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Peut-on rassembler, sans reste, le tout de l’expérience vécue, se restaurer,

ramasser les miettes de sa vie ? Peut-on inscrire son origine au


commencement et sa mort à la fin de son livre, ce qui s’appelle
communément faire œuvre ? Ce sont ces questions sans issue qui auront
animé ce travail.
Se donne à lire ici un Chateaubriand désœuvré, dépossédé, privé de la main
et de la manuscripture, aliéné à sa propre mort. "Ma main… n’est pas
revenue : je meurs par morceaux.", aura-t-il écrit, sur le pas de la mort.
Émasculé ou manchot ?
Peut-être… Un Chateaubriand en tout cas qui n’en finit pas de finir, et crève
d’inachèvement ; un Vicomte, enfin, qui jouit de l’obscène effeuillage de sa
propre mort.
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Dédicace

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Dédicace
p. 7

Texte intégral
1 Pour Philippe Bonnefis
2 A J. -F.L. (trop tard)
3 A Théo (trop tôt)

© Presses universitaires du Septentrion, 1999

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de caractères.

Référence électronique du chapitre


CHAOUAT, Bruno. Dédicace In : Je meurs par morceaux. Chateaubriand [en ligne]. Villeneuve
d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86176>. ISBN : 9782757426562. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86176.

Référence électronique du livre


CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Préface

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Préface
p. 9-20

Texte intégral

Contre le monument
Mourir veut dire : mort, tu l’es déjà, dans un passé immémorial, d’une mort
qui ne fut pas la tienne, que tu n’as donc connue ni vécue, mais sous la
menace de laquelle tu te crois appelé à vivre, l’attendant désormais de
l’avenir, construisant un avenir pour la rendre enfin possible, comme
quelque chose qui aura lieu et appartiendra à l’expérience.
Maurice BLANCHOT
A bas les monuments !
NIETZSCHE
Ceci n’est pas un livre1. Désespérément inachevé, et terminé si j’ose dire en queue
1 de poisson, ce livre, qui n’en est pas un, performe son thème : celui de
l’inachèvement constitutif de l’écriture de mémoire et des Mémoires dits
abusivement « d’outre-tombe », thème de l’impossibilité, pour des morceaux
d’écriture, des pièces rapportées, de jamais faire un livre. Inachèvement, tentation
d’en rajouter, toujours, encore, plus, remarquait Philippe Bonnefis, interrogé sur
sa pratique fétichiste du commentaire : « Où donc est la balance ? Et qui
m’avertira que c’est assez […] ? Du pas-assez à l’encore-plus, tel est le mouvement
qui emporte ma lecture »2. Ainsi de la nôtre. Aussi choisit-on, humblement,
arbitrairement, de s’arrêter, en plein milieu d’une pensée dans le meilleur des cas,
d’une phrase dans le pire. Pour paraphraser Montaigne, lequel s’y entendait en
inachèvement, celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage n’y a plus de droit :
« Qu’il die, s’il peut, mieux ailleurs, et ne corrompe la besongne qu’il a venduë »3.
Cela vaut pour les Mémoires d’outre-tombe, aussi bien que pour le présent essai.
Non seulement on assume ici l’imperfection de la besogne, mais on va jusqu’à
revendiquer le non finito et le morcellement comme règle de sa (dé) composition.

2 Peut-on jamais (en) finir (avec) l’écriture de sa vie comme on érige un monument,
comme on édifie un mémorial ? Le travail de l’écriture de Mémoires peut-il être
comparé à la réintégration, à la restauration anticipées par l’édification d’une
tombe ? Qu’est-ce qu’on effectue, à quelles déterminations métaphysiques,
politiques, théologiques, est-ce qu’on obéit, enfin, lorsqu’on compare son
autobiographie à son tombeau, lorsqu’on prétend, « par delà la mort, édifier son
propre monument », comme l’écrit Jean-Claude Berchet à propos des Mémoires
d’outre-tombe4 ? Telles sont les questions qui se seront posées, avec une exigence
de plus en plus pressante, au cours de ce travail.
3 On a toujours plus ou moins accepté ce cliché idéologique que la raison d’être du
monument était la perpétuation du souvenir, la préservation d’un passé
magiquement naturalisé, entombé ou pétrifié dans un lieu de mémoire,
proprement circonscrit, une fois pour toutes. Il va sans dire qu’il n’en est rien.
Qu’il n’est peut-être rien de plus oublieux qu’un monument, rien qui ne contribue
plus sûrement à refermer la fosse du temps, rien qui ne fasse plus définitivement
oublier le traumatisme. Le mémorial à la gloire du héros-martyr, tombé comme il
se doit pour la cité ou la patrie, termine le deuil, et relève la mort, en l’escamotant.
Il permet à la communauté de recommencer à zéro, de faire table rase du passé et
d’aller, sereinement, de l’avant : Il faut laisser les morts enterrer les morts,
prescrit un proverbe allemand, bien utile à ceux qui veulent oublier ce que
Vladimir Jankélévitch appela naguère « l’imprescriptible »5. Fruit d’une politique
thérapeutique d’amnestie et d’amnésie, le mémorial travaillerait au deuil
impossible d’un passé qui ne passe pas6.
4 Dans la première de ses Cinq leçons sur la psychanalyse, Freud note que ses
hystériques ne souffrent en fait que de réminiscences7 ; leurs symptômes seraient
des restes ou des symboles mnésiques d’expériences traumatiques. Ces symboles
sont comparables aux monuments qui ornent nos métropoles, poursuit Freud,
possédé par ce démon de l’analogie qui fait de lui, comme disait André Breton
en 1924, l’un des plus grands romanciers d’un XXe siècle encore jeune. Et Freud
d’invoquer les exemples de Charing Cross et du Monument, à Londres : au XIIIe
siècle, ayant ordonné qu’on portât le corps de son épouse bien-aimée, la reine
Eleanor de Castille, à Westminster, Edouard Ier fit ériger, à chaque station du
cercueil, une croix gothique. Charing Cross est le dernier monument censé
commémorer le cortège funèbre. Quant au Monument, il est supposé rappeler le
grand incendie qui dévasta la ville en 1666. Mais que faudrait-il penser, demande
Freud, d’un Londonien qui se recueillerait aujourd’hui, mélancolique impénitent,
devant le mémorial des obsèques de l’épouse du feu souverain Edouard Ier, plutôt
que de vaquer à ses occupations ou de se réjouir en pensant à la reine de son
cœur ? Ou encore de cet autre excentrique qui verserait des larmes intarissables
devant le Monument commémorant sa ville dévastée par le feu, tandis que celle-ci
s’est depuis des siècles relevée, telle le Phénix, de ses cendres ? Eh bien, dit Freud,
chaque hystérique ou névrosé(e) se conduit comme ces deux Londoniens un peu
marginaux qui manquent singulièrement de sens pratique. Non contents de se
rappeler des expériences pénibles d’un passé que Maurice Blanchot qualifierait
d’effroyablement ancien, ils s’y cramponnent obstinément. Négligeant la réalité
immédiate, ils sont incapables de s’émanciper de leur passé. Les monuments ne
sont pas faits pour exciter les réminiscences historico-hystériques, ni pour rouvrir
les blessures du passé, suggère Freud, avec, admettons-le, une lucidité psycho-
politique désarmante. Bien au contraire, le monument aurait pour fonction
politico-thérapeutique de faire passer le passé : sa finalité pratique serait de guérir
ou de normaliser la mélancolie collective, et de permettre à la communauté,
confirmée dans son perpétuel pouvoir de restauration et de digestion, de
recommencer à zéro, comme si de rien n’était.
5 Tant que nous sommes à Londres, profitons-en pour y suivre René à la trace,
tristement pensif devant la statue de Charles II8 témoignant devant le lieu de la
décapitation de son père Charles Ier, derrière Whitehall. Après tout, rien ne nous
interdit de rêver que René est bien l’un de ces névrosés londoniens évoqués par
Freud, l’un de ces grands mélancoliques désespérément insensibles à la vertu
thérapeutique des monuments : le docteur Freud, en bourgeois matérialiste,
pourrait toujours lui prescrire d’en finir avec son deuil interminable et de vaquer à
ses occupations quotidiennes, on sait que le seul travail à plein temps de René
n’aura jamais consisté qu’à se délecter au souvenir morose d’un passé sans feu ni
lieu. Didier Maleuvre montre comment Chateaubriand, dans René, détourne la
fonction traditionnelle dévolue au monument : loin de représenter ou d’illustrer le
régicide, la statue de Charles II retrace la catastrophe, « cherche la trace de
l’événement dont se dérobe l’image. […] Tout se passe comme si le monument
signifiait qu’il faut se souvenir qu’il n’y a pas d’image du passé »9, écrit-il. Et c’est
parce que du passé catastrophique – Blanchot dirait : du désastre –, il n’y a pas
d’image, que le deuil est interminable, chaque trace en ravivant la blessure avec
une égale intensité, chaque fois comme pour la première fois.
6 Étant donnée la fonction traditionnellement cicatrisante et clôturante, politico-
thérapeutique, qu’est censé assumer le monument dans la Cité ou la nation, je me
réjouis qu’en Allemagne, où l’on essaye d’oublier un passé récent sans
heureusement y parvenir tout à fait, Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, lassés par
les « tendances fascistes » et la « rigidité démagogique » qui sous-tendent le
concept représentationnel de monument, aient enfin mis en œuvre, pour
commémorer la Shoah sans illustration ni mémorial, le concept négatif du contre-
monument (Gegen-Denkmal)10. Loin de se prétendre l’ouvrage étemel, sacré,
indestructible et inviolable d’un auteur unique, le contre-monument Gerz convie
au contraire les passants à participer à son antérection quotidienne11 : par un
dispositif ingénieux, en effet, chaque fois qu’un passant y inscrit son nom en
témoignage de solidarité contre le fascisme, la colonne d’aluminium, haute de
douze mètres, s’enfonce davantage dans le sol où la reçoit une chambre
souterraine aussi profonde que la colonne est haute. Perpétuellement en chantier,
en travaux ou en restauration négatifs, la fin du contre-monument n’est certes pas
d’élever, et en élevant, d’enlever quoi que ce soit, à commencer par une mauvaise
conscience nationale, mais au contraire de sombrer tout à fait dans son hypogée,
de s’auto-effacer discrètement, gloire obscure laissant dans la mémoire collective
le vestige d’un monument absent aux victimes du fascisme. Ce que présente le
contre-monument Gerz, en dehors de toute figuration, c’est qu’il y a, comme dit
Jean-François Lyotard commentant l’esthétique du sublime chez Kant, de
l’imprésentable : le contre-monument, donnant à voir que quelque chose ne peut
pas être vu, serait un exemple remarquable de « présentation négative »12.
7 Or, comme le suggère Naomi Schor, les Mémoires d’outre-tombe n’inscrivent-ils
pas, eux aussi, et comme en creux, leur propre effacement ? Naomi Schor montre
comment Chateaubriand découvrira, au cours de son écriture, l’impossibilité de
parachever son projet initial. Qu’on me permette de citer sa très forte analyse, que
le lecteur peut désormais lire dans son intégralité13 : « […] les Mémoires
consignent de fait un terrible échec. A mesure que l’écrivain vieillit, son entreprise
initiale est irréversiblement compromise. Car il se rend compte très tôt que
l’effacement érode constamment l’entreprise mémoriale de préservation. Le
paradoxe central des Mémoires est la logique du palimpseste : pas d’écriture qui
ne soit simultanément effacement : “Les événements effacent les événements ;
inscriptions gravées sur d’autres inscriptions, ils font des pages de l’histoire des
palimpsestes”. Ainsi, la voie censée conduire aux défunts est pavée d’obstacles ;
[…] les morts sont fuyants, inatteignables, perdus à jamais, fût-ce dans une tombe
telle que les Mémoires, pourtant supposée garantir leur immortalité ainsi, bien
sûr, que celle de leur auteur ». Quant au palimpseste, on voudra bien y entendre,
en dépit des résonances inévitablement archéologiques, qu’il n’y a pas d’écriture
première, vraie et vierge, de première inscription ni de texte princeps, original à
retrouver, mais un effacement originaire. Jacques Derrida écrivait, dans son
introduction à la nouvelle collection de Flammarion intitulée « Palimpseste » :
« Leurre de la verginité, voilà peut-être ce que le titre de cette Collection voulait
d’abord mettre en cause. Faire de l’interprétation verginale du palimpseste une
édification à déconstruire, non une valeur à restaurer, voilà peut-être son
programme »14.

8 Cependant, « Mort, où est ta victoire ? »15, continue de proclamer, dans une pieuse
unanimité, la critique chateaubrianesque. Nous disons pieuse, car proclamant
cela, elle refuse d’interroger les déterminations théologiques qui sous-tendent
cette citation de l’apôtre Paul, inventeur de la rédemption et promoteur de la
reprise chrétienne du monumental grec : « Quand ce destructible sera vêtu
d’indestructibilité et que ce mortel sera vêtu d’immortalité, alors ce sera cette
parole de l’écriture : La mort a été engloutie dans la victoire. O mort, où est ta
victoire, ô mort, où est ton dard ? »16. La métaphysique, depuis Paul, se soutient
de la croyance que la mort a perdu contre ce que Hegel appellera, en héritier fidèle
de l’apôtre dialecticien, la vie de l’esprit. On forme ici, contre tant de
commentaires de Chateaubriand programmés par l’onto-théologie chrétienne (de
saint Paul et saint Augustin jusqu’à Bossuet et Hegel), l’hypothèse inverse, à
savoir que la mort ne saurait être relevée, réappropriée, réintégrée enfin par la
gloire littéraire posthume. La critique chateaubrianesque resterait ainsi limitée à
la logique occidentale du sacrifice chrétien. Toutefois, la mort ne saurait être
intégralement amortie, au sens économique où l’entend la dialectique chrétienne
du sacrifice, telle que la décrit justement Jean-Claude Berchet : « Le
Christianisme consacre cette expérience “orphique” (de soi comme de la
littérature) qui fonde sur un absolu de la perte, la seule chance de gain »17. La
critique de Chateaubriand, depuis les années 1960, s’inspire essentiellement d’un
modèle orphique revisité par l’économie chrétienne de la « création littéraire »
comme mort et résurrection, modèle que semble avoir institué et légitimé
définitivement l’un des premiers critiques modernes de Chateaubriand, Manuel de
Diéguez, qui écrivait en 1968 : « “J’ai pleuré et j’ai cru”, dit Chateaubriand. J’ai
pleuré et je suis ressuscité. J’ai pleuré et je suis René. Est-ce un mot de chrétien ?
Je ne sais pas ; mais c’est la clé de la poésie, c’est la clé d’Orphée – et c’est
Chateaubriand qui ne cesse, silencieusement, de nous tendre cette clé »18. Simple
suggestion : ne serait-ce pas la théodicée de Pierre-Simon Ballanche, ami et
éditeur de Chateaubriand, obsédé par le dogme de la déchéance et de la
réhabilitation ainsi que par le mythe d’Orphée, que la critique chateaubrianesque,
via Manuel de Diéguez, aurait assaisonnée de mythologie comparée, d’orphisme
mallarméen et de psychanalyse et transformée en un paradigme critique ?
9 A l’économie occidentale du sacrifice initiée, avant la mort du Christ, par celle de
Socrate mise en scène dans le Phédon, Jean-Luc Nancy rappelle que Thomas
d’Aquin, dans sa Somme théologique, reconnaît trois fonctions : l’expiation, la
grâce et l’acquisition de la gloire. La version chrétienne puis hégélienne du
sacrifice aura pour enjeu l’appropriation du Soi par la transgression de la finitude,
ce que Nancy appelle « trans-appropriation »19. Les lectures orphico-chrétiennes
ou hégéliennes de Chateaubriand s’inscriraient donc directement dans cette
relation privilégiée que la littérature et l’art entretiennent avec le sacrificiel,
depuis les Confessions d’Augustin.
10 Michael Riffaterre, il y a une trentaine d’années, avait rigoureusement analysé le
« code monumental » auquel obéit l’œuvre de Chateaubriand, en soulignant
pertinemment le « parti pris monumentalisant » de celle-ci, au point qu’intituler,
comme nous l’avons fait, une introduction à une étude sur Chateaubriand,
« Contre le monument », c’est prendre l’œuvre à contre-pied, lire Chateaubrand
contre lui-même. Mais l’analyse pénétrante et incontournable de Riffaterre restait,
me semble-t-il, entravée, ou en tout cas déterminée, par la polarité dialectique
entre le négatif et le positif, la disparition (ruine, tombe) et l’édification, elle
répondait encore trop fidèlement au mouvement spécifiquement hégélien de
l’Aufhebung comme relève-suppression, mise en œuvre de la mort ou travail du
négatif, rédemption proustienne de l’expérience par l’œuvre d’art : « D’un côté, en
effet, le monument est ruine ou vestige, ce qui survit à une disparition, à une
destruction. D’un autre côté, il conserve et transmet message, leçon, exemple,
admonition du lecteur futur. […] le monument représente à la fois la mort et la
victoire sur la mort »20. Riffaterre concluait son analyse en déclarant, aveuglé par
la détermination de l’art dans la tradition chrétienne, que « la vanité de toutes
choses est compensée par leur représentation dans l’art »21, et qu’enfin, « le fait de
l’écriture, dans le moment même qu’elle énonce une destruction, représente la
victoire du monument sur la ruine »22.
11 Je renvoie à Jean-Luc Nancy, en ce qui concerne le dépassement urgent de la
dialectique du sacrifice (et donc du monumental) en Occident, ou sa clôture
définitive. Nous assumons donc, ici, une position quelque peu désacralisante,
iconoclaste et anti-paulinienne. J’avance ceci en tremblant : il pourrait bien s’agir
d’une alternative juive aux lectures chrétiennes qui dominent la critique
chateaubrianesque. Déclaration gratuite, dira-t-on, voire impertinente. Peut-
être... Toujours est-il que quelque chose est en train de se passer dans la réception
de Chateaubriand. La critique semble se diviser désormais et de façon sans doute
encore inconsciente en deux partis : d’un côté une fidélité à un Chateaubriand
mémorialiste, chrétien et monumental (celui diffusé par la critique française
depuis le XIXe siècle et programmé par l’idéologie théologico-politique de la
Restauration), de l’autre une insistance sur l’impuissance de la mémoire à une
remémoration totale, la remarque d’une défaillance à même l’entreprise
mémorialiste. Ce second parti, où je situe mon propre travail, chercherait donc à
explorer un rapport sans rapport de Chateaubriand à l’immémorial, ou, comme
dirait Jean-François Lyotard, à un « oublié inoubliable »23. Que cette alternative à
une approche monumentale de Chateaubriand soit liée, consciemment ou non, à
la brûlure d’Auschwitz, me paraît désormais presque aller de soi. Il semble en effet
qu’il soit devenu, pratiquement et donc éthiquement, impossible à certains
critiques auxquels je m’associe (en particulier mais pas seulement aux États-Unis,
et pour des raisons qui tiennent à l’histoire des départements de littératures
française et comparée outre-Atlantique ces trente dernières années) de lire
Chateaubriand sans être affectés par cette brûlure, qui est aussi bien l’holocauste
du Livre que celui de la mémoire, l’incinération de la pensée occidentale de l’unité
et de la totalité et la dispersion de ses cendres. C’est cette dispersion qui aura exigé
la déconstruction patiente et nécessaire de la logique du propre et de
l’appropriation, donc de la tombe, du mémorial ou du monument. Ainsi Naomi
Schor écrit, prenant le parti de l’effacement contre celui de la restauration, de
l’« anti-mémoire » contre le mémorial, enfin de la dispersion des cendres contre la
renaissance phénicienne : « L’oubli subvertit la réminiscence par une
accumulation d’effacements qui visent le nom propre. […] L’effacement en série
définit le mécanisme de l’anti-mémoire »24. La mort serait, comme la naissance,
l’inappropriable, cela qui m’inauthentifie et m’exproprie. Né, je serais donc
toujours déjà exproprié, toujours déjà mort, effacé, mort-né : « J’étais presque
mort quand je vins au monde », écrit Chateaubriand. Et de cette expropriation
originaire, de cette première mort, oubliée, je ne peux pas faire monument, sauf à
tricher, et à la supprimer en la transappropriant. Sauf à oublier que je n’ai pas
toujours été là pour témoigner, qu’il y a eu un laps de temps, effroyablement
ancien, auquel je n’aurai jamais été présent, dont je ne puis rien attester, et auquel
ma mémoire, défaillante, n’aura jamais accès, qu’elle manquera toujours à se
remémorer ; laps ou lapsus, chute de temps qui restera enfermé dehors, forclos,
inaccessible. Ce laps de temps, on l’appelle ici l’immémorial ou le non-lieu de
mémoire, prenant le parti d’un Chateaubriand immémorialiste plutôt que
mémorialiste, ou, si l’on veut, pour le contre-monument, contre le monument.

« Je meurs par morceaux. »


... empêché de mourir par la mort même...
M. BLANCHOT
12 Peut-on, donc, rassembler, sans nul reste, le tout de l’expérience vécue, se
restaurer, rejoindre les tronçons de son existence ? Peut-on inscrire son origine au
commencement et sa mort à la fin de son livre, ce qui s’appelle communément et
légèrement faire œuvre ? « Ma main […] n’est pas revenue : je meurs par
morceaux »25, aura écrit Chateaubriand, sur le pas de la mort, soixante-seize ans,
à un correspondant anglais, cette phrase étrange qui aurait pu être écrite ou
prononcée, telle quelle, aussi bien par Joubert ou Ballanche, ses contemporains et
amis, que par Beckett, Artaud, Bataille, Blanchot, Céline, ces témoins de la nausée
ontologique, auxquels on pourrait associer, pourquoi pas, et je dois dire que le
rapprochement incongru, pour ne pas dire ignoble, me réjouit plutôt, Serge
Gainsbourg, à la fin de sa vie, imbibé d’alcool et consumé par le tabac, changé lui-
même en cigarette… Énoncé mineur, trivial, hiérarchiquement dérisoire, noyé
dans l’œuvre immense de Chateaubriand, et qui néanmoins me paraît la rouvrir,
ou à tout le moins en relancer la lecture. Une phrase si singulière qu’elle sonne,
paradoxalement, comme une citation. Je veux dire qu’elle pourrait n’être pas de
Chateaubriand, mais de n’importe qui, presque comme un graffiti à moitié délavé
sur un mur sale d’une quelconque métropole. Et il faut rappeler que le graffiti, cela
s’écrit toujours ou presque contre le monument, dans les deux sens du mot
« contre » (physique et politique). Empruntée, donc, à force d’être idiomatique,
tellement signée, si l’on peut dire, qu’elle en devient anonyme. A la fois étrange et
familière, une phrase qui suscite, à l’oreille, une impression aussi bien d’inouï que
de déjà entendu. Une phrase troublante parce qu’au fond singulièrement banale.
Et puis, le vicomte aurait pu faire encore un dernier effort littéraire. Morceaux,
c’est bruyant, ignoble, alimentaire, voire excrémentiel. Je l’imagine trop las pour
le sublime, la main comme saisie, raidie par ce que Blanchot eût nommé la
préhension persécutrice, cette sorte de contrainte d’écrire, en dépit de soi-même,
autre chose que ce qu’on voulait ou croyait pouvoir. Contrainte d’écrire à l’extrême
du possible. Écriture souveraine, vassalisant qui s’en prétend l’auteur ou
l’initiateur. Si la main ne lui est pas revenue, qu’est-ce donc, dès lors, qui lui
revient ? Je ne veux pas donner l’impression de dramatiser, mais on commence
par la main, puis c’est le bras, les jambes, et le corps dit propre tout entier qui y
passent, à ce jeu de massacre à la tronçonneuse, qui s’appelle mourir. Or tel
démembrement n’est pas tant organique qu’ontologique. Car s’il n’a plus prise sur
sa propre main, l’écrivain n’en a pas davantage sur ce que naïvement on appelle sa
propre mort. En effet, la mort n’est pas propre, pas nette, elle n’atteint pas en
gros, mais si j’ose dire en détail : elle n’a de cesse de morceler le moi, de le mordre
et de le remordre, de le dépecer. « Finissons-en, ça traîne en longueur ! », croirait-
on entendre expirer le moribond, ce mordu de la mort, qui n’en finit pas de finir,
qui crève d’inachèvement. Encore un petit post-scriptum, une note aux Mémoires,
une conclusion, une dernière clausule, puis une autre, et encore une autre, puis,
pourquoi pas, une préface supplémentaire, testamentaire, pour se faire accroire
qu’on va enfin pouvoir boucler la boucle, et la boucler, une fois pour toutes ;
autant d’ajouts qui, loin d’inscrire la fin dans le livre, ne font qu’excéder, outrer le
soi-disant livre-tombe, le rouvrir à chaque fois lors qu’on prétendait enfin le
sceller, comme la blessure mal cicatrisée de Tristan, cette béance de sang et
d’encre. Mais écrire, ou, comme le prononce Jean-Luc Nancy, excrire, est-ce autre
chose que mourir par morceaux ? Ou encore : peut-on mourir en une seule fois,
faire l’expérience instantanée, authentique, de sa propre mort ?
13 « Je meurs par morceaux. » Cet énoncé insignifiant, circonstanciel, marginal, se
pourrait-il en fait qu’il ouvrît à rien moins qu’une ontologie de l’écriture ?
Hypothèse que les pages suivantes se proposent de vérifier.

Notes
1. Voir, sur l’impossibilité d’éviter ce protocole en forme de dénégation à la Magritte, Hubert
Damisch, Ruptures Cultures, Édition de Minuit, 1976, Préface, pp. 9-12.
2. Cité par Jean-François Lyotard, dans Céline Le Rappel des oiseaux, par Philippe Bonnefis,
Galilée, 1997, p. 7.
3. Les Essais, Livre III, chap. IX.
4. Dans Mémoires d’outre-tombe, t. 1, Édition Classiques Garnier, 1989, Préface, p. 67.
5. L’Imprescriptible, Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Seuil, réédition 1986.
6. Cette introduction eût été inconcevable sans le travail de Nicole Loraux en général, et en
particulier son avant-propos au numéro de la revue Le Genre humain (numéro 18, Édition du
Seuil, 1988) intitulé Politiques de l’oubli.
7. Voir Five Lectures on Psycho-Analysis, dans The Standard Edition of the Complété
Psychological Works of Sigmund Freud, vol. XI, p. 16.
8. Chateaubriand s’est trompé sur l’identité de cette statue qui est en vérité celle de James II, le
second fils du roi décapité Charles Ier. Pour une interprétation de ce lapsus, voir Didier Maleuvre,
« René et le risque de l’histoire », Revue des Sciences Humaines, numéro 247.
9. Article cité.
10. Voir James E. Young, The Texture of Memory, Holocaust Memorials and Meaning, Yale
University Press, New Haven and London, 1993. Je traduis en la résumant la description, qui est
en soi un commentaire, que Young propose du contre-monument (pp. 28-37).
11. J. Derrida, dans Glas, écrivait : anthérection. Nous épelons ici ce mot-valise sans h, car,
contrairement au dispositif que décrivait Derrida à propos de Jean Genet, le contre-monument ne
fait pas fleur.
12. Voir, par exemple, Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Galilée,
p. 22.
13. Dans « Cent ans de mélancolie », RSH, numéro 247.
14. Scribble (pouvoir/écrire), dans William Warburton, Essai sur les hiéroglyphes des
Égyptiens, Aubier Flammarion, « Collection Palimpseste », 1977, p. 13.
15. Jean-Claude Berchet, op. cit., p. 63.
16. Ire aux Corinthiens, XV, 54.
17. Op. cit, p. 65.
18. Dans « Esquisse d’une psychanalyse orphique de la poésie », publié dans Chateaubriand
Today, edited by Richard Switzer, Proceedings of the Commémoration of the Bicentenary of the
Birth of Chateaubriand, 1968, The University of Wisconsin Press, Madison, Milwaukee, London,
1970, p. 95 et suivantes.
19. Voir Jean-Luc Nancy, « The Unsacrificeable », dans Yale French Studies 79, Literature and
the Ethical Question, édition Claire Nouvet, 1991, pp. 20-38. Je reprends l’argument de Jean-Luc
Nancy.
20. Dans « De la structure au code : Chateaubriand et le monument imaginaire », in La
Production du texte, Seuil, 1979, pp. 131-132. Première publication de ce texte dans
Chateaubriand Today, op. cit.
21. Op. cit., p. 149.
22. P. 151.
23. Cité par Richard Stamelman, dans « The Writing of Catastrophe Jewish Memory and the
Poetics of the Book in Edmond Jabès », publié dans Auschwitz and After, Race, Culture, and
« The Jewish Question » in France, edited by Lawrence D. Kritzman, Routledge, New York
London, 1995, pp. 264-279.
24. Article cité. A l’approche de Naomi Schor, je joindrais volontiers celle de Denis Hollier, de
Didier Maleuvre et de Claude Reichler (voir les articles de RSH, numéro 247).
25. Lettre transcrite dans le Bulletin de la Société Chateaubriand (23, 1980, pp. 40-41). Je dois la
découverte de cette lettre à Jean-Claude Berchet, à qui je souhaite exprimer ici toute ma
gratitude.

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CHAOUAT, Bruno. Préface In : Je meurs par morceaux. Chateaubriand [en ligne]. Villeneuve
d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86181>. ISBN : 9782757426562. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86181.
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CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Nuit blanche

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Nuit blanche
p. 23-32

Texte intégral
Nuit, nuit blanche – ainsi le désastre, cette nuit à laquelle l’obscurité
manque, sans que la lumière l’éclaire.
Maurice BLANCHOT
Fame with no name
Graffiti trouvé sur un trottoir parisien, non loin du Musée d’Art Moderne
1 « La gloire est suspecte, si elle vient de la nuit »1, écrivait Maurice Blanchot, à
propos de la fin de l’héroïsme qu’il fait coïncider avec le moment où la littérature
prend conscience d’elle-même. Comment délester Chateaubriand du poids d’une
trop lourde renommée, comment le sauver, surtout, de l’éclat d’un nom et d’un
renom par trop... brillants ? Ne faudrait-il pas tout d’abord exposer à la nuit du
soupçon cette gloire que réclament avec éclat le signataire des Mémoires d’outre-
tombe et nombre de ses commentateurs, en montrant qu’elle provient peut-être
moins du jour et de la phénoménalité que de la neutralité d’une nuit blanche ? Ni
le jour, ni la nuit, la nuit blanche présenterait l’insigne avantage de nous
émanciper enfin de cette polarité aussi vieille que la philosophie occidentale entre
le visible et l’invisible, la lumière et l’obscurité. Il faudrait donc dépasser cette
alternative jour/nuit qui limite désespérément l’horizon de la métaphysique à la
présence. En 1963, J. Derrida écrivait :
Encore faudrait-il […] tenter de revenir sur cette métaphore de l’ombre et de la
lumière […], métaphore fondatrice de la philosophie occidentale comme
métaphysique. […] A cet égard toute l’histoire de notre philosophie est une
photologie […]2.

2 Qu’est-ce qu’une gloire sans éclat, et pouvons-nous encore parler de gloire, où


manque la lumière de la présence, où fait défaut la brillance ? Il se pourrait que la
différence entre écriture et idéologie chez Chateaubriand reste à repenser à partir
de l’oxymore qu’on trouve dans le Voyage en Amérique, de « gloire inconnue »3.
Cette différence entre écriture et idéologie, je voudrais l’articuler en termes de
politique de la mémoire. En effet, l’idéologie politique occidentale se constitue,
comme le montre Nicole Loraux, à partir d’une gestion du souvenir et à travers
l’élaboration à Athènes d’une rhétorique sophistiquée de l’épitaphe et de l’oraison
funèbre, c’est-à-dire de la gloire posthume, dans l’invention du discours
épidictique, déjà tourné en dérision par l’ironie de Socrate dans le Ménéxène4. Or,
si la politique de la mémoire pratiquée par le discours idéologique tend à relever
l’événement traumatique (la perte) dans un monument, si l’idéologie édifie un
mémorial afin de mieux oublier, comme l’écrivait Jean-François Lyotard,
l’écriture, se donnant « pour objet véritable de révéler, représenter en mots, ce qui
manque à toute représentation, ce qui s’y oublie »5, témoignant depuis une nuit
pré-initiale, irreprésentable, viendrait toujours compromettre l’érection du Livre
comme mémorial visant à oublier.
3 Œuvre procédant de la tradition esthético-politique et humaniste des Mémoires
aristocratiques d’Ancien Régime6, et cependant annonçant déjà un tout autre
rapport à la gloire et à la renommée, c’est-à-dire une toute autre politique de la
mémoire, les Mémoires d’outre-tombe témoignent de la tension entre d’une part
une certaine idéologie du sujet (sujet collectif – la France de la Restauration – et
individuel – l’auteur), idéologie qui détermine en même temps une métaphysique
du Livre, et d’autre part l’écriture, au sens que J. Derrida et M. Blanchot auront
imprimé de façon décisive à ce terme, en le faisant travailler comme différance,
trace, archi-écriture, écriture fragmentaire, dissémination, fin du livre ou absence
de livre, etc. Il serait évidemment fastidieux de recenser les ouvrages de Derrida et
Blanchot où s’élabore avec patience et rigueur ce concept de l’écriture, qui remet
en question le concept de concept lui-même. Nous renvoyons donc aux œuvres
(qui n’en sont pas) signées des noms de Blanchot et de Derrida, sans marquer de
préférence hiérarchique. Cette tension, donc, entre idéologie et écriture, se lit
peut-être dans une hésitation entre deux politiques de la mémoire et du
témoignage. C’est cette hésitation que j’aimerais illustrer ici, car j’y perçois le
retrait discret de la littérature découvrant que, comme l’écrit Blanchot, « là où elle
se joue, il ne saurait être question d’immortalité, de puissance, ni de gloire »7.

Nuit blanche
4 On n’est pas près d’oublier le récit de la naissance spectaculaire de Chateaubriand,
cette fanfare qui ouvre les Mémoires d’outre-tombe, lors d’une tempête annonçant
l’équinoxe d’automne, à Saint-Malo, dans la nuit du 3 au 4 septembre 1768. Sa
naissance, Chateaubriand l’évoque comme une quasi-mort :
J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées
par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes
cris...8.

5 Privée d’ultima verba, cette quasi-mort est, en dépit des apparences, anti-
héroïque. La tempête couvre les cris de l’infans, étouffe les prima verba. Les
premiers sons de voix proférés par le nouveau-né n’auront été entendus de
personne. Tout se passe comme s’il y avait une impossibilité structurelle de
témoigner de l’origine. Cette impossibilité du témoignage, loin de se réduire à un
accident dû aux aléas météorologiques, caractérise bien plutôt la naissance et la
mort comme expériences traumatiques qui inhibent la possibilité du témoignage
et en initient la crise radicale9. L’expérience de la naissance, comme celle de la
mort, est une expérience inéprouvée par le sujet, une para-expérience. Quand on
dit ma naissance ou ma mort, n’est-ce pas une façon de parler, attendu que
naissance et mort échappent à toute appropriation, à toute maîtrise : je ne me
possède déjà plus quand je meurs, pas encore quand je nais. Entre un déjà plus et
un pas encore, l’expérience du passage ruine la mienneté, lézardant du même
coup et sans rémission l’édifice de l’ontologie. Dans une très forte étude intitulée
« Les commencements de l’homme », Mikkel Borch-Jacobsen formulait cette
question :
Sommes-nous certains, par exemple, de savoir ce qu’est l’événement de la naissance,
si un tel événement a lieu et si c’est un événement10 ?

6 Selon Borch-Jacobsen, la naissance constituerait l’impensable de la philosophie


de la conscience, depuis Descartes jusqu’à Husserl, pour autant que celle-ci ne
saurait penser « hors de l’horizon de la présence » et de la subjectivité11, hors,
donc, de l’horizon du même.
7 Or, comme la naissance, la mort ne marque-t-elle pas, pour parler comme
Levinas, ce moment d’un rendez-vous manqué avec soi-même comme un autre ?
Un débat déjà vieux oppose sur cette question Levinas à Heidegger. Les termes de
ce débat ont été exposés avec une patiente rigueur par Derrida dans une
conférence intitulée Apories12. L’analyse que je propose ici s’appuie sur la position
de Levinas et de Blanchot contre celle de Heidegger. Rappelons que pour ce
dernier, la mort révèle l’authenticité du Dasein en l’exposant à sa possibilité la
plus propre : « Avec la mort le Dasein a rendez-vous avec lui-même dans son
pouvoir-être le plus propre », écrit Heidegger13. Au contraire, selon la position
qu’on pourrait dire post-héroïque de Levinas et de Blanchot, telle que Derrida la
reformule,
l’homme ou l’homme comme Dasein n’a jamais rapport à la mort comme telle, […]
La mort de l’autre, cette mort de l’autre en « moi » est au fond la seule mort nommée
dans le syntagme « ma mort »...

8 De sorte que si
la mort, possibilité la plus propre du Dasein, est la possibilité de son impossibilité,
elle devient la possibilité la plus impropre et la plus ex-propriante, la plus
inauthentifiante14.

9 Selon cette position, à laquelle je souscris ici, la naissance serait, comme la mort,
cela qui m’arrive sans que je puisse jamais l’attester, cela qui m’aura toujours déjà
exproprié, désautorisé. Mon rapport à l’expérience du passage serait
rigoureusement, selon l’expression récurrente dans l’œuvre de Blanchot, un
rapport sans rapport. Seul un acte de baptême officiel, d’une platitude aussi
glaciale qu’une déclaration de décès, se chargera d’archiver l’anarchique
événement :
François-René de Chateaubriand, […] né le 4 septembre 1768, baptisé le jour
suivant...15.

10 Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de relever sa naissance en une geste
héroïque et mémorable :
Ma mère accoucha à Saint-Malo d’un premier garçon qui mourut au berceau, et qui
fut nommé Geoffroy… Ce fils fut suivi d’un autre et de deux filles qui ne vécurent que
quelques mois.
Ces quatre enfants périrent d’un épanchement de sang au cerveau. Enfin, ma mère
mit au monde un troisième garçon qu’on appela Jean-Baptiste… Après Jean-
Baptiste, naquirent quatre filles : Marie-Anne, Bénigne, Julie et Lucile, toutes quatre
d’une rare beauté, et dont les deux aînées ont seules survécu aux orages de la
Révolution… Je fus le dernier de ces dix enfants16.

11 Tous les invariants isolés par Otto Rank dans sa typologie de la naissance du héros
figurent en effet dans le récit de Chateaubriand. D’abord, la difficulté à venir au
monde, le caractère d’exploit herculéen que revêt une épreuve comparable à celle
du couperet de la guillotine et à laquelle peu de ses aînés auront survécu : quatre
trépassent d’un épanchement de sang au cerveau, et, dans une formidable ellipse
permettant déjà d’associer la naissance à l’événement historique de la Terreur,
deux mourront suite à la Révolution. Lassé par cette morbide énumération,
Chateaubriand constate : « Je fus le dernier de ces dix enfants ». Cette position de
dernier-né de ces dix moins six enfants permet de jouir sur le ventre maternel
d’un droit non pas d’aînesse mais au contraire du privilège du cadet. Le dernier-
né, remarque Otto Rank, est en effet celui après lequel nul enfant n’a plus
séjourné dans l’utérus maternel et qui pourrait rêver y retourner et y demeurer,
sans être obligé de céder la place à un autre17.
12 C’est trop beau pour être vrai, mais comme dit Chateaubriand lorsqu’il définit le
programme esthético-politique de ses Mémoires, que je qualifierais de
programme cosmétique : « Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau »18.
Il me paraît urgent de soupçonner le bel éclat de la naissance de François-René,
de ne pas se laisser éblouir par ce trop de lumière. Ce récit d’origine apparaît en
effet comme la compensation narrative, l’embellissement d’une blessure
archaïque et immémoriale. Il constitue la représentation héroïque d’un blanc ou
d’un trou noir, l’historisation spectaculaire d’une nuit blanche. Ainsi
Chateaubriand, archi-témoin de son époque, homme-monument, soi-disant
martyr (en se rappelant que martyros, c’est le témoin, et que le monument est
toujours la marque pétrifiée d’un témoignage), relaterait sa naissance pour tâcher
de réparer la terreur originaire de n’avoir pas été entendu, pour compenser
l’impuissance du témoignage, terreur que ses premiers cris soient restés inouïs.
13 Dès lors, les Mémoires d’outre-tombe, ressortissant exemplairement au genre
testimonial19, constitueraient le témoignage après-coup, l’interminable monument
destiné à compenser un événement inoubliable parce qu’inouï, dont leur auteur,
pour une fois passif, n’aura été ni le témoin ni l’acteur. Relater sa naissance est
une tentative de réappropriation héroïque de ce qui aura dessaisi le moi, de ce qui
l’aura surpris en flagrant délit de passivité, de ce qui se sera passé sans qu’il y fût.
14 Bien qu’on ne puisse naître qu’à son insu, et que venir au monde défie
structurellement le témoignage, Chateaubriand n’en prétendra pas moins revoir
« en pensée », comme en flash-back, l’événement dont il n’aura jamais été le
spectateur :
Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur
lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit
berça mon premier sommeil...20.

15 De cet inconcevable événement, l’imagination ne saurait produire une quelconque


image. En effet, le souvenir de la naissance ne peut se livrer sous la forme d’une
représentation par image, mais seulement sous la forme d’un vestige, trace d’une
origine toujours déjà évanouie, écho d’un premier son inouï21. De cela ne peut être
représenté que « ce qui manque à toute représentation », pour reprendre la
formule de Jean-François Lyotard. (Par parenthèse, on peut se demander ce que
deviendra le statut de cette para-expérience avec le développement des techniques
vidéo de plus en plus utilisées pour filmer les accouchements en direct, et comme
si vous y étiez.… Peut-être apporterons-nous tout à l’heure le commencement
d’une réponse à cette question qui relève d’une anthropologie de la naissance et de
la mort comme possibilité de l’impossibilité entamant irréversiblement l’édifice de
l’ontologie). Entre l’image et le vestige, il y aurait la même hétérogénéité qu’entre
le souvenir et la trace :
... ce qui est inscrit, ce qui est marqué et marquant, ce n’est pas le souvenir, ce sont
les traces, signes de l’absence. Le souvenir n’est alors conservé, n’est évoqué que si,
en lui, se sont déposées des traces. Il est figurable – la trace ne l’est pas22.

16 Le mémorialiste est en outre celui qui se donne un nom absolument propre, celui
qui, suivant la tradition humaniste de la fama, se renomme : « ... mes prénoms
sont : François-René, et non pas François-Auguste »23. Par le dispositif
autobiographique, Chateaubriand est donc à la fois son propre père et son propre
fils, auteur de son nom et de ses jours, fils de ses œuvres, Phénix. Tous les
commentateurs ont remarqué la fonction antonomastique et, si l’on peut dire,
auto-génétique de cette nouvelle signature : François renaît en René.
17 De même que le mémorialiste, en sa mégalomanie, rêve de représenter sa propre
origine, l’autobiographie prétend commencer, se veut autogenèse. Chateaubriand
titre le second chapitre du livre premier des Mémoires dans lequel il rapporte la
fameuse nuit blanche de sa naissance : « Je viens au monde ». Entendez : je vais
vous conter comment je nais, témoigner de ma propre origine, de ce dont il est par
définition impossible de témoigner. En outre, la forme active « Je viens au
monde » permet de neutraliser grammaticalement la passivité inhérente à la
phrase Je suis né. Elle convertit ce passé passif en un présent actif. L’auctor se
rêve celui qui commence et commande, celui qui, maintenant, prend son destin en
main. L’auctor se veut archè. Telle est la fonction hiérarchique de ce qu’on appelle
auctoritas ou paternité littéraire. Cette fonction de commencement est solidaire
du mythe phénicien, donc solaire, du génie littéraire comme désir d’auto-création
dans et par l’écriture, fantasme de virginité ou d’immaculée conception : il s’agit
avant tout de laver la souillure d’une incarnation sanglante. Chateaubriand, qui ne
résiste pas à la tentation virginale, écrit :
On voit que je m’étais trompé dans mes ouvrages : je me fais naître le 4 octobre et
non le 4 septembre...24.

18 Faire œuvre d’écriture viserait ainsi à relever l’insupportable passivité de la


naissance, réparer la patience d’être né, sans y être pour rien, se faire naître soi-
même, accoucher de soi, aussi proprement qu’activement. En effet, si
Chateaubriand rétablit dans ses Mémoires le 4 septembre comme la date réelle de
sa naissance, il reste que l’en-tête de l’autobiographie indique le 4 octobre 1811, à
savoir la date de naissance littéraire, qui est la date de sa fête, la saint François :
Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem, me tente à
commencer l’histoire de ma vie25.
19 Le 4 octobre s’impose ainsi comme la date d’entrée christique et fanfaronne dans
la Jérusalem de l’écriture qui ouvre l’autobiographie comme une véritable
hagiographie de François. Jean-Claude Berchet commente :
Ce paradigme des anniversaires formule, au début des Mémoires, un geste augurai
qui repose sur une triple équivalence : naissance à la vie, avènement au Royaume,
« entrée » dans une écriture26.

20 Cette auto-genèse équivaut à une auto-monumentalisation comme prétention à


un témoignage total de soi, sans défaillance. Michael Riffaterre notait que
l’anniversaire de la Saint-François élève dans l’œuvre un monument temporel,
« île immobile au milieu du courant »27. La bonne date du 4 octobre est censée
effacer la mauvaise date, biologique et sanglante, du 4 septembre, par un effet de
surimpression. La tentation de l’autobiographe est donc de « commencer l’histoire
de sa vie », de se faire l’initiateur de sa propre vie, comme si sa vie eût attendu
pour commencer qu’il ait pris l’initiative de sa narration. Au XXe siècle, les
éditeurs et historiens des Mémoires relaieront cette tentation à la conception
virginale, en inscrivant la genèse de l’autobiographie dans une représentation
symbolique qui me paraît spécifique de l’onto-théologie du sujet de la création
poétique. C’est ainsi que Maurice Levaillant, dans son Introduction à l’édition des
Mémoires d’outre-tombe (1948) dite « du Centenaire », écrivait dans un chapitre
intitulé significativement « La première conception (1803- 1809) » :
C’est à Rome, en novembre 1803, auprès du sépulcre à peine refermé de Pauline de
Beaumont, – la charmante « hirondelle » venue d’un dernier vol expirer dans ses
bras, – que Chateaubriand conçut l’idée d’entreprendre les « Mémoires de sa vie »28.

21 Relevons, dans ce scénario de l’inspiration poétique, un démarcage du mystère


chrétien de l’immaculée conception, où le cerveau de l’écrivain se trouve inséminé
par l’Esprit de la défunte aimée qui revêt ici les attributs d’une « hirondelle » au
lieu de la traditionnelle colombe, et engendre miraculeusement le Livre-Fils. On
reconnaît dans ce scénario le mythe du génie et du Livre comme immaculée
progéniture, mythe que je propose d’appeler bibliophanique et qui doit être
réinscrit dans une longue tradition de sacralisation du livre comme totalité
organique qui s’accompagne du refoulement de l’écriture fantasmée comme
démembrement de l’ergon/organon29. Chez Hegel, on retrouvera ce scénario de
l’assomption spirituelle et théophanique qui a besoin pour s’accomplir de la
métaphysique du Livre, de la clôture de la Phénoménologie de l’Esprit : « ... la
génération immaculée du Christ », rappelle Derrida commentant le propos de
Borch-Jacobsen sur le refoulement de la naissance biologique par l’onto-théologie,
« assure le passage vers le Savoir Absolu comme vérité de l’homme, vérité relevant
l’homme dans l’homme-Dieu »30.
22 Écrivant et s’inscrivant dans la tradition de Fonto-théologie humaniste, il était
donc prévisible que Chateaubriand prétendît transcender sa propre naissance
comme para-expérience qui défie la présence et le propre. Il se sera donc agi, pour
le je des Mémoires d’outre-tombe, de se ressaisir à tout prix, de faire comme s’il
avait toujours été présent. Dans l’étude déjà citée, Mikkel Borch-Jakobsen suggère
que la tradition humaniste ne peut s’élaborer qu’à partir d’une métaphysique du
sujet et de la présence à soi, et que, pour se fonder, elle a précisément besoin
d’exclure cette para-expérience expropriante que constitue la naissance comme
refoulé de l’ontologie :
Auteur de sa propre naissance, l’homme ne naît donc pas. […] « je » ne suis pas né,
parce qu’il est impensable que « je » – qui ne suis pas un homme, mais le sens de
l’Être – ne sois pas (toujours-déjà) (présent)31.
23 Et il conclut son étude par cette parenthèse très forte, où voudrait tendre ma
propre analyse du récit que fait Chateaubriand de sa naissance : « (Je ne suis
jamais né, aussi loin que je m’en souvienne) »32. C’est cet « aussi loin que je m’en
souvienne » que je voudrais non pas bien sûr nommer ni représenter, mais
seulement indiquer, à savoir ce lieu, qui n’en est pas un, où la mémoire défaille,
manque à se remémorer, ce non-lieu qui marque la limite et la faillite de toute
tentative de remémoration.

