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Jacques Derrida
Chaque fois unique, la fin Paris, Galilée,
du monde 2004, 413 p.
présenté par P.-A. Brault
et M. Naas
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Kirby Dick et Amy Ziering
Kofman (réal.)
Derrida
} Jane Doe Films,
2002 (1 h 25)
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pas, cette vieille articulation entre la vie et l’œuvre, le texte et
l’ami, régimes théorique et bio-graphique, loin des impasses du
déterminisme causal comme des dialectiques bienveillantes de
la complémentarité, tout un rapport immémorial qu’il s’agit de
déplacer, de méconnaître, de recomposer. C’est une telle
démarche qu’invoque Derrida lorsqu’on lui soumet ce problème
aussi vieux que l’écriture, à plus forte raison concernant sa vie
et son œuvre, malgré les dénégations pudiques ou l’anti-
biographisme d’usage, et derrière les citations en abyme qui
semblent balayer la question, mais y réintroduisent en fait
la même énigme irrésolue – « que dire de la vie d’Aristote ?,
demandait Heidegger : Aristote est né, il a pensé, il est mort »,
rappelle souvent Derrida, tout en se gardant bien, par cette
référence enchâssée, de faire sienne pareille réponse.
À propos de Nietzsche, Otobiographies déjà, conférence de
1976, opposait à la séparation nette entre vie et œuvre des philo-
sophes (ou à leur seule confrontation psychologisante) la néces-
sité d’une « nouvelle problématique du biographique », donc
d’une nouvelle analyse « du nom propre et de la signature » : il
faut « [interroger] la dynamis de cette bordure entre “l’œuvre”
et la “vie” », cette bordure « ni active ni passive […] [qui] tra-
verse les deux corps, le corpus et le corps 2 ». Plutôt que de
tomber dans « l’immanentisme » d’une explication du texte
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pôles rigides d’une vieille dialectique, d’un dualisme sommaire
(vie/œuvre, écriture/amitié), un espace de négociation encore
largement inexploré.
C’est un tel espace que viennent parcourir chacune à leur
façon, dans la différence radicale qui les sépare, deux œuvres
récentes réinterrogeant sur de nouveaux frais le lien du bios
au graphein à partir, autour ou à propos de Jacques Derrida :
Chaque fois unique, la fin du monde, volume constitué d’abord
aux États-Unis par Pascale-Anne Brault et Michael Naas et
rassemblant tous les textes écrits (ou les interventions pronon-
cées) par Derrida à la mort d’un auteur ami (de Roland Barthes
en 1980 à Maurice Blanchot en 2003), et Derrida, film docu-
mentaire que lui consacrèrent en 2002 deux anciens étudiants
américains, Amy Ziering Kofman et Kirby Dick.
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mains de celui-ci occupées à beurrer son toast dans le son
familier des nouvelles à la radio – comme s’il y avait, entre la
forme du geste le plus anodin et la geste conceptuelle elle-
même, toute une correspondance secrète, improbable aussi, à
laquelle on n’accordera foi mais qu’on effleurera en passant,
pour que tout, de la veste au café, du bon mot entre amis à la
solitude d’une véranda, palpite de la même ironie. Des grandes
institutions aux détails du cercle intime, le film déploie ainsi
un continuum serré, réseau d’affects et de significations avec
ses nœuds et ses bifurcations, ce réseau même qui fait dire à
Derrida que, loin d’être assigné au seul domaine « bio-gra-
phique », l’ensemble formé par les colloques, les amis étran-
gers, les dialogues impromptus et les tendresses plus
anciennes est bien ce qui « produit » son œuvre.
La bordure, dès lors, est plutôt nervure, schéma réticu-
laire dont les branches imprévues, événements ou rencontres,
distribuent dans l’œuvre topiques et thématiques. Le chemine-
ment derridien, tournants et retours, résonances et nouveaux
départs, n’entretient pas un rapport périphérique (effets à la
marge des contextes de vie) mais proprement crucial, sinon
décisif, avec l’adoption américaine et ses amitiés de longue
date, le rituel des voyages et des arrachements contextuels, la
complicité antipodique, l’échange sous toutes ses formes (uni-
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d’infection et de traduction qu’elle alimente, et auxquelles elle
s’alimente, mériteraient un jour une étude exhaustive qui sau-
rait replacer la polyglossie (allemand des textes, anglais des
amitiés, grec des énigmes, italien ou espagnol des fidèles, etc.)
