propose une culture de soi trop purement
esthétique, c’est-à-dire, je le crains, une nouvelle forme de
dandysme, version fin du XXe siècle. »

La seconde critique qu’on peut adresser au projet de styliser


l’existence touche, cette fois-ci, au fond même de l’affaire : en effet, il
n’est pas sûr que la vie soit une sorte de matière première que nous
pourrions travailler, sur laquelle nous serions en position d’opérer un
travail d’artiste ou même d’artisan honnête. Une telle approche
semble, même, à la fois réductrice et périlleuse.
Évidemment, des exercices réguliers donnent certains résultats
probants, faciles à constater. Par exemple, l’exercice sportif modifie
le corps, fortifie la musculature, permet d’améliorer sa souplesse,
son souffle, son endurance, ses capacités physiques. Dans le
domaine immatériel et cognitif, l’entraînement est également suivi
d’effets : avec un peu de concentration et de constance, tout un
chacun progressera dans l’apprentissage de la lecture, la prise de
parole en public, le maniement des langues étrangères, la
mémorisation, le calcul mental, la résolution de problèmes ou de
mots croisés… Les savoir-faire intellectuels, loin d’être innés, se
transmettent et s’acquièrent. Cependant, lorsque Foucault parle
d’une esthétique de l’existence, il a en tête autre chose, une
transformation de soi plus globale. Cette fois, il ne s’agit pas
seulement de progresser au saut en longueur, de réciter un long
poème ou de savoir calculer la racine carrée de tous les entiers
naturels jusqu’à cent, mais bien de se rendre comme maître et
possesseur de ses actes et de son flux de conscience, de modifier
son être en profondeur. Et c’est là que se niche l’erreur, l’excès de
confiance dans les bienfaits du volontarisme. L’homme fabricateur –
homo faber – façonne le monde ; il apprend à manier matériaux et
langages symboliques ; mais il ne lui est pas possible de
s’engendrer lui-même. Pour devenir, en quelque sorte, l’auteur de
soi-même, il faudrait qu’il y ait un partage des tâches possible entre
l’agent et le patient, entre le sujet et l’objet – mais ici, les deux sont
indémêlables. Comment une main pourrait-elle se pétrir elle-même ?
C’est d’ailleurs cette borne imposée à notre puissance fabricatrice
qu’Hannah Arendt – dont la conception du monde s’articule autour
de la notion de travail – a très bien repéré, qui affirme dans ses Vies
politiques :
Tandis qu’on peut raconter des histoires ou écrire des poèmes sur la vie, on ne peut
rendre la vie poétique, la vivre comme si c’était une œuvre d’art (ainsi que l’avait fait
Goethe) ou s’en servir pour réaliser une idée. La vie peut contenir l’« essence » (quoi
d’autre le pourrait ?) ; le souvenir, répétition dans l’imagination, peut déchiffrer l’essence,
et vous livrer l’« élixir » ; et, éventuellement, on peut avoir le privilège de « faire »
quelque chose à partir de là, de « composer l’histoire ». Mais la vie en elle-même n’est ni
essence ni élixir, et si on la traite comme si elle l’était, elle ne fera que vous jouer des
tours.
Admirable lucidité d’Arendt. Si on se place dans la perspective de
cette philosophe, telle qu’elle la développe dans la Condition de
l’homme moderne, l’existence humaine a deux caractéristiques
principales : l’imprévisibilité et l’irréversibilité. À elles seules, ces
deux propriétés suffiraient à contrecarrer toute tentative
d’autofabrication : car l’imprévisibilité interdit de viser un quelconque
résultat et l’irréversibilité empêche de faire des brouillons ou des
esquisses préparatoires. Or, ce sont là les deux leviers du travail
artistique.
Plus généralement, Arendt réaffirme avec cette citation – comme
l’avait d’ailleurs fait Proust avant elle (« La vérité suprême de la vie
est dans l’art », lit-on dans Le Temps retrouvé) – la stricte séparation
des ordres entre la vie et l’œuvre : la seconde, bien sûr, se nourrit de
la première, mais elle la filtre à travers la mémoire, l’imagination, le
moyen d’expression employé, et c’est ainsi que l’élixir s’extrait ;
autrement dit, c’est toujours la saisie rétrospective de l’existence qui
permet l’art, lequel métabolise les événements vécus – jamais
l’inverse.

