Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Dédicace
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Dédicace
p. 7
Texte intégral
1 Pour Philippe Bonnefis
2 A J. -F.L. (trop tard)
3 A Théo (trop tôt)
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Préface
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Préface
p. 9-20
Texte intégral
Contre le monument
Mourir veut dire : mort, tu l’es déjà, dans un passé immémorial, d’une mort
qui ne fut pas la tienne, que tu n’as donc connue ni vécue, mais sous la
menace de laquelle tu te crois appelé à vivre, l’attendant désormais de
l’avenir, construisant un avenir pour la rendre enfin possible, comme
quelque chose qui aura lieu et appartiendra à l’expérience.
Maurice BLANCHOT
A bas les monuments !
NIETZSCHE
Ceci n’est pas un livre1. Désespérément inachevé, et terminé si j’ose dire en queue
1 de poisson, ce livre, qui n’en est pas un, performe son thème : celui de
l’inachèvement constitutif de l’écriture de mémoire et des Mémoires dits
abusivement « d’outre-tombe », thème de l’impossibilité, pour des morceaux
d’écriture, des pièces rapportées, de jamais faire un livre. Inachèvement, tentation
d’en rajouter, toujours, encore, plus, remarquait Philippe Bonnefis, interrogé sur
sa pratique fétichiste du commentaire : « Où donc est la balance ? Et qui
m’avertira que c’est assez […] ? Du pas-assez à l’encore-plus, tel est le mouvement
qui emporte ma lecture »2. Ainsi de la nôtre. Aussi choisit-on, humblement,
arbitrairement, de s’arrêter, en plein milieu d’une pensée dans le meilleur des cas,
d’une phrase dans le pire. Pour paraphraser Montaigne, lequel s’y entendait en
inachèvement, celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage n’y a plus de droit :
« Qu’il die, s’il peut, mieux ailleurs, et ne corrompe la besongne qu’il a venduë »3.
Cela vaut pour les Mémoires d’outre-tombe, aussi bien que pour le présent essai.
Non seulement on assume ici l’imperfection de la besogne, mais on va jusqu’à
revendiquer le non finito et le morcellement comme règle de sa (dé) composition.
2 Peut-on jamais (en) finir (avec) l’écriture de sa vie comme on érige un monument,
comme on édifie un mémorial ? Le travail de l’écriture de Mémoires peut-il être
comparé à la réintégration, à la restauration anticipées par l’édification d’une
tombe ? Qu’est-ce qu’on effectue, à quelles déterminations métaphysiques,
politiques, théologiques, est-ce qu’on obéit, enfin, lorsqu’on compare son
autobiographie à son tombeau, lorsqu’on prétend, « par delà la mort, édifier son
propre monument », comme l’écrit Jean-Claude Berchet à propos des Mémoires
d’outre-tombe4 ? Telles sont les questions qui se seront posées, avec une exigence
de plus en plus pressante, au cours de ce travail.
3 On a toujours plus ou moins accepté ce cliché idéologique que la raison d’être du
monument était la perpétuation du souvenir, la préservation d’un passé
magiquement naturalisé, entombé ou pétrifié dans un lieu de mémoire,
proprement circonscrit, une fois pour toutes. Il va sans dire qu’il n’en est rien.
Qu’il n’est peut-être rien de plus oublieux qu’un monument, rien qui ne contribue
plus sûrement à refermer la fosse du temps, rien qui ne fasse plus définitivement
oublier le traumatisme. Le mémorial à la gloire du héros-martyr, tombé comme il
se doit pour la cité ou la patrie, termine le deuil, et relève la mort, en l’escamotant.
Il permet à la communauté de recommencer à zéro, de faire table rase du passé et
d’aller, sereinement, de l’avant : Il faut laisser les morts enterrer les morts,
prescrit un proverbe allemand, bien utile à ceux qui veulent oublier ce que
Vladimir Jankélévitch appela naguère « l’imprescriptible »5. Fruit d’une politique
thérapeutique d’amnestie et d’amnésie, le mémorial travaillerait au deuil
impossible d’un passé qui ne passe pas6.
4 Dans la première de ses Cinq leçons sur la psychanalyse, Freud note que ses
hystériques ne souffrent en fait que de réminiscences7 ; leurs symptômes seraient
des restes ou des symboles mnésiques d’expériences traumatiques. Ces symboles
sont comparables aux monuments qui ornent nos métropoles, poursuit Freud,
possédé par ce démon de l’analogie qui fait de lui, comme disait André Breton
en 1924, l’un des plus grands romanciers d’un XXe siècle encore jeune. Et Freud
d’invoquer les exemples de Charing Cross et du Monument, à Londres : au XIIIe
siècle, ayant ordonné qu’on portât le corps de son épouse bien-aimée, la reine
Eleanor de Castille, à Westminster, Edouard Ier fit ériger, à chaque station du
cercueil, une croix gothique. Charing Cross est le dernier monument censé
commémorer le cortège funèbre. Quant au Monument, il est supposé rappeler le
grand incendie qui dévasta la ville en 1666. Mais que faudrait-il penser, demande
Freud, d’un Londonien qui se recueillerait aujourd’hui, mélancolique impénitent,
devant le mémorial des obsèques de l’épouse du feu souverain Edouard Ier, plutôt
que de vaquer à ses occupations ou de se réjouir en pensant à la reine de son
cœur ? Ou encore de cet autre excentrique qui verserait des larmes intarissables
devant le Monument commémorant sa ville dévastée par le feu, tandis que celle-ci
s’est depuis des siècles relevée, telle le Phénix, de ses cendres ? Eh bien, dit Freud,
chaque hystérique ou névrosé(e) se conduit comme ces deux Londoniens un peu
marginaux qui manquent singulièrement de sens pratique. Non contents de se
rappeler des expériences pénibles d’un passé que Maurice Blanchot qualifierait
d’effroyablement ancien, ils s’y cramponnent obstinément. Négligeant la réalité
immédiate, ils sont incapables de s’émanciper de leur passé. Les monuments ne
sont pas faits pour exciter les réminiscences historico-hystériques, ni pour rouvrir
les blessures du passé, suggère Freud, avec, admettons-le, une lucidité psycho-
politique désarmante. Bien au contraire, le monument aurait pour fonction
politico-thérapeutique de faire passer le passé : sa finalité pratique serait de guérir
ou de normaliser la mélancolie collective, et de permettre à la communauté,
confirmée dans son perpétuel pouvoir de restauration et de digestion, de
recommencer à zéro, comme si de rien n’était.
5 Tant que nous sommes à Londres, profitons-en pour y suivre René à la trace,
tristement pensif devant la statue de Charles II8 témoignant devant le lieu de la
décapitation de son père Charles Ier, derrière Whitehall. Après tout, rien ne nous
interdit de rêver que René est bien l’un de ces névrosés londoniens évoqués par
Freud, l’un de ces grands mélancoliques désespérément insensibles à la vertu
thérapeutique des monuments : le docteur Freud, en bourgeois matérialiste,
pourrait toujours lui prescrire d’en finir avec son deuil interminable et de vaquer à
ses occupations quotidiennes, on sait que le seul travail à plein temps de René
n’aura jamais consisté qu’à se délecter au souvenir morose d’un passé sans feu ni
lieu. Didier Maleuvre montre comment Chateaubriand, dans René, détourne la
fonction traditionnelle dévolue au monument : loin de représenter ou d’illustrer le
régicide, la statue de Charles II retrace la catastrophe, « cherche la trace de
l’événement dont se dérobe l’image. […] Tout se passe comme si le monument
signifiait qu’il faut se souvenir qu’il n’y a pas d’image du passé »9, écrit-il. Et c’est
parce que du passé catastrophique – Blanchot dirait : du désastre –, il n’y a pas
d’image, que le deuil est interminable, chaque trace en ravivant la blessure avec
une égale intensité, chaque fois comme pour la première fois.
6 Étant donnée la fonction traditionnellement cicatrisante et clôturante, politico-
thérapeutique, qu’est censé assumer le monument dans la Cité ou la nation, je me
réjouis qu’en Allemagne, où l’on essaye d’oublier un passé récent sans
heureusement y parvenir tout à fait, Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, lassés par
les « tendances fascistes » et la « rigidité démagogique » qui sous-tendent le
concept représentationnel de monument, aient enfin mis en œuvre, pour
commémorer la Shoah sans illustration ni mémorial, le concept négatif du contre-
monument (Gegen-Denkmal)10. Loin de se prétendre l’ouvrage étemel, sacré,
indestructible et inviolable d’un auteur unique, le contre-monument Gerz convie
au contraire les passants à participer à son antérection quotidienne11 : par un
dispositif ingénieux, en effet, chaque fois qu’un passant y inscrit son nom en
témoignage de solidarité contre le fascisme, la colonne d’aluminium, haute de
douze mètres, s’enfonce davantage dans le sol où la reçoit une chambre
souterraine aussi profonde que la colonne est haute. Perpétuellement en chantier,
en travaux ou en restauration négatifs, la fin du contre-monument n’est certes pas
d’élever, et en élevant, d’enlever quoi que ce soit, à commencer par une mauvaise
conscience nationale, mais au contraire de sombrer tout à fait dans son hypogée,
de s’auto-effacer discrètement, gloire obscure laissant dans la mémoire collective
le vestige d’un monument absent aux victimes du fascisme. Ce que présente le
contre-monument Gerz, en dehors de toute figuration, c’est qu’il y a, comme dit
Jean-François Lyotard commentant l’esthétique du sublime chez Kant, de
l’imprésentable : le contre-monument, donnant à voir que quelque chose ne peut
pas être vu, serait un exemple remarquable de « présentation négative »12.
7 Or, comme le suggère Naomi Schor, les Mémoires d’outre-tombe n’inscrivent-ils
pas, eux aussi, et comme en creux, leur propre effacement ? Naomi Schor montre
comment Chateaubriand découvrira, au cours de son écriture, l’impossibilité de
parachever son projet initial. Qu’on me permette de citer sa très forte analyse, que
le lecteur peut désormais lire dans son intégralité13 : « […] les Mémoires
consignent de fait un terrible échec. A mesure que l’écrivain vieillit, son entreprise
initiale est irréversiblement compromise. Car il se rend compte très tôt que
l’effacement érode constamment l’entreprise mémoriale de préservation. Le
paradoxe central des Mémoires est la logique du palimpseste : pas d’écriture qui
ne soit simultanément effacement : “Les événements effacent les événements ;
inscriptions gravées sur d’autres inscriptions, ils font des pages de l’histoire des
palimpsestes”. Ainsi, la voie censée conduire aux défunts est pavée d’obstacles ;
[…] les morts sont fuyants, inatteignables, perdus à jamais, fût-ce dans une tombe
telle que les Mémoires, pourtant supposée garantir leur immortalité ainsi, bien
sûr, que celle de leur auteur ». Quant au palimpseste, on voudra bien y entendre,
en dépit des résonances inévitablement archéologiques, qu’il n’y a pas d’écriture
première, vraie et vierge, de première inscription ni de texte princeps, original à
retrouver, mais un effacement originaire. Jacques Derrida écrivait, dans son
introduction à la nouvelle collection de Flammarion intitulée « Palimpseste » :
« Leurre de la verginité, voilà peut-être ce que le titre de cette Collection voulait
d’abord mettre en cause. Faire de l’interprétation verginale du palimpseste une
édification à déconstruire, non une valeur à restaurer, voilà peut-être son
programme »14.
8 Cependant, « Mort, où est ta victoire ? »15, continue de proclamer, dans une pieuse
unanimité, la critique chateaubrianesque. Nous disons pieuse, car proclamant
cela, elle refuse d’interroger les déterminations théologiques qui sous-tendent
cette citation de l’apôtre Paul, inventeur de la rédemption et promoteur de la
reprise chrétienne du monumental grec : « Quand ce destructible sera vêtu
d’indestructibilité et que ce mortel sera vêtu d’immortalité, alors ce sera cette
parole de l’écriture : La mort a été engloutie dans la victoire. O mort, où est ta
victoire, ô mort, où est ton dard ? »16. La métaphysique, depuis Paul, se soutient
de la croyance que la mort a perdu contre ce que Hegel appellera, en héritier fidèle
de l’apôtre dialecticien, la vie de l’esprit. On forme ici, contre tant de
commentaires de Chateaubriand programmés par l’onto-théologie chrétienne (de
saint Paul et saint Augustin jusqu’à Bossuet et Hegel), l’hypothèse inverse, à
savoir que la mort ne saurait être relevée, réappropriée, réintégrée enfin par la
gloire littéraire posthume. La critique chateaubrianesque resterait ainsi limitée à
la logique occidentale du sacrifice chrétien. Toutefois, la mort ne saurait être
intégralement amortie, au sens économique où l’entend la dialectique chrétienne
du sacrifice, telle que la décrit justement Jean-Claude Berchet : « Le
Christianisme consacre cette expérience “orphique” (de soi comme de la
littérature) qui fonde sur un absolu de la perte, la seule chance de gain »17. La
critique de Chateaubriand, depuis les années 1960, s’inspire essentiellement d’un
modèle orphique revisité par l’économie chrétienne de la « création littéraire »
comme mort et résurrection, modèle que semble avoir institué et légitimé
définitivement l’un des premiers critiques modernes de Chateaubriand, Manuel de
Diéguez, qui écrivait en 1968 : « “J’ai pleuré et j’ai cru”, dit Chateaubriand. J’ai
pleuré et je suis ressuscité. J’ai pleuré et je suis René. Est-ce un mot de chrétien ?
Je ne sais pas ; mais c’est la clé de la poésie, c’est la clé d’Orphée – et c’est
Chateaubriand qui ne cesse, silencieusement, de nous tendre cette clé »18. Simple
suggestion : ne serait-ce pas la théodicée de Pierre-Simon Ballanche, ami et
éditeur de Chateaubriand, obsédé par le dogme de la déchéance et de la
réhabilitation ainsi que par le mythe d’Orphée, que la critique chateaubrianesque,
via Manuel de Diéguez, aurait assaisonnée de mythologie comparée, d’orphisme
mallarméen et de psychanalyse et transformée en un paradigme critique ?
9 A l’économie occidentale du sacrifice initiée, avant la mort du Christ, par celle de
Socrate mise en scène dans le Phédon, Jean-Luc Nancy rappelle que Thomas
d’Aquin, dans sa Somme théologique, reconnaît trois fonctions : l’expiation, la
grâce et l’acquisition de la gloire. La version chrétienne puis hégélienne du
sacrifice aura pour enjeu l’appropriation du Soi par la transgression de la finitude,
ce que Nancy appelle « trans-appropriation »19. Les lectures orphico-chrétiennes
ou hégéliennes de Chateaubriand s’inscriraient donc directement dans cette
relation privilégiée que la littérature et l’art entretiennent avec le sacrificiel,
depuis les Confessions d’Augustin.
10 Michael Riffaterre, il y a une trentaine d’années, avait rigoureusement analysé le
« code monumental » auquel obéit l’œuvre de Chateaubriand, en soulignant
pertinemment le « parti pris monumentalisant » de celle-ci, au point qu’intituler,
comme nous l’avons fait, une introduction à une étude sur Chateaubriand,
« Contre le monument », c’est prendre l’œuvre à contre-pied, lire Chateaubrand
contre lui-même. Mais l’analyse pénétrante et incontournable de Riffaterre restait,
me semble-t-il, entravée, ou en tout cas déterminée, par la polarité dialectique
entre le négatif et le positif, la disparition (ruine, tombe) et l’édification, elle
répondait encore trop fidèlement au mouvement spécifiquement hégélien de
l’Aufhebung comme relève-suppression, mise en œuvre de la mort ou travail du
négatif, rédemption proustienne de l’expérience par l’œuvre d’art : « D’un côté, en
effet, le monument est ruine ou vestige, ce qui survit à une disparition, à une
destruction. D’un autre côté, il conserve et transmet message, leçon, exemple,
admonition du lecteur futur. […] le monument représente à la fois la mort et la
victoire sur la mort »20. Riffaterre concluait son analyse en déclarant, aveuglé par
la détermination de l’art dans la tradition chrétienne, que « la vanité de toutes
choses est compensée par leur représentation dans l’art »21, et qu’enfin, « le fait de
l’écriture, dans le moment même qu’elle énonce une destruction, représente la
victoire du monument sur la ruine »22.
11 Je renvoie à Jean-Luc Nancy, en ce qui concerne le dépassement urgent de la
dialectique du sacrifice (et donc du monumental) en Occident, ou sa clôture
définitive. Nous assumons donc, ici, une position quelque peu désacralisante,
iconoclaste et anti-paulinienne. J’avance ceci en tremblant : il pourrait bien s’agir
d’une alternative juive aux lectures chrétiennes qui dominent la critique
chateaubrianesque. Déclaration gratuite, dira-t-on, voire impertinente. Peut-
être... Toujours est-il que quelque chose est en train de se passer dans la réception
de Chateaubriand. La critique semble se diviser désormais et de façon sans doute
encore inconsciente en deux partis : d’un côté une fidélité à un Chateaubriand
mémorialiste, chrétien et monumental (celui diffusé par la critique française
depuis le XIXe siècle et programmé par l’idéologie théologico-politique de la
Restauration), de l’autre une insistance sur l’impuissance de la mémoire à une
remémoration totale, la remarque d’une défaillance à même l’entreprise
mémorialiste. Ce second parti, où je situe mon propre travail, chercherait donc à
explorer un rapport sans rapport de Chateaubriand à l’immémorial, ou, comme
dirait Jean-François Lyotard, à un « oublié inoubliable »23. Que cette alternative à
une approche monumentale de Chateaubriand soit liée, consciemment ou non, à
la brûlure d’Auschwitz, me paraît désormais presque aller de soi. Il semble en effet
qu’il soit devenu, pratiquement et donc éthiquement, impossible à certains
critiques auxquels je m’associe (en particulier mais pas seulement aux États-Unis,
et pour des raisons qui tiennent à l’histoire des départements de littératures
française et comparée outre-Atlantique ces trente dernières années) de lire
Chateaubriand sans être affectés par cette brûlure, qui est aussi bien l’holocauste
du Livre que celui de la mémoire, l’incinération de la pensée occidentale de l’unité
et de la totalité et la dispersion de ses cendres. C’est cette dispersion qui aura exigé
la déconstruction patiente et nécessaire de la logique du propre et de
l’appropriation, donc de la tombe, du mémorial ou du monument. Ainsi Naomi
Schor écrit, prenant le parti de l’effacement contre celui de la restauration, de
l’« anti-mémoire » contre le mémorial, enfin de la dispersion des cendres contre la
renaissance phénicienne : « L’oubli subvertit la réminiscence par une
accumulation d’effacements qui visent le nom propre. […] L’effacement en série
définit le mécanisme de l’anti-mémoire »24. La mort serait, comme la naissance,
l’inappropriable, cela qui m’inauthentifie et m’exproprie. Né, je serais donc
toujours déjà exproprié, toujours déjà mort, effacé, mort-né : « J’étais presque
mort quand je vins au monde », écrit Chateaubriand. Et de cette expropriation
originaire, de cette première mort, oubliée, je ne peux pas faire monument, sauf à
tricher, et à la supprimer en la transappropriant. Sauf à oublier que je n’ai pas
toujours été là pour témoigner, qu’il y a eu un laps de temps, effroyablement
ancien, auquel je n’aurai jamais été présent, dont je ne puis rien attester, et auquel
ma mémoire, défaillante, n’aura jamais accès, qu’elle manquera toujours à se
remémorer ; laps ou lapsus, chute de temps qui restera enfermé dehors, forclos,
inaccessible. Ce laps de temps, on l’appelle ici l’immémorial ou le non-lieu de
mémoire, prenant le parti d’un Chateaubriand immémorialiste plutôt que
mémorialiste, ou, si l’on veut, pour le contre-monument, contre le monument.
Notes
1. Voir, sur l’impossibilité d’éviter ce protocole en forme de dénégation à la Magritte, Hubert
Damisch, Ruptures Cultures, Édition de Minuit, 1976, Préface, pp. 9-12.
2. Cité par Jean-François Lyotard, dans Céline Le Rappel des oiseaux, par Philippe Bonnefis,
Galilée, 1997, p. 7.
3. Les Essais, Livre III, chap. IX.
4. Dans Mémoires d’outre-tombe, t. 1, Édition Classiques Garnier, 1989, Préface, p. 67.
5. L’Imprescriptible, Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Seuil, réédition 1986.
6. Cette introduction eût été inconcevable sans le travail de Nicole Loraux en général, et en
particulier son avant-propos au numéro de la revue Le Genre humain (numéro 18, Édition du
Seuil, 1988) intitulé Politiques de l’oubli.
7. Voir Five Lectures on Psycho-Analysis, dans The Standard Edition of the Complété
Psychological Works of Sigmund Freud, vol. XI, p. 16.
8. Chateaubriand s’est trompé sur l’identité de cette statue qui est en vérité celle de James II, le
second fils du roi décapité Charles Ier. Pour une interprétation de ce lapsus, voir Didier Maleuvre,
« René et le risque de l’histoire », Revue des Sciences Humaines, numéro 247.
9. Article cité.
10. Voir James E. Young, The Texture of Memory, Holocaust Memorials and Meaning, Yale
University Press, New Haven and London, 1993. Je traduis en la résumant la description, qui est
en soi un commentaire, que Young propose du contre-monument (pp. 28-37).
11. J. Derrida, dans Glas, écrivait : anthérection. Nous épelons ici ce mot-valise sans h, car,
contrairement au dispositif que décrivait Derrida à propos de Jean Genet, le contre-monument ne
fait pas fleur.
12. Voir, par exemple, Jean-François Lyotard, Le Postmoderne expliqué aux enfants, Galilée,
p. 22.
13. Dans « Cent ans de mélancolie », RSH, numéro 247.
14. Scribble (pouvoir/écrire), dans William Warburton, Essai sur les hiéroglyphes des
Égyptiens, Aubier Flammarion, « Collection Palimpseste », 1977, p. 13.
15. Jean-Claude Berchet, op. cit., p. 63.
16. Ire aux Corinthiens, XV, 54.
17. Op. cit, p. 65.
18. Dans « Esquisse d’une psychanalyse orphique de la poésie », publié dans Chateaubriand
Today, edited by Richard Switzer, Proceedings of the Commémoration of the Bicentenary of the
Birth of Chateaubriand, 1968, The University of Wisconsin Press, Madison, Milwaukee, London,
1970, p. 95 et suivantes.
19. Voir Jean-Luc Nancy, « The Unsacrificeable », dans Yale French Studies 79, Literature and
the Ethical Question, édition Claire Nouvet, 1991, pp. 20-38. Je reprends l’argument de Jean-Luc
Nancy.
20. Dans « De la structure au code : Chateaubriand et le monument imaginaire », in La
Production du texte, Seuil, 1979, pp. 131-132. Première publication de ce texte dans
Chateaubriand Today, op. cit.
21. Op. cit., p. 149.
22. P. 151.
23. Cité par Richard Stamelman, dans « The Writing of Catastrophe Jewish Memory and the
Poetics of the Book in Edmond Jabès », publié dans Auschwitz and After, Race, Culture, and
« The Jewish Question » in France, edited by Lawrence D. Kritzman, Routledge, New York
London, 1995, pp. 264-279.
24. Article cité. A l’approche de Naomi Schor, je joindrais volontiers celle de Denis Hollier, de
Didier Maleuvre et de Claude Reichler (voir les articles de RSH, numéro 247).
25. Lettre transcrite dans le Bulletin de la Société Chateaubriand (23, 1980, pp. 40-41). Je dois la
découverte de cette lettre à Jean-Claude Berchet, à qui je souhaite exprimer ici toute ma
gratitude.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Nuit blanche
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Nuit blanche
p. 23-32
Texte intégral
Nuit, nuit blanche – ainsi le désastre, cette nuit à laquelle l’obscurité
manque, sans que la lumière l’éclaire.
