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Flammarion
Un grand merci à mon fils Fantin, qui du haut de ses treize ans a
dessiné le gracieux petit funambule défiant le vide avec aplomb, sur
la couverture de cet ouvrage.
Essais
Se noyer dans l’alcool ?, PUF, « Perspectives critiques », 2001 ;
nouvelle édition revue et augmentée J’ai lu, 2012.
La Grâce du criminel, PUF, « Perspectives critiques », 2005.
Le Téléviathan, Flammarion, « Café Voltaire », 2010.
Contribution à la théorie du baiser, Autrement, 2011.
Romans
Premières volontés, Grasset, 1998 ; Pocket, 2006.
Être sur terre, et ce que j’en retiens, Calmann-Lévy, 2001 ; Pocket,
2004.
La Mire, Flammarion, 2003.
Un point dans le ciel, Flammarion, 2004.
De la supériorité des femmes, Flammarion, 2008 ; J’ai lu, 2009.
Quand j’étais nietzschéen, Flammarion, 2009 ; J’ai lu, 2010.
L’Orfelin, Flammarion, 2010 ; J’ai lu, 2013.
Voyage au centre de Paris, Flammarion, 2013 ; J’ai lu, 2014.
Comment vivre
lorsqu’on ne croit en rien ?
« Très bien, mais jusqu’où peut-on aller dans cette voie sans nier
l’évidence ? » objectera-t-on. « Pyrrhon contestera-t-il par exemple
que, lorsque j’ai soif, un verre d’eau me permet de me désaltérer ?
Ne voit-il dans un fait de ce genre qu’un concours de circonstances
fortuit, et non l’enchaînement d’une cause et d’un effet ? » Les
fragments dont nous sommes en possession ne permettent
nullement de savoir comment un disciple de l’école d’Élis aurait
affronté cette difficulté. Néanmoins, une réponse satisfaisante à
cette question sera donnée bien des siècles plus tard par un
philosophe anglais, David Hume, lui-même d’obédience sceptique,
dans son Traité de la nature humaine publié en 1777. David Hume
admet que nous observons une certaine régularité dans les
phénomènes : le fer est attiré par l’aimant, l’eau me désaltère, le
Soleil se lève tous les matins. C’est d’ailleurs sur de telles
régularités, de telles connexions entre les faits que se fondent
l’ensemble de nos connaissances. Cependant, il est possible qu’une
connexion régulièrement constatée jusque-là ne se produise pas :
que mon aimant n’attire plus la limaille de fer, que l’eau n’étanche
pas la soif d’un homme atteint de la maladie d’Addison et que le
Soleil ne se lève pas demain. C’est pourquoi nous sommes dans le
faux, dit Hume, si nous prétendons pouvoir déduire l’effet à partir de
la cause, ou qu’il existe une connexion nécessaire entre eux. La
connaissance humaine n’établit que des liens probables entre les
phénomènes, sans entrer dans le cœur plus profond de la nécessité
des choses – sans percer l’essence même du monde.
Mais en ce qui concerne Pyrrhon, il me semble qu’il faut
interpréter sa pensée non pas comme la négation de toute
possibilité de connaissance pratique des phénomènes observables,
mais plutôt comme une invitation à la contemplation esthétique. Il
s’agit, en somme, d’une métaphysique d’artiste, et c’est pour cette
raison que Nietzsche, lorsqu’il a approfondi sa connaissance des
sceptiques grâce à Victor Brochard, a été si impressionné. De tous
les philosophes grecs, les sceptiques sont en effet ceux qui
correspondent le mieux à cette description enthousiaste que
Nietzsche avait écrite quelque temps plus tôt, dans une préface pour
Le Gai Savoir composée à Ruta di Camogli, petit village de Ligurie
offrant un point de vue exceptionnel sur la mer : « Ah ! ces Grecs ! ils
savaient vivre ! Pour cela, il faut, bravement, s’en tenir à la surface,
au pli, à l’épiderme, adorer l’apparence, croire aux formes, aux sons,
aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence ! Ces Grecs étaient
superficiels — par profondeur… ».