À cet égard, j’aime beaucoup penser à Jean Genet. Plus encore


que Jean-Paul Sartre et les autres écrivains rattachés au courant
existentialiste, Genet a été capable d’inventer un mode de vie à part,
insolite, contraire aux prescriptions de la société. Il n’avait pas
d’adresse fixe, mais vivait dans de petits hôtels. Il ne possédait rien,
sinon le contenu d’une valise – sept livres, un réveille-matin, une
veste de cuir, trois chemises et un costume. Il n’avait pas de compte
en banque, mais allait régulièrement retirer du cash au siège de
Gallimard. Eh bien, même cette existence si vagabonde et détachée
des conventions – hors les lois – n’empêchait pas Genet de déclarer,
dans un entretien accordé à Madeleine Gobeil pour Playboy en
1964 : « La plupart de nos activités ont le vague et l’hébétude de
l’état du clochard. Il est assez rare que nous fassions un effort
conscient pour dépasser cet état d’hébétude. Moi je le dépasse par
l’écriture. »
Plus tard, interviewé par Hubert Fichte, il confessa qu’il prenait,
pour dormir, un somnifère, le Nembutal, dont les effets secondaires
le poursuivaient pendant une bonne partie de la journée, le
plongeant dans la torpeur et gênant la progression de ses chantiers
littéraires. Même pour un aventurier, la vie n’a rien d’un cristal
limpide, mais ressemble plutôt à une eau fangeuse – à quoi bon
vouloir sculpter de l’eau ?
Mais il n’est même pas besoin d’invoquer le fantôme de ce grand
écrivain pour mesurer la méprise de l’esthétique de l’existence : il
suffit de considérer, en toute objectivité, le quotidien de n’importe
quel mère ou père de famille de la classe moyenne (et je m’inclue
dans le lot), où que ce soit sur la Terre. Entre les heures passées
dans les transports, le travail, les courses, les couches et les soins à
donner aux enfants, les repas et la pause sexuelle toujours
bienvenue, comment ne pas voir que chaque journée ressemble à
un marathon hagard, davantage qu’à une symphonie ?