Notes
1. L’Entretien infini, Gallimard, p. 542. Une première version de ce chapitre était destinée à être
prononcée dans le cadre d’un colloque intitulé « La nuit », organisé par l’université du Littoral en
mai 1997. Le titre original de ma communication était « Nuit blanche » ; d’où l’insistance, moins
thématique qu’ontologique, sur une certaine nuit, qu’on pourrait appeler la nuit blanchotienne…
Cette nuit blanche, qui ne s’oppose pas simplement au jour, a rapport à l’immémorial. De là le
titre général du chapitre, plus compréhensif. Le texte de ma communication a entretemps paru
dans la Revue des Sciences Humaines, numéro 248, sous le titre de « Nuit blanche ou les
tronçons du temps ».
2. Dans « Force et signification », L’Ecriture et la différence, Seuil, 1967, p. 45.
3. Voir Denis Hollier, « Incognito », Revue des Sciences Humaines, numéro 247.
4. Voir Nicole Loraux, L’Invention d’Athènes, Paris et La Haye, Mouton – EHESS, 1981.
5. Heidegger et « les juifs », Éditions Galilée, 1988, p. 16.
6. Voir, sur l’inscription des Mémoires dans cette tradition, Jean-Marie Roulin, Chateaubriand
l’exil et la gloire, Du roman familial ā l’identité littéraire dans l’œuvre de Chateaubriand, Paris,
« Honoré Champion Édition », 1994, p. 286 et suivantes.
7. Entretien infini, p. 555.
8. Mémoires d’outre-tombe, t. I, Édition Classiques Garnier, Paris, 1989, p. 135.
9. Voir, sur le traumatisme et la crise du témoignage, les récentes études américaines de : 1.
Shoshana Felman and Dori Laub, Testimony : Crises Of Witnessing in Literature,
Psychoanalysis, And History. 2. Cathy Caruth, Trautna : Explorations in Memory, The Johns
Hopkins University Press, 1995, et Unclaimed Expérience : Trauma, Narrative, and History, The
Johns Hopkins University Press, 1996.
10. Publiée dans Les Fins de l’homme, ā partir du travail de Jacques Derrida, colloque de
Cerisy 23 juillet-2 août 1980, Galilée. 1981, p. 57.
11. Op. cit., p. 58.
12. Le titre complet est : Apories, Mourir – s’attendre aux « limites de la vérité », Galilée, 1996.
13. Cité par Derrida, op. cit., p. 119.
14. Pp. 133-134.
15. Op. cit., p. 134.
16. P. 134.
17. Voir Otto Rank, Le Traumatisme de la naissance, Influence de la vie prénatale sur l’évolution
de la vie psychique individuelle et collective, Traduit de l’allemand par S. Jankélévitch, Édition
Payot, 1980 (1928 pour la première édition), « La Compensation héroïque », p. 114 et suivantes.
18. Mémoires, t. II, p. 124.
19. Comme le rappelle Naomi Schor, dans « Cent ans de mélancolie », Revue des Sciences
Humaines, numéro 247.
20. Mémoires, p. 135.
21. Sur la distinction théorique entre l’image et le vestige chez Thomas d’Aquin et sa subtile
application au René de Chateaubriand, je renvoie au texte déjà cité de Didier Maleuvre qui a
d’ailleurs inspiré la présente réflexion, « René et le risque de l’histoire ». Mais ces formules
doivent aussi faire écho à la méditation de Levinas sur le temps, à ce qu’il appelle la « trace de
l’Autre », le « pré-initial », le souvenir de quelque chose qui n’a jamais été présent, etc.
22. J.-B. Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, Gallimard 1997, p. 99.
23. Op. cit., p. 135.
24. P. 135.
25. P. 122.
26. Dans Chateaubriand, le tremblement du temps, Presses Universitaires du Mirail, 1994,
Avant-Propos, p. 15.
27. « Chateaubriand et le monument imaginaire », dans La Production du texte, Seuil 1979.
p. 135.
28. Édition du Centenaire intégrale et critique en partie inédite, Flammarion, Introduction, p. 22.
29. Voir Derrida, De la grammatologie, Éditions de Minuit, 1967, chap. I, le texte
programmatique intitulé « La fin du livre et le commencement de l’écriture », p. 15 et suivantes.
Et Maurice Blanchot, Entretien infini. Voir également sur le lien métaphysique entre organon et
ergon. Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Christian Bourgois, 1987, p. 108.
30. Les Fins de l’homme, op. cit., p. 74.
31. Op. cit., pp. 63-64.
32. P. 70.

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Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Les tronçons du temps

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Les tronçons du temps


p. 33-43

Texte intégral
L’unique œuvre et opération de la liberté universelle est donc la mort, et,
plus exactement, une mort qui n’a aucune portée intérieure, qui
n’accomplit rien, car ce qui est nié c’est le point vide de contenu, le point du
Soi absolument libre. C’est ainsi la mort la plus froide et la plus plate, sans
plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une
gorgée d’eau.
HEGEL
1 Si l’entreprise autobiographique peut se lire comme la tentation d’une
restauration ou d’une renaissance littéraire, d’un nouveau départ, cette tentation
trouve des résonances idéologiques dans ce qu’on appelle la grande Histoire. Or,
qu’effectue la Restauration de la monarchie légitime dans l’histoire de France ?
Évoquant l’année 1814 (l’an I de la Restauration, si j’ose dire), Chateaubriand
écrit :
On reprit les choses au point où elles s’étaient arrêtées ; ce qui s’était passé fut
comme non avenu : l’espèce humaine, reportée au commencement de la révolution,
avait seulement perdu quarante ans de sa vie ; or qu’est-ce que quarante ans dans la
vie générale de la société ? Cette lacune a disparu lorsque les tronçons coupés du
temps se sont rejoints1.

2 Tandis que la Révolution et l’Empire ont tronçonné la prétendue continuité de


l’histoire de France, la restauration de la monarchie aurait tenu lieu de
cicatrisation, rejointoiement censé préserver la fiction d’une continuité historique
et recouvrir une période particulièrement traumatique de l’histoire.
L’année 1814 devait former un anneau qui rejoindrait l’année 1792, annulant la
« lacune » ouverte par ce que Chateaubriand appelle les « excès de la Terreur » et
« le despotisme de Bonaparte ». Mais quelle « lacune » s’agit-il au juste de
supprimer, quelle blessure de temps faut-il à tout prix refermer ? D’abord, les
« quarante ans » sont un lapsus de la part de Chateaubriand. En effet,
de 1792 à 1814, on ne compte que vingt-deux ans, et non quarante, de sorte que la
« lacune » évoquée par l’énoncé tronçonne l’énonciation même, produit un trou
de mémoire, un lapsus. En outre, la métaphore des « tronçons coupés du temps »
évoque de façon à peine voilée l’année 93, la Terreur et les corps morcelés. Dans
cette « lacune » viendrait alors s’engouffrer l’abjection irreprésentable des disjecta
membra qui caractérise les « excès de la Terreur » et de l’Empire. Ce sont
précisément ces « tronçons » que la Restauration essaiera de remembrer, c’est-à-
dire de supprimer une fois pour toutes. L’anglais remembering traduit bien me
semble-t-il l’ambivalence d’un remembrement et d’une remembrance, le recollage
cosmétique des morceaux de temps comme travail d’une fausse récollection, d’une
paramnésie. Dans son pamphlet légitimiste publié clandestinement en 1814, De
Buonaparte et des Bourbons, Chateaubriand exploitait une certaine rhétorique
qui se met en place à la fin de l’Empire, afin de hâter le moment de la
Restauration, et qu’on pourrait appeler une rhétorique de l’oubli :
Français ! amis, compagnons d’infortune, oublions nos querelles, nos haines, nos
erreurs pour sauver la patrie ; embrassons-nous sur les ruines de notre cher pays ; et,
qu’appelant à notre secours l’héritier de Henri IV et Louis XIV, il vienne essuyer les
pleurs de ses enfans, rendre le bonheur à sa famille, et jeter charitablement sur nos
plaies le manteau de Saint-Louis, à moitié déchiré de nos propres mains2.

3 Cette rhétorique de l’oubli est elle aussi motivée par la volonté de rejoindre les
morceaux de temps ; elle vise très explicitement, dans l’usage performatif
(prescriptif) qu’elle fait de l’oubli, à recoller le passé avec le présent en supprimant
le souvenir traumatique de la Révolution et de l’Empire. Pour mettre en œuvre
cette dynamique du remembering au sens défini d’un montage par suppression et
recollage3, qu’on ne saurait mieux qualifier que de « politique de l’oubli », selon
l’expression de Nicole Loraux, considérons de quelle manière l’idéologie contre-
révolutionnaire traitera l’événement particulièrement traumatique de l’exécution
de Louis XVI, le 21 janvier 17934. Cette mort devra répondre rigoureusement aux
critères de ce que la Grèce classique appelait la belle mort, à savoir une fin
glorieuse, mémorable, digne de figurer dans le catalogue des exploits, euthanasie
emballée dans une rhétorique de l’euphémisme. Dans une conversion chrétienne
de la belle mort, l’exécution de Louis XVI devra passer pour une mort de martyr,
ne rejouer rien moins que le sacrifice rédempteur du Fils comme condition de
possibilité du « triomphe de la religion chrétienne », selon le sous-titre des
Martyrs de Chateaubriand. Au lendemain du régicide, l’événement fera
cependant l’objet d’au moins deux récits contradictoires. Tandis que d’un côté les
monarchistes défendront la version flatteuse de la belle mort, et initieront la
légende du roi-martyr, de l’autre côté les révolutionnaires témoigneront de la
désespérante platitude de la mort du souverain. Dès 1797, dans son Essai sur les
révolutions, son premier ouvrage, Chateaubriand, exilé en Angleterre et déjà
favorable à la Restauration, rapportait l’exécution dans ces termes, politiquement
peu ambigus : « “Fils de Saint Louis ! vous montez aux cieux”, s’écrie le pieux
ecclésiastique en se penchant à l’oreille du monarque »5. Dans les notes ajoutées à
l’Essai en 1826, il citera le témoignage de Sanson, le célèbre bourreau exécuteur
du roi :
Il [le roi] monta l’échaffaud et voulut foncer sur le devant comme voulant parler.
Mais ? on lui représenta que la chose étoit impossible encore, il se l’aissa alors
conduire a l’endroit où on l’attachat et où il s’est écrié très-haut : Peuple je meurs
innocent. Ensuitte se retournant vers nous, il nous dit : Messieurs, je suis innocent
de tout ce dont on m’inculpe. Je souhaite que mon sang puisse cimenter le bonheur
des François6.

4 Pour authentifier le témoignage écrit de Sanson, Chateaubriand en conserve


l’orthographe fautive. On remarquera cependant que seuls les ultima verba du roi
ont été scrupuleusement corrigés, ce qui paradoxalement invalide le témoignage,
tronqué par Chateaubriand pour des raisons esthético-politiques. Il s’agit donc, au
moins partiellement, d’un faux témoignage. Vrai ou faux, ce témoignage sera
exploité par les partisans de la restauration du culte catholique sous le Consulat,
puis par les légitimistes à la chute de l’Empire. Tandis que le martyre suppose
qu’il soit donné voix au sang, les révolutionnaires auraient souhaité réduire au
silence celui de Louis XVI, d’où les témoignages contradictoires, et le procès-
verbal dressé par les commissaires nommés par le Conseil exécutif, qui occulte
prudemment les ultima verba, ou les nie : Capet n’a rien dit, pas même un mot,
pas de quoi en faire une histoire... Je risquerai ici une hypothèse qui relève du
roman historique et qui m’attirera sans doute les railleries d’historiens sérieux,
lesquels négligent peut-être trop souvent l’efficacité des stratégies rhétoriques (à
savoir la modalité dite du performatif ou des speech-acts) sur ce qu’on appelle le
cours de l’histoire : il aurait fallu, pour que la Restauration fût impossible et
impensable, soit ne jamais exécuter Capet, soit que son sang restât muet. Mais
l’exécution eut lieu, et en grande pompe, c’est peut-être l’une des raisons pour
lesquelles la République a échoué à court terme, parce que les derniers mots du
roi, vrais ou légendaires, sont demeurés gravés dans la mémoire du peuple,
comme le sang royal a imprégné les mouchoirs-reliques de quelques fidèles
fétichistes. Les dernières volontés prêtées au roi par Sanson, c’est enfin que les
ultima verba du monarque parviennent à la postérité. Pour cela, il fallait à tout
prix relever la mort du roi en en produisant le récit triomphal, éviter surtout que
cette mort ne tombe à plat. Le vœu que de façon ironique le pieux et monarchiste
bourreau prête à sa royale victime, c’est que son sang cimente, fertilise la nation
en la rassemblant, vœu d’unification, de coagulation spécifiquement catholique.
N’est-ce pas rigoureusement le défi que lançait Tertullien, évêque de Carthage,
aux tortionnaires des Chrétiens, dès le IIIe siècle de notre ère ? Ce défi s’exprimait
alors par le topos ecclésial de la semence : « Nous devenons plus nombreux,
chaque fois que vous nous moissonnez : c’est une semence que le sang des
chrétiens ! »7. De la semence (semen, dans l’original latin) au ciment, l’idéologie
chrétienne manifeste le souci constant d’unification et de propagation,
littéralement de propagande. Métaphore monumentale, le ciment est un terme de
maçonnerie. La Restauration devra ainsi recimenter, c’est-à-dire maquiller les
béances ou les failles dans l’édifice de l’histoire, boucher les trous dans une
mémoire collective tronçonnée, coaguler les blessures de l’histoire en inventant
après-coup une nécessité providentielle, eschatologique, une belle histoire. Pour
restaurer la monarchie, il faut à tout prix insérer la mort du monarque dans une
cohésion, voire une coagulation narrative, la doter du plus de sens possible, et,
autant que faire se peut, de la signification la plus noble et la plus exemplaire : il
faut, enfin, symboliser l’événement asymbolique, relever en symbole la
désespérante littéralité de la mort. La mort dite héroïque, remarque Blanchot, « a
pour sens d’escamoter la mort et pour vérité d’en faire un beau mensonge »8. Cet
escamotage cosmétique peut aussi bien se dire fictionnement, pour reprendre le
concept de Philippe Lacoue-Labarthe tout en en dévoyant quelque peu l’usage9 ;
j’ajouterai, pour reprendre la métaphore de la maçonnerie, que la version
héroïque de la mort de Louis XVI contribue à l’œuvre de rejointoiement entreprise
par la Restauration.
5 Certes10, l’exécution du roi n’est pas moins hautement symbolique du point de vue
révolutionnaire que dans la perspective monarchiste, puisqu’elle est censée
s’inscrire dans la dialectique de la Révolution, dans le récit idéologique que celle-
ci produit d’elle-même. Bien qu’il ne s’agisse plus d’un symbolisme christique
mais anti-christique, il reste que, loin de supprimer l’espérance, le vide qu’ouvrait
l’exécution du roi au milieu de la jeune république devait permettre la fondation
de l’ontologie démocratique comme communauté de citoyens égaux : ainsi, c’est
en faisant le vide au milieu que les citoyens, sur le modèle de l’isonomie
athénienne, peuvent se mettre à parler entre eux (naissance de la démocratie
parlementaire), c’est en tuant le symbole que le crime devient symbolique.
S’opposent donc deux représentations du crime : l’une, monarchiste, au
symbolisme christique et martyrologique ; l’autre, révolutionnaire, au symbolisme
démocratique hérité d’Athènes. Dans les deux cas, il y a relève, travail de deuil et
déni, pour des raisons idéologiques, d’une mort littérale et asymbolique. Il est
essentiel ici de dissiper toute ambiguïté : il ne saurait être question de rapprocher
la Terreur de la Shoah, en dépit de certains échos qui ont été perçus dans mon
propos original11 : ce serait faire le jeu des plus ignobles banalisations
révisionnistes, qui n’aiment rien tant que comparer l’incomparable pour le
trivialiser. Ainsi, chez François Souchal, derrière le prétexte de l’oubli du
« vandalimse de la Révolution » (spécifiquement à propos de la guerre de Vendée)
et à la faveur d’un discours contre-révolutionnaire primaire, se dissimule assez
mal une comparaison perverse entre le « génocide » ou l’« holocauste » de
l’aristocratie et le génocide juif. Souchal n’hésite pas, dans un chapitre intitulé
« Le drame de la Vendée », à évoquer le « génocide franco-français » et la
« “solution finale” » de la question vendéenne, qu’il a tout de même la décence de
mettre entre guillemets12. J.-F. Lyotard, dans un argument très fort du Différend,
dissipe définitivement, s’il en était besoin, toute possibilité d’amalgame intéressé
entre la Terreur et Auschwitz13.
6 Reste qu’Auschwitz nous aura rendu sensibles à la mort comme expérience sans
résultat ni relève (au sens d’une Aufhebung), expérience où, comme le propose
Derrida, « l’investissement dans la mort ne s’amortirait pas intégralement »14. Le
point que je voudrais souligner maintenant puisqu’il a trait à l’immémorial, c’est
que tout, dans cette mort particulière comme dans la mort en général, ne saurait
être relevé, réapproprié. Il reste de l’irrelevable dans la perte, reste que les
idéologies monarchiste et révolutionnaire essaient, chacune selon ses propres
stratégies rhétoriques, de réduire, d’annuler, et que ce que nous essayons ici
d’élaborer au titre d’écriture, aurait précisément pour tâche interminable de
rappeler. Et le reste inamorti de cette opération d’investissement dans la mort,
aurait, me semble-t-il, rapport à l’impossibilité de symboliser, de coaguler ou
cicatriser le non-événement de la mort comme celui de la naissance ; pour le dire
autrement, l’impossibilité d’ériger un monument, d’achever un livre ou d’édifier
un mémorial, à partir d’une blessure archaïque. Ce reste se solderait enfin par
l’impossibilité de produire le récit de l’expérience traumatique, impuissance qu’il
faudrait lire à même les trous, les défaillances de la narration comme autant de
plaies qui refusent de coaguler. C’est dans ces moments de défaillance que le texte
de Chateaubriand peut se trouver tronçonné, blessé, par exemple, d’interminables
citations.
7 Ainsi, à la scène de l’exécution de Louis XVI, glorieuse, assomptive, sacrificielle et
rédemptrice, il faut opposer l’obscénité de ce que Chateaubriand appellera la
« machine à meurtres » ou la « mécanique sépulcrale »15, la mécanisation triviale
de la mort par la Terreur jacobine. Dans la Préface de ses Études historiques,
Chateaubriand dresse le registre complet des noyés, guillotinés, fusillés sous la
Terreur, à partir des six volumes laissés par Prudhomme, chiffres à l’appui. Il
qualifie ce recensement de
dictionnaire où chaque criminel se trouve inscrit à sa lettre alphabétique, avec ses
nom, prénoms, âge, lieu de naissance, qualité, domicile, profession, date et motif de
la condamnation, jour et lieu de l’exécution16.

8 Ces listes de noms, de chiffres et de dates révèlent paradoxalement le devenir-


anonyme et innommable de la mort qui caractérise la Terreur. Les noms ont beau
être inscrits, enregistrés, ce qui ressort de ces nomenclatures, de ces
« dictionnaires », c’est paradoxalement leur effacement. Les listes recopiées par
Chateaubriand montrent que la Terreur effectue l’engloutissement des noms dans
le nombre, l’anonymat résultant de la répétition indifférente de la mort. Cet
aplatissement de la singularité de la mort par sa reproductibilité technique re-
marque que l’événement de la mort, comme celui de la naissance, ruine
structurellement toute entreprise d’appropriation, de sorte que le récit
martyrologique monumental (monarchiste), ou la relève républicaine (dialectique
révolutionnaire), ne constitue rien moins qu’un faux témoignage au service d’une
politique de l’oubli. C’est un choc dû à une telle mise à plat de la mort qu’aura
peut-être éprouvé Chateaubriand lorsque, incognito, exilé à Londres en 1794, il
apprendra par accident l’exécution de son frère Jean-Baptiste :
J’appris cette catastrophe par une gazette lorsque j’étais à faire mon triste dîner. Et
comme on ne me connaissait pas par mon vrai nom, l’anglais qui lisait le papier lut
les noms avec indifférence, sans se douter du mal qu’il me faisait17.

9 Ainsi Chateaubriand aura manqué non seulement l’événement de l’exécution de


son frère à Paris, mais il aura été aussi privé de la possibilité de témoigner sa
douleur par des cris dont la constriction fait écho aux cris étranglés du récit de sa
naissance : « J’eus assez de courage pour ne pas m’écrier, mais je fus obligé de me
retirer »18. En dépit de son nom de martyr célèbre, la mort de Jean-Baptiste ne
constitue guère une belle mort ; elle s’inscrit au contraire dans le processus
d’extermination massive, anonyme, indifférente, cette « mort plate » qu’évoquera
Roland Barthes dans La Chambre claire et qui initie la « “crise de mort” », que
Barthes date de la seconde moitié du XIXe siècle, mort anti-héroïque, anti-
monumentale, qui n’est peut-être pas sans rapport avec l’invention technique de
la guillotine comme sinistre prédécesseur de la photographie :
La Vie/la Mort, écrit Barthes : le paradigme se réduit à un simple déclic, celui qui
sépare la pose initiale du papier final. Avec la Photographie, nous entrons dans la
Mort plate19.

10 La Terreur accuserait donc l’insignifiance constitutive de la mort (le clic-clac de la


guillotine, relayé au siècle suivant par le déclic de l’appareil photo) qui se traduit
par la platitude d’un fait divers rapporté dans une gazette, plus tard illustré d’un
cliché, de même que l’événement toujours manqué de la naissance s’exprimait par
la froideur officielle d’un acte de baptême20. Blanchot écrira : « Ce n’est plus une
mort, c’est la liquidation. « Comme un chien », dira plus tard le “héros” de
Kafka »21.
11 L’analogie entre la naissance de François-René et ces liquidations en série me
paraît d’autant plus pertinente que les témoignages de la Terreur invoqués par
Chateaubriand dans la Préface de ses Études historiques insistent
douloureusement sur la mise à mort de milliers de femmes par suites de couches
prématurées, l’exécution de femmes enceintes ou en couches. Chateaubriand cite
longuement les Mémoires d’un détenu, du girondin Riouffe, prisonnier avec
Vergniaud, madame Rolland et leurs amis à la Conciergerie :
« De jeunes femmes enceintes, d’autres qui venaient d’accoucher, […] d’autres dont
le lait s’était arrêté tout à coup, ou par frayeur, ou parce qu’on avait arraché leurs
enfants de leur sein, étaient jour et nuit précipitées dans cet abîme »22.

12 Les descriptions minutieuses de Riouffe se poursuivent inlassablement pendant


quelques pages, cadavres guillotinés, noyades de Nantes, massacre des quatorze
jeunes filles de Verdun, etc. Ces massacres de 1793 ont eu pour tristes antécédents
les fameux massacres nocturnes des 2, 3 et 4 septembre 1792, dont Riouffe fut
également le témoin oculaire. Ainsi, la date de naissance réelle de François-René
doit d’autant plus être relevée par la date d’entrée en littérature que naître dans la
nuit du 3 au 4 septembre 1768, anticipe d’une façon étrangement familière et
comme un mauvais augure les fameux massacres de septembre 1792,
immortalisés par les historiens de la Révolution sous le nom terrible de
« septembrisades ». Naissant dans la nuit du 3 au 4 septembre 1768,
Chateaubriand est littéralement, platement, septembrisé. Et c’est cette brisure de
septembre, ces disjecta membra ou cette disjonction qu’il lui faut soumettre à une
politique de la mémoire, à un remembering, tâche ambiguë de remémoration et
de remembrement, de rejointoiement par surimpression. Ainsi à l’idéologie qui
anime l’historiographie de la Restauration me paraît correspondre l’idéologie du
sujet qui détermine la tentation autobiographique. Tout se passe comme si le récit
autobiographique était motivé par un semblable désir d’annulation du
traumatisme, de suppression d’un laps de temps et de restauration du sujet après
une terreur anarchique, immémoriale, terreur sans nom défiant tout témoignage.
Il faut entendre ici laps de temps au sens strict d’une chute (lapsus) dans la
chronologie, d’une brisure dans la diégèse, dans la continuité historique, une
disjonction du temps. La naissance se passerait ainsi, comme les « excès de la
Terreur » et de l’Empire, dans une « lacune » où le temps vole en morceaux, elle
aurait toujours lieu dans un non-lieu de la mémoire, qu’il faut à tout prix relever
dans une ordonnance narrative, immémorial dont il faut coûte que coûte
prétendre avoir été le témoin. Comme l’écrit Philippe Bonnefis, la naissance est un
« épouvantable lapsus ». Un « passage à la mort », renchérit J.-F. Lyotard23. Dès
lors, la renaissance littéraire de René, comme la Restauration, marquerait l’effort
de rejoindre « les tronçons coupés du temps », d’effacer un blanc, une « lacune »
ineffaçable. A propos de sa venue au monde, Chateaubriand écrit :
On m’a souvent conté ces détails. Cette tristesse ne s’est jamais effacée de ma
mémoire24.
13 Le blanc ou la « lacune » sont donc bien ce qui ne saurait s’effacer, laissant dans la
mémoire le vestige d’une « tristesse » sans objet. Je citerai sur ce point un texte de
Didier Maleuvre intitulé « René et le risque de l’histoire » dont la thèse est que
l’histoire n’est historique que pour autant qu’il nous est impossible d’en produire
une image ; l’historicité de l’histoire ne s’indiquerait, selon Didier Maleuvre, que
dans une « tristesse », vestige ou trace d’une origine inoubliable parce
qu’immémoriale :
En quoi la tristesse se rapporte-t-elle à l’inoubliable ?… Au contraire du chagrin, la
tristesse ne connaît pas l’objet qu’elle pleure. Cette méconnaissance est ce qui sous-
tend la tristesse et maintient en elle ce souvenir de rien. Jamais effacée de ma
mémoire, la tristesse est l’indissolubilité d’un non-souvenir25.

14 J’ajouterai, pour enchaîner sur l’analyse de Didier Maleuvre, qu’une certaine


tendance de la remémoration consistera précisément à attribuer de faux objets à
la tristesse, à changer la tristesse sans objet en chagrin par la représentation
narrative, c’est-à-dire à combler la « lacune », à rejoindre les « tronçons coupés du
temps ». Julia Kristeva remarque que la tristesse du déprimé narcissique
... serait plutôt l’expression la plus archaïque d’une blessure narcissique non
symbolisable, innommable, si précoce qu’aucun agent extérieur (sujet ou objet) ne
peut lui être référé. Pour ce type de déprimé narcissique, la tristesse est en réalité le
seul objet : elle est plus exactement un ersatz d’objet auquel il s’attache, qu’il
apprivoise et chérit, faute d’un autre26.

15 Inconsolable, l’écrivain se souviendra toujours de ce non-événement, de ce rien-là,


de l’expérience inéprouvée d’une naissance ou d’une mort qui ne lui appartiennent
pas en propre, dont il n’aura jamais été le contemporain. Ainsi, ce qui ne peut
s’effacer, c’est le lapsus lui-même, moment anarchique où le temps sera sorti de
ses gonds. Dès lors, invoquer la naissance comme l’origine historico-biographique
de la tristesse, ainsi que Chateaubriand nous invite à le faire, n’est-ce pas déjà
recourir à la représentation d’un événement irreprésentable, toujours déjà passé,
hors-scène et obscène, et pour cette raison seulement ineffaçable ? Je ne suis pas
tant triste d’être né ou d’avoir perdu un être cher ; la tristesse ne pourrait trouver
à se formuler que dans la plate tautologie : je suis triste parce que je suis triste.
Car il y va, dans cette tristesse, d’une blessure précoce, sans référent identifiable,
inassimilable car jamais consciemment éprouvée par un sujet encore inconstitué.
Comme l’écrit J.-B. Pontalis,
Ce qui se répète […] est ce qui n’a pas eu lieu, n’a pas trouvé son lieu et qui, n’ayant
pas réussi à advenir, n’a pas existé comme événement psychique. Le « non-lieu » en
justice absout le sujet de ses actes27.

16 Aussi, bien que privé de représentation, ou plus exactement parce que privé de
représentation, le traumatisme sera-t-il compulsivement thématisé, transféré
dans les scénarios de l’exil et du paradis perdu28, scénarios privilégiés par l’œuvre
romanesque et autobiographique de Chateaubriand suivant des déterminations
métaphysiques implicites : « En sortant du sein de ma mère, je subis mon premier
exil »29. Le scénario de l’expulsion du paradis vient se surimprimer à celui de la
naissance, remplaçant la nuit blanche d’un sujet désastré par l’événement
immémorial ayant eu (non-) lieu à l’origine sans origine de l’humanité.

Notes
1. Dans Mémoires d’outre-tombe, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, t. I. p. 897.
2. De Buonaparte, des Bourbons, et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes, pour le
bonheur de la France et celui de l’Europe. Troisième édition, revue et corrigée, Londres, chez
Colbum, Libraire, 1814, p. 88.
3. Voir chap. II, où le dispositif de la censure sera peut-être perçu comme étrangement familier
aux usagers de traitements de textes : le dispositif du remembering, que nous appellerons bientôt
maquillage, correspond rigoureusement en effet à la fonction couper coller de nos traitements de
textes.
4. Il existe un récit de cet événement traumatique par Ballanche, ami et éditeur de
Chateaubriand, intitulé L’Homme sans nom, que je n’aborderai pas ici, mais que j’aimerais lire
ultérieurement à partir précisément d’un travail sur la politique de l’oubli spécifique à la
Restauration.
5. Essai sur les révolutions, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 331.
6. Op. cit., p. 333.
7. Tertullien. Apologétique, L, 13. « Les Belles Lettres ». Paris, 1961. (traduction Jean-Pierre
Waltzing).
8. Entretien infini, p. 549.
9. Voir Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Christian Bourgois, 1987.
10. Ce paragraphe résulte d’un échange auquel la première version de ce texte avait donné lieu, et
au cours duquel Dolorès et Jean-François Lyotard m’objectaient que l’exécution de Louis XVI ne
saurait être interprétée comme asymbolique et désespérante, attendu qu’elle participe de la
dialectique révolutionnaire ; souscrivant entièrement à cette mise au point essentielle, j’ai tâché
de nuancer ici mon argument original, en intégrant les remarques de D. et J.-F. Lyotard, sans
guillemets puisque je cite de mémoire ou à partir de notes prises au cours du débat. Sur la
question de la symbolicité du régicide, voir surtout Myriam Revault d’Allonnes, D’Une mort à
l’autre, Précipices de la Révolution, Seuil, 1989.
11. Lors de ce même débat.
12. Dans Le Vandalisme de la Révolution, par François Souchal, « Nouvelles Éditions Latines »,
1993, p. 281.
13. Édition de Minuit, 1983, p. 148 et suivantes.
14. Cité par J.-F. Lyotard, dans « Discussions, ou : phraser « après Auschwitz »», in Les Fins de
l’homme, op. cit., p. 286.
15. Mémoires d’outre-tombe, t. I, p. 483.
16. Etudes ou discours historique sur la chute de l’Empire romain, la naissance et les progrès du
christianisme, et l’invasion des barbares, Paris, Librairie Firmin Didot, 1848,
p. 62 (Chateaubriand souligne).
17. Mémoires d’outre-tombe, I, Édition du Centenaire intégrale et critique en partie inédite
établie par Maurice Levaillant, Flammarion, 1982, p. 616.
18. Ibid.
19. Roland Barthes, La Chambre claire, Note sur la photographie, 1980, dans Œuvres complètes,
t. III, Seuil 1995, pp. 1173-74 (Barthes souligne). Sur la question de la mort non dialectisée, de
l’histoire et du cliché chez Baudelaire, Benjamin et Barthes, je renvoie à un article d’Elissa Marder
intitulé « Fiat Death : Snapshots Of History », dans Diacritics, fall-winter 1992.
20. C’est à Patrick Wald-Lasowski que nous devons les pages les plus suggestives sur le lien entre
l’imaginaire de la Terreur et la photographie au XIXe siècle. Voir Les Echafauds du romanesque,
Presses Universitaires de Lille, « Collection Objet », 1991.
21. Entretien infini, p. 552.
22. Op. cit., p. 64.
23. Céline, Le rappel des oiseaux, Galilée, 1997, p. 10.
24. Mémoires, t. I, Ed. Berchet, p. 135.
25. Article déjà évoqué, Revue des Sciences Humaines, numéro 247. D.-M. souligne.
26. Soleil noir, Dépression et mélancolie, Gallimard, 1987, p. 22. Je ne crois pas trahir la lecture
de Didier Maleuvre en la greffant sur les récentes réflexions de la psychanalyse au sujet de la
mélancolie.
27. Dans Ce temps qui ne passe pas, Gallimard, 1997, p. 23.
28. Voir Jean-Marie Roulin (ouvrage déjà cité).
29. Mémoires, Édition Classiques Garnier, t. I, p. 136.

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CHAOUAT, Bruno. Les tronçons du temps In : Je meurs par morceaux. Chateaubriand [en
ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86196>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86196.

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CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Non-lieux de mémoire

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Non-lieux de mémoire
p. 45-52

Texte intégral
1 Je suggère, afin de poursuivre cette interminable anamnèse vers un non-lieu de la
mémoire et des Mémoires qui en marquerait le point asymptotique, d’entendre
dans cet événement sans témoin1 un écho de la chute dans l’histoire ou de
l’histoire comme chute, comme lapsus, dans une perspective spécifiquement
théologique. Rappelons que le terme consacré par la Vulgate pour désigner la
chute est lapsus, comme si la chute faisait déjà trou dans le texte, glissement ou
saut inhérent à toute mise en récit, à toute articulation diégétique. Chateaubriand
commentait l’épisode de la chute dans le Génie du christianisme en termes d’un
« accident qui changea l’harmonieuse et immortelle constitution de l’homme », et
ajoutait : « Depuis ce jour, les éléments de son être sont restés épars, et n’ont pu
se réunir »2. Selon le dogme chrétien de la déchéance, l’histoire s’originerait dans
un désastre suivi d’un éparpillement de l’être. La chute implique l’atomisation
d’un corps rêvé complet à l’origine et l’impossibilité, avant la mort et la
résurrection de la chair de tout rassemblement dans une quelconque unité. La
tradition chrétienne, emboîtant le pas à la pensée platonicienne puis néo-
platonicienne, associera la déchéance à une perte de la ressemblance divine et à la
détention dans la région dite de la dissemblance (regio dissimilitudinis). Pour
Plotin, cette région ou océan de dissemblance était liée à l’être matériel ou
corporel de l’homme, être matériel qui, en tant que source d’altérité, constitue le
mal originel. La matière, en effet, est l’autre qui s’oppose au même qui est.
Toujours autre, la matière, selon la pensée plotinienne, est pire que le vice,
puisqu’elle incarne la dissemblance en soi. Avec saint Augustin, la dissemblance,
conséquence de la matière informe et éloignée de Dieu qui est la Forme absolue,
sera associée à la mutabilité, l’instabilité, la diversité, auxquelles s’oppose
l’identité absolue et immuable de Dieu par rapport à lui-même. Augustin complète
donc la notion de dissemblance du néo-platonisme par sa méditation sur la
Genèse. Au livre 12 des Confessions, il parle d’une ressemblance née de Dieu lui-
même. C’est le Verbe, Ressemblance absolue, selon qui et en qui Dieu a créé toutes
choses, et vers lequel l’homme, créature raisonnable et intelligente, doit s’efforcer
de remonter pour retrouver une similitude effacée en lui par le péché, qui a tourné
l’être de l’homme vers le sensible, le changeant, la matière. Augustin christianise
ainsi la région de la dissemblance originellement circonscrite par Platon puis par
Plotin : il en fait la terre du péché où s’est obscurcie la ressemblance de l’âme avec
le Verbe3. Ce dogme de la déchéance surdétermine les présupposés théoriques et
idéologiques de Chateaubriand quant à l’écriture de l’histoire et de
l’autobiographie.
2 Dans la Préface de ses Études historiques, en effet, Chateaubriand, après avoir
résumé les différents courants de l’historiographie ancienne et moderne, et dressé
le bilan des progrès de l’épistémologie historique, depuis Hérodote jusqu’aux
années 1830, rend hommage à la Palingénésie sociale de Ballanche :
La philosophie de M. Ballanche est une théosophie chrétienne. Selon cette
philosophie, une loi providentielle générale gouverne l’ensemble des destinées
humaines, depuis le commencement jusqu’à la fin. Cette loi générale n’est autre
chose que le développement de deux dogmes générateurs, la déchéance et la
réhabilitation, dogmes qui se retrouvent dans toutes les traditions générales de
l’humanité, et qui sont le christianisme même. Le vif sentiment de ces deux dogmes
produit une psychologie qui explique les facultés humaines en rendant compte de la
nature intime de l’homme. […] L’homme, durant sa laborieuse carrière, cherche sans
repos sa route de la déchéance à la réhabilitation, pour arriver à l’unité perdue4.

3 A cette Préface succède l’Exposition de l’Étude première, dans laquelle


Chateaubriand commente l’Histoire universelle de Bossuet :
Bossuet a fait de la vérité religieuse le fondement de tout ; il a groupé les faits autour
de cette vérité unique avec une incomparable majesté. Rien ne s’est passé dans
l’univers que pour l’accomplissement de la parole de Dieu ; l’histoire des hommes
n’est à l’évêque de Meaux que l’histoire d’un homme, le premier-né des générations
pétri de la main, animé par le souffle du Créateur, homme tombé, homme racheté
avec sa race, et capable désormais de remonter à la hauteur du rang dont il est
descendu5.

4 L’histoire, la vie des hommes en général, devra s’écrire, selon ce régime


théosophique et palingénésique, dans le souvenir de celle du premier homme qui,
victime de sa libido sciendi, tomba « pour avoir goûté au fruit de science, pour
avoir su trop connaître et le bien et le mal […] »6, comme l’écrivait Chateaubriand
dans le Génie du christianisme. L’histoire, dès lors, devra se perlaborer suivant
une sorte de mélancolie dogmatique, mélancolie de l’historien chrétien soucieux
de « rendre compte de la nature intime de l’homme », et dont l’essentielle
préoccupation sera de déplorer l’accident de la perte de l’unité et de l’intégrité
originelles. L’historiographie chrétienne se voudra le travail de deuil de cet état
primitif : elle représente la tentation anagogique de le restaurer, de rejoindre les
tronçons de l’être désastré. En bonne dialectique chrétienne, au paradis perdu
doit succéder le paradis retrouvé. Rejoindre les morceaux, donc, en vue de
recouvrer l’unité originelle, telle sera en substance la tâche idéologique de
l’historien comme du mémorialiste. Cette entreprise de réintégration, de
reconstitution en un corps glorieux des « éléments épars » de l’être supralapsaire,
désormais démembré, constituera, depuis saint Augustin jusqu’à Hegel, le
programme théo-téléologique de l’historiographie occidentale. La visée totalisante
et trans-appropriante de l’écrivain de Mémoires ou d’Histoires serait donc de
remembrer les « tronçons coupés » du moi ou de l’humanité en vue d’une
ascension rédemptrice. Tout livre pieux devra ainsi s’écrire dans l’espérance d’un
remembrement final, monument expiatoire, première station sur le chemin d’un
recouvrement de l’unité originelle.
5 Ce programme de récollection mélancolique ou de restauration de l’Image de Dieu
diffractée en l’homme par la faute adamique, Milton l’évoquait dans son apologie
de la liberté de la presse datée de 1644 et intitulée Areopagitica7. Ce pamphlet
auquel Chateaubriand fera allusion dans son Essai sur la littérature anglaise,
rappelant combien « La liberté de la presse doit tenir à grand honneur d’avoir
pour patron l’auteur du Paradis perdu ; c’est lui qui, le premier, l’a nettement et
formellement réclamée »8, est entièrement surdéterminé par une métaphysique
du Livre, et, selon l’expression de Derrida, traversé de part en part par une
photologie. Selon Milton, « tuer un bon livre » représenterait un crime plus grave
que de tuer un « Homme », car si l’Homme n’est qu’une « créature raisonnable »,
« Image de Dieu », le « bon Livre », quant à lui, n’est rien moins que l’incarnation
de la « raison », à savoir « l’Image de Dieu » également, mais telle qu’elle fut
gravée « dans l’œil » à l’origine :
... who kills a Man kills a reasonable creature, Gods Image ; but hee who destroyes a
good Booke, kills reason it selfe, kills the Image of God, as it were in the eye. [Qui tue
un Homme tue une créature raisonnable, Image de Dieu ; mais celui qui détruit un
bon Livre, tue la raison elle-même, l’Image de Dieu pour ainsi dire dans l’œil]9.

6 On trouverait chez Pascal un écho, sinon une explication, de cette formule


énigmatique de Milton, dans la prosopopée de la Sagesse de Dieu :
Je suis celle qui vous a formés, et qui puis seule vous apprendre qui vous êtes. Mais
vous n’êtes plus maintenant en l’état où je vous ai formés. J’ai créé l’homme saint,
innocent, parfait ; je l’ai rempli de lumière et d’intelligence ; je lui ai communiqué ma
gloire et mes merveilles. L’œil de l’homme voyait alors la majesté de Dieu. Il n’était
pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent, ni dans la mortalité et dans les misères
qui l’affligent10.

7 Le « bon Livre » conférerait ainsi à l’homme l’espérance de recouvrer sa vision


supralapsaire, sa béatitude ante-historique : espoir de jouir à nouveau de la
majesté de la lumière divine, de la gloire de Dieu. L’œuvre littéraire viserait donc à
recouvrer cette vision suprasensible, métaphysique et rédemptrice, glorieuse –
martyro-photologique. Inutile de préciser que cette martyro-photologie
constitue la contrepartie métaphysique de la photo-graphie que nous évoquions
plus haut et qui constituait un horizon possible de la reproductibilité technique de
la mort par décollation. Contrairement à la photo-graphie (épelée ici en deux mots
afin de faire résonner ce qu’elle doit à l’écriture comme différance) que nous
avons tenté d’élaborer comme la trace indéfiniment et platement reproduite de
l’événement d’une mort toujours manquée11, la photologie miltonienne désignerait
ce moment métaphysique où l’œil du témoin (du martyr) serait exactement
contemporain de l’événement dont il est censé témoigner, dans une co-présence
magique.
8 La distinction subtile qu’établit Milton entre l’« Homme » et le « bon Livre »
consiste en ce que le premier serait l’« Image de Dieu » après la perte de la
ressemblance, à savoir après la chute, tandis que le second aurait gardé la
mémoire ou la marque de la ressemblance supralapsaire. Tout « bon Livre » serait
un fragment de l’Écriture en tant que témoignage de la Vérité de Dieu. Ainsi,
« tuer » (censurer, mutiler, brûler) le « bon Livre » reviendrait à répéter la faute et
la défiguration, à effacer de nouveau l’Image de Dieu, telle qu’elle fut gravée
« dans l’œil » à l’origine, telle qu’à l’origine l’Homme pouvait en jouir, avant d’être
expulsé du Paradis, damné (ce qui signifie rigoureusement privé de la vision
béatifique de la Face divine). Si l’on suit l’argumentation de Milton, le « bon
Livre » n’est donc pas tant le rétablissement en acte de la vérité perdue et de la
vision béatifique, que la puissance ou la promesse d’une telle restauration. Le
livre-martyr (à savoir, la bonne écriture, le « bon Livre », dit Milton) devra
rappeler cette première impression rétinienne : comme le martyr chrétien, il
constitue le paradoxe miraculeux d’un remembrement par le démembrement.
Rappelons que martyros, c’est le témoin, le corps glorieux comme mémorial : le
corps du martyr se démembre en vue d’une remémoration et d’une
commémoration photologiques.
9 Que l’origine des Mémoires d’outre-tombe soit nettement liée au souvenir
immémorial de la chute (du lapsus homini) et de la Genèse, en témoigne le
passage relatif au surgissement chez Chateaubriand de l’idée d’écrire les
Mémoires de sa vie, à Rome, en 1803 : « C’est aussi à Rome que je conçus, pour la
première fois, l’idée d’écrire les Mémoires de ma vie ; […] »12. Or, la genèse du
projet des Mémoires, telle que Chateaubriand en rapporte les circonstances, est
suivie, sans transition ni justification, de l’entreprise d’un commentaire de la
Genèse, et plus précisément du verset relatif à la libido sciendi et à la chute dans la
mortalité :
J’entrepris un commentaire de quelques livres de la Bible, en commençant par la
Genèse. Sur ce verset : Voici qu’Adam est devenu comme l’un de nous, sachant le
bien et le mal ; donc, maintenant, il ne faut pas qu’il porte la main au fruit de vie,
qu’il le prenne, qu’il en mange et qu’il vive éternellement ; je remarquai l’ironie
formidable du Créateur : Voici qu’Adam est devenu semblable à l’un de nous, etc. Il
ne faut pas que l’homme porte la main au fruit de vie. Pourquoi ? Parce qu’il a goûté
au fruit de la science et qu’il connait le bien et le mal ; il est maintenant accablé de
maux ; donc, il ne faut pas qu’il vive éternellement : quelle bonté de Dieu que la
mort13 !