D’ailleurs, il est bien possible que nous autres, en ce début de
XXIe siècle, ayons sans le savoir rendez-vous avec la doctrine
pyrrhonienne et la philosophie de l’apparence pure : ne croyant plus
que la religion ou la science puissent nous fournir les réponses
ultimes, ni que la vérité soit susceptible d’être exprimée par les
langages symboliques humains, qui ne sont que des outils de
communication, nous considérons qu’il n’y a rien de mieux à
découvrir que des images, des descriptions, des interprétations, qui
ne sont nullement rattachées aux structures ontologiques du monde
ou à un Être stable, mais qui sont elles-mêmes mouvantes, qui
dansent. C’est en outre ce que Nietzsche, dès 1873, avait formulé
avec beaucoup d’éloquence dans un texte publié à titre posthume,
« Vérité et mensonge au sens extra-moral », et qui constitue en
quelque sorte le testament sceptique de la modernité : « Qu’est-ce
donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de
métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations
humaines qui ont été rhétoriquement faussées, transposées, ornées,
et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes,
canoniales et contraignantes ; les vérités sont les illusions dont on a
oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont
perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur
empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme
des pièces de monnaie, mais comme métal. »
Et si l’on partage cette vision des choses, alors il faut se rendre à
cette conclusion inévitable : rien n’est plus profond que l’art, qui est
un jeu avec la création des métaphores, avec la fabrication des
apparences. En un mot, rien de plus profond que la surface.
Mais le fragment d’Aristoclès de Messène contient encore un
autre élément explosif : il soutient que, pour les pyrrhoniens, les
choses sont « in-différentes, im-mesurables, in-décidables ». Une
telle formule est une véritable dynamite si nous rappelons qu’il s’agit
là de philosophie morale. Prenons un cas extrême, celui du violeur
d’enfants, et appliquons-lui cette sentence : sa conduite est
indifférente, immesurable, indécidable. Pouvons-nous laisser passer
pareille allégation ? N’est-ce pas une doctrine abominable ? Le
recours à la version que donne Diogène Laërce de ce même point
offre un complément d’information important : Pyrrhon « soutenait
qu’il n’y avait ni beau, ni laid, ni juste, ni injuste […], mais qu’en toute
chose les hommes se gouvernent selon la coutume ».
Affirmer que les sociétés humaines se règlent uniquement par la
coutume et la convention, ce n’est pas forcément atténuer, ni
contester la gravité des crimes. Il ne s’agit pas de proclamer que tout
se vaut, mais que rien ne vaut absolument. Pour employer une
expression anachronique, la philosophie de Pyrrhon pose que les
règles que nous respectons sont toujours des constructions
socioculturelles. Les coutumes et les lois ont une véritable autorité
sur nous, puisque notre manière de vivre en communauté, de nous
comporter vis-à-vis de nos semblables, en dépend. Simplement,
elles ne doivent cette autorité ni à l’harmonie cosmique, ni à une
quelconque loi qui serait inscrite au cœur même du vivant, ni à
aucun dieu ; il n’y a nulle part aucun principe transcendant
susceptible de commander notre jugement sur les choses. Ainsi,
quand j’écris ces notions avec des majuscules : le Bien et le Mal, le
Juste et l’Injuste, le Beau et le Laid, comme si elles devaient valoir
abstraitement et universellement, et non seulement dans l’histoire
concrète des sociétés humaines, je ne fais qu’inventer des
catégories théologiques, c’est-à-dire que je pare ces mots d’une
dimension supérieure, atemporelle, qu’ils n’ont pas. Par conséquent,
ce n’est pas au nom d’un commandement divin ni d’une
hypothétique Idée régulatrice qui s’imposerait à tous les hommes,
mais au nom d’un texte précis – le Code pénal – que je condamnerai
le violeur. Et j’aurai pleinement raison de le faire.