Cependant, il est temps de formuler une troisième critique à


l’encontre des « arts de l’existence », plus psychologique celle-là : le
risque de l’éthique du dernier Foucault est de nous encourager à
surveiller chacun de nos faits et gestes sans relâche, de nous figer
dans une sorte de raideur paranoïaque. Où s’arrête, en effet, la
volonté d’esthétisation ? Ne devrait-elle pas embrasser tous les
aspects de la vie ordinaire, l’alimentation, la sexualité, le travail, les
loisirs et les conversations ?
Il y a, dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, un
passage savoureux consacré au scrupule. Le fondateur de l’ordre
jésuite y examine le problème suivant : si je marche, par
inadvertance, sur deux brins de paille tombés par terre qui forment le
symbole de la croix, est-ce que je commets un péché ? Loyola
répond en deux temps. D’abord, il commence par rassurer son
lecteur et affirme qu’il n’y a là aucune faute. Mais c’est pour aussitôt
formuler une mise en garde autrement plus alarmante. En effet,
l’excès de scrupule, nous dit-il, est la ruse qu’utilise de préférence
Lucifer afin de tenter les âmes vertueuses. En s’imaginant que l’on
commet un péché, alors qu’il n’en est rien, on laisse l’Adversaire
prendre barre sur soi, et l’on risque de basculer dans son camp.
Mais à propos… cette analyse d’Ignace de Loyola ne tombe-t-elle
pas dans l’erreur qu’elle prétend dénoncer – ne serait-elle pas elle-
même un peu trop scrupuleuse ? On le voit, il y a là un danger de
régression à l’infini – le scrupule, structure névrotique s’il en est,
s’alimente lui-même indéfiniment.
Ceci me rappelle un souvenir d’enfance : quand j’avais sept ou
huit ans, il m’arrivait souvent d’être pris d’accès de perfectionnisme.
Voilà comment ça se passait : j’entrais dans le salon et fermais la
porte. Mais avais-je bien tourné la poignée ? Mon geste avait-il été
aussi juste, aussi équilibré, aussi bien mené qu’il aurait dû l’être ?
Pour en avoir le cœur net, je rouvrais la porte et la fermais de
nouveau. Cette fois, j’avais manqué de naturel et de fluidité. Je
réessayais. Mais le coup n’y était pas encore, j’avais été trop
brusque. La fois suivante, j’étais trop lent. Et ainsi de suite… Il
m’arrivait, lorsque j’étais en proie à l’un de ces accès, de réitérer le
même geste banal des dizaines voire des centaines de fois, voulant
à tout prix atteindre la perfection. Quel obscur sentiment de
culpabilité me poussait donc dans cette quête ? Dévoré par le
scrupule, j’étais capable de gâcher une énergie considérable à ce
type d’entraînements.
Aussi les techniques de soi vantées par Foucault sont-elles une
invitation à la psychopathologie : comment ne pas contracter des
troubles obsessionnels compulsifs, si chaque geste qu’on fait est
censé appartenir à une grande œuvre d’art ? Un tel danger, Foucault
semble l’avoir entrevu lui-même, car à plusieurs reprises, dans les
deux derniers volumes de l’Histoire de la sexualité, il nous met en
garde contre ce qu’il appelle l’« excès valétudinaire » : à force
d’examiner les aliments qu’on ingère, de régler les exercices de
gymnastique auxquels on se prête, d’être attentif à son rythme
cardiaque, à la manière dont on va à la selle, à son sommeil, à bien
se couvrir en fonction des variations du climat et des saisons, on
risque de se comporter comme un malade, alors même qu’on est
bien portant. Au-delà de Foucault, l’excès valétudinaire, variante
hypocondriaque du scrupule, est omniprésent dans le monde
contemporain : comment ne pas voir la multiplication des troubles
alimentaires, de l’anorexie à la boulimie en passant par les phobies,
comme le symptôme d’une telle tendance ? Et que dire du fitness et
de la manière dont le moindre joggeur amateur contrôle désormais,
sur un bracelet-montre spécial, la cadence de ses pulsations ?
Quant aux moyens d’intoxication traditionnels, tabac et alcool, ils
n’ont plus tellement la cote. Ainsi, chacun se ménage et vit à
l’économie – et l’on peut y voir une conséquence de la propagation
dans le grand public d’une philosophie de l’existence qui n’est pas
très éloignée de celle de Foucault, centrée sur l’idée qu’il faut
prendre soin de soi et agir constamment selon un idéal de
perfection.
Cependant, ma quatrième et dernière critique à l’encontre de
l’esthétique de l’existence est plus massive que les précédentes : je
voudrais dénoncer le ressort charlatanesque sur lequel celle-ci joue
implicitement. En effet, elle laisse accroire qu’une psychagogie –
une éducation de l’âme – bien menée donnera accès à une vie
psychique intégralement différente de celle que nous connaissons
actuellement. Dès sa conférence à l’université du Vermont, Foucault
déclarait que les techniques de soi ont pour effet de vous
« transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté,
de sagesse ou d’immortalité ». Une telle promesse est séduisante,
surtout lorsqu’on souffre d’angoisses, de frustrations, qu’on ne se
sent qu’à moitié satisfait de son sort. Mais a-t-elle quelque chance
d’être tenue ? Mieux vaut vivre en partant d’une constatation plus
amère : quelque argent que nous donnions aux psychothérapeutes
et aux coaches, quelques cures de silence et retraites que nous
effectuions, que nous prenions des cours de yoga ou non, que nous
mangions bio ou non, que nous nous soignions avec des huiles
essentielles ou non, que nous faisions trois footings par semaine ou
non, que nous étudiions les classiques de la philosophie ou non,
jamais la psychagogie ne s’achèvera, autrement dit, nous ne
connaîtrons nullement un état beaucoup plus satisfaisant que celui
d’à présent. Nous resterons des humains. Comme tels, voués au
vieillissement et à la mort. Mais aussi accessibles à la fatigue, au
deuil, au manque, à la déception. Nos soifs ne seront pas
étanchées. Il y a eu, il y aura encore des heures sombres. Nous
n’échapperons pas à notre finitude, pas plus que nous ne
décrocherons une autre âme, faite de lumière. Les alchimistes
prétendaient changer le plomb en or, et ils mentaient – tout comme