Maurice BLANCHOT
Fame with no name
Graffiti trouvé sur un trottoir parisien, non loin du Musée d’Art Moderne
1 « La gloire est suspecte, si elle vient de la nuit »1, écrivait Maurice Blanchot, à
propos de la fin de l’héroïsme qu’il fait coïncider avec le moment où la littérature
prend conscience d’elle-même. Comment délester Chateaubriand du poids d’une
trop lourde renommée, comment le sauver, surtout, de l’éclat d’un nom et d’un
renom par trop... brillants ? Ne faudrait-il pas tout d’abord exposer à la nuit du
soupçon cette gloire que réclament avec éclat le signataire des Mémoires d’outre-
tombe et nombre de ses commentateurs, en montrant qu’elle provient peut-être
moins du jour et de la phénoménalité que de la neutralité d’une nuit blanche ? Ni
le jour, ni la nuit, la nuit blanche présenterait l’insigne avantage de nous
émanciper enfin de cette polarité aussi vieille que la philosophie occidentale entre
le visible et l’invisible, la lumière et l’obscurité. Il faudrait donc dépasser cette
alternative jour/nuit qui limite désespérément l’horizon de la métaphysique à la
présence. En 1963, J. Derrida écrivait :
Encore faudrait-il […] tenter de revenir sur cette métaphore de l’ombre et de la
lumière […], métaphore fondatrice de la philosophie occidentale comme
métaphysique. […] A cet égard toute l’histoire de notre philosophie est une
photologie […]2.
Nuit blanche
4 On n’est pas près d’oublier le récit de la naissance spectaculaire de Chateaubriand,
cette fanfare qui ouvre les Mémoires d’outre-tombe, lors d’une tempête annonçant
l’équinoxe d’automne, à Saint-Malo, dans la nuit du 3 au 4 septembre 1768. Sa
naissance, Chateaubriand l’évoque comme une quasi-mort :
J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées
par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes
cris...8.
5 Privée d’ultima verba, cette quasi-mort est, en dépit des apparences, anti-
héroïque. La tempête couvre les cris de l’infans, étouffe les prima verba. Les
premiers sons de voix proférés par le nouveau-né n’auront été entendus de
personne. Tout se passe comme s’il y avait une impossibilité structurelle de
témoigner de l’origine. Cette impossibilité du témoignage, loin de se réduire à un
accident dû aux aléas météorologiques, caractérise bien plutôt la naissance et la
mort comme expériences traumatiques qui inhibent la possibilité du témoignage
et en initient la crise radicale9. L’expérience de la naissance, comme celle de la
mort, est une expérience inéprouvée par le sujet, une para-expérience. Quand on
dit ma naissance ou ma mort, n’est-ce pas une façon de parler, attendu que
naissance et mort échappent à toute appropriation, à toute maîtrise : je ne me
possède déjà plus quand je meurs, pas encore quand je nais. Entre un déjà plus et
un pas encore, l’expérience du passage ruine la mienneté, lézardant du même
coup et sans rémission l’édifice de l’ontologie. Dans une très forte étude intitulée
« Les commencements de l’homme », Mikkel Borch-Jacobsen formulait cette
question :
Sommes-nous certains, par exemple, de savoir ce qu’est l’événement de la naissance,
si un tel événement a lieu et si c’est un événement10 ?
8 De sorte que si
la mort, possibilité la plus propre du Dasein, est la possibilité de son impossibilité,
elle devient la possibilité la plus impropre et la plus ex-propriante, la plus
inauthentifiante14.
9 Selon cette position, à laquelle je souscris ici, la naissance serait, comme la mort,
cela qui m’arrive sans que je puisse jamais l’attester, cela qui m’aura toujours déjà
exproprié, désautorisé. Mon rapport à l’expérience du passage serait
rigoureusement, selon l’expression récurrente dans l’œuvre de Blanchot, un
rapport sans rapport. Seul un acte de baptême officiel, d’une platitude aussi
glaciale qu’une déclaration de décès, se chargera d’archiver l’anarchique
événement :
François-René de Chateaubriand, […] né le 4 septembre 1768, baptisé le jour
suivant...15.
10 Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de relever sa naissance en une geste
héroïque et mémorable :
Ma mère accoucha à Saint-Malo d’un premier garçon qui mourut au berceau, et qui
fut nommé Geoffroy… Ce fils fut suivi d’un autre et de deux filles qui ne vécurent que
quelques mois.
Ces quatre enfants périrent d’un épanchement de sang au cerveau. Enfin, ma mère
mit au monde un troisième garçon qu’on appela Jean-Baptiste… Après Jean-
Baptiste, naquirent quatre filles : Marie-Anne, Bénigne, Julie et Lucile, toutes quatre
d’une rare beauté, et dont les deux aînées ont seules survécu aux orages de la
Révolution… Je fus le dernier de ces dix enfants16.
11 Tous les invariants isolés par Otto Rank dans sa typologie de la naissance du héros
figurent en effet dans le récit de Chateaubriand. D’abord, la difficulté à venir au
monde, le caractère d’exploit herculéen que revêt une épreuve comparable à celle
du couperet de la guillotine et à laquelle peu de ses aînés auront survécu : quatre
trépassent d’un épanchement de sang au cerveau, et, dans une formidable ellipse
permettant déjà d’associer la naissance à l’événement historique de la Terreur,
deux mourront suite à la Révolution. Lassé par cette morbide énumération,
Chateaubriand constate : « Je fus le dernier de ces dix enfants ». Cette position de
dernier-né de ces dix moins six enfants permet de jouir sur le ventre maternel
d’un droit non pas d’aînesse mais au contraire du privilège du cadet. Le dernier-
né, remarque Otto Rank, est en effet celui après lequel nul enfant n’a plus
séjourné dans l’utérus maternel et qui pourrait rêver y retourner et y demeurer,
sans être obligé de céder la place à un autre17.
12 C’est trop beau pour être vrai, mais comme dit Chateaubriand lorsqu’il définit le
programme esthético-politique de ses Mémoires, que je qualifierais de
programme cosmétique : « Il ne faut présenter au monde que ce qui est beau »18.
Il me paraît urgent de soupçonner le bel éclat de la naissance de François-René,
de ne pas se laisser éblouir par ce trop de lumière. Ce récit d’origine apparaît en
effet comme la compensation narrative, l’embellissement d’une blessure
archaïque et immémoriale. Il constitue la représentation héroïque d’un blanc ou
d’un trou noir, l’historisation spectaculaire d’une nuit blanche. Ainsi
Chateaubriand, archi-témoin de son époque, homme-monument, soi-disant
martyr (en se rappelant que martyros, c’est le témoin, et que le monument est
toujours la marque pétrifiée d’un témoignage), relaterait sa naissance pour tâcher
de réparer la terreur originaire de n’avoir pas été entendu, pour compenser
l’impuissance du témoignage, terreur que ses premiers cris soient restés inouïs.
13 Dès lors, les Mémoires d’outre-tombe, ressortissant exemplairement au genre
testimonial19, constitueraient le témoignage après-coup, l’interminable monument
destiné à compenser un événement inoubliable parce qu’inouï, dont leur auteur,
pour une fois passif, n’aura été ni le témoin ni l’acteur. Relater sa naissance est
une tentative de réappropriation héroïque de ce qui aura dessaisi le moi, de ce qui
l’aura surpris en flagrant délit de passivité, de ce qui se sera passé sans qu’il y fût.
14 Bien qu’on ne puisse naître qu’à son insu, et que venir au monde défie
structurellement le témoignage, Chateaubriand n’en prétendra pas moins revoir
« en pensée », comme en flash-back, l’événement dont il n’aura jamais été le
spectateur :
Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur
lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit
berça mon premier sommeil...20.
16 Le mémorialiste est en outre celui qui se donne un nom absolument propre, celui
qui, suivant la tradition humaniste de la fama, se renomme : « ... mes prénoms
sont : François-René, et non pas François-Auguste »23. Par le dispositif
autobiographique, Chateaubriand est donc à la fois son propre père et son propre
fils, auteur de son nom et de ses jours, fils de ses œuvres, Phénix. Tous les
commentateurs ont remarqué la fonction antonomastique et, si l’on peut dire,
auto-génétique de cette nouvelle signature : François renaît en René.
17 De même que le mémorialiste, en sa mégalomanie, rêve de représenter sa propre
origine, l’autobiographie prétend commencer, se veut autogenèse. Chateaubriand
titre le second chapitre du livre premier des Mémoires dans lequel il rapporte la
fameuse nuit blanche de sa naissance : « Je viens au monde ». Entendez : je vais
vous conter comment je nais, témoigner de ma propre origine, de ce dont il est par
définition impossible de témoigner. En outre, la forme active « Je viens au
monde » permet de neutraliser grammaticalement la passivité inhérente à la
phrase Je suis né. Elle convertit ce passé passif en un présent actif. L’auctor se
rêve celui qui commence et commande, celui qui, maintenant, prend son destin en
main. L’auctor se veut archè. Telle est la fonction hiérarchique de ce qu’on appelle
auctoritas ou paternité littéraire. Cette fonction de commencement est solidaire
du mythe phénicien, donc solaire, du génie littéraire comme désir d’auto-création
dans et par l’écriture, fantasme de virginité ou d’immaculée conception : il s’agit
avant tout de laver la souillure d’une incarnation sanglante. Chateaubriand, qui ne
résiste pas à la tentation virginale, écrit :
On voit que je m’étais trompé dans mes ouvrages : je me fais naître le 4 octobre et
non le 4 septembre...24.
Notes
1. L’Entretien infini, Gallimard, p. 542. Une première version de ce chapitre était destinée à être
prononcée dans le cadre d’un colloque intitulé « La nuit », organisé par l’université du Littoral en
mai 1997. Le titre original de ma communication était « Nuit blanche » ; d’où l’insistance, moins
thématique qu’ontologique, sur une certaine nuit, qu’on pourrait appeler la nuit blanchotienne…
Cette nuit blanche, qui ne s’oppose pas simplement au jour, a rapport à l’immémorial. De là le
titre général du chapitre, plus compréhensif. Le texte de ma communication a entretemps paru
dans la Revue des Sciences Humaines, numéro 248, sous le titre de « Nuit blanche ou les
tronçons du temps ».
2. Dans « Force et signification », L’Ecriture et la différence, Seuil, 1967, p. 45.
3. Voir Denis Hollier, « Incognito », Revue des Sciences Humaines, numéro 247.
4. Voir Nicole Loraux, L’Invention d’Athènes, Paris et La Haye, Mouton – EHESS, 1981.
5. Heidegger et « les juifs », Éditions Galilée, 1988, p. 16.
6. Voir, sur l’inscription des Mémoires dans cette tradition, Jean-Marie Roulin, Chateaubriand
l’exil et la gloire, Du roman familial ā l’identité littéraire dans l’œuvre de Chateaubriand, Paris,
« Honoré Champion Édition », 1994, p. 286 et suivantes.
7. Entretien infini, p. 555.
8. Mémoires d’outre-tombe, t. I, Édition Classiques Garnier, Paris, 1989, p. 135.
9. Voir, sur le traumatisme et la crise du témoignage, les récentes études américaines de : 1.
Shoshana Felman and Dori Laub, Testimony : Crises Of Witnessing in Literature,
Psychoanalysis, And History. 2. Cathy Caruth, Trautna : Explorations in Memory, The Johns
Hopkins University Press, 1995, et Unclaimed Expérience : Trauma, Narrative, and History, The
Johns Hopkins University Press, 1996.
10. Publiée dans Les Fins de l’homme, ā partir du travail de Jacques Derrida, colloque de
Cerisy 23 juillet-2 août 1980, Galilée. 1981, p. 57.
11. Op. cit., p. 58.
12. Le titre complet est : Apories, Mourir – s’attendre aux « limites de la vérité », Galilée, 1996.
13. Cité par Derrida, op. cit., p. 119.
14. Pp. 133-134.
15. Op. cit., p. 134.
16. P. 134.
17. Voir Otto Rank, Le Traumatisme de la naissance, Influence de la vie prénatale sur l’évolution
de la vie psychique individuelle et collective, Traduit de l’allemand par S. Jankélévitch, Édition
Payot, 1980 (1928 pour la première édition), « La Compensation héroïque », p. 114 et suivantes.
18. Mémoires, t. II, p. 124.
19. Comme le rappelle Naomi Schor, dans « Cent ans de mélancolie », Revue des Sciences
Humaines, numéro 247.
20. Mémoires, p. 135.
21. Sur la distinction théorique entre l’image et le vestige chez Thomas d’Aquin et sa subtile
application au René de Chateaubriand, je renvoie au texte déjà cité de Didier Maleuvre qui a
d’ailleurs inspiré la présente réflexion, « René et le risque de l’histoire ». Mais ces formules
doivent aussi faire écho à la méditation de Levinas sur le temps, à ce qu’il appelle la « trace de
l’Autre », le « pré-initial », le souvenir de quelque chose qui n’a jamais été présent, etc.
22. J.-B. Pontalis, Ce temps qui ne passe pas, Gallimard 1997, p. 99.
23. Op. cit., p. 135.
24. P. 135.
25. P. 122.
26. Dans Chateaubriand, le tremblement du temps, Presses Universitaires du Mirail, 1994,
Avant-Propos, p. 15.
27. « Chateaubriand et le monument imaginaire », dans La Production du texte, Seuil 1979.
p. 135.
28. Édition du Centenaire intégrale et critique en partie inédite, Flammarion, Introduction, p. 22.
29. Voir Derrida, De la grammatologie, Éditions de Minuit, 1967, chap. I, le texte
programmatique intitulé « La fin du livre et le commencement de l’écriture », p. 15 et suivantes.
Et Maurice Blanchot, Entretien infini. Voir également sur le lien métaphysique entre organon et
ergon. Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Christian Bourgois, 1987, p. 108.
30. Les Fins de l’homme, op. cit., p. 74.
31. Op. cit., pp. 63-64.
32. P. 70.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Les tronçons du temps
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Texte intégral
L’unique œuvre et opération de la liberté universelle est donc la mort, et,
plus exactement, une mort qui n’a aucune portée intérieure, qui
n’accomplit rien, car ce qui est nié c’est le point vide de contenu, le point du
Soi absolument libre. C’est ainsi la mort la plus froide et la plus plate, sans
plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une
gorgée d’eau.
HEGEL
1 Si l’entreprise autobiographique peut se lire comme la tentation d’une
restauration ou d’une renaissance littéraire, d’un nouveau départ, cette tentation
trouve des résonances idéologiques dans ce qu’on appelle la grande Histoire. Or,
qu’effectue la Restauration de la monarchie légitime dans l’histoire de France ?
Évoquant l’année 1814 (l’an I de la Restauration, si j’ose dire), Chateaubriand
écrit :
On reprit les choses au point où elles s’étaient arrêtées ; ce qui s’était passé fut
comme non avenu : l’espèce humaine, reportée au commencement de la révolution,
avait seulement perdu quarante ans de sa vie ; or qu’est-ce que quarante ans dans la
vie générale de la société ? Cette lacune a disparu lorsque les tronçons coupés du
temps se sont rejoints1.
3 Cette rhétorique de l’oubli est elle aussi motivée par la volonté de rejoindre les
morceaux de temps ; elle vise très explicitement, dans l’usage performatif
(prescriptif) qu’elle fait de l’oubli, à recoller le passé avec le présent en supprimant
le souvenir traumatique de la Révolution et de l’Empire. Pour mettre en œuvre
cette dynamique du remembering au sens défini d’un montage par suppression et
recollage3, qu’on ne saurait mieux qualifier que de « politique de l’oubli », selon
l’expression de Nicole Loraux, considérons de quelle manière l’idéologie contre-
révolutionnaire traitera l’événement particulièrement traumatique de l’exécution
de Louis XVI, le 21 janvier 17934. Cette mort devra répondre rigoureusement aux
critères de ce que la Grèce classique appelait la belle mort, à savoir une fin
glorieuse, mémorable, digne de figurer dans le catalogue des exploits, euthanasie
emballée dans une rhétorique de l’euphémisme. Dans une conversion chrétienne
de la belle mort, l’exécution de Louis XVI devra passer pour une mort de martyr,
ne rejouer rien moins que le sacrifice rédempteur du Fils comme condition de
possibilité du « triomphe de la religion chrétienne », selon le sous-titre des
Martyrs de Chateaubriand. Au lendemain du régicide, l’événement fera
cependant l’objet d’au moins deux récits contradictoires. Tandis que d’un côté les
monarchistes défendront la version flatteuse de la belle mort, et initieront la
légende du roi-martyr, de l’autre côté les révolutionnaires témoigneront de la
désespérante platitude de la mort du souverain. Dès 1797, dans son Essai sur les
révolutions, son premier ouvrage, Chateaubriand, exilé en Angleterre et déjà
favorable à la Restauration, rapportait l’exécution dans ces termes, politiquement
peu ambigus : « “Fils de Saint Louis ! vous montez aux cieux”, s’écrie le pieux
ecclésiastique en se penchant à l’oreille du monarque »5. Dans les notes ajoutées à
l’Essai en 1826, il citera le témoignage de Sanson, le célèbre bourreau exécuteur
du roi :
Il [le roi] monta l’échaffaud et voulut foncer sur le devant comme voulant parler.
Mais ? on lui représenta que la chose étoit impossible encore, il se l’aissa alors
conduire a l’endroit où on l’attachat et où il s’est écrié très-haut : Peuple je meurs
innocent. Ensuitte se retournant vers nous, il nous dit : Messieurs, je suis innocent
de tout ce dont on m’inculpe. Je souhaite que mon sang puisse cimenter le bonheur
des François6.
16 Aussi, bien que privé de représentation, ou plus exactement parce que privé de
représentation, le traumatisme sera-t-il compulsivement thématisé, transféré
dans les scénarios de l’exil et du paradis perdu28, scénarios privilégiés par l’œuvre
romanesque et autobiographique de Chateaubriand suivant des déterminations
métaphysiques implicites : « En sortant du sein de ma mère, je subis mon premier
exil »29. Le scénario de l’expulsion du paradis vient se surimprimer à celui de la
naissance, remplaçant la nuit blanche d’un sujet désastré par l’événement
immémorial ayant eu (non-) lieu à l’origine sans origine de l’humanité.
Notes
1. Dans Mémoires d’outre-tombe, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, t. I. p. 897.
2. De Buonaparte, des Bourbons, et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes, pour le
bonheur de la France et celui de l’Europe. Troisième édition, revue et corrigée, Londres, chez
Colbum, Libraire, 1814, p. 88.
3. Voir chap. II, où le dispositif de la censure sera peut-être perçu comme étrangement familier
aux usagers de traitements de textes : le dispositif du remembering, que nous appellerons bientôt
maquillage, correspond rigoureusement en effet à la fonction couper coller de nos traitements de
textes.
4. Il existe un récit de cet événement traumatique par Ballanche, ami et éditeur de
Chateaubriand, intitulé L’Homme sans nom, que je n’aborderai pas ici, mais que j’aimerais lire
ultérieurement à partir précisément d’un travail sur la politique de l’oubli spécifique à la
Restauration.
5. Essai sur les révolutions, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 331.
6. Op. cit., p. 333.
7. Tertullien. Apologétique, L, 13. « Les Belles Lettres ». Paris, 1961. (traduction Jean-Pierre
Waltzing).
8. Entretien infini, p. 549.
9. Voir Philippe Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Christian Bourgois, 1987.
10. Ce paragraphe résulte d’un échange auquel la première version de ce texte avait donné lieu, et
au cours duquel Dolorès et Jean-François Lyotard m’objectaient que l’exécution de Louis XVI ne
saurait être interprétée comme asymbolique et désespérante, attendu qu’elle participe de la
dialectique révolutionnaire ; souscrivant entièrement à cette mise au point essentielle, j’ai tâché
de nuancer ici mon argument original, en intégrant les remarques de D. et J.-F. Lyotard, sans
guillemets puisque je cite de mémoire ou à partir de notes prises au cours du débat. Sur la
question de la symbolicité du régicide, voir surtout Myriam Revault d’Allonnes, D’Une mort à
l’autre, Précipices de la Révolution, Seuil, 1989.
11. Lors de ce même débat.
12. Dans Le Vandalisme de la Révolution, par François Souchal, « Nouvelles Éditions Latines »,
1993, p. 281.
13. Édition de Minuit, 1983, p. 148 et suivantes.
14. Cité par J.-F. Lyotard, dans « Discussions, ou : phraser « après Auschwitz »», in Les Fins de
l’homme, op. cit., p. 286.
15. Mémoires d’outre-tombe, t. I, p. 483.
16. Etudes ou discours historique sur la chute de l’Empire romain, la naissance et les progrès du
christianisme, et l’invasion des barbares, Paris, Librairie Firmin Didot, 1848,
p. 62 (Chateaubriand souligne).
17. Mémoires d’outre-tombe, I, Édition du Centenaire intégrale et critique en partie inédite
établie par Maurice Levaillant, Flammarion, 1982, p. 616.
18. Ibid.
19. Roland Barthes, La Chambre claire, Note sur la photographie, 1980, dans Œuvres complètes,
t. III, Seuil 1995, pp. 1173-74 (Barthes souligne). Sur la question de la mort non dialectisée, de
l’histoire et du cliché chez Baudelaire, Benjamin et Barthes, je renvoie à un article d’Elissa Marder
intitulé « Fiat Death : Snapshots Of History », dans Diacritics, fall-winter 1992.
20. C’est à Patrick Wald-Lasowski que nous devons les pages les plus suggestives sur le lien entre
l’imaginaire de la Terreur et la photographie au XIXe siècle. Voir Les Echafauds du romanesque,
Presses Universitaires de Lille, « Collection Objet », 1991.
21. Entretien infini, p. 552.
22. Op. cit., p. 64.
23. Céline, Le rappel des oiseaux, Galilée, 1997, p. 10.
24. Mémoires, t. I, Ed. Berchet, p. 135.
25. Article déjà évoqué, Revue des Sciences Humaines, numéro 247. D.-M. souligne.
26. Soleil noir, Dépression et mélancolie, Gallimard, 1987, p. 22. Je ne crois pas trahir la lecture
de Didier Maleuvre en la greffant sur les récentes réflexions de la psychanalyse au sujet de la
mélancolie.
27. Dans Ce temps qui ne passe pas, Gallimard, 1997, p. 23.
28. Voir Jean-Marie Roulin (ouvrage déjà cité).
29. Mémoires, Édition Classiques Garnier, t. I, p. 136.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Non-lieux de mémoire
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Non-lieux de mémoire
p. 45-52
Texte intégral
1 Je suggère, afin de poursuivre cette interminable anamnèse vers un non-lieu de la
mémoire et des Mémoires qui en marquerait le point asymptotique, d’entendre
dans cet événement sans témoin1 un écho de la chute dans l’histoire ou de
l’histoire comme chute, comme lapsus, dans une perspective spécifiquement
théologique. Rappelons que le terme consacré par la Vulgate pour désigner la
chute est lapsus, comme si la chute faisait déjà trou dans le texte, glissement ou
saut inhérent à toute mise en récit, à toute articulation diégétique. Chateaubriand
commentait l’épisode de la chute dans le Génie du christianisme en termes d’un
« accident qui changea l’harmonieuse et immortelle constitution de l’homme », et
ajoutait : « Depuis ce jour, les éléments de son être sont restés épars, et n’ont pu
se réunir »2. Selon le dogme chrétien de la déchéance, l’histoire s’originerait dans
un désastre suivi d’un éparpillement de l’être. La chute implique l’atomisation
d’un corps rêvé complet à l’origine et l’impossibilité, avant la mort et la
résurrection de la chair de tout rassemblement dans une quelconque unité. La
tradition chrétienne, emboîtant le pas à la pensée platonicienne puis néo-
platonicienne, associera la déchéance à une perte de la ressemblance divine et à la
détention dans la région dite de la dissemblance (regio dissimilitudinis). Pour
Plotin, cette région ou océan de dissemblance était liée à l’être matériel ou
corporel de l’homme, être matériel qui, en tant que source d’altérité, constitue le
mal originel. La matière, en effet, est l’autre qui s’oppose au même qui est.