10 Cette ellipse, qui nous fait sauter de l’entreprise autobiographique à la déchéance


dans l’histoire, invite à lire l’autobiographie dans le souvenir de la chute d’Adam,
souvenir sans mémoire, immémorial qui hantera l’écriture des Mémoires. Tout se
passe comme si ce trou dans le corpus des Mémoires (dans la causalité du récit de
leur genèse) venait redoubler la chute comme blanc ou oubli originaire, trou de
mémoire, premier démembrement. Seul un livre, donc, monument expiatoire et
achevé, œuvre posthume et close, pourra prétendre combler l’attente
eschatologique et apocalyptique d’une restauration finale ; seul ce livre-tombeau
permettra, comme dit l’anglais, le recovery du sujet à son intégrité originelle. Ce
livre, Chateaubriand l’appellera de façon significative quant à la métaphysique qui
détermine son entreprise de totalisation mémorialiste, ses Mémoires d’outre-
tombe.
11 Or, Freud suggère que le mythe du péché originel pourrait n’être que le reste
mnésique d’un traumatisme originaire, situé dans l’enfance de l’humanité, que
suivant l’anthropologie darwinienne il identifiera comme le meurtre immémorial
du père de la horde primitive14. Ce qui me semble essentiel dans cette thèse n’est
pas tant qu’elle rapporte l’immémorial à un parricide, qu’elle ne suggère que cette
scène de la chute de l’homme censée ouvrir l’historicité même de l’histoire dans la
tradition judéo-chrétienne serait elle-même un souvenir écran, reste mnésique
venu se surimprimer à un événement sans témoin, à ce que j’appellerai la nuit
blanche de l’humanité. Dès lors, si l’histoire s’origine dans une nuit blanche ou un
désastre, l’origine ne serait-elle pas ce dont on manque toujours à témoigner, cela
dont on ne peut témoigner qu’après-coup ? L’origine de l’histoire aurait lieu dans
un non-lieu de la mémoire.
12 Dans un récent article, Claude Reichler15 développe l’idée que les Mémoires
d’outre-tombe se démarquent d’une certaine epistémè de l’origine de l’homme et
de la société élaborée par la philosophie des Lumières ; l’autobiographie, suggère
Reichler, romprait avec une certaine relation à l’archè, qui signifie en grec, à la
fois le commencement et le commandement, l’origine et le pouvoir. Interrogeant
la source de la remémoration et de l’écriture, Reichler montre comment
Chateaubriand se détourne du modèle d’une temporalité linéaire qui prévalait
jusqu’alors dans l’histoire des sciences et des idées, pour inventer une
« temporalité plus profonde et plus déchirante », blessure de temps qui reste « à
jamais ouverte », béance d’une perte sans cesse « rééprouvée ». Si, comme le
montre Reichler, Chateaubriand remanie la question de l’origine, j’ajouterai qu’il
rend celle-ci obsolète et non pertinente au travail de l’écriture des Mémoires
comme écriture de mémoire. Le mémorialiste, multipliant les débuts, brouille la
localisation spatio-temporelle de l’origine. Un tel brouillage aura longtemps
embarrassé les éditeurs et historiens des Mémoires, et la critique philologique en
général, soucieuse d’en dater et d’en localiser la genèse rigoureusement et
scientifiquement (mais en réalité métaphysiquement) de façon à l’inscrire dans
cette représentation symbolique que nous avons décrite plus haut, en nous
appuyant sur l’introduction de Maurice Levaillant.
13 Or, ce brouillage de l’origine ne s’opposerait pas seulement aux tentatives
désespérées des philologues, mais aussi, suggère Reichler, à l’epistémè du XVIIIe
siècle. L’analyse rhétorique très minutieuse à laquelle Reichler soumet celle-ci
montre comment le je de l’écrivain s’y tenait à distance confortable du contenu de
son discours, comment l’énonciation prétendait se distinguer clairement de
l’énoncé, en position de surplomb, de contrôle ou de maîtrise : je surplombant,
présent vivant de Husserl, qui, dans le cas d’une écriture autobiographique, serait
censé surplomber le moi, le remembrer, en recoller les morceaux, en re-
synchroniser par réduction la diachronie. Mais avec Chateaubriand la
réminiscence remplace la scénographie des commencements et la périme. La
scène primitive recule alors indéfiniment, en deçà de toute représentation :
l’origine est hors scène, obscène. Dès lors, le je ne commence rien, n’a pas ou plus
l’initiative de l’écriture. Telle serait la déraison d’une archive sans archè, la folie
d’une temporalité de l’an-archie16. On retrouve alors la problématisation du sujet
de l’écriture par la littérature moderne, laquelle renoue, de façon inattendue, avec
la problématique des sources dans le roman médiéval17. Il n’y a donc plus de
position surplombante du sujet de l’énonciation, mais bien plutôt ce qu’il faudrait
appeler avec Lacoue-Labarthe et Derrida, une « désistance » du sujet. C’est cette
« désistance » et ce fictionnement du sujet que j’essayerai d’explorer plus bas18 et
que je lie à l’impossibilité structurelle de toute récollection du moi
(remembrement, remémoration, remembrance), au retrait de toute égologie
comme idéologie du sujet.
14 Ainsi, il y aurait toujours une antériorité sur l’auteur, historien ou mémorialiste,
un événement toujours déjà passé dont l’auteur n’aura jamais été le témoin.
L’écriture mémorielle serait comme l’écho d’un son qui n’aurait jamais été
entendu. Elle serait rigoureusement anarchique, sans commencement ni fin, et,
comme telle, dès le premier mot, dès la position du je, aussi bien désastrée que
désautorisée. Dans le manuscrit d’un projet de préface aux Mémoires d’outre-
tombe daté de 1844, quatre ans avant la mort de l’écrivain, projet de préface qui
ne sera publié qu’au XXe siècle et dans les marges de l’œuvre, on peut lire la
marque d’un oubli, trou de mémoire inscrit dans le texte sous la forme d’un blanc
non effacé, présentation de l’imprésentable : « Je suis né le [un blanc] septembre
en 1768 »19. Si une certaine tentation autobiographique, que j’ai essayé de
réinscrire dans une onto-théologie de la gloire et de l’authenticité héroïques,
consiste à témoigner de sa propre origine comme de sa propre mort en un livre
qui se veut posthume et donc achevé, Chateaubriand n’aura jamais réalisé ce
fantasme : il n’aura fait, ce qui est, me semble-t-il, beaucoup plus, que témoigner
d’un lapsus, d’une expropriation originaire, qu’attester une antériorité blanche,
abandonnant le livre à l’inachèvement d’une écriture tronçonnée. Il aura enfin fait
œuvre moins de mémorialiste que d’immémorialiste.
15 Beckett, dans la première page de L’Innommable, évoque cette antériorité
immémoriale, en deçà de tout savoir, de toute preuve ou certitude, sans la réduire
à un quelconque présent passé, ni à un événement nommable et datable :
Cela a pu commencer ainsi. […] Cela, dire cela, sans savoir quoi. Peut-être n’ai-je fait
qu’entériner un vieil état de fait. Mais je n’ai rien fait. J’ai l’air de parler, ce n’est pas
moi, de moi, ce n’est pas de moi20.

16 Quelque chose résiste à l’articulation narrative, à quoi on peut donner les noms
suivants, qui sont autant de métonymies de la mort en tant qu’expérience
impossible : lapsus, chute dans l’histoire, événement historique de la Terreur,
innommable, nuit blanche, platitude du rien, cela. Dès lors, l’écriture ne
commencerait, anarchiquement, qu’au moment où finit la possibilité de faire un
récit. Cette résistance à la relève diégétique fonde peut-être la spécificité d’une
écriture hantée par l’altérité disjonctive d’un événement sans témoin dont
l’idéologie ne prétend témoigner que pour mieux l’oublier en l’assimilant.
Témoigner de ce que le je de l’écrivain n’aura jamais été le contemporain de cet
événement inappropriable car toujours déjà passé, telle est peut-être la patience
triste de la littérature.

Notes
1. Selon le concept élaboré par S. Felman et D. Laub dans Testimony (ouvrage déjà cité).
2. Génie du christianisme, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 623.
3. On consultera, pour des détails précis quant à la glose autour de la dissemblance dans toute la
tradition chrétienne, l’article exhaustif « Dissemblance » du Dictionnaire de spiritualité
ascétique et mystique, publié sous la direction de Marcel Viller, S.-J., assisté de F. Cavallera et J.
Guibert, S.-J., avec le concours d’un grand nombre de collaborateurs, Paris, G. Beauchesne et ses
fils, 1932. C’est cet article que nous résumons ici.
4. Études ou Discours historiques sur la chute de l’Empire romain, la naissance et les progrès du
christianisme, et l’invasion des barbares, Édition Furne, 1834, pp. 382-383.
5. Op. cit., p. 414.
6. Génie du christianisme, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 530.
7. Areopagitica ; A Speech of Mr. John Milton For the Liberty of Unlicenc’d Printing. Je renvoie
au fac-similé de l’édition originale, datée de novembre 1644, Noël Douglas, London, 1927 (pour le
fac-similé).
8. Le Paradis perdu, traduit et présenté par Chateaubriand précédé de l’Essai sur la littérature
anglaise (chapitre sur Milton), Edition Belin, 1990, p. 36.
9. Op. cit., p. (4). Je traduis.
10. Pensées, Garnier-Flammarion, p. 167.
11. Je renvoie de nouveau à Elissa Marder : « Fiat Death : Snapshots Of History », dans
Diacritics, fall-winter 1992.
12. Mémoires d’outre-tombe, II, Édition Classiques Garnier, pp. 124-125.
13. Op. cit., p. 125.
14. Voir L’Homme Moise et la religion monothéiste.
15. « Raison et déraison des commencements », RSH. numéro 247.
16. Temporalité transcendante à celle élaborée par la phénoménologie et sur laquelle repose
l’éthique d’Emmanuel Levinas comme rendez-vous manqué avec l’Autre.
17. Voir Roger Dragonetti, Le Mirage des sources, l’art du faux dans le roman médiéval, Seuil,
1987. Voir aussi Claire Nouvet : « On The Way Toward Love, The Address of Love », dans
American Imago, vol. 50, number 3, fall 1993, 325-351.
18. Voir chap. III.
19. Mémoires, t. I, Édition Classiques Garnier, p. 850.
20. Édition de Minuit, 1992, p. 7.

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Presses
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Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Une lecture vague de


René
p. 55-68

Texte intégral
... rien n’est plus illisible qu’une blessure...
Jacques DERRIDA
1 L’en-tête de ce chapitre, le lecteur l’aura compris, démarque celui des fameux
Mémoires posthumes de Chateaubriand dits d’« outre-tombe », titre
métaphysique qui présumait la possibilité d’un regard panoptique rétrospectif sur
sa propre vie en tant qu’achevée, naissance et mort comprises. Les Mémoires
d’outre-tombe, n’était-ce pas là ce titre d’omniscience et d’omnipotence, fantasme
d’autorité qui reposait sur la possibilité d’une remémoration totale du passé, d’un
ressaisissement ou d’une « trans-appropriation », pour reprendre le concept
élaboré par Jean-Luc Nancy1 ?
2 Le mot « outre », dans « outre-mémoire », doit au contraire s’entendre dans le
sens d’un excès, d’une outrance. L’« outre-mémoire », ce serait cela qui excède la
mémoire, la dépasse ou l’outrepasse, ce qui se situe hors d’elle, indécidablement
au-delà ou en deçà, ce qui met à proprement parler la mémoire hors de soi.
« Outre-mémoire » se dirait d’un dehors que la mémoire ne peut domestiquer,
assimiler, approprier, saisir, contenir, rappeler. « Outre-mémoire » serait enfin le
nom de l’insaisissable et de l’inappropriable événement qui hante toute mémoire.
En tant qu’inappropriable, cet événement d’outre-mémoire devrait se penser
comme l’impensable même d’un « oublié inoubliable »2.

Désappointements
3 J’ai beau lire et relire avec patience les quelques pages qui composent le soi-disant
récit de René, ce classique, si j’ose dire, du premier romantisme français, chaque
fois j’éprouve une sorte de déception, une insatisfaction. Mais, précisément,
pourquoi relit-on un texte, si ce n’est pour ne jamais être satisfait ? Barthes
déclarait, dans S/Z, qu’on relit moins un texte pour « un profit intellectuel » ou
pour « atteindre quelque dernier signifié » que pour « multiplier les signifiants »3.
« Multiplier les signifiants », nous le verrons, c’est diviser le signifié, l’atomiser ou
l’émietter. Michel Lisse rappelle, dans une récente analyse4, qu’il existe un rapport
entre le verbe grec legein et le verbe latin legere : lire, c’est rassembler les lettres
d’un écrit, et Heidegger définira la lecture comme recueillement ou
rassemblement. Or, le lesen allemand dérive du legein grec, lui-même associé au
Logos. Dès lors, suggère Michel Lisse, toute lecture logocentrique serait
surdéterminée par une réduction de la dispersion ou de l’émiettement, par la
subsomption sous unité de la dissémination constitutive de l’écriture,
dissémination qui ferait obstacle à la lisibilité intégrale, au recueillement du sens.
Toute lecture logocentrique serait tentée de réduire la part d’illisibilité des textes
qu’elle prétend lire en réunissant des fragments en vue de révéler un signifié
originel. C’est en prenant la mesure de l’illisibilité du René de Chateaubriand que
je voudrais indiquer le non-lieu de l’outre-mémoire.
4 Je n’ai jamais trouvé, contrairement à Margaret Waller, que ce roman offrît la
moindre prémisse prometteuse, un suspense narratif, ni qu’il culminât dans un
dénouement qui exploite un lieu commun : à savoir l’aveu d’un désir sexuel et le
récit de ses conséquences5. Pas davantage je ne considère René comme un conteur
habile, capable de ménager l’intérêt du lecteur et de ses interlocuteurs, voire de
raconter la moindre histoire6. Contrairement à ce que soutiennent d’encore
récentes analyses narratologiques, je dirai que le récit de René n’arrive pas à sa
fin7, pour autant qu’il n’a jamais commencé, récit, comme le remarquait déjà
Georges Benrekassa dans les années 80, « arrêté avant d’être entamé »8. Il me
semble de fait qu’un lecteur patient de René devrait accepter de rester sur sa faim,
aussi inassouvi et altéré que René lui-même, pour peu qu’il prenne le risque de
mesurer à chaque relecture la part d’illisibilité irréductible de ce texte, de se
laisser par lui désappointer.
5 Premier désappointement, l’histoire éditoriale de René nous apprend que ce texte
est lui-même errant, sans assise, qu’il ne se tient jamais au lieu où on l’attend,
qu’il manque à tout rendez-vous : ce texte dérangeant ne tient pas plus en place
que son protagoniste. « ... comment ranger en lieu sûr une œuvre aussi errante et
vagabonde, que son auteur n’a cessé de déplacer ? », s’interrogeait, en 1993, Yves
Hersant9. Ebauché vers 1794, en effet, René constitua d’abord un fragment des
Natchez, avant d’être inséré dans le Génie du christianisme au chapitre « Du
vague des passions » ; en 1805, René rejoint Atala pour devenir en 1826 le volet
d’un triptyque romanesque. « René, écrit Yves Hersant, oscille entre le
fragmentaire et l’abouti »10. Texte labile, déplacé, dont la mobilité vient de surcroît
subvertir, voire révoquer la prétendue étanchéité des genres. S’agit-il, en effet,
d’un roman, d’une nouvelle, du chapitre d’un essai supposé édifiant et cathartique
sur le danger pour la jeunesse de ce que Chateaubriand a intitulé le « vague des
passions » ? De même que son protagoniste mélancolique a une propension à
franchir les frontières géopolitiques, de même le texte tendrait à outrepasser
toutes les frontières génériques, littérature de l’errance, errance de la lettre.
6 Second désappointement, plus structurel je crois : le récit que fait René est un
récit de rien du tout, des miettes de récit, « une histoire en quête de sa
narration », pour reprendre l’expression proposée par Didier Maleuvre11, ou une
« non-histoire », selon la formule antérieure de Georges Benrekassa12. René
promet d’ailleurs moins le récit autobiographique d’aventures inconsistantes
puisque jamais éprouvées qu’une confession intime au sujet de sa tristesse :
Il prit donc jour avec eux, pour leur raconter, non les aventures de sa vie, puisqu’il
n’en avait point éprouvé, mais les sentiments secrets de son âme13.

7 Ne vous attendez pas, semble dire René, à de grandes révélations. A vous raconter,
je n’ai en fait que de petits riens, des morceaux d’histoire. Certes, je vous dirai
tout, mais ce tout sera décevant, ne sera jamais assez. La parole de René résonne
comme une parole interrompue de silences, criblée de blancs, parole blessée,
creuse ; cette parole, « sombrant dans le blanc de l’asymbolie », pour reprendre
l’expression de Julia Kristeva à propos de la parole du déprimé narcissique14, je
l’imagine un peu comme celle qui aurait cours sur le divan de l’analyste, parole
analytique livrée à une écoute flottante ou à quelque troisième oreille15, errant
autour d’un centre absent, sans commencement ni terme : « En prononçant ces
derniers mots, René se tut, et tomba subitement dans la rêverie » (p. 155). Ainsi
Benrekassa écrivait :
Le récit lui-même obéit à une structure qui paraît rendre arbitraire et finalement
secondaire son enchaînement syntagmatique. Tout s’ordonne concentriquement
autour d’une fracture dont on s’approche, et d’où légitimement pourrait surgir la
question du sens, mais qui même dans la révélation doit être désignée comme
ensevelie16.

8 Le rendez-vous avec le soi-disant secret de René se révèle donc lui aussi un


rendez-vous manqué, a missed appointment, a disappointment. Le récit que
promet René à ses interlocuteurs et au lecteur est un récit d’une « pauvreté
narrative »17 exemplaire, dans lequel, finalement, il ne se passe rien, récit sans
événements, sans aventures localisables et datables, sans diachronie. Promesse
d’un secret dont la révélation est à jamais remise, différée, suspendue.

Non-événement
9 Le lecteur s’attend cependant et dès la première page au récit d’une aventure ou
d’un « événement », à l’aveu d’un secret inavouable ; hier encore amateur de récits
juteux convoités dans l’intimité de la littérature dite de confessions, aujourd’hui
friand d’explication psychosociale, le lecteur, tenaillé par une irrépressible volonté
de savoir, ne s’attend pas moins que les interlocuteurs de René, l’Indien Chactas et
le Père Souël, à une confession décisive et définitive, qui conduirait à un
dénouement cathartique :
Quant à l’événement qui m’a déterminé à passer en Amérique, je le dois ensevelir
dans un éternel oubli (p. 147).
10 L’exil de René à la Louisiane aurait donc été motivé par un « événement » si
effroyable qu’il faudrait à tout prix l’oublier. « Malheur » est le nom que le
narrateur donne à cet événement :
… Chactas et le missionnaire désiraient vivement connaître par quel malheur un
Européen bien né avait été conduit à l’étrange résolution de s’ensevelir dans les
déserts de la Louisiane (p. 147).

11 Cet événement malheureux, en tant que traumatique, n’a de cesse de se répéter :


Cette vie qui m’avait d’abord enchanté, ne tarda pas à me devenir insupportable. Je
me fatiguai de la répétition des mêmes scènes et des mêmes idées... (p. 158)
confie René. L’économie psychique de la répétition doit nous mettre sur la trace
d’un événement non symbolisé, d’un affect qui n’aurait pas trouvé à s’incarner
dans une représentation, âme en peine qui ne pourrait s’intégrer dans nul corps
narratif18. Remarquons qu’affect, sentiment, voire symptômes, en Grec, se dit
pathema, de pathos, la souffrance, la passion, mais aussi le malheur, la calamité
ou l’accident, l’expérience bonne ou mauvaise, l’événement ou l’occurrence. Jean-
François Lyotard définit ainsi la temporalité des affects ou des pathemata : « Le
temps du sentiment est maintenant », les « pathemata ignorent tout du
dia- »19 de la diachronie. Tout se passe donc comme si c’était précisément en tant
qu’ils sont hors diachronie que les pathemata reviennent de façon chronique,
chaque fois avec l’intensité d’une première fois. Freud, rappelle Lyotard,
« séparait les affects des représentations de chose ou de mot ». Les affects, ajoute-
t-il, « sont des témoins mais qui ne représentent rien à personne »20. On pourrait
encore les considérer comme les vestiges d’une cause immémoriale, l’écho d’un
son qui n’aurait jamais été entendu, ou, réservant pour plus tard les variations sur
ce signifiant, des vagues ou des ondes sonores. Voici, par exemple, comment
surviennent, anarchiquement, les affects, dans le récit de René :
Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des
ruisseaux d’une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires...
(p. 158).

12 Invoquer l’onanisme, à propos de cet épisode, comme la majorité des critiques est
tentée de le faire, c’est, semble-t-il, instancier abusivement les pulsions sur un
objet, en l’occurrence le corps propre organique, et donc présupposer
l’organisation génitale. Or, si une telle organisation définit le narcissisme
secondaire, « Plaisir et douleur, écrit Lyotard, se signalent par vocalisations... à
l’occasion d’objets qui ne sont pas connus, sous le régime d’un narcissisme
antérieur à tout ego »21. La tristesse de René, ressortissant à ce que Freud
décrivait au titre du narcissisme primaire et de la perversité polymorphe,
antérieure à la relation libidinale d’objet, est un mixte de peine et de plaisir,
préexistant à toute distinction psychologique entre le plaisir et la douleur :
Je trouvai même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon
chagrin, et je m’aperçus, avec un secret mouvement de joie, que la douleur n’est pas
une affection qu’on épuise comme le plaisir (p. 171).

13 Plurielles, les passions de René sont « indéterminées », elles n’ont ni cause ni


objet et ne s’adressent à personne. Or, il semble que la critique ait toujours négligé
que lorsqu’il apprend l’amour incestueux de sa sœur pour lui ou, peu importe, son
amour incestueux pour sa sœur, René se jette sur cette « proie », c’est-à-dire saisit
l’occasion inespérée d’ordonner enfin l’anarchie de ses sentiments, de réduire au
singulier le pluriel de ce qu’il appelle vaguement « ses passions » :
O mes amis, je sus donc ce que c’était que de verser des larmes, pour un mal qui
n’était point imaginaire ! Mes passions, si longtemps indéterminées, se précipitèrent
sur cette première proie avec fureur (p. 171).

14 Force nous est d’admettre que la révélation de l’amour incestueux pour sa sœur,
loin de révéler quoi que ce soit quant à l’origine de la tristesse, c’est-à-dire au sujet
du secret, ne fait que singulariser les passions de René, leur assigner un référent,
un sens et une adresse, leur donner corps et identité. Si, selon Jean-François
Lyotard, une phrase est articulée « dans la mesure où elle présente un univers »22,
c’est-à-dire un référent, un sens, un destinateur et un destinataire, la révélation de
l’amour incestueux articule l’inarticulé, le projette sur un « univers de phrase »,
transfère lesdites passions sur un objet. Dès lors, cette prétendue révélation n’en
est une que pour un lecteur impatient en quête d’explication définitive. Mettant en
phrase ce qui, structurellement, ne peut pas être phrasé, elle ne révèle en réalité
qu’un faux objet de plus, un pseudo-objet. Il est donc clair que le masochisme ou
la délectation morose, le tædium vitæ spiritus, ce nihilisme légendaire de René,
ressortit à une blessure précoce ou prématurée, sans référent identifiable,
inassimilable car, paradoxalement, jamais éprouvée par le sujet, et, par
conséquent, non seulement littéralement et littérairement inénarrable, mais aussi
bien illisible. En tant qu’inéprouvé, l’événement se trouve saisi dans un processus
d’itérabilité, voué au ressassement interminable.
15 Derrida remarque, jouant l’avocat du diable tandis qu’il commente Maurice
Blanchot : « Rien ne semble plus absurde... qu’une expérience inéprouvée »23.
N’est-ce pas cependant une telle expérience que semble nous inviter à partager
René, à savoir l’absurdité de la non-advenue d’un événement, la décevante non-
événementialité d’un événement ? Cette non-advenue d’un événement serait
rigoureusement une sorte d’anti-Ereignis, ou d’Un-Ereignis, si tant est que pour
Heidegger, l’Ereignis soit l’événement en tant qu’il permet au Dasein de se saisir
et de s’approprier, selon ce commentaire de Roger Laporte :
L’Ereignis est à la fois avènement et appropriation, ce sans quoi l’Être ne
parviendrait pas à la présence24.

16 Il s’agirait donc d’une blessure narcissique archaïque, oubliée, dont le propre est
d’être inappropriable, c’est-à-dire illocalisable, sans feu ni lieu, sans siège, comme
le signifie cette formule, qui rappelle de façon troublante le Dieu sans foyer de
saint Augustin puis de la théologie négative :
Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette blessure de mon cœur, qui n’était nulle
part et qui était partout, je résolus de quitter la vie (p. 161).

17 Le moins qu’on puisse dire, c’est que René n’est pas dans son assiette ; j’entends
par cette formule triviale qu’il a perdu toute assise. Cette perte d’assise et de
référence, ce dessaisissement est l’une des marques de ce que Blanchot appelle le
désastre : « Le désastre, écrit celui-ci, est du côté de l’oubli, l’oubli sans mémoire,
le retrait immobile de ce qui n’a pas été tracé »25. Sans objet, sans référent, la
tristesse de René se situerait, comme le désastre, du côté de l’outre-mémoire, pour
autant qu’il s’agisse là d’un topos. L’outre-mémoire désignerait plutôt ce que nous
avons déjà nommé un non-lieu de mémoire. On a récemment rapproché cette
tristesse sans objet de celle du narrateur des Mémoires d’outre-tombe, qui écrit à
propos de l’expérience inéprouvée de sa naissance : « On m’a souvent conté ces
détails ; cette tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire »26. La tristesse de
René se rapporterait à l’inoubliable, elle serait le vestige ou la trace d’une origine
oubliée, encryptée dans l’outre-mémoire. Aussi, comme Chateaubriand, René
erre, en mal d’archive, passionné d’archéologie :
... je m’en allai, m’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce : pays de forte et
d’ingénieuse mémoire, où les palais sont ensevelis dans la poudre, et les mausolées
des rois cachés sous les ronces (p. 152).

18 Mais si l’archéologie le passionne, c’est que l’archaïque est inatteignable,


pulvérisé, émietté, enseveli « dans la poudre » ou « sous les ronces ». D’autant
plus « forte et ingénieuse » serait la mémoire de Rome et de la Grèce, à l’instar de
celle de René, qu’elle se souviendrait en dehors de toute figuration, en deuil de
toute image : mémoire impuissante à représenter le moindre souvenir. Telle est
l’outrance de l’outre-mémoire, son excès. La lecture vestigiale et anti-imagière,
voire iconoclaste, que nous proposons ici de René27, serait donc une lecture de
Chateaubriand avec Blanchot, se soutenant d’une déconstruction de l’anamnèse
platonicienne. Roger Laporte écrit, à propos de l’événement sans advenue, cet
effroyablement ancien qui défie toute tentative de remémoration :
Le juste rapport avec le désastre ne peut donc être l’anamnèse platonicienne, mais,
tout à l’opposé, l’oubli qui seul « est en rapport avec ce qu’il y a de plus ancien, ce qui
viendrait du fond des âges, sans jamais avoir été donné »28.

19 Ce défi à l’anamnèse fait écho à la structure de la mélancolie telle que la définit la


théorie psychanalytique récente, à la suite de l’essai fondateur de Freud, Deuil et
mélancolie. Il faut renvoyer en particulier à Julia Kristeva, dont Soleil noir a déjà
été évoqué au précédent chapitre, mais aussi à Naomi Schor, qui surenchérit dans
une récente étude sur la mélancolie au XIXe siècle : « La mélancolie elle-même
n’est pas, comme Esquirol nous le rappelle, un affect, c’est plutôt la tristesse qui
est l’affect principal de la mélancolie »29 ; et d’en appeler à son tour à Julia
Kristeva, dont il faudrait relire le livre à travers René, et ce ne serait pas la
première fois que la littérature éclairerait, de sa lumière noire, la théorie : « La
tristesse est l’humeur fondamentale de la dépression »30.

Du vague des passions


20 Mais que la tristesse de René soit bien privée d’objet, que la passion dont il souffre
soit sans référent, que le malaise enfin soit son propre objet, ou un « ersatz
d’objet », Chateaubriand ne l’aura-t-il pas indiqué, et finalement toujours déjà su,
lorsqu’il écrivait, dans le prologue didactique du René intitulé significativement
« Du vague des passions » :
... alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui s’engendre au milieu des
passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d’elles-mêmes dans un cœur
solitaire31.

21 Le « vague des passions », « cette expression nouvelle », serait ainsi elle-même


« un peu vague », et se retournerait, par commutation du génitif, en « passion du
vague », comme le remarquait ironiquement, dès 1848, Alexandre Vinet, critique
suisse et protestant contemporain de Chateaubriand32. Qu’est-ce qu’une « passion
du vague », sinon une passion privée d’objet et qui se prendrait elle-même pour
objet substitutif, supplément ou ersatz pathétique ? Souffrir du « vague des
passions », ce serait, comme Amélie, la sœur aimée de René, ne pas savoir ce dont
on souffre, ou encore souffrir de rien, d’un événement dont on se souvient et qui
revient d’autant plus qu’il ne sera jamais advenu, événement toujours déjà passé,
passé outre-mémoire. Et René lui aussi cherche vainement à savoir, à connaître
l’inconnu, ne rencontrant sur le visage de sa sœur que l’énigme d’un sourire qui
est le sourire du non-savoir :
En vain je cherchais à découvrir son secret. Quand je l’interrogeais, en la pressant
dans mes bras, elle me répondait, avec un sourire, qu’elle était comme moi, qu’elle ne
savait pas ce qu’elle avait (p. 163).
22 Il en va des secrets comme des trains ou des souvenirs-écrans : toujours un secret
peut en cacher un autre. Si ce qui se répète est ce qui n’a pas trouvé son lieu, si « le
non-lieu », selon l’analogie juridique de Pontalis, « est ce qui absout le sujet de ses
actes »33, je dirais que quant à l’inceste de René avec sa sœur, il y a non-lieu. Ainsi,
la scène où Amélie prend le voile, scène supposée aléthéique de la confession de
l’« affreuse vérité » de la passion incestueuse, ne révélerait qu’un secret
supplémentaire, c’est-à-dire ne lèverait le voile que sur un autre voile, ne
découvrant qu’un arrière-secret. Indévoilable serait le secret que le voile d’Amélie
envoile : résistant à toute anamnèse, à tout dévoilement aléthéique, le secret serait
irréductible à toute nomination34.
23 Dès lors René, comme Amélie, ne souffrirait de rien d’autre que du vague de ses
passions : vague, de vagus, errant, indécis, vagari, errer, vagabonder, mais aussi
peut-être, de vacuus, vide. En tant qu’appendice au chapitre du Génie du
christianisme intitulé « Du vague des passions », l’autre titre de René pourrait
être « le vague des passions » : René ou le vague des passions. Or, si le titre
indique, dans la tradition de la littérature occidentale, comme le rappelle Michel
Lisse avec Derrida, le « lieu même où le texte se rassemble »35, si la fonction
politico-juridico-ontologique du titre est d’unifier le sens d’un texte, n’est-il pas ici
rigoureusement impossible de parler de rassemblement ou de propriété, et moins
encore d’autorité ? Si le titre, comme l’écrit Philippe Lacoue-Labarthe, « signifie
ce document qui établit un droit, atteste une propriété ou une qualité »36, ce titre-
là, René ou le vague des passions, pour le moins vague, toujours déjà s’émiette ou
se divise, perdant toute propriété, ne s’unifiant dans nul Logos. Le « vague des
passions » serait aussi bien la passion du vague, la passion vague que, pourquoi
pas, pour peu qu’on féminise le signifiant vague, la passion des vagues, et l’on sait
combien René, comme Chateaubriand, aura été épris de la mer et des rochers. Ce
pourrait être aussi bien la vague des passions, ce qui dans les passions emporte
tout dans l’abîme sans fond, comme un courant ou un tourbillon, une passion ou
une pulsion mortifère, ou encore une certaine mode, une nouvelle vague, a new
wave dans la littérature lancée par Chateaubriand qui se sera appelée le
romantisme ou le mal du siècle. Le « mal de René » n’est-il pas, après tout,
comme le rappelle James Hamilton, « la première des multiples vagues d’anxiété
qui composent au XIXe siècle le “mal du siècle” »37 ? Et pourquoi pas, enfin, si
proche phonétiquement et sémantiquement, la vogue littéraire, le vague des
passions comme dernière vogue, comme dernier chic littéraire adopté par tous les
dandys de toutes les capitales d’Europe. Le vague des passions marquerait dès lors
l’infinie divisibilité d’une passion sans objet, sans genre, sans titre : neutre. Cette
expression désignerait l’errance autour d’un centre absent, la circonlocution
interminable et vaine autour d’une béance, d’un oubli.
24 Or, une certaine tendance de la lecture de René, depuis le XIXe siècle, relevant
d’une métaphysique de l’anamnèse et du dévoilement aléthéique, s’acharne
précisément à attribuer de faux objets à la tristesse, à décrypter, nommer
l’événement innommable, le prétendu « vrai souvenir »38, ou le secret. La lecture
que proposait Alexandre Vinet, en 1848, s’ancrait à cet égard et explicitement
dans la continuité esthético-herméneutique qui va de Platon à Hegel, en passant
par le christianisme. Le poème, soutenait Vinet, exploitant la définition
hégélienne de l’art ou de la Dichtung comme « présentation sensible de l’Idée »39,
devait donner corps à l’idée : si « les accidents de fortune », « les malheurs »
peuvent prendre place dans « une narration fictive », écrit Vinet, « c’est à
condition qu’ils aident au développement des caractères ou à celui de l’idée à
laquelle le poème est destiné à donner un corps. La catastrophe de René n’a aucun
de ces avantages »40. Dieu, ou l’idée, serait donc ce qui devrait combler le vide,
selon la critique hégéliano-chrétienne de Vinet, lecteur protestant de
Chateaubriand : le « christianisme nous défend de croire qu’il y ait aucun abîme
sans fond, aucunes ténèbres que le rayon divin ne puisse percer, aucun vide que
Dieu ne puisse combler, aucun tombeau qu’il ne puisse ouvrir »41. « Dissou[s] »42,
selon le mot de Vinet, par une passion sans objet, inconsolable, attiré par le vide,
René se souviendra toujours de ce non-événement, de ce rien-là, de l’expérience
inéprouvée d’un événement jamais advenu. René n’est pas tant triste d’avoir
perdu un être cher, il ne lamente pas tant la décadence de la France de Louis XIV ;
la tristesse, comme la phrase-affect, est tautégorique, et ne renvoie qu’à elle-
même.
25 René serait ainsi le symptôme d’une histoire qui ne parvient pas à se raconter.
Échec de la narration que tente de réparer l’indiscrétion impatiente des lectures
narratologiques, ainsi que la parole théologique, ce qu’Alexandre Vinet a bien vu :
« Quand le discours est nécessaire, c’est preuve que le narrateur n’a pas su son
métier »43. Vinet reprend ici une vieille dichotomie philosophique entre logos et
mythos, eux-mêmes déterminés par la techne (le métier, l’art ou le savoir-faire du
narrateur, du poète, du conteur, etc). Autrement dit, quand le Logos est
nécessaire, c’est que le mythos est défaillant, et donc, que la parole du conteur est
insuffisante. Quand la parole rationnelle est nécessaire, c’est que le mythe, pour
reprendre la formule de Jean-Luc Nancy, est interrompu44 Mais par delà mythos
et logos, ne faudrait-il pas en appeler à un troisième genre ou une tierce parole :
celle de l’écriture, lieu sans lieu du secret ou de l’outre-mémoire ? Le narrateur de
La Folie du jour, de Maurice Blanchot, dira ce que René aurait pu dire :
Je dus reconnaître que je n’étais pas capable de former un récit avec ces événements.
J’avais perdu le sens de l’histoire. Cela arrive dans bien des maladies45.

26 Le René de Chateaubriand invite le lecteur à perdre le sens de l’histoire, à


abandonner toute téléologie et toute remémoration d’une scène primitive par
définition oubliée, à rompre enfin avec ce préjugé anamnésique qui travaille la
critique littéraire depuis son enracinement platonicien, et selon lequel l’écrivain
serait « toujours capable de raconter des faits dont il se souvient »46.
27 Faut-il, enfin, guérir René ? La parole critique, à l’âge du triomphe de la médecine
que le docteur Knock annonçait au début du siècle47, doit-elle prendre le relais de
la parole théologique ou psychiatrique et essayer de liquider en le représentant
l’« oublié inoubliable » ? Lit-on pour se sentir mieux, comme on va à confesse, la
lecture vise-t-elle un mieux-être, constitue-t-elle une « thérapeutique morale »48,
ainsi que l’eût voulu Vinet ? Ou, au contraire, lire ne devrait-il pas perpétuer le
malaise, creuser le manque ? Certes la parole théologique, en tant que parole de
savoir, tente de mettre un terme à l’interminable, à l’incessant :
Étendez un peu plus votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux
dont vous vous plaignez, sont de purs néants... (p. 175)
prescrit le Père Souël à son patient, le confesseur au pécheur impénitent. Autre
manière de lui dire : soit vous n’avez pas tout dit, soit vous n’avez rien, alors cessez
de parler pour ne rien dire et de vous plaindre de rien. On a justement remarqué
qu’on peut lire dans le discours du Père Souël le reproche implicite que la
confession de René aura été tronquée de l’essentiel49 : confession sans substance,
sans fond ni fondement. Car fragmentaire ou discontinue. C’est que tout dire est
impossible. Ou plutôt, comme l’écrit Derrida : « Il y a dans la littérature, dans le
secret exemplaire de la littérature, une chance de tout dire sans toucher au
secret »50. René aura donc tout dit, sauf le secret, qui n’est rien, le rien à dire,
c’est-à-dire la Chose. Ainsi la parole théologico-thérapeutique du confesseur
allégoriserait une certaine parole critique, décisoire, tranchante, tyrannique,
impatiente et totalitaire. Toute parole de savoir, toute parole critique qui prétend
révéler le signifié ultime d’un texte et à combler le vide d’où il provient, cherche à
mettre un terme à l’incessant, à faire cesser l’errance du vague, les vagues du
souvenir et de la signifiance.

28 Trop de commentaires, déterminés par l’onto-théologie platonicienne puis


chrétienne, auraient horreur du vide, avides de combler l’abîme qui creuse
l’espace littéraire ; comment dès lors ne pas souscrire à cette prescription de
Lyotard, qui semble si bien convenir au René de Chateaubriand :
Le commentaire se doit aussi bien d’éviter et la remémoration d’une scène réelle à
localiser dans l’histoire du sujet, et l’interprétation du trouble inexplicable à titre de
symptôme51.

29 N’est-ce pas la raison pour laquelle tout commentaire littéraire se voue à la


tristesse, structurellement insatisfait et insatiable ? « Écrire et lire, déclare
Philippe Bonnefis, ont ainsi pour loi de différer l’instant des retrouvailles, de se
plier à l’ajournement perpétuel de la satisfaction »52. La passion de la littérature,
ce qui dans la littérature passionne, la patience du lecteur confronté au texte
littéraire, ne dessinerait-elle pas elle aussi l’ellipse interminable, asymptotique,
d’une vague circumnavigation autour d’un secret, outre-mémoire ?

Notes
1. Jean-Luc Nancy, « The Unsacrificeable », dans Yale French Studies 79, Literature and the
Ethical Question, édition Claire Nouvet, 1991, pp. 20-38. Voir plus bas, « Post-scriptum ».
2. Voir Jean-François Lyotard, Heidegger et « les juifs », Galilée, 1988, p. 52.
3. Cité par Diana Knight, « The Readability of René’s Secret », French Studies, Oxford, England,
Jan. 1983, p. 38.
4. « … le lire avec une patience infinie… », dans Passions de la littérature, Galilée 1996, pp.191-
208.
5. Dans « Cherchez la Femme : Male Malady and Narrative Politics in the French Romantic
Novel », PMLA, March 1989, 104/2, p. 148. Je paraphrase en français, afin de faciliter la lecture.
6. Op. cit., p. 149.
7. Michèle Respault, « René : Confession, Répétition, Révélation », The French Review, Vol. 57,
n° 1. October 1983, p. 19.
8. Dans Le Dit du moi : du roman personnel ā l’autobiographie, René/Werther, Poésie et
vérité/Mémoires d’outre-tombe, in Les sujets de l’écriture, textes réunis par Jean Decottignies,
Presses Universitaires de Lille, 1981, p. 101.
9. Dans « “Une lyre où il manque des cordes” », in Chateaubriand, le tremblement du temps,
Colloque de Cerisy dirigé par Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier, Presses Universitaires du
Mirail, 1994, p. 280. Je reprends ici l’analyse de l’histoire éditoriale du texte telle qu’Yves Hersant
la condense.
10. Ibid.
11. Dans « René et le risque de l’histoire », Revue des Sciences Humaines, numéro 247.
12. Article cité, p. 97.
13. Chateaubriand, René, Garnier-Flammarion, 1964, p. 148. Toutes les références à ce texte
seront désormais indiquées entre parenthèses et, sauf indication contraire, renverront à cette
édition.
14. Soleil noir : Dépression et mélancolie, Gallimard, 1987, p. 45.
15. Pierre Barbéris qualifiait déjà le Père Souël d’« écoutant neutre » (cité par Diana Knight,
article cité, p. 41).
16. Article cité, p. 102.
17. Selon l’expression de Didier Maleuvre (article cité).
18. Dans sa lecture essentiellement narratologique, Michèle Respault écrit que la narration
« repousse le moment de l’aveu... », masquant « par des répétitions… le véritable problème, le
vrai souvenir » (article cité). Nous reviendrons sur la réduction qu’inflige au texte toute lecture de
type narratologique, avide de dénouement.
19. « L’inarticulé ou le différend même », dans Figures et conflits rhétoriques, sous la direction
de Michel Meyer et Alain Lempereur, Presses de l’Université Libre de Bruxelles, 1990.
20. Ibid.
21. Ibid.
22. Dans « L’Inarticulé ou le différend même ». Voir aussi, par Jean-François Lyotard, Le
Différend, Édition de Minuit, 1983.
23. Dans « Demeure/Fiction et témoignage », in Passions de la littérature, Avec Jacques
Derrida, Galilée, 1996, p. 35.
24. Maurice Blanchot, l’ancien, l’effroyablement ancien, Fata Morgana, 1987.
25. Ibid.
26. Mémoires d’outre-tombe, t. I, Édition Classiques Garnier, Paris, 1989, p. 135.
27. Et dans l’esprit de celle de Didier Maleuvre.
28. Op. cit., p. 38. La citation entre guillements est extraite de L’Ecriture du désastre.
29. « Cent ans de mélancolie », Revue des Sciences Humaines, numéro 247.
30. Op. cit., p. 31.
31. Dans Génie du christianisme, ou Beautés de la religion chrétienne, par François-Auguste
Chateaubriand, Cinquième édition, t. II, Lyon, de l’imprimerie de Ballanche père et fils, 1809,
pp. 162-163.
32. Chateaubriand, Éditions L’Age d’Homme, 1990, p. 145.
33. Op. cit., p. 23.
34. Voir Jacques Derrida, Passions, Galilée, 1993, p. 60.
35. « ... le lire avec une patience infinie… », dans Passions de la littérature, Galilée, 1996, p. 199.
36. Dans Le Titre de la lettre, Une lecture de Lacan, par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc
Nancy, Galilée, 1990, p. 17.
37. James Hamilton, « The Anxious Hero in Chateaubriand’s René », Romance-Quarterly, 1987,
Nov. 34/4, pp. 415-424.
38. Selon l’expression de Michèle Respault, article cité.
39. Hegel cité par Jean-Luc Nancy, dans Les Muses, Galilée, 1994, p. 144.
40. Op. cit., p. 142.
41. Op. cit., p. 143.
42. P. 146.
43. Op. cit., p. 141.
44. Dans La Communauté désœuvrée. Édition Christian Bourgois, 1986 et 1990, p. 107 et
suivantes
45. Maurice Blanchot, La Folie du jour, Fata Morgana, 1973, p. 37.
46. Op. cit., pp. 37-38.
47. Je reprends l’analyse de J.-B. Pontalis, dans « Une idée incurable », in Perdre de vue,
Gallimard, 1988, p. 64.
48. Op. cit., p. 140.
49. Voir Diana Knight, article cité, p. 36.
50. Passions, Galilée, p. 67 (Derrida souligne).
51. Préface à Céline Le Rappel des oiseaux, par Philippe Bonnefis, Galilée, 1997, p. 6.
52. Ibid.

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CHAOUAT, Bruno. Une lecture vague de René In : Je meurs par morceaux. Chateaubriand [en
ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86211>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86211.

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CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Introduction de la partie III

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Introduction de la
partie III
p. 71-72

Texte intégral
1 La réflexion qui suit étant, dans une large mesure, redevable au concept
psychanalytique de censure, même si ce concept n’y est pas élaboré explicitement
et s’y trouve abordé moins de front qu’obliquement, j’aimerais inscrire en exergue
ces lignes, extraites d’un essai tardif intitulé « L’analyse avec fin et l’analyse sans
fin », dans lesquelles Freud convoque et développe l’analogie entre censure
psychique et censure politico-religieuse appliquée à l’édition :
Avant la naissance de l’imprimerie, il n’était pas possible de confisquer et de détruire
tous les exemplaires d’une édition ; aussi utilisait-on diverses méthodes pour rendre
un texte « inoffensif ». Tantôt l’on barrait d’un trait épais les passages scandaleux de
sorte qu’ils étaient illisibles ; aussi ne pouvaient-ils dès lors être recopiés, et le
copiste suivant du livre fournissait un texte irréprochable, mais lacunaire en certains
passages, et peut-être par là incompréhensible. Tantôt on ne se contentait pas de
cela, on voulait aussi éviter l’indice d’une mutilation du texte ; on en venait alors à
déformer le texte. On omettait telles ou telles paroles ou on les remplaçait par
d’autres, on insérait de nouvelles phrases ; dans le meilleur des cas, on faisait sauter
tout le passage et on lui en substituait un autre qui disait exactement le contraire. Le
premier à recopier ensuite le livre pouvait alors établir un texte non suspect, qui était
néanmoins falsifié1.

2 Dans les années 1830, tandis qu’il traduit Paradise lost de Milton, Chateaubriand
insère dans ses Mémoires d’outre-tombe une vie de Napoléon, qui représente
proportionnellement une part considérable de son autobiographie. Cette
biographie historique jouit de la prééminence relevée par la critique au titre d’un
parallèle entre Napoléon et Chateaubriand. Elle doit donc être lue comme une
partie de l’autobiographie, une articulation suspecte, à la fois dans l’œuvre et hors
d’elle – sorte de parergon, partie intégrante et désintégrante des Mémoires.
3 On aborde ici cette vie de Napoléon en partant des textes polémiques (discours à
la chambre des Pairs ou articles de journaux) dans lesquels Chateaubriand attaque
violemment la censure, en particulier en 1827, sous Charles X. En effet,
Chateaubriand s’est fait le héraut de la liberté de la presse, dès l’Empire, en 1807,
année où il publie dans le Mercure ces lignes audacieuses, quoique habilement
dissimulées dans un compte rendu du voyage en Espagne de M. Alexandre de
Laborde, et qui vaudront non seulement au journal d’être supprimé, mais aussi à
leur auteur d’être désormais et jusqu’à la fin de l’Empire persécuté par Napoléon :
Cependant la Muse a souvent retracé les crimes des hommes ; mais il y a quelque
chose de si beau dans le langage du poëte, que les crimes mêmes en paroissent
embellis : l’historien seul peut les peindre sans en affoiblir l’horreur. Lorsque, dans le
silence de l’abjection, on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du
délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir
sa faveur que de mériter sa disgrace, l’historien paroît, chargé de la vengeance des
peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; […]
Bientôt toutes les fausses vertus seront démasquées par l’auteur des Annales, bientôt
il ne fera voir, dans le tyran déifié, que l’histrion, l’incendiaire et le parricide […]2.

4 Il semble possible de lire ces textes de polémique comme une sorte de préface à la
vie de Napoléon, non pas parce que chronologiquement ils la précèdent, mais
parce que leurs enjeux ressortissent aussi bien à l’épistémologie historique qu’à la
théologie.

Notes
1. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », 1937, dans Résultats, Idées, Problèmes, II,
PUF, 1985, p. 251.
2. Texte recueilli dans les Mélanges littéraires, Édition Furne, 1834. t. IV, p. 80.

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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Marche et effets de la censure

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Marche et effets de la
censure
p. 73-80

Texte intégral
Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. Le difficile n’est
pas d’exécuter l’acte mais d’en éliminer les traces.
S. FREUD
1 Dans un article de 1827, Chateaubriand écrit :
Premièrement il est convenu […] entre les recors de la pensée, que les blancs
n’auront pas lieu. En effet, les blancs qui annoncent les suppressions, mettent le
lecteur sur ses gardes ; c’est comme s’il lisoit le nom de la censure écrit au haut du
journal. On craint l’effet de ce nom honteux. Esclaves, soyez mutilés, mais cachez la
marque du fer ; subissez la torture, mais donnez-vous garde de paraître disloqués ;
portez des chaînes avec l’air de la liberté1.

2 La censure inscrit tout d’abord un effacement identifiable, sous la forme d’un


blanc qui crève les yeux du lecteur. Dans un premier temps donc, l’effacement se
remarque comme béance dans cet épisode de l’histoire que constitue la page de
journal. Le blanc accuse, signale et dénonce à la fois une mutilation, un silence,
une lacune dans le document. Si la vérité est menacée dans son intégrité, du
moins l’est-elle ouvertement. La censure qui se marque par le blanc relève encore
de la mémoire, elle ne constitue pas la véritable amnésie, le vrai trou de mémoire.
Aussi, pour être efficace, la censure devra-t-elle passer inaperçue. C’est pourquoi,
dans un second temps, il faudra supprimer le blanc, effacer l’inavouable
effacement. La politique censoriale des ministres de Charles X consistera dès lors
à « interdire les blancs », en forçant les journalistes à combler physiquement les
trous dans la page du journal, de sorte que cette représentation de la réalité sera
certes trouée, mais de façon captieuse : lacunes sans espacements, empreintes
« sans stygmates », blancs sans blancs, disjonctions qui produiront autant
d’anacoluthes dans le texte de l’histoire, c’est-à-dire dans la texture de la mémoire
collective :
En définitive, puisqu’on proscrit des noms et des ouvrages, puisqu’on interdit les
blancs, puisqu’on veut le martyre sans stygmates, la prétendue tolérance de la
censure n’est qu’un piège et une jonglerie2.