les esthètes de l’existence qui voudraient faire du quotidien une
extase permanente. Notre condition est moins clémente : la
transmutation n’aura pas lieu.
Mais de quel droit puis-je affirmer cela ? Ne suis-je pas un béotien
qui, pour n’avoir jamais reçu lui-même la révélation, cherche à en
priver les autres ? N’y a-t-il pas quelque méchanceté à prétendre
qu’aucun homme ne peut accéder à un plan existentiel supérieur ?
L’argument que j’avancerai contre la possibilité d’une illumination à
effet durable est, je l’accorde, assez faible : il tient principalement à
l’expérience. Je prétends que cette transformation totale de l’être
n’existe pas, car je ne l’ai pas vécue moi-même, ni rencontrée chez
aucune des personnes, parfois extravagantes, admirables ou même
mystiques, que j’ai pu rencontrer. Jamais je n’ai connu quelqu’un qui
aurait liquidé toute inquiétude et toute insatisfaction, pour accéder à
un éveil parfait. De plus, approchant de la quarantaine, je doute que
ce qui ne s’est pas encore produit advienne dans le futur. Sur ce
point, j’approuverais plutôt Marc-Aurèle : « L’homme de quarante
ans, s’il a un peu d’intelligence, a vu tout ce qui a été et tout ce qui
sera, en reconnaissant que toutes choses sont identiques. » Un tel
jugement peut sembler de peu de poids, et néanmoins, il sonne
juste : si la psychagogie avait quelque chance de réussite, ce serait
durant les années de la petite enfance, puis de la formation, qu’on
en ressentirait les bienfaits. Arrivé au milieu du chemin de la vie, on
est moins malléable, et l’ensemble des connaissances qu’on sera
capable d’assimiler est déjà largement constitué. Au-delà, sauf à
croire au surnaturel, il devient nécessaire de se préparer à
l’atterrissage – le firmament restera hors d’atteinte.
Imaginez, pour donner une idée de notre condition psychique, un
homme qui aurait conclu un accord spécial avec un magasin de
cycles : ce client pourrait changer, autant de fois qu’il le veut, de
vélo, à condition de n’en utiliser toujours qu’un seul à la fois. Au bout
de quelques années, un tel homme aura évidemment une
connaissance approfondie des VTT et des cadres carbone, des BMX
et des triporteurs hollandais, il aura exploré une large gamme
d’équipements. Et néanmoins, arrivé au moment de mourir, cet
homme ne possédera, en tout et pour tout, qu’une seule bicyclette. Il
ne sera donc ni plus riche, ni plus pauvre qu’au départ. Voilà une
parabole pour expliquer le caractère permanent de notre
psychisme : certes, nous expérimentons au fil des années une vaste
palette de sensations, d’émotions, de sentiments, de pensées, nous
gagnons en expérience, et pourtant, nous n’avons qu’une bicyclette,
autrement dit une conscience. Et il faut toujours pédaler dans les
côtes. Au moment de mourir, aucun changement radical ne se sera
produit, il n’y aura pas eu de rupture ontologique. Nous nous
coltinerons toujours des réflexions qui ne mènent nulle part, des
désirs inassouvis, des aspirations confuses – nous n’aurons pas été
arrachés à notre situation initiale pour nous voir offrir un autre passe-
temps, une planche à voile par exemple.
C’est pourquoi il convient d’aller plus loin qu’Hadot, qui reprochait
au projet foucaldien son dandysme, c’est-à-dire son narcissisme et
son afféterie ; plus loin aussi qu’Arendt, qui met en garde homo
faber contre le fantasme d’une autocréation ; et il ne suffit pas de
dénoncer la tentation paranoïaque inhérente à l’esthétique de
l’existence : prétendre qu’on a trouvé le moyen de faire de la vie une
œuvre d’art, c’est tout simplement abuser de la crédulité du public,
comme dans ces réclames d’autrefois vantant des lotions capillaires
ou des baumes de jouvence. Le résultat du traitement est connu
d’avance : il sera nul.
Si Michel Foucault, dans ses dernières années, s’est passionné
pour le souci de soi, titre du dernier ouvrage publié de son vivant, on
ne saurait trop recommander, en lieu et place de cette tendance, de
cultiver l’oubli de soi. La vie est ce qu’elle est. Imparfaite. Mais digne
d’être aimée comme telle. Mieux vaut entretenir avec soi-même des
rapports débonnaires, et se traiter comme ces vieux amis avec
lesquels on n’a pas besoin de se tenir sur ses gardes ni de faire des
manières. Il n’existe nulle part dans le cosmos, flottant entre les
nuées de la Voie lactée, cette fameuse tablette de la loi expliquant
comment il convient de fermer une porte. La perfection est une
qualité qu’on abandonnera sans regret au domaine de l’algèbre. Les
impressions vont et viennent en nous, leurs ondoiements sont
capricieux. Les pensées ne naissent pas sur commande, mais elles
surgissent sans qu’on les ait sonnées. Certes, être indulgent envers
soi-même et porter au monde extérieur une attention flottante peut
paraître déplacé, dans une époque qui prône comme la nôtre la
connexion et la réactivité. Mais, et l’on touche là au paradoxe
conclusif de ce chapitre, un tel laisser-aller est aussi le meilleur
moyen de créer quelque chose.
Car les artistes, les vrais, ceux qui font une œuvre et qui ne se
contentent pas de retoucher leur profil, savent oublier la course à la
performance et le regard critique qu’on ne manquera pas de porter
sur leur travail. Ils ne se censurent pas, mais s’autorisent à exprimer
des choses qui les écrasent ou les dépassent, qui excèdent leur
compréhension rationnelle. Vis-à-vis de leurs fantasmes et de leurs
imperfections, ils n’éprouvent aucune espèce de gêne, mais
n’hésitent pas à les mettre en mouvement, à les exprimer. L’art
authentique suppose une bonne dose d’indépendance et un
relâchement de la surveillance qu’on fait peser sur soi-même. Plus
l’artiste est indifférent à l’incompréhension d’autrui comme au blâme,
moins il est entravé, plus loin il ira dans l’aventure. Là où le souci de
soi risque de nous changer en statues de sel, l’oubli de soi et la
démobilisation, au meilleur sens du terme, qui l’accompagnent,
libèrent l’énergie créatrice.
Sur la danse du temps