Toujours autre, la matière, selon la pensée plotinienne, est pire que le vice,
puisqu’elle incarne la dissemblance en soi. Avec saint Augustin, la dissemblance,
conséquence de la matière informe et éloignée de Dieu qui est la Forme absolue,
sera associée à la mutabilité, l’instabilité, la diversité, auxquelles s’oppose
l’identité absolue et immuable de Dieu par rapport à lui-même. Augustin complète
donc la notion de dissemblance du néo-platonisme par sa méditation sur la
Genèse. Au livre 12 des Confessions, il parle d’une ressemblance née de Dieu lui-
même. C’est le Verbe, Ressemblance absolue, selon qui et en qui Dieu a créé toutes
choses, et vers lequel l’homme, créature raisonnable et intelligente, doit s’efforcer
de remonter pour retrouver une similitude effacée en lui par le péché, qui a tourné
l’être de l’homme vers le sensible, le changeant, la matière. Augustin christianise
ainsi la région de la dissemblance originellement circonscrite par Platon puis par
Plotin : il en fait la terre du péché où s’est obscurcie la ressemblance de l’âme avec
le Verbe3. Ce dogme de la déchéance surdétermine les présupposés théoriques et
idéologiques de Chateaubriand quant à l’écriture de l’histoire et de
l’autobiographie.
2 Dans la Préface de ses Études historiques, en effet, Chateaubriand, après avoir
résumé les différents courants de l’historiographie ancienne et moderne, et dressé
le bilan des progrès de l’épistémologie historique, depuis Hérodote jusqu’aux
années 1830, rend hommage à la Palingénésie sociale de Ballanche :
La philosophie de M. Ballanche est une théosophie chrétienne. Selon cette
philosophie, une loi providentielle générale gouverne l’ensemble des destinées
humaines, depuis le commencement jusqu’à la fin. Cette loi générale n’est autre
chose que le développement de deux dogmes générateurs, la déchéance et la
réhabilitation, dogmes qui se retrouvent dans toutes les traditions générales de
l’humanité, et qui sont le christianisme même. Le vif sentiment de ces deux dogmes
produit une psychologie qui explique les facultés humaines en rendant compte de la
nature intime de l’homme. […] L’homme, durant sa laborieuse carrière, cherche sans
repos sa route de la déchéance à la réhabilitation, pour arriver à l’unité perdue4.
16 Quelque chose résiste à l’articulation narrative, à quoi on peut donner les noms
suivants, qui sont autant de métonymies de la mort en tant qu’expérience
impossible : lapsus, chute dans l’histoire, événement historique de la Terreur,
innommable, nuit blanche, platitude du rien, cela. Dès lors, l’écriture ne
commencerait, anarchiquement, qu’au moment où finit la possibilité de faire un
récit. Cette résistance à la relève diégétique fonde peut-être la spécificité d’une
écriture hantée par l’altérité disjonctive d’un événement sans témoin dont
l’idéologie ne prétend témoigner que pour mieux l’oublier en l’assimilant.
Témoigner de ce que le je de l’écrivain n’aura jamais été le contemporain de cet
événement inappropriable car toujours déjà passé, telle est peut-être la patience
triste de la littérature.
Notes
1. Selon le concept élaboré par S. Felman et D. Laub dans Testimony (ouvrage déjà cité).
2. Génie du christianisme, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 623.
3. On consultera, pour des détails précis quant à la glose autour de la dissemblance dans toute la
tradition chrétienne, l’article exhaustif « Dissemblance » du Dictionnaire de spiritualité
ascétique et mystique, publié sous la direction de Marcel Viller, S.-J., assisté de F. Cavallera et J.
Guibert, S.-J., avec le concours d’un grand nombre de collaborateurs, Paris, G. Beauchesne et ses
fils, 1932. C’est cet article que nous résumons ici.
4. Études ou Discours historiques sur la chute de l’Empire romain, la naissance et les progrès du
christianisme, et l’invasion des barbares, Édition Furne, 1834, pp. 382-383.
5. Op. cit., p. 414.
6. Génie du christianisme, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 530.
7. Areopagitica ; A Speech of Mr. John Milton For the Liberty of Unlicenc’d Printing. Je renvoie
au fac-similé de l’édition originale, datée de novembre 1644, Noël Douglas, London, 1927 (pour le
fac-similé).
8. Le Paradis perdu, traduit et présenté par Chateaubriand précédé de l’Essai sur la littérature
anglaise (chapitre sur Milton), Edition Belin, 1990, p. 36.
9. Op. cit., p. (4). Je traduis.
10. Pensées, Garnier-Flammarion, p. 167.
11. Je renvoie de nouveau à Elissa Marder : « Fiat Death : Snapshots Of History », dans
Diacritics, fall-winter 1992.
12. Mémoires d’outre-tombe, II, Édition Classiques Garnier, pp. 124-125.
13. Op. cit., p. 125.
14. Voir L’Homme Moise et la religion monothéiste.
15. « Raison et déraison des commencements », RSH. numéro 247.
16. Temporalité transcendante à celle élaborée par la phénoménologie et sur laquelle repose
l’éthique d’Emmanuel Levinas comme rendez-vous manqué avec l’Autre.
17. Voir Roger Dragonetti, Le Mirage des sources, l’art du faux dans le roman médiéval, Seuil,
1987. Voir aussi Claire Nouvet : « On The Way Toward Love, The Address of Love », dans
American Imago, vol. 50, number 3, fall 1993, 325-351.
18. Voir chap. III.
19. Mémoires, t. I, Édition Classiques Garnier, p. 850.
20. Édition de Minuit, 1992, p. 7.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Une lecture vague de René
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Texte intégral
... rien n’est plus illisible qu’une blessure...
Jacques DERRIDA
1 L’en-tête de ce chapitre, le lecteur l’aura compris, démarque celui des fameux
Mémoires posthumes de Chateaubriand dits d’« outre-tombe », titre
métaphysique qui présumait la possibilité d’un regard panoptique rétrospectif sur
sa propre vie en tant qu’achevée, naissance et mort comprises. Les Mémoires
d’outre-tombe, n’était-ce pas là ce titre d’omniscience et d’omnipotence, fantasme
d’autorité qui reposait sur la possibilité d’une remémoration totale du passé, d’un
ressaisissement ou d’une « trans-appropriation », pour reprendre le concept
élaboré par Jean-Luc Nancy1 ?
2 Le mot « outre », dans « outre-mémoire », doit au contraire s’entendre dans le
sens d’un excès, d’une outrance. L’« outre-mémoire », ce serait cela qui excède la
mémoire, la dépasse ou l’outrepasse, ce qui se situe hors d’elle, indécidablement
au-delà ou en deçà, ce qui met à proprement parler la mémoire hors de soi.
« Outre-mémoire » se dirait d’un dehors que la mémoire ne peut domestiquer,
assimiler, approprier, saisir, contenir, rappeler. « Outre-mémoire » serait enfin le
nom de l’insaisissable et de l’inappropriable événement qui hante toute mémoire.
En tant qu’inappropriable, cet événement d’outre-mémoire devrait se penser
comme l’impensable même d’un « oublié inoubliable »2.
Désappointements
3 J’ai beau lire et relire avec patience les quelques pages qui composent le soi-disant
récit de René, ce classique, si j’ose dire, du premier romantisme français, chaque
fois j’éprouve une sorte de déception, une insatisfaction. Mais, précisément,
pourquoi relit-on un texte, si ce n’est pour ne jamais être satisfait ? Barthes
déclarait, dans S/Z, qu’on relit moins un texte pour « un profit intellectuel » ou
pour « atteindre quelque dernier signifié » que pour « multiplier les signifiants »3.
« Multiplier les signifiants », nous le verrons, c’est diviser le signifié, l’atomiser ou
l’émietter. Michel Lisse rappelle, dans une récente analyse4, qu’il existe un rapport
entre le verbe grec legein et le verbe latin legere : lire, c’est rassembler les lettres
d’un écrit, et Heidegger définira la lecture comme recueillement ou
rassemblement. Or, le lesen allemand dérive du legein grec, lui-même associé au
Logos. Dès lors, suggère Michel Lisse, toute lecture logocentrique serait
surdéterminée par une réduction de la dispersion ou de l’émiettement, par la
subsomption sous unité de la dissémination constitutive de l’écriture,
dissémination qui ferait obstacle à la lisibilité intégrale, au recueillement du sens.
Toute lecture logocentrique serait tentée de réduire la part d’illisibilité des textes
qu’elle prétend lire en réunissant des fragments en vue de révéler un signifié
originel. C’est en prenant la mesure de l’illisibilité du René de Chateaubriand que
je voudrais indiquer le non-lieu de l’outre-mémoire.
4 Je n’ai jamais trouvé, contrairement à Margaret Waller, que ce roman offrît la
moindre prémisse prometteuse, un suspense narratif, ni qu’il culminât dans un
dénouement qui exploite un lieu commun : à savoir l’aveu d’un désir sexuel et le
récit de ses conséquences5. Pas davantage je ne considère René comme un conteur
habile, capable de ménager l’intérêt du lecteur et de ses interlocuteurs, voire de
raconter la moindre histoire6. Contrairement à ce que soutiennent d’encore
récentes analyses narratologiques, je dirai que le récit de René n’arrive pas à sa
fin7, pour autant qu’il n’a jamais commencé, récit, comme le remarquait déjà
Georges Benrekassa dans les années 80, « arrêté avant d’être entamé »8. Il me
semble de fait qu’un lecteur patient de René devrait accepter de rester sur sa faim,
aussi inassouvi et altéré que René lui-même, pour peu qu’il prenne le risque de
mesurer à chaque relecture la part d’illisibilité irréductible de ce texte, de se
laisser par lui désappointer.
5 Premier désappointement, l’histoire éditoriale de René nous apprend que ce texte
est lui-même errant, sans assise, qu’il ne se tient jamais au lieu où on l’attend,
qu’il manque à tout rendez-vous : ce texte dérangeant ne tient pas plus en place
que son protagoniste. « ... comment ranger en lieu sûr une œuvre aussi errante et
vagabonde, que son auteur n’a cessé de déplacer ? », s’interrogeait, en 1993, Yves
Hersant9. Ebauché vers 1794, en effet, René constitua d’abord un fragment des
Natchez, avant d’être inséré dans le Génie du christianisme au chapitre « Du
vague des passions » ; en 1805, René rejoint Atala pour devenir en 1826 le volet
d’un triptyque romanesque. « René, écrit Yves Hersant, oscille entre le
fragmentaire et l’abouti »10. Texte labile, déplacé, dont la mobilité vient de surcroît
subvertir, voire révoquer la prétendue étanchéité des genres. S’agit-il, en effet,
d’un roman, d’une nouvelle, du chapitre d’un essai supposé édifiant et cathartique
sur le danger pour la jeunesse de ce que Chateaubriand a intitulé le « vague des
passions » ? De même que son protagoniste mélancolique a une propension à
franchir les frontières géopolitiques, de même le texte tendrait à outrepasser
toutes les frontières génériques, littérature de l’errance, errance de la lettre.
6 Second désappointement, plus structurel je crois : le récit que fait René est un
récit de rien du tout, des miettes de récit, « une histoire en quête de sa
narration », pour reprendre l’expression proposée par Didier Maleuvre11, ou une
« non-histoire », selon la formule antérieure de Georges Benrekassa12. René
promet d’ailleurs moins le récit autobiographique d’aventures inconsistantes
puisque jamais éprouvées qu’une confession intime au sujet de sa tristesse :
Il prit donc jour avec eux, pour leur raconter, non les aventures de sa vie, puisqu’il
n’en avait point éprouvé, mais les sentiments secrets de son âme13.
7 Ne vous attendez pas, semble dire René, à de grandes révélations. A vous raconter,
je n’ai en fait que de petits riens, des morceaux d’histoire. Certes, je vous dirai
tout, mais ce tout sera décevant, ne sera jamais assez. La parole de René résonne
comme une parole interrompue de silences, criblée de blancs, parole blessée,
creuse ; cette parole, « sombrant dans le blanc de l’asymbolie », pour reprendre
l’expression de Julia Kristeva à propos de la parole du déprimé narcissique14, je
l’imagine un peu comme celle qui aurait cours sur le divan de l’analyste, parole
analytique livrée à une écoute flottante ou à quelque troisième oreille15, errant
autour d’un centre absent, sans commencement ni terme : « En prononçant ces
derniers mots, René se tut, et tomba subitement dans la rêverie » (p. 155). Ainsi
Benrekassa écrivait :
Le récit lui-même obéit à une structure qui paraît rendre arbitraire et finalement
secondaire son enchaînement syntagmatique. Tout s’ordonne concentriquement
autour d’une fracture dont on s’approche, et d’où légitimement pourrait surgir la
question du sens, mais qui même dans la révélation doit être désignée comme
ensevelie16.
Non-événement
9 Le lecteur s’attend cependant et dès la première page au récit d’une aventure ou
d’un « événement », à l’aveu d’un secret inavouable ; hier encore amateur de récits
juteux convoités dans l’intimité de la littérature dite de confessions, aujourd’hui
friand d’explication psychosociale, le lecteur, tenaillé par une irrépressible volonté
de savoir, ne s’attend pas moins que les interlocuteurs de René, l’Indien Chactas et
le Père Souël, à une confession décisive et définitive, qui conduirait à un
dénouement cathartique :
Quant à l’événement qui m’a déterminé à passer en Amérique, je le dois ensevelir
dans un éternel oubli (p. 147).
10 L’exil de René à la Louisiane aurait donc été motivé par un « événement » si
effroyable qu’il faudrait à tout prix l’oublier. « Malheur » est le nom que le
narrateur donne à cet événement :
… Chactas et le missionnaire désiraient vivement connaître par quel malheur un
Européen bien né avait été conduit à l’étrange résolution de s’ensevelir dans les
déserts de la Louisiane (p. 147).
12 Invoquer l’onanisme, à propos de cet épisode, comme la majorité des critiques est
tentée de le faire, c’est, semble-t-il, instancier abusivement les pulsions sur un
objet, en l’occurrence le corps propre organique, et donc présupposer
l’organisation génitale. Or, si une telle organisation définit le narcissisme
secondaire, « Plaisir et douleur, écrit Lyotard, se signalent par vocalisations... à
l’occasion d’objets qui ne sont pas connus, sous le régime d’un narcissisme
antérieur à tout ego »21. La tristesse de René, ressortissant à ce que Freud
décrivait au titre du narcissisme primaire et de la perversité polymorphe,
antérieure à la relation libidinale d’objet, est un mixte de peine et de plaisir,
préexistant à toute distinction psychologique entre le plaisir et la douleur :
Je trouvai même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon
chagrin, et je m’aperçus, avec un secret mouvement de joie, que la douleur n’est pas
une affection qu’on épuise comme le plaisir (p. 171).
14 Force nous est d’admettre que la révélation de l’amour incestueux pour sa sœur,
loin de révéler quoi que ce soit quant à l’origine de la tristesse, c’est-à-dire au sujet
du secret, ne fait que singulariser les passions de René, leur assigner un référent,
un sens et une adresse, leur donner corps et identité. Si, selon Jean-François
Lyotard, une phrase est articulée « dans la mesure où elle présente un univers »22,
c’est-à-dire un référent, un sens, un destinateur et un destinataire, la révélation de
l’amour incestueux articule l’inarticulé, le projette sur un « univers de phrase »,
transfère lesdites passions sur un objet. Dès lors, cette prétendue révélation n’en
est une que pour un lecteur impatient en quête d’explication définitive. Mettant en
phrase ce qui, structurellement, ne peut pas être phrasé, elle ne révèle en réalité
qu’un faux objet de plus, un pseudo-objet. Il est donc clair que le masochisme ou
la délectation morose, le tædium vitæ spiritus, ce nihilisme légendaire de René,
ressortit à une blessure précoce ou prématurée, sans référent identifiable,
inassimilable car, paradoxalement, jamais éprouvée par le sujet, et, par
conséquent, non seulement littéralement et littérairement inénarrable, mais aussi
bien illisible. En tant qu’inéprouvé, l’événement se trouve saisi dans un processus
d’itérabilité, voué au ressassement interminable.
15 Derrida remarque, jouant l’avocat du diable tandis qu’il commente Maurice
Blanchot : « Rien ne semble plus absurde... qu’une expérience inéprouvée »23.
N’est-ce pas cependant une telle expérience que semble nous inviter à partager
René, à savoir l’absurdité de la non-advenue d’un événement, la décevante non-
événementialité d’un événement ? Cette non-advenue d’un événement serait
rigoureusement une sorte d’anti-Ereignis, ou d’Un-Ereignis, si tant est que pour
Heidegger, l’Ereignis soit l’événement en tant qu’il permet au Dasein de se saisir
et de s’approprier, selon ce commentaire de Roger Laporte :
L’Ereignis est à la fois avènement et appropriation, ce sans quoi l’Être ne
parviendrait pas à la présence24.
16 Il s’agirait donc d’une blessure narcissique archaïque, oubliée, dont le propre est
d’être inappropriable, c’est-à-dire illocalisable, sans feu ni lieu, sans siège, comme
le signifie cette formule, qui rappelle de façon troublante le Dieu sans foyer de
saint Augustin puis de la théologie négative :
Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette blessure de mon cœur, qui n’était nulle
part et qui était partout, je résolus de quitter la vie (p. 161).
17 Le moins qu’on puisse dire, c’est que René n’est pas dans son assiette ; j’entends
par cette formule triviale qu’il a perdu toute assise. Cette perte d’assise et de
référence, ce dessaisissement est l’une des marques de ce que Blanchot appelle le
désastre : « Le désastre, écrit celui-ci, est du côté de l’oubli, l’oubli sans mémoire,
le retrait immobile de ce qui n’a pas été tracé »25. Sans objet, sans référent, la
tristesse de René se situerait, comme le désastre, du côté de l’outre-mémoire, pour
autant qu’il s’agisse là d’un topos. L’outre-mémoire désignerait plutôt ce que nous
avons déjà nommé un non-lieu de mémoire. On a récemment rapproché cette
tristesse sans objet de celle du narrateur des Mémoires d’outre-tombe, qui écrit à
propos de l’expérience inéprouvée de sa naissance : « On m’a souvent conté ces
détails ; cette tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire »26. La tristesse de
René se rapporterait à l’inoubliable, elle serait le vestige ou la trace d’une origine
oubliée, encryptée dans l’outre-mémoire. Aussi, comme Chateaubriand, René
erre, en mal d’archive, passionné d’archéologie :
... je m’en allai, m’asseyant sur les débris de Rome et de la Grèce : pays de forte et
d’ingénieuse mémoire, où les palais sont ensevelis dans la poudre, et les mausolées
des rois cachés sous les ronces (p. 152).
Notes
1. Jean-Luc Nancy, « The Unsacrificeable », dans Yale French Studies 79, Literature and the
Ethical Question, édition Claire Nouvet, 1991, pp. 20-38. Voir plus bas, « Post-scriptum ».
2. Voir Jean-François Lyotard, Heidegger et « les juifs », Galilée, 1988, p. 52.
3. Cité par Diana Knight, « The Readability of René’s Secret », French Studies, Oxford, England,
Jan. 1983, p. 38.
4. « … le lire avec une patience infinie… », dans Passions de la littérature, Galilée 1996, pp.191-
208.
5. Dans « Cherchez la Femme : Male Malady and Narrative Politics in the French Romantic
Novel », PMLA, March 1989, 104/2, p. 148. Je paraphrase en français, afin de faciliter la lecture.
6. Op. cit., p. 149.
7. Michèle Respault, « René : Confession, Répétition, Révélation », The French Review, Vol. 57,
n° 1. October 1983, p. 19.
8. Dans Le Dit du moi : du roman personnel ā l’autobiographie, René/Werther, Poésie et
vérité/Mémoires d’outre-tombe, in Les sujets de l’écriture, textes réunis par Jean Decottignies,
Presses Universitaires de Lille, 1981, p. 101.
9. Dans « “Une lyre où il manque des cordes” », in Chateaubriand, le tremblement du temps,
Colloque de Cerisy dirigé par Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier, Presses Universitaires du
Mirail, 1994, p. 280. Je reprends ici l’analyse de l’histoire éditoriale du texte telle qu’Yves Hersant
la condense.
10. Ibid.
11. Dans « René et le risque de l’histoire », Revue des Sciences Humaines, numéro 247.
12. Article cité, p. 97.
13. Chateaubriand, René, Garnier-Flammarion, 1964, p. 148. Toutes les références à ce texte
seront désormais indiquées entre parenthèses et, sauf indication contraire, renverront à cette
édition.
14. Soleil noir : Dépression et mélancolie, Gallimard, 1987, p. 45.
15. Pierre Barbéris qualifiait déjà le Père Souël d’« écoutant neutre » (cité par Diana Knight,
article cité, p. 41).
16. Article cité, p. 102.
17. Selon l’expression de Didier Maleuvre (article cité).
18. Dans sa lecture essentiellement narratologique, Michèle Respault écrit que la narration
« repousse le moment de l’aveu... », masquant « par des répétitions… le véritable problème, le
vrai souvenir » (article cité). Nous reviendrons sur la réduction qu’inflige au texte toute lecture de
type narratologique, avide de dénouement.
19. « L’inarticulé ou le différend même », dans Figures et conflits rhétoriques, sous la direction
de Michel Meyer et Alain Lempereur, Presses de l’Université Libre de Bruxelles, 1990.
20. Ibid.
21. Ibid.
22. Dans « L’Inarticulé ou le différend même ». Voir aussi, par Jean-François Lyotard, Le
Différend, Édition de Minuit, 1983.
23. Dans « Demeure/Fiction et témoignage », in Passions de la littérature, Avec Jacques
Derrida, Galilée, 1996, p. 35.
24. Maurice Blanchot, l’ancien, l’effroyablement ancien, Fata Morgana, 1987.
25. Ibid.
26. Mémoires d’outre-tombe, t. I, Édition Classiques Garnier, Paris, 1989, p. 135.
27. Et dans l’esprit de celle de Didier Maleuvre.
28. Op. cit., p. 38. La citation entre guillements est extraite de L’Ecriture du désastre.
29. « Cent ans de mélancolie », Revue des Sciences Humaines, numéro 247.
30. Op. cit., p. 31.
31. Dans Génie du christianisme, ou Beautés de la religion chrétienne, par François-Auguste
Chateaubriand, Cinquième édition, t. II, Lyon, de l’imprimerie de Ballanche père et fils, 1809,
pp. 162-163.
32. Chateaubriand, Éditions L’Age d’Homme, 1990, p. 145.
33. Op. cit., p. 23.
34. Voir Jacques Derrida, Passions, Galilée, 1993, p. 60.
35. « ... le lire avec une patience infinie… », dans Passions de la littérature, Galilée, 1996, p. 199.
36. Dans Le Titre de la lettre, Une lecture de Lacan, par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc
Nancy, Galilée, 1990, p. 17.
37. James Hamilton, « The Anxious Hero in Chateaubriand’s René », Romance-Quarterly, 1987,
Nov. 34/4, pp. 415-424.
38. Selon l’expression de Michèle Respault, article cité.
39. Hegel cité par Jean-Luc Nancy, dans Les Muses, Galilée, 1994, p. 144.
40. Op. cit., p. 142.
41. Op. cit., p. 143.
42. P. 146.
43. Op. cit., p. 141.
44. Dans La Communauté désœuvrée. Édition Christian Bourgois, 1986 et 1990, p. 107 et
suivantes
45. Maurice Blanchot, La Folie du jour, Fata Morgana, 1973, p. 37.
46. Op. cit., pp. 37-38.
47. Je reprends l’analyse de J.-B. Pontalis, dans « Une idée incurable », in Perdre de vue,
Gallimard, 1988, p. 64.
48. Op. cit., p. 140.
49. Voir Diana Knight, article cité, p. 36.
50. Passions, Galilée, p. 67 (Derrida souligne).
51. Préface à Céline Le Rappel des oiseaux, par Philippe Bonnefis, Galilée, 1997, p. 6.
52. Ibid.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Introduction de la partie III
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Introduction de la
partie III
p. 71-72
Texte intégral
1 La réflexion qui suit étant, dans une large mesure, redevable au concept
psychanalytique de censure, même si ce concept n’y est pas élaboré explicitement
et s’y trouve abordé moins de front qu’obliquement, j’aimerais inscrire en exergue
ces lignes, extraites d’un essai tardif intitulé « L’analyse avec fin et l’analyse sans
fin », dans lesquelles Freud convoque et développe l’analogie entre censure
psychique et censure politico-religieuse appliquée à l’édition :
Avant la naissance de l’imprimerie, il n’était pas possible de confisquer et de détruire
tous les exemplaires d’une édition ; aussi utilisait-on diverses méthodes pour rendre
un texte « inoffensif ». Tantôt l’on barrait d’un trait épais les passages scandaleux de
sorte qu’ils étaient illisibles ; aussi ne pouvaient-ils dès lors être recopiés, et le
copiste suivant du livre fournissait un texte irréprochable, mais lacunaire en certains
passages, et peut-être par là incompréhensible. Tantôt on ne se contentait pas de
cela, on voulait aussi éviter l’indice d’une mutilation du texte ; on en venait alors à
déformer le texte. On omettait telles ou telles paroles ou on les remplaçait par
d’autres, on insérait de nouvelles phrases ; dans le meilleur des cas, on faisait sauter
tout le passage et on lui en substituait un autre qui disait exactement le contraire. Le
premier à recopier ensuite le livre pouvait alors établir un texte non suspect, qui était
néanmoins falsifié1.