3 Remarquons dès à présent à quel point cette condamnation politique de la


censure est d’entrée de jeu contaminée par un discours martyrologique
(« stygmates », « martyre »), discours lui-même déterminé par ce que nous avons
identifié comme une sacralisation du Livre ou de la bonne écriture3. Il n’est donc
pas suffisant de mutiler le texte, de le tronçonner, il faudra de surcroît le ré-
ajointer, le ré-articuler, afin de masquer cette sorte de mutilation, voire
d’émasculation :
On a vu que des mutilations avoient été faites aux journaux, que ces journaux avoient
été obligés de rejoindre les tronçons des articles coupés, sous peine d’être exposés à
toutes sortes de vexations4.

4 Ce ré-ajointement factice, cette ré-articulation artificieuse, je propose de l’appeler


maquillage, au double sens d’un masque surimprimé à la vérité comme un
supplément de fiction, et du cosmétique utilisé par les acteurs et par les femmes.
« Rejoindre les tronçons des articles coupés », voilà précisément en quoi consiste
le travail de la « fiction », de la contrefaçon : « La censure […] substitue la fiction à
la réalité »5. La stratégie de la censure peut se résumer à ces deux moments : (1)
un grattage, c’est-à-dire une suppression ; (2) une surcharge qui efface la
suppression, c’est-à-dire une surimpression.
5 Après cette description technique, quoique déjà largement parasitée par des
présupposés métaphysiques quant à ce qu’on pourrait appeler la vocation
testimoniale et apostolique dévolue au journaliste-historien, rappelons que
l’apologie de la liberté de la presse par Chateaubriand s’inscrit en outre dans un
contexte explicitement théologique. Ainsi, dans le même discours, c’est au nom de
ce qu’il appelle la « vérité de Dieu » que Chateaubriand poursuit sa condamnation
de la censure :
Notre religion a été fondée et défendue par le libre exercice de la pensée et de la
parole. Quand les apôtres envoyoient aux gentils leurs épîtres, n’usoient-ils pas de la
liberté d’écrire contre le culte romain, et en violant même la loi romaine ? Paul ne
fut-il pas traduit au tribunal de Félix et de Festus, pour rendre compte de ses
discours ? […] Paul étoit insensé parce qu’il annonçoit à Athènes le Dieu inconnu,
parce qu’il prêchoit contre les hommes qui retiennent la vérité de Dieu dans
l’injustice. Les actes des martyrs ne sont que le recueil des procès intentés au Ciel par
la terre, le catalogue des condamnations prononcées contre la liberté de la pensée et
de la conscience6.

6 En niant l’influence du modèle anglais sur le rapport de Chateaubriand au


« quatrième pouvoir », Jean-Claude Bonnet néglige me semble-t-il l’impact de
Milton, impact dont nous avons déjà montré une certaine pertinence en ce qui
concerne la sacralisation du Livre ou de l’Écriture7. Je formerai à présent
l’hypothèse que l’invocation de la « vérité de Dieu » dans ce débat renvoie, sinon
directement, du moins obliquement, à Milton.
7 Celui-ci convoquait, dans son libelle de 1644 contre la censure déjà mentionné
dans le précédent chapitre, une allégorie de la Vérité, dont la quête reviendrait par
tradition à l’homme de lettres et au savant. Censurer les livres signifierait priver le
chercheur de cette quête mystique, ou la différer interminablement. Le mythe
gréco-égyptien d’Osiris sera alors traité comme une allégorie de la Révélation et
de la Vérité chrétienne :
Truth indeed came once into the world with her divine Master, and was a perfect
shape most glorious to look on : but when he ascended, and his Apostles after him
were laid asleep, then strait arose a wicked race of deceivers, who as that story goes
of the Ægyptian Typhon with his conspirators, how they dealt with the good Osiris,
took the Virgin Truth, hewd her lovely form into a thousand peeces, and scatter’d
them to the four winds.
[Vérité en effet descendit autrefois dans ce monde avec son divin Maître ; si parfaite
était sa forme, et la plus glorieuse qu’on pût voir : mais après son ascension, et
qu’après lui se furent éteints ses Apôtres, surgit une race néfaste d’imposteurs, qui,
comme dans l’histoire de l’Egyptien Typhon et de ses complices, et la façon dont ils
agirent avec le bon Osiris, se saisirent de Vérité vierge, dépecèrent sa belle forme en
mille morceaux qu’ils dispersèrent aux quatre vents]8.

8 De même que le corps d’Osiris aurait été dépecé par Typhon et ses complices et
« dispersé aux quatre vents », de même selon Milton la Vérité vierge (« virgin
Truth ») incarnée par le Christ aurait été trahie, dès la mort des apôtres, par une
race d’imposteurs. Milton se souvient probablement du traité de Plutarque, Isis et
Osiris, qui rapporte des Égyptiens ce mythe et ses significations mystagogiques et
eschatologiques :
Isis, en effet, est un mot grec, ainsi que Typhon, le nom de l’ennemi de la déesse :
aveuglé par l’ignorance et l’illusion, il démembre (diaspon) et dérobe aux regards de
la doctrine sacrée, que la déesse recompose, reconstitue et transmet aux fidèles lors
de l’initiation...9.

9 Cette Vérité dispersée, démembrée, nous aurons beau la chercher, il ne nous sera
jamais donné d’en reconstituer le corps intégral avant la seconde venue du Christ,
c’est-à-dire avant la fin de l’histoire, avant la fin des temps. Ainsi, la quête
scientifico-mystagogique, qui s’inscrit dans une longue tradition apocalyptique et
eschatologique, de même que la quête d’Isis, devient un sacerdoce, et tout obstacle
opposé à cette quête, un sacrilège :
From that time ever since, the sad friends of Truth, such as durst appear, imitating
the carefull search that Isis made for the mangl’d body of Osiris, went up and down
gathering up limb by limb still as they could find them. We have not yet found them
ail […], nor ever shall doe, till her Masters second comming ; he shall bring together
every joynt and member, and shall mould them into an immortall feature of lovelines
and perfection. Suffer not these licencing prohibitions to stand at every place of
opportunity forbidding and disturbing them that continue seeking, that continue to
do our obsequies to the tom body of our martyr’d Saint.
[Depuis ce temps, les tristes amis de Vérité qui osèrent se manifester, imitant Isis
dans sa quête attentive du corps mutilé d’Osiris, montèrent et descendirent, n’ayant
de cesse de recueillir les membres un à un, comme ils les purent trouver. Nous ne les
avons pas encore trouvés tous, et ne les trouverons jamais, avant la seconde venue du
Maître ; celui-ci remembrera chaque joint et membre, et leur donnera une forme
immortelle de beauté et de perfection. Ne souffrez pas que ces interdictions de
privilèges se mettent en travers de la route pour interdire et déranger ceux qui
continuent leur recherche, qui continuent à rendre nos derniers hommages au corps
torturé de notre Saint martyrisé]10.

10 Ces membres, dont la récollection est supposée reconstituer le corps intègre de la


Vérité ignominieusement dispersée, allégorisée par le corps démembré d’Osiris, la
tâche sacrée et interminable du savant, de l’homme de lettres, comme de la déesse
Isis, sera de les recueillir, attendu qu’il revient au chrétien de rendre hommage au
corps déchiré du Saint martyr. Or, la censure diffère, voire entrave de façon
irréversible ce processus de restauration de la Vérité à sa supposée forme
organique originelle, elle en réitère la dispersion sacrilège ; censuré, le « bon
Livre » comme témoin de la Vérité devient corps morcelé, disjecta membra qui
portent la marque inquiétante d’une castration. S’étonnera-t-on, dès lors, de ce
que dans le mythe rapporté d’Égypte par Plutarque, le membre manquant,
impossible à retrouver, ne soit autre que le phallus d’Osiris ? Si ce mythe ressortit
à toute une tradition phallogocentrique et apocalyptique, c’est bien au nom de
cette même tradition que la censure serait finalement dénoncée par Milton puis
Chateaubriand, à savoir en tant que principe d’émasculation du Logos ou de la
ratio11.
11 Tout se passe comme si, à partir de cette eschatologique miltonienne quant à la
recherche scientifique, le spectre de Marx se profilait à l’horizon de l’œuvre de
Chateaubriand. Mais de quel Marx parlons-nous ? Pas tant de l’auteur du Capital,
en sa pleine maturité, que de celui exactement contemporain des dernières années
de la vie de Chateaubriand, du jeune journaliste censuré qui travaille précisément
à brocarder, avec déjà une implacable rigueur polémique, le système de la censure
prussienne, dans des articles parus entre 1842 et 184312. Si je prends la liberté de
relever des éléments de comparaison entre les textes de Chateaubriand et ceux de
Marx, ainsi que des effets d’anticipation, c’est aussi parce que rien ne s’oppose à ce
que celui-ci, dans les années quarante, ait fréquenté la polémique autour de la
censure en France dans les années vingt, de sorte que ces effets d’anticipation
pourraient bien être de simples échos des débats français que d’ailleurs Marx, loin
de les ignorer, ne manque pas de mentionner. Il n’est donc pas indifférent
d’observer que la même figure des disjecta membra de la vérité qui s’était imposée
à Milton pour des raisons théologiques, s’imposera à Marx, pour qui la censure,
limitant la liberté de la recherche scientifique, est en même temps dénoncée
comme inhibition du recueillement final, entrave à cette téléologie du résultat
comme intégration ou récollection de l’épars :
La vérité englobe non seulement le résultat, mais le chemin. La recherche de la vérité
doit elle-même être vraie, la vraie recherche est la vérité épanouie dont les membres
épars se réunissent dans le résultat13.

12 La condamnation marxienne de la censure résulte donc, comme celle de


Chateaubriand lue à travers le prisme de Milton, d’une conception de la vérité
comme corps organique : il s’agit encore d’une vision profondément enracinée
dans une métaphysique de la connaissance. Si l’histoire d’Osiris n’est certes pas
invoquée par Marx comme allégorie du Logos, les métaphores dans lesquelles la
science se trouve saisie n’en sont pas moins très voisines d’un mythe de la
dispersion (de l’éparpillement) à laquelle doit succéder un rassemblement. La
censure abandonnerait donc, comme chez Milton, la vérité à son morcellement. Et
que cette téléologie hégéliano-marxiste ne soit pas moins déterminée par le
phallogocentrisme que l’apocalyptique de Milton et de Plutarque, en témoigne la
suite du même article de Marx, qui ne manque pas de suggérer fortement une
comparaison entre la censure et l’énucléation :
La presse libre qui est mauvaise ne répond pas au caractère de son essence. La presse
censurée, avec son hypocrisie, son manque de caractère, son langage d’eunuque, ses
flagorneries cyniques, ne fait que réaliser les conditions intérieures de son essence14.

13 Certes, Montesquieu travaille le texte de Marx, mais ici l’explication par


l’intertextualité (ou la référence culturelle au despotisme oriental tel qu’il est
décrit dans les Lettres persanes15 ou l’Esprit des Lois) semble insuffisante.
D’abord, la censure se trouve plusieurs fois saisie dans des métaphores
chirurgicales. C’est une médecine qui gaspille, qui préfère l’amputation au
traitement interne, et donc la diminution, la dégradation du patient. L’exemple de
l’eunuque s’intégre, me semble-t-il, dans le système de la critique marxiste, c’est-
à-dire de la critique de l’économie politique en général. Si l’eunuque est convoqué
dans ce débat, c’est qu’il anticipe la critique du « travail aliéné »16. Ce que produit
la censure, au même titre que le travail salarié, c’est une aliénation au sens strict,
un devenir-autre de l’ouvrier (et il ne faudra pas oublier que operarius, c’est le
manœuvre, l’ouvrier, l’homme de peine, mais aussi bien le secrétaire, le scribe)17.
Cette aliénation par le travail, Marx l’illustre en effet, comme la censure, par la
figure de l’« émasculation » qui serait le devenir-étranger-à-soi par excellence :
Nous avons considéré l’acte par quoi l’homme aliène son activité pratique, c’est-à-
dire le travail […] : le rapport entre le travail et l’acte de production à l’intérieur du
travail ; c’est le rapport de l’ouvrier à sa propre activité comme activité étrangère, qui
ne lui appartient pas ; c’est l’activité comme passivité ; c’est la force comme
impuissance, la procréation comme émasculation ; c’est sa propre énergie physique
et intellectuelle, sa vie – car qu’est-ce que la vie, sinon l’activité ? – comme activité
dirigée contre lui-même, indépendante de lui, ne lui appartenant pas. C’est
l’aliénation de soi venant après l’aliénation de l’objet18.

14 Le travail salarié est donc dépossession de soi, aliénation de et à sa propre vie. La


critique du salaire ne va jamais, chez Marx, sans que se présente aussitôt la figure
étrangement inquiétante de l’autre : « Rendu étranger au produit de son travail, à
son activité vitale, à son être générique, l’homme devient étranger à l’homme.
Lorsqu’il se trouve face à lui-même, c’est l’autre qui est présent devant lui »19. La
censure « taille » donc « dans la chair des individus »20, de sorte qu’écrire sous la
censure, de même que le travail salarié, démembre le corps propre, le vampirise,
le castre ou l’émascule, en un mot – le sangsure.
15 Nous reviendrons sur les textes de Marx, pour mesurer les implications
économiques et symboliques de la censure. Revenons en attendant à la théologie
de la liberté de la presse telle qu’elle se donne à lire en filigrane dans les textes de
Chateaubriand. En tant que principe de corruption et d’éparpillement, la censure
rejouerait la chute de l’homme que Chateaubriand décrivait dans le Génie du
christianisme dans les termes déjà cités dans le premier chapitre d’un « accident
qui changea l’harmonieuse et immortelle constitution de l’homme »21. Il ajoutait :
« Depuis ce jour, les éléments de son être sont restés épars, et n’ont pu se
réunir »22. La censure apparaît donc comme une puissance de dislocation de la
Vérité, de diffraction de l’Image de Dieu (et de la ressemblance) qui produit des
trous de mémoire, des blanks, des effets d’oubli. Amnésique, voire léthale
(mortellement oublieuse), la censure se trouve du même coup associée au
mensonge comme maquillage de la vérité, pour autant que dans la tradition
métaphysique depuis Platon la vérité est aussi conceptualisée comme
remembrance et négation de l’oubli (selon la célèbre étymologie heideggerienne
d’aletheia). Comme le rappelle Derrida, « le mouvement de l’aletheia est de part
en part déploiement de mneme »23.
16 Pour remédier à cette dislocation (qui fonctionne à la fois au plan spatial comme
démembrement et temporel comme trou de mémoire), il existe deux ré-
ajointements possibles : l’un « mauvais », l’autre « bon », l’un poison, l’autre
remède. Le bon ré-ajointement ressortit à une théo-téléologie de la connaissance
visant au remembrement, à la remembrance d’une intégrité perdue, à la réunion
du corps morcelé et supposé complet à l’origine d’Osiris-la Vérité-vierge ou pour
le dire plus économiquement de la verginité24. Le mauvais ré-ajointement consiste
dans le mécanisme de la censure tel que nous l’avons décrit, c’est-à-dire dans le
maquillage en tant qu’il masque les trous dans une totalité supposée, en tant qu’il
vient en surcharge ou en surimpression d’un premier effacement.

Notes
1. Du Rétablissement de la censure au 24 juin 1827. Je cite le texte recueilli dans l’édition Furne,
t. IV, pp. 342-343.
2. Op. cit., p. 345.
3. Voir chap. I.
4. Marche et effets de la censure, Furne, t. IV, p. 379.
5. Op. cit., p. 384.
6. Op. cit., p. 372. Chateaubriand souligne.
7. Voir chap. I. Je renvoie à Jean-Claude Bonnet : « Chateaubriand et le quatrième pouvoir »
(dans Chateaubriand, le tremblement du temps, Presses Universitaires du Mirail, 1994, p. 78). Il
est vrai que Bonnet fait allusion à l’Angleterre contemporaine de Chateaubriand, et non à celle de
Charles Ier.
8. Milton. Areopagitica, édition citée dans le chap. I, p. (29). Je traduis (B. C).
9. Plutarque, Œuvres morales, t. V, 2e partie, texte établi et traduit par Christian Froidefond,
Édition « Les Belles Lettres », 1988, p. 179. Il faudrait également lire cette proximité du
démembrement et de l’aveuglement dans le souvenir du meurtre de l’Image de Dieu dans l’œil,
selon la formule énigmatique de Milton (voir chap. I).
10. Milton, ibid. Je traduis (B. C).
11. Sur la castration de la raison, dont la phobie traverse toute l’histoire du phallogocentrisme, et
qui n’est pas sans rapport avec le meurtre de l’Image de Dieu dans l’œil selon Milton, je renvoie à
Derrida, « D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie », dans Les Fins de l’homme,
ouvrage cité dans le premier chapitre, p. 445 et suivantes.
12. Recueillis sous le titre de « Liberté de la presse et liberté humaine ». Articles dans Anekdota,
Rheinische Zeitung, Deutsche Jahrbücher, Vorwarts ! Toutes les citations de Marx sont prises
dans l’édition de la Pléiade, Œuvres, III, Philosophie, édition établie, présentée et annotée par
Maximilien Rubel, Gallimard, 1982, dans la traduction de Rubel.
13. Op. cit., p. 116.
14. P. 170.
15. Voir l’analyse bio-politique des Lettres Persanes par Josué Harari : « The despotic body-state
is a mutilated, diminished, lonely State, because it is intrinsically (a) corps-rompu ». [Le corps-
état despotique est un état mutilé, diminué, isolé, car il est intrinsèquement (un) corps-rompu].
(Scénarios of the Imaginary, Theorizing the French Enlightenment, Cornell University Press,
1987. Je traduis).
16. Dans Économie et philosophie, Manuscrits parisiens, 1844. « Bibliothèque de la Pléiade » II,
p. 56 et suivantes.
17. Ce que rappelle J.-J. Goux dans Économie et symbolique, Seuil, 1973, p. 142.
18. Op. cit., pp. 61-62.
19. Op. cit., p. 64 (Marx souligne).
20. Liberté de la presse..., p. 177.
21. Voir chap. I.
22. Génie du christianisme, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 623. (Voir chap. I).
23. Dans La pharmacie de Platon, GF, p. 307.
24. Selon le mot-valise de Derrida. Voir Scribble (pouvoir/écrire), dans William Warburton,
Essai sur les hiéroglyphes des Égyptiens, Aubier Flammarion, « Collection Palimpseste », 1977.

© Presses universitaires du Septentrion, 1999

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Référence électronique du chapitre


CHAOUAT, Bruno. Marche et effets de la censure In : Je meurs par morceaux. Chateaubriand
[en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février
2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86226>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86226.

Référence électronique du livre


CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand L’Empereur, la femme et le caméléon

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

L’Empereur, la femme et
le caméléon
p. 81-93

Texte intégral
1 Les articles et discours de Chateaubriand contre la censure nous auront donc
prévenus contre les articulations arbitraires, les ré-ajointements factices. Venant
en surcharge, en surimpression, ceux-ci, en effet, ne sont parfois que la marque
effacée d’une suppression, le leurre captieux d’une lacune. C’est fort de cette
prévention qu’il convient de lire la biographie de Napoléon insérée dans les
Mémoires d’outre-tombe.
2 Chateaubriand nous invite à lire cette vie comme un post-scriptum à l’histoire de
sa « carrière littéraire », une sorte d’excroissance ou d’appendice biographique
démesuré, appendu à l’histoire de sa propre vie :
Vous savez la mutabilité de ma vie dans mon état de voyageur et de soldat ; vous
connaissez mon existence littéraire depuis 1800 jusqu’à 1813, année où vous m’avez
laissé à la Vallée-aux-Loups qui m’appartenait encore, lorsque ma carrière politique
s’ouvrit. Nous entrons présentement dans cette carrière : avant d’y pénétrer, force
m’est de revenir sur les faits généraux que j’ai sautés en ne m’occupant que de mes
travaux et de mes propres aventures : ces faits sont de la façon de Napoléon. Passons
donc à lui ; parlons du vaste édifice qui se construisait en dehors de mes songes. Je
deviens maintenant historien sans cesser d’être écrivain de mémoires ; […]1

3 S’agit-il d’un post-scriptum à la carrière littéraire ou d’un prologue à la carrière


politique ? Dans les deux cas, ce texte limitrophe se situe dans un lieu
intermédiaire, paratopique : à côté, « en dehors de [ses] songes », de cet autre
édifice, celui de la mémoire autobiographique, et à la fois en plein cœur de sa
propre vie. La place de cette biographie est donc à la fois centrale et marginale, au
cœur et à la périphérie de l’autobiographie. D’où l’hésitation éditoriale, qui
manifeste le désir paradoxal d’inclusion et d’exclusion, d’appropriation et
d’expropriation, d’infiltration et de filtrage. L’histoire éditoriale de ces six livres
est en effet complexe. Je reprends en la résumant l’analyse qu’en propose Berchet,
dans sa Notice du second tome des Mémoires : d’abord destinée à former un
ensemble presque autonome, un véritable « intermède narratif », Chateaubriand
décide de placer la biographie de Napoléon à la suite de sa « carrière littéraire ».
Par crainte, suggère Berchet, que la mégalomanie implicite de ce « parallèle » ne
provoque quelques sarcasmes, l’auteur en modifiera la place en 1840, pour
rattacher cette vie à la troisième partie. Enfin, en 1846, deux avant sa mort, tandis
que Chateaubriand fait disparaître toute trace de parties pour établir une
numérotation continue des quarante-deux livres, la vie de Napoléon (les livres
XIX à XXIV) occupe toujours une position centrale, comme le montre le schéma
suivant : 18 (12 + 6, soient les première et deuxième carrières) + 6 (la vie de
Napoléon) + 18 (9 + 9, les troisième et quatrième carrières). A la limite entre les
« carrières » dites « littéraire » et « politique » de Chateaubriand, un texte se sera
donc glissé, le texte d’une vie, l’histoire d’une autre vie, enchâssée dans la sienne,
sorte de greffe littéraire, xénogreffe de plusieurs centaines de pages. Texte
limitrophe, la biographie de Napoléon fonctionne comme un double joint : elle
articule ensemble non seulement les deux « carrières » de Chateaubriand, mais
aussi l’autobiographie et l’historiographie. La vie de Napoléon se situe donc à
l’interface entre la littérature et la politique, ainsi qu’entre l’autobiographie et
l’histoire : « Je deviens maintenant historien sans cesser d’être écrivain de
mémoires ; […] »2.
4 En tant que double joint, cette vie ne doit-elle pas être soupçonnée, si l’on se
rappelle la description technique de la censure, d’opérer une inquiétante
surimpression, n’apparaît-elle pas comme la marque maquillée d’un mensonge
par omission ? Si, comme le remarquait Barthes, Chateaubriand, dans la Vie de
Rancé, « se surimprime à Rancé »3, ici, c’est bien la vie de l’Empereur qui sera
venue se surimprimer à celle de Chateaubriand.
5 Afin d’analyser les enjeux de cette surimpression biographique, examinons
comment Chateaubriand peint Napoléon, comment, à proprement parler, il le
charge, dans les six livres qu’il lui consacre. Le livre dix-neuvième, premier livre
donc, de la vie de Bonaparte, s’ouvre sur une promesse biographique formulée en
deux mots, selon une économie romaine du titre : « De Bonaparte ». Elle donne
lieu à cet exorde ornemental, dans le goût typiquement néo-classique, doublement
démarqué de la Vie d’Alcibiade, de Plutarque et de la Guerre du Péloponnèse, de
Thucydide :
La jeunesse est une chose charmante ; elle part au commencement de la vie
couronnée de fleurs comme la flotte athénienne pour aller conquérir la Sicile et les
délicieuses campagnes d’Enna. La prière est dite à haute voix par le prêtre de
Neptune ; les libations sont faites avec des coupes d’or ; la foule, bordant la mer, unit
ses invocations à celle du pilote ; le pæan est chanté, tandis que la voile se déploie
aux rayons et au souffle de l’aurore. Alcibiade, vêtu de pourpre et beau comme
l’Amour, se fait remarquer sur les trirèmes, fier de ses sept chars qu’il a lancés dans
la carrière d’Olympie. Mais à peine l’île d’Alcinoüs est-elle passée, l’illusion
s’évanouit : Alcibiade banni va vieillir loin de sa patrie et mourir percé de flèches sur
le sein de Timandra. Les compagnons de ses premières espérances, esclaves à
Syracuse, n’ont pour .alléger le poids de leurs chaînes que quelques vers d’Euripide4.

6 Chateaubriand introduit donc la vie de Napoléon par cette référence à une tierce
vie, intertexte biographique qui ne me paraît guère accidentel. Citons, afin de nous
faire une idée d’ensemble de cette vie d’Alcibiade, et des raisons superficielles et
thématiques pour lesquelles elle a pu fasciner Chateaubriand, ce commentaire de
Jean Hatzfeld :
Une existence aussi extraordinaire présente tous les éléments qui peuvent satisfaire
l’artiste ou le romancier : enfance comblée de dons et de promesses ; adolescence
confiée à la tutelle d’un Périclès et sur laquelle se penche l’amitié d’un Socrate
Jeunesse héroïque et scandaleuse ; activité de stratège et d’homme d’État à laquelle
ne manquent ni les réussites diplomatiques, ni les victoires militaires, ni les projets
grandioses, ni les péripéties dramatiques : chutes retentissantes, exils menacés,
rétablissements inouïs, et, pour terminer, cette fin en terre barbare où l’histoire et la
légende ont su mêler les thèmes les plus émouvants de la fidélité et de la trahison, de
l’amour et de la mort5.

7 La vie d’Alcibiade intègre tous les ingrédients épiques et romanesques qui lui
permettront de composer une allégorie convenable de l’autobiographie : grandeur
et décadence, exils et retours, honneur et trahison, etc. Chateaubriand identifie
explicitement, en effet, son propre départ dans la vie à la jeunesse d’Alcibiade :
Vous avez vu ma jeunesse quitter le rivage ; elle n’avait pas la beauté du pupille de
Périclès [Alcibiade], élevé sur les genoux d’Aspasie ; mais elle en avait les heures
matineuses6.

8 Or, les choses se compliquent lorsque le texte des Mémoires, identifiant


Chateaubriand à Alcibiade, suggère en même temps une seconde identification,
moins soulignée celle-ci, plus discrète, entre Napoléon et Alcibiade. Ouvrant la vie
de Napoléon, la référence à l’Alcibiade de Plutarque et de Thucydide anticiperait
aussi le destin de l’Empereur : jeunesse conquérante et adulée, vieillesse abhorrée
et ostracisée. Cette référence au héros athénien, sise au fronton de la vie de
Bonaparte, faut-il la lire comme une allégorie de l’autobiographie, ou s’agit-il déjà
d’une entrée oblique dans la matière biographique promise, annoncée sous le
titre : « De Bonaparte » ? Il semble que ce qui caractérise la vie d’Alcibiade, c’est
qu’elle peut s’appliquer aussi bien à la vie de Chateaubriand qu’à celle de
Napoléon. Étant donnée cette double virtualité, la vie d’Alcibiade articule d’entrée
de jeu ces deux vies l’une à l’autre, elle les met en parallèle, les surimprime l’une
sur l’autre. Or, il importe de remarquer ici quels sont les traits de la vie d’Alcibiade
que Chateaubriand revendique pour lui-même, y trouvant un bénéfice narcissique
évident, et ceux qu’il désavoue et projette sur Napoléon. L’identification explicite
de Chateaubriand au héros de Plutarque peut se résumer à deux principales
caractéristiques : la jeunesse et l’exil, caractéristiques déjà mentionnées dans
l’Essai sur les révolutions, où l’on trouve la première référence, dans l’œuvre, au
livre huitième de Thucydide consacré à la guerre du Péloponnèse et au destin
funeste d’Alcibiade :
... et Alcibiade, fugitif depuis la malheureuse expédition de Sicile, après avoir dirigé
quelque temps la ligue du Péloponnèse contre son pays, est maintenant retiré auprès
de Tissapherne, satrape de Lydie.
Là, touché des malheurs dont il fut en partie l’instrument, il commence à tourner les
yeux vers sa patrie7.

9 Ce que le nom d’Alcibiade est censé déclencher, dans le code héroïco-allégorique


de l’œuvre, et dès l’Essai (1797), c’est le thème de la proscription, l’exil, la
nostalgie, thème qui pourra s’appliquer aussi bien à Bonaparte à Sainte-Hélène
qu’à Chateaubriand lui-même émigré. On pense au séjour en Angleterre, où, sujet
au mal du pays, il rédige précisément l’Essai sur les révolutions, ouvrage dont les
prétentions savantes ne suffisent pas à masquer les premières effractions de
l’autobiographie dans l’écriture de l’histoire. On doit aussi rappeler cette phrase
des Mémoires, qui introduit, vingt-cinq ans plus tard (en 1822 : première
rédaction du livre XII des Mémoires), la relation du retour d’exil : « Je
commençais à tourner les yeux vers ma terre natale »8. On observe donc une
identification très précoce de Chateaubriand à Alcibiade, rendue manifeste par ce
regard rétrospectif de l’exilé sur sa patrie. A vingt-cinq ans de distance, le même
tour de phrase persiste sous la plume de Chateaubriand, à un terme près (« terre
natale » s’est, dans l’intervalle, substitué à « patrie »), et manifeste l’identification
au héros de Plutarque et de Thucydide.
10 Mais le nom d’Alcibiade est indexé d’une seconde valeur allégorique, que le texte
de Chateaubriand omet, aussi bien dans l’Essai que dans les Mémoires, et dont je
voudrais former ici l’hypothèse qu’elle en constitue le point aveugle : la faculté de
transformation, la capacité d’adaptation quasi-surnaturelle du sujet au milieu ; car
Alcibiade jouit, Plutarque est clair sur ce point, de la puissance mimétique du
caméléon :
Car c’était chez lui, dit-on, une faculté maîtresse parmi tous ses talents et un artifice
pour prendre les hommes, que de s’adapter et de se conformer à leurs mœurs et à
leur mode de vie : il était plus prompt à se transformer que le caméléon. Encore y a-t-
il une couleur que celui-ci est, dit-on, incapable de s’assimiler, la couleur blanche, au
lieu qu’Alcibiade passait avec la même facilité du bien au mal et du mal au bien et
qu’il n’était rien qu’il ne pût imiter et pratiquer9.

11 Le « caméléon », à quoi Plutarque compare Alcibiade, c’est, en Grec, le lion de


terre, l’animal mimétique au nom composite, à la fois fauve et reptile : « Tu mords
comme les femmes, Alcibiade. – Non, dit-il, mais comme les lions »10. Passant du
bien au mal, et du mal au bien, dit Plutarque, avec une virtuosité formidable,
réconciliant ainsi diaboliquement les contraires, par l’illusion de la vitesse, et, ce
faisant, abolissant dangereusement l’opposition logico-éthique entre le bien et le
mal, le vrai et le faux, Alcibiade, comme le caméléon, est doté d’une faculté de
métamorphose, d’une plasticité hors du commun qui fait toute sa ruse de stratège,
sa cautèle politique, sa grande dissimulation. Le texte de Chateaubriand est ainsi
hanté par ce bestiaire qui traverse toute l’histoire d’un discours qu’on pourrait
appeler zoo-politique depuis Esope, Platon, Plutarque, jusqu’à La Fontaine et
Machiavel qui le théorise et le radicalise dans sa formule célèbre :
Ce qui ne signifie rien d’autre, d’avoir pour précepteur un être mi-bête mi-homme,
sinon qu’il faut qu’un prince sache user de l’une et de l’autre nature ; l’une sans
l’autre ne peut durer11.

12 Notons cependant qu’Alcibiade est encore supérieur à son animal-totem : il a sur


celui-ci le privilège de pouvoir contrefaire la couleur blanche, associée dans la
pensée hellénistique, à la femme, à la lâcheté, à l’efféminé en général12. Or,
Plutarque compare une seconde fois Alcibiade à une femme :
En tout cas, à Lacédémone, si l’on jugeait de lui par l’extérieur, on pouvait dire :
« Non, tu n’es pas son fils, mais Achille en personne », un homme comme Lycurgue
en a formé. Mais, si l’on observait ses véritables sentiments et ses actions, on pouvait
s’écrier : « C’est bien la même femme aujourd’hui qu’autrefois ! »13

13 C’est du point de vue d’un système d’oppositions binaires (extérieur/intérieur,


apparence/essence) que Plutarque appréhende, en philosophe idéaliste, son objet.
De fait, si la biographie constitue, pour Plutarque, une branche de l’histoire,
biographie et histoire prétendent toutes deux relever de la philosophie comme
méta-discipline. Ainsi Plutarque écrit, toujours dans la Vie d’Alcibiade :
Si nous en croyons Théophraste, qui, pour la curiosité et la connaissance de
l’histoire, peut soutenir la comparaison avec n’importe quel autre philosophe... (10,
4).

14 « Ces mots, commentent les éditeurs, font apparaître l’histoire comme une partie,
une branche de la philosophie, et telle fut en effet la conception qui régnait dans
l’école d’Aristote, dont Théophraste fut l’ami et le successeur. Plutarque lui-même,
lorsqu’il écrit ses Vies, prétend bien traiter en philosophe la matière historique »14.
15 C’est donc selon une. distinction propre à la philosophie que Plutarque distingue
deux Alcibiades : au dehors, quant à l’extérieur, un grand homme, le courage
même du guerrier ; au dedans, une vraie femmelette. La femme est donc
proposée, dans l’enchaînement logique du texte de Plutarque, comme la fausseté
même, puisque cette seconde féminisation d’Alcibiade suit immédiatement la
description de sa faculté mimétique, de son talent de faussaire. La versatilité
caméléonesque équivaudrait ainsi à la blancheur. C’est qu’à changer de masques,
à imiter vertigineusement toutes les couleurs du spectre, Alcibiade perd toute
couleur propre, toute propriété, toute essence, homme-caméléon, versatile comme
la femme est fausse, pure surface sans profondeur, blanc. Et c’est suivant la même
tradition métaphysique et phallocentrique que la versatilité et la superficialité de
la pensée féminine se trouvera opposée très tôt par Chateaubriand à la constance
et à la profondeur virile, comme l’atteste clairement ce paragraphe d’une lettre à
Fontanes datée de décembre 1800 à propos de Mme de Staël :
Voyez, mon cher ami, quel enchaînement de choses, et combien Mme de Staël est
loin d’avoir approfondi tout cela. Je serai obligé, malgré moi, de porter ici un
jugement sévère. Mme de Staël, se hâtant d’élever un système, et croyant apercevoir
que Rousseau avait plus pensé que Platon, et Sénèque plus que Tite-Live, s’est
imaginée tenir tous les fils de l’âme et de l’intelligence humaine ; mais les esprits
pédantesques, comme moi, ne sont point du tout contents de cette marche
précipitée. Ils voudraient qu’on eût creusé plus avant dans le sujet ; qu’on n’eût pas
été si superficielle ; et que, dans un livre où l’on fait la guerre à l’imagination et aux
préjugés, dans un livre où l’on traite de la chose la plus grave du monde, la pensée de
l’homme, on eût moins senti l’imagination, le goût du sophisme, et la pensée
inconstante et versatile de la femme15.

16 Le procès particulier intenté contre Mme de Staël doit être resitué dans celui plus
général de la philosophie des Lumières, accusées de vaine et dangereuse
sophistique par la contre-révolution, la seule philosophie fiable et stable étant la
religion. Diderot, Rousseau, Voltaire et l’Encyclopédie, dès lors, seraient à saisir
dans le même procès de versatilité, d’inconstance et de sophisme. La philosophie
des Lumières serait femme, négligeant de creuser « plus avant dans le sujet », elle
serait effémination de la pensée mâle et univoque, altération, trahison, voire
castration du Logos présumé profond et identique à lui-même16.
17 Alors même qu’il prétend révéler la vérité d’Alcibiade en le comparant à la femme,
Plutarque est donc acculé à un paradoxe épistémologique, qu’on peut formuler
ainsi : comment la femme, c’est-à-dire l’ondoyant, le fuyant, le toujours autre17,
pourrait-elle témoigner de quoi que ce soit relativement à l’être d’Alcibiade, à son
dedans, à sa vérité, à son identité ? Car Plutarque utilise bien l’adjectif dérivé du
nom grec de la vérité pour qualifier l’intérieur, la nature intime d’Alcibiade, au
titre de ses « véritables sentiments » : alethinois. Comment savoir, sous la loi du
changement et du devenir, qu’Alcibiade est la même femme aujourd’hui
qu’autrefois : he palai gyne ? Enfin, quelle vérité quant à l’identité d’Alcibiade la
femme peut-elle prétendre révéler, puisque l’être de la femme, c’est l’autre,
puisque la femme, comme l’histrion, n’a pas d’identité en dehors de l’altérité, en
dehors du changement perpétuel en autre chose que soi ? Ainsi Plutarque, dans le
même temps qu’il donne cette vie pour psychologiquement vraie (pour la vérité
d’une nature ou d’un caractère, la vérité des « sentiments »), ne remet-il pas en
question l’identité de la vérité à elle-même, en la déclarant changeante, muable,
inconstante ? C’est que son episteme est limitée à une éthique essentialiste, une
éidéthique dont la logique binaire est inappropriée à appréhender ce refoulé de la
métaphysique que sont la femme et l’hypocrite. Comme l’écrit Derrida :
Il n’y a pas d’essence de la femme parce que la femme écarte et s’écarte d’elle-même.
Elle engloutit, envoile par le fond, sans fin, sans fond, toute essentialité, toute
identité, toute propriété. Ici aveuglé le discours philosophique sombre – se laisse
précipiter à sa perte. Il n’y a pas de vérité de la femme mais c’est parce que cet écart
abyssal de la vérité, cette non-vérité est la « vérité ». Femme est un nom de cette
non-vérité de la vérité18.

18 Finalement, dans le paragraphe consacré à la jeunesse d’Alcibiade, Plutarque


écrit :
Plus tard, son caractère manifesta, comme il était naturel parmi les grandes affaires
où cet homme fut engagé et les vicissitudes de sa fortune, une grande instabilité et de
nombreux changements...19.

19 En apposant au « caractère », à Y ethos d’Alcibiade, « les vicissitudes de la


fortune », tychaispolytropois, la « grande instabilité », anomoiothetas, qu’on
gagnerait à traduire par « dissemblance » ou littéralement par « ce qui diffère de
soi », et les « nombreux changements », kai pros auto metabolas, en corrompant
donc Y ethos ou le propre d’Alcibiade par tout un lexique de l’altération, du
devenir, du multiple, tout un vocabulaire en meta- et en poly-, ce qu’indique
Plutarque, c’est qu’il n’y a pas d’eidos de l’ethos d’Alcibiade, pas de forme idéale,
pas d’identité à soi du caractère, du bios dont il entreprend ici la biographie.
Gageons dès lors que c’est moins à une éthique que Plutarque devra recourir pour
saisir son insaisissable personnage, qu’à une cosméthique, qui ne relèverait pas
tant de la philosophie que de la fiction littéraire.
20 Homme-caméléon, l’Alcibiade de Plutarque allégorise donc la dissimulation
politique comme féminine, la féminité caméléonesque du politique. Or, c’est de
cette ruse et de cette faculté d’imitation que Chateaubriand va s’appliquer à
charger Napoléon, jouant de ce que la désinence du nom de l’Empereur évoque de
léonisme et de caméléonisme. Chateaubriand invite en effet le lecteur à lire dans
le nom de Napoléon, en anagramme, celui de l’animal versicolore et versatile,
imitateur par excellence : caméléon. Comme celui-ci, Napoléon imite, il incarne la
mimesis. Dès 1814, dans De Buonaparte et des Bourbons, Chateaubriand
dénonçait son « caractère de comédien et d’imitateur »20. Dans les Mémoires, lors
du récit du premier exil de l’Empereur à l’île d’Elbe, il ajoute : « Le côté comédien
de la nature du prisonnier s’arrangeait de ces parades […] »21. Remarquons que
c’est rigoureusement dans le même esprit que Chateaubriand décrivait Cromwell,
symétrique de Napoléon-Alcibiade :
Cromwell jouoit vraisemblablement un double jeu. […] Cromwell apposa son nom à
l’ordre d’exécution [de Charles Ier] avec ces bouffonneries qu’il avoit coutume de
mêler aux actions les plus sérieuses ; soit qu’il fût ou qu’il voulût avoir l’air d’être au
dessus de ces actions, soit que son caractère se composât du burlesque et du grand,
l’un servant de délassement à l’autre. […] Cromwell joua auprès de Fairfax une autre
comédie […]22

21 Or cette faculté mimétique, histrionique, aboutit à la subversion et à la


neutralisation cyniques du code symbolique, des oppositions logicoéthiques entre
le bien et le mal, le vrai et le faux, à une coïncidence des contraires qui fait écho au
passage vertigineux du bien au mal que Plutarque mentionnait à propos
d’Alcibiade : « Que lui [Napoléon] importaient de telles contradictions ? Il
connaissait la vérité et il s’en jouait ; il en faisait le même usage que du mensonge ;
il n’appréciait que le résultat, le moyen lui était égal ; […] »23. On appréciera dans
le même sens ces quelques lignes, qui stigmatisent l’ascension carriériste de
l’Empereur, entre 1784 et 1793, période que Chateaubriand qualifie
significativement de « carrière littéraire » de Napoléon :
Bonaparte était attiré à tout endroit de bruit comme l’oiseau appelé par le miroir ou
accourant à l’appeau. Attentif aux questions académiques, il y répondait ; il
s’adressait avec assurance aux personnes puissantes qu’il ne connaissait pas : il se
faisait l’égal de tous avant d’en devenir le maître. Tantôt il parlait sous un nom
emprunté, tantôt il signait son nom qui ne trahissait pas l’anonyme24.

22 Ce qui vient aussitôt sous la plume de l’historien, pour décrire la conquête du


pouvoir par l’Empereur, c’est le vocabulaire de la chasse comme métaphore
platonicienne de la sophistique : « l’appeau », le « miroir », le leurre25. Bonaparte,
d’abord désigné comme proie, renverse la situation, et devient prédateur. Ce qui
l’attire, jeune, c’est le narcissisme du miroir, le pouvoir hypnotique du reflet, dont
il va vite apprendre les avantages, et qu’il fera miroiter à son tour, pour s’emparer
du pouvoir. La ruse du prédateur ne consiste-t-elle pas à contrefaire son rival, à
flatter sa proie ? Le mimétisme est ce moyen infaillible de prédation et de
maîtrise, une machine machiavélique de conquête et de domination. Le Prince de
Machiavel, en effet, travaille souterrainement la biographie historique de
Napoléon, depuis cette menace que la catégorie de l’apparence fait peser sur le
logocentrisme, et que celui-ci s’efforce de rejeter comme son autre, comme l’autre
menaçant de l’être :
Pour un prince, donc, il n’est pas nécessaire d’avoir en fait toutes les qualités
susdites, mais il est tout à fait nécessaire de paraître les avoir. J’oserai même dire
ceci : si on les a et qu’on les observe toujours, elles sont néfastes ; si on paraît les
avoir, elles sont utiles ; […] Aussi faut-il qu’il ait un esprit disposé à tourner selon ce
que les vents de la fortune et les variations des choses lui commandent, et, comme je
l’ai dit plus haut, ne pas s’écarter du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal,
y étant contraint. […] Chacun voit ce que vous paraissez, peu ressentent ce que vous
êtes. […] Qu’un prince donc s’efforce de vaincre et de conserver son pouvoir, les
moyens seront toujours jugés honorables et loués de tous, car le vulgaire est
convaincu par les apparences et par l’issue des choses26.

23 Il se pourrait bien aussi, outre l’intertexte machiavélien, que Chateaubriand eût en


tête ce témoignage du tribun Ganilh, à qui Bonaparte confiait, le lendemain de la
signature du concordat, c’est-à-dire le 16 juillet 1801, cette profession de foi
politique, en présence d’une centaine d’autres témoins :
« Pensez-vous que je me sois mis dans la dépendance du pape ! J’en ai agi à son
égard comme les royalistes, qui, lorsque je suis arrivé au pouvoir, étaient partout les
maîtres. C’étaient les Vendéens, les chouans qui gouvernaient la France. Eh bien ! je
leur ai fait croire que je voulais ce qu’ils voulaient eux-mêmes ; et leurs chefs sont
venus à Paris. Au bout d’un mois ils étaient tous arrêtés… ». Et le consul fit une
pirouette, ajoutant : « Voilà comme on gouverne »27.

24 Prendre diverses couleurs selon l’opportunité du moment, faire la roue et la


pirouette, changer de masques constituent donc le propre de l’animal politique
dont la principale caractéristique se résume, pour Chateaubriand comme pour
Machiavel, au changement de livrée, à la mue, à la composition d’un personnage.
Fidèle à l’héritage des orateurs chrétiens, le biographe de Napoléon associe le
politique au spectacle, à la comédie comme mascarade, theatrum mundi, dont le
topos de la vanitas constitue l’horizon métaphysique et eschatologique28. Or, dans
le cas du masque comme dans celui du maquillage, il s’agit d’une défiguration par
embellissement ou enlaidissement, et surtout de mettre en relief le personnage,
l’apparence en tant que voile (parure), aux dépens de l’être. De même que le
maquillage, le masque viendrait toujours s’ajouter à un visage supposé vrai, le
personnage suppléer une nature présumée première. Ce talent de contrefaçon et
d’imitation motive le procès de l’histrion et l’excommunication sans appel du
comédien par le christianisme, ostracisme qu’on peut retracer dans toute l’histoire
du logocentrisme, depuis Tertullien jusqu’à Chateaubriand, en passant par
Augustin29, Bossuet30 et Rousseau, autant d’autorités invoquées par
Chateaubriand dans un discours de 1815 en faveur de l’excommunication des
comédiens31. Rappelons ce passage de la célèbre Lettre à d’Alembert :
Qu’est-ce que le talent du Comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre
caractere que le sien, de paroître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-
froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si l’on le
pensoit réellement, & d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle
d’autrui32.

25 Selon Tertullien, l’histrion, comme la femme, falsifie ses traits et trahit son propre
visage, défigurant du même coup l’Image de Dieu, cette défiguration pouvant aller
jusqu’à l’effacement du visage, jusqu’à l’engloutissement de toute identité,
l’annulation blanche de toute propriété33. Cette proscription du comédien de la
cité des hommes et de la cité de Dieu est inséparable de la méfiance à l’égard de la
femme, de la metis et de la mimesis. Napoléon, en tant qu’il incarne la
multiplicité, occupe donc cette région menaçante parce qu’obscurément féminine
de la non-identité à soi et de la mauvaise mimesis.
26 La biographie historique de l’Empire se trouve donc d’emblée condamnée à la
représentation de l’apparence, ce poison de l’essence, entre voile, parure et
ornement, elle doit d’emblée faire son deuil de toute identité et s’efforcer de saisir,
dans l’inconstance de sa versatilité, un objet insaisissable, exposé et disposé à
tourner, comme une girouette, selon le vent de la fortune. La vie de Napoléon et
l’histoire de l’Empire auront pour objet cet anti-modèle : le prince de Machiavel,
ou l’Alcibiade de Plutarque, homme sans qualités actuelles, virtuose de la
politique dont la force stratégique consiste à pouvoir les affecter toutes. D’où le
paradoxe suivant, qui est celui du comédien : la vérité de l’Empereur-histrion,
comme celle d’Alcibiade, ce n’est ni plus ni moins que sa fausseté. Le vrai visage
de Bonaparte ne tiendrait que dans l’infinie, dans la vertigineuse prolifération de
ses masques.
27 Le biographe se retrouve alors confronté à une première aporie épistémologique
qui rappelle celle à laquelle Plutarque était acculé. En effet, évoquant la censure à
l’apogée de l’Empire, en 1807, Chateaubriand mentionnait la dénonciation de
l’histrionisme de Néron par Tacite, s’attribuant le beau rôle en s’identifiant à mots
couverts à un nouveau Tacite face à Napoléon :
C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; […] Bientôt
toutes les fausses vertus seront démasquées par l’auteur des Annales, bientôt il ne
fera voir, dans le tyran déifié, que l’histrion, l’incendiaire et le parricide […]34.