Il règne, dans la plupart des discussions philosophiques sur le


temps, une certaine confusion. Car on a du mal à cerner les
contours de l’objet qu’on prétend analyser : tantôt il s’agit de saisir la
nature profonde du temps, son essence, question qui intéresse la
métaphysique ; tantôt on évoque le temps tel qu’il s’écoule en nous,
c’est-à-dire le temps subjectif ; tantôt enfin, on s’interroge sur le
temps des particules élémentaires et de l’univers observable, donc
sur le temps scientifique. Or, les aires de ces différents domaines ne
sont pas toujours faciles à délimiter : nous ne pouvons nous
empêcher de demander à la métaphysique de nous éclairer sur la
fugacité et l’élasticité du temps psychologique, mais aussi de nous
révéler le sens caché de la variable t que manient les physiciens
dans leurs modèles ; en d’autres termes, nous avons du mal à
liquider l’illusion religieuse qui reste attachée au temps et, comme
celui-ci semble renfermer le secret même de notre mort, nous
l’approchons en général avec une sorte de prudence chargée
d’effroi.
En pratique, pourtant, il est possible de limiter l’étendue du
problème, de plaider pour une approche moins cosmique et de
s’intéresser au seul temps subjectif. Celui-ci, à son tour, mérite d’être
considéré de deux manières : il y a d’un côté le temps imparti, c’est-
à-dire la durée qu’il me sera donné de vivre, dont je sais qu’elle est
finie mais dont l’échéance m’est inconnue, et de l’autre le temps
ressenti, cet écoulement dont je perçois les effets à la fois à travers
ma conscience et mon corps.
La première remarque que je voudrais émettre concerne le temps
imparti. Nous avons, en effet, une drôle de manière de
l’appréhender. Tandis que nous nous flattons d’être, pour la plupart,
assez méfiants vis-à-vis des statistiques, nous acceptons avec une
déconcertante facilité la mesure officielle que livre l’espérance de
vie : un Européen d’aujourd’hui, s’il est en bonne santé, a la
conviction qu’il devrait vivre grosso modo quatre-vingts ans. Si
quelqu’un vient à mourir plus tôt, s’il est fauché autour de la
cinquantaine par un accident de voiture ou une maladie, c’est en
général perçu comme une injustice, comme si la moyenne était un
dû (à réclamer auprès de quelle administration compétente ?). Au-
delà de quatre-vingts ans, nous avons tendance à minimiser la mort,
comme si ce n’était plus vraiment le même événement, qu’il
s’agissait d’un mal nécessaire ou en tout cas de quelque chose de
moins grave et de moins tragique que la disparition d’un être humain
(d’ailleurs, moi aussi, j’aimerais bien arriver jusque-là…).
Néanmoins, un tel pari statistique se révèle, examiné de plus près,
franchement déraisonnable. Sur le plan épistémologique, d’abord :
l’histoire montre que l’espérance de vie est une statistique volatile et
qu’une guerre, une épidémie ou une catastrophe naturelle peuvent
la diminuer brusquement. Sur le plan moral, ensuite : la conviction
de disposer de quatre-vingts années risque de nous instituer dans
un rapport inauthentique à nous-mêmes et à nos possibilités. Elle
fournit un support presque trop beau à notre volonté planificatrice ;
ainsi, il existerait pour un membre de la classe moyenne une
trajectoire de vie médiane, qui consisterait à étudier jusqu’à vingt-
cinq ans, à entrer ensuite dans la vie active, à procréer entre trente
et quarante ans, pour arrêter de travailler entre soixante et soixante-
cinq ans, et profiter de la retraite. Dans un tel schéma, les années
sabbatiques se prennent autour de la vingtaine, les divorces
pimentent la crise de la quarantaine et le voyage organisé au Machu
Picchu s’effectue vers soixante-dix ans, avant que les forces ne
lâchent. De toute évidence, une telle normalisation de l’aventure que
constitue le simple fait d’être au monde, un tel balisage par avance
amoindrit beaucoup le sel de l’expérience. De plus, ce crédit de huit
décennies semble presque trop généreux, si bien que la planification
n’est pas, ici, incompatible avec une certaine mollesse ; dans ce
cadre général un peu lâche, chacun pourra prendre ses aises, se
répandre et se diluer ; en tablant sur une maturité devant survenir
aux abords de la cinquantaine, on prolongera longtemps la période
de latence qui suit l’adolescence, on se laissera aller, on passera
des années à vivre sans se sentir vraiment impliqué. Jusqu’à un âge
avancé, quiconque n’a jamais connu la douleur physique ni aucune
tragédie lourde est autorisé à se croire immortel. Or, tout ceci est
d’une grande imprudence : non seulement la vie n’est nullement
planifiable, mais il n’y a pas d’années de jeunesse de trop. Vivre,
c’est comme dessiner à l’encre de Chine sur une page blanche.
L’usage de la gomme est impossible. L’idéal serait donc, plutôt que
de nourrir de fastueux projets pour le demi-siècle à venir, de faire en
sorte que nous puissions à chaque instant partir sans regret.