2 Dans les années 1830, tandis qu’il traduit Paradise lost de Milton, Chateaubriand
insère dans ses Mémoires d’outre-tombe une vie de Napoléon, qui représente
proportionnellement une part considérable de son autobiographie. Cette
biographie historique jouit de la prééminence relevée par la critique au titre d’un
parallèle entre Napoléon et Chateaubriand. Elle doit donc être lue comme une
partie de l’autobiographie, une articulation suspecte, à la fois dans l’œuvre et hors
d’elle – sorte de parergon, partie intégrante et désintégrante des Mémoires.
3 On aborde ici cette vie de Napoléon en partant des textes polémiques (discours à
la chambre des Pairs ou articles de journaux) dans lesquels Chateaubriand attaque
violemment la censure, en particulier en 1827, sous Charles X. En effet,
Chateaubriand s’est fait le héraut de la liberté de la presse, dès l’Empire, en 1807,
année où il publie dans le Mercure ces lignes audacieuses, quoique habilement
dissimulées dans un compte rendu du voyage en Espagne de M. Alexandre de
Laborde, et qui vaudront non seulement au journal d’être supprimé, mais aussi à
leur auteur d’être désormais et jusqu’à la fin de l’Empire persécuté par Napoléon :
Cependant la Muse a souvent retracé les crimes des hommes ; mais il y a quelque
chose de si beau dans le langage du poëte, que les crimes mêmes en paroissent
embellis : l’historien seul peut les peindre sans en affoiblir l’horreur. Lorsque, dans le
silence de l’abjection, on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du
délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir
sa faveur que de mériter sa disgrace, l’historien paroît, chargé de la vengeance des
peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; […]
Bientôt toutes les fausses vertus seront démasquées par l’auteur des Annales, bientôt
il ne fera voir, dans le tyran déifié, que l’histrion, l’incendiaire et le parricide […]2.
4 Il semble possible de lire ces textes de polémique comme une sorte de préface à la
vie de Napoléon, non pas parce que chronologiquement ils la précèdent, mais
parce que leurs enjeux ressortissent aussi bien à l’épistémologie historique qu’à la
théologie.
Notes
1. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », 1937, dans Résultats, Idées, Problèmes, II,
PUF, 1985, p. 251.
2. Texte recueilli dans les Mélanges littéraires, Édition Furne, 1834. t. IV, p. 80.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Marche et effets de la censure
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Marche et effets de la
censure
p. 73-80
Texte intégral
Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. Le difficile n’est
pas d’exécuter l’acte mais d’en éliminer les traces.
S. FREUD
1 Dans un article de 1827, Chateaubriand écrit :
Premièrement il est convenu […] entre les recors de la pensée, que les blancs
n’auront pas lieu. En effet, les blancs qui annoncent les suppressions, mettent le
lecteur sur ses gardes ; c’est comme s’il lisoit le nom de la censure écrit au haut du
journal. On craint l’effet de ce nom honteux. Esclaves, soyez mutilés, mais cachez la
marque du fer ; subissez la torture, mais donnez-vous garde de paraître disloqués ;
portez des chaînes avec l’air de la liberté1.
8 De même que le corps d’Osiris aurait été dépecé par Typhon et ses complices et
« dispersé aux quatre vents », de même selon Milton la Vérité vierge (« virgin
Truth ») incarnée par le Christ aurait été trahie, dès la mort des apôtres, par une
race d’imposteurs. Milton se souvient probablement du traité de Plutarque, Isis et
Osiris, qui rapporte des Égyptiens ce mythe et ses significations mystagogiques et
eschatologiques :
Isis, en effet, est un mot grec, ainsi que Typhon, le nom de l’ennemi de la déesse :
aveuglé par l’ignorance et l’illusion, il démembre (diaspon) et dérobe aux regards de
la doctrine sacrée, que la déesse recompose, reconstitue et transmet aux fidèles lors
de l’initiation...9.
9 Cette Vérité dispersée, démembrée, nous aurons beau la chercher, il ne nous sera
jamais donné d’en reconstituer le corps intégral avant la seconde venue du Christ,
c’est-à-dire avant la fin de l’histoire, avant la fin des temps. Ainsi, la quête
scientifico-mystagogique, qui s’inscrit dans une longue tradition apocalyptique et
eschatologique, de même que la quête d’Isis, devient un sacerdoce, et tout obstacle
opposé à cette quête, un sacrilège :
From that time ever since, the sad friends of Truth, such as durst appear, imitating
the carefull search that Isis made for the mangl’d body of Osiris, went up and down
gathering up limb by limb still as they could find them. We have not yet found them
ail […], nor ever shall doe, till her Masters second comming ; he shall bring together
every joynt and member, and shall mould them into an immortall feature of lovelines
and perfection. Suffer not these licencing prohibitions to stand at every place of
opportunity forbidding and disturbing them that continue seeking, that continue to
do our obsequies to the tom body of our martyr’d Saint.
[Depuis ce temps, les tristes amis de Vérité qui osèrent se manifester, imitant Isis
dans sa quête attentive du corps mutilé d’Osiris, montèrent et descendirent, n’ayant
de cesse de recueillir les membres un à un, comme ils les purent trouver. Nous ne les
avons pas encore trouvés tous, et ne les trouverons jamais, avant la seconde venue du
Maître ; celui-ci remembrera chaque joint et membre, et leur donnera une forme
immortelle de beauté et de perfection. Ne souffrez pas que ces interdictions de
privilèges se mettent en travers de la route pour interdire et déranger ceux qui
continuent leur recherche, qui continuent à rendre nos derniers hommages au corps
torturé de notre Saint martyrisé]10.
Notes
1. Du Rétablissement de la censure au 24 juin 1827. Je cite le texte recueilli dans l’édition Furne,
t. IV, pp. 342-343.
2. Op. cit., p. 345.
3. Voir chap. I.
4. Marche et effets de la censure, Furne, t. IV, p. 379.
5. Op. cit., p. 384.
6. Op. cit., p. 372. Chateaubriand souligne.
7. Voir chap. I. Je renvoie à Jean-Claude Bonnet : « Chateaubriand et le quatrième pouvoir »
(dans Chateaubriand, le tremblement du temps, Presses Universitaires du Mirail, 1994, p. 78). Il
est vrai que Bonnet fait allusion à l’Angleterre contemporaine de Chateaubriand, et non à celle de
Charles Ier.
8. Milton. Areopagitica, édition citée dans le chap. I, p. (29). Je traduis (B. C).
9. Plutarque, Œuvres morales, t. V, 2e partie, texte établi et traduit par Christian Froidefond,
Édition « Les Belles Lettres », 1988, p. 179. Il faudrait également lire cette proximité du
démembrement et de l’aveuglement dans le souvenir du meurtre de l’Image de Dieu dans l’œil,
selon la formule énigmatique de Milton (voir chap. I).
10. Milton, ibid. Je traduis (B. C).
11. Sur la castration de la raison, dont la phobie traverse toute l’histoire du phallogocentrisme, et
qui n’est pas sans rapport avec le meurtre de l’Image de Dieu dans l’œil selon Milton, je renvoie à
Derrida, « D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie », dans Les Fins de l’homme,
ouvrage cité dans le premier chapitre, p. 445 et suivantes.
12. Recueillis sous le titre de « Liberté de la presse et liberté humaine ». Articles dans Anekdota,
Rheinische Zeitung, Deutsche Jahrbücher, Vorwarts ! Toutes les citations de Marx sont prises
dans l’édition de la Pléiade, Œuvres, III, Philosophie, édition établie, présentée et annotée par
Maximilien Rubel, Gallimard, 1982, dans la traduction de Rubel.
13. Op. cit., p. 116.
14. P. 170.
15. Voir l’analyse bio-politique des Lettres Persanes par Josué Harari : « The despotic body-state
is a mutilated, diminished, lonely State, because it is intrinsically (a) corps-rompu ». [Le corps-
état despotique est un état mutilé, diminué, isolé, car il est intrinsèquement (un) corps-rompu].
(Scénarios of the Imaginary, Theorizing the French Enlightenment, Cornell University Press,
1987. Je traduis).
16. Dans Économie et philosophie, Manuscrits parisiens, 1844. « Bibliothèque de la Pléiade » II,
p. 56 et suivantes.
17. Ce que rappelle J.-J. Goux dans Économie et symbolique, Seuil, 1973, p. 142.
18. Op. cit., pp. 61-62.
19. Op. cit., p. 64 (Marx souligne).
20. Liberté de la presse..., p. 177.
21. Voir chap. I.
22. Génie du christianisme, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 623. (Voir chap. I).
23. Dans La pharmacie de Platon, GF, p. 307.
24. Selon le mot-valise de Derrida. Voir Scribble (pouvoir/écrire), dans William Warburton,
Essai sur les hiéroglyphes des Égyptiens, Aubier Flammarion, « Collection Palimpseste », 1977.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand L’Empereur, la femme et le caméléon
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
L’Empereur, la femme et
le caméléon
p. 81-93
Texte intégral
1 Les articles et discours de Chateaubriand contre la censure nous auront donc
prévenus contre les articulations arbitraires, les ré-ajointements factices. Venant
en surcharge, en surimpression, ceux-ci, en effet, ne sont parfois que la marque
effacée d’une suppression, le leurre captieux d’une lacune. C’est fort de cette
prévention qu’il convient de lire la biographie de Napoléon insérée dans les
Mémoires d’outre-tombe.
2 Chateaubriand nous invite à lire cette vie comme un post-scriptum à l’histoire de
sa « carrière littéraire », une sorte d’excroissance ou d’appendice biographique
démesuré, appendu à l’histoire de sa propre vie :
Vous savez la mutabilité de ma vie dans mon état de voyageur et de soldat ; vous
connaissez mon existence littéraire depuis 1800 jusqu’à 1813, année où vous m’avez
laissé à la Vallée-aux-Loups qui m’appartenait encore, lorsque ma carrière politique
s’ouvrit. Nous entrons présentement dans cette carrière : avant d’y pénétrer, force
m’est de revenir sur les faits généraux que j’ai sautés en ne m’occupant que de mes
travaux et de mes propres aventures : ces faits sont de la façon de Napoléon. Passons
donc à lui ; parlons du vaste édifice qui se construisait en dehors de mes songes. Je
deviens maintenant historien sans cesser d’être écrivain de mémoires ; […]1
6 Chateaubriand introduit donc la vie de Napoléon par cette référence à une tierce
vie, intertexte biographique qui ne me paraît guère accidentel. Citons, afin de nous
faire une idée d’ensemble de cette vie d’Alcibiade, et des raisons superficielles et
thématiques pour lesquelles elle a pu fasciner Chateaubriand, ce commentaire de
Jean Hatzfeld :
Une existence aussi extraordinaire présente tous les éléments qui peuvent satisfaire
l’artiste ou le romancier : enfance comblée de dons et de promesses ; adolescence
confiée à la tutelle d’un Périclès et sur laquelle se penche l’amitié d’un Socrate
Jeunesse héroïque et scandaleuse ; activité de stratège et d’homme d’État à laquelle
ne manquent ni les réussites diplomatiques, ni les victoires militaires, ni les projets
grandioses, ni les péripéties dramatiques : chutes retentissantes, exils menacés,
rétablissements inouïs, et, pour terminer, cette fin en terre barbare où l’histoire et la
légende ont su mêler les thèmes les plus émouvants de la fidélité et de la trahison, de
l’amour et de la mort5.
7 La vie d’Alcibiade intègre tous les ingrédients épiques et romanesques qui lui
permettront de composer une allégorie convenable de l’autobiographie : grandeur
et décadence, exils et retours, honneur et trahison, etc. Chateaubriand identifie
explicitement, en effet, son propre départ dans la vie à la jeunesse d’Alcibiade :
Vous avez vu ma jeunesse quitter le rivage ; elle n’avait pas la beauté du pupille de
Périclès [Alcibiade], élevé sur les genoux d’Aspasie ; mais elle en avait les heures
matineuses6.
14 « Ces mots, commentent les éditeurs, font apparaître l’histoire comme une partie,
une branche de la philosophie, et telle fut en effet la conception qui régnait dans
l’école d’Aristote, dont Théophraste fut l’ami et le successeur. Plutarque lui-même,
lorsqu’il écrit ses Vies, prétend bien traiter en philosophe la matière historique »14.
15 C’est donc selon une. distinction propre à la philosophie que Plutarque distingue
deux Alcibiades : au dehors, quant à l’extérieur, un grand homme, le courage
même du guerrier ; au dedans, une vraie femmelette. La femme est donc
proposée, dans l’enchaînement logique du texte de Plutarque, comme la fausseté
même, puisque cette seconde féminisation d’Alcibiade suit immédiatement la
description de sa faculté mimétique, de son talent de faussaire. La versatilité
caméléonesque équivaudrait ainsi à la blancheur. C’est qu’à changer de masques,
à imiter vertigineusement toutes les couleurs du spectre, Alcibiade perd toute
couleur propre, toute propriété, toute essence, homme-caméléon, versatile comme
la femme est fausse, pure surface sans profondeur, blanc. Et c’est suivant la même
tradition métaphysique et phallocentrique que la versatilité et la superficialité de
la pensée féminine se trouvera opposée très tôt par Chateaubriand à la constance
et à la profondeur virile, comme l’atteste clairement ce paragraphe d’une lettre à
Fontanes datée de décembre 1800 à propos de Mme de Staël :
Voyez, mon cher ami, quel enchaînement de choses, et combien Mme de Staël est
loin d’avoir approfondi tout cela. Je serai obligé, malgré moi, de porter ici un
jugement sévère. Mme de Staël, se hâtant d’élever un système, et croyant apercevoir
que Rousseau avait plus pensé que Platon, et Sénèque plus que Tite-Live, s’est
imaginée tenir tous les fils de l’âme et de l’intelligence humaine ; mais les esprits
pédantesques, comme moi, ne sont point du tout contents de cette marche
précipitée. Ils voudraient qu’on eût creusé plus avant dans le sujet ; qu’on n’eût pas
été si superficielle ; et que, dans un livre où l’on fait la guerre à l’imagination et aux
préjugés, dans un livre où l’on traite de la chose la plus grave du monde, la pensée de
l’homme, on eût moins senti l’imagination, le goût du sophisme, et la pensée
inconstante et versatile de la femme15.
16 Le procès particulier intenté contre Mme de Staël doit être resitué dans celui plus
général de la philosophie des Lumières, accusées de vaine et dangereuse
sophistique par la contre-révolution, la seule philosophie fiable et stable étant la
religion. Diderot, Rousseau, Voltaire et l’Encyclopédie, dès lors, seraient à saisir
dans le même procès de versatilité, d’inconstance et de sophisme. La philosophie
des Lumières serait femme, négligeant de creuser « plus avant dans le sujet », elle
serait effémination de la pensée mâle et univoque, altération, trahison, voire
castration du Logos présumé profond et identique à lui-même16.
17 Alors même qu’il prétend révéler la vérité d’Alcibiade en le comparant à la femme,
Plutarque est donc acculé à un paradoxe épistémologique, qu’on peut formuler
ainsi : comment la femme, c’est-à-dire l’ondoyant, le fuyant, le toujours autre17,
pourrait-elle témoigner de quoi que ce soit relativement à l’être d’Alcibiade, à son
dedans, à sa vérité, à son identité ? Car Plutarque utilise bien l’adjectif dérivé du
nom grec de la vérité pour qualifier l’intérieur, la nature intime d’Alcibiade, au
titre de ses « véritables sentiments » : alethinois. Comment savoir, sous la loi du
changement et du devenir, qu’Alcibiade est la même femme aujourd’hui
qu’autrefois : he palai gyne ? Enfin, quelle vérité quant à l’identité d’Alcibiade la
femme peut-elle prétendre révéler, puisque l’être de la femme, c’est l’autre,
puisque la femme, comme l’histrion, n’a pas d’identité en dehors de l’altérité, en
dehors du changement perpétuel en autre chose que soi ? Ainsi Plutarque, dans le
même temps qu’il donne cette vie pour psychologiquement vraie (pour la vérité
d’une nature ou d’un caractère, la vérité des « sentiments »), ne remet-il pas en
question l’identité de la vérité à elle-même, en la déclarant changeante, muable,
inconstante ? C’est que son episteme est limitée à une éthique essentialiste, une
éidéthique dont la logique binaire est inappropriée à appréhender ce refoulé de la
métaphysique que sont la femme et l’hypocrite. Comme l’écrit Derrida :
Il n’y a pas d’essence de la femme parce que la femme écarte et s’écarte d’elle-même.
Elle engloutit, envoile par le fond, sans fin, sans fond, toute essentialité, toute
identité, toute propriété. Ici aveuglé le discours philosophique sombre – se laisse
précipiter à sa perte. Il n’y a pas de vérité de la femme mais c’est parce que cet écart
abyssal de la vérité, cette non-vérité est la « vérité ». Femme est un nom de cette
non-vérité de la vérité18.
25 Selon Tertullien, l’histrion, comme la femme, falsifie ses traits et trahit son propre
visage, défigurant du même coup l’Image de Dieu, cette défiguration pouvant aller
jusqu’à l’effacement du visage, jusqu’à l’engloutissement de toute identité,
l’annulation blanche de toute propriété33. Cette proscription du comédien de la
cité des hommes et de la cité de Dieu est inséparable de la méfiance à l’égard de la
femme, de la metis et de la mimesis. Napoléon, en tant qu’il incarne la
multiplicité, occupe donc cette région menaçante parce qu’obscurément féminine
de la non-identité à soi et de la mauvaise mimesis.
26 La biographie historique de l’Empire se trouve donc d’emblée condamnée à la
représentation de l’apparence, ce poison de l’essence, entre voile, parure et
ornement, elle doit d’emblée faire son deuil de toute identité et s’efforcer de saisir,
dans l’inconstance de sa versatilité, un objet insaisissable, exposé et disposé à
tourner, comme une girouette, selon le vent de la fortune. La vie de Napoléon et
l’histoire de l’Empire auront pour objet cet anti-modèle : le prince de Machiavel,
ou l’Alcibiade de Plutarque, homme sans qualités actuelles, virtuose de la
politique dont la force stratégique consiste à pouvoir les affecter toutes. D’où le
paradoxe suivant, qui est celui du comédien : la vérité de l’Empereur-histrion,
comme celle d’Alcibiade, ce n’est ni plus ni moins que sa fausseté. Le vrai visage
de Bonaparte ne tiendrait que dans l’infinie, dans la vertigineuse prolifération de
ses masques.
27 Le biographe se retrouve alors confronté à une première aporie épistémologique
qui rappelle celle à laquelle Plutarque était acculé. En effet, évoquant la censure à
l’apogée de l’Empire, en 1807, Chateaubriand mentionnait la dénonciation de
l’histrionisme de Néron par Tacite, s’attribuant le beau rôle en s’identifiant à mots
couverts à un nouveau Tacite face à Napoléon :
C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; […] Bientôt
toutes les fausses vertus seront démasquées par l’auteur des Annales, bientôt il ne
fera voir, dans le tyran déifié, que l’histrion, l’incendiaire et le parricide […]34.
Notes
1. Mémoires d’outre-tombe, t. II, p. 278.
2. Op. cit., p. 278.
3. Barthes, « La Voyageuse de nuit », préface à la Vie de Rancé, Édition U.G.E. coll. « 10/18 »,
1965.
4. Mémoires d’outre-tombe, t. II, p. 277.
5. Dans Alcibiade, étude sur l’histoire d’Athènes à la fin du Ve siècle, PUF, 1951.
6. Ibid.
7. Essai sur les révolutions, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 273.
8. Mémoires, t. I, p. 645.
9. Plutarque, Vie d’Alcibiade, 23, 3, dans Vies, III. traduction de Robert Flacelière et Emile
Chambry, Paris. « Les Belles Lettres », 1969.
10. Plutarque, op. cit., 2, 3.
11. Il Principe, 18, Garnier, Paris, 1987, traduction de Christian Bec.
12. Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, Les Ruses de l’intelligence. La Métis des Grecs,
Flammarion, coll. « Champs » 1974, p. 164.
13. Op. cit., 23, 6. Cette seconde citation est tirée de l’Oreste d’Euripide, v. 129, où Electre parle
ainsi d’Hélène.
14. Notice de Robert Flacelière et Emile Chambry, Edition « Les Belles Lettres », 1969. On
pourra, sur la question, consulter également le livre de Nicolae I. Barbu, Les Procédés de la
peinture des caractères et la vérité historique dans les biographies de Plutarque. Paris, Librairie
Nizet et Bastard, 1934, qui soutient que Plutarque était un philosophe par son éducation, et que
son but était de connaître la vérité et non de formuler des lois morales.
15. Correspondance générale I, 1789-1807, Gallimard, 1977, p. 111.
16. Voir plus haut. Telle est la position de Platon à l’égard du sophiste, et de l’écriture.
17. On se reportera, pour ces notions et ces métaphores, ainsi que pour l’opposition ontologique
entre le devenir et l’être dans la pensée grecque, au tableau de Marcel Détienne et Jean-Pierre
Vernant, op. cit.
18. Eperons, Les Styles de Nietzsche, Flammarion, coll. « Champs » 1978, pp. 38-39.
19. Plutarque, ibid.
20. De Buonaparte, des Bourbons, et de la nécessité de se rallier à nos princes légitimes, pour le
bonheur de la France et celui de l’Europe. Troisième édition, revue et corrigée, Londres, chez
Colburn, Libraire, 1814, pp. 7-8.
21. Mémoires d’outre-tombe, t. II, p. 547.
22. Les Quatre Stuarts, dans Politique historique, Édition Fume, t. I, p. 308 et suivantes.
23. Mémoires d’outre-tombe, t. II, p. 338. Cette coincidentia oppositorum est l’un des attributs
que Derrida confère au pharmakon, c’est-à-dire à l’écriture telle qu’elle se trouve condamnée
dans le Phèdre. (Voir La Pharmacie de Platon).
24. Ibid.
25. Quant au lien entre la sophistique et les tactiques de la chasse et de la prédation, on se
reportera, bien sûr. au Sophiste, puis de nouveau aux analyses de Détienne et Vernant dans La
Mètis des Grecs, « Le renard et le poulpe », pp. 32-57.
26. Machiavel, op. cit., 18.
27. On peut lire cette anecdote dans la Biographie Universelle Michaud, Paris, chez Madame C.
Cesplaces, t. 30, entrée « Napoléon », p. 85. Cette théorie du piège et de la dissimulation sera
suivie, à terme, de sa mise en œuvre, et le pape Pie VII enlevé en juillet 1809, sur les ordres de
l’Empereur.
28. L’Ecclésiaste constitue un intertexte essentiel pour Chateaubriand.
29. Confessions, Livre premier, chap. X.
30. Maximes et réflexions sur la comédie, dans Œuvres complètes de Bossuet, t. 9, Lyon,
Librairie ecclésiastique de Briday, 1877, p. 91 et suivantes.
31. De L’Excommunication des comédiens, février 1815, dans Mélanges politiques, Edition
Furne, p. 266 et suivantes.
32. Jean-Jacques Rousseau, Citoyen de Genève, A M. D’ALEMBERT [...], dans Collection
complète des œuvres de J.-J. Rousseau, t. 11, Genève, M. DCC. LXXXII, p. 334.
33. Voir Tertullien, De Spectaculis. Tertullien fustigera pour des raisons analogues la toilette des
femmes, l’usage du maquillage et de la parure, dans De Cultu feminarum.