28 La tâche du journaliste-historien, apôtre de la vérité, consisterait, à en croire cet


article de 1807, à démasquer la fausseté et l’hypocrisie du tyran et à lui rendre son
vrai visage. Or, et c’est en cela que consiste la première aporie du projet
biographique, démasquer l’histrion, c’est ôter le masque pour en trouver mille
autres dessous.
29 Si le vrai visage de Napoléon réside dans l’altérité, comment représenter ce
modèle insaisissable dont la vérité consiste dans la différence constante à soi-
même, dans une inconsistance structurelle ? Car il nous faut assumer ce paradoxe,
que la vérité de Napoléon, le vrai de sa nature, c’est le faux. Fixer la ressemblance
de ce qui ne se ressemble pas, de ce qui résiste à tout rassemblement dans une
quelconque unité, tel est bien le paradoxe avec lequel le biographe devra traiter.

Notes
1. Mémoires d’outre-tombe, t. II, p. 278.
2. Op. cit., p. 278.
3. Barthes, « La Voyageuse de nuit », préface à la Vie de Rancé, Édition U.G.E. coll. « 10/18 »,
1965.
4. Mémoires d’outre-tombe, t. II, p. 277.
5. Dans Alcibiade, étude sur l’histoire d’Athènes à la fin du Ve siècle, PUF, 1951.
6. Ibid.
7. Essai sur les révolutions, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 273.
8. Mémoires, t. I, p. 645.
9. Plutarque, Vie d’Alcibiade, 23, 3, dans Vies, III. traduction de Robert Flacelière et Emile
Chambry, Paris. « Les Belles Lettres », 1969.
10. Plutarque, op. cit., 2, 3.
11. Il Principe, 18, Garnier, Paris, 1987, traduction de Christian Bec.
12. Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, Les Ruses de l’intelligence. La Métis des Grecs,
Flammarion, coll. « Champs » 1974, p. 164.
13. Op. cit., 23, 6. Cette seconde citation est tirée de l’Oreste d’Euripide, v. 129, où Electre parle
ainsi d’Hélène.
14. Notice de Robert Flacelière et Emile Chambry, Edition « Les Belles Lettres », 1969. On
pourra, sur la question, consulter également le livre de Nicolae I. Barbu, Les Procédés de la
peinture des caractères et la vérité historique dans les biographies de Plutarque. Paris, Librairie
Nizet et Bastard, 1934, qui soutient que Plutarque était un philosophe par son éducation, et que
son but était de connaître la vérité et non de formuler des lois morales.
15. Correspondance générale I, 1789-1807, Gallimard, 1977, p. 111.
16. Voir plus haut. Telle est la position de Platon à l’égard du sophiste, et de l’écriture.
17. On se reportera, pour ces notions et ces métaphores, ainsi que pour l’opposition ontologique
entre le devenir et l’être dans la pensée grecque, au tableau de Marcel Détienne et Jean-Pierre
Vernant, op. cit.
18. Eperons, Les Styles de Nietzsche, Flammarion, coll. « Champs » 1978, pp. 38-39.
19. Plutarque, ibid.
20. De Buonaparte, des Bourbons, et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes, pour le
bonheur de la France et celui de l’Europe. Troisième édition, revue et corrigée, Londres, chez
Colburn, Libraire, 1814, pp. 7-8.
21. Mémoires d’outre-tombe, t. II, p. 547.
22. Les Quatre Stuarts, dans Politique historique, Édition Fume, t. I, p. 308 et suivantes.
23. Mémoires d’outre-tombe, t. II, p. 338. Cette coincidentia oppositorum est l’un des attributs
que Derrida confère au pharmakon, c’est-à-dire à l’écriture telle qu’elle se trouve condamnée
dans le Phèdre. (Voir La Pharmacie de Platon).
24. Ibid.
25. Quant au lien entre la sophistique et les tactiques de la chasse et de la prédation, on se
reportera, bien sûr. au Sophiste, puis de nouveau aux analyses de Détienne et Vernant dans La
Mètis des Grecs, « Le renard et le poulpe », pp. 32-57.
26. Machiavel, op. cit., 18.
27. On peut lire cette anecdote dans la Biographie Universelle Michaud, Paris, chez Madame C.
Cesplaces, t. 30, entrée « Napoléon », p. 85. Cette théorie du piège et de la dissimulation sera
suivie, à terme, de sa mise en œuvre, et le pape Pie VII enlevé en juillet 1809, sur les ordres de
l’Empereur.
28. L’Ecclésiaste constitue un intertexte essentiel pour Chateaubriand.
29. Confessions, Livre premier, chap. X.
30. Maximes et réflexions sur la comédie, dans Œuvres complètes de Bossuet, t. 9, Lyon,
Librairie ecclésiastique de Briday, 1877, p. 91 et suivantes.
31. De L’Excommunication des comédiens, février 1815, dans Mélanges politiques, Edition
Furne, p. 266 et suivantes.
32. Jean-Jacques Rousseau, Citoyen de Genève, A M. D’ALEMBERT [...], dans Collection
complète des œuvres de J.-J. Rousseau, t. 11, Genève, M. DCC. LXXXII, p. 334.
33. Voir Tertullien, De Spectaculis. Tertullien fustigera pour des raisons analogues la toilette des
femmes, l’usage du maquillage et de la parure, dans De Cultu feminarum.
34. Voir plus haut.

© Presses universitaires du Septentrion, 1999

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Référence électronique du chapitre


CHAOUAT, Bruno. L’Empereur, la femme et le caméléon In : Je meurs par morceaux.
Chateaubriand [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré
le 27 février 2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86231>.
ISBN : 9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86231.

Référence électronique du livre


CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand L’historien est l’histrion

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

L’historien est l’histrion


p. 95-106

Texte intégral
L’histoire est taillée sur le patron de documents mutilés.
Paul VEYNE
Mes vérités, cela implique sans doute que ce ne sont pas là des vérités,
puisqu’elles sont multiples, bariolées, contradictoires. Il n’y a donc pas une
vérité en soi, mais de surcroît, même pour moi. de moi, la vérité est
plurielle.
Jacques DERRIDA
1 Non content de se composer de multiples visages, Napoléon altère, maquille les
documents officiels censés consigner l’histoire de sa vie et celle de l’Empire. Le
soupçon de Chateaubriand porte tout d’abord sur les actes de naissance, et, à
travers eux, sur les sources même de la biographie dont la naissance (biologique)
et sa transposition (graphique), constituent l’exemplaire métonymie :
La date de la naissance de Joséphine est altérée dans l’acte de mariage, grattée,
surchargée, […] Joseph, frère aîné de Bonaparte, est né le 5 janvier 1768 ; son frère
cadet, Napoléon, ne peut être né la même année, à moins que la date de la naissance
de Joseph ne soit pareillement altérée : cela est supposable car tous les actes de l’état
civil de Napoléon et de Joséphine sont soupçonnés d’être des faux1.

2 C’est au double titre d’un grattage, c’est-à-dire d’une suppression, et d’une


surcharge, c’est-à-dire d’une surimpression, que Chateaubriand dénonce le
procédé du faussaire. L’histoire de l’Empire aura donc été altérée dès l’origine.
Cette falsification d’origine est le premier pas vers une totale « transposition de
vie », vers une radicale transfiguration. « Transposition » qui se révèle d’autant
plus remarquable qu’elle est gratuite : Bonaparte, selon Chateaubriand, ne
retirerait aucun bénéfice stratégique à supprimer son acte de naissance et à se
rajeunir, à se faire naître en 1769 plutôt qu’en 1768 : « Quoi qu’il en soit,
Bonaparte ne gagnerait rien à cette transposition de vie […] »2.
3 Cette falsification s’étend, cancérise toute l’histoire de l’Empire. Napoléon altère
tous les documents officiels de son époque, ainsi que la presse en tant que parole
du témoin oculaire, qui laisse, selon la formule de Chateaubriand, « arriver l’œil
au fond des faits »3 :
Mais lorsque Bonaparte saisit le pouvoir, que la pensée fut bâillonnée, qu’on
n’entendit plus que la voix d’un despotisme qui ne parlait que pour se louer et ne
permettait pas de parler d’autre chose que de lui, la vérité disparut4.

4 Le témoin ultime appelé à la barre de l’histoire, nommément le « Sénat


conservateur », condamne toute historiographie de l’Empire au mensonge,
invalide tout récit fondé sur des documents suspects, falsifiés par la censure, au
titre de la propagande impériale. Chateaubriand cite lui-même un extrait du
rapport du Sénat : « “[Napoléon] s’est toujours servi de la presse pour remplir la
France et l’Europe de faits controuvés, de maximes fausses” »5. Il s’agit donc,
pour l’Empereur, non seulement de censurer-effacer, mais aussi de censurer-
remplir, c’est-à-dire fabriquer des pièces à conviction, inventer de toutes pièces :
Napoléon, ou comment on maquille l’histoire...
Les pièces soi-disant authentiques de ce temps sont corrompues ; rien ne se publiait,
livres et journaux, que par l’ordre du maître : Bonaparte veillait aux articles du
Moniteur ; ses préfets renvoyaient des divers départements les récitations, les
congratulations, les félicitations, […] telles qu’elles exprimaient une opinion publique
convenue, entièrement différente de l’opinion réelle6.

5 Si bien que selon Chateaubriand, il y a lieu de soupçonner tout document d’être un


faux en écriture. Mais alors, pourquoi cette falsification généralisée ? Pourquoi
Napoléon censure-t-il (dans les deux sens d’un grattage et d’une surcharge),
pourquoi altère-t-il les documents supposés attester sa vie et son empire ? C’est
que l’Empereur, selon son historien, se plaît à concevoir sa vie comme une fiction,
comme un roman. Le but de la censure, finalement, c’est de faire passer ce roman-
là pour la vérité historique. Si, comme le dénonçait Chateaubriand dans ses
discours des années 1820, la « vérité devient mensonge en passant par la
censure »7, il faudrait dire, réciproquement, que le mensonge devient vérité, c’est-
à-dire non pas un vrai mensonge, mais un mensonge vrai :
Il sera bon de lire avec précaution les récits de l’ennemi, et cependant avec moins de
défiance que les documents officiels de Bonaparte. Il est impossible de se figurer à
quel point celui-ci altérait la réalité et la rendait insaisissable ; ses propres victoires
se transformaient en roman dans son imagination. Toutefois, au bout de ses relations
fantasmagoriques, restait cette vérité, à savoir, que Napoléon, par une raison ou par
une autre, était le maître du monde […]8.

6 Les romans de celui que Chateaubriand appelle « poète armé » ou « poète en


action », avec ce que ces formules donnent à entendre du lien entre l’écriture et la
conquête, entre le style et l’épée, c’était cela, sa « vérité », la « vérité » de
l’Empereur et de l’Empire. Ainsi se met en place ce qu’il faudrait appeler une
poétique du politique, l’invention comme fiction, peinture et feintise, constituant
le dénominateur commun aux stratégies littéraire et politico-militaire. La censure,
le contrôle de la presse auront permis au conquérant de s’établir historien de lui-
même, autobiographe. Tout se passe comme si Napoléon, double étrangement
inquiétant de son biographe, avait imprimé sa griffe, marqué, censuré le texte de
l’histoire et celui de sa vie avant son historien.
7 Ainsi se formule, aussi bien pour le lecteur que pour Chateaubriand lui-même, un
inextricable paradoxe épistémologique qui revient à une auto-délégitimation : que
reste-t-il, dès lors que toute vérité fut effacée, altérée, de la biographie de
l’Empereur et de l’histoire de l’Empire, que Chateaubriand prétend écrire ? Du
moins ne peut-on pas dénier à l’historien sa lucidité auto-critique ; du moins
Chateaubriand sait-il exactement ce qu’il fait, et qu’il est impossible de prétendre
à une « soi-disant » authenticité historique quand on est condamné à travailler
sur les bases de cette falsification gigantesque et généralisée, agrandie à l’échelle
universelle, de Paris à Moscou, en passant par l’Italie, la Syrie, l’Égypte, l’Espagne,
etc. Cela revient donc à cet aveu, que ce que nous sommes en train de lire, au titre
d’une histoire de l’Empire, c’est « un mensonge à l’appui d’un mensonge », une
fiction imposante, une « imposture universelle » :
Écrivez l’histoire d’après de pareils documents ! En preuve de vos impartiales études,
cotez les authentiques où vous avez puisé : vous ne citeriez qu’un mensonge à l’appui
d’un mensonge9.

8 On pense à la définition célèbre et devenue classique de Paul Veyne : « L’histoire


est un roman vrai. » Seul en effet cet oxymoron nous permet, dans une
perspective épistémologique, de définir la biographie historique, et de lire cette
formule de Chateaubriand : « La vie de Bonaparte était une vérité incontestable,
que l’imposture s’était chargée d’écrire »10. Le mensonge, donc, l’« imagination »
fantaisiste, les songes mégalomaniaques, fondent la prétendue vérité historique,
de sorte qu’il faudrait regarder désormais tout « document officiel » comme un
docu-menteur. Telles sont les bases fragiles sur lesquelles repose l’édifice
historiographique : l’historien ne pourra écrire que sur ce socle épistémologique
troué, lacunaire, terrain meuble, miné, qui fonde en vérité romanesque cette
histoire de l’Empire.
9 Mais s’il apparaît impossible de restaurer la vérité historique de l’Empire pour des
raisons politiques, qui tiennent au totalitarisme de Napoléon, Chateaubriand va
cependant généraliser et radicaliser (théoriser) cette impossibilité, en invoquant
des raisons immanentes à tout récit historiographique. Tout en dénonçant la
fiction historique histrionique de Napoléon, il reconnaît que l’histoire qui prétend
démasquer l’histrion ne saurait elle-même échapper à la fiction et à la
transfiguration :
Tout personnage qui doit vivre ne va point aux générations futures tel qu’il étoit en
réalité ; à quelque distance de lui, son épopée commence : on idéalise ce personnage,
on le transfigure ; on lui attribue une puissance, des vices et des vertus qu’il n’eut
jamais ; on arrange les hasards de sa vie, on les violente, on les coordonne à un
système11.

10 Cette transfiguration constitue et à la fois destitue (révoque en doute ou frappe de


nullité) tout discours de type historiographique, pour autant que l’historien doit
produire un récit, c’est-à-dire arranger « les hasards de [la] vie », les violenter, les
coordonner « à un système », selon les termes mêmes de Chateaubriand. Chaque
fois qu’il se trouve en situation d’écrire la vie, l’historien biographe projette sur
cette matière un sens, une diégèse et une diachronie. Il lui faut donc ajointer les
faits, produire la fiction d’une articulation signifiante entre des événements
fondamentalement contingents. Or, ces événements n’attendent aucune relation
(aux sens du lien et du récit), aucune articulation dans le sens défini plus haut
d’un maquillage dont l’effet est d’effacer le hasard, l’accident inarticulable en
l’arrangeant après coup12.
11 Paul Veyne renvoie cette pratique de l’arrangement après coup au caractère
narratif de l’historiographie : « L’histoire est récit d’événements : tout le reste en
découle. C’est une narration. […] Comme le roman, l’histoire trie, simplifie,
organise […] »13. L’historiographie consiste dans le remplissage des lacunes ou des
trous, et à la fois dans la création de nouvelles lacunes, puisqu’il s’agit d’abréger,
de résumer : « […] je trace l’abrégé et le résumé de ses actions ; je peins ses
batailles, je ne les décris pas ; […] », dit Chateaubriand, effort de synthèse que
Paul Veyne rapportera au travail même de la mémoire : « […] cette synthèse du
récit est non moins spontanée que celle de notre mémoire, quand nous évoquons
les dix dernières années que nous avons vécues »14.
12 La question devient alors la suivante : peut-on croire à l’histoire en général ? A-t-
on des raisons d’y ajouter foi ? Si nous prenons cette histoire de l’Empire comme
un exemple de la biographie historique, il semble que la réponse soit négative.
Chateaubriand étend de nouveau son soupçon à l’historiographie en général :
Eh bien, cela n’empêchera pas les historiens de répéter tous ces mensonges, les
peintres de fixer ces blagueries sur la toile. […] Bien fou qui croit à l’histoire. Plus
insensé celui qui attache quelque prix à la renommée. Cette renommée n’est qu’une
tromperie. Elle demeure telle qu’un grand écrivain la façonne. Quand on trouverait
aujourd’hui des mémoires démontrant jusqu’à l’évidence que Tacite n’a débité que
des impostures en racontant les vertus d’Agricola et les vices de Tibère, Auguste et
Tibère resteraient ce que Tacite les a faits15.

13 Or, en 1807, Chateaubriand ne se comparait-il pas à Tacite lui-même devant


Néron, ne se dissimulait-il pas derrière Tacite pour dénoncer les crimes de
Napoléon et en révéler les vices ? Dans l’ Essai sur la littérature anglaise, il
écrivait, rigoureusement dans le même esprit, ce texte recyclé à la lettre dans
l’extrait des Mémoires que je viens de citer :
Les biographes répètent ces mensonges ; les peintres fixent sur la toile ces
inventions, et la postérité adopte le fantôme. Bien fou qui croit à l’histoire ! L’histoire
est une pure tromperie ; elle demeure telle qu’un grand écrivain la farde et la
façonne16.

14 « Eh bien », celui qui, en 1807, prétendait démasquer le tyran, l’archi-censeur,


serait en fait le grand façonneur, l’imposteur, censeur et fardeur à la fois.
L’historien apparaît donc comme un auteur de fictions, et la biographie historique
comme une « pure tromperie », une « blaguerie », une immense fabrique de
masques ; comme à la comédie, le fard aurait alors pour fonction de fantômiser
fantasmer la réalité, de défigurer le visage de la vérité. La biographie historique de
Napoléon maquille le maquillage, elle se constitue elle-même en faux en écriture à
la puissance deux, en aporie épistémologique.
15 Je tiens le jugement de Stendhal dans le Courrier anglais pour le plus perspicace
et le plus venimeux qu’on ait jamais porté sur Chateaubriand :
Le meilleur des écrivains en prose est, croyons-nous, l’hypocrite le plus consommé
de France. D’un bout à l’autre de l’année, le vicomte de Chateaubriand n’écrit
probablement pas une seule phrase exempte de fausseté, soit dans le raisonnement,
soit dans les sentiments... Les écrits politiques de M. de Chateaubriand sont trop
mêlés d’hypocrisie pour être beaucoup lus aujourd’hui... Telle est, depuis un an, la
position de cet archi-hypocrite et habile arrangeur de phrases sonores17.

16 A histrion, histrion et demi... Il n’est pas un critique, en effet, qui n’ait remarqué le
parallèle entre la vie de Napoléon et celle de Chateaubriand. En général, ce lieu
commun n’a pas donné lieu à une exploration des enjeux que ce parallèle implique
pour la prétendue vérité autobiographique, que je voudrais interroger à présent.
17 Il suffit pourtant d’écouter Chateaubriand esquisser son autoportrait dans les
Mémoires, à l’occasion de son ambassade de Rome sous Charles X, pour se rendre
compte que c’est sans vergogne et avec la plus folle présomption qu’il rivalise de
fausseté avec Napoléon : « […] je suis cauteleux, faux (éminente qualité !), et fin
[…] »18. Dans une anthologie collective des années 1960 intitulée Politique de
Chateaubriand, au beau milieu d’une tentative désespérée et désespérante de le
rendre toujours égal à lui-même, constant, en l’occurrence toujours « fidèle », soit
au principe monarchique, soit à la liberté, les auteurs opposent l’« originalité du
style » à la « banalité » des idées politiques :
Tout d’abord, son « style » est à nul autre comparable : il introduit dans l’action
politique un sens de la mise en scène, un goût du spectacle, une recherche
systématique du geste, qui constituent son « romanesque politique ». L’image du
héros dans l’émigration, du martyr face à la tyrannie napoléonienne, du champion
de la grandeur française jusque dans la guerre d’Espagne, du serviteur de la
monarchie légitime qui abandonne toutes ses fonctions quand celle-ci s’effondre :
autant de rôles qu’il se donne. Il compose son personnage – avec quel amour de
soi ! – ; et, pour cela, bien qu’il s’en défendît vivement, il porte des masques19

18 S’il n’y a pas trace ici d’accusation au nom de la naturalité de l’homme ou du


caractère, de la ressemblance à soi ou de l’identité, il reste toutefois des vestiges de
l’opposition entre l’« image » et l’original, la première relevant de ce que les
auteurs appellent le « style » qui est encore le « geste » ou la pose incomparable.
Tout se passe comme si Chateaubriand politique s’écrivait, se fictionnait, se
dédoublait, voire se multipliait en différents « rôles », comme s’il portait
différents « masques » – ce qui constituerait « son romanesque politique », et un
certain narcissisme comme culte ou souci de soi, c’est-à-dire finalement la
littérarité du politique, à proprement parler la poétique du politique. Tout se passe
comme s’il écrivait déjà sa vie, avant même de l’écrire, comme si sa vie était déjà
écrite, inventée en tant que stylée ou signée.
19 En mars 1850, au moment où la publication en feuilleton des Mémoires dans la
Presse touche à sa fin, Sainte-Beuve en fournira l’un des commentaires les plus
virulents, sorte de mise à mort littéraire et publique, coup de grâce assené au
maître deux ans après sa mort biologique :
L’homme des Mémoires d’Outre-Tombe ressemble extraordinairement à celui de
l’Essai, mais il n’y ressemble pourtant qu’avec cette différence que, dans l’intervalle,
plus d’un personnage officiel s’est créé en lui, s’est comme ajouté à sa nature, et que
même en secouant par moment ces rôles plus ou moins factices, et en ayant l’air d’en
faire bon marché, l’auteur des Mémoires ne s’en débarrasse jamais complètement20.

20 Cette fois, c’est explicitement pour cause de théâtralité, de duplicité, voiré de


multiplicité ou de multiplication du modèle que Sainte-Beuve désavoue les
Mémoires. C’est au nom d’un conflit entre la nature et l’artifice, « l’homme
naturel » de l’Essai sur les révolutions (sa première œuvre) et le « personnage
officiel », que le critique désapprouve l’œuvre. Le déplaisir de Sainte-Beuve se
formule en termes d’ajout, de surcharge, d’auto-caricature : « […] plus d’un
personnage officiel s’est créé en lui, s’est comme ajouté à sa nature […] ». Ce qui
produit le « désaccord d’impression » tient précisément dans la surimpression. Le
désagrément est dû à la disparité de l’œuvre, à sa bigarrure :
C’est dans cette lutte inextricable entre l’homme naturel et les personnages
solennels, dans ce conflit des deux ou trois natures compliquées en lui, qu’il faut
chercher en grande partie le désaccord d’impression et le peu d’agrément de cette
œuvre bigarrée, où le talent d’ailleurs a mis sa marque21.

21 Toute cette critique est déterminée par la question de la ressemblance, c’est-à-dire


ici d’une constance diachronique entre l’« homme naturel » de Y Essai et le
« personnage officiel » des Mémoires. Non, décidément, Chateaubriand, dans ses
Mémoires, n’est plus le même, il ne se ressemble pas : sa « carrière politique »
l’aura changé, maquillé.
22 La question qui se pose dès lors est la suivante : la condition politique comme
histrionisme, comme maquillage et mascarade, est-elle seule responsable de la
bigarrure et de la fausseté dénoncées par Sainte-Beuve ? Il me semble plutôt que
la non-identité à soi, l’impossibilité de se ressembler (et aussi bien de se
rassembler) est constitutive de l’écriture mémorielle elle-même. Car Sainte-Beuve
va bien au-delà de l’opposition « homme naturel »/ « personnage officiel » :
La seule chose que je veuille ici conclure, c’est que ces contradictions de sentiments
déplaisent et déroutent. On avait bien essayé, dans le temps, d’y saisir, à défaut
d’autre lien, je ne sais quelle unité poétique que nous appelions l’unité d’artiste, et
qui embrassait en elle toutes les contradictions, qui les rassemblait comme en un
superbe faisceau. Mais le public n’a pas donné dans ces vues artificielles. Ce qui reste
évident pour lui, c’est qu’on ne sent nulle part l’unité de l’homme ni le vrai d’une
nature ; et, à la longue, ce désaccord devient insupportable dans une lecture de
Mémoires22

23 Il n’y aurait donc pas de rassemblement possible dans une quelconque unité, fût-
elle d’artiste ; ou alors, l’« unité d’artiste » serait l’ensemble des
« contradictions », donc pas autre chose que la diffraction de l’unité produisant
une unité artificielle, feu ou « faisceau » d’artifice de l’œuvre, leurre ingénieux
superbement conçu pour piéger tout lecteur moins avisé que Sainte-Beuve. Cette
absence d’unité est due à ce que le critique appelle la « contradiction de
sentiments », expression qui me paraît intéresser directement l’écriture
mémorielle, l’écriture des Mémoires et l’écriture de mémoire (comme on dit
réciter, jouer de mémoire).
24 En effet, dans la mémoire sensible qui, selon Augustin, « contient les impressions
de l’âme, non pas telles qu’elles sont dans l’âme au moment où celle-ci les
éprouve, mais d’une manière fort différente et qui correspond à la nature même
de la mémoire », s’entrechoquent d’irréductibles contradictions psychologiques,
imputables à l’historicité, à l’être-dans-le-temps du moi. A Augustin qui définit
dans les Confessions la mémoire sensible en ces termes :
Je me rappelle avoir été gai, sans l’être présentement ; triste, sans l’être
présentement ; je me souviens d’avoir eu peur tel jour, sans avoir peur en ce
moment ; tel désir passé me revient en mémoire, sans que je le ressente encore.
Quelquefois, au contraire je me rappelle avec joie ma tristesse passée ; avec tristesse
ma joie23.

25 Chateaubriand renvoie cet écho, dans l’Avant-Propos des Mémoires :


Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres : il m’est
arrivé que, dans mes instants de prospérité, j’ai eu à parler de mes temps de misère ;
dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur […]24.

26 Sainte-Beuve n’a finalement qu’une objection, mais qui est de taille et de fond, car
c’est une objection métaphysique : Chateaubriand n’aura pas, dans ses Mémoires
posthumes, échappé au temps, son écriture aura été une écriture dans le temps et
le souvenir, prisonnière de la mémoire sensible25. Or, cette détention conduit à
l’absence d’unité, à une mutabilité et à une disharmonie tout à fait insupportables
au critique. Dans un morceau dont la bêtise se révèle, force nous est de l’admettre,
d’une formidable pénétration, Sainte-Beuve déclare que cette absence d’unité va
jusqu’à menacer la vérité de la nature ainsi que la « vérité première » à quoi la
« littérature », le roman viennent se substituer, sous l’espèce de la « surcharge »,
de l’ajout (il s’agit, notons-le, des mêmes termes dont Chateaubriand usait pour
décrire la falsification de l’histoire par Napoléon) :
Le crime n’est pas bien grand, mais c’est ainsi que la littérature se met en lieu et
place de la vérité première. Ce qu’il a fait là littérairement, il l’a dû faire presque
partout pour ces époques anciennes ; il a substitué plus ou moins les sentiments qu’il
se donnait dans le moment où il écrivait, à ceux qu’il avait réellement au moment
qu’il raconte. Il l’a fait un peu, je le crois, pour les parties romanesques, il l’a fait
évidemment pour les parties historiques. […] Un très-bon juge me disait à ce sujet, et
je ne puis faire mieux que de rapporter ses paroles : « Quant au fond, M. de
Chateaubriand se rappelle sans doute les faits, mais il semble avoir oublié quelque
peu les impressions, ou du moins il les change, il y ajoute après coup ; il surcharge.
Ce sont les gestes d’un jeune homme et les retours d’imagination d’un vieillard, ou,
s’il n’était pas vieillard alors qu’il écrivait, d’un homme politique entre deux âges, qui
revient à sa jeunesse dans les intervalles de son jeu, de sorte qu’il y a bigarrure, et
que par moments l’effet qu’on reçoit est double : c’est vrai et c’est faux à la fois »26.

27 Ce qui produit la surcharge et l’ajout, c’est-à-dire la censure comme dispositif en


deux temps (suppression d’une première impression, surimpression), ce serait
donc cette économie de l’« après coup », qui ne peut que délégitimer toute vérité
biographique et historique. Le « crime » n’est peut-être « pas bien grand », mais il
y a crime néanmoins au regard de la « vérité » autobiographique. Ce qui est
criminel, ce n’est pas tant d’oublier les premières impressions (les affects), que de
remplacer cet oubli par une superposition, une surcharge.
28 S’écrivant, Chateaubriand se maquille, s’invente, se peint et se feint à la fois. Et
c’est cet art du fard et de la fiction qui mène à une indiscernabilité entre le vrai et
le faux, à une coïncidence des contraires et une confusion logico-éthique. La cause
autobiographique, comme la chose littéraire, serait dès lors une cause paradoxale,
que résume fort bien le « très-bon juge » invoqué par Sainte-Beuve dans sa
formule lapidaire : « c’est vrai et c’est faux à la fois ». La vérité du soi-disant sujet
Chateaubriand, comme celle de Napoléon, est inconsistante, ou tout au moins
désistante. Si elle consiste en quelque chose, c’est dans le faux en écriture, le
maquillage dû à la transposition, à la compénétration des âges, au télescopage des
temps. Comme l’écrit Philippe Lacoue-Labarthe :
... la différence est originaire au sujet, lui interdisant à tout jamais d’être sujet (c’est-
à-dire d’abord un étant stable), et le déterminant essentiellement comme mortel.
Jacques Derrida me suggère d’appeler désistance cette infirmité native. […] Le
« sujet » désiste, c’est pourquoi il est originairement fictionnable et n’accède à lui-
même, si jamais il y accède, que par le supplément d’un modèle, ou de modèles, qui
le précèdent27.

29 L’écriture de mémoire est telle qu’elle efface l’impression première, laquelle fait
place à une surimpression, une superposition qui inhibe tout projet de
récollection, de réintégration du moi, réduisant à néant toute tentative de
rassemblement et de ressemblance à soi. La bêtise de Sainte-Beuve, qui tient,
comme dira Proust, à son excès d’intelligence, cette intelligence dont l’art, fruit
merveilleux de la rencontre et de la mémoire involontaire, n’a que faire, c’est
d’avoir adopté le point de vue métaphysique de l’existence morale, alors qu’on est
déjà, avec Chateaubriand, dans le retrait de l’original, dans ce dont Nietzsche fera
l’éloge au titre de l’existence esthétique, et que Deleuze appellera la puissance
positive du simulacre :
La copie est une image douée de ressemblance, le simulacre une image sans
ressemblance. Le catéchisme, tant inspiré de platonisme, nous a familiarisés avec
cette notion : Dieu fit l’homme à son image et ressemblance mais, par le péché,
l’homme a perdu la ressemblance tout en gardant l’image. Nous sommes devenus des
simulacres, nous avons perdu l’existence morale pour entrer dans l’existence
esthétique28.

30 J’aimerais conclure sur ces lignes de Julien Gracq, qu’il faudrait lire comme
paganisation de Chateaubriand, au sens où J.-F. Lyotard parle d’une « théâtrique
païenne », comme perte du principe d’individuation et d’identité. Lyotard analyse
la condamnation de Varron par Augustin dans La Cité de Dieu en ces termes :
Ce qui s’engloutit dans la théologie théâtrique, pour nous qui venons bien après, qui
avons des siècles, presque deux millénaires d’habitudes cicatrisantes entretenues par
la religion, les religions, la métaphysique, le capital, c’est l’identité29.

31 Il convient donc de rappeler le titre du texte de Gracq : « Le Grand Paon », et de


faire sonner l’homonymie entre « Pan » et « Paon », sur laquelle joue son
auteur30, qui souligne, sans plus la condamner au nom d’on ne sait quelle exigence
d’unité éthique, la bigarrure dionysiaque et affirmative des Mémoires, comme de
l’oiseau chatoyant qui gonfle ses plumes et fait la roue, nous permettant ainsi de
glisser d’un animal-totem à l’autre, du caméléon au paon :
Si l’essentiel, pour un homme, comme le dit à peu près Malraux, consiste à réduire
au minimum sa part de comédie, convenons que Chateaubriand est loin du compte.
Une demi-douzaine d’emplois variés qui ressortissent presque du répertoire par on
ne sait quoi de souligné à plaisir, donnent à plus d’un endroit au soliloque des
Mémoires un aspect de numéro à transformations dont la vivacité, le rendu allègre,
le clin d’œil inimitable au spectateur sont presque ceux de la comédie italienne31.

32 Faisant le lien entre cet histrionisme affirmatif, « allègre », nietzschéen déjà, et


l’écriture de mémoire, Gracq résume finalement tout ce que nous aurons essayé de
dire ici aux titres de la surimpression et de l’annulation blanche, de la femme et du
caméléon, et qu’on pourra lire rétrospectivement comme un déploiement de cette
remarque :
Le mouvement de l’imagination de Chateaubriand est toujours commandé par la
même pente : sur toute scène, sur tout paysage, sur tout haut lieu affectif qu’elle se
propose, elle fait glisser successivement, comme autant de négatifs, une, puis deux,
trois, quatre lames superposées aux couleurs du souvenir – et, comme quand on fait
tourner rapidement un disque peint aux couleurs du spectre, elle obtient par cette
rapide superposition tonale une espèce d’annulation qui reste vibrante, un blanc tout
frangé d’une subtile irisation marginale qui est la couleur du temps propre aux
Mémoires, et qui fait d’elles et de la Vie de Rancé le plus chatoyant hymne à
l’impermanence qui soit dans notre littérature32.

33 L’écriture des Mémoires d’outre-tombe, en tant qu’écriture de mémoire, n’aura


jamais été que la fiction allègre d’une reconstitution de la vérité et de l’intégrité du
moi, par maquillage. A cette aporie quant à la remembrance intégrale, l’anglais
donne la chance de se formuler en un mot : Chateaubriand will never have re-
membered himself.

Notes
1. Mémoires, t. II, p. 278.
2. P. 286.
3. Mémoires, t. II, pp. 669-670.
4. Pp. 669-670.
5. P. 670.
6. Ibid.
7. Dans Marche et effets de la censure, Furne, t. IV, p. 384.
8. Mémoires, t. II, p. 439.
9. P. 670.
10. Ibid.
11. Essai sur la littérature anglaise, dans Œuvres Complètes de Chateaubriand, nouvelle édition,
Paris. Librairie Garnier Frères, t. XI, p. 784.
12. « Le deuil interminable de la téléologie aristotélicienne a été transféré sur l’historiographie ».
(Jean-François Lyotard, notes prises au cours d’un séminaire sur « Malraux et la question
biographique », Emory University, 1993).
13. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1971, p. 14. Voir aussi le chapitre VIII :
« Causalité et rétrodiction ». La causalité relève évidemment de la téléologie.
14. Ibid.
15. Mémoires, t. II, p. 672.
16. Essai sur la littérature anglaise, dans Œuvres Complètes de Chateaubriand, nouvelle édition,
Paris, Librairie Garnier Frères, t. XI, p. 784. Je souligne.
17. Cité par José Cabanis, dans Chateaubriand Qui êtes-vous ? La Manufacture, 1988, pp. 30-31.
Ajoutons qu’une certaine tradition philologique rattache « persona » au préfixe latin per- et au
verbe sonare : à travers le masque, la voix sonne creux.
18. Mémoires d’outre-tombe, t. II, « Bibliothèque de la Pléiade » p. 356.
19. Politique de Chateaubriand, Textes choisis et présentés par G. Dupuis, J. Georgel et J.
Moreau, Armand Colin, Paris, 1967, pp. 40-41.
20. Causeries du lundi, sixième édition revue et corrigée, t. I, Librairie Garnier Frères, Paris,
p. 436.
21. Ibid.
22. Op. cit., pp. 445-446.
23. Confessions, Livre dixième, chap. XIV.
24. Mémoires, t. I, pp. 117-118.
25. Sur le logocentrisme de Sainte-Beuve, voir Deleuze, Proust et les signes (« Antilogos »), PUF.
26. Op. cit., pp. 447-448.
27. La Fiction du politique, Christian Bourgois, 1987, p. 126.
28. Gilles Deleuze, Logique du sens, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 297.
29. Économie libidinale. Édition de Minuit, 1974, p. 20.
30. « Cette voix, qui clame à travers les deux mille pages des Mémoires que le Grand Pan est
mort, et dont l’Empire Romain finissant n’a pas connu le timbre unique […] » (dans Préférences).
31. Ibid.
32. Gracq souligne.

© Presses universitaires du Septentrion, 1999

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

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Référence électronique du chapitre


CHAOUAT, Bruno. L’historien est l’histrion In : Je meurs par morceaux. Chateaubriand [en
ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86236>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86236.

Référence électronique du livre


CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand L’« ignoble » publication des Mém...

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

L’« ignoble » publication


des Mémoires d’outre-
tombe
p. 109-117

Texte intégral
1 Selon la théologie politique de la Restauration, et dans l’héritage des monarchies
chrétiennes, la tombe est indexée d’une valeur sacrée, et sa violation constitue
l’ultime sacrilège. La Restauration aura solidement édifié une économie mystique
des tombeaux, reposant sur le lien obscur et mystérieux qui soude l’homme à sa
terre natale. L’idéologie contre-révolutionnaire n’aura eu de cesse d’opposer, aux
valeurs universelles et cosmopolitiques des Lumières, la religion du particulier, et
spécifiquement de la terre. Cette idéologie politique traverse curieusement toute
l’histoire de la littérature française. Elle concerne directement la poésie et la
littérature, en effet, car elle suggère une assimilation entre le livre et la terre
comme matrice, bien fonds (fundus), et tombeau (tumulus). Comme la terre et la
sépulture, le livre serait donc un bien inaliénable. A l’horizon de cette théologie
politique qui détermine aussi une économique de type physiocratique, on discerne
également une analogie entre le chez-soi (la maison, le patrimoine, la patrie,
l’identité territoriale) et la création poétique. La France, remarquait Curtius
depuis l’Allemagne de 1930, n’est-elle pas le
[…] seul pays où il existe une « religion des lettres ». […] Seul un poète français –
Mallarmé – pouvait dire : « Tout existe pour aboutir à un livre ». Il y a en France,
comme l’a dit Thibaudet une « mystique du livre »1.

2 C’est le même Curtius qui réinscrira, quelques années plus tard, cette « mystique
du livre » dans la tradition chrétienne et l’histoire de l’Église. Dans un essai
intitulé The Book as Symbol2, Curtius propose une recension historique et
philologique des symboles et des métaphores dont le livre fait l’objet dans la
littérature occidentale et orientale, depuis l’Antiquité. C’est le christianisme qui,
après les paganismes grec et romain, conférera au livre sa plus grande
signification symbolique, sa béatification, ou, si l’on veut, son auréole :
It was through Christianity that the book received its highest consécration.
Christianity was a religion of the Holy Book.
[C’est à travers le christianisme que le livre reçut sa plus haute consécration. Le
christianisme fut une religion du Livre Saint]3.

3 Dans le même essai, Curtius retrace une vieille analogie entre le martyr chrétien et
la page inscrite sur ce livre que constitue, allégoriquement, le cœur du fidèle ; il
relève en effet le topos du cœur comme livre, plaque d’inscription sur laquelle
viendrait s’imprimer la lettre du Christ, topos dont il rapporte l’origine aux
Épîtres de Paul :
Vous êtes cette lettre, écrite dans nos cœurs, connue et lue de tous les hommes, et il
est manifeste que vous êtes une lettre du Christ écrite par nos soins, non avec de
l’encre, mais avec l’esprit du Dieu vivant, et non sur des tablettes de pierre mais sur
les tablettes de chair de vos cœurs4.

4 Le martyr, au début du Moyen Âge, est allégorisé par la figure d’une page qui
porte l’empreinte, la signature du Christ comme témoignage de la vérité et de la
gloire : « “inscripta Christo pagina” »5. Dans le haut Moyen Âge, l’art érubescent
du scribe (« rubricare ») tiendra lieu de métaphore du sang versé des martyrs6. Il
en serait alors de l’encre comme du sang : toute écriture pieuse ressortirait à une
martyrologie, sang versé sur la page, voué à la propagation allégorique de la gloire
du Christ, lui-même conçu comme Livre des livres, comme archi-Livre.
Remarquons, à cet égard, que l’histoire de la langue rattache le mot
« propagande » aussi bien à l’agriculture qu’à l’écriture, ainsi qu’à l’histoire du
christianisme : « propager » vient de propagare : reproduire un plant par couches
(provignement) (Pro-, en avant, pangere, insérer fermement). Pango donne
pagus : le paysage, pagina : la colonne ou la page d’écriture ; enfin, selon une
définition chrétienne tardive, pango peut signifier composer un poème7. La
fonction propagatrice de l’écriture séculière serait de porter témoignage du Christ
et de la connaissance céleste, de rendre hommage au Livre total, « souverain de la
science des sciences » :
Finally, the book is the Symbol of wisdom, and in this sense Christ may be called
[Finalement, le livre est le symbole de la sagesse, et dans ce sens le Christ peut être
désigné comme]
... el libro soberano
De la ciencia de las ciencias, […]8

5 En dépit de son projet scientifique explicite, le texte de Curtius n’échappe pas à


l’idéologie qu’il décrit avec tant de patience et d’érudition, puisque son essai se
termine par ces mots, empreints d’une nostalgie de philologue romantique à
première vue dissonante dans un essai savant :
To be sure, many examples of writing imagery could be found in the succeeding
centuries. But it no longer possesses a unique, a felt, a conscious « life-relationship, »
could no longer possess it after the Enlightenment shattered the authority of the
book and the technological Age changed all the relations of life. [Assurément, on
pourrait trouver de nombreux exemples tirés des métaphores relatives à l’écriture
dans les siècles suivants. Mais ces images ne détiennent plus une vie-relation unique,
éprouvée, consciente, il leur est devenu impossible de posséder une telle relation
après que les Lumières eurent mis en pièces l’autorité du livre et que l’Âge
technologique eut altéré toutes les relations de la vie]9.

6 Ces formules surprennent d’autant plus que publiées en 1948 par un philologue
allemand, elles auraient pu l’être, moins peut-être l’« Âge technologique », après
la révolution française par un aristocrate contre-révolutionnaire. A en croire
Curtius, les Lumières auraient « mis en pièces » l’« autorité du livre », autorité
longtemps drapée dans une sorte de mystère ou de mystique. Curtius dénonce
bien les Lumières comme une instance de censure du livre qui, après la
Révolution, sous le règne du progrès et de la raison, ne peut plus être perçu
comme saint-martyr. Cette « vie-relation » ou relation vive qu’évoque Curtius,
impression consciente et unique, dont serait privé le livre depuis l’essor de la
technologie, semble faire indirectement référence au célèbre essai de Walter
Benjamin antérieur de quelques années au texte de Curtius et intitulé : L’Œuvre
d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, essai dans lequel Benjamin déplore,
sur un ton non moins nostalgique, la perte de l’« aura » comme dévaluation de
l’ici-maintenant de l’œuvre d’art :
[…] mais ce qui est ainsi ébranlé, c’est l’autorité de la chose.
On pourrait résumer tous ces manques en recourant à la notion d’aura et dire : au
temps des techniques de reproduction, ce qui est atteint dans l’œuvre d’art, c’est son
aura10.

7 Le livre aurait donc, à l’« Âge technologique » et pour parler comme Baudelaire,
perdu son auréole. Nous sommes bien, avec Curtius, au sortir de la seconde
Guerre mondiale, en 1948, encore et toujours prisonniers d’une théologie de
l’auctoritas et de l’intégrité de l’œuvre littéraire, théologie dont le XXe siècle,
sourd aux proférations profanatrices d’Artaud qui meurt la même année, en 1948,
(« Toute écriture est de la COCHONNERIE »), a décidément du mal à se
déprendre. Gilles Deleuze commentera ainsi la formule d’Artaud, commentaire
dont je voudrais réserver l’efficacité pour plus tard : « ... tout mot arrêté, tracé, se
décompose en morceaux bruyants, alimentaires et excrémentiels »11.
8 Que les Mémoires d’outre-tombe constituent un livre-martyr, œuvre posthume et
sépulcrale destinée à rassembler les morceaux d’un moi épars, travail de
remémoration et de re-membrement, monument littéraire libre de toute
contingence bassement matérielle, dégagé de toutes les viles tracasseries
quotidiennes, tel sera le désir officiel de Chateaubriand :
... je préfère parler du fond de mon cercueil ; ma narration sera alors accompagnée
de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre...12.

9 Ce désir procède de la métaphysique du livre longuement décrite par Curtius et


qui, me semble-t-il, déterminera toute l’histoire éditoriale des Mémoires. C’est au
nom de cette métaphysique, qui est aussi celle de la voix d’outre-tombe, que
Chateaubriand aura érigé son livre comme tombeau voué à embaumer son sang et
à propager sa mémoire, à préserver sa cendre contre ce qui représente la terreur
par excellence, à savoir la dispersion des cendres, la privation de sépulture, la
mort de l’âme.

Outre-tombe
10 Le poème épique des Martyrs oppose deux régimes de la mort : d’une part la
dispersion des cendres, de l’autre le sang glorieux du martyre. On peut
problématiser, comme nous l’avons fait dans le premier chapitre, cette opposition
à partir d’une distinction entre la mort plate et la mort relevée, ce que l’Antiquité
grecque appelle la « belle mort », convertie en martyre par le christianisme13. En
effet, entre d’un côté la « belle mort » supposée perpétuer le nom et donner accès
à l’immortalité et à la gloire posthume (au renom), et, de l’autre, la mort sans
nom, se joue la différence entre le sang de vie, fertile parce qu’il emporte le
« Triomphe de la religion chrétienne »14, et la cendre stérile : différence entre les
stigmates du martyr, le sépulcre comme mémorial, d’une part, et la dispersion des
cendres censée causer un irréparable oubli, d’autre part.
11 Dans Les Martyrs, Chateaubriand adapte un extrait de Lactance, témoin des
persécutions subies par les chrétiens sous Galérius, au début du IVe siècle :
Alors on les jetait dans un grand brasier, pour achever de brûler ce qui restait encore
de leur corps. Enfin, on réduisait leurs os en poudre, et on les jetait dans la rivière ou
dans la mer. [ « Hinc rogo facto cremabantur corpora iam cremata. Lecta ossa et in
pulverem comminuta iactabantur in flumina ac mare »]15.

12 La crémation (« cremabantur »), suivie de la pulvérisation (« in pulverem ») et de


la dispersion des cendres ou de leur déjection (« iactabantur ») dans le fleuve et la
mer, constitue l’outrage ultime, au regard du christianisme et déjà de la religion
grecque, car cet usage impie du cadavre signifie la mort de l’immortalité, la fin de
la « belle mort ». Comme l’écrit Jean-François Lyotard :
Ce qui peut faire que la mort n’est pas encore le pire, c’est qu’elle ne soit pas la fin
tout court, mais seulement la fin du fini et la révélation de l’infini. Pire que cette mort
magique serait la mort sans renversement, la fin tout court, y compris la fin de
l’infini16.