Pour autant, un tel vœu ne doit pas nous amener à entretenir des
idées fausses au sujet du temps ressenti, ni à en avoir une vision
enchantée – et ce sera le sens de ma deuxième remarque.
En effet, il existe une attitude assez répandue qui consiste à
séparer passé, présent et futur, comme s’il s’agissait de trois
dimensions bien distinctes. Ce faisant, nous raisonnons par analogie
avec le fameux graphe de la flèche du temps : le temps lui-même
serait une droite ; nous en occuperions un point, le moment présent ;
sur notre gauche, il y aurait l’ombre grise du passé, et sur notre
droite, le pointillé de l’avenir. Mais c’est, là encore, une
représentation contestable : si une telle modélisation permet de
rendre compte de l’évolution d’une mesure au cours d’une
expérience scientifique, elle ne s’applique en rien au vécu
psychologique. Dans la conscience, passé, présent et futur
s’interpénètrent. Le passé est là, en nous, sous la forme des
souvenirs conscients mais également à notre insu, parce que nous
l’avons assimilé et incorporé : les gestes que nous effectuons sans
même nous en rendre compte, nos habitudes, notre manière de
réagir, notre démarche, nos tics de langage et notre langage lui-
même (parlons-nous français, allemand ou chinois ?), les plats que
nous aimons et ceux qui nous écœurent, nos peurs, nos
compétences, nos aptitudes aux jeux et aux sports, que sais-je, sont
tous des legs du passé. Symétriquement, l’avenir s’invite dans le
présent, sous forme d’attentes, d’espérances, de désirs de toute
nature. Encore ce point mérite-t-il d’être plus amplement expliqué.
Chacun peut vérifier que l’avenir est imprévisible – et il l’est si
radicalement, à si petite échelle, qu’à l’instant même où je tape ces
mots et si entraîné que je sois à la pratique de l’écriture, je ne
saurais dire avec certitude comment cette phrase va se terminer – il
est toujours possible que survienne une saute de vent, une
digression ou une inspiration imprévue, qui la déporte et lui confère
une direction nouvelle ; et pourtant, cette phrase, je l’écris quand
même, je me dirige vers un terme inconnu avec une paradoxale
obstination. Notre existence est à cette image. Nous lançons des
grappins vers l’avenir, en ignorant à quoi ils s’accrocheront.
Le phénoménologue Edmund Husserl, tandis qu’il méditait sur la
conscience intime du temps, et plus précisément qu’il se demandait
pourquoi nous sommes capables d’écouter une mélodie, c’est-à-dire
de saisir un ample mouvement sonore, attendu que nos oreilles ne
perçoivent que des notes isolées, ponctuelles, a formé deux
concepts originaux : ceux de rétention et de protention. Selon lui,
nous percevons la mélodie comme un objet temporel total et non
seulement successif parce que notre conscience conserverait, dans
sa mémoire vive pour ainsi dire, le souvenir des notes précédentes
(rétention), et qu’elle anticiperait sur les notes à venir (protention).
D’une certaine manière, la difficulté qu’affronte ici Husserl vient de
ce qu’il part de la conception ancienne et répandue, selon laquelle
nous n’occuperions qu’un point dans le temps. Du coup, il doit
imaginer ces fonctions de rétention et de protention, cette mémoire
des notes récentes et cette projection vers l’avenir, pour contester
l’erreur initiale et expliquer pourquoi le point semble pouvoir contenir
la ligne. Sans entrer dans le détail de sa phénoménologie du temps
assez sophistiquée, nous pouvons dire plus simplement que nous
sommes capables d’entendre la mélodie parce que passé, présent
et futur se superposent, s’impliquent et s’enveloppent
réciproquement à tout moment en nous. Nous sommes les enfants
de notre passé, enceints de notre futur. Nous ne sommes pas un
point sur une droite : une représentation géométrique plus exacte
consisterait à affirmer que le passé et le futur décrivent autour de
nous de multiples cercles concentriques. Et encore ! Ce type de
figure risque aussi de nous égarer, tant la géométrie subjective du
passé, du présent et du futur est variable.
Flammarion