34. Voir plus haut.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand L’historien est l’histrion
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Texte intégral
L’histoire est taillée sur le patron de documents mutilés.
Paul VEYNE
Mes vérités, cela implique sans doute que ce ne sont pas là des vérités,
puisqu’elles sont multiples, bariolées, contradictoires. Il n’y a donc pas une
vérité en soi, mais de surcroît, même pour moi. de moi, la vérité est
plurielle.
Jacques DERRIDA
1 Non content de se composer de multiples visages, Napoléon altère, maquille les
documents officiels censés consigner l’histoire de sa vie et celle de l’Empire. Le
soupçon de Chateaubriand porte tout d’abord sur les actes de naissance, et, à
travers eux, sur les sources même de la biographie dont la naissance (biologique)
et sa transposition (graphique), constituent l’exemplaire métonymie :
La date de la naissance de Joséphine est altérée dans l’acte de mariage, grattée,
surchargée, […] Joseph, frère aîné de Bonaparte, est né le 5 janvier 1768 ; son frère
cadet, Napoléon, ne peut être né la même année, à moins que la date de la naissance
de Joseph ne soit pareillement altérée : cela est supposable car tous les actes de l’état
civil de Napoléon et de Joséphine sont soupçonnés d’être des faux1.
16 A histrion, histrion et demi... Il n’est pas un critique, en effet, qui n’ait remarqué le
parallèle entre la vie de Napoléon et celle de Chateaubriand. En général, ce lieu
commun n’a pas donné lieu à une exploration des enjeux que ce parallèle implique
pour la prétendue vérité autobiographique, que je voudrais interroger à présent.
17 Il suffit pourtant d’écouter Chateaubriand esquisser son autoportrait dans les
Mémoires, à l’occasion de son ambassade de Rome sous Charles X, pour se rendre
compte que c’est sans vergogne et avec la plus folle présomption qu’il rivalise de
fausseté avec Napoléon : « […] je suis cauteleux, faux (éminente qualité !), et fin
[…] »18. Dans une anthologie collective des années 1960 intitulée Politique de
Chateaubriand, au beau milieu d’une tentative désespérée et désespérante de le
rendre toujours égal à lui-même, constant, en l’occurrence toujours « fidèle », soit
au principe monarchique, soit à la liberté, les auteurs opposent l’« originalité du
style » à la « banalité » des idées politiques :
Tout d’abord, son « style » est à nul autre comparable : il introduit dans l’action
politique un sens de la mise en scène, un goût du spectacle, une recherche
systématique du geste, qui constituent son « romanesque politique ». L’image du
héros dans l’émigration, du martyr face à la tyrannie napoléonienne, du champion
de la grandeur française jusque dans la guerre d’Espagne, du serviteur de la
monarchie légitime qui abandonne toutes ses fonctions quand celle-ci s’effondre :
autant de rôles qu’il se donne. Il compose son personnage – avec quel amour de
soi ! – ; et, pour cela, bien qu’il s’en défendît vivement, il porte des masques19
23 Il n’y aurait donc pas de rassemblement possible dans une quelconque unité, fût-
elle d’artiste ; ou alors, l’« unité d’artiste » serait l’ensemble des
« contradictions », donc pas autre chose que la diffraction de l’unité produisant
une unité artificielle, feu ou « faisceau » d’artifice de l’œuvre, leurre ingénieux
superbement conçu pour piéger tout lecteur moins avisé que Sainte-Beuve. Cette
absence d’unité est due à ce que le critique appelle la « contradiction de
sentiments », expression qui me paraît intéresser directement l’écriture
mémorielle, l’écriture des Mémoires et l’écriture de mémoire (comme on dit
réciter, jouer de mémoire).
24 En effet, dans la mémoire sensible qui, selon Augustin, « contient les impressions
de l’âme, non pas telles qu’elles sont dans l’âme au moment où celle-ci les
éprouve, mais d’une manière fort différente et qui correspond à la nature même
de la mémoire », s’entrechoquent d’irréductibles contradictions psychologiques,
imputables à l’historicité, à l’être-dans-le-temps du moi. A Augustin qui définit
dans les Confessions la mémoire sensible en ces termes :
Je me rappelle avoir été gai, sans l’être présentement ; triste, sans l’être
présentement ; je me souviens d’avoir eu peur tel jour, sans avoir peur en ce
moment ; tel désir passé me revient en mémoire, sans que je le ressente encore.
Quelquefois, au contraire je me rappelle avec joie ma tristesse passée ; avec tristesse
ma joie23.
26 Sainte-Beuve n’a finalement qu’une objection, mais qui est de taille et de fond, car
c’est une objection métaphysique : Chateaubriand n’aura pas, dans ses Mémoires
posthumes, échappé au temps, son écriture aura été une écriture dans le temps et
le souvenir, prisonnière de la mémoire sensible25. Or, cette détention conduit à
l’absence d’unité, à une mutabilité et à une disharmonie tout à fait insupportables
au critique. Dans un morceau dont la bêtise se révèle, force nous est de l’admettre,
d’une formidable pénétration, Sainte-Beuve déclare que cette absence d’unité va
jusqu’à menacer la vérité de la nature ainsi que la « vérité première » à quoi la
« littérature », le roman viennent se substituer, sous l’espèce de la « surcharge »,
de l’ajout (il s’agit, notons-le, des mêmes termes dont Chateaubriand usait pour
décrire la falsification de l’histoire par Napoléon) :
Le crime n’est pas bien grand, mais c’est ainsi que la littérature se met en lieu et
place de la vérité première. Ce qu’il a fait là littérairement, il l’a dû faire presque
partout pour ces époques anciennes ; il a substitué plus ou moins les sentiments qu’il
se donnait dans le moment où il écrivait, à ceux qu’il avait réellement au moment
qu’il raconte. Il l’a fait un peu, je le crois, pour les parties romanesques, il l’a fait
évidemment pour les parties historiques. […] Un très-bon juge me disait à ce sujet, et
je ne puis faire mieux que de rapporter ses paroles : « Quant au fond, M. de
Chateaubriand se rappelle sans doute les faits, mais il semble avoir oublié quelque
peu les impressions, ou du moins il les change, il y ajoute après coup ; il surcharge.
Ce sont les gestes d’un jeune homme et les retours d’imagination d’un vieillard, ou,
s’il n’était pas vieillard alors qu’il écrivait, d’un homme politique entre deux âges, qui
revient à sa jeunesse dans les intervalles de son jeu, de sorte qu’il y a bigarrure, et
que par moments l’effet qu’on reçoit est double : c’est vrai et c’est faux à la fois »26.
29 L’écriture de mémoire est telle qu’elle efface l’impression première, laquelle fait
place à une surimpression, une superposition qui inhibe tout projet de
récollection, de réintégration du moi, réduisant à néant toute tentative de
rassemblement et de ressemblance à soi. La bêtise de Sainte-Beuve, qui tient,
comme dira Proust, à son excès d’intelligence, cette intelligence dont l’art, fruit
merveilleux de la rencontre et de la mémoire involontaire, n’a que faire, c’est
d’avoir adopté le point de vue métaphysique de l’existence morale, alors qu’on est
déjà, avec Chateaubriand, dans le retrait de l’original, dans ce dont Nietzsche fera
l’éloge au titre de l’existence esthétique, et que Deleuze appellera la puissance
positive du simulacre :
La copie est une image douée de ressemblance, le simulacre une image sans
ressemblance. Le catéchisme, tant inspiré de platonisme, nous a familiarisés avec
cette notion : Dieu fit l’homme à son image et ressemblance mais, par le péché,
l’homme a perdu la ressemblance tout en gardant l’image. Nous sommes devenus des
simulacres, nous avons perdu l’existence morale pour entrer dans l’existence
esthétique28.
30 J’aimerais conclure sur ces lignes de Julien Gracq, qu’il faudrait lire comme
paganisation de Chateaubriand, au sens où J.-F. Lyotard parle d’une « théâtrique
païenne », comme perte du principe d’individuation et d’identité. Lyotard analyse
la condamnation de Varron par Augustin dans La Cité de Dieu en ces termes :
Ce qui s’engloutit dans la théologie théâtrique, pour nous qui venons bien après, qui
avons des siècles, presque deux millénaires d’habitudes cicatrisantes entretenues par
la religion, les religions, la métaphysique, le capital, c’est l’identité29.
Notes
1. Mémoires, t. II, p. 278.
2. P. 286.
3. Mémoires, t. II, pp. 669-670.
4. Pp. 669-670.
5. P. 670.
6. Ibid.
7. Dans Marche et effets de la censure, Furne, t. IV, p. 384.
8. Mémoires, t. II, p. 439.
9. P. 670.
10. Ibid.
11. Essai sur la littérature anglaise, dans Œuvres Complètes de Chateaubriand, nouvelle édition,
Paris. Librairie Garnier Frères, t. XI, p. 784.
12. « Le deuil interminable de la téléologie aristotélicienne a été transféré sur l’historiographie ».
(Jean-François Lyotard, notes prises au cours d’un séminaire sur « Malraux et la question
biographique », Emory University, 1993).
13. Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1971, p. 14. Voir aussi le chapitre VIII :
« Causalité et rétrodiction ». La causalité relève évidemment de la téléologie.
14. Ibid.
15. Mémoires, t. II, p. 672.
16. Essai sur la littérature anglaise, dans Œuvres Complètes de Chateaubriand, nouvelle édition,
Paris, Librairie Garnier Frères, t. XI, p. 784. Je souligne.
17. Cité par José Cabanis, dans Chateaubriand Qui êtes-vous ? La Manufacture, 1988, pp. 30-31.
Ajoutons qu’une certaine tradition philologique rattache « persona » au préfixe latin per- et au
verbe sonare : à travers le masque, la voix sonne creux.
18. Mémoires d’outre-tombe, t. II, « Bibliothèque de la Pléiade » p. 356.
19. Politique de Chateaubriand, Textes choisis et présentés par G. Dupuis, J. Georgel et J.
Moreau, Armand Colin, Paris, 1967, pp. 40-41.
20. Causeries du lundi, sixième édition revue et corrigée, t. I, Librairie Garnier Frères, Paris,
p. 436.
21. Ibid.
22. Op. cit., pp. 445-446.
23. Confessions, Livre dixième, chap. XIV.
24. Mémoires, t. I, pp. 117-118.
25. Sur le logocentrisme de Sainte-Beuve, voir Deleuze, Proust et les signes (« Antilogos »), PUF.
26. Op. cit., pp. 447-448.
27. La Fiction du politique, Christian Bourgois, 1987, p. 126.
28. Gilles Deleuze, Logique du sens, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 297.
29. Économie libidinale. Édition de Minuit, 1974, p. 20.
30. « Cette voix, qui clame à travers les deux mille pages des Mémoires que le Grand Pan est
mort, et dont l’Empire Romain finissant n’a pas connu le timbre unique […] » (dans Préférences).
31. Ibid.
32. Gracq souligne.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand L’« ignoble » publication des Mém...
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Texte intégral
1 Selon la théologie politique de la Restauration, et dans l’héritage des monarchies
chrétiennes, la tombe est indexée d’une valeur sacrée, et sa violation constitue
l’ultime sacrilège. La Restauration aura solidement édifié une économie mystique
des tombeaux, reposant sur le lien obscur et mystérieux qui soude l’homme à sa
terre natale. L’idéologie contre-révolutionnaire n’aura eu de cesse d’opposer, aux
valeurs universelles et cosmopolitiques des Lumières, la religion du particulier, et
spécifiquement de la terre. Cette idéologie politique traverse curieusement toute
l’histoire de la littérature française. Elle concerne directement la poésie et la
littérature, en effet, car elle suggère une assimilation entre le livre et la terre
comme matrice, bien fonds (fundus), et tombeau (tumulus). Comme la terre et la
sépulture, le livre serait donc un bien inaliénable. A l’horizon de cette théologie
politique qui détermine aussi une économique de type physiocratique, on discerne
également une analogie entre le chez-soi (la maison, le patrimoine, la patrie,
l’identité territoriale) et la création poétique. La France, remarquait Curtius
depuis l’Allemagne de 1930, n’est-elle pas le
[…] seul pays où il existe une « religion des lettres ». […] Seul un poète français –
Mallarmé – pouvait dire : « Tout existe pour aboutir à un livre ». Il y a en France,
comme l’a dit Thibaudet une « mystique du livre »1.
2 C’est le même Curtius qui réinscrira, quelques années plus tard, cette « mystique
du livre » dans la tradition chrétienne et l’histoire de l’Église. Dans un essai
intitulé The Book as Symbol2, Curtius propose une recension historique et
philologique des symboles et des métaphores dont le livre fait l’objet dans la
littérature occidentale et orientale, depuis l’Antiquité. C’est le christianisme qui,
après les paganismes grec et romain, conférera au livre sa plus grande
signification symbolique, sa béatification, ou, si l’on veut, son auréole :
It was through Christianity that the book received its highest consécration.
Christianity was a religion of the Holy Book.
[C’est à travers le christianisme que le livre reçut sa plus haute consécration. Le
christianisme fut une religion du Livre Saint]3.
3 Dans le même essai, Curtius retrace une vieille analogie entre le martyr chrétien et
la page inscrite sur ce livre que constitue, allégoriquement, le cœur du fidèle ; il
relève en effet le topos du cœur comme livre, plaque d’inscription sur laquelle
viendrait s’imprimer la lettre du Christ, topos dont il rapporte l’origine aux
Épîtres de Paul :
Vous êtes cette lettre, écrite dans nos cœurs, connue et lue de tous les hommes, et il
est manifeste que vous êtes une lettre du Christ écrite par nos soins, non avec de
l’encre, mais avec l’esprit du Dieu vivant, et non sur des tablettes de pierre mais sur
les tablettes de chair de vos cœurs4.
4 Le martyr, au début du Moyen Âge, est allégorisé par la figure d’une page qui
porte l’empreinte, la signature du Christ comme témoignage de la vérité et de la
gloire : « “inscripta Christo pagina” »5. Dans le haut Moyen Âge, l’art érubescent
du scribe (« rubricare ») tiendra lieu de métaphore du sang versé des martyrs6. Il
en serait alors de l’encre comme du sang : toute écriture pieuse ressortirait à une
martyrologie, sang versé sur la page, voué à la propagation allégorique de la gloire
du Christ, lui-même conçu comme Livre des livres, comme archi-Livre.
Remarquons, à cet égard, que l’histoire de la langue rattache le mot
« propagande » aussi bien à l’agriculture qu’à l’écriture, ainsi qu’à l’histoire du
christianisme : « propager » vient de propagare : reproduire un plant par couches
(provignement) (Pro-, en avant, pangere, insérer fermement). Pango donne
pagus : le paysage, pagina : la colonne ou la page d’écriture ; enfin, selon une
définition chrétienne tardive, pango peut signifier composer un poème7. La
fonction propagatrice de l’écriture séculière serait de porter témoignage du Christ
et de la connaissance céleste, de rendre hommage au Livre total, « souverain de la
science des sciences » :
Finally, the book is the Symbol of wisdom, and in this sense Christ may be called
[Finalement, le livre est le symbole de la sagesse, et dans ce sens le Christ peut être
désigné comme]
... el libro soberano
De la ciencia de las ciencias, […]8
6 Ces formules surprennent d’autant plus que publiées en 1948 par un philologue
allemand, elles auraient pu l’être, moins peut-être l’« Âge technologique », après
la révolution française par un aristocrate contre-révolutionnaire. A en croire
Curtius, les Lumières auraient « mis en pièces » l’« autorité du livre », autorité
longtemps drapée dans une sorte de mystère ou de mystique. Curtius dénonce
bien les Lumières comme une instance de censure du livre qui, après la
Révolution, sous le règne du progrès et de la raison, ne peut plus être perçu
comme saint-martyr. Cette « vie-relation » ou relation vive qu’évoque Curtius,
impression consciente et unique, dont serait privé le livre depuis l’essor de la
technologie, semble faire indirectement référence au célèbre essai de Walter
Benjamin antérieur de quelques années au texte de Curtius et intitulé : L’Œuvre
d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, essai dans lequel Benjamin déplore,
sur un ton non moins nostalgique, la perte de l’« aura » comme dévaluation de
l’ici-maintenant de l’œuvre d’art :
[…] mais ce qui est ainsi ébranlé, c’est l’autorité de la chose.
On pourrait résumer tous ces manques en recourant à la notion d’aura et dire : au
temps des techniques de reproduction, ce qui est atteint dans l’œuvre d’art, c’est son
aura10.
7 Le livre aurait donc, à l’« Âge technologique » et pour parler comme Baudelaire,
perdu son auréole. Nous sommes bien, avec Curtius, au sortir de la seconde
Guerre mondiale, en 1948, encore et toujours prisonniers d’une théologie de
l’auctoritas et de l’intégrité de l’œuvre littéraire, théologie dont le XXe siècle,
sourd aux proférations profanatrices d’Artaud qui meurt la même année, en 1948,
(« Toute écriture est de la COCHONNERIE »), a décidément du mal à se
déprendre. Gilles Deleuze commentera ainsi la formule d’Artaud, commentaire
dont je voudrais réserver l’efficacité pour plus tard : « ... tout mot arrêté, tracé, se
décompose en morceaux bruyants, alimentaires et excrémentiels »11.
8 Que les Mémoires d’outre-tombe constituent un livre-martyr, œuvre posthume et
sépulcrale destinée à rassembler les morceaux d’un moi épars, travail de
remémoration et de re-membrement, monument littéraire libre de toute
contingence bassement matérielle, dégagé de toutes les viles tracasseries
quotidiennes, tel sera le désir officiel de Chateaubriand :
... je préfère parler du fond de mon cercueil ; ma narration sera alors accompagnée
de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre...12.
Outre-tombe
10 Le poème épique des Martyrs oppose deux régimes de la mort : d’une part la
dispersion des cendres, de l’autre le sang glorieux du martyre. On peut
problématiser, comme nous l’avons fait dans le premier chapitre, cette opposition
à partir d’une distinction entre la mort plate et la mort relevée, ce que l’Antiquité
grecque appelle la « belle mort », convertie en martyre par le christianisme13. En
effet, entre d’un côté la « belle mort » supposée perpétuer le nom et donner accès
à l’immortalité et à la gloire posthume (au renom), et, de l’autre, la mort sans
nom, se joue la différence entre le sang de vie, fertile parce qu’il emporte le
« Triomphe de la religion chrétienne »14, et la cendre stérile : différence entre les
stigmates du martyr, le sépulcre comme mémorial, d’une part, et la dispersion des
cendres censée causer un irréparable oubli, d’autre part.
11 Dans Les Martyrs, Chateaubriand adapte un extrait de Lactance, témoin des
persécutions subies par les chrétiens sous Galérius, au début du IVe siècle :
Alors on les jetait dans un grand brasier, pour achever de brûler ce qui restait encore
de leur corps. Enfin, on réduisait leurs os en poudre, et on les jetait dans la rivière ou
dans la mer. [ « Hinc rogo facto cremabantur corpora iam cremata. Lecta ossa et in
pulverem comminuta iactabantur in flumina ac mare »]15.
13 Brûler et disperser les corps déjà brûlés des chrétiens (« corpora iam cremata »)
ferait signe vers une mort sans relève martyre logico-apocalyptique, mort sans
résultat, privée d’Aufhebung17. Tous les chrétiens persécutés et torturés ne
jouirent pas du même sort que le Christ ou qu’Eudore et Cymodocée, héros des
Martyrs. La mort du Christ, comme celle de Socrate, est la mort exemplaire,
relevée par un récit, dans une histoire (les Évangiles). Ce qu’ont de redoutable les
persécutions, ce n’est donc pas le martyre, d’ailleurs recherché, désiré par les
Chrétiens en tant que passage vers l’immortalité, transgression de la finitude,
mais la crémation, l’oubli définitif, la dispersion des cendres. C’est la terreur de
l’anonymat, d’une mort sans nom ni renom : la trivialité de la fosse commune
opposée à la monumentalité du Saint-Sépulcre. La sépulture serait le lieu ultime
qui donne lieu à ce récit minimal que constitue l’épitaphe, sur quoi d’autres
phrases pourront s’enchaîner et fonder la possibilité d’une légende dorée, laquelle
est supposée escamoter la littéralité plate de la mort en la relevant dans un récit
hagiographique. Il n’y a pas d’histoire sans tombe, pas d’épitaphe sans taphos ; les
cendres jetées au vent ne parlent pas et nul ne peut en parler : stériles, elles
n’ensemencent nulle histoire. Rappelons-nous que si Eschyle et Euripide
attribuent à Thésée l’invention de l’oraison funèbre (epitaphios logos), c’est
précisément parce que’ celui-ci rapporte à leur mère en deuil les corps des
Argiens, abandonnés par Créon sans sépulture, livrés aux oiseaux de proie et aux
bêtes des montagnes. Chez Euripide, le refus de rendre les morts (à la terre ou à
leur mère en deuil) est associé à un vol de la mort, à la violation rigoureusement
anti-civique d’un droit imprescriptible des morts et des vivants (des citoyens
égaux) ; Thésée s’insurge, en effet : « Que l’on frustre les morts de ce qui leur est
dû, en les privant de sépulture, un tel usage, s’il devait prévaloir, ferait peur aux
plus braves »18. Cette privation de sépulture, dans la perspective grecque puis dans
sa reprise chrétienne, interdirait l’
... accord entre les deux manières qu’a l’homme d’avoir une fin : son eschaton et son
telos, son finir comme inachevé et son achèvement comme in-finir19.
14 Dans les Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand fait au moins deux fois mention
de ce scénario de la dispersion des cendres : « […] les cendres de mon père ont été
arrachées de son tombeau »20. Bien avant la rédaction de ce troisième livre des
Mémoires où figure cette phrase, dans une lettre à Mme de Staël du 24 juin 1802,
retour d’exil, il écrivait :
J’ai voyagé ; j’ai vu le toit paternel, la Révolution a passé là ; c’est tout vous dire. Les
cendres même de mon père ont été jetées au vent21.
16 Le poème des Martyrs trouve donc dans ce scénario de la dispersion des cendres
un écho biographique, et, réciproquement, la biographie s’inscrit en creux dans le
poème épique, comme en témoigne cette citation :
Quelquefois, fatigué de brûler séparément les Fidèles, on les précipite en foule dans
le bûcher : leurs os sont réduits en poudre, et jetés au vent avec leur cendre23.
22 Inversement, disperser les cendres ne signifie rien moins que barrer ce seuil ou
fermer cette porte, interdire définitivement toute chance de reconstitution d’une
image morcelée, de restauration à une ressemblance perdue.
Notes
1. Voir Ernst-Robert Curtius, Essai sur la France, traduit de l’allemand par Jacques Benoist-
Méchin, Éditions Bernard Grasset, 1932, p. 204. (Die franzoesische Kultur, eine Einführung,
Stuttgart, 1930 pour la première édition).
2. Recueilli dans Ernst-Robert Curtius, European Literature and the Latin Middle Ages,
Translated from the German by Willard R. Trask, Harper Torchbooks, The Bollingen Library,
1953. Première édition allemande : Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, A.
Francke AG Verlag, Bem, 1948. Ne disposant pas de la traduction française de ce texte, j’ai pris la
liberté de traduire à partir de l’anglais.
3. Op. cit., p. 310.
4. IIe aux Corinthiens, III, 2-3.
5. P. 312. Curtius cite Prudence, poète espagnol du IVe siècle.
6. P. 316.
7. Voir aussi chap. I, « L’immémorialiste », l’analyse de l’ensemencement par le sang du roi-
martyr.
8. Op. cit., p. 344. Cette citation est empruntée à Calderon.
9. P. 347.
10. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Essais II,
1935-1940. Traduits de l’allemand par Maurice de Gandillac, Denoël/ Gonthier, « Bibliothèque
Médiations », 1971-1983, p. 92.
11. Logique du sens, Éditions de Minuit, 1969, p. 108.
12. Mémoires, t. I, Avant-Propos, p. 118.
13. Voir chap. I.
14. Il s’agit du sous-titre des Martyrs.
15. Les Martyrs, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 654. Lactance, De la mort des persécuteurs,
XXI, 11. Introduction, texte critique et traduction de J. Moreau, Sources chrétiennes, Les Éditions
du Cerf, 1954.