13 Brûler et disperser les corps déjà brûlés des chrétiens (« corpora iam cremata »)
ferait signe vers une mort sans relève martyre logico-apocalyptique, mort sans
résultat, privée d’Aufhebung17. Tous les chrétiens persécutés et torturés ne
jouirent pas du même sort que le Christ ou qu’Eudore et Cymodocée, héros des
Martyrs. La mort du Christ, comme celle de Socrate, est la mort exemplaire,
relevée par un récit, dans une histoire (les Évangiles). Ce qu’ont de redoutable les
persécutions, ce n’est donc pas le martyre, d’ailleurs recherché, désiré par les
Chrétiens en tant que passage vers l’immortalité, transgression de la finitude,
mais la crémation, l’oubli définitif, la dispersion des cendres. C’est la terreur de
l’anonymat, d’une mort sans nom ni renom : la trivialité de la fosse commune
opposée à la monumentalité du Saint-Sépulcre. La sépulture serait le lieu ultime
qui donne lieu à ce récit minimal que constitue l’épitaphe, sur quoi d’autres
phrases pourront s’enchaîner et fonder la possibilité d’une légende dorée, laquelle
est supposée escamoter la littéralité plate de la mort en la relevant dans un récit
hagiographique. Il n’y a pas d’histoire sans tombe, pas d’épitaphe sans taphos ; les
cendres jetées au vent ne parlent pas et nul ne peut en parler : stériles, elles
n’ensemencent nulle histoire. Rappelons-nous que si Eschyle et Euripide
attribuent à Thésée l’invention de l’oraison funèbre (epitaphios logos), c’est
précisément parce que’ celui-ci rapporte à leur mère en deuil les corps des
Argiens, abandonnés par Créon sans sépulture, livrés aux oiseaux de proie et aux
bêtes des montagnes. Chez Euripide, le refus de rendre les morts (à la terre ou à
leur mère en deuil) est associé à un vol de la mort, à la violation rigoureusement
anti-civique d’un droit imprescriptible des morts et des vivants (des citoyens
égaux) ; Thésée s’insurge, en effet : « Que l’on frustre les morts de ce qui leur est
dû, en les privant de sépulture, un tel usage, s’il devait prévaloir, ferait peur aux
plus braves »18. Cette privation de sépulture, dans la perspective grecque puis dans
sa reprise chrétienne, interdirait l’
... accord entre les deux manières qu’a l’homme d’avoir une fin : son eschaton et son
telos, son finir comme inachevé et son achèvement comme in-finir19.

14 Dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand fait au moins deux fois mention
de ce scénario de la dispersion des cendres : « […] les cendres de mon père ont été
arrachées de son tombeau »20. Bien avant la rédaction de ce troisième livre des
Mémoires où figure cette phrase, dans une lettre à Mme de Staël du 24 juin 1802,
retour d’exil, il écrivait :
J’ai voyagé ; j’ai vu le toit paternel, la Révolution a passé là ; c’est tout vous dire. Les
cendres même de mon père ont été jetées au vent21.

15 G. Collas a confirmé les dires de l’écrivain :


Ce fut une bande d’énergumènes, dont le registre paroissial se plaît à dire que
« plusieurs étaient étrangers à la paroisse », qui, en 1793, […] retirèrent de leur
châsse de plomb et brûlèrent aux abords du Grand Mail les restes du vieux
seigneur22.

16 Le poème des Martyrs trouve donc dans ce scénario de la dispersion des cendres
un écho biographique, et, réciproquement, la biographie s’inscrit en creux dans le
poème épique, comme en témoigne cette citation :
Quelquefois, fatigué de brûler séparément les Fidèles, on les précipite en foule dans
le bûcher : leurs os sont réduits en poudre, et jetés au vent avec leur cendre23.

17 La privation de sépulture ressortirait à la même terreur que la profanation de la


tombe et la déjection du cadavre dans la fosse commune.
18 Le culte dévotieux rendu aux tombeaux par Chateaubriand est devenu un topos de
la critique. L’écrivain exprime cette dévotion avec emphase dans une lettre à
Fontanes datée d’octobre 1799, tandis qu’il est encore exilé et qu’il entretient son
ami du Génie du christianisme alors en chantier. Il évoque la partie de son futur
ouvrage dans laquelle il dénonce la « fausse sagesse qui fit transporter les cendres
de nos pères hors de l’enceinte des villes, sous je ne sais quel prétexte de
santé... »24. La négligence criminelle et impie des rites funéraires conduirait
immanquablement à la dissolution de la communauté (de la polis relayée par la
civitas romaine puis chrétienne), qui, si elle veut conserver sa cohésion, doit à
tout prix respecter les usages funéraires :
Un peuple est parvenu au moment de sa dissolution lorsqu’on y entend sans cesse
répéter ces maximes horribles : Peu m’importe après ma mort où on me jette ; qu’on
fasse de mon cadavre ce que l’on voudra – Eh ! Malheureux ! n’as-tu donc ni Dieu,
ni patrie, ni parents, ni amis ! […] Cela fut un spectacle réservé à nos jours que de
voir ce qui était regardé comme le plus grand malheur chez les anciens, ce qui
devenait le dernier supplice dont on punissait les scélérats (nous entendons la
dispersion des cendres), que de voir, disons-nous, cette dispersion des cendres
applaudie comme le chef-d’œuvre de la philosophie25.
19 Pour condamner les exhumations, la privation de sépulture, ou la corruption des
mœurs funéraires, Chateaubriand bat le rappel de toutes les traditions, tant judéo-
chrétiennes que païennes (des Indiens d’Amérique du Nord à l’Antiquité),
relatives au droit des morts. On trouve dans le Génie, ce fragment, attribué à
Phocylide de Milet, qu’on retrouvera, à peu près quatre ans plus tard (1806), en
exergue à un autre poème élégiaque de Mme de Vannoz26 :
« Il est impie de disperser les restes de l’homme ; car la cendre et les ossements des
morts retourneront à la lumière, et deviendront semblables aux Dieux »27.

20 Il serait tentant de lire ce fragment comme un lieu commun de la poésie des


tombeaux après la Terreur ; on sait que la basilique de St-Denis est devenue un
lieu de pèlerinage fréquenté dès 1793 par la communauté royaliste, puis par les
partisans de Bonaparte, qui, en 1806, en décrète la restauration, après avoir
restauré, dès les premiers jours de l’Empire, le culte catholique. Il est encore plus
tentant d’y voir la marque déposée de l’élégie anglaise (Young, Wordsworth, Gray
parmi d’autres) dont les premières poésies de Chateaubriand exilé ne sont que des
pastiches, voire des adaptations en langue française28. Mais il s’agit de tout autre
chose que d’un geste de nostalgie politique, de mode ou de modèle poétique, dès
lors qu’on replace ce fragment dans le contexte métaphysique et apocalyptique du
Génie. En effet, cette citation attribuée à Phocylide intervient dans un chapitre
consacré au jugement dernier29, dans lequel Chateaubriand entend démontrer que
le dogme de la résurrection de la chair est sinon connu et clairement formulé, du
moins pressenti par les pré-socratiques, dès 600 av. J.-C. L’enjeu de
l’ensevelissement et du repos des morts, si l’on suit le fragment attribué à
Phocylide, serait donc le recouvrement de la ressemblance originelle aux Dieux ;
et inversement, disperser les cendres ne signifierait rien moins qu’interdire toute
chance de rassemblement posthume, de réhabilitation, toute occasion de
ressemblance divine après la mort, ressemblance dont et la philosophie idéaliste
et le judéochristianisme postulent la perte attribuée à la déchéance dans la
matière. Si donc Adam après la chute voit sa ressemblance à Dieu mutilée, la
tombe serait un opérateur de rassemblement supposé réunir ces éléments
« épars »30.
21 Outre la tradition judéo-chrétienne, il faut se tourner vers une autre antiquité
pour comprendre la fonction de seuil dont le tombeau se trouve investi. Ainsi,
dans la section de l’Itinéraire de, Paris à Jérusalem consacrée à l’Égypte, on
retrouve rigoureusement la fonction liminaire du sépulcre, à propos de la
pyramide de Chéops :
Ce n’est pas par le sentiment de son néant que l’homme a élevé un tel sépulcre, c’est
par l’instinct de son immortalité : ce sépulcre n’est point la borne qui annonce la fin
d’une carrière d’un jour, c’est la borne qui marque l’entrée d’une vie sans terme ;
c’est une espèce de porte éternelle, bâtie sur les confins de l’éternité31.

22 Inversement, disperser les cendres ne signifie rien moins que barrer ce seuil ou
fermer cette porte, interdire définitivement toute chance de reconstitution d’une
image morcelée, de restauration à une ressemblance perdue.

Notes
1. Voir Ernst-Robert Curtius, Essai sur la France, traduit de l’allemand par Jacques Benoist-
Méchin, Éditions Bernard Grasset, 1932, p. 204. (Die franzoesische Kultur, eine Einführung,
Stuttgart, 1930 pour la première édition).
2. Recueilli dans Ernst-Robert Curtius, European Literature and the Latin Middle Ages,
Translated from the German by Willard R. Trask, Harper Torchbooks, The Bollingen Library,
1953. Première édition allemande : Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, A.
Francke AG Verlag, Bem, 1948. Ne disposant pas de la traduction française de ce texte, j’ai pris la
liberté de traduire à partir de l’anglais.
3. Op. cit., p. 310.
4. IIe aux Corinthiens, III, 2-3.
5. P. 312. Curtius cite Prudence, poète espagnol du IVe siècle.
6. P. 316.
7. Voir aussi chap. I, « L’immémorialiste », l’analyse de l’ensemencement par le sang du roi-
martyr.
8. Op. cit., p. 344. Cette citation est empruntée à Calderon.
9. P. 347.
10. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Essais II,
1935-1940. Traduits de l’allemand par Maurice de Gandillac, Denoël/ Gonthier, « Bibliothèque
Médiations », 1971-1983, p. 92.
11. Logique du sens, Éditions de Minuit, 1969, p. 108.
12. Mémoires, t. I, Avant-Propos, p. 118.
13. Voir chap. I.
14. Il s’agit du sous-titre des Martyrs.
15. Les Martyrs, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 654. Lactance, De la mort des persécuteurs,
XXI, 11. Introduction, texte critique et traduction de J. Moreau, Sources chrétiennes, Les Éditions
du Cerf, 1954.
16. Dans « Discussions, ou : phraser « après Auschwitz »», in Les Fins de l’homme, op. cit.,
p. 287.
17. Voir chapitre I.
18. Suppliantes, v. 539 et suivantes, traduction par Léon Parmentier et Henri Grégoire.
19. Lyotard, article cité, p. 297.
20. Mémoires, t. I, p. 237.
21. Correspondance générale I, Gallimard 1977, p. 158. Chateaubriand souligne.
22. Dans R.-A. de Chateaubriand, extrait cité dans la Correspondance générale I, p. 490.
23. Les Martyrs, p. 400.
24. Correspondance générale I, p. 98.
25. Op. cit., p. 99. Chateaubriand souligne.
26. Profanation des tombes royales de St-Denis en 1793. Par Mme de Vannoz, née Sivry. Paris,
chez Giguet et Michaud, M. DCCC, VI.
27. Génie du christianisme, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 623. Phocylide de Milet (600 av. J.-
C.), poète gnomique grec, pourrait en réalité être postérieur à l’ère chrétienne.
28. Exemple : « Les tombeaux champêtres ». Elégie imitée de Gray. Londres. 1796.
29. Livre sixième de la première partie : « Immortalité de l’âme, prouvée par la morale et le
sentiment ».
30. Voir chapitre I.
31. Itinéraire de Paris à Jérusalem, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1142.

© Presses universitaires du Septentrion, 1999

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Référence électronique du chapitre


CHAOUAT, Bruno. L’« ignoble » publication des Mémoires d’outre-tombe In : Je meurs par
morceaux. Chateaubriand [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion,
1999 (généré le 27 février 2022). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/septentrion/86246>. ISBN : 9782757426562. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86246.

Référence électronique du livre


CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Le sang du livre

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Le sang du livre
p. 119-126

Texte intégral
26 février.
Ce n’est pas du sang qui doit couler dans les veines d’un livre (si l’on peut
ainsi s’exprimer), mais de l’ιχωρ. Homère appelle ainsi le sang des dieux.
Joseph JOUBERT
1 Si la mise au tombeau permet la relève de la mort dans l’immortalité, si mettre au
tombeau participe à l’œuvre de remembrement de l’être, la dévastation de la
tombe et la dispersion des cendres aux quatre vents entraveraient au contraire le
retour à l’unité originelle, à l’intégrité supralapsaire. Le martyre de saint Denis,
auquel la basilique doit son nom (v. 250), établit un lien indiscutable entre la
profanation des tombeaux des rois en août et octobre 1793 et la persécution des
chrétiens à la fin du troisième siècle. Dans la préface d’une élégie composée dans
les premières années de la restauration du culte, Treneuil rapporte ainsi le mythe
de fondation de la basilique :
Saint Denis, ayant reçu sa mission du siège apostolique de Rome, pour porter la
lumière de l’évangile à Paris, encore idolâtre, vit s’élever, contre lui et son église
naissante, une des plus affreuses persécutions qui jamais ait ensanglanté le monde
chrétien. Son glorieux ministère fut couronné par le martyre, vers la fin du troisième
siècle. Une dame gauloise, nommée Catulla, touchée d’un respectueux
attendrissement à la vue des restes de cet apôtre, sut, par un pieux stratagème, les
dérober aux bourreaux, lorsqu’ils s’apprêtaient à les jeter dans la Seine ; elle les
inhuma dans son jardin ; et la verdure du printemps couvrit bientôt les traces de ce
larcin religieux. A peine le feu de la persécution venait de s’éteindre, Catulla,
convertie alors au christianisme, bâtit sur le tombeau du saint martyr un humble
oratoire, qui, renouvelé dans la suite, et construit sur un plan plus vaste par Sainte
Geneviève, s’agrandit insensiblement, et devint, au sixième siècle, une abbaye très
florissante1.

2 La fondation de l’abbaye commémore cette conduite sacrée, païenne avant d’être


chrétienne, qui consiste à recouvrir le cadavre de poussière ou de terre, afin d’en
éviter la dispersion sacrilège en général, et plus spécifiquement ici la déjection
dans le fleuve. Catulla devant Domitien, nouvelle Antigone bravant la loi de Créon,
aurait encouru, selon le mythe rapporté par Treneuil, le risque de cette religieuse
infraction, préférant la justice divine à l’arbitraire des hommes.
3 Ce petit texte de Treneuil me paraît essentiel, car il dramatise la tension entre la
cendre stérile (la volonté de dispersion, de noyade, d’engloutissement dans
l’oubli) et le sang fertile, la mémoire. Évoquant l’efflorescence de l’abbaye,
Treneuil suggère que le sang du martyr, enchâssé dans le monument, fleurit. Or,
ce devenir-fleur du sang traverse toute la martyrologie, laquelle se tient toujours
au plus près d’une anthologie, aux sens métaphorique du florilège ou du recueil, et
littéral de la collection de fleurs, de même que les métaphores agricoles
constituent l’un des topoi privilégiés du discours ecclésial : ça fleurit, ça éclôt
toujours au plus près du martyre, quand ce n’est pas le martyr lui-même qui
devient fleur. Il n’est pas indifférent, à cet égard, que dans l’Église orthodoxe,
« anthologie » désigne une assemblée de fidèles en prières lors des cérémonies
solennelles. L’efflorescence du sang du martyr serait donc la condition de la
propagation, de la propagande du message chrétien. Dans Les Martyrs, au livre
consacré à la dévoration d’Eudore et de Cymodocée par les fauves de l’arène, on
lit : « elle tombe comme une fleur que la faux du villageois vient d’abattre sur le
gazon »2. De même, quand Cyrille console Eudore en prison, avant son martyre et
celui de Cymodocée :
« Compagnon, lui disait Cyrille, soyons pleins de joie : bientôt nous irons à la gloire.
Voyez dans cette prison, comme dans une riante campagne, ce champ d’épis mûrs
qui seront tous moissonnés, et rempliront les granges du bon Pasteur ! Cymodocée
sera peut-être avec nous : c’est une fleur qui s’est trouvée au milieu du froment, et
qui parfumera les corbeilles »3.

4 Tandis que le sang des martyrs chrétiens, le « sanguis Christianorum » que


Tertullien, au IIIe siècle, dans son Apologétique4, appelait une semence, se
transmue en fleur, le sang « détaillé » des aristocrates lors de la Terreur, quant à
lui, demeure stérile, comme la cendre dispersée : aphone, ne donnant lieu à nulle
voix, ne semant aucune légende. Dans une lettre de Chateaubriand adressée au
satiriste Barthélémy, auteur de la Némésis, qui, en 1831, mettait en doute dans son
libelle les mœurs de l’Ancien Régime en général et de la duchesse de Berry en
particulier5, Chateaubriand écrivait :
Les bains de sang ont-ils rendu l’impudicité d’un révolutionnaire plus chaste que les
bains de lait ne rendaient virginale la souillure d’une Poppée ? Quand les regrattiers
de Robespierre auraient détaillé au peuple de Paris le sang des baignoires de Danton,
comme les esclaves de Néron vendaient aux habitants de Rome le lait des thermes de
sa courtisane, pensez-vous que quelque vertu se fût trouvée dans la lavure des
obscènes bourreaux de la terreur ?6

5 Treneuil nous invite donc à considérer le monument, la mise en châsse ou sous


écrin, comme la condition nécessaire de l’efflorescence du martyr, du devenir-
fleur de son sang précieusement recueilli. Or, Curtius, nous l’avons dit, rappelait
la vieille analogie qui traverse l’histoire du christianisme depuis saint Paul entre le
livre et le martyr chrétien7 : il y aurait donc un sanguis librorum comme un
« sanguis Christianorum », sang des martyrs chrétiens comme livres, et ce sang
des livres serait voué lui aussi à l’éclosion fertile, à la propagation et à la
propagande par provignement.
6 Afin de mesurer la portée de ces métaphores, il est indispensable de rouvrir le
pamphlet de Milton contre la censure. Milton inscrit le livre dans une
métaphoricité génétique, dans ce qu’on pourrait appeler une bibliogénétique ou,
mieux, une bibliophanie (naissance du Livre, apparition hiérophanique et
immaculée du Livre) :
For Books are not absolutely dead things, but doe contain a potencie of life in them
to be as active as that soule was whose progeny they are ; nay they do preserve as in a
violl [= vial = phial, Gr. fialh] the purest efficacie and extraction of that living
intellect that bred them.
[Car les Livres ne sont pas des objets absolument inanimés, mais contiennent en eux
une puissance de vie telle qu’ils peuvent être aussi actifs que l’était l’âme dont ils sont
la progéniture ; en vérité, ils préservent comme en une fiole la plus pure efficacité et
extraction de cet intellect vivant qui les a engendrés]8.

7 Les livres, donc, non seulement ne sauraient se réduire à des objets inanimés
(« dead things »), mais, dotés d’un potentiel de vie, ils permettraient de prolonger
celle de l’âme qui les a engendrés comme leur progéniture. Ils préserveraient
« comme en une fiole » cette espèce de moelle que constitue le génie de l’écrivain,
garantissant ainsi leur auteur et père contre la mort, lui assurant une immortalité
posthume. Le meurtre du livre serait dès lors beaucoup plus irrémissible que
l’homicide :
... since we see a kinde of homicide may be thus committed, sometimes a
martyrdome, and if it extend to the whole impression, a kinde of massacre, whereof
the execution ends not in the slaying of an elementall life, but strikes at that ethereall
and fift essence, the breath of reason it selfe, slaies an immortality rather then a life.
[… car nous voyons qu’une sorte d’homicide puisse être ainsi commis, parfois même
un martyre, et, pour peu qu’il s’étende a l’imprime tout entier, une sorte de massacre,
par lequel l’exécution, loin de s’achever dans la mise à mort d’une vie élémentale,
frappe cette quintessence éthérée, souffle de la raison elle-même, tue quelque chose
d’immortel plutôt qu’une vie]9.

8 « Tuer un bon livre » est comparable non seulement à un homicide, mais parfois
même à un « martyre ». Pire : à « une sorte de massacre », pour autant qu’une
telle exécution ne se résume pas au « meurtre d’une vie élémentale », mais qu’elle
frappe la « quintessence éthérée, souffle de la raison », et, ce faisant, atteint
l’« immortalité plutôt que la vie ». Milton emprunte la notion de « quintessence
éthérée » à la philosophie antique (Aristote en particulier), qui suppose l’existence
d’une cinquième essence (ousia) par delà les quatre éléments. Le « bon Livre »
ressortirait alors, d’un point de vue métaphysique, à l’ousia, c’est-à-dire à la Vérité
comme présence.
9 Toujours en suivant la métaphore bibliophanique d’une immaculée conception du
Livre, Milton va par la suite dénoncer la répression des livres par l’inquisition, et
remarquer qu’avant elle, tout livre avait le droit de « venir au monde » aussi
librement que n’importe quel nouveau-né, que ce qui émanait de façon immaculée
du « cerveau » de l’homme n’était guère, jusqu’aux XVe et XVIe siècles, plus
« étouffé » que ce qui sortait de la « matrice » de la femme :
Till then Books were ever as freely admitted into the World as any other birth ; the
issue of the brain was no more stifl’d then the issue of the womb […]
[Jusqu’alors, les Livres étaient toujours admis dans le monde aussi librement que
n’importe quelle autre naissance ; l’issue du cerveau n’était pas davantage étouffée
que celle de la matrice]10.

10 Le livre censuré apparaît dès lors comme une sorte d’avorton étouffé dans l’œuf,
dans le sein d’une mère – vierge en l’occurrence, s’il est besoin de le rappeler.
Évoquant la prohibition sous les Papes de Rome des livres jugés hérétiques, et
poursuivant sa dénonciation de l’inquisition espagnole, de ses catalogues et de ses
mises à l’Index11, Milton ajoute cette formule d’une violence inouïe :
[…] expurging Indexes that rake through the entrails of many an old good Author,
with a violation wors then any could be offer’d to his tomb.
[… les mises à l’Index qui fouillaient les entrailles de plus d’un illustre auteur ancien,
violation pire que n’importe quelle violence qu’on puisse prodiguer contre sa
tombe]12.

11 De même que la censure est comparée à une sorte d’avortement, d’expulsion


violente et prématurée du fœtus hors de la matrice, Milton suggère à présent une
analogie entre la prohibition des livres et la « violation » ou la profanation de la
sépulture, le texte jouant, à deux pages de distance, de l’homophonie quasi
métaphysique entre « tomb » et « womb ».
12 Le pamphlétaire va enfin dénoncer la violence que représente la censure post-
mortem, comme trahison de la mémoire d’un auteur mort, auteur dont « la
signification essentielle sera définitivement perdue pour la postérité » (« … the
sense of that great man shall to ail posterity be lost »)13. Une telle violence
constituerait, poursuit Milton, une « fraude perfide à l’égard des restes orphelins
des hommes les plus estimables après leur mort » (« a treacherous fraud against
the orphan remainders of worthiest men after death »)14.
13 Si, selon Milton, « un bon Livre est le précieux sang de vie d’un esprit magistral,
embaumé et enchâssé en vue d’une vie au-delà de la vie » (« a good Booke is the
pretious life-blood of a master spirit, imbalm’d and treasur’d up on puipose to a
life beyond life »)15, la censure, ou plus précisément ce qu’il faudrait à présent
épeler fautivement la sangsure, soumettrait ce « sang de vie » du « bon Livre » à
crudelitas, à vampirisation, transmuant du même coup le sanguis en cruor. De
sorte qu’en profanant le « sang de vie » ou la « quintessence éthérée », ce n’est pas
tant la vie terrestre que la sangsure profane, mais « la vie au-delà de la vie » :
l’immortalité.
14 Nous avons montré que Milton ne réduisait pas la censure ou la profanation du
livre à un martyre, pour autant que le « bon Livre » est toujours déjà martyr : il le
compare en effet à la Vérité, au Logos, au sanguis Christi. Plus gravement donc, et
plus fortement, Milton accuse la censure de barrer l’accès à toute postérité, à toute
gloire outre-tombe, en réitérant la dispersion ou en faisant obstacle au procès de
récollection des membres épars de la Vérité16. Il convient dès lors de remarquer de
façon plus nette, à partir de la métaphore du livre comme « sang de vie
embaumé » ou « quintessence éthérée », la relation symbolique entre le livre, la
tombe et le martyr(e) chrétien. Le « bon Livre », comme sépulcre ou monument
(mémorial, florilège, anthologie, martyrologe) effectuerait lui aussi la
transmutation du sang en fleur parfumée. Le livre en tant que mise en châsse, doit
garder en mémoire, embaumer les restes de l’écrivain, préserver son essence
spirituelle, sa quintessence comme présence pleine (ousia). De sorte que le sang
versé du martyr chrétien devient l’essence spirituelle que l’écrivain répand sur la
page, essence qui à proprement parler se pro-page, s’écrit page après page, et
s’écrivant se démembre, se martyrise, mais afin de (« on purpose to », dit Milton,
marquant la dynamique téléologique du dispositif) se remembrer. Tel serait le
mouvement théo-téléologique d’une écriture conçue comme martyrologie,
témoignage depuis (en provenance de) et vers (en direction de) la « Vérité vierge »
et la totale récollection : remembrance de ce temps passé et à venir où, à ladite
Vérité, nul membre ne manquera plus. La tâche d’Isis n’aura de cesse qu’elle n’ait
retrouvé le membre manquant d’Osiris, tâche tout entière dévouée à recouvrer la
Verginité17.
15 Or, pour que cette martyrologie puisse accomplir son œuvre, le livre doit
demeurer écrin inviolable destiné à préserver intactes les traces du martyre (de
l’écrit). Et réservant ainsi le sang, c’est-à-dire l’essence spirituelle propagée sur la
page par l’écrivain, le livre-basilique permet à ce sang d’embaumer, de répandre
son essence, de diffuser son parfum. Embaumer consisterait donc à préserver, à
garder la mémoire de l’essence martyrisée, écrite, pour que cette essence
embaume, diffuse un parfum qui fait pressentir au lecteur la Vérité totale, la
récollection ultime dont le livre témoigne. La censure (la sangsure) sera donc
condamnée par Milton, en tant qu’elle corrompt cette quintessence, frustre
violemment, irrémédiablement le lecteur de l’odeur éthérée du « bon Livre »18.
16 Tout se passe comme si cette vocation mystique et pneumatologique du livre à
embaumer les restes martyrisés d’une essence spirituelle pour que celle-ci
embaume, diffuse son témoignage parfumé ou encore son aura, la vie de
Chateaubriand l’avait d’une certaine manière incarnée. L’idéal du livre, que nul
auteur, hormis le Vicomte, dans une anticipation pré-mallarméenne, n’aurait eu la
folle présomption d’imaginer, serait sa canonisation littérale, son devenir-relique,
livre à jamais immortalisé par sa mise en châsse, comme les restes précieux de
saint Denis, livre dès lors parfaitement inutile car à jamais inaccessible à la lecture
mondaine, et en cela au-delà et de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, livre
écrit par un mort, destiné aux morts, lu par les esprits, à savoir par personne. C’est
précisément ce qui arrive, quand, en 1820, après l’assassinat du duc de Berry par
Louvel, opposant de la monarchie légitime, assassinat qui fournit à Chateaubriand
le prétexte d’écrire ses Mémoires touchant la Vie et la Mort de Mr le duc de
Berry, véritable vie de saint-martyr, la duchesse de Berry va ensevelir le livre de
Chateaubriand avec le cœur de son défunt mari, comme l’atteste une première
lettre de l’écrivain à la duchesse datée de novembre 1820 :
Madame,
Oserais-je mettre aux pieds de votre A[ltesse] R[oyale] les profonds sentiments de la
reconnaissance dont je suis pénétré, en apprenant qu’elle a daigné déposer un
exemplaire des Mémoires écrits par son ordre, dans les fondements de la nouvelle
chapelle de Rosny ? […] Pouvais-je espérer un tel prix de quelques faibles services
rendus à cette cause sacrée pour laquelle mon frère plus heureux que moi a eu le
bonheur de verser la dernière goutte de son sang. La veuve de Ferdinand, la mère de
Henri, […] est née pour tous les genres de gloire, et l’immortalité qui lui est naturelle
s’attache aux récompenses qu’elle distribue19.

17 Et comme le confirme un post-scriptum au duc de Lévis : « Votre adorable


princesse vient de faire pour moi une chose qui m’a touché jusqu’aux larmes, en
ensevelissant mon livre avec le cœur de son mari »20.
18 Le livre comme châsse métaphorique, l’écrit comme écrin se trouve donc
littéralement enchâssé dans la chapelle de Rosny, avec le cœur du duc de Berry.
Cette mise en châsse littérale et anecdotique du livre, il faudrait la lire comme la
re-marque de sa fonction structurelle de mise en châsse allégorique. De là toute
une lecture programmée, voire surdéterminée, des Mémoires d’outre-tombe
comme reliquaire contenant, préservant, embaumant la quintessence spirituelle
de leur auteur, afin que cette relique embaume à son tour, se propage et témoigne
de la vérité du moi et de l’histoire. En vertu de cette surdétermination, les
Mémoires seront considérés, depuis la fin du XIXe siècle, comme un monument
aussi florissant que la basilique de St-Denis selon Treneuil : l’efflorescence et la
propagation du parfum exige que le livre concentre l’essence de l’auteur comme en
une tombe ou un monument inviolable. Si le livre est martyr, c’est dans le sens où,
après la déchéance, tout étant se voit condamné au morcellement et au
démembrement ; or c’est précisément de cette condition que le livre doit
témoigner, témoignage qui constitue la première tentative de récollection. En
recollant les morceaux, le recueil-cercueil doit permettre un remembrement final,
rédempteur.
19 Retrouver cette essence perdue, qui est aussi souffle, spiritus, respir, respiration
(pneuma) et accent (phonè) de l’écrivain-prophète, constituera de même la quête
interminable des biographes et éditeurs-apôtres des Mémoires, depuis la fin du
XIXe siècle.

Notes
1. Les Tombeaux de l’Abbaye Royale de St-Denis. Par M. Treneuil. Troisième édition, revue,
corrigée et augmentée. A Paris, chez Giguet et Michaud, M. DCCC, VI, p. 7.
2. Les Martyrs, p. 498.
3. P. 459. Les métaphores de la faux, de la moisson seront reprises dans d’autres poèmes
élégiaques et idéologiques du début de l’Empire, à propos de la Terreur, et toujours afin de
relever, pour des raisons idéologiques examinées dans notre premier chapitre, la mort en
martyrologie.
4. Voir chapitre I.
5. Il s’agit d’une pièce datée du 6 novembre 1831 et intitulée A M. de Chateaubriand (dans
Némésis, t. II, Paris, Perrotin Éditeur, 1835, p. 51 et suivantes). Je reviendrai sur le mot
« détaillé » dans la suite de ce chapitre.
6. Mémoires, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 518.
7. Voir plus haut.
8. Areopagitica, p. 4. J’emprunte la précision lexicologique sur le mot « violl » aux notes de
l’édition John W. Haies, M.A., Oxford, At the Clarendon Press, M. DCCC, LXXXXVI. Je traduis
(B.C.).
9. Op. cit., p. 4. Je traduis (B. C).
10. P. 9.
11. « The Index Expurgatorius, first made by the Inquisitors in Italy, was approved by the Council
of Trent in 1559. [L’Index Expurgatorius, émanant d’abord des Inquisiteurs en Italie, fut
approuvé par le Concile de Trente en 1559] ». (Note de John W. Hales. Je traduis).
12. Op. cit., p. 7. Je traduis.
13. P. 22. Je souligne.
14. P. 22. Je traduis.
15. P. 4. Je traduis.
16. Voir chapitre III.
17. Ce que Plutarque rappelle, dans son traité Isis et Osiris, à savoir que la verge d’Osiris, seule,
manque à la reconstitution intégrale du corps divin dispersé par Typhon.
18. Je remercie Philippe Bonnefis d’avoir attiré mon attention sur le réseau métaphorique du
parfum et de la pneumatologie (essence, éther, souffle, baume, fiole, extraction, etc.) qui travaille
le texte de Milton, ce qui permet d’associer d’une part le livre à la gloire efflorescente et parfumée
du martyr, à la voix du sang et à l’immortalité, d’autre part la censure à la stérilité, à la dispersion
des cendres. Je ne suis pas moins infiniment redevable à Claire Nouvet de m’avoir inspiré ces
variations sur le baume et l’embaumement, sur la double fonction de préservation et de
propagation du baume.
19. Correspondance générale III, Gallimard, p. 269.
20. Op. cit., p. 270.

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CHAOUAT, Bruno. Le sang du livre In : Je meurs par morceaux. Chateaubriand [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86251>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86251.

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CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Recollecting Chateaubriand

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Recollecting
Chateaubriand
p. 127-135

Texte intégral
Le jugement définitif qui consacre la valeur d’un auteur ne se prononce, en
France, que cinquante ans après sa mort.
Ernst-Robert CURTIUS
1 On peut lire le discours des historiens-rééditeurs des Mémoires – respectivement
Edmond Biré (1898), Maurice Levaillant (1948) –, comme l’histoire de deux
tentations apostoliques, de deux grandes tentatives de restauration qui portent en
elles la nostalgie non seulement du Verbe perdu, mais aussi de la Restauration
monarchique proprement dite : ces tentatives me semblent en effet ancrées dans
une théologie politique.
2 Car ce discours des historiens-rééditeurs accrédite la sacralisation du livre par
Chateaubriand et ne fait qu’en réitérer le geste. A cet égard, l’Introduction aux
Mémoires par Edmond Biré est lourde de signification. Biré commence par citer
Chateaubriand lui-même :
« Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer
un livre ». Lorsque Chateaubriand disait cela, il est permis de penser qu’il songeait à
lui et à ses ouvrages, car nul n’attacha plus de prix à la composition, à cet art qui
établit entre les diverses parties d’un livre une distribution savante, une harmonieuse
symétrie. Du commencement à la fin de sa carrière, il resta fidèle à la méthode de nos
anciens auteurs, qui adoptaient presque toujours dans leurs ouvrages la division en
LIVRES1.

3 Ce qui frappe en premier lieu, c’est de trouver, dans une introduction qui se
prétend informative et historique, le mot « LIVRES » inscrit en italique et en
lettres capitales. Il s’agit bien d’une revendication idéologique, qui relève presque
de la polémique ou du pamphlet : il faut réinscrire le livre dans la tradition, dont
la gastronomie tient lieu, pour la France, de métonymie : « Les Français seuls... ».
Le livre doit être savamment composé, harmonieux, méthodique et symétrique,
comme un bon dîner, qui est le contraire du prêt-à-consommer qu’on peut acheter
sur la voie publique : retenons provisoirement l’exemple de la crêpe, avalée sur le
pouce, et qui annonce le fast-food. Les Français seraient dès lors les auteurs des
meilleurs livres. L’idéologie dans laquelle le livre se trouve inscrit est donc bien
politique et territoriale : le livre est un produit noble du terroir, ce à quoi Edmond
Biré, en 1898, souscrit allègrement. Ainsi, tout l’effort de Biré consistera à
montrer que les Mémoires étaient, à l’origine, divisés en livres, et que c’est ce lié
(le livre comme reliure, c’est vraiment la sauce de l’écriture !) qui leur permet
d’échapper à la fragmentation, à laquelle Marcellus, ancien secrétaire-Judas de
Chateaubriand à l’ambassade de Londres, trouve un malin plaisir à les
abandonner :
« Ce dernier de ses ouvrages n’a point subi les combinaisons d’une composition
uniforme. Revu sans cesse, il n’a jamais été pour ainsi dire coordonné. C’est une série
de fragments sans plan, presque sans symétrie, tracés de verve, suivant le caprice du
jour »2.

4 Biré commente sèchement ces paroles de l’hérétique secrétaire : « C’est justement


le contraire qui est vrai »3. Suit un certain nombre d’exemples pour prouver que
les Mémoires ne peuvent qu’avoir été dès l’origine divisés en livres, afin de
justifier la nouvelle édition, et que par conséquent ils ne sont pas l’avorton d’une
écriture capricieuse et au jour le jour. Biré veut à tout prix sauver les Mémoires du
journal auquel l’impie Girardin pensait les avoir à jamais condamnés.
Chateaubriand est pour nous un ancien, c’est un des classiques de notre littérature,
et le moment est venu de donner une édition des Mémoires d’Outre-Tombe qui
replace le chef-d’œuvre du grand écrivain dans les conditions même où il fut
composé, qui nous le restitue dans son intégrité première4.

5 L’idéologie qui anime l’édition Biré est bien celle du patrimoine littéraire et du
classicisme (« notre littérature »), idéologie elle-même travaillée par la question
de l’origine et de l’intégrité. Toute autre édition (à commencer par celle de
Girardin, qui constitue le sacrilège par excellence) n’est qu’interruption arbitraire,
coupure du flux narratif. Enfin, il s’agit de restaurer le sacro-saint principe qui
avait été honteusement oublié, voire bafoué par les éditions antérieures, à savoir
le principe d’autorité lié à la conformité aux ultima verba de l’auteur, au pieux
respect de ses dernières volontés :
En présentant au public, pour la première fois, une édition des Mémoires d’Outre-
tombe [sic] conforme au plan et aux divisions de l’auteur, nous avons la confiance
que les lecteurs, ayant enfin sous les yeux son livre, tel qu’il l’a conçu et exécuté,
partageront l’enthousiasme qu’il excita, il y a un demi-siècle, chez tous ceux qui
furent admis aux lectures de l’Abbaye-au-Bois5.

6 Telle est donc la tendance restauratrice d’une certaine politique éditoriale,


entreprise quelque cinquante années après Émile de Girardin. Mais le plus
fascinant reste la surenchère dans la fidélité qui se marque par une recherche
patiente et laborieuse de l’origine et de l’intégrité de l’œuvre. Cette recherche ne
rappelle-t-elle pas celle que décrivait Milton dans son texte contre la censure,
l’hommage révérencieux rendu au corps de la Vérité, en dépit de l’impossible
récollection de ses disjecta membra ?6
7 Ainsi le second apôtre des Mémoires, Maurice Levaillant, dans son édition dite
« du Centenaire », parue cinquante ans plus tard, en 1948, va d’abord louer l’effort
de son prédécesseur, au titre d’une tentative de résurrection mystique d’une voix
après cinquante ans de silence ou, pire encore, de sabotages éditoriaux :
En 1898, les cinquante ans étaient accomplis, qui, par une sorte de loi fatidique,
marquent la fin du crépuscule où s’assoupissent, un temps, les grandes renommées.
En manière d’hommage et de réparation, Edmond Biré, l’érudit royaliste, entreprit
de procurer une édition nouvelle des Mémoires d’Outre-Tombe7.

8 Que Biré fût un royaliste n’étonnera personne : son entreprise ne peut se


comprendre que dans l’idéologie aristocratique et chevaleresque, puisqu’elle
constitue un acte de foi et de fidélité : « manière d’hommage », comme le note
pertinemment Levaillant. Mais hommage maladroit : « Elle [l’édition Biré] fut
l’introductrice des Mémoires d’Outre-Tombe auprès d’une nouvelle postérité.
Mais elle n’a rien, ni d’une édition critique, ni même d’une édition fidèle »8.
Réparation, donc, mais encore, toujours trop infidèle à l’original. La recherche
doit aller plus loin. Il faut atteindre l’authentique. D’abord, l’édition dite
« originale » est fautive, ce qui légitime une « édition nouvelle » :
L’édition nouvelle qui s’impose désormais doit donc s’efforcer, hardiment, de
remonter au delà de l’édition originale pour retrouver dans sa pureté, sinon dans son
intégrité, le texte de l’ouvrage tel que Chateaubriand l’avait arrêté
lorsqu’en 1840 et 1841 il en traça les dernières lignes […]9.

9 Mais n’est-il pas de l’essence de l’original de toujours s’éloigner, mirage d’une


source dont la recherche historique doit se rapprocher indéfiniment sans jamais
l’atteindre :
C’est en s’appuyant sur tous ces manuscrits qu’on a établi la présente édition. On
s’est proposé d’y restituer le texte des Mémoires d’Outre-Tombe tel qu’il se présentait
dans le Manuscrit de 1841 ; ou tout au moins, cette restitution intégrale ne paraissant
plus désormais possible, de s’en rapprocher comme d’un idéal10.

10 Levaillant revendique, pour ce travail de moine, « la plus scrupuleuse piété »11.


Son projet éditorial consiste à rendre à Chateaubriand une présence sensible, il
s’origine indéniablement dans cet acte de foi qui procède d’une métaphysique de
la présence et de l’accent (du chant) :
Il semble, à manier le « Manuscrit Champion », qu’on voie Chateaubriand penché
sur les pages, distribuant judicieusement d’une plume appliquée les points et les
virgules, se chantant lui-même, dans un demi-murmure, la mélodie de ses phrases12.

11 Tout ce discours s’édifie sur la métaphore architecturale du livre comme


« “basilique” » ou « “chapelle” votive », selon les formules de Levaillant pour
qualifier le « livre Dixième » de la troisième Partie, consacré à Mme Récamier13.
De sorte qu’on ne tarde pas à rencontrer le livre-martyr ou « reliquaire »14, le
contenant se distinguant à grand-peine du contenu : si le livre contient les reliques
du martyr (il est alors « chapelle votive », « basilique »), il devient lui-même
relique ; tantôt châsse, tantôt enchâssé. En effet, lorsqu’en 1850, tous les partis
politiques blessés par les attaques posthumes de Chateaubriand s’acharnent sur
les Mémoires, Levaillant rappelle que seul Armand de Pontmartin plaindra leur
auteur mort depuis deux ans « d’être abandonné, comme Eudore, aux bêtes de
l’amphithéâtre »15. Dans la section de son Introduction intitulée « Les manuscrits
actuels », Levaillant va emprunter la vieille métaphore ecclésiale de la semence et
de l’arbre, pour désigner le manuscrit, métaphore facilitée par le terme de
« folio »16 : « Le manuscrit, à travers les ans, croissait ainsi à la façon d’un bel
arbre, riche en sève, qui ne perd ses feuilles anciennes que pour se recouvrir de
feuilles nouvelles »17. Enfin il va reprendre la publicité chrétienne du message en
avance sur son temps : « Peu à peu s’accréditait l’opinion que l’œuvre posthume
dont on avait trop parlé vraiment depuis quelque seize ans, était le naufrage d’une
grande renommée. Elle était en avance de cinquante années »18. On ne s’étonnera
pas de ce que Nietzsche, l’Antéchrist qui signe « Dionysos contre le Crucifié », et
répète le christianisme en l’inversant comme au miroir, réitérant le partage
chrétien de l’histoire entre un avant et un après (lui-même), fera sienne cette
revendication, aussi bien dans L’Antéchrist : « C’est l’après-demain seulement qui
m’appartient. Certains naissent posthumes »19, que dans Ecce Homo : « Moi non
plus, je ne suis pas encore à l’ordre du jour : il en est qui naissent posthumes... »20.
12 Ainsi, de même que la « parole de Jésus de Nazareth a eu un impact à peu près nul
au moment de son émission »21, de même les Mémoires ne trouveront guère de
lecteurs avant cinquante années d’une sorte d’incubation. On comprend
désormais la nécessité des éditeurs-apôtres : « Saint Marc écrit le premier
Évangile à Rome autour de 87. Le vrai corps du Christ est posthume, et
l’incarnation s’installe dans l’intervalle qui sépare l’événement de son récit »22. Si
restaurer les Mémoires d’outre-tombe, c’est bien avant tout restaurer un « grand
monument dégradé »23 (sans oublier que le monument, comme le martyr, est
toujours la marque pétrifiée d’un témoignage), il reste qu’à travers ces rééditions
successives insiste le désir d’une restauration politique, d’abord de façon
explicite – Edmond Biré est royaliste –, puis d’une manière plus subtile et
vraisemblablement inconsciente. C’est que la monumentalisation est à ce point
inscrite dans le projet autobiographique de Chateaubriand qu’il est difficile de
n’être pas gagné par cette prétention sans cesse affichée à la restauration
architecturale (littéraire), politique, théologique, prétention dont seront affectés
les discours des historiens-rééditeurs.
13 Quarante ans plus tard, en 1989, Jean-Claude Berchet fait le point, remarquant
que l’édition Levaillant est certes utile, mais qu’elle est littéralement folle et
fausse ; Levaillant aurait été victime de son enthousiasme et de sa dévotion, qui le
conduisent à réécrire des pans entiers de l’œuvre. Berchet va à juste titre
réinscrire l’œuvre posthume dans le mythe des monarchies chrétiennes
promouvant l’immortalité du roi :
Oublions à présent les vicissitudes de sa longue histoire, où nous avons failli nous
perdre, pour revenir contempler ce monument de papier à nous légué par un homme
qui le dépose à côté de son cadavre : pour en tenir lieu, pour le représenter le-plus
longtemps possible dans un monde qui ne sera désormais plus le sien24.

14 De ce mythe, Kantorowicz décrit les conditions anthropologiques d’émergence,


liées aux rites funéraires : « le symbolisme de la survie du Roi en dépit de la mort
du roi est confirmé par un des traits les plus étonnants de la dualité royale
imaginée aux Temps modernes : les rites liés en France à l’effigie du roi »25. Ces
rites, précise Kantorowicz, sont empruntés à l’Angleterre où dès le XIVe siècle le
corps du roi est éviscéré et embaumé après sa mort, puis accompagné d’une
effigie. Sur le couvercle du cercueil on place la « représentation » ou « personnage
royal »26. Le discours des historiens des Mémoires semble se nourrir de ce mythe
des deux corps du roi, de la gloire et de la Dignitas, opposant toujours la personne
réelle, mortelle, à la personne fictive, glorieuse, immortelle, littéraire. Le livre gît
ici, dans la mise en scène de Berchet, auprès de son auteur, comme l’effigie du
cadavre du roi, garantissant à l’écrivain la pérennité : Chateaubriand est mort,
vive Chateaubriand !
15 Cette conception du livre s’enracine donc aussi bien dans une théologie politique,
que dans une nostalgie de la voix. Il est difficile en effet de lire ces tentatives
restauratrices sans tenir compte de l’opposition qu’analyse Derrida entre la
« bonne écriture » (naturelle, divine, supralapsaire) et la « mauvaise » (technique,
artificieuse, humaine, déchue)27. La métaphysique du livre ressortit à la
prééminence accordée à la voix comme écriture sacrée sur la « mauvaise écriture »
dans la philosophie occidentale : « L’écriture naturelle est immédiatement unie à
la voix et au souffle. Sa nature n’est pas grammatologique mais pneumatologique.
Elle est hiératique, toute proche de la sainte voix intérieure de la Profession de foi
[…] »28. D’où le paradoxe que soulève la lecture du chapitre de l’Introduction de
Levaillant intitulé : « Le drame de la Presse. Retranchements et remaniements
(1844-1848) », paradoxe qu’on peut formuler ainsi : plus Chateaubriand confie à
des secrétaires successifs la tâche servile de réviser les Mémoires, plus il semble
« maître de son texte »29. Daniélo succède à Pilorge, Maujard à Daniélo. A propos
de Maujard, Levaillant écrit : « […] son écriture nette et appliquée s’y entrelace à
celle de Pilorge, de Daniélo et de copistes calligraphes, mais plus obscurs »30. Tout
se passe comme si moins il avait de rapport physique, immédiat à l’écriture, plus
l’auteur avait autorité sur son œuvre : Levaillant rêve d’un Chateaubriand
n’écrivant pas, se gardant de tout contact avec la saleté, la souillure de l’écriture,
faisant travailler des scribes-secrétaires obscurs, voire anonymes, afin de
préserver l’intégrité de sa parole, la mystique de sa voix. Ce que l’écriture menace,
dans sa matérialité fragmentée, au jour le jour, c’est le principal du nom et le
principe d’autorité, la prétendue maîtrise sur l’œuvre. Ainsi, ce que Derrida
appelle la « bonne écriture » ne peut être enclose que dans une totalité
organique – le livre, qui est la voix :
Comprise, donc, à l’intérieur d’une totalité et enveloppée dans un volume ou un livre.
L’idée du livre, c’est l’idée d’une totalité, finie ou infinie, du signifiant ; cette totalité
du signifiant ne peut être ce qu’elle est, une totalité, que si une totalité constituée du
signifié lui préexiste, surveille son inscription et ses signes, en est indépendante dans
son idéalité31.