Pour autant, un tel vœu ne doit pas nous amener à entretenir des
idées fausses au sujet du temps ressenti, ni à en avoir une vision
enchantée – et ce sera le sens de ma deuxième remarque.
En effet, il existe une attitude assez répandue qui consiste à
séparer passé, présent et futur, comme s’il s’agissait de trois
dimensions bien distinctes. Ce faisant, nous raisonnons par analogie
avec le fameux graphe de la flèche du temps : le temps lui-même
serait une droite ; nous en occuperions un point, le moment présent ;
sur notre gauche, il y aurait l’ombre grise du passé, et sur notre
droite, le pointillé de l’avenir. Mais c’est, là encore, une
représentation contestable : si une telle modélisation permet de
rendre compte de l’évolution d’une mesure au cours d’une
expérience scientifique, elle ne s’applique en rien au vécu
psychologique. Dans la conscience, passé, présent et futur
s’interpénètrent. Le passé est là, en nous, sous la forme des
souvenirs conscients mais également à notre insu, parce que nous
l’avons assimilé et incorporé : les gestes que nous effectuons sans
même nous en rendre compte, nos habitudes, notre manière de
réagir, notre démarche, nos tics de langage et notre langage lui-
même (parlons-nous français, allemand ou chinois ?), les plats que
nous aimons et ceux qui nous écœurent, nos peurs, nos
compétences, nos aptitudes aux jeux et aux sports, que sais-je, sont
tous des legs du passé. Symétriquement, l’avenir s’invite dans le
présent, sous forme d’attentes, d’espérances, de désirs de toute
nature. Encore ce point mérite-t-il d’être plus amplement expliqué.
Chacun peut vérifier que l’avenir est imprévisible – et il l’est si
radicalement, à si petite échelle, qu’à l’instant même où je tape ces
mots et si entraîné que je sois à la pratique de l’écriture, je ne
saurais dire avec certitude comment cette phrase va se terminer – il
est toujours possible que survienne une saute de vent, une
digression ou une inspiration imprévue, qui la déporte et lui confère
une direction nouvelle ; et pourtant, cette phrase, je l’écris quand
même, je me dirige vers un terme inconnu avec une paradoxale
obstination. Notre existence est à cette image. Nous lançons des
grappins vers l’avenir, en ignorant à quoi ils s’accrocheront.
Le phénoménologue Edmund Husserl, tandis qu’il méditait sur la
conscience intime du temps, et plus précisément qu’il se demandait
pourquoi nous sommes capables d’écouter une mélodie, c’est-à-dire
de saisir un ample mouvement sonore, attendu que nos oreilles ne
perçoivent que des notes isolées, ponctuelles, a formé deux
concepts originaux : ceux de rétention et de protention. Selon lui,
nous percevons la mélodie comme un objet temporel total et non
seulement successif parce que notre conscience conserverait, dans
sa mémoire vive pour ainsi dire, le souvenir des notes précédentes
(rétention), et qu’elle anticiperait sur les notes à venir (protention).
D’une certaine manière, la difficulté qu’affronte ici Husserl vient de
ce qu’il part de la conception ancienne et répandue, selon laquelle
nous n’occuperions qu’un point dans le temps. Du coup, il doit
imaginer ces fonctions de rétention et de protention, cette mémoire
des notes récentes et cette projection vers l’avenir, pour contester
l’erreur initiale et expliquer pourquoi le point semble pouvoir contenir
la ligne. Sans entrer dans le détail de sa phénoménologie du temps
assez sophistiquée, nous pouvons dire plus simplement que nous
sommes capables d’entendre la mélodie parce que passé, présent
et futur se superposent, s’impliquent et s’enveloppent
réciproquement à tout moment en nous. Nous sommes les enfants
de notre passé, enceints de notre futur. Nous ne sommes pas un
point sur une droite : une représentation géométrique plus exacte
consisterait à affirmer que le passé et le futur décrivent autour de
nous de multiples cercles concentriques. Et encore ! Ce type de
figure risque aussi de nous égarer, tant la géométrie subjective du
passé, du présent et du futur est variable.