16. Dans « Discussions, ou : phraser « après Auschwitz »», in Les Fins de l’homme, op. cit.,
p. 287.
17. Voir chapitre I.
18. Suppliantes, v. 539 et suivantes, traduction par Léon Parmentier et Henri Grégoire.
19. Lyotard, article cité, p. 297.
20. Mémoires, t. I, p. 237.
21. Correspondance générale I, Gallimard 1977, p. 158. Chateaubriand souligne.
22. Dans R.-A. de Chateaubriand, extrait cité dans la Correspondance générale I, p. 490.
23. Les Martyrs, p. 400.
24. Correspondance générale I, p. 98.
25. Op. cit., p. 99. Chateaubriand souligne.
26. Profanation des tombes royales de St-Denis en 1793. Par Mme de Vannoz, née Sivry. Paris,
chez Giguet et Michaud, M. DCCC, VI.
27. Génie du christianisme, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 623. Phocylide de Milet (600 av. J.-
C.), poète gnomique grec, pourrait en réalité être postérieur à l’ère chrétienne.
28. Exemple : « Les tombeaux champêtres ». Elégie imitée de Gray. Londres. 1796.
29. Livre sixième de la première partie : « Immortalité de l’âme, prouvée par la morale et le
sentiment ».
30. Voir chapitre I.
31. Itinéraire de Paris à Jérusalem, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1142.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Le sang du livre
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Le sang du livre
p. 119-126
Texte intégral
26 février.
Ce n’est pas du sang qui doit couler dans les veines d’un livre (si l’on peut
ainsi s’exprimer), mais de l’ιχωρ. Homère appelle ainsi le sang des dieux.
Joseph JOUBERT
1 Si la mise au tombeau permet la relève de la mort dans l’immortalité, si mettre au
tombeau participe à l’œuvre de remembrement de l’être, la dévastation de la
tombe et la dispersion des cendres aux quatre vents entraveraient au contraire le
retour à l’unité originelle, à l’intégrité supralapsaire. Le martyre de saint Denis,
auquel la basilique doit son nom (v. 250), établit un lien indiscutable entre la
profanation des tombeaux des rois en août et octobre 1793 et la persécution des
chrétiens à la fin du troisième siècle. Dans la préface d’une élégie composée dans
les premières années de la restauration du culte, Treneuil rapporte ainsi le mythe
de fondation de la basilique :
Saint Denis, ayant reçu sa mission du siège apostolique de Rome, pour porter la
lumière de l’évangile à Paris, encore idolâtre, vit s’élever, contre lui et son église
naissante, une des plus affreuses persécutions qui jamais ait ensanglanté le monde
chrétien. Son glorieux ministère fut couronné par le martyre, vers la fin du troisième
siècle. Une dame gauloise, nommée Catulla, touchée d’un respectueux
attendrissement à la vue des restes de cet apôtre, sut, par un pieux stratagème, les
dérober aux bourreaux, lorsqu’ils s’apprêtaient à les jeter dans la Seine ; elle les
inhuma dans son jardin ; et la verdure du printemps couvrit bientôt les traces de ce
larcin religieux. A peine le feu de la persécution venait de s’éteindre, Catulla,
convertie alors au christianisme, bâtit sur le tombeau du saint martyr un humble
oratoire, qui, renouvelé dans la suite, et construit sur un plan plus vaste par Sainte
Geneviève, s’agrandit insensiblement, et devint, au sixième siècle, une abbaye très
florissante1.
7 Les livres, donc, non seulement ne sauraient se réduire à des objets inanimés
(« dead things »), mais, dotés d’un potentiel de vie, ils permettraient de prolonger
celle de l’âme qui les a engendrés comme leur progéniture. Ils préserveraient
« comme en une fiole » cette espèce de moelle que constitue le génie de l’écrivain,
garantissant ainsi leur auteur et père contre la mort, lui assurant une immortalité
posthume. Le meurtre du livre serait dès lors beaucoup plus irrémissible que
l’homicide :
... since we see a kinde of homicide may be thus committed, sometimes a
martyrdome, and if it extend to the whole impression, a kinde of massacre, whereof
the execution ends not in the slaying of an elementall life, but strikes at that ethereall
and fift essence, the breath of reason it selfe, slaies an immortality rather then a life.
[… car nous voyons qu’une sorte d’homicide puisse être ainsi commis, parfois même
un martyre, et, pour peu qu’il s’étende a l’imprime tout entier, une sorte de massacre,
par lequel l’exécution, loin de s’achever dans la mise à mort d’une vie élémentale,
frappe cette quintessence éthérée, souffle de la raison elle-même, tue quelque chose
d’immortel plutôt qu’une vie]9.
8 « Tuer un bon livre » est comparable non seulement à un homicide, mais parfois
même à un « martyre ». Pire : à « une sorte de massacre », pour autant qu’une
telle exécution ne se résume pas au « meurtre d’une vie élémentale », mais qu’elle
frappe la « quintessence éthérée, souffle de la raison », et, ce faisant, atteint
l’« immortalité plutôt que la vie ». Milton emprunte la notion de « quintessence
éthérée » à la philosophie antique (Aristote en particulier), qui suppose l’existence
d’une cinquième essence (ousia) par delà les quatre éléments. Le « bon Livre »
ressortirait alors, d’un point de vue métaphysique, à l’ousia, c’est-à-dire à la Vérité
comme présence.
9 Toujours en suivant la métaphore bibliophanique d’une immaculée conception du
Livre, Milton va par la suite dénoncer la répression des livres par l’inquisition, et
remarquer qu’avant elle, tout livre avait le droit de « venir au monde » aussi
librement que n’importe quel nouveau-né, que ce qui émanait de façon immaculée
du « cerveau » de l’homme n’était guère, jusqu’aux XVe et XVIe siècles, plus
« étouffé » que ce qui sortait de la « matrice » de la femme :
Till then Books were ever as freely admitted into the World as any other birth ; the
issue of the brain was no more stifl’d then the issue of the womb […]
[Jusqu’alors, les Livres étaient toujours admis dans le monde aussi librement que
n’importe quelle autre naissance ; l’issue du cerveau n’était pas davantage étouffée
que celle de la matrice]10.
10 Le livre censuré apparaît dès lors comme une sorte d’avorton étouffé dans l’œuf,
dans le sein d’une mère – vierge en l’occurrence, s’il est besoin de le rappeler.
Évoquant la prohibition sous les Papes de Rome des livres jugés hérétiques, et
poursuivant sa dénonciation de l’inquisition espagnole, de ses catalogues et de ses
mises à l’Index11, Milton ajoute cette formule d’une violence inouïe :
[…] expurging Indexes that rake through the entrails of many an old good Author,
with a violation wors then any could be offer’d to his tomb.
[… les mises à l’Index qui fouillaient les entrailles de plus d’un illustre auteur ancien,
violation pire que n’importe quelle violence qu’on puisse prodiguer contre sa
tombe]12.
Notes
1. Les Tombeaux de l’Abbaye Royale de St-Denis. Par M. Treneuil. Troisième édition, revue,
corrigée et augmentée. A Paris, chez Giguet et Michaud, M. DCCC, VI, p. 7.
2. Les Martyrs, p. 498.
3. P. 459. Les métaphores de la faux, de la moisson seront reprises dans d’autres poèmes
élégiaques et idéologiques du début de l’Empire, à propos de la Terreur, et toujours afin de
relever, pour des raisons idéologiques examinées dans notre premier chapitre, la mort en
martyrologie.
4. Voir chapitre I.
5. Il s’agit d’une pièce datée du 6 novembre 1831 et intitulée A M. de Chateaubriand (dans
Némésis, t. II, Paris, Perrotin Éditeur, 1835, p. 51 et suivantes). Je reviendrai sur le mot
« détaillé » dans la suite de ce chapitre.
6. Mémoires, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 518.
7. Voir plus haut.
8. Areopagitica, p. 4. J’emprunte la précision lexicologique sur le mot « violl » aux notes de
l’édition John W. Haies, M.A., Oxford, At the Clarendon Press, M. DCCC, LXXXXVI. Je traduis
(B.C.).
9. Op. cit., p. 4. Je traduis (B. C).
10. P. 9.
11. « The Index Expurgatorius, first made by the Inquisitors in Italy, was approved by the Council
of Trent in 1559. [L’Index Expurgatorius, émanant d’abord des Inquisiteurs en Italie, fut
approuvé par le Concile de Trente en 1559] ». (Note de John W. Hales. Je traduis).
12. Op. cit., p. 7. Je traduis.
13. P. 22. Je souligne.
14. P. 22. Je traduis.
15. P. 4. Je traduis.
16. Voir chapitre III.
17. Ce que Plutarque rappelle, dans son traité Isis et Osiris, à savoir que la verge d’Osiris, seule,
manque à la reconstitution intégrale du corps divin dispersé par Typhon.
18. Je remercie Philippe Bonnefis d’avoir attiré mon attention sur le réseau métaphorique du
parfum et de la pneumatologie (essence, éther, souffle, baume, fiole, extraction, etc.) qui travaille
le texte de Milton, ce qui permet d’associer d’une part le livre à la gloire efflorescente et parfumée
du martyr, à la voix du sang et à l’immortalité, d’autre part la censure à la stérilité, à la dispersion
des cendres. Je ne suis pas moins infiniment redevable à Claire Nouvet de m’avoir inspiré ces
variations sur le baume et l’embaumement, sur la double fonction de préservation et de
propagation du baume.
19. Correspondance générale III, Gallimard, p. 269.
20. Op. cit., p. 270.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Recollecting Chateaubriand
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Recollecting
Chateaubriand
p. 127-135
Texte intégral
Le jugement définitif qui consacre la valeur d’un auteur ne se prononce, en
France, que cinquante ans après sa mort.
Ernst-Robert CURTIUS
1 On peut lire le discours des historiens-rééditeurs des Mémoires – respectivement
Edmond Biré (1898), Maurice Levaillant (1948) –, comme l’histoire de deux
tentations apostoliques, de deux grandes tentatives de restauration qui portent en
elles la nostalgie non seulement du Verbe perdu, mais aussi de la Restauration
monarchique proprement dite : ces tentatives me semblent en effet ancrées dans
une théologie politique.
2 Car ce discours des historiens-rééditeurs accrédite la sacralisation du livre par
Chateaubriand et ne fait qu’en réitérer le geste. A cet égard, l’Introduction aux
Mémoires par Edmond Biré est lourde de signification. Biré commence par citer
Chateaubriand lui-même :
« Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer
un livre ». Lorsque Chateaubriand disait cela, il est permis de penser qu’il songeait à
lui et à ses ouvrages, car nul n’attacha plus de prix à la composition, à cet art qui
établit entre les diverses parties d’un livre une distribution savante, une harmonieuse
symétrie. Du commencement à la fin de sa carrière, il resta fidèle à la méthode de nos
anciens auteurs, qui adoptaient presque toujours dans leurs ouvrages la division en
LIVRES1.
3 Ce qui frappe en premier lieu, c’est de trouver, dans une introduction qui se
prétend informative et historique, le mot « LIVRES » inscrit en italique et en
lettres capitales. Il s’agit bien d’une revendication idéologique, qui relève presque
de la polémique ou du pamphlet : il faut réinscrire le livre dans la tradition, dont
la gastronomie tient lieu, pour la France, de métonymie : « Les Français seuls... ».
Le livre doit être savamment composé, harmonieux, méthodique et symétrique,
comme un bon dîner, qui est le contraire du prêt-à-consommer qu’on peut acheter
sur la voie publique : retenons provisoirement l’exemple de la crêpe, avalée sur le
pouce, et qui annonce le fast-food. Les Français seraient dès lors les auteurs des
meilleurs livres. L’idéologie dans laquelle le livre se trouve inscrit est donc bien
politique et territoriale : le livre est un produit noble du terroir, ce à quoi Edmond
Biré, en 1898, souscrit allègrement. Ainsi, tout l’effort de Biré consistera à
montrer que les Mémoires étaient, à l’origine, divisés en livres, et que c’est ce lié
(le livre comme reliure, c’est vraiment la sauce de l’écriture !) qui leur permet
d’échapper à la fragmentation, à laquelle Marcellus, ancien secrétaire-Judas de
Chateaubriand à l’ambassade de Londres, trouve un malin plaisir à les
abandonner :
« Ce dernier de ses ouvrages n’a point subi les combinaisons d’une composition
uniforme. Revu sans cesse, il n’a jamais été pour ainsi dire coordonné. C’est une série
de fragments sans plan, presque sans symétrie, tracés de verve, suivant le caprice du
jour »2.
5 L’idéologie qui anime l’édition Biré est bien celle du patrimoine littéraire et du
classicisme (« notre littérature »), idéologie elle-même travaillée par la question
de l’origine et de l’intégrité. Toute autre édition (à commencer par celle de
Girardin, qui constitue le sacrilège par excellence) n’est qu’interruption arbitraire,
coupure du flux narratif. Enfin, il s’agit de restaurer le sacro-saint principe qui
avait été honteusement oublié, voire bafoué par les éditions antérieures, à savoir
le principe d’autorité lié à la conformité aux ultima verba de l’auteur, au pieux
respect de ses dernières volontés :
En présentant au public, pour la première fois, une édition des Mémoires d’Outre-
tombe [sic] conforme au plan et aux divisions de l’auteur, nous avons la confiance
que les lecteurs, ayant enfin sous les yeux son livre, tel qu’il l’a conçu et exécuté,
partageront l’enthousiasme qu’il excita, il y a un demi-siècle, chez tous ceux qui
furent admis aux lectures de l’Abbaye-au-Bois5.
16 Ce signifié originaire, total, n’est-ce pas l’« idéal » dont parle Levaillant et dont il
faut se rapprocher tout en sachant qu’on ne pourra jamais l’atteindre ? Derrida
appelle aussi cela l’« archi-parole »32, dont les éditeurs-apôtres des Mémoires se
seront mis en quête depuis bientôt un siècle, comme, du Saint-Graal, les
chevaliers de la Table ronde. Or, ajoute Derrida, « L’idée du livre, qui renvoie
toujours à une totalité naturelle, est profondément étrangère au sens de l’écriture.
Elle est la protection encyclopédique de la théologie et du logocentrisme contre la
disruption de l’écriture […] »33. Le livre serait donc le sang de vie, corps mystique,
témoin et martyr, l’écrit comme écrin et l’écrin de l’écrit, parole de vérité à
restaurer, que l’écriture aurait irréversiblement corrompue, voilée et violée. Mon
hypothèse est que la prétendue catastrophe éditoriale des Mémoires marque ce
moment critique, vécu comme une déchéance, où Chateaubriand puis ses deux
rééditeurs se trouvent confrontés à « la fin du livre » et au « commencement de
l’écriture ».
17 L’opposition derridienne entre le livre et l’écriture telle que je la reprends ici
démarque et réévalue, bien qu’elle la précède, la distinction de Barthes entre
œuvre et « Texte », qu’on peut résumer ainsi34 : l’œuvre est prise dans un
processus de filiation, de propriété et de paternité littéraires, de sorte que la
science littéraire apprend à respecter le manuscrit et les intentions déclarées de
l’auteur. Le Texte, au contraire, se passe de la garantie de son père. La métaphore
privilégiée pour décrire l’œuvre, rappelle Barthes, sera celle d’un organisme en
expansion, l’œuvre étant traditionnellement saisie dans une métaphoricité
biologique ; ce que Berchet illustre, écrivant, à propos des Mémoires : « C’était
bien là cette œuvre organique, vivante, que son auteur avait désiré construire. Son
cœur apaisé pouvait la contempler avec fierté »35. En regard, aucun respect vital
n’est dû au Texte. Cependant Barthes, on le sait, va élaborer une utopie du Texte
fondée sur le plaisir, le jeu et la gratuité, utopie à laquelle je ne puis souscrire, et
par laquelle ledit Texte, dans une certaine mesure resacralisé, se distinguerait de
l’œuvre en ce qu’il échapperait à la consommation, au circuit de l’utilité et de la
marchandise. J’essaierai de montrer, sur l’exemple de Chateaubriand, que, là où la
sacralisation du livre (de l’œuvre) prend fin, commence précisément l’écriture (le
texte) dans sa dimension prostitutionnelle, consomptible, voire alimentaire. Ainsi,
cette utopie du Texte où le langage circulerait librement, hors de toutes
contraintes, où à l’hypostase du signifié s’est substituée la gloire du signifiant, se
situe aux antipodes de ma lecture. La désacralisation du livre et le
« commencement de l’écriture » ne sont favorisés au contraire que par une
économie de consommation et d’aliénation, économie que je voudrais à présent
analyser.
Notes
1. Mémoires d’Outre-Tombe, nouvelle édition, avec une introduction, des notes et des appendices
par Edmond Biré, t. I, Paris, Librairie Garnier Frères. Introduction, p. 20. Biré souligne.
2. Dans Chateaubriand et son temps, par le comte de Marcellus, ancien ministre plénipotentiaire,
1 vol. in-8°, 1859. Préface, p. 19, cité par Biré, p. 28.
3. Op. cit., p. 28.
4. P. 27.
5. P. 33.
6. Voir chapitre III.
7. Mémoires d’Outre-Tombe, I, Édition du Centenaire intégrale et critique en partie inédite
établie par Maurice Levaillant, Flammarion, p. 86.
8. Op. cit., p. 87.
9. P. 88.
10. P. 99.
11. P. 103.
12. P. 104.
13. P. 56.
14. P. 93.
15. P. 85. Levaillant fait référence aux Lettres d’un Sédentaire à M. Adolphe Sala, par A. de
Pontmartin. dans l’Opinion Publique des 15 et 22 février, 2, 9 et 15 mars 1851.
16. « Folio » vient du latin « folium » (feuille) et désigne le feuillet des manuscrits de certaines
éditions anciennes.
17. P. 90. Je renvoie à ce qui a été dit plus haut du lien entre la propagation du message chrétien
et la page comme le lieu d’inscription du message, support de la propagande.
18. P. 86.
19. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist Imprécation contre le christianisme, dans Œuvres
philosophiques complètes, VIII, NRF Gallimard, 1990, p. 159.
20. Op. cit., Ecce Homo, p. 276. A ce propos, Derrida écrira qu’au Christ. « Dionysos […] fait face
mais […] comme son sosie spéculaire ». (Otobiographies, L’Enseignement de Nietzsche et la
politique du nom propre, Galilée, 1984, p. 66).
21. Voir Régis Debray, Cours de médiologie générale, NRF Gallimard, « Bibliothèque des Idées ».
1991, p. 126.
22. Op. cit., p. 129.
23. Maurice Levaillant, op. cit., p. 105.
24. P. 34. Berchet souligne.
25. Ernst Kantorowicz, Les Deux corps du Roi, Essai sur la théologie politique au Moyen Age.
Traduit de l’anglais par Jean-Philippe Genet et Nicole Genet, NRF Gallimard, 1989 pour la
traduction, p. 303. Voir le chapitre VII, intitulé « Le roi ne meurt jamais ».
26. Ibid.
27. De la grammatologie, Éditions de Minuit, 1967, chapitre I, « La fin du livre et le
commencement de l’écriture », p. 15 et suivantes.
28. Op. cit., p. 29.
29. Op. cit., p. 69.
30. Op. cit., p. 71.
31. Derrida, op. cit., p. 30.
32. Ibid.
33. Op. cit., pp. 30-31.
34. La première publication du texte de Barthes. De l’Œuvre au texte, dans la Revue d’Esthétique,
3, p. 225 et suivantes, date de 1971 ; De la grammatologie lui est donc antérieur de quatre ans
(1967). La majuscule au mot « Texte » est de Barthes : elle confirme mon analyse.
35. Mémoires, p. 26.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand De la Restauration… au restaurant
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
De la Restauration… au
restaurant
p. 137-147
Texte intégral
... nous en sommes à la parodie.
CHATEAUBRIAND
Chateaubriand : connu surtout par le beefsteak qui porte son nom.
FLAUBERT
1 Qu’est-il donc arrivé aux Mémoires, qui justifie ces tentatives renouvelées et
obstinées de restauration ? Résumons, pour commencer, leur histoire éditoriale, à
partir de la biographie circonstanciée de Maurice Levaillant1. C’est en 1834 que
commencent les premières séances de lectures des Mémoires, à l’Abbaye-aux-
Bois, dans le salon bleu de Juliette Récamier, en présence d’un auditoire choisi et
restreint. S’il est vrai que celle-ci en assumera l’organisation, il n’est pas moins
probable que Chateaubriand conçût lui-même l’idée de ces lectures. Dans l’hiver
de cette année 1834, en effet, la sécurité financière manque à l’écrivain, toujours
pressé de dettes. Le but de ces premières lectures consiste donc, ouvertement, à
éveiller l’attention d’un éditeur avec qui négocier cette œuvre qui constitue déjà,
bien qu’inachevée, un « capital », un « patrimoine », selon les formules de
Levaillant2. Il s’agit donc, comme dit Philippe Muray, d’une « campagne de
teasing »3. De fait, les lectures de 1834 ressemblent bien à un striptease littéraire,
à un effeuillage du texte.
2 On sait qu’à l’origine, le vœu de leur auteur était que son livre ne parût pas avant
un délai de cinquante ans après sa mort. Or, dès 1833, Chateaubriand semble
avoir abandonné cette exigence, « il envisage seulement l’instant où « la mort
baissera la toile entre [lui] et le monde »4. Non seulement il ne serait pas juste
d’imaginer que Chateaubriand n’ait fait aucune concession à sa première exigence,
mais il serait également faux de prétendre que la publication fragmentée des
Mémoires du vivant de leur auteur eût lieu sans le consentement exprès de celui-
ci, voire sans son désir. La preuve en est que dès cette même année 1834,
Chateaubriand n’hésite pas un instant à livrer des pages détachées de son
autobiographie à la Revue des Deux Mondes et, faisant jouer la concurrence, à la
Revue de Paris5. Commence alors une ère de jalousie éditoriale : « Une page,
[implorent directeurs et rédacteurs], une petite page des Mémoires ! »6. En
mars 1834 la rumeur circulait dans Paris que « Chateaubriand cherchait un
acquéreur en gros ; qu’il demandait douze mille francs de rente viagère, cent mille
écus comptant et que l’on payât ses dettes »7. Le même mois, on réunit en un
volume, avec le consentement de l’écrivain et l’aide de son secrétaire Pilorge, les
principaux morceaux des Mémoires déjà parus dans différentes revues. Or, cette
tentation du mémorialiste de vendre et de publier de son vivant des morceaux
d’une œuvre supposée posthume, est en même temps énergiquement déniée par
lui ainsi que par son biographe, comme si cette disposition lui était imposée de
l’extérieur : « Chateaubriand se voyait forcé d’écrire pour “gagner [son] pain” ;
comme à Londres aux pires heures de son émigration, après “quarante ans de
combats”, il allait, amèrement, “se mettre aux gages d’un libraire” »8. Il semble
que la renommée du Pair de France ne puisse décidément pas s’accommoder de ce
scénario mercantile si peu glorieux. C’est pourquoi Levaillant rappelle l’expérience
extrême de l’exil (« comme à Londres... »), où l’émigré, pour survivre, en était
réduit à manger du papier, refusant tout secours de l’Angleterre, toute aumône,
noble jusqu’à préférer mourir de faim plutôt que de devoir quoi que ce soit à une
générosité étrangère. Le dessein du biographe apparaît de plus en plus clair : il
s’agit à tout prix de dénier en l’ennoblissant la vocation trivialement mercenaire
du Vicomte.