16 Ce signifié originaire, total, n’est-ce pas l’« idéal » dont parle Levaillant et dont il
faut se rapprocher tout en sachant qu’on ne pourra jamais l’atteindre ? Derrida
appelle aussi cela l’« archi-parole »32, dont les éditeurs-apôtres des Mémoires se
seront mis en quête depuis bientôt un siècle, comme, du Saint-Graal, les
chevaliers de la Table ronde. Or, ajoute Derrida, « L’idée du livre, qui renvoie
toujours à une totalité naturelle, est profondément étrangère au sens de l’écriture.
Elle est la protection encyclopédique de la théologie et du logocentrisme contre la
disruption de l’écriture […] »33. Le livre serait donc le sang de vie, corps mystique,
témoin et martyr, l’écrit comme écrin et l’écrin de l’écrit, parole de vérité à
restaurer, que l’écriture aurait irréversiblement corrompue, voilée et violée. Mon
hypothèse est que la prétendue catastrophe éditoriale des Mémoires marque ce
moment critique, vécu comme une déchéance, où Chateaubriand puis ses deux
rééditeurs se trouvent confrontés à « la fin du livre » et au « commencement de
l’écriture ».
17 L’opposition derridienne entre le livre et l’écriture telle que je la reprends ici
démarque et réévalue, bien qu’elle la précède, la distinction de Barthes entre
œuvre et « Texte », qu’on peut résumer ainsi34 : l’œuvre est prise dans un
processus de filiation, de propriété et de paternité littéraires, de sorte que la
science littéraire apprend à respecter le manuscrit et les intentions déclarées de
l’auteur. Le Texte, au contraire, se passe de la garantie de son père. La métaphore
privilégiée pour décrire l’œuvre, rappelle Barthes, sera celle d’un organisme en
expansion, l’œuvre étant traditionnellement saisie dans une métaphoricité
biologique ; ce que Berchet illustre, écrivant, à propos des Mémoires : « C’était
bien là cette œuvre organique, vivante, que son auteur avait désiré construire. Son
cœur apaisé pouvait la contempler avec fierté »35. En regard, aucun respect vital
n’est dû au Texte. Cependant Barthes, on le sait, va élaborer une utopie du Texte
fondée sur le plaisir, le jeu et la gratuité, utopie à laquelle je ne puis souscrire, et
par laquelle ledit Texte, dans une certaine mesure resacralisé, se distinguerait de
l’œuvre en ce qu’il échapperait à la consommation, au circuit de l’utilité et de la
marchandise. J’essaierai de montrer, sur l’exemple de Chateaubriand, que, là où la
sacralisation du livre (de l’œuvre) prend fin, commence précisément l’écriture (le
texte) dans sa dimension prostitutionnelle, consomptible, voire alimentaire. Ainsi,
cette utopie du Texte où le langage circulerait librement, hors de toutes
contraintes, où à l’hypostase du signifié s’est substituée la gloire du signifiant, se
situe aux antipodes de ma lecture. La désacralisation du livre et le
« commencement de l’écriture » ne sont favorisés au contraire que par une
économie de consommation et d’aliénation, économie que je voudrais à présent
analyser.

Notes
1. Mémoires d’Outre-Tombe, nouvelle édition, avec une introduction, des notes et des appendices
par Edmond Biré, t. I, Paris, Librairie Garnier Frères. Introduction, p. 20. Biré souligne.
2. Dans Chateaubriand et son temps, par le comte de Marcellus, ancien ministre plénipotentiaire,
1 vol. in-8°, 1859. Préface, p. 19, cité par Biré, p. 28.
3. Op. cit., p. 28.
4. P. 27.
5. P. 33.
6. Voir chapitre III.
7. Mémoires d’Outre-Tombe, I, Édition du Centenaire intégrale et critique en partie inédite
établie par Maurice Levaillant, Flammarion, p. 86.
8. Op. cit., p. 87.
9. P. 88.
10. P. 99.
11. P. 103.
12. P. 104.
13. P. 56.
14. P. 93.
15. P. 85. Levaillant fait référence aux Lettres d’un Sédentaire à M. Adolphe Sala, par A. de
Pontmartin. dans l’Opinion Publique des 15 et 22 février, 2, 9 et 15 mars 1851.
16. « Folio » vient du latin « folium » (feuille) et désigne le feuillet des manuscrits de certaines
éditions anciennes.
17. P. 90. Je renvoie à ce qui a été dit plus haut du lien entre la propagation du message chrétien
et la page comme le lieu d’inscription du message, support de la propagande.
18. P. 86.
19. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist Imprécation contre le christianisme, dans Œuvres
philosophiques complètes, VIII, NRF Gallimard, 1990, p. 159.
20. Op. cit., Ecce Homo, p. 276. A ce propos, Derrida écrira qu’au Christ. « Dionysos […] fait face
mais […] comme son sosie spéculaire ». (Otobiographies, L’Enseignement de Nietzsche et la
politique du nom propre, Galilée, 1984, p. 66).
21. Voir Régis Debray, Cours de médiologie générale, NRF Gallimard, « Bibliothèque des Idées ».
1991, p. 126.
22. Op. cit., p. 129.
23. Maurice Levaillant, op. cit., p. 105.
24. P. 34. Berchet souligne.
25. Ernst Kantorowicz, Les Deux corps du Roi, Essai sur la théologie politique au Moyen Age.
Traduit de l’anglais par Jean-Philippe Genet et Nicole Genet, NRF Gallimard, 1989 pour la
traduction, p. 303. Voir le chapitre VII, intitulé « Le roi ne meurt jamais ».
26. Ibid.
27. De la grammatologie, Éditions de Minuit, 1967, chapitre I, « La fin du livre et le
commencement de l’écriture », p. 15 et suivantes.
28. Op. cit., p. 29.
29. Op. cit., p. 69.
30. Op. cit., p. 71.
31. Derrida, op. cit., p. 30.
32. Ibid.
33. Op. cit., pp. 30-31.
34. La première publication du texte de Barthes. De l’Œuvre au texte, dans la Revue d’Esthétique,
3, p. 225 et suivantes, date de 1971 ; De la grammatologie lui est donc antérieur de quatre ans
(1967). La majuscule au mot « Texte » est de Barthes : elle confirme mon analyse.
35. Mémoires, p. 26.

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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand De la Restauration… au restaurant

Presses
universitaires
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Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

De la Restauration… au
restaurant
p. 137-147

Texte intégral
... nous en sommes à la parodie.
CHATEAUBRIAND
Chateaubriand : connu surtout par le beefsteak qui porte son nom.
FLAUBERT
1 Qu’est-il donc arrivé aux Mémoires, qui justifie ces tentatives renouvelées et
obstinées de restauration ? Résumons, pour commencer, leur histoire éditoriale, à
partir de la biographie circonstanciée de Maurice Levaillant1. C’est en 1834 que
commencent les premières séances de lectures des Mémoires, à l’Abbaye-aux-
Bois, dans le salon bleu de Juliette Récamier, en présence d’un auditoire choisi et
restreint. S’il est vrai que celle-ci en assumera l’organisation, il n’est pas moins
probable que Chateaubriand conçût lui-même l’idée de ces lectures. Dans l’hiver
de cette année 1834, en effet, la sécurité financière manque à l’écrivain, toujours
pressé de dettes. Le but de ces premières lectures consiste donc, ouvertement, à
éveiller l’attention d’un éditeur avec qui négocier cette œuvre qui constitue déjà,
bien qu’inachevée, un « capital », un « patrimoine », selon les formules de
Levaillant2. Il s’agit donc, comme dit Philippe Muray, d’une « campagne de
teasing »3. De fait, les lectures de 1834 ressemblent bien à un striptease littéraire,
à un effeuillage du texte.
2 On sait qu’à l’origine, le vœu de leur auteur était que son livre ne parût pas avant
un délai de cinquante ans après sa mort. Or, dès 1833, Chateaubriand semble
avoir abandonné cette exigence, « il envisage seulement l’instant où « la mort
baissera la toile entre [lui] et le monde »4. Non seulement il ne serait pas juste
d’imaginer que Chateaubriand n’ait fait aucune concession à sa première exigence,
mais il serait également faux de prétendre que la publication fragmentée des
Mémoires du vivant de leur auteur eût lieu sans le consentement exprès de celui-
ci, voire sans son désir. La preuve en est que dès cette même année 1834,
Chateaubriand n’hésite pas un instant à livrer des pages détachées de son
autobiographie à la Revue des Deux Mondes et, faisant jouer la concurrence, à la
Revue de Paris5. Commence alors une ère de jalousie éditoriale : « Une page,
[implorent directeurs et rédacteurs], une petite page des Mémoires ! »6. En
mars 1834 la rumeur circulait dans Paris que « Chateaubriand cherchait un
acquéreur en gros ; qu’il demandait douze mille francs de rente viagère, cent mille
écus comptant et que l’on payât ses dettes »7. Le même mois, on réunit en un
volume, avec le consentement de l’écrivain et l’aide de son secrétaire Pilorge, les
principaux morceaux des Mémoires déjà parus dans différentes revues. Or, cette
tentation du mémorialiste de vendre et de publier de son vivant des morceaux
d’une œuvre supposée posthume, est en même temps énergiquement déniée par
lui ainsi que par son biographe, comme si cette disposition lui était imposée de
l’extérieur : « Chateaubriand se voyait forcé d’écrire pour “gagner [son] pain” ;
comme à Londres aux pires heures de son émigration, après “quarante ans de
combats”, il allait, amèrement, “se mettre aux gages d’un libraire” »8. Il semble
que la renommée du Pair de France ne puisse décidément pas s’accommoder de ce
scénario mercantile si peu glorieux. C’est pourquoi Levaillant rappelle l’expérience
extrême de l’exil (« comme à Londres... »), où l’émigré, pour survivre, en était
réduit à manger du papier, refusant tout secours de l’Angleterre, toute aumône,
noble jusqu’à préférer mourir de faim plutôt que de devoir quoi que ce soit à une
générosité étrangère. Le dessein du biographe apparaît de plus en plus clair : il
s’agit à tout prix de dénier en l’ennoblissant la vocation trivialement mercenaire
du Vicomte.
3 1836. Le libraire Delloye forme une société en participation qui, administrée par
lui, deviendra propriétaire des Mémoires, en échange de quoi leur auteur recevra
la sécurité financière : 156 000 francs pour commencer et éponger ses dettes les
plus urgentes, suivis d’une rente annuelle et viagère de 12 000 francs9. C’est ici
que commence un engrenage que les pratiques contemporaines de l’édition nous
ont rendu si familier. En effet, le contrat stipule implicitement que plus l’écrivain
publie, plus sa rente augmente : 25 000 francs d’abord, puis d’autres bénéfices en
échange de nouveaux ouvrages qu’il pourrait encore « “livrer de son vivant pour
être publiés” »10. Si cela ressemble à la tranquillité financière tant et depuis si
longtemps convoitée, cet acte, bien qu’il respecte encore le vœu de publication
posthume, est très vite vécu par Chateaubriand comme une dépossession et une
expropriation. Ce que s’est acquis la « Société Delloye, A. Sala et Cie », c’est non
seulement « “la propriété littéraire” » des Mémoires, mais aussi celle d’un ouvrage
en préparation sur la guerre d’Espagne en 1823, enfin et surtout « “la faculté
d’acquérir par privilège et exclusivement à tout autre tous les ouvrages que
pourrait composer à l’avenir M. de Chateaubriand” »11. Celui-ci ne tarde pas à se
lamenter, par la voix de son compatissant biographe :
[…] ses Mémoires ne lui appartenaient plus ; cette seule idée révoltait secrètement
son orgueil. […] Chacune des lignes qu’il écrirait désormais appartenait d’avance à
ces cent quatre-vingt-dix tyrans12.

4 Balzac a parfaitement distingué le piège tendu à Chateaubriand par ses éditeurs,


qui écrit dans une lettre adressée à Mme Hanska de juillet 1837, avec la
perspicacité pour la chose économique qui le caractérise : « Chateaubriand meurt
de faim, il a vendu son passé d’auteur et il a vendu l’avenir »13. Le désastre
éditorial de Chateaubriand consisterait donc à avoir vendu la peau de l’ours avant
de l’avoir mis à terre, pour autant que l’ours désigne, dans le jargon du
journalisme au XIXe siècle, un ouvrage littéraire, un manuscrit en attente de
publication. Il ne s’agit de rien moins, à en croire Levaillant, qu’une « spéculation
sur [la] vieillesse de l’écrivain », alors âgé de soixante-huit ans14. La durée de vie
fait donc l’objet d’un calcul, et l’écrivain est réduit à cette durée comme le soldat-
prolétaire de Bonaparte. Chateaubriand ne décriait-il pas, dans son pamphlet
de 1814, la loi de conscription, la tyrannie des technocrates, « pourvoyeurs de
chair humaine », qui allaient jusqu’à agiter « cette grande question : à savoir,
combien de temps duroit un conscrit ; […] » ?15 Le biographe, ému par les
lamentations de Chateaubriand, va placer complaisamment l’écrivain dans la
position du soldat-prolétaire de l’Empire, dont le corps suscite et excite chez les
fonctionnaires les spéculations les plus cyniques. Le corpus des Mémoires sera
désormais mutilé par le calcul et le prélèvement : corpus taxé, saigné à blanc,
vampirisé, sangsuré. Comme le rappelle Philippe Muray, « au fur et à mesure que
l’édition a pris davantage d’importance, […] elle est devenue une instance de
contrôle, éventuellement de censure, remplaçant ou doublant d’autres instances
de contrôle et de censure […] »16.
5 Dans les années 1840, le jeune Marx rappelle l’existence de cette « censure
matérielle », conditionnée par les « fortes cautions en argent », par laquelle
l’écrivain, quoiqu’autorisé, voire encouragé à publier, n’est pas libre pour autant,
mais peut au contraire se trouver assujetti à la pire des contraintes, à la suprême
aliénation : celle du travail salarié17. Marx glisse, de la critique de la censure, à
celle du capital ; à la réalité triviale et « prosaïque » de la classe ou du rang social,
se substituent l’idéalité ou le fétiche. En effet, le seul critère dont dispose le
censeur pour juger de la compétence d’un écrivain, c’est précisément son rang
social ; de sorte que la censure va opérer selon le même processus que le
capitalisme : elle va fictionnaliser (idéaliser, fétichiser) la réalité insignifiante du
rang social et de la classe en la dotant d’une signification abstraite :
Nous voyons donc que si c’est d’abord par son orthodoxie que l’instruction [c’est-à-
dire le nouvel édit de censure] entre en conflit avec l’édit de censure, c’est
maintenant par son romantisme, qui est toujours, en même temps, poésie
tendancieuse. Garantie prosaïque, véritable, la caution d’argent devient une garantie
idéelle, et celle-ci se change en rang social très réel et individuel, lequel reçoit une
signification magique, fictive18.

6 A propos de la presse française, et comme s’il emboîtait le pas à Chateaubriand


une quinzaine d’années plus tard, révélant l’horizon économique de la lutte de
celui-ci dans les années vingt, Marx dénonce la substitution de cet autre type de
censure, plus sournois, que représente la « censure matérielle », à la « censure
intellectuelle » ou morale :
La presse française n’est pas trop libre ; elle n’est pas assez libre. Elle n’est certes
soumise à aucune censure intellectuelle, mais elle subit une censure matérielle, celle
des fortes cautions en argent. C’est donc matériellement qu’elle opère précisément
parce qu’on l’entraîne, de sa véritable sphère, vers la sphère des grandes spéculations
commerciales19.

7 Si la « véritable sphère » de la presse libre consiste dans le compte rendu fidèle de


la réalité, les « spéculations commerciales » suscitent une défiguration de ladite
réalité, et donc affectent la presse libre dans son essence, ce qui revient à la
censurer20. Enfin, la presse « qui se ravale au niveau d’un métier »21 n’est pas
libre. C’est sur ce point que Marx associe explicitement le « travail salarié » et le
« métier » d’écrivain, le prolétaire et le poète :
Naturellement, l’écrivain doit gagner de l’argent pour exister, mais il ne doit
nullement exister ni écrire pour gagner de l’argent. […] le poète déchoit de sa sphère
dès que la poésie devient pour lui un moyen22.

8 Si la poésie est fin en soi et désintéressement, alors faire « métier » de poète serait
réduire la poésie à un simple moyen matériel. Or, la poésie ne doit pas être une
rente ni un revenu, mais un don de soi :
La première liberté de la presse, c’est de n’être pas un métier. L’écrivain qui la
rabaisse jusqu’à en faire un moyen matériel mérite, comme châtiment de cette
servitude intérieure, la servitude extérieure, la censure ; ou plutôt, son châtiment,
c’est son existence même23.

9 Le prix à payer pour cette auto-aliénation, c’est la censure, pour autant que
l’écrivain n’écrit plus que sur commande, sous la dictée de la bourgeoisie. Pire : le
« châtiment » d’un tel choix qui va à l’encontre de l’essence de la poésie, c’est
l’existence servile, l’esclavage du salaire, la dépropriation et le devenir-étranger-à-
soi. Ce qui se joue donc dans cette prostitution de l’écrivain à la censure
matérielle, c’est la perte du propre et de l’intégrité, la perte de tout principe
d’autorité. L’écrivain n’est dès lors plus l’auteur de ses œuvres, ses œuvres ne lui
appartiennent plus en propre.
10 D’où le paradoxe suivant : si d’un côté Chateaubriand se trouve forcé d’écrire
« […] une ou deux pages par jour tant [qu’il vivra] pour remplir les tristes
conditions de [son] marché »24, de l’autre il se trouve obligé par ses éditeurs-
créanciers de retrancher des pages jugées politiquement dangereuses ou
inconvenantes, chaque retranchement lui coûtant évidemment tant la page :
« Vous me coûtez quarante mille francs ! », se plaindra Chateaubriand à ses
actionnaires après qu’ils l’eurent prié poliment mais instamment de réduire son
Congrès de Véronne25. L’écriture salariée, journalière, exproprie l’auteur de son
œuvre, mutile et morcelle le livre. Pour rembourser la somme perçue d’avance, il
faut produire : l’écrivain-prolétaire se vend alors au détail, tels les travailleurs de
Marx, « obligés de se vendre morceau par morceau, tels une marchandise ; et,
comme tout autre article de commerce, ils sont livrés à toutes les vicissitudes de la
concurrence, à toutes les fluctuations du marché »26. Le contrat Delloye, qui est
une concession au mercantilisme satanique dont parlera bientôt Baudelaire (« Le
commerce est, par son essence, satanique »)27, constitue la première étape vers la
désintégration du livre-capital.
11 Dans les Mémoires, Chateaubriand écrit : « J’entre mal dans la circulation en
pièce de monnaie courante ; pour me sauver, je me retire auprès de Dieu ; une
idée fixe qui vient du ciel vous isole et fait tout mourir autour de vous »28. En dépit
d’une dénégation murmurée du bout des lèvres et sur laquelle nous allons revenir,
il est ici évident que, bon gré mal gré, le vicomte est entré dans cette
« circulation », qu’il s’est compromis avec l’ignoble circuit de la monnaie vivante.
12 Dans la suite de son récit, Levaillant cite un extrait d’une lettre de Ballanche à
Madame d’Hautefeuille : « Ce n’est pas de mourir moi-même en propre personne
qui me tourmente, c’est de mourir dans les autres. C’est de mourir successivement
dans les autres et dans soi, de mourir par morceaux, qui fait toute ma tristesse »29.
Cette citation, d’une richesse et, hors contexte, d’une ambiguïté étonnantes,
pourquoi Levaillant l’insère-t-il en ce lieu de son récit où est décrite la sinistre
plongée de Chateaubriand et de ses proches dans l’« escalier d’ombre » de la
vieillesse ? La survenue de cette citation en ce nœud du récit répond certes à
l’enchaînement narratif, mais elle s’inscrit en outre dans une logique associative.
Car le chapitre suivant aborde la question de l’ignoble, prenant pour titre une
autre citation de Ballanche à propos de la publication des Mémoires dans la
Presse par Girardin au lendemain de la mort de leur auteur : « Le Portrait Mutilé
ou “l’ignoble filière du feuilleton” ». Cette citation est extraite d’une lettre de
Ballanche à Ampère, datée du 26 novembre 1844 :
... Une intrigue de main de maître s’est organisée dernièrement. Il ne s’agissait de
rien moins que de faire passer les Mémoires d’Outre-Tombe par l’ignoble filière du
feuilleton…30.

13 Peut-être en effet ne comprend-on pas ce que peut avoir d’« ignoble » pour
Ballanche ce mode de publication, si l’on n’a pas en mémoire la première citation
donnée par Levaillant. Rappelons les faits : au mois d’août 1844, Émile de
Girardin parvient à arracher à la Société propriétaire des Mémoires le droit de
publier, contre le versement de 80 000 francs, dans son journal populaire et
quotidien la Presse, l’œuvre posthume avant qu’elle soit éditée en librairie.
Levaillant s’insurge :
En feuilletons, comme les romans d’Alexandre Dumas, de Paul de Kock ou d’Eugène
Sue ! Au bord de la fosse à peine refermée de leur auteur, on les débiterait par
morceaux comme jambons en foire : les Mémoires pour un sou la tranche31 !

14 S’il s’agit toujours d’une métaphore culinaire, comme dans le cas du livre,
remarquons qu’on est passé de la fine gastronomie, du livre comme dîner bien
composé, au hachis et à la charcuterie. Biré, en 1898, en effet, s’indignait lui
aussi :
Paraître ainsi, haché, déchiqueté ; être lu sans suite, avec des interruptions
perpétuelles ; servir de lendemain et, en quelque sorte, d’intermède aux diverses
parties des Mémoires d’un médecin, qui étaient, pour les lecteurs ordinaires de la
Presse, la pièce principale et le morceau de choix, c’étaient là, il faut en convenir, des
conditions de publicité déplorables pour un livre comme celui de Chateaubriand32.

15 Si le livre est le corpus Christi, s’il y a un corps mystique, un sang du livre, le


feuilleton constitue proprement une dérision de l’eucharistie. Le feuilleton serait
au livre ce que le restaurant est à la triple restauration – littéraire, théologique et
politique : mauvais jeu de mots et vile parodie illustrés par Daumier, dès 1844, au
moment de la vente des Mémoires à la Presse.
16 Ce que pensent Ballanche, les proches de Chateaubriand, et Levaillant du contrat
arraché par Girardin autorisant celui-ci à publier les Mémoires en feuilletons dans
son journal, est une chose, mais qu’en pense à la date le principal intéressé ?
D’abord, et c’est le plus inattendu, l’idée ne lui déplaît pas : il n’a « “pas trop de
répugnance” » à ce mode de publication, reconnaît son biographe33. Ce sont donc
ses amis qui réagissent à sa place et crient « au sacrilège »34. Il semblerait que la
colère ne vienne pas tout d’abord de l’écrivain, mais de son noble entourage.
Berchet dira, de façon moins détournée et infiniment plus juste : « La perspective
de voir paraître à la une de La Presse le texte auguste, jusqu’alors réservé à
quelques initiés, leur paraissait aussi intolérable qu’une prostitution. On avait
peur du scandale, on craignait les polémiques »35. Peut-on soutenir que
Chateaubriand n’aura rien fait pour démystifier le mystère, qu’il n’aura pas dans
une certaine mesure encouragé la publicité de la communion, bradé l’eucharistie
pratiquée dès 1834 entre les fidèles initiés de l’Abbaye-aux-Bois ? Et cependant,
gagné par l’indignation de ses amis, ramené par eux à la « morale des devoirs » et
à la pudeur, après avoir cédé à la « morale des intérêts »36, il publiera deux
déclarations essentielles, l’une vindicative et radicale : « Je suis maître de mes
cendres, et je ne permettrai jamais qu’on les jette au vent ! »37 ; l’autre résignée,
lassée : « Je laisse passer, et je ne m’embarrasse pas de gens qui veulent voler
jusqu’à mon cercueil »38.
17 La publication en feuilletons rejouerait donc, sur le mode parodique et grotesque,
la profanation des tombeaux et la dispersion des cendres : le vol du « cerceuil »
répéterait la privation de sépulture, et donc l’interdiction de toute épitaphe, de ce
récit minimal qui garantit l’immortalité et la « belle mort ». Reprenant
métaphoriquement un point crucial du témoignage de Lactance adapté dans Les
Martyrs, le dessein de Chateaubriand et de son biographe est bien de nous
persuader que ce qui arrive aux Mémoires en 1844 serait comparable à
l’holocauste des chrétiens sous Galérius et des aristocrates sous la Terreur, que le
recueil- « cercueil » a subi le même sort que les tombeaux dévastés, profanés de la
basilique de St-Denis. Le discours sur la propriété littéraire rejoint ici celui sur la
propriété foncière (l’économie mystique du fundus)39, la maison, le tombeau,
l’héritage, analogie qu’on a relevée chez Milton et que Diderot rétablissait au
milieu du XVIIIe siècle.
18 En effet, tandis que Milton fournissait à Chateaubriand une argumentation
épistémologique et théologique dans son débat avec la censure, Diderot, qui n’est
pas invoqué explicitement par lui, ne lui en fournit pas moins le contexte
juridique, qui fonde pour la modernité la notion de « propriété littéraire » et
d’imprescriptibilité des droits d’auteur40. Citons les trois points essentiels du
plaidoyer de Diderot en faveur de la liberté de la presse :

1. Je le répète, l’auteur est maître de son ouvrage, ou personne dans la société


n’est maître de son bien41.
2. Quoi, un particulier aliène à perpétuité un fonds, une maison, un champ ; il
en prive ses héritiers, sans que l’autorité publique lui demande compte de sa
conduite. Il en tire toute la valeur, se l’applique à lui-même comme il lui plaît,
et un littérateur n’aura pas le même droit. Il s’adressera à la protection du
souverain pour être maintenu dans la plus légitime des possessions, et le roi
qui ne la refuse pas au moindre de ses sujets, quand elle ne préjudicie à
personne limitera à un certain intervalle de temps, à l’expiration duquel un
ouvrage qui aura consumé son bien, sa santé, sa vie, et qui sera compté au
nombre des monuments de la nation, s’échappera de son héritage, de ses
propres mains pour devenir un effet commun42.
3. En effet quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage
d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son
temps, de ses recherches, de ses observations ; si les plus belles heures, les
plus beaux moments de sa vie ; si ses propres pensées, les sentiments de son
cœur ; la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point ; celle
qui l’immortalise ne lui appartient pas43.

19 Toute l’argumentation de Diderot repose sur l’analogie entre la propriété littéraire


et la propriété foncière ou immobilière (le bien fonds), réputée inaliénable. En
outre, il suggère une similitude entre le livre et la sépulture qui renferme la
« portion »« la plus précieuse » de l’auteur, son essence impérissable. S’attaquer
au droit de l’auteur de léguer son œuvre revient donc non seulement, selon cette
logique juridique, à une expropriation, mais de nouveau à une violation de
sépulture. Ainsi, si le livre est promesse d’immortalité, son aliénation, son passage
dans le domaine public équivaudrait à priver l’auteur de sa succession, à savoir de
son succès posthume comme immortalité.
20 Quant à la position de Ballanche sur la question de la propriété littéraire, le moins
que l’on puisse en dire est qu’elle est infiniment plus perverse, voire
schizophrénique, Ballanche n’étant pas seulement écrivain, mais d’abord et avant
tout éditeur libraire, par conséquent directement intéressé aux bénéfices
financiers de la publication44 La question que pose Ballanche dans son Essai sur
la propriété littéraire, comme le montre William Paulson, est celle de savoir si
celle-ci cons-titue ou non une propriété, perpétuelle de par sa nature. Et
curieusement, Ballanche répond négativement, en vertu de l’immatérialité du
medium. Paulson remarque que l’argument de Ballanche est inversé chez Balzac
qui en 1834 « réclame pour la propriété littéraire produite par le travail une assise
juridique aussi solide que celle de la propriété foncière » :
S’il est au monde, écrit Balzac, une propriété sacrée, s’il est quelque chose qui puisse
appartenir à l’homme, n’est-ce pas ce que l’homme crée entre le ciel et la terre, ce qui
n’a de racine que dans l’intelligence, et qui fleurit dans les cœurs ?45

21 La position de Ballanche est plus ambivalente et s’inscrit dans une méditation


métaphysique sur le destin de l’imprimé. Pour Ballanche, écrit Paulson qui
rappelle les déterminations platoniciennes et chrétiennes de cette position, « la
prose, la versification, l’écriture, l’imprimerie sont autant de chutes accompagnant
la modernité et la dissolution des traditions. […] L’impression et la publication
poursuivent et prolongent le travail de désacralisation commencé par l’écriture,
car elles enlèvent la présence de l’auteur » :
L’écriture manque de pudeur parce qu’elle peut se produire en l’absence de celui qui
la fit. Elle choisit son temps pour paraître, et, si cela lui convient, pour se réfugier
ensuite dans l’ombre comme une courtisane. De même que son père n’est pas là pour
la défendre lorsqu’elle est attaquée ou insultée sans raison, de même aussi, lorsque
l’on a de justes reproches à lui adresser, son père n’est pas là pour rougir46.

22 Pire qu’une fille sans défense, ce qui évoque évidemment la position de Platon
dans le Phèdre, l’écriture, déchéance ou déchet du Logos, serait une impudique
courtisane, voire une fille de joie. Dans Avenir du monde, publié pour la première
fois dans la Revue des Deux Mondes, Chateaubriand écrivait, exactement dans le
même esprit que son ami Ballanche :
L’imprimerie n’est que la Parole, première de toutes les puissances : la Parole a créé
l’univers ; malheureusement le Verbe dans l’homme participe de l’infirmité
humaine ; il mêlera le mal au bien, tant que notre nature déchue n’aura pas recouvré
sa pureté originelle47.

23 D’où les réticences de Ballanche, pourtant libraire, à la publication, et sa


préférence pour le tirage limité : « Imprimer sans publier, c’est retenir quelque
chose de la situation parlée, le droit de choisir ses auditeurs, le privilège de
quelques initiés », observe Paulson. C’est rigoureusement la position
métaphysique officielle adoptée par les amis de Chateaubriand et par
Chateaubriand lui-même, lors des lectures des Mémoires à l’Abbaye-aux-Bois :
« Supprimer le livre pour le public, […] c’est le placer par nostalgie dans un mode
de circulation privilégiée, initiatique ».
24 Déchu de ce mode de circulation initiatique par sa publication en feuilletons dans
la Presse, le livre-patrimoine (la prétendue « tombe » littéraire) se trouve donc
menacé de saccage et de dissolution par les assauts obstinés des spéculateurs48. Ce
qui ne manque pas d’arriver : les amis de Chateaubriand, épouvantés par la
perspective d’une telle publication, vont le convaincre d’amputer ses Mémoires49.
25 Ainsi, dès la mort de Chateaubriand et sous le regard indigné de Madame
Récamier, les pages des Mémoires seront « jetées aux vents de la place publique »,
« livrées à l’appétit des lecteurs populaires »50.

Notes
1. Chateaubriand Madame Récamier et les Mémoires d’Outre-Tombe (1830-1850). Paris,
« Librairie Delagrave », 1947.
2. Op. cit., pp. 222 et 249.
3. « L’œuvre en viager », dans Chateaubriand Le Tremblement du temps, Presses Universitaires
du Mirail, 1994, p. 144.
4. Levaillant, op. cit., p. 222. Levaillant cite la « Préface testamentaire » des Mémoires.
5. Op. cit., p. 226.
6. P. 231.
7. P. 232.
8. Op. cit., p. 238. Levaillant cite une lettre de Chateaubriand à A. Nettement, du 11 juin 1835.
9. Pp. 247-248.
10. P. 249. Levaillant cite la lettre du contrat (Archives de Me Jean Dufour).
11. Ibid.
12. Il s’agit des cent quatre-vingt-dix actionnaires de la « Société pour l’acquisition des Mémoires
et œuvres inédites de M. de Chateaubriand. » Levaillant, p. 251.
13. Cité par Philippe Muray, p. 146.
14. Levaillant, p. 252.
15. De Buonaparte, des Bourbons, Troisième Édition, revue et corrigée, Londres, 1814, p. 34.
16. Article cité, p. 138.
17. Articles dans Anekdota, Rheinische Zeitung, Deutsche Jahrbücher, Vorwarts ! (1842-1843).
18. P. 133. Marx souligne.
19. P. 181.
20. P. 190.
21. Ibid.
22. Ibid.
23. P. 191.
24. Levaillant, p. 254, cite une lettre à Mme Récamier du 8 août 1836 : « […] je ferai une ou deux
pages par jour tant que je vivrai, pour remplir les tristes conditions de mon marché ».
25. Ibid., p. 273.
26. Marx, Le Manifeste communiste, « Bibliothèque de la Pléiade », I, p. 168.
27. Mon Cœur mis à nu, XLI.
28. Mémoires, « Bibliothèque de la Pléiade », II. p. 33.
29. Levaillant, op. cit., p. 344. Il s’agit d’une lettre du 23 juin 1837.
30. Cité par Levaillant, p. 362.
31. P. 361.
32. Op. cit., p. 15.
33. P. 361. Levaillant évoque le témoignage d’une lettre de Madame de Boigne à Madame
Récamier : « Aux Minimes [près de Tours] ce mercredi 9 » [1848],
34. Ibid.
35. Op. cit., p. 27. Je souligne.
36. Selon cette morale politique que Chateaubriand élabore dans un article du Conservateur
du 5 décembre 1818.
37. Cette déclaration, faite à quelques journalistes amis, a été reproduite par A. Nettement dans
La Mode du 5 décembre 1844.
38. Ibid. Il s’agit d’un extrait d’une lettre de Chateaubriand à Madame Hamelin du 11
décembre 1844.
39. Voir plus haut.
40. Je renvoie à Diderot, Sur la liberté de la presse, texte partiel établi, présenté et annoté par
Jacques Proust, Ed. Sociales, Paris, 1964.
41. Diderot, op. cit., p. 42.
42. P. 65.
43. P. 41.
44. Je renvoie au remarquable article de William Paulson. intitulé : « Propriété littéraire et parole
traditionnelle : un inédit de Ballanche », suivi de la publication de l’Essai sur la propriété
littéraire de Pierre-Simon Ballanche, dans Romantisme, 1985, 15-47, pp. 3-16.
45. Cité par William Paulson.
46. Essai sur la propriété littéraire. Cet inédit de Ballanche fait suite à l’article de William
Paulson dans Romantisme.
47. Avenir du monde, cité par Sainte-Beuve : Poètes Modernes de la France, Revue des Deux
Mondes. T. II, troisième série. 1er Avril. – 1re Livraison. Paris, 1834.
48. Levaillant, p. 368.
49. P. 372.
50. Levaillant, p. 388.

© Presses universitaires du Septentrion, 1999

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Référence électronique du chapitre


CHAOUAT, Bruno. De la Restauration… au restaurant In : Je meurs par morceaux.
Chateaubriand [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré
le 27 février 2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86261>.
ISBN : 9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86261.

Référence électronique du livre


CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand L’hypo(biblio)thèque

Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

L’hypo(biblio)thèque
p. 149-155

Texte intégral
Qu’est-ce que l’art ? Prostitution.
BAUDELAIRE
1 Peut-on encore douter, désormais, que se livrer à l’appétit de la populace
ressortisse à une certaine économie libidinale de l’écrivain, qu’on peut dater au
moins des lectures de 1834 ?
2 Considérons deux extraits des Mémoires, le premier tiré de l’Avant-Propos publié
et daté de 1846, le seconde du manuscrit d’un projet de préface de 1844, donc
antérieur de deux ans au premier1 :

1. La triste nécessité qui m’a toujours tenu le pied sur la gorge, m’a forcé de
vendre mes Mémoires. Personne ne peut savoir ce que j’ai souffert d’avoir été
obligé d’hypothéquer ma tombe ; mais je devais ce dernier sacrifice à mes
serments et à l’unité de ma conduite2.
2. On me force la main : depuis longtemps J’étois décidé à ne rien donner de
mon vivant de mes Mémoires. Mais aujourd’hui cela n’est plus possible :
menacé de toutes parts, on proclame qu’après ma mort on se hâtera de
donner de mes Mém. tout ce que l’on trouvera : on fait des spéculations sur
le moment où Je quitterai la vie : on annonce que l’on publiera en détail tout
ce que l’on trouvera de moi, et que sans respect pour ma volonté absolue,
sans déférence pour ma mémoire, on vendra mes idées en détail afin que
comme une marchandise elles rapportent le plus possible aux vendeurs par la
distribution en détail3.

3 Dans l’extrait 1, Chateaubriand invoque une certaine « unité » de « conduite », en


vertu de laquelle la vente des Mémoires relèverait d’un suprême « sacrifice », acte
sublime de fidelitas et de dignitas : cet extrait est incontestablement signé du Pair
de France. Mais il dissimule l’extrait 2, qu’il réécrit deux ans plus tard, à froid si
l’on peut dire. L’extrait 1 résonne comme le démenti ou l’atténuation de l’extrait 2,
sa traduction en style noble. C’est pourquoi celui-ci ne paraîtra pas, il n’est pas
publiable, parce qu’il en dit trop long et serait indigne du projet des Mémoires,
énoncé dans le livre quinzième : « Il ne faut présenter au monde que ce qui est
beau ; […] »4. L’extrait 2, en effet, dissimule trop mal la laideur de l’inconscient.
Freud conclut Die Verneinung par cette observation : « […] on ne rencontre dans
l’analyse aucun « non » venant de l’inconscient […] la reconnaissance de
l’inconscient de la part du moi s’exprime en une formule négative ». Il ajoute :
« Nulle preuve plus forte de la mise à découvert réussie de l’inconscient que
lorsque l’analysé y réagit par cette phrase : Cela je ne l’ai pas pensé, ou : A cela je
n’ai (jamais) pensé »5. L’une des modalités spécifiques de l’inconscient se marque
donc, selon Freud, par ce renversement du « non » en « oui », de la négation en
affirmation. Or nous avons montré que Chateaubriand avait non seulement pensé
« donner » de ses Mémoires « de [son] vivant », mais, mieux, qu’il avait suscité,
excité ce mode de publication : quelques pages détachées à telle revue, quelques
pages à telle autre, etc. J’invite dès lors à lire au miroir la négation – qu’on peut
reformuler ainsi : Je n’ai jamais rien voulu donner de mon vivant –, et à
l’inverser en : J’ai toujours désiré me publier vivant, en dépit de toute pudeur, et
malgré moi.
4 Si l’on suit le commentaire de Jean-Michel Rey6, l’une des « figures » que
prendrait la menace de castration, qui revêt dans le cas de Chateaubriand la forme
métonymique d’un corp(u)s fragmenté, serait la « connivence de la “négation” » –
valant pour une affirmation – et de la « pléthore textuelle », la textualité comme
débord, excès mettant à jour un défaut. Cette « pléthore » se traduit par une
« multiplication des expressions, par un surplus de termes […] : excédent qui,
dans l’économie psychique globale, se déchiffre le plus souvent comme le signe du
“moins”, du défaut ; […] »7 Rey relie cette inversion du pôle positif en pôle négatif,
à La tête de Méduse, XVII, 47, c’est-à-dire au « fait » de castration, dans la mesure
où « la multiplication des symboles du pénis […] signifie la castration »8. Or, si
l’on considère l’extrait 2, la « pléthore » textuelle apparaît évidente, voire obscène.
Ce que l’extrait 1 (publié) traduit avec une économie de moyens, en un minimum
de mots, et tous choisis – il s’agit du style sublime –, l’extrait 2 (oublié, refoulé,
archivé) ne peut le traduire quant à lui que dans la redite, le bégaiement et la
maladresse d’expression. De ce morceau mal écrit, Levaillant ne remarquera pas
moins la beauté saccadée : « C’est en ces jours-là sans doute, […] que furent
dictées ab irato les belles pages, au style entrecoupé par la colère, qui devaient
servir de préface à cette publication anticipée […] »9. C’est que rien ne peut être
manqué, raté, qui émane de la plume du maître ; si le style est « entrecoupé », ce
ne peut être l’effet que d’une sainte colère. Et cependant, une lecture, fût-elle
superficielle, de ces dix lignes révèle des dérapages d’écriture, une enflure de style,
dont Chateaubriand n’est pas coutumier : « donner de mes Mém. » est répété
deux fois, « en détail » trois fois, « tout ce que l’on trouvera » deux fois, cette
cacographie persistant tout au long des deux pages du projet de préface. Il s’agit
précisément de ce que Rey appelle « pléthore textuelle » comme symptôme de la
dénégation. Au nom de l’œuvre (du livre) serait ainsi dénié le texte (ou l’écriture),
qui se manifeste ici par la scansion obsédante et menaçante du mot « détail »10. Le
contrat arraché par Girardin est en effet dénoncé au titre d’une vente ou d’une
« distribution en détail », écho de la Terreur comme « mécanique sépulcrale » ou
« machine à meurtres »11, comme si le mercantilisme éditorial pouvait être
comparé à l’industrialisation de la mort et au sang détaillé des aristocrates12.
On mettroit aujourd’hui les tragédies de Racine et de Corneille, les oraisons funèbres
de Bossuet en papillotes afin qu’elles pussent être dévorées promptement comme les
crêpes que l’on vend aux polissons dans une feuille de chou, et que les petits garçons
mangent en s’enfuyant sur le pont neuf13.

5 Chateaubriand joue sur les deux sens de ladite « feuille de chou », qui désigne
également un journal de peu de valeur. La publication en feuilletons constitue
donc bien une parodie de l’eucharistie : au « Prenez, mangez, ceci est mon corps »,
elle substitue un « Dévorez vite, ceci est mon corpus ». Ce qui se tient au plus près
de cette parodie, c’est la prostitution.
6 L’extrait 1 prétend assimiler l’œuvre d’écriture à une tombe, une maison, un bien
immobilier. Il ressortit à la manière noble, comme cette coutume des anciens
Égyptiens, rapportée par Hérodote, qui obligeait un débiteur à engager la
chambre funéraire destinée à recevoir toutes les momies de sa famille, y compris
la sienne. Au Livre XI des Martyrs, en effet, Eudore rapporte son périple dans une
Égypte moderne (nous sommes au IIIe siècle), et, regrettant celle des Pharaons :
Ce fut en vain que je cherchai cette sage et sérieuse Égypte, qui donna Cécrops et
Inachus à la Grèce, qui fut visitée par Homère, Lycurgue et Pythagore, et par Jacob,
Joseph et Moïse ; cette Égypte où le peuple jugeait ses rois après leur mort, où l’on
empruntait en livrant pour gage le corps d’un père, où le père qui avait tué son fils
était obligé de tenir pendant trois jours le corps de son fils embrassé, où l’on
promenait un cercueil autour de la table du festin, où les maisons s’appelaient des
hôtelleries, et les tombeaux des maisons14.

7 Chateaubriand révèle, dans une remarque portant sur ce passage, ses autorités :
respectivement Rollin (Histoire des Égyptiens), Hérodote (livre II ou Euterpe) et
Diodore de Sicile. Si l’on suit linéairement le récit des coutumes égyptiennes par
Eudore, on trouve ce passage d’Hérodote, où se dessine dès l’Antiquité une
économie du crédit fondée sur la tombe comme propriété ultime ou real estate :
Sous le règne d’Asychis, comme le commerce souffrait de la disette d’argent, il
publia, me dirent-ils, une loi qui défendait d’emprunter, à moins qu’on ne donnât
pour gage le corps de son père. On ajouta à cette loi que le créancier aurait aussi en
sa puissance la sépulture du débiteur ([…] ton didontai to khreos kai apases
krateein tes tou lambanontos thekes), et que, si celui-ci refusait de payer la dette
pour laquelle il aurait hypothéqué un gage (toi de hypotithenti […]) si précieux, il
ne pourrait être mis, après sa mort, dans la sépulture de ses pères, ni dans quelque
autre, et qu’il ne pourrait, après le trépas d’aucun des siens, leur rendre cet
honneur15.
8 theke (qui donne le suffixe français – thèque), d’après le contexte, désigne une
chambre funéraire destinée à recevoir toutes les momies d’une famille. Nous
avons souligné le substantif en question, ainsi que le préfixe hypo, dont la
proximité aura certainement motivé la traduction de Larcher, à laquelle se réfère
Chateaubriand. Il est tentant, en effet, pour un traducteur français, de rapprocher
le substantif thekes du participe de hypotithemi, qui veut dire dans ce contexte
« mettre en gage », et cela à cause de la contamination du substantif français
« hypothèque ».
9 L’extrait 1 pose donc que les Mémoires constituent un livre, dans le sens
théologique, politique, mystique, bibliophanique que j’ai défini, c’est-à-dire un
monument, une persona ficta censée restaurer le moi (le cadavre) à son intégrité
première, en le re-présentant, au même titre que les historiens des Mémoires
prétendaient en restaurer le texte intégral, restauration dont la condition
consistait à nier l’écriture journalière, à libérer le texte du temps pour le restituer
à une transtemporalité que permettait seul le régime de publication posthume. Si
« hypothéquer [sa] tombe » (extrait 1) prétend affermir, confirmer sous la forme
d’un apparent paradoxe puisqu’il faut en passer par l’aliénation d’un bien, les
principes d’autorité et de propriété littéraire métaphorisés par la propriété
foncière, l’extrait 2 trahit, quant à lui, que l’écriture menace le propre en tant que
corpus complet, « achevé » :
J’aurois beau declarer ici que tout ce que l’on publiera de moi, n’est point mon
manuscrit achevé tel qu’il existe aujourd’hui dans mes propres mains ; y a-t-il
aujourd’hui comme autrefois un public qui sache connaître les choses et distingue le
tableau fini d’une ébauche commencée ?16

10 A Chateaubriand qui se plaint de n’avoir jamais fini : « saint Bonaventure obtint


du ciel la permission de continuer [ses Mémoires] après sa mort ; je n’espère pas
une telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l’heure des fantômes, pour
corriger au moins les épreuves »17, tout se passe comme si Montaigne avait déjà
répondu en ces termes, comme s’il avait compris le désir paradoxal de l’écrivain :
J’adjouste, mais je ne corrige pas. Premièrement, par ce que celuy qui a hypothecqué
au monde son ouvrage, je trouve apparence qu’il n’y aye plus de droict. Qu’il die, s’il
peut, mieux ailleurs, et ne corrompe la besongne qu’il a vendue. De telles gens il ne
faudrait rien acheter qu’apres leur mort. Qu’ils y pensent bien avant que de se
produire. Qui les haste ?18

11 Chateaubriand fait en effet partie de ces auteurs capricieux, n’assumant pas, bien
que pressés de « se produire ». de se donner ou de se vendre, la dimension
imparfaite, brouillonne et sale de l’écriture. C’est l’expression même de « texte
intégral » qui devient désormais contradictoire et impensable. L’œuvre d’écriture
est un pseudotaphe, monument fictif car jamais achevé.
12 A travers cette histoire éditoriale des Mémoires d’outre-tombe, quelque chose se
joue qui me paraît anticiper la célèbre saynète baudelairienne, extraite du Spleen
de Paris, à la différence que, tandis que Chateaubriand et ses éditeurs-apôtres y
résistent et se refusent à la formuler, Baudelaire quant à lui fera l’éloge de la
« perte d’auréole » du poète, dans son registre le plus trivial et, par définition, le
plus prosaique :
Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de
quintessences ! vous, le mangeur d’ambroisie ! En vérité, il y a là de quoi me
surprendre.
– Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure,
comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à
travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon
auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam.
Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes
insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose
malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions
basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout
semblable à vous, comme vous voyez !
– Vous devriez au moins faire afficher cette auréole, ou la faire réclamer par le
commissaire.
– Ma foi ! non. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m’avez reconnu. D’ailleurs la
dignité m’ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poète la ramassera
et s’en coiffera impudemment. Faire un heureux qui me fera rire ! Pensez à X, ou à
Z ! Hein ! comme ce sera drôle ! »19.

13 Le poète a revêtu l’« incognito » tant convoité par Baudelaire, il peut désormais
jouir des divertissements que permettent l’indignité et la fréquentation des lieux
mal famés ; il est devenu un quidam, flâneur de macadam : avec ses « insignes »,
c’est de son nom et de sa pesante « dignité » qu’il s’est enfin délestés. « X » ou
« Z », le voilà à présent interchangeable, à proprement parler entré « dans la
circulation en pièce de monnaie courante », dans le circuit de la marchandise et de
l’équivalent général. Benjamin dira que le « poète nimbé d’une auréole » semble à
Baudelaire « une vieillerie »20. Et Chateaubriand de se lamenter encore et
toujours, en vieux réactionnaire, dans son projet de préface, invoquant la dignité
de l’individu, la « morale des devoirs » contre le mercantilisme :
[…] le pauvre auteur qui a sué sang et eau pour rendre sa pensée digne d’être lue, que
devient-il ? ah, il entre dans le commerce public, il tourne au profit général de la
masse. Les individus ne comptent plus rien […]21.