Corollaire, et troisième remarque : il faut considérer comme un


verbiage absolu la fameuse exhortation d’Horace dans ses Odes :
« Pendant que nous parlons, le temps jaloux a fui. Cueille donc
l’aujourd’hui [carpe diem] sans te fier à demain. » Comme est
dépourvue de sens la recommandation que s’adresse régulièrement
Marc-Aurèle : « Circonscris le moment présent » ; ainsi que le mot
de Goethe, grand laudateur de la « santé du présent » : « Le présent
seul est notre bonheur. » Vouloir vivre dans le présent est,
simplement, une aberration. Quand je mange une cerise, d’où vient
mon plaisir ? De la sensation isolée et circonscrite du fruit, ou du fait
que cette saveur me rappelle d’autres débuts d’été, des scènes de
mon enfance, des souvenirs de maraude dans les jardins du
voisinage – serait-il possible encore que le fruit me semble d’autant
plus délicieux que j’ai attendu plus longtemps le moment de le
croquer ? Et si je porte, aujourd’hui, mon attention sur ce paysage
ou cette femme, n’est-ce pas à la fois parce que mon expérience
passée converge vers eux et parce qu’ils comblent mon attente ?
Vouloir découper au sein de son propre flux de conscience quelque
chose qui serait comme du présent pur, détaché de tout passé,
indifférent à tout avenir, est impossible. Aussi faut-il se méfier de
ceux qui croient jouer les sages en donnant ce genre de conseil ; ils
ne font que des simagrées. La quête de l’instant présent s’apparente
à une mystification.

Mais j’en arrive à ma quatrième et dernière remarque. Si la fixation


sur le présent naît d’une illusion métaphysique, et ne produit donc
que des attitudes assez creuses (normal, pour quiconque entend
faire le vide), l’obsession du passé ou du futur peut avoir des effets
tout aussi désastreux.
Je me souviens d’un épisode de ma jeunesse – je devais avoir
dix-huit ou dix-neuf ans – où j’avais, littéralement, mal à l’avenir. Je
ne supportais plus d’ignorer à quoi ressemblerait ma vie. Je ne
comprenais pas où me menaient les aspirations contradictoires et
les désirs féroces que je sentais bouillonner en moi. Il me semblait
qu’il allait falloir livrer bataille pour conquérir quelque chose – mais
avec quelles armes ? contre quel adversaire ? et pour quel butin ? À
cette époque, je marchais dans Paris, fiévreusement, parfois toute la
nuit, dans un imperméable flasque vert pétrole que j’avais eu le
mauvais goût d’acheter parce qu’il me donnait vaguement l’air
adulte, et j’éprouvais, mais alors physiquement, le vertige, comme si
le futur était un gouffre qui s’ouvrait à chaque pas sous mes pieds.
De la même manière, j’imagine qu’on peut avoir mal au passé : le
prisonnier, le vieillard, celui que dévorent les remords risquent de se
laisser aller à la délectation morose et interminable des souvenirs,
de se sentir écrasés par le poids de ce qui a été consommé et ne
pourra plus être changé.
D’où cette recommandation : autant que possible, il est préférable
de n’accorder à aucun des prétendus pôles de l’expérience
temporelle – passé, présent et futur – la préséance sur les autres.
Qui adore le passé verse dans la nostalgie. Qui choisit le présent
devient un songe-creux. Qui espère étreindre l’avenir tombe en
avant. Mais il existe, et chacun le sent je présume, quelque chose
comme la possibilité d’une harmonique spontanée entre ces trois
dimensions, pour autant qu’on ne les dissocie pas. Celui qui ne croit
ni aux souvenirs, ni à la nudité de la seule présence, ni aux
pronostics – le sceptique temporel, donc – a toutes chances de
trouver en lui-même les ressources de cette harmonique. Passé,
présent et futur sont là, en moi. Et ils dansent. Il serait dommage,
sous la pression de principes austères ou d’une crispation
névrotique, de gêner leur ballet. Qu’ils continuent donc leurs
élancements et leurs sauts, qu’ils tournoient les uns autour des
autres comme bon leur semble.
Post-scriptum