3 1836. Le libraire Delloye forme une société en participation qui, administrée par
lui, deviendra propriétaire des Mémoires, en échange de quoi leur auteur recevra
la sécurité financière : 156 000 francs pour commencer et éponger ses dettes les
plus urgentes, suivis d’une rente annuelle et viagère de 12 000 francs9. C’est ici
que commence un engrenage que les pratiques contemporaines de l’édition nous
ont rendu si familier. En effet, le contrat stipule implicitement que plus l’écrivain
publie, plus sa rente augmente : 25 000 francs d’abord, puis d’autres bénéfices en
échange de nouveaux ouvrages qu’il pourrait encore « “livrer de son vivant pour
être publiés” »10. Si cela ressemble à la tranquillité financière tant et depuis si
longtemps convoitée, cet acte, bien qu’il respecte encore le vœu de publication
posthume, est très vite vécu par Chateaubriand comme une dépossession et une
expropriation. Ce que s’est acquis la « Société Delloye, A. Sala et Cie », c’est non
seulement « “la propriété littéraire” » des Mémoires, mais aussi celle d’un ouvrage
en préparation sur la guerre d’Espagne en 1823, enfin et surtout « “la faculté
d’acquérir par privilège et exclusivement à tout autre tous les ouvrages que
pourrait composer à l’avenir M. de Chateaubriand” »11. Celui-ci ne tarde pas à se
lamenter, par la voix de son compatissant biographe :
[…] ses Mémoires ne lui appartenaient plus ; cette seule idée révoltait secrètement
son orgueil. […] Chacune des lignes qu’il écrirait désormais appartenait d’avance à
ces cent quatre-vingt-dix tyrans12.
8 Si la poésie est fin en soi et désintéressement, alors faire « métier » de poète serait
réduire la poésie à un simple moyen matériel. Or, la poésie ne doit pas être une
rente ni un revenu, mais un don de soi :
La première liberté de la presse, c’est de n’être pas un métier. L’écrivain qui la
rabaisse jusqu’à en faire un moyen matériel mérite, comme châtiment de cette
servitude intérieure, la servitude extérieure, la censure ; ou plutôt, son châtiment,
c’est son existence même23.
9 Le prix à payer pour cette auto-aliénation, c’est la censure, pour autant que
l’écrivain n’écrit plus que sur commande, sous la dictée de la bourgeoisie. Pire : le
« châtiment » d’un tel choix qui va à l’encontre de l’essence de la poésie, c’est
l’existence servile, l’esclavage du salaire, la dépropriation et le devenir-étranger-à-
soi. Ce qui se joue donc dans cette prostitution de l’écrivain à la censure
matérielle, c’est la perte du propre et de l’intégrité, la perte de tout principe
d’autorité. L’écrivain n’est dès lors plus l’auteur de ses œuvres, ses œuvres ne lui
appartiennent plus en propre.
10 D’où le paradoxe suivant : si d’un côté Chateaubriand se trouve forcé d’écrire
« […] une ou deux pages par jour tant [qu’il vivra] pour remplir les tristes
conditions de [son] marché »24, de l’autre il se trouve obligé par ses éditeurs-
créanciers de retrancher des pages jugées politiquement dangereuses ou
inconvenantes, chaque retranchement lui coûtant évidemment tant la page :
« Vous me coûtez quarante mille francs ! », se plaindra Chateaubriand à ses
actionnaires après qu’ils l’eurent prié poliment mais instamment de réduire son
Congrès de Véronne25. L’écriture salariée, journalière, exproprie l’auteur de son
œuvre, mutile et morcelle le livre. Pour rembourser la somme perçue d’avance, il
faut produire : l’écrivain-prolétaire se vend alors au détail, tels les travailleurs de
Marx, « obligés de se vendre morceau par morceau, tels une marchandise ; et,
comme tout autre article de commerce, ils sont livrés à toutes les vicissitudes de la
concurrence, à toutes les fluctuations du marché »26. Le contrat Delloye, qui est
une concession au mercantilisme satanique dont parlera bientôt Baudelaire (« Le
commerce est, par son essence, satanique »)27, constitue la première étape vers la
désintégration du livre-capital.
11 Dans les Mémoires, Chateaubriand écrit : « J’entre mal dans la circulation en
pièce de monnaie courante ; pour me sauver, je me retire auprès de Dieu ; une
idée fixe qui vient du ciel vous isole et fait tout mourir autour de vous »28. En dépit
d’une dénégation murmurée du bout des lèvres et sur laquelle nous allons revenir,
il est ici évident que, bon gré mal gré, le vicomte est entré dans cette
« circulation », qu’il s’est compromis avec l’ignoble circuit de la monnaie vivante.
12 Dans la suite de son récit, Levaillant cite un extrait d’une lettre de Ballanche à
Madame d’Hautefeuille : « Ce n’est pas de mourir moi-même en propre personne
qui me tourmente, c’est de mourir dans les autres. C’est de mourir successivement
dans les autres et dans soi, de mourir par morceaux, qui fait toute ma tristesse »29.
Cette citation, d’une richesse et, hors contexte, d’une ambiguïté étonnantes,
pourquoi Levaillant l’insère-t-il en ce lieu de son récit où est décrite la sinistre
plongée de Chateaubriand et de ses proches dans l’« escalier d’ombre » de la
vieillesse ? La survenue de cette citation en ce nœud du récit répond certes à
l’enchaînement narratif, mais elle s’inscrit en outre dans une logique associative.
Car le chapitre suivant aborde la question de l’ignoble, prenant pour titre une
autre citation de Ballanche à propos de la publication des Mémoires dans la
Presse par Girardin au lendemain de la mort de leur auteur : « Le Portrait Mutilé
ou “l’ignoble filière du feuilleton” ». Cette citation est extraite d’une lettre de
Ballanche à Ampère, datée du 26 novembre 1844 :
... Une intrigue de main de maître s’est organisée dernièrement. Il ne s’agissait de
rien moins que de faire passer les Mémoires d’Outre-Tombe par l’ignoble filière du
feuilleton…30.
13 Peut-être en effet ne comprend-on pas ce que peut avoir d’« ignoble » pour
Ballanche ce mode de publication, si l’on n’a pas en mémoire la première citation
donnée par Levaillant. Rappelons les faits : au mois d’août 1844, Émile de
Girardin parvient à arracher à la Société propriétaire des Mémoires le droit de
publier, contre le versement de 80 000 francs, dans son journal populaire et
quotidien la Presse, l’œuvre posthume avant qu’elle soit éditée en librairie.
Levaillant s’insurge :
En feuilletons, comme les romans d’Alexandre Dumas, de Paul de Kock ou d’Eugène
Sue ! Au bord de la fosse à peine refermée de leur auteur, on les débiterait par
morceaux comme jambons en foire : les Mémoires pour un sou la tranche31 !
14 S’il s’agit toujours d’une métaphore culinaire, comme dans le cas du livre,
remarquons qu’on est passé de la fine gastronomie, du livre comme dîner bien
composé, au hachis et à la charcuterie. Biré, en 1898, en effet, s’indignait lui
aussi :
Paraître ainsi, haché, déchiqueté ; être lu sans suite, avec des interruptions
perpétuelles ; servir de lendemain et, en quelque sorte, d’intermède aux diverses
parties des Mémoires d’un médecin, qui étaient, pour les lecteurs ordinaires de la
Presse, la pièce principale et le morceau de choix, c’étaient là, il faut en convenir, des
conditions de publicité déplorables pour un livre comme celui de Chateaubriand32.
22 Pire qu’une fille sans défense, ce qui évoque évidemment la position de Platon
dans le Phèdre, l’écriture, déchéance ou déchet du Logos, serait une impudique
courtisane, voire une fille de joie. Dans Avenir du monde, publié pour la première
fois dans la Revue des Deux Mondes, Chateaubriand écrivait, exactement dans le
même esprit que son ami Ballanche :
L’imprimerie n’est que la Parole, première de toutes les puissances : la Parole a créé
l’univers ; malheureusement le Verbe dans l’homme participe de l’infirmité
humaine ; il mêlera le mal au bien, tant que notre nature déchue n’aura pas recouvré
sa pureté originelle47.
Notes
1. Chateaubriand Madame Récamier et les Mémoires d’Outre-Tombe (1830-1850). Paris,
« Librairie Delagrave », 1947.
2. Op. cit., pp. 222 et 249.
3. « L’œuvre en viager », dans Chateaubriand Le Tremblement du temps, Presses Universitaires
du Mirail, 1994, p. 144.
4. Levaillant, op. cit., p. 222. Levaillant cite la « Préface testamentaire » des Mémoires.
5. Op. cit., p. 226.
6. P. 231.
7. P. 232.
8. Op. cit., p. 238. Levaillant cite une lettre de Chateaubriand à A. Nettement, du 11 juin 1835.
9. Pp. 247-248.
10. P. 249. Levaillant cite la lettre du contrat (Archives de Me Jean Dufour).
11. Ibid.
12. Il s’agit des cent quatre-vingt-dix actionnaires de la « Société pour l’acquisition des Mémoires
et œuvres inédites de M. de Chateaubriand. » Levaillant, p. 251.
13. Cité par Philippe Muray, p. 146.
14. Levaillant, p. 252.
15. De Buonaparte, des Bourbons, Troisième Édition, revue et corrigée, Londres, 1814, p. 34.
16. Article cité, p. 138.
17. Articles dans Anekdota, Rheinische Zeitung, Deutsche Jahrbücher, Vorwarts ! (1842-1843).
18. P. 133. Marx souligne.
19. P. 181.
20. P. 190.
21. Ibid.
22. Ibid.
23. P. 191.
24. Levaillant, p. 254, cite une lettre à Mme Récamier du 8 août 1836 : « […] je ferai une ou deux
pages par jour tant que je vivrai, pour remplir les tristes conditions de mon marché ».
25. Ibid., p. 273.
26. Marx, Le Manifeste communiste, « Bibliothèque de la Pléiade », I, p. 168.
27. Mon Cœur mis à nu, XLI.
28. Mémoires, « Bibliothèque de la Pléiade », II. p. 33.
29. Levaillant, op. cit., p. 344. Il s’agit d’une lettre du 23 juin 1837.
30. Cité par Levaillant, p. 362.
31. P. 361.
32. Op. cit., p. 15.
33. P. 361. Levaillant évoque le témoignage d’une lettre de Madame de Boigne à Madame
Récamier : « Aux Minimes [près de Tours] ce mercredi 9 » [1848],
34. Ibid.
35. Op. cit., p. 27. Je souligne.
36. Selon cette morale politique que Chateaubriand élabore dans un article du Conservateur
du 5 décembre 1818.
37. Cette déclaration, faite à quelques journalistes amis, a été reproduite par A. Nettement dans
La Mode du 5 décembre 1844.
38. Ibid. Il s’agit d’un extrait d’une lettre de Chateaubriand à Madame Hamelin du 11
décembre 1844.
39. Voir plus haut.
40. Je renvoie à Diderot, Sur la liberté de la presse, texte partiel établi, présenté et annoté par
Jacques Proust, Ed. Sociales, Paris, 1964.
41. Diderot, op. cit., p. 42.
42. P. 65.
43. P. 41.
44. Je renvoie au remarquable article de William Paulson. intitulé : « Propriété littéraire et parole
traditionnelle : un inédit de Ballanche », suivi de la publication de l’Essai sur la propriété
littéraire de Pierre-Simon Ballanche, dans Romantisme, 1985, 15-47, pp. 3-16.
45. Cité par William Paulson.
46. Essai sur la propriété littéraire. Cet inédit de Ballanche fait suite à l’article de William
Paulson dans Romantisme.
47. Avenir du monde, cité par Sainte-Beuve : Poètes Modernes de la France, Revue des Deux
Mondes. T. II, troisième série. 1er Avril. – 1re Livraison. Paris, 1834.
48. Levaillant, p. 368.
49. P. 372.
50. Levaillant, p. 388.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand L’hypo(biblio)thèque
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
L’hypo(biblio)thèque
p. 149-155
Texte intégral
Qu’est-ce que l’art ? Prostitution.
BAUDELAIRE
1 Peut-on encore douter, désormais, que se livrer à l’appétit de la populace
ressortisse à une certaine économie libidinale de l’écrivain, qu’on peut dater au
moins des lectures de 1834 ?
2 Considérons deux extraits des Mémoires, le premier tiré de l’Avant-Propos publié
et daté de 1846, le seconde du manuscrit d’un projet de préface de 1844, donc
antérieur de deux ans au premier1 :
1. La triste nécessité qui m’a toujours tenu le pied sur la gorge, m’a forcé de
vendre mes Mémoires. Personne ne peut savoir ce que j’ai souffert d’avoir été
obligé d’hypothéquer ma tombe ; mais je devais ce dernier sacrifice à mes
serments et à l’unité de ma conduite2.
2. On me force la main : depuis longtemps J’étois décidé à ne rien donner de
mon vivant de mes Mémoires. Mais aujourd’hui cela n’est plus possible :
menacé de toutes parts, on proclame qu’après ma mort on se hâtera de
donner de mes Mém. tout ce que l’on trouvera : on fait des spéculations sur
le moment où Je quitterai la vie : on annonce que l’on publiera en détail tout
ce que l’on trouvera de moi, et que sans respect pour ma volonté absolue,
sans déférence pour ma mémoire, on vendra mes idées en détail afin que
comme une marchandise elles rapportent le plus possible aux vendeurs par la
distribution en détail3.
5 Chateaubriand joue sur les deux sens de ladite « feuille de chou », qui désigne
également un journal de peu de valeur. La publication en feuilletons constitue
donc bien une parodie de l’eucharistie : au « Prenez, mangez, ceci est mon corps »,
elle substitue un « Dévorez vite, ceci est mon corpus ». Ce qui se tient au plus près
de cette parodie, c’est la prostitution.
6 L’extrait 1 prétend assimiler l’œuvre d’écriture à une tombe, une maison, un bien
immobilier. Il ressortit à la manière noble, comme cette coutume des anciens
Égyptiens, rapportée par Hérodote, qui obligeait un débiteur à engager la
chambre funéraire destinée à recevoir toutes les momies de sa famille, y compris
la sienne. Au Livre XI des Martyrs, en effet, Eudore rapporte son périple dans une
Égypte moderne (nous sommes au IIIe siècle), et, regrettant celle des Pharaons :
Ce fut en vain que je cherchai cette sage et sérieuse Égypte, qui donna Cécrops et
Inachus à la Grèce, qui fut visitée par Homère, Lycurgue et Pythagore, et par Jacob,
Joseph et Moïse ; cette Égypte où le peuple jugeait ses rois après leur mort, où l’on
empruntait en livrant pour gage le corps d’un père, où le père qui avait tué son fils
était obligé de tenir pendant trois jours le corps de son fils embrassé, où l’on
promenait un cercueil autour de la table du festin, où les maisons s’appelaient des
hôtelleries, et les tombeaux des maisons14.
7 Chateaubriand révèle, dans une remarque portant sur ce passage, ses autorités :
respectivement Rollin (Histoire des Égyptiens), Hérodote (livre II ou Euterpe) et
Diodore de Sicile. Si l’on suit linéairement le récit des coutumes égyptiennes par
Eudore, on trouve ce passage d’Hérodote, où se dessine dès l’Antiquité une
économie du crédit fondée sur la tombe comme propriété ultime ou real estate :
Sous le règne d’Asychis, comme le commerce souffrait de la disette d’argent, il
publia, me dirent-ils, une loi qui défendait d’emprunter, à moins qu’on ne donnât
pour gage le corps de son père. On ajouta à cette loi que le créancier aurait aussi en
sa puissance la sépulture du débiteur ([…] ton didontai to khreos kai apases
krateein tes tou lambanontos thekes), et que, si celui-ci refusait de payer la dette
pour laquelle il aurait hypothéqué un gage (toi de hypotithenti […]) si précieux, il
ne pourrait être mis, après sa mort, dans la sépulture de ses pères, ni dans quelque
autre, et qu’il ne pourrait, après le trépas d’aucun des siens, leur rendre cet
honneur15.
8 theke (qui donne le suffixe français – thèque), d’après le contexte, désigne une
chambre funéraire destinée à recevoir toutes les momies d’une famille. Nous
avons souligné le substantif en question, ainsi que le préfixe hypo, dont la
proximité aura certainement motivé la traduction de Larcher, à laquelle se réfère
Chateaubriand. Il est tentant, en effet, pour un traducteur français, de rapprocher
le substantif thekes du participe de hypotithemi, qui veut dire dans ce contexte
« mettre en gage », et cela à cause de la contamination du substantif français
« hypothèque ».
9 L’extrait 1 pose donc que les Mémoires constituent un livre, dans le sens
théologique, politique, mystique, bibliophanique que j’ai défini, c’est-à-dire un
monument, une persona ficta censée restaurer le moi (le cadavre) à son intégrité
première, en le re-présentant, au même titre que les historiens des Mémoires
prétendaient en restaurer le texte intégral, restauration dont la condition
consistait à nier l’écriture journalière, à libérer le texte du temps pour le restituer
à une transtemporalité que permettait seul le régime de publication posthume. Si
« hypothéquer [sa] tombe » (extrait 1) prétend affermir, confirmer sous la forme
d’un apparent paradoxe puisqu’il faut en passer par l’aliénation d’un bien, les
principes d’autorité et de propriété littéraire métaphorisés par la propriété
foncière, l’extrait 2 trahit, quant à lui, que l’écriture menace le propre en tant que
corpus complet, « achevé » :
J’aurois beau declarer ici que tout ce que l’on publiera de moi, n’est point mon
manuscrit achevé tel qu’il existe aujourd’hui dans mes propres mains ; y a-t-il
aujourd’hui comme autrefois un public qui sache connaître les choses et distingue le
tableau fini d’une ébauche commencée ?16
11 Chateaubriand fait en effet partie de ces auteurs capricieux, n’assumant pas, bien
que pressés de « se produire ». de se donner ou de se vendre, la dimension
imparfaite, brouillonne et sale de l’écriture. C’est l’expression même de « texte
intégral » qui devient désormais contradictoire et impensable. L’œuvre d’écriture
est un pseudotaphe, monument fictif car jamais achevé.
12 A travers cette histoire éditoriale des Mémoires d’outre-tombe, quelque chose se
joue qui me paraît anticiper la célèbre saynète baudelairienne, extraite du Spleen
de Paris, à la différence que, tandis que Chateaubriand et ses éditeurs-apôtres y
résistent et se refusent à la formuler, Baudelaire quant à lui fera l’éloge de la
« perte d’auréole » du poète, dans son registre le plus trivial et, par définition, le
plus prosaique :
Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de
quintessences ! vous, le mangeur d’ambroisie ! En vérité, il y a là de quoi me
surprendre.
– Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure,
comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à
travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon
auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam.
Je n’ai pas eu le courage de la ramasser. J’ai jugé moins désagréable de perdre mes
insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose
malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions
basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout
semblable à vous, comme vous voyez !
– Vous devriez au moins faire afficher cette auréole, ou la faire réclamer par le
commissaire.
– Ma foi ! non. Je me trouve bien ici. Vous seul, vous m’avez reconnu. D’ailleurs la
dignité m’ennuie. Ensuite je pense avec joie que quelque mauvais poète la ramassera
et s’en coiffera impudemment. Faire un heureux qui me fera rire ! Pensez à X, ou à
Z ! Hein ! comme ce sera drôle ! »19.
13 Le poète a revêtu l’« incognito » tant convoité par Baudelaire, il peut désormais
jouir des divertissements que permettent l’indignité et la fréquentation des lieux
mal famés ; il est devenu un quidam, flâneur de macadam : avec ses « insignes »,
c’est de son nom et de sa pesante « dignité » qu’il s’est enfin délestés. « X » ou
« Z », le voilà à présent interchangeable, à proprement parler entré « dans la
circulation en pièce de monnaie courante », dans le circuit de la marchandise et de
l’équivalent général. Benjamin dira que le « poète nimbé d’une auréole » semble à
Baudelaire « une vieillerie »20. Et Chateaubriand de se lamenter encore et
toujours, en vieux réactionnaire, dans son projet de préface, invoquant la dignité
de l’individu, la « morale des devoirs » contre le mercantilisme :
[…] le pauvre auteur qui a sué sang et eau pour rendre sa pensée digne d’être lue, que
devient-il ? ah, il entre dans le commerce public, il tourne au profit général de la
masse. Les individus ne comptent plus rien […]21.
Notes
1. Ce manuscrit, retrouvé et publié pour la première fois au début du XXe siècle, se trouve
aujourd’hui conservé aux Archives de Combourg.
2. Mémoires, t. I, p. 116.
3. Op. cil., p. 848. C’est moi qui souligne. Je respecte la transcription de l’édition Berchet.
En 1948, Levaillant avait jugé bon d’apporter quelques rectifications au manuscrit. (Exemple :
« Je » devenait « je », « Mém. » devenait « Mémoires », etc.) Il s’agissait en fait de rendre ce
texte-monstre plus montrable.
4. Mémoires, t. II, p. 124.
5. La Négation (Die Verneinung, 1925), traduit par J. Laplanche, dans Œuvres complètes,
Psychanalyse, vol. XVII 1923-1925, PUF, 1992, p. 171.
6. Jean-Michel Rey, Parcours de Freud, économie et discours, Éditions Galilée, 1974, pp. 164-
165.
7. Op. cit., p. 164. Rey souligne.
8. Ibid.
9. Op. cit., p. 364.
10. Je remercie Jean-François Lyotard de m’avoir indiqué que « détail » en allemand peut se dire
das Kleine, le petit, autre nom du pénis.
11. Voir chap. I.
12. Voir plus haut.
13. Projet de préface de 1844. Mémoires, t. I, pp. 848-49.
14. Les Martyrs, p. 282.
15. P. 613.
16. Mémoires, t. I, projet de préface, p. 849.
17. Op. cit., Avant-Propos de 1846, pp. 118-119.
18. Les Essais, Livre III, chap. IX.
19. Perte d’auréole, dans Le Spleen de Paris, XLVI, « Bibliothèque de la Pléiade », I, p. 352.
20. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme. Traduit de
l’allemand et préfacé par Jean Lacoste d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann,
Petite Bibliothèque Payot/39. pp. 205-206.
21. Mémoires, t. I, p. 849.
22. Benjamin, op. cit., p. 43.
23. P. 45.
24. P. 47.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Death in progress. Le pas de (la)...
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Texte intégral
Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin.
S. BECKETT,
Malone meurt
Ma main, vous le voyez, n’est pas revenue. Je meurs par morceaux.
CHATEAUBRIAND
1 On se souvient de la tentative presque réussie de réappropriation posthume de
Nietzsche par sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche, et de l’annexion du penseur
du surhomme au national-socialisme. Depuis l’affaire de la falsification des
œuvres de Nietzsche, il est devenu difficile de ne pas soupçonner
systématiquement la réduction de la littérature ou de la pensée à des fins
idéologiques. Or, en l’espèce, cette réduction aura été favorisée par un abus
éditorial, par l’invention d’un livre supposé rassembler un système philosophique
au titre de La Volonté de puissance, là où il n’y aura jamais eu que des lambeaux
d’une pensée inachevée, une résistance anticipée et tenace de l’écriture
fragmentaire à l’unité du système totalitaire1. Elisabeth Förster-Nietzsche aura bel
et bien achevé son frère Friedrich, post-mortem.
2 Qu’est-ce qu’une édition, qu’est-ce qu’on fait quand on édite un texte, quand on le
livre aux lecteurs ? À l’heure des télé-technologies, du livre électronique, et de ce
que certains discours apocalyptiques et futurologiques du type Ceci tuera cela
s’empressent de prévoir comme la fin du livre, l’édition a-t-elle la moindre
perspective d’avenir2 ?
4 Selon cette économie, la mort doit à tout prix être dépassée, niée dialectiquement
pour permettre la naissance du sujet authentique à une vie au-delà de la vie. La
mort, suivant cette tradition, permet au sujet de se rassembler et de s’approprier.
5 Or, dans l’analyse que je voudrais entreprendre ici du projet des Mémoires
d’outre-tombe, je ne chercherai pas à relever la mort en immortalité, à la restaurer
en œuvre ; je voudrais au contraire en préserver l’altérité, l’irréductibilité et
l’inconvenance, en m’efforçant d’en souligner le caractère structurellement
impropre et inappropriable, inauthentifiant et impossible, radicalement
aporétique. Irrelevable par la dialectique paulinienne, l’investissement dans la
mort dont je souhaite parler ici ne pourrait plus s’amortir.
6 Et cependant, qui plus que l’auteur des Mémoires d’outre-tombe aura pensé
amortir son investissement dans la mort et gagner l’immortalité, qui aura misé
davantage que lui sur la mort en vue de transformer sa vie morte en éternité ? Qui
aura plus et mieux que Chateaubriand désiré se relever de sa mort par une
réappropriation posthume ? Qui plus que lui aura voulu sur soi porter un regard
d’outre-tombe ? Le titre de l’autobiographie ne suggérait-il pas la possibilité de ce
regard en surplomb sur sa propre vie en tant qu’achevée, naissance et mort
comprises, titre d’omniscience et d’omnipotence qui supposait la possibilité d’une
remémoration sans reste de l’expérience, d’un remembrement ? Comme le
remarque Berchet,
... le « narrateur ultime », celui qui en définitive « délivre » le message, se fantasme
« outre-tombe », c’est-à-dire au-delà du temps (LXI).