14 Prophétisant ainsi apocalyptiquement la perte douloureuse de ladite auréole, de la


prétendue sainteté du poète, et, sous l’espèce de « l’ignoble filière du feuilleton »,
le passage à une littérature de masse, à la reproduction industrielle et mécanique
dont parlera Benjamin : « Les belles-lettres trouvèrent grâce au feuilleton un
débouché dans la presse quotidienne »22. L’écrivain, ajoute Benjamin, devient un
homme de boulevard, ou, plus ignoble encore : une « cocotte »23. Dans ce nouveau
régime, c’est sa signature même qui se trouve menacée, en tant que marque de
l’individualité de l’auteur, garantie suprême et sacrée du principe d’autorité que va
brader la nouvelle économie de la littérature :
Les éditeurs qui achetaient un manuscrit se réservaient parfois le droit de le faire
signer par un écrivain de leur choix. Cela supposait que quelques romanciers à succès
n’étaient pas trop pointilleux sur l’usage qu’on pouvait faire de leur signature24.

15 On peut considérer ce tournant, avec Benjamin, en termes de rupture historique,


de brisure dans la sociologie de la littérature : avant et après Baudelaire, par
exemple. Il me semble plus juste cependant de suggérer que le nouveau marché de
la littérature, tel qu’il se met en place vers le milieu du XIXe siècle, n’aura jamais
fait que mettre au grand jour la part maudite de l’écriture, les ignobles coulisses
de la production et de la consommation littéraires.

Notes
1. Ce manuscrit, retrouvé et publié pour la première fois au début du XXe siècle, se trouve
aujourd’hui conservé aux Archives de Combourg.
2. Mémoires, t. I, p. 116.
3. Op. cil., p. 848. C’est moi qui souligne. Je respecte la transcription de l’édition Berchet.
En 1948, Levaillant avait jugé bon d’apporter quelques rectifications au manuscrit. (Exemple :
« Je » devenait « je », « Mém. » devenait « Mémoires », etc.) Il s’agissait en fait de rendre ce
texte-monstre plus montrable.
4. Mémoires, t. II, p. 124.
5. La Négation (Die Verneinung, 1925), traduit par J. Laplanche, dans Œuvres complètes,
Psychanalyse, vol. XVII 1923-1925, PUF, 1992, p. 171.
6. Jean-Michel Rey, Parcours de Freud, économie et discours, Éditions Galilée, 1974, pp. 164-
165.
7. Op. cit., p. 164. Rey souligne.
8. Ibid.
9. Op. cit., p. 364.
10. Je remercie Jean-François Lyotard de m’avoir indiqué que « détail » en allemand peut se dire
das Kleine, le petit, autre nom du pénis.
11. Voir chap. I.
12. Voir plus haut.
13. Projet de préface de 1844. Mémoires, t. I, pp. 848-49.
14. Les Martyrs, p. 282.
15. P. 613.
16. Mémoires, t. I, projet de préface, p. 849.
17. Op. cit., Avant-Propos de 1846, pp. 118-119.
18. Les Essais, Livre III, chap. IX.
19. Perte d’auréole, dans Le Spleen de Paris, XLVI, « Bibliothèque de la Pléiade », I, p. 352.
20. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme. Traduit de
l’allemand et préfacé par Jean Lacoste d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann,
Petite Bibliothèque Payot/39. pp. 205-206.
21. Mémoires, t. I, p. 849.
22. Benjamin, op. cit., p. 43.
23. P. 45.
24. P. 47.

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universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Death in progress. Le pas


de (la) mort
p. 159-174

Pour Jean-Claude Berchet

Texte intégral
Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin.
S. BECKETT,
Malone meurt
Ma main, vous le voyez, n’est pas revenue. Je meurs par morceaux.
CHATEAUBRIAND
1 On se souvient de la tentative presque réussie de réappropriation posthume de
Nietzsche par sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche, et de l’annexion du penseur
du surhomme au national-socialisme. Depuis l’affaire de la falsification des
œuvres de Nietzsche, il est devenu difficile de ne pas soupçonner
systématiquement la réduction de la littérature ou de la pensée à des fins
idéologiques. Or, en l’espèce, cette réduction aura été favorisée par un abus
éditorial, par l’invention d’un livre supposé rassembler un système philosophique
au titre de La Volonté de puissance, là où il n’y aura jamais eu que des lambeaux
d’une pensée inachevée, une résistance anticipée et tenace de l’écriture
fragmentaire à l’unité du système totalitaire1. Elisabeth Förster-Nietzsche aura bel
et bien achevé son frère Friedrich, post-mortem.
2 Qu’est-ce qu’une édition, qu’est-ce qu’on fait quand on édite un texte, quand on le
livre aux lecteurs ? À l’heure des télé-technologies, du livre électronique, et de ce
que certains discours apocalyptiques et futurologiques du type Ceci tuera cela
s’empressent de prévoir comme la fin du livre, l’édition a-t-elle la moindre
perspective d’avenir2 ?

3 Un topos traverse le christianisme, depuis Paul jusqu’à Bossuet et Chateaubriand,


qui se résume dans la question rhétorique de l’apôtre : « Mort, où est ta
victoire ? »3. Il s’agit de l’économie du sacrifice et de la gloire promise à qui
sacrifie sa vie à son œuvre, pensant ainsi échanger sa finitude contre l’infini.
L’économie chrétienne du sacrifice a, en effet, pour enjeu l’appropriation du Soi
par le dépassement de la finitude, ainsi que l’observe Jean-Claude Berchet dans la
préface de son édition :
Le Christianisme consacre cette expérience « orphique » (de soi comme de la
littérature) qui fonde sur un absolu de la perte, la seule chance de gain4.

4 Selon cette économie, la mort doit à tout prix être dépassée, niée dialectiquement
pour permettre la naissance du sujet authentique à une vie au-delà de la vie. La
mort, suivant cette tradition, permet au sujet de se rassembler et de s’approprier.
5 Or, dans l’analyse que je voudrais entreprendre ici du projet des Mémoires
d’outre-tombe, je ne chercherai pas à relever la mort en immortalité, à la restaurer
en œuvre ; je voudrais au contraire en préserver l’altérité, l’irréductibilité et
l’inconvenance, en m’efforçant d’en souligner le caractère structurellement
impropre et inappropriable, inauthentifiant et impossible, radicalement
aporétique. Irrelevable par la dialectique paulinienne, l’investissement dans la
mort dont je souhaite parler ici ne pourrait plus s’amortir.
6 Et cependant, qui plus que l’auteur des Mémoires d’outre-tombe aura pensé
amortir son investissement dans la mort et gagner l’immortalité, qui aura misé
davantage que lui sur la mort en vue de transformer sa vie morte en éternité ? Qui
aura plus et mieux que Chateaubriand désiré se relever de sa mort par une
réappropriation posthume ? Qui plus que lui aura voulu sur soi porter un regard
d’outre-tombe ? Le titre de l’autobiographie ne suggérait-il pas la possibilité de ce
regard en surplomb sur sa propre vie en tant qu’achevée, naissance et mort
comprises, titre d’omniscience et d’omnipotence qui supposait la possibilité d’une
remémoration sans reste de l’expérience, d’un remembrement ? Comme le
remarque Berchet,
... le « narrateur ultime », celui qui en définitive « délivre » le message, se fantasme
« outre-tombe », c’est-à-dire au-delà du temps (LXI).

7 Au point que l’un des seuls textes où, à ma connaissance, Maurice Blanchot
évoque Chateaubriand, c’est précisément pour en retenir ce regard posthume que
seule la mort accomplie rendrait possible, mais aussi pour indiquer l’impossibilité
d’un tel accomplissement :
... nous voulons être sûrs de la mort comme achevée..., et c’est pourquoi après nous
intéresse, parce que « après la mort » serait la preuve que la mort est sinon dépassée,
du moins bel et bien passée, accomplie... nous désirons pouvoir nous regarder morts,
nous assurer de notre mort en dirigeant sur notre néant, d’un point situé au-delà de
la mort, un véritable regard d’outre-tombe5.

8 Qui plus que Chateaubriand, enfin, aura posthumé comme il respire6, allant
jusqu’à s’excuser dans un « Post-scriptum » de 1840 passé inaperçu jusqu’à ce que
Berchet l’eût miraculeusement exhumé, de vivre encore ? « Excusez-moi, je vis
encore ». (II, 706), aura en effet soupiré Chateaubriand, dans ce post-scriptum qui
se serait voulu posthume, en passant et pour rire, mais pour cette raison à lire
d’autant plus sérieusement, comme si décidément on s’éternisait ici-bas, comme
si ça n’en finissait pas de finir, comme si c’était bien la fin même qui fût
impossible7.
9 Afin d’éprouver la pertinence de cette hypothèse aux accents délibérément
beckettiens ou céliniens, je propose de me livrer à une lecture scrupuleuse de
l’Avant-propos des Mémoires, daté d’avril 1846, revu en juillet, soit deux ans
avant la mort de Chateaubriand. Cet Avant-propos se présente dans l’édition
Berchet accompagné en bas de page des fragments antérieurs à 1843, extraits du
manuscrit dit « de Genève ». Le texte des Mémoires, dans l’édition Berchet, est
donc d’emblée divisé, stratifié, et cette stratification matérielle du texte répond,
nous le verrons, à une nécessité éthique et ontologique. Un avant-propos, comme
une préface, cela s’écrit toujours et paradoxalement à la fin, c’est toujours une
tentative de clore, de conclure, de regarder son œuvre de l’autre côté de la mort,
d’outre-tombe. La préface est toujours postface, regard qui se veut rétrospectif sur
une œuvre supposée achevée. Logique de la boucle ou du cercle, où la fin renvoie
au commencement et le commencement à la fin. Cependant la préface peut
également compliquer, voire miner ce dispositif de clôture rétrospective. Car elle
est aussi bien ajout d’un texte, digression supplémentaire, accusant
l’inachèvement intrinsèque de l’œuvre, et faisant signe vers le dehors du livre, vers
ce qui en excède la clôture physique et métaphysique8. Berchet formule cet excès
comme le paradoxe d’une œuvre qui se fantasme achevée bien qu’encore « in
progress » :
Le mémorialiste considère son œuvre comme achevée (déjà lisible) dans le même
mouvement qui la pose comme inachevée (encore à écrire). (LXI) Étrange situation
de ce work in progress dont le « dernier mot » a été, par avance, écrit (LIV).

10 Mon hypothèse est que l’inachèvement du livre-tombe, son inflation, son excès ou
son outrance, le work in progress, donc, est déterminé par l’impossibilité
ontologique de mourir proprement et en une seule fois, par ce que je propose
d’appeler a death in progress, une mort à laquelle il reste des progrès à faire, une
mort qui, comme disent les professeurs aux élèves plutôt doués mais franchement
paresseux, peut mieux faire.

11 Nous connaissons les termes solennels dans lesquels Chateaubriand se plaint de


n’être plus le maître de son œuvre :
La triste nécessité qui m’a toujours tenu le pied sur la gorge, m’a forcé de vendre mes
Mémoires. Personne ne peut savoir ce que j’ai souffert d’avoir été obligé
d’hypothéquer ma tombe ; (I, 116).

12 Moins connue est la variante technico-juridique du manuscrit de Genève,


supprimée dans la dernière version, et rétablie par Berchet :
Aux charges et conditions stipulées dans l’acte de vente, deux manuscrits
appartenant à la société des Engagistes, ont été déposés en lieu sûr ; un troisième
manuscrit que j’augmente sans cesse, sur lequel je travaille, corrige, ajoute,
supprime, fais et refais des changements est demeuré entre mes mains. C’est sur ce
manuscrit complet, qui appartient aussi aux actionnaires, que seront imprimés mes
Mémoires, les deux premiers manuscrits devant être détruits [à la livraison de ce
dernier] (Id.).

13 L’auctor, François-René, qui aura longtemps signé François-Auguste, de augere,


faire croître, augmenter, « augmente » donc « sans cesse » son dernier manuscrit,
« demeuré entre [s]es mains », le polit, le corrige, ajoute et supprime. Dans
l’Introduction de sa monumentale Édition du Centenaire de 1948, pour décrire ce
travail d’augmentation, Maurice Levaillant désignait le manuscrit des Mémoires
par une métaphore ecclésiale et arboricole surdéterminée par le folium latin :
Le manuscrit, à travers les ans, croissait ainsi à la façon d’un bel arbre, riche en sève,
qui ne perd ses feuilles anciennes que pour se recouvrir de feuilles nouvelles9.

14 Je suis tenté de lire, dans cette métaphore du livre comme arbre en perpétuelle
régénération, nourri de la semence spirituelle de son géniteur de génie, une
tendance à annexer l’œuvre à la propagande chrétienne de l’auctoritas10. L’auteur
espère donc différer, par cet auguste travail d’augmentatio, de fondation, de
propagation ou de provignement, le moment d’émanciper un livre qu’il appelle
son « orphelin » (I, 118). Cette œuvre manuelle et magistrale d’appropriation du
texte est donc censée neutraliser une mainmise qui a déjà eu lieu juridiquement et
exproprié l’auteur de son œuvre, frustré le père de sa paternité. Mais faut-il
considérer une telle aliénation comme accidentelle ou comme structurelle ?
J’avancerais que l’expropriation ou la mainmise de l’autre, exécuteur
testamentaire, successeur, éditeur ou lecteur, sur l’œuvre, ne fait que remarquer
que, comme le lui reprochait Socrate, l’écrit échappe toujours déjà à son auteur ou
père, orphelin séparé de sa cause, désautorisé11. Chateaubriand n’en poursuivra
pas moins son auguste tâche jusqu’à sa mort, jusqu’à épuisement de ses forces,
jusqu’à un point final ou d’orgue visant à n’inscrire rien moins que sa propre mort
dans son œuvre. Sitôt livré le dernier manuscrit, les deux premiers devront être
détruits, stipule le mémorialiste, selon une hiérarchisation des strates d’écriture
qui déconsidère les brouillons et les fragments au profit de l’état achevé, comme si
les brouillons ne faisaient que préparer, annoncer la version finale qui devra seule
être rendue publique. Le dernier manuscrit est donc toujours rêvé comme le plus
authentique, le plus complet, le plus propre. Mais pour être au superlatif, ces
adjectifs n’en sont pas moins relatifs : en dépit de Chateaubriand, le plus
authentique, ce n’est pas encore l’authentique, le plus complet n’est pas encore
l’accomplissement, le dernier n’est pas l’ultime. Quand décider, en effet, que le
dernier manuscrit est bien le « manuscrit complet » ? Peut-on livrer un livre
achevé, existe-t-il même quelque chose comme un livre, ou le livre est-il toujours à
venir, comme celui que Joubert, l’ami de Chateaubriand que Blanchot qualifiera
d’« auteur sans livre, [d’]écrivain sans écrit »12, n’aura jamais fini de commencer ?
Ces questions, qui relèvent de l’ontologie de l’écriture, ont, nous le verrons, des
enjeux sur l’avenir de l’édition dont on n’a peut-être pas encore pris la mesure.
15 Si l’on revient au texte de l’Avant-propos dans son état final, pour peu que ce mot
ait encore un sens, on lit :
Enfin, si j’étais encore maître de ces Mémoires, ou je les garderais en manuscrit ou
j’en retarderais l’apparition de cinquante années (I, 117).

16 Ainsi, Chateaubriand souhaiterait narcissiquement garder la main sur son texte


après sa mort :
Ces Mémoires ont été l’objet de ma prédilection : saint Bonaventure obtint du ciel la
permission de continuer les siens après sa mort ; je n’espère pas une telle faveur,
mais je désirerais ressusciter à l’heure des fantômes, pour corriger au moins les
épreuves (118-119).

17 Le désir du mémorialiste serait donc de ne jamais donner son livre en partage au


public des lecteurs, de continuer à corriger, à parfaire son œuvre post-mortem. Ce
désir, bien qu’il hypostasie le livre comme au-delà métaphysique et échange de la
finitude contre l’immortalité, n’en accuse pas moins l’impossibilité de le finir
jamais et de le contempler par-delà la mort dans sa totalité organique, comme en
témoigne ce fragment :
C’est l’impossibilité probable d’être mon prote qui m’a fait tant de fois lire et relire le
manuscrit, passer et repasser la lime sur l’ouvrage (119).

18 Cette éthique du travail littéraire qui ressortit à l’idéal classique de façonnement


quasi sculptural, artisanal ou métallurgique du texte – « Vingt fois sur le métier
remettez votre ouvrage », prescrivait Boileau13 –, est motivée par l’impossibilité de
pouvoir se relire soi-même sur la feuille imprimée, d’être son propre prote, son
proof-reader d’outre-tombe. « Prote » vient de prôtos, le premier, et désigne le
contremaître dans un atelier d’imprimerie, le directeur des correcteurs d’épreuves.
Chateaubriand aura donc été tenté de garder la main et la manuscripture, de
rester le maître d’œuvre de son chef-d’œuvre, il aura été tenté de refuser le don du
texte, c’est-à-dire tout simplement son édition. En effet, éditer, il est temps de le
dévoiler, c’est ex-dare, donner au dehors, donner à l’autre, livrer le livre à la
lecture. Mais il n’est pas de don véritable sans la menace pour le donateur de
donner sans recevoir de contre-don, sans même savoir à qui l’on donne et donc
sans espoir de gratitude ; le don véritable ne saurait se réduire à un
investissement égoïste et intéressé dans la mort avec espérance d’immortalité.
Gratuit, au contraire, serait le don, désintéressé, anéconomique14.
19 À l’alternative de ne pas donner ses Mémoires du tout ou d’en retarder la
publication de cinquante années, un fragment de 1842 ajoutait significativement
cette troisième possibilité :
ou si je me décidais à les mettre au jour, je ne les livrerais que tout à la fois : une
publication hachée, donnée successivement par lambeaux, selon les avantages de la
vente du moment, nuit à l’effet <général> d’un ouvrage… (117).

20 Que Chateaubriand hésite entre d’une part ne pas donner son livre du tout et
d’autre part en livrer le tout à la fois, selon une économie du tout ou rien, semble
indiquer une possible équivalence entre les deux modalités d’édition, à savoir que
tout donner reviendrait à ne rien donner du tout. Pourquoi ? Je suggérerais que
tout ou rien, cela revient toujours à donner à soi-même, plutôt qu’à l’autre.
Vouloir tout donner à la fois, c’est penser se donner à soi-même la mort, c’est
s’arroger le pouvoir de mourir soi-même, être maître de sa propre mort comme de
son œuvre. Économie de la gloire littéraire qui fonde, rappelle Berchet, « sur
l’absolu de la perte, la seule chance de gain », et repose entièrement sur la
possibilité de l’achèvement de l’œuvre. Au bilan, cela revient à ne rien donner du
tout, puisqu’on escompte récupérer sa mise en retour. Dès lors, peut-il y avoir
édition qui ne soit pas toujours déjà hachée, le morcellement n’est-il pas
constitutif de la tâche de l’éditeur comme de l’écrivain ; une édition des Mémoires
peut-elle éviter de les donner à lire par tranches ? Le corollaire éthique de cette
question serait : peut-on se donner soi-même autrement que « par lambeaux » ?
Si tel était le cas, et c’est mon hypothèse, la toute première édition, qui donnera,
on le sait, les Mémoires en feuilletons dans la Presse du publiciste Émile de
Girardin, loin de morceler le livre pour des raisons extrinsèques et purement
mercantiles, n’aurait fait qu’exagérer une successivité et un morcellement
originaires et intrinsèques à l’économie de l’édition comme don d’écriture.
21 Il va sans dire que ce morcellement originaire contredit le rêve métaphysique de
Chateaubriand, à savoir le projet d’une édition et d’une lecture sans succession ni
diachronie, où la voix se rassemblerait, enfin délestée de la pesante empiricité des
signes, où le livre ferait tenir ensemble, organiquement, les morceaux de texte,
subsumant les fragments sous unité. Rêve de synchronie parfaite, de profération
de la voix en une seule fois, de remembrement dans un recueil- « cercueil » :
On m’a pressé de faire paraître de mon vivant des morceaux de ces Mémoires, je
préfère parler du fond de mon cercueil ; ma narration sera alors accompagnée de ces
voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre... (118).

22 Bien qu’il s’agisse là et indéniablement d’une sacralisation de la voix de l’auteur


qui doit être enchâssée dans un sépulcre, la « narration », remarquons-le, ne s’en
prétend pas pour autant univoque, mais au contraire déjà divisée ou partagée,
« accompagnée » de plusieurs voix, équivoque ou en tout cas plurivoque.
L’autobiographie, aux dires mêmes de Chateaubriand, serait ainsi moins proférée
par la voix unique d’un auteur, que pour ainsi dire ventriloquée par d’autres voix,
selon une modalité plurielle d’énonciation.
23 Juste après le regret de ne pouvoir se relire soi-même après sa mort, le
mémorialiste évoquait, dans le même fragment, le travail cosmétique de
dissimulation des trous, de replâtrage ou de rejointoiement. Le but de la
correction serait d’« effacer » les « traces des joints », les raccords, c’est-à-dire de
combler les lacunes en rejoignant les tronçons de texte :
Les répétitions à faire disparaître, les traces des joints du moule à effacer ne
frappent bien les yeux de l’auteur que sur la feuille imprimée (119).

24 C’est donc dans un fragment lui-même disparu ou effacé que Chateaubriand


préconise l’effacement des traces de fragmentation et d’inachèvement du livre, et
déplore l’impossibilité de tout nettoyer, de tout polir, sans voir le texte déjà
imprimé. De sorte qu’en rétablissant ce fragment dans les marges de la version
définitive, Berchet pourrait être facilement et trop légèrement accusé d’avoir trahi
les dernières volontés du mémorialiste qui seraient d’effacer toutes traces de
fragmentation. Je dirais au contraire qu’il n’a fait que se livrer à la tâche ingrate et
nécessaire de l’éditeur, en témoignant de la nature fragmentaire, feuilletée et
impropre de l’écriture, et par conséquent de l’impossibilité structurelle de donner
une édition définitive, ne varietur. Car que signifie la phrase de Chateaubriand,
sinon que, même imprimé, le texte ne serait toujours pas fini, qu’il faudrait encore
le ré-imprimer après l’avoir revu et corrigé, après l’avoir, dans une certaine
mesure, réécrit ? Si la lecture d’épreuves est une pratique banale, encore en usage
aujourd’hui, cette pratique n’en remarque pas moins l’impossibilité de jamais
terminer, le processus incessant et vertigineux de correction, d’ajout et de
suppression, en un mot, l’insatisfaction propre au travail d’écriture. Dans un autre
fragment de 1842, Chateaubriand évoque la censure, dont le dispositif consiste à
masquer les mutilations en supprimant les blancs, c’est-à-dire en remplissant les
trous. Le mémorialiste souhaite que le remplissage des blancs laissés dans ses
Mémoires pour des raisons politiques soit différé, afin de témoigner de
l’oppression de la liberté de la presse, et que les lacunes ne soient comblées qu’une
fois la censure levée :
... si on était obligé de faire quelque sacrifice au despotisme des lois politiques du
jour, <que> la place des passages supprimés [serait] soit laissée en blanc ; on
remplira les lacunes dans la suite, lorsque [l’oppression] <les entraves> de la presse
[ayant cessé] <ayant été brisées>, il sera permis de produire le texte sans péril [de
réquisitoire et de procès] (117).

25 Ce maquillage du texte par suppression et surimpression rappelle cependant de


façon étrangement inquiétante le travail de réécriture et de corrections des
Mémoires, que Chateaubriand vient tout juste de décrire comme un travail
cosmétique d’effacement des « traces des joints »15. Mais cet effacement et ce
polissage étaient motivés par un désir d’appropriation totale de l’œuvre, de
mainmise absolue et sans partage sur le texte. Or, de même que les censeurs
écrivent à la place des auteurs censurés, en remplissant les blancs laissés par les
morceaux supprimés, de même et fort curieusement, l’auteur semble ici déléguer
la tâche de remplir les blancs à ses exécuteurs testamentaires ou successeurs,
comme s’il suggérait qu’il fût possible d’écrire à sa place, comme si pour une fois,
il lâchait la main, confiant à un « on » impersonnel et neutre, c’est-à-dire à des
éditeurs qui devront assurer la succession et le succès posthumes de l’œuvre, le
soin d’inventer ce qui manque, attestant ainsi que l’écriture des Mémoires est une
écriture à plusieurs mains comme à plusieurs voix, parole à la fois plurielle et
fragmentaire.

26 Si le mémorialiste rêve d’une édition définitive et parfaite, c’est-à-dire posthume,


de son œuvre, j’aimerais à présent montrer comment ce rêve de totalisation et de
remembrement se confond avec le désir de mourir en propre personne, d’éprouver
l’instant de sa propre mort comme rassemblement synchronique du Soi plutôt que
comme division ou succession diachronique, comme dépossession. Ce rêve
métaphysique d’une mort qui rassemblerait le sujet et éliminerait, grâce à cet
auto-ressaisissement, toute succession temporelle, Ballanche, ami et éditeur de
Chateaubriand, le formulait en ces termes, dans sa Palingénésie sociale :
A la mort, toute la vie se résume en un instant indivisible, et dans cet instant tout ce
qui a été successif devient instantané16.

27 Ainsi, dès les premières lignes de son Avant-propos, Chateaubriand, vieillard en


sursis, sur le pas de la mort, regrette son impuissance à « prévoir le moment de
[s]a fin », à l’anticiper et donc à le concevoir comme un présent-futur plutôt que
comme l’imprévisible altérité de l’avenir : « Comme il m’est impossible de prévoir
le moment de ma fin... » (I, 115). Chateaubriand semble regretter de ne pouvoir
réduire le futur au présent, de ne pouvoir se représenter par avance
l’irreprésentable qu’est sa mort. Sa propre mort se heurterait au futur même, qui
est l’ouverture du temps à la venue de l’événement. Cette impossibilité de la
prévision du moment de la mort comme du tout autre inconnu et inassimilable se
double d’une hâte d’en finir : « ... il est bien temps que je quitte un monde qui me
quitte et que je ne regrette pas » (Id.). Dans un fragment de 1842, on pouvait lire :
Toutefois si quelque chose me pouvait tenir lieu de ma fin, ce serait l’heure
expirante d’une vieillesse trop prolongée et la disparition de certains personnages :
mon existence alors n’étant plus comptée et les obstacles extérieurs étant levés, mes
Mémoires, publiés dans cette double occurrence, seraient encore d’outre-tombe
(118).

28 Paraphrasons ainsi librement cette déclaration pour le moins énigmatique : Je


serais déjà assez mort pour être publié de mon vivant. Peu importe que sa fin ait
lieu, « quelque chose » en tient lieu, dit Chateaubriand, et ce « quelque chose », ce
sont sa « vieillesse » et la « disparition de certains personnages ». Certains
personnages étant morts, il est possible, sans contrevenir aux bienséances, de
publier des faits intimes les concernant. Mais, de façon moins anecdotique,
remarquons que c’est la mort de « certains personnages », c’est-à-dire des autres,
qui, selon un étrange mouvement de substitution, lui tient lieu de fin. La mort des
autres aurait ainsi pour vertu de me faire mourir moi-même, suivant un
mouvement de vicariance ou de lieutenance où le moi se substitue à l’autre dans
sa mort, comme si ma mort ne pouvait avoir lieu, par empathie, que par et dans
celle des autres.
29 Dès lors, c’est comme s’il était mort, Chateaubriand est quasi-mort. Cependant,
l’adjectif verbal « expirante » divise l’instant de la mort et l’indexe d’une
inquiétante modalité de processus, donc de succession. Il s’agit non pas de l’heure
expirée mais de l’« heure expirante », non pas d’un parfait, mais bien d’un présent
progressif. Si Chateaubriand n’en finit pas d’expirer, c’est qu’il respire toujours.
Être déjà assez mort, c’est bien ne l’être pas encore tout à fait, ne pouvoir parfaire,
accomplir sa propre mort : sa fin comme telle ne peut pas avoir lieu, et aussi
longtemps qu’elle n’a pas lieu, l’œuvre ne saurait prendre fin, et donc constituer
une œuvre à proprement parler, une œuvre, comme on dit, à part entière (aux
sens aussi bien ontologique que juridique et économique du terme, une œuvre
sans partage ni actionnaires, sans successeurs, lecteurs, éditeurs, sans autre,
enfin). Condamné à écrire encore parce qu’increvable, voué à l’impossibilité de
témoigner du moment de sa fin, toujours en instance de mourir, suspendu dans
une interminable survivance ou demourance17, telle serait la condition
ontologique de l’écrivain. Il y aurait donc une divisibilité infinie du moment de la
fin. La relation à ma fin serait asymptotique : plus je m’en approche, moins je puis
la rencontrer, la saisir, l’anticiper ou me la représenter : « ... il m’est impossible de
prévoir le moment de ma fin ». Et ce rapport sans rapport18 à l’altérité
imprévisible de sa propre mort serait ce qui prive l’écrivain de la possibilité
d’achever son œuvre, ce qui à proprement parler le désœuvre, faisant traîner sa
fin en longueur, le faisant crever d’inachèvement. Les Mémoires d’outre-tombe
n’auraient donc jamais formé une œuvre à part entière, mais bien plutôt une
succession incomplète de fragments. Et succession doit s’entendre aussi bien au
sens juridique et littéraire, comme transmission d’un patrimoine à la postérité,
comme partage, don à lire, édition, qu’au sens ontologique, comme diachronie et
impossibilité pour l’écrivain de se rassembler au « moment de [s]a fin », c’est-à-
dire comme le désastre d’une mort non pas instantanée mais successive, d’une
mort qui n’appartient pas en propre à celui qui en meurt, d’une mort en tant que
la mort m’aliène toujours à moi-même19.
30 Je suggérerai donc, pour finir, que c’est cette impossibilité ontologique de mourir
en une seule fois et, pour ainsi dire, proprement ou authentiquement, qui devrait
déterminer le régime d’édition des Mémoires d’outre-tombe comme don d’une
œuvre constitutivement inachevée.
31 Dans son histoire éditoriale des Mémoires, publiée en 1936, au moment où il
décrit la sinistre plongée de Chateaubriand et de ses proches dans l’« escalier
d’ombre » de la vieillesse, Maurice Levaillant, on s’en souvient20, insérait ces
lignes étranges et belles extraites d’une lettre de Ballanche, ami et éditeur de
Chateaubriand, datée de 1837 :
« Ce n’est pas de mourir moi-même en propre personne qui me tourmente, c’est de
mourir dans les autres. C’est de mourir successivement dans les autres et dans soi, de
mourir par morceaux, qui fait toute ma tristesse »21.

32 Comment lire ces deux phrases, qui me paraissent cruciales pour la présente
réflexion sur l’intrigue du don, de la mort et de l’édition ?22 Tout d’abord, chaque
fois que je perds un être cher, je meurs un peu. C’est cela, vieillir, et « toute [1]a
tristesse » de la sénescence. Cette idée fait écho à une formule très voisine de
Chateaubriand lui-même, extraite du Voyage en Italie, où est évoqué un tel
régime successif de la mort :
On meurt à chaque moment pour un temps, une chose, une personne qu’on ne
reverra jamais : la vie est une mort successive23.

33 Ces phrases de Ballanche s’inscrivent donc dans une conception du temps qui
serait, selon Michael Riffaterre, spécifique de la poétique chateaubrianesque, elles
évoquent cette « durée faite d’abandons, de ruines, de privations successives »24.
En outre, « mourir [s]oi-même en propre personne » signifierait garder la main
sur sa propre mort, être maître de sa mort comme de son œuvre, comme si ma
mort pouvait être mon œuvre, voire mon chef-d’œuvre, cela qui m’authentifie au
lieu de m’exproprier, me rassemble au lieu de me démembrer, faisant de moi un
auteur. Mais, suggère Ballanche, cette mort-là ne serait guère pénible, elle ne
serait par conséquent pas un don véritable de soi, si tant est que le don ne soit pas
séparable du sacrifice et de la souffrance. La mort propre et en une seule fois,
mort contente et paisible, reviendrait à ne rien donner de soi en prétendant se
donner tout entier à la mort. En revanche, le tourment ou la « tristesse »
consisteraient non pas à mourir en une seule fois et « en propre personne », mais
à « mourir dans les autres », « successivement dans les autres et dans soi », « par
morceaux », dit admirablement Ballanche. Pour se donner véritablement, si tant
est qu’une telle chose soit possible, il faudrait se diviser, se fragmenter, mourir à
chaque fois un peu plus, « dans les autres » et pour l’autre, subir la patience de se
morceler pour autrui, souffrir la mort de l’autre comme une mort répétée, mort
qui ne serait dès lors plus la mienne, mais celle de l’autre en moi, sans possibilité
d’appropriation, mort qui ne rassemble pas le moi au moment de sa fin, mais au
contraire le feuillette, mort dont on meurt, pour ainsi dire, impersonnellement et
au jour le jour, et dont on ne finit pas de mourir.
34 Or, tout se passe comme si Levaillant avait inséré cette citation au moment où il
décrit, à la manière de Proust, le vieillissement de ses personnages, moins pour
des raisons superficielles d’enchaînement narratif, que suivant une logique
surdéterminée par l’histoire éditoriale des Mémoires d’outre-tombe qu’il est, ne
l’oublions pas, en train de retracer. Car, après les proches de Chateaubriand, dont
Ballanche, Levaillant va lui-même éprouver la publication des Mémoires en
feuilletons comme morcellement et perte de maîtrise sur l’œuvre, comme mort
successive et inauthentique, comme expropriation. De fait, le chapitre suivant de
son livre a pour titre une autre citation de Ballanche qui concerne cette fois
directement l’édition des Mémoires dans la Presse par Girardin : « Le Portrait
Mutilé ou “l’ignoble filière du feuilleton” ». Cette citation est extraite d’une autre
lettre de Ballanche à Ampère, datée du 26 novembre 1844 :
« ... Une intrigue de main de maître s’est organisée dernièrement. Il ne s’agissait de
rien moins que de faire passer les Mémoires d’Outre-Tombe par l’ignoble filière du
feuilleton... »25.

35 Rappelons qu’au mois d’août 1844, quatre ans donc avant la mort de
Chateaubriand, Émile de Girardin arrachait à la Société propriétaire des
Mémoires le droit de publier, contre le versement de 80 000 francs, dans son
journal populaire et quotidien la Presse, l’œuvre posthume avant qu’elle fût éditée
en librairie. Levaillant s’insurge, relayant l’indignation de Ballanche :
En feuilletons..., ! Au bord de la fosse à peine refermée de leur auteur, on les
débiterait par morceaux comme jambons en foire : les Mémoires pour un sou la
tranche26 !

36 Le premier restaurateur des Mémoires d’outre-tombe, Edmond Biré, dès 1898,


s’indignait déjà, dans la préface de son édition, cinquante ans avant Levaillant :
Paraître ainsi, haché, déchiqueté ; être lu sans suite, avec des interruptions
perpétuelles... c’étaient là, il faut en convenir, des conditions de publicité déplorables
pour un livre comme celui de Chateaubriand27.

37 C’est que Biré, pensant exécuter fidèlement les dernières volontés de


Chateaubriand, prétendait lui aussi tout donner à la fois, sans interruption, plutôt
que successivement. La publication en feuilletons représenterait, selon une
certaine tradition d’édition des Mémoires qui commence avec Biré et qui me
paraît se suspendre avec Berchet, une trahison des dernières volontés du
mémorialiste. Ainsi, l’« ignoble » modalité d’édition consisterait, à en croire
Ballanche, Biré et Levaillant, dans le feuillettement du livre, dans un
démembrement éditorial qui interdirait tout rassemblement de la voix d’outre-
tombe dans le recueil-cercueil. La lecture en continu des Mémoires serait menacée
d’interruption par une telle modalité d’édition, le lecteur ne pourrait pas se
recueillir, communier dans sa lecture, la succession au jour le jour nuisant à la
subsomption des fragments sous unité, au recueillement du signifié ultime du
livre délivré par la voix d’outre-tombe.
38 Or Ballanche, rappelons-le, est lui-même l’un des tout premiers éditeurs des
œuvres de Chateaubriand. Cette lamentation sur la mort successive résonne ainsi
comme la plainte d’un éditeur reprise à son compte par un historien des
Mémoires, Maurice Levaillant. Mais cet historien du texte, qui, par fidélité au
mémorialiste, aura prétendu donner le livre en entier en 1948 dans son Édition du
Centenaire, n’aura guère hésité pour ce faire à maquiller le texte en en comblant
les lacunes, c’est-à-dire, nous l’avons montré, à le censurer, abusant de son
pouvoir d’éditeur pour usurper la place de l’auteur en s’appropriant l’œuvre
comme un explorateur impatient découvrant une terra incognita, ainsi que
Berchet le remarque avec une ironie mêlée d’un respect jamais démenti pour ses
prédécesseurs :
Là, pour ainsi dire emporté par sa passion de découvreur de textes, comme par son
souci de rendre enfin à Chateaubriand une justice éclatante, [Levaillant] se jugea
autorisé à renouer tous les fils, à combler toutes les lacunes, bref, à reconstituer le
manuscrit des Mémoires d’outre-tombe sous la forme qui avait été la sienne
de 1841 à 1845, mais qui ne pouvait plus exister que dans son imagination... allant
même jusqu’à écrire lui-même les phrases de raccord… (XXX).

39 Levaillant se sera donc laissé emporter par sa passion restauratrice, mû par une
impatience conquérante qui relèverait moins du don que d’une appropriation de
l’autre, en l’occurrence de l’irréductible altérité de l’écriture ; geste donc
idéologique d’annexion de la littérature à la culture ou au patrimoine national,
geste de prédateur plutôt que d’éditeur, de propagation théologico-politique plutôt
que d’édition. Tout se passe dès lors comme si la tentation restauratrice ou la
conquête philologique, pour l’éditeur, était une façon d’interdire le futur du texte,
c’est-à-dire de l’achever, dans tous les sens de ce mot terrible, pour se
l’approprier. Au contraire, l’édition Berchet ne serait pas édifiante et restauratrice,
elle serait moins un bel édifice sans lézardes, que le don d’une écriture
fragmentaire et d’une parole plurielle. Le texte que Berchet nous donne à lire ne
serait intégral, fidèle à Chateaubriand, que d’abandonner les Mémoires à leurs
disjecta membra et à leur dissonance, sans raccord ni accord parfait, sans point
d’orgue, restituant l’original dans son feuilleté discontinu, dans sa fragmentation
originaire, dans son inachèvement. L’édition Berchet exemplifierait le paradoxe
d’un texte intégral désintégré, intégral parce qu’en perpétuelle auto-
désintégration, livrant ainsi les Mémoires au futur de la lecture et à la passion de
l’entretien infini.
40 La question qu’il faudrait cependant adresser à Berchet est la suivante : Levaillant
a-t-il eu accès aux fragments du manuscrit de Genève ? Si oui, n’a-t-il pas répondu
à la prière de Chateaubriand de remplir les lacunes ? Mais n’aura-t-il pas forcé la
mesure ? Rendre justice à l’auteur qu’on édite, cela ne consiste-t-il pas
précisément à éviter, comme dit Berchet, de lui « rendre une justice éclatante » ?
Éclatante, la justice éditoriale deviendrait injuste, de se juger autorisée dans une
auto-célébration narcissique et tapageuse, donnant ainsi plus à soi-même qu’à
l’autre, lecteur ou auteur. À l’éclat de la gloire et de la mort possible, peut-être
conviendrait-il de préférer l’éclatement de l’écriture fragmentaire comme
témoignage de l’impossibilité de jamais faire œuvre de la mort. Le futur de
l’édition exigerait dès lors de répondre à la nécessité de ne pas rejoindre les
fragments, de ne pas prétendre intégrer l’écriture dans un livre total et clos. S’il
n’y a jamais eu de livre à proprement parler, si le livre a toujours été à venir, c’est-
à-dire virtuel, comment pourrait-il jamais prendre fin ? Ces questions ne peuvent
ici que rester en suspens, je les propose à notre réflexion sur le futur des
Mémoires comme de bien d’autres œuvres. Si, enfin, l’on accepte de lire la phrase
de Ballanche sur la mort successive comme une allégorie de la tâche de l’éditeur,
éditer le texte de l’autre, comme écrire ou donner à lire son propre texte,
consisterait à se donner « par morceaux », à subir la tristesse d’une mort virtuelle,
toujours encore à venir, et le tourment de l’inachèvement.

Notes
1. Je résume ici l’analyse de Maurice Blanchot, aux pages 201 et suivantes de L’Entretien infini,
Gallimard, 1969.
2. Voir le collectif très dérangeant The Future of the Book, Edited by Geoffrey Nunberg,
University of California Press, Berkeley, Los Angeles, 1996, dans lequel certains des auteurs les
plus radicaux suggèrent, en se soutenant d’arguments difficiles à contrer, que le livre comme
objet matériel pourrait bien ne pas avoir d’avenir du tout.
3. Ire aux Corinthiens, XV, 54. Voir aussi, sur la question de la littérature comme sacrifice, notre
préface.
4. Mémoires d’outre-tombe, Édition Jean-Claude Berchet, Classiques Garnier, Bordas, t. I, p. 65.
(Les références à cette œuvre renverront désormais aux deux premiers tomes de cette édition, et
seront données entre parenthèses après chaque citation). Voir aussi, sur l’économie du sacrifice
en Occident, Jean-Luc Nancy, « The Unsacrificeable », dans Yale French Studies 19, Literature
and the Ethical Question, édition Claire Nouvet, 1991, pp. 20-38.
5. La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 246. Blanchot souligne.
6. Je dois ce jeu de mots très suggestif à Jacques Derrida, dans Jacques Derrida, par Geoffrey
Bennington et Jacques Derrida, Seuil, 1991, p. 28.
7. Levinas écrit, commentant le régime de la mort dans l’œuvre de Blanchot : « [l]a mort, ce n’est
pas la fin, c’est le n’en pas finir de finir ». (Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975, p. 16).
8. Sur cette question de la préface comme promesse intenable de clôture et de totalisation archéo-
téléologique, particulièrement dans la Logique de Hegel, voir Jacques Derrida, La Dissémination,
Seuil. 1972, « Hors livre Préfaces », p. 37.
9. Mémoires d’outre-tombe, Édition du Centenaire intégrale et critique en partie inédite, établie
par Maurice Levaillant, Flammarion, 1982, p. 90.
10. Il faudrait relire de près l’Introduction de l’édition Levaillant, pour en suivre toutes les
déterminations théologiques, téléologiques et idéologiques, et montrer combien elle aura
conditionné, pour le meilleur et pour le pire, la réception que nous avons aujourd’hui des
Mémoires d’outre-tombe. Voir chap. IV, sur l’histoire du mot « propagande ».
11. Voir Phèdre, et le commentaire de Derrida, « La Pharmacie de Platon », La Dissémination, op.
cit.
12. Maurice Blanchot. Le Livre à venir, Gallimard, 1959, p. 63.
13. Art poétique, Chant I, v. 172.
14. Sur la question du don, voir le collectif L’Éthique du don, Jacques Derrida et la pensée du
don, Colloque de Royaumont, décembre 1990, Essais réunis par Jean-Michel Rabaté et Michael
Wetzel, Métailié-Transition, 1992.
15. Voir chap. III.
16. Pierre-Simon Ballanche, Palingénésie sociale, t. IV – 1re Partie. Paris, Au Bureau de
l’Encyclopédie des connaissances utiles, 1833, p. 134.
17. J’emprunte ce terme du vieux français à Derrida, « Demeure/Fiction et témoignage », dans
Passions de la littérature Avec Jacques Derrida, sous la direction de Michel Lisse, Galilée, 1996,
p. 13 et suivantes.
18. Parler de rapport sans rapport, c’est reconnaître que ce travail s’écrit entre autres dans les
marges de l’œuvre de Maurice Blanchot.
19. Voir notre chapitre I.
20. Voir chap. IV.
21. Maurice Levaillant, Chateaubriand Madame Récamier et les Mémoires d’Outre-Tombe
(1830-1850). Paris, « Librairie Delagrave », 1947, p. 344. Il s’agit d’une lettre du
23 juin 1837 adressée à Madame d’Hautefeuille.
22. Je réélabore ici la démonstration du chapitre IV, reprenant l’économie de publication des
Mémoires pour en examiner les conséquences éthiques et ontologiques.
23. Cité par Michael Riffaterre, « De la structure au code : Chateaubriand et le monument
imaginaire », dans La Production du texte, Seuil, 1979, p. 146.
24. Op. cit., p. 147.
25. Cité par Levaillant, op. cit., p. 362.
26. Op. cit., p. 361.
27. Mémoires d’Outre-Tombe, Nouvelle édition, avec une Introduction, des Notes et des
Appendices par Edmond Biré, t. I. Paris, Librairie Garnier Frères. Introduction, p. 15.

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CHAOUAT, Bruno. Death in progress. Le pas de (la) mort In : Je meurs par morceaux.
Chateaubriand [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré
le 27 février 2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86276>.
ISBN : 9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86276.

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CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86156>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Remerciements
p. 175

Texte intégral
1 Le catalogue est don-juanesque des amis, parents et collègues à remercier. Il
excède, on s’en doute, toute tentative de reconnaissance officielle. Je veux dire que
la reconnaissance de dette ne pourra jamais rendre justice à ceux qui, inconnus,
ont affecté ce travail, sans que l’auteur les puisse reconnaître, livres des morts, des
vivants et des survivants, livres à venir, auteurs sans livre et écrivains sans écrit.
2 Je tiens donc à témoigner ma gratitude envers Philippe Bonnefis et Patrick Wald-
Lasowski pour la confiance intarissable qu’ils ont eue dans mon travail, leur
persistance quasi héroïque à m’encourager à le livrer au public.
3 Que soient aussi remerciés Jean-François Lyotard, qui en est l’un des
destinataires posthumes, et Claire Nouvet, vivante semble-t-il, dont les
encouragements et l’investissement m’auront été inestimables.
4 Je tiens en outre à saluer le soutien moral, intellectuel et matériel de Jean-Claude
Berchet et Philippe Berthier, à Paris ; Mylène Watkins, John Wallhausser,
Margarita Graetzer, le doyen Larry Blair et le vice-président Steve Boyce à Berea
College ; Dalia Judovitz et Cathy Caruth à Emory University ; Pierre Malandain à
Lille III ; Dolorès Lyotard à l’Université du Littoral et au Collège International de
Philosophie ; Suzanne Pucci et John Erickson à l’Université du Kentucky ; Denis
Hollier à New York University ; Claude Reichler à l’Université de Lausanne.
5 Last but not least, et pour des raisons plus privées, ce travail est également dédié à
Elissa Marder, Peter Janssens, Edith Aubin, Jonathan Littell, Annick Bonnefts,
Sarah Chaouat, Monica Kelley, Stanley Kelley.

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Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86281>. ISBN :
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CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
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Presses
universitaires
du
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Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat

Références des
publications
p. 177

Texte intégral
1. « L’immémorialiste » a paru, sous une forme abrégée, dans les actes du colloque
« La nuit », Rencontres du Littoral, mai 1997, Revue des Sciences Humaines, I
numéro 248, p. 67-87, sous le titre de « Nuit blanche ou les tronçons du temps ».
2. « D’outre-mémoire : une lecture vague de René », paraîtra dans un prochain
numéro de la Revue des Sciences Humaines rassemblant les actes du colloque
« Usages de l’oubli », tenu à Lille en novembre 1997.
3. « Comment on maquille l’histoire » a paru dans Revue des Sciences Humaines,
« Chateaubriand inconnu », I numéro 247, 1997, p. 133- 151.
4. « L’ignoble publication des Mémoires d’outre-tombe » a paru sous une forme
abrégée et sous le titre de « Restaurer les Mémoires d’outre-tombe : une fiction
éditoriale », dans la revue Romantisme, 1996, 91, p. 99-110.
5. « Death in progress : le pas de (la) mort » a fait l’objet d’une communication au
colloque « Chateaubriand mémorialiste », qui s’est tenu à Paris (E.N.S et
Sorbonne) en juin 1998. Le titre original du texte était : « Death in progress :
donner à lire les Mémoires d’outre-tombe ». Les actes du colloque paraîtront
prochainement.
1 Je remercie
les membres des comités de rédaction des revues
qui ont accueilli les différents avatars de ces travaux

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ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1999 (généré le 27 février 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/86286>. ISBN :
9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86286.

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CHAOUAT, Bruno. Je meurs par morceaux. Chateaubriand. Nouvelle édition [en ligne].
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9782757426562. DOI : https://doi.org/10.4000/books.septentrion.86156.
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