Dans la ménagerie du jardin des Plantes, à Paris, est retenue en


captivité une superbe panthère des neiges. Elle a le corps
musculeux et parfaitement découplé, la fourrure épaisse et d’un
beige très pâle, des dents qui pourraient transpercer des plaques de
zinc et des yeux que traversent des lueurs de bec de gaz. Plutôt que
de la maintenir derrière les barreaux d’une cage, les responsables
du zoo ont choisi de la placer dans un espace spécial, une sorte de
petite courette arborée en forme de demi-lune, où elle est séparée
du monde extérieur par une paroi de Plexiglas. Il m’est arrivé
souvent d’aller voir cette panthère, en hiver comme durant les
journées pluvieuses des demi-saisons, quelquefois par les grandes
chaleurs. Elle a, invariablement, la même attitude : elle marche. D’un
pas souple, déhanché, en jetant autour d’elle un regard prédateur.
Elle emprunte toujours, peu ou prou, le même itinéraire ; elle tourne
en rond. Mais une panthère n’est pas un poisson rouge et je ne
doute pas qu’elle a conscience de sa situation. Pour autant, elle ne
se décourage pas. Elle marche. Surveille. Épie dans toutes les
directions. On ne sait jamais, des fois qu’une brèche vers la liberté
viendrait à s’ouvrir. Si je compare l’attitude de ce félin à celle de la
plupart des humains en captivité, la différence m’apparaît frappante :
une fois qu’il se sait irrémédiablement piégé, l’humain s’assoit ou
s’allonge. Il se lamente sur son sort, se résigne. Il est pétrifié par le
désespoir, il maudit le monde et sa propre condition – mais
justement, ses anathèmes l’intoxiquent. La panthère, elle, n’a pas le
luxe de tels états d’âme. Elle se sait en cage, mais ne désarme pas.
Elle poursuit sa ronde.
N’est-ce pas un modèle de vertu sceptique ? Car, voilà,
entendons-nous sur le constat : nous sommes condamnés à mourir.
Nos enfants et petits-enfants périront, la suite de notre descendance
ne se souviendra pas de notre nom ; nos biens et nos œuvres,
quelque mal que nous nous donnions pour les accumuler, seront
dispersés. Il n’y a guère, autour de nous, que des constructions
humaines – qu’il s’agisse des valeurs morales ou des monuments,
des langages ou des toiles de maître, des paysages cultivés ou des
outils technologiques –, soit des agencements précaires, qui seront
tôt ou tard frappés de péremption, disloqués, et qui sont marqués au
coin d’une vanité presque absurde. Nous ignorons le sens de notre
présence au monde, et il est possible qu’il n’y en ait aucun. Le ciel
est vide, nous ne croyons plus depuis belle lurette au démiurge ni à
la vie éternelle. Que faire de sa vie lorsqu’on ne croit en rien ? La
réponse est d’une simplicité presque enfantine : le mieux serait
encore de devenir une panthère morale.
Ouvrages cités

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WITTGENSTEIN, L., Philosophica III, trad. par E. Rigal, Mauvezin, TER,
2001.
TABLE

Une histoire de forêt


Quelque part dans l’incertain
La pensée peut-elle se suspendre au-dessus de toutes les erreurs ?
La profondeur de la surface
Et donc, comment vivre ?
Contre la sotte idée de vouloir faire de sa vie une œuvre d’art
Sur la danse du temps
Post-scriptum
Ouvrages cités

Flammarion

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