7 Au point que l’un des seuls textes où, à ma connaissance, Maurice Blanchot
évoque Chateaubriand, c’est précisément pour en retenir ce regard posthume que
seule la mort accomplie rendrait possible, mais aussi pour indiquer l’impossibilité
d’un tel accomplissement :
... nous voulons être sûrs de la mort comme achevée..., et c’est pourquoi après nous
intéresse, parce que « après la mort » serait la preuve que la mort est sinon dépassée,
du moins bel et bien passée, accomplie... nous désirons pouvoir nous regarder morts,
nous assurer de notre mort en dirigeant sur notre néant, d’un point situé au-delà de
la mort, un véritable regard d’outre-tombe5.
8 Qui plus que Chateaubriand, enfin, aura posthumé comme il respire6, allant
jusqu’à s’excuser dans un « Post-scriptum » de 1840 passé inaperçu jusqu’à ce que
Berchet l’eût miraculeusement exhumé, de vivre encore ? « Excusez-moi, je vis
encore ». (II, 706), aura en effet soupiré Chateaubriand, dans ce post-scriptum qui
se serait voulu posthume, en passant et pour rire, mais pour cette raison à lire
d’autant plus sérieusement, comme si décidément on s’éternisait ici-bas, comme
si ça n’en finissait pas de finir, comme si c’était bien la fin même qui fût
impossible7.
9 Afin d’éprouver la pertinence de cette hypothèse aux accents délibérément
beckettiens ou céliniens, je propose de me livrer à une lecture scrupuleuse de
l’Avant-propos des Mémoires, daté d’avril 1846, revu en juillet, soit deux ans
avant la mort de Chateaubriand. Cet Avant-propos se présente dans l’édition
Berchet accompagné en bas de page des fragments antérieurs à 1843, extraits du
manuscrit dit « de Genève ». Le texte des Mémoires, dans l’édition Berchet, est
donc d’emblée divisé, stratifié, et cette stratification matérielle du texte répond,
nous le verrons, à une nécessité éthique et ontologique. Un avant-propos, comme
une préface, cela s’écrit toujours et paradoxalement à la fin, c’est toujours une
tentative de clore, de conclure, de regarder son œuvre de l’autre côté de la mort,
d’outre-tombe. La préface est toujours postface, regard qui se veut rétrospectif sur
une œuvre supposée achevée. Logique de la boucle ou du cercle, où la fin renvoie
au commencement et le commencement à la fin. Cependant la préface peut
également compliquer, voire miner ce dispositif de clôture rétrospective. Car elle
est aussi bien ajout d’un texte, digression supplémentaire, accusant
l’inachèvement intrinsèque de l’œuvre, et faisant signe vers le dehors du livre, vers
ce qui en excède la clôture physique et métaphysique8. Berchet formule cet excès
comme le paradoxe d’une œuvre qui se fantasme achevée bien qu’encore « in
progress » :
Le mémorialiste considère son œuvre comme achevée (déjà lisible) dans le même
mouvement qui la pose comme inachevée (encore à écrire). (LXI) Étrange situation
de ce work in progress dont le « dernier mot » a été, par avance, écrit (LIV).
10 Mon hypothèse est que l’inachèvement du livre-tombe, son inflation, son excès ou
son outrance, le work in progress, donc, est déterminé par l’impossibilité
ontologique de mourir proprement et en une seule fois, par ce que je propose
d’appeler a death in progress, une mort à laquelle il reste des progrès à faire, une
mort qui, comme disent les professeurs aux élèves plutôt doués mais franchement
paresseux, peut mieux faire.
14 Je suis tenté de lire, dans cette métaphore du livre comme arbre en perpétuelle
régénération, nourri de la semence spirituelle de son géniteur de génie, une
tendance à annexer l’œuvre à la propagande chrétienne de l’auctoritas10. L’auteur
espère donc différer, par cet auguste travail d’augmentatio, de fondation, de
propagation ou de provignement, le moment d’émanciper un livre qu’il appelle
son « orphelin » (I, 118). Cette œuvre manuelle et magistrale d’appropriation du
texte est donc censée neutraliser une mainmise qui a déjà eu lieu juridiquement et
exproprié l’auteur de son œuvre, frustré le père de sa paternité. Mais faut-il
considérer une telle aliénation comme accidentelle ou comme structurelle ?
J’avancerais que l’expropriation ou la mainmise de l’autre, exécuteur
testamentaire, successeur, éditeur ou lecteur, sur l’œuvre, ne fait que remarquer
que, comme le lui reprochait Socrate, l’écrit échappe toujours déjà à son auteur ou
père, orphelin séparé de sa cause, désautorisé11. Chateaubriand n’en poursuivra
pas moins son auguste tâche jusqu’à sa mort, jusqu’à épuisement de ses forces,
jusqu’à un point final ou d’orgue visant à n’inscrire rien moins que sa propre mort
dans son œuvre. Sitôt livré le dernier manuscrit, les deux premiers devront être
détruits, stipule le mémorialiste, selon une hiérarchisation des strates d’écriture
qui déconsidère les brouillons et les fragments au profit de l’état achevé, comme si
les brouillons ne faisaient que préparer, annoncer la version finale qui devra seule
être rendue publique. Le dernier manuscrit est donc toujours rêvé comme le plus
authentique, le plus complet, le plus propre. Mais pour être au superlatif, ces
adjectifs n’en sont pas moins relatifs : en dépit de Chateaubriand, le plus
authentique, ce n’est pas encore l’authentique, le plus complet n’est pas encore
l’accomplissement, le dernier n’est pas l’ultime. Quand décider, en effet, que le
dernier manuscrit est bien le « manuscrit complet » ? Peut-on livrer un livre
achevé, existe-t-il même quelque chose comme un livre, ou le livre est-il toujours à
venir, comme celui que Joubert, l’ami de Chateaubriand que Blanchot qualifiera
d’« auteur sans livre, [d’]écrivain sans écrit »12, n’aura jamais fini de commencer ?
Ces questions, qui relèvent de l’ontologie de l’écriture, ont, nous le verrons, des
enjeux sur l’avenir de l’édition dont on n’a peut-être pas encore pris la mesure.
15 Si l’on revient au texte de l’Avant-propos dans son état final, pour peu que ce mot
ait encore un sens, on lit :
Enfin, si j’étais encore maître de ces Mémoires, ou je les garderais en manuscrit ou
j’en retarderais l’apparition de cinquante années (I, 117).
20 Que Chateaubriand hésite entre d’une part ne pas donner son livre du tout et
d’autre part en livrer le tout à la fois, selon une économie du tout ou rien, semble
indiquer une possible équivalence entre les deux modalités d’édition, à savoir que
tout donner reviendrait à ne rien donner du tout. Pourquoi ? Je suggérerais que
tout ou rien, cela revient toujours à donner à soi-même, plutôt qu’à l’autre.
Vouloir tout donner à la fois, c’est penser se donner à soi-même la mort, c’est
s’arroger le pouvoir de mourir soi-même, être maître de sa propre mort comme de
son œuvre. Économie de la gloire littéraire qui fonde, rappelle Berchet, « sur
l’absolu de la perte, la seule chance de gain », et repose entièrement sur la
possibilité de l’achèvement de l’œuvre. Au bilan, cela revient à ne rien donner du
tout, puisqu’on escompte récupérer sa mise en retour. Dès lors, peut-il y avoir
édition qui ne soit pas toujours déjà hachée, le morcellement n’est-il pas
constitutif de la tâche de l’éditeur comme de l’écrivain ; une édition des Mémoires
peut-elle éviter de les donner à lire par tranches ? Le corollaire éthique de cette
question serait : peut-on se donner soi-même autrement que « par lambeaux » ?
Si tel était le cas, et c’est mon hypothèse, la toute première édition, qui donnera,
on le sait, les Mémoires en feuilletons dans la Presse du publiciste Émile de
Girardin, loin de morceler le livre pour des raisons extrinsèques et purement
mercantiles, n’aurait fait qu’exagérer une successivité et un morcellement
originaires et intrinsèques à l’économie de l’édition comme don d’écriture.
21 Il va sans dire que ce morcellement originaire contredit le rêve métaphysique de
Chateaubriand, à savoir le projet d’une édition et d’une lecture sans succession ni
diachronie, où la voix se rassemblerait, enfin délestée de la pesante empiricité des
signes, où le livre ferait tenir ensemble, organiquement, les morceaux de texte,
subsumant les fragments sous unité. Rêve de synchronie parfaite, de profération
de la voix en une seule fois, de remembrement dans un recueil- « cercueil » :
On m’a pressé de faire paraître de mon vivant des morceaux de ces Mémoires, je
préfère parler du fond de mon cercueil ; ma narration sera alors accompagnée de ces
voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre... (118).
32 Comment lire ces deux phrases, qui me paraissent cruciales pour la présente
réflexion sur l’intrigue du don, de la mort et de l’édition ?22 Tout d’abord, chaque
fois que je perds un être cher, je meurs un peu. C’est cela, vieillir, et « toute [1]a
tristesse » de la sénescence. Cette idée fait écho à une formule très voisine de
Chateaubriand lui-même, extraite du Voyage en Italie, où est évoqué un tel
régime successif de la mort :
On meurt à chaque moment pour un temps, une chose, une personne qu’on ne
reverra jamais : la vie est une mort successive23.
33 Ces phrases de Ballanche s’inscrivent donc dans une conception du temps qui
serait, selon Michael Riffaterre, spécifique de la poétique chateaubrianesque, elles
évoquent cette « durée faite d’abandons, de ruines, de privations successives »24.
En outre, « mourir [s]oi-même en propre personne » signifierait garder la main
sur sa propre mort, être maître de sa mort comme de son œuvre, comme si ma
mort pouvait être mon œuvre, voire mon chef-d’œuvre, cela qui m’authentifie au
lieu de m’exproprier, me rassemble au lieu de me démembrer, faisant de moi un
auteur. Mais, suggère Ballanche, cette mort-là ne serait guère pénible, elle ne
serait par conséquent pas un don véritable de soi, si tant est que le don ne soit pas
séparable du sacrifice et de la souffrance. La mort propre et en une seule fois,
mort contente et paisible, reviendrait à ne rien donner de soi en prétendant se
donner tout entier à la mort. En revanche, le tourment ou la « tristesse »
consisteraient non pas à mourir en une seule fois et « en propre personne », mais
à « mourir dans les autres », « successivement dans les autres et dans soi », « par
morceaux », dit admirablement Ballanche. Pour se donner véritablement, si tant
est qu’une telle chose soit possible, il faudrait se diviser, se fragmenter, mourir à
chaque fois un peu plus, « dans les autres » et pour l’autre, subir la patience de se
morceler pour autrui, souffrir la mort de l’autre comme une mort répétée, mort
qui ne serait dès lors plus la mienne, mais celle de l’autre en moi, sans possibilité
d’appropriation, mort qui ne rassemble pas le moi au moment de sa fin, mais au
contraire le feuillette, mort dont on meurt, pour ainsi dire, impersonnellement et
au jour le jour, et dont on ne finit pas de mourir.
34 Or, tout se passe comme si Levaillant avait inséré cette citation au moment où il
décrit, à la manière de Proust, le vieillissement de ses personnages, moins pour
des raisons superficielles d’enchaînement narratif, que suivant une logique
surdéterminée par l’histoire éditoriale des Mémoires d’outre-tombe qu’il est, ne
l’oublions pas, en train de retracer. Car, après les proches de Chateaubriand, dont
Ballanche, Levaillant va lui-même éprouver la publication des Mémoires en
feuilletons comme morcellement et perte de maîtrise sur l’œuvre, comme mort
successive et inauthentique, comme expropriation. De fait, le chapitre suivant de
son livre a pour titre une autre citation de Ballanche qui concerne cette fois
directement l’édition des Mémoires dans la Presse par Girardin : « Le Portrait
Mutilé ou “l’ignoble filière du feuilleton” ». Cette citation est extraite d’une autre
lettre de Ballanche à Ampère, datée du 26 novembre 1844 :
« ... Une intrigue de main de maître s’est organisée dernièrement. Il ne s’agissait de
rien moins que de faire passer les Mémoires d’Outre-Tombe par l’ignoble filière du
feuilleton... »25.
35 Rappelons qu’au mois d’août 1844, quatre ans donc avant la mort de
Chateaubriand, Émile de Girardin arrachait à la Société propriétaire des
Mémoires le droit de publier, contre le versement de 80 000 francs, dans son
journal populaire et quotidien la Presse, l’œuvre posthume avant qu’elle fût éditée
en librairie. Levaillant s’insurge, relayant l’indignation de Ballanche :
En feuilletons..., ! Au bord de la fosse à peine refermée de leur auteur, on les
débiterait par morceaux comme jambons en foire : les Mémoires pour un sou la
tranche26 !
39 Levaillant se sera donc laissé emporter par sa passion restauratrice, mû par une
impatience conquérante qui relèverait moins du don que d’une appropriation de
l’autre, en l’occurrence de l’irréductible altérité de l’écriture ; geste donc
idéologique d’annexion de la littérature à la culture ou au patrimoine national,
geste de prédateur plutôt que d’éditeur, de propagation théologico-politique plutôt
que d’édition. Tout se passe dès lors comme si la tentation restauratrice ou la
conquête philologique, pour l’éditeur, était une façon d’interdire le futur du texte,
c’est-à-dire de l’achever, dans tous les sens de ce mot terrible, pour se
l’approprier. Au contraire, l’édition Berchet ne serait pas édifiante et restauratrice,
elle serait moins un bel édifice sans lézardes, que le don d’une écriture
fragmentaire et d’une parole plurielle. Le texte que Berchet nous donne à lire ne
serait intégral, fidèle à Chateaubriand, que d’abandonner les Mémoires à leurs
disjecta membra et à leur dissonance, sans raccord ni accord parfait, sans point
d’orgue, restituant l’original dans son feuilleté discontinu, dans sa fragmentation
originaire, dans son inachèvement. L’édition Berchet exemplifierait le paradoxe
d’un texte intégral désintégré, intégral parce qu’en perpétuelle auto-
désintégration, livrant ainsi les Mémoires au futur de la lecture et à la passion de
l’entretien infini.
40 La question qu’il faudrait cependant adresser à Berchet est la suivante : Levaillant
a-t-il eu accès aux fragments du manuscrit de Genève ? Si oui, n’a-t-il pas répondu
à la prière de Chateaubriand de remplir les lacunes ? Mais n’aura-t-il pas forcé la
mesure ? Rendre justice à l’auteur qu’on édite, cela ne consiste-t-il pas
précisément à éviter, comme dit Berchet, de lui « rendre une justice éclatante » ?
Éclatante, la justice éditoriale deviendrait injuste, de se juger autorisée dans une
auto-célébration narcissique et tapageuse, donnant ainsi plus à soi-même qu’à
l’autre, lecteur ou auteur. À l’éclat de la gloire et de la mort possible, peut-être
conviendrait-il de préférer l’éclatement de l’écriture fragmentaire comme
témoignage de l’impossibilité de jamais faire œuvre de la mort. Le futur de
l’édition exigerait dès lors de répondre à la nécessité de ne pas rejoindre les
fragments, de ne pas prétendre intégrer l’écriture dans un livre total et clos. S’il
n’y a jamais eu de livre à proprement parler, si le livre a toujours été à venir, c’est-
à-dire virtuel, comment pourrait-il jamais prendre fin ? Ces questions ne peuvent
ici que rester en suspens, je les propose à notre réflexion sur le futur des
Mémoires comme de bien d’autres œuvres. Si, enfin, l’on accepte de lire la phrase
de Ballanche sur la mort successive comme une allégorie de la tâche de l’éditeur,
éditer le texte de l’autre, comme écrire ou donner à lire son propre texte,
consisterait à se donner « par morceaux », à subir la tristesse d’une mort virtuelle,
toujours encore à venir, et le tourment de l’inachèvement.
Notes
1. Je résume ici l’analyse de Maurice Blanchot, aux pages 201 et suivantes de L’Entretien infini,
Gallimard, 1969.
2. Voir le collectif très dérangeant The Future of the Book, Edited by Geoffrey Nunberg,
University of California Press, Berkeley, Los Angeles, 1996, dans lequel certains des auteurs les
plus radicaux suggèrent, en se soutenant d’arguments difficiles à contrer, que le livre comme
objet matériel pourrait bien ne pas avoir d’avenir du tout.
3. Ire aux Corinthiens, XV, 54. Voir aussi, sur la question de la littérature comme sacrifice, notre
préface.
4. Mémoires d’outre-tombe, Édition Jean-Claude Berchet, Classiques Garnier, Bordas, t. I, p. 65.
(Les références à cette œuvre renverront désormais aux deux premiers tomes de cette édition, et
seront données entre parenthèses après chaque citation). Voir aussi, sur l’économie du sacrifice
en Occident, Jean-Luc Nancy, « The Unsacrificeable », dans Yale French Studies 19, Literature
and the Ethical Question, édition Claire Nouvet, 1991, pp. 20-38.
5. La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 246. Blanchot souligne.
6. Je dois ce jeu de mots très suggestif à Jacques Derrida, dans Jacques Derrida, par Geoffrey
Bennington et Jacques Derrida, Seuil, 1991, p. 28.
7. Levinas écrit, commentant le régime de la mort dans l’œuvre de Blanchot : « [l]a mort, ce n’est
pas la fin, c’est le n’en pas finir de finir ». (Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975, p. 16).
8. Sur cette question de la préface comme promesse intenable de clôture et de totalisation archéo-
téléologique, particulièrement dans la Logique de Hegel, voir Jacques Derrida, La Dissémination,
Seuil. 1972, « Hors livre Préfaces », p. 37.
9. Mémoires d’outre-tombe, Édition du Centenaire intégrale et critique en partie inédite, établie
par Maurice Levaillant, Flammarion, 1982, p. 90.
10. Il faudrait relire de près l’Introduction de l’édition Levaillant, pour en suivre toutes les
déterminations théologiques, téléologiques et idéologiques, et montrer combien elle aura
conditionné, pour le meilleur et pour le pire, la réception que nous avons aujourd’hui des
Mémoires d’outre-tombe. Voir chap. IV, sur l’histoire du mot « propagande ».
11. Voir Phèdre, et le commentaire de Derrida, « La Pharmacie de Platon », La Dissémination, op.
cit.
12. Maurice Blanchot. Le Livre à venir, Gallimard, 1959, p. 63.
13. Art poétique, Chant I, v. 172.
14. Sur la question du don, voir le collectif L’Éthique du don, Jacques Derrida et la pensée du
don, Colloque de Royaumont, décembre 1990, Essais réunis par Jean-Michel Rabaté et Michael
Wetzel, Métailié-Transition, 1992.
15. Voir chap. III.
16. Pierre-Simon Ballanche, Palingénésie sociale, t. IV – 1re Partie. Paris, Au Bureau de
l’Encyclopédie des connaissances utiles, 1833, p. 134.
17. J’emprunte ce terme du vieux français à Derrida, « Demeure/Fiction et témoignage », dans
Passions de la littérature Avec Jacques Derrida, sous la direction de Michel Lisse, Galilée, 1996,
p. 13 et suivantes.
18. Parler de rapport sans rapport, c’est reconnaître que ce travail s’écrit entre autres dans les
marges de l’œuvre de Maurice Blanchot.
19. Voir notre chapitre I.
20. Voir chap. IV.
21. Maurice Levaillant, Chateaubriand Madame Récamier et les Mémoires d’Outre-Tombe
(1830-1850). Paris, « Librairie Delagrave », 1947, p. 344. Il s’agit d’une lettre du
23 juin 1837 adressée à Madame d’Hautefeuille.
22. Je réélabore ici la démonstration du chapitre IV, reprenant l’économie de publication des
Mémoires pour en examiner les conséquences éthiques et ontologiques.
23. Cité par Michael Riffaterre, « De la structure au code : Chateaubriand et le monument
imaginaire », dans La Production du texte, Seuil, 1979, p. 146.
24. Op. cit., p. 147.
25. Cité par Levaillant, op. cit., p. 362.
26. Op. cit., p. 361.
27. Mémoires d’Outre-Tombe, Nouvelle édition, avec une Introduction, des Notes et des
Appendices par Edmond Biré, t. I. Paris, Librairie Garnier Frères. Introduction, p. 15.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Remerciements
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Remerciements
p. 175
Texte intégral
1 Le catalogue est don-juanesque des amis, parents et collègues à remercier. Il
excède, on s’en doute, toute tentative de reconnaissance officielle. Je veux dire que
la reconnaissance de dette ne pourra jamais rendre justice à ceux qui, inconnus,
ont affecté ce travail, sans que l’auteur les puisse reconnaître, livres des morts, des
vivants et des survivants, livres à venir, auteurs sans livre et écrivains sans écrit.
2 Je tiens donc à témoigner ma gratitude envers Philippe Bonnefis et Patrick Wald-
Lasowski pour la confiance intarissable qu’ils ont eue dans mon travail, leur
persistance quasi héroïque à m’encourager à le livrer au public.
3 Que soient aussi remerciés Jean-François Lyotard, qui en est l’un des
destinataires posthumes, et Claire Nouvet, vivante semble-t-il, dont les
encouragements et l’investissement m’auront été inestimables.
4 Je tiens en outre à saluer le soutien moral, intellectuel et matériel de Jean-Claude
Berchet et Philippe Berthier, à Paris ; Mylène Watkins, John Wallhausser,
Margarita Graetzer, le doyen Larry Blair et le vice-président Steve Boyce à Berea
College ; Dalia Judovitz et Cathy Caruth à Emory University ; Pierre Malandain à
Lille III ; Dolorès Lyotard à l’Université du Littoral et au Collège International de
Philosophie ; Suzanne Pucci et John Erickson à l’Université du Kentucky ; Denis
Hollier à New York University ; Claude Reichler à l’Université de Lausanne.
5 Last but not least, et pour des raisons plus privées, ce travail est également dédié à
Elissa Marder, Peter Janssens, Edith Aubin, Jonathan Littell, Annick Bonnefts,
Sarah Chaouat, Monica Kelley, Stanley Kelley.
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.
CATALOGUE Tout
ACCUEIL DES 12340 ÉDITEURS AUTEURS OPENEDITION SEARCH OpenEdition
LIVRES
OpenEdition Books Presses universitaires du Septentrion Objet Je meurs par morceaux. Chateaubriand Références des publications
Presses
universitaires
du
Septentrion
Je meurs par morceaux. Chateaubriand | Bruno Chaouat
Références des
publications
p. 177
Texte intégral
1. « L’immémorialiste » a paru, sous une forme abrégée, dans les actes du colloque
« La nuit », Rencontres du Littoral, mai 1997, Revue des Sciences Humaines, I
numéro 248, p. 67-87, sous le titre de « Nuit blanche ou les tronçons du temps ».
2. « D’outre-mémoire : une lecture vague de René », paraîtra dans un prochain
numéro de la Revue des Sciences Humaines rassemblant les actes du colloque
« Usages de l’oubli », tenu à Lille en novembre 1997.
3. « Comment on maquille l’histoire » a paru dans Revue des Sciences Humaines,
« Chateaubriand inconnu », I numéro 247, 1997, p. 133- 151.
4. « L’ignoble publication des Mémoires d’outre-tombe » a paru sous une forme
abrégée et sous le titre de « Restaurer les Mémoires d’outre-tombe : une fiction
éditoriale », dans la revue Romantisme, 1996, 91, p. 99-110.
5. « Death in progress : le pas de (la) mort » a fait l’objet d’une communication au
colloque « Chateaubriand mémorialiste », qui s’est tenu à Paris (E.N.S et
Sorbonne) en juin 1998. Le titre original du texte était : « Death in progress :
donner à lire les Mémoires d’outre-tombe ». Les actes du colloque paraîtront
prochainement.
1 Je remercie
les membres des comités de rédaction des revues
qui ont accueilli les différents avatars de ces travaux
Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique
de caractères.