au cœur du travail du concept : « toutes ces questions sont
aussi de la traduction et du transfert » (p. 95), conclut Derrida
d’une parenthèse tandis qu’il traite du punctum et de la méto-
nymie chez Barthes – mais il pourrait en faire la devise de bien
de ses textes. Saut des langues, transfert des textes, réma-
nence des dialogues, échange de paroles au présent, et jus-
qu’aux cartographies de la gratitude et de ses chemins retors
(celle de Derrida pour chacun des disparus singulièrement,
celle qu’il exprime envers les deux éditeurs du volume jusqu’à
en faire les seuls véritables auteurs [p. 10], et celle que ceux-ci,
la déclarant « incalculable », ont à leur tour pour son œuvre
[p. 56]) – tout contribue à faire ainsi d’une circulation générali-
sée, moins l’effet que le principe de germination lui-même de la
pensée derridienne. Laquelle n’offrit pas par hasard pour hypo-
thèses inaugurales, de L’Écriture et la différence à De la gram-
matologie, celle d’une inscription qui serait antérieure à sa
lettre, celle du « gramme » comme déplacement d’une trace,
celle même d’une surabondance du signifiant qu’augmenterait
encore, comme ces tourbillons de branchages affolés roulant
dans le vent du désert, ce dont ses errances désordonnées sont
venues le charger, le lester, le tacher.
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réjouissante de ces cartes postales qu’il avait pris l’habitude
« un peu superstitieuse » d’envoyer à Blanchot depuis le village
d’Eze, comme pour illustrer cette « singulière gaîté » que
Derrida regrette qu’on sache si mal reconnaître chez Blanchot
(p. 332, 327). À l’image de ce dernier rite d’amitié, étendu en
amont jusqu’au « spectre de Nietzsche », que Blanchot avait dû
« croiser » en découvrant Eze, et en aval vers la complicité de
Jean-Luc Nancy, lequel co-signa l’une de ces cartes avec
Derrida une année qu’ils étaient ensemble à Eze (et dont
La Communauté désœuvrée, surtout, inspira à Blanchot
La Communauté inavouable), c’est sur un territoire intertextuel
protéiforme que se déploie pleinement l’amitié. Intertexte
labile, joueur, tentaculaire, qui aurait pour propre d’inclure
indifféremment (de ne plus séparer a priori) textes de et pour
l’autre, textes écrits et à venir, textes mineurs et majeurs,
textes intimes et publics, textes-sources et textes-effets, textes-
mondes et textes-livres – le long d’un continuum textuel qui
n’est pas sans rappeler cette sphère plus impersonnelle de la
« transdiscursivité » où Foucault voyait « s’écraser » les noms
propres devenus simple « principe de classement » (ici, de croi-
sement) 4. Chez Derrida, l’amitié a (son) lieu dans le texte, et
peut dès lors débuter avant même la rencontre physique, ainsi
qu’il le dit de ses premières lectures d’Edmond Jabès : « l’ami-
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et dans lequel je pourrais projeter mes pouvoirs les plus
propres 5 ».
D’une telle intrication de texte et d’amitié, ce rassemble-
ment d’hommages a le mérite d’offrir les exemples les plus
variés. C’est ainsi l’autre éclairage que propose Derrida du tra-
vail et de la personne de Louis Althusser si l’on sait, pour les
approcher, non plus citer seulement Marx et Montesquieu
mais « nommer aussi Pascal, par exemple, et Dostoïevski, et
Nietzsche – et Artaud » (p. 149). C’est la plongée vertigineuse
qu’il propose dans l’œuvre de Louis Marin à partir d’une
seule expression de lui, le « travail du deuil de l’absolu de la
“force” », une véritable chute dans l’intertexte marinien le long
de laquelle Derrida montre Marin citant d’Alberti un passage
où ce dernier « pense peut-être » à Aristote tel que l’évoque
Montaigne, auquel justement – plateforme d’amitié qui inter-
rompt enfin la chute – Derrida et Marin firent souvent allusion
au fil du séminaire qu’ils consacrèrent ensemble à l’amitié et
« l’expérience testamentaire » (p. 191-192). Au creux d’un tel
intertexte, les filiations intellectuelles sont elles-mêmes moins
transmissions ou genèses, familialisme mal-venu, qu’heu-
reuses bâtardises, successions intempestives, ou familiarités
en excès qui valent meurtre des pères : c’est ainsi que Derrida
peut réintroduire le dernier Louis Marin dans « cette filiation
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L’intertexte amical, à moins qu’on ne préfère parler d’ami-
texte, renvoie aussi au frottement, à l’entrecroisement, à l’en-
chevêtrement parfois, toujours à une chorégraphie commune
des textes des deux amis, que le travail de la citation fait ainsi
s’épouser à même la page : à l’image du complexe entrelacs
d’extraits de La Boétie et de phrases de Montaigne que celui-ci
tressa au fil de ses Essais en hommage posthume à celui-là
(jusqu’à mêler leurs deux textes comme deux corps imbriqués,
lovés, désindividués), Derrida cite souvent l’ami disparu par
paragraphes entiers, autant pour ne pas lui voler la parole
qu’avec la générosité d’une mosaïque commune, d’un être-
ensemble surgi du texte. Mais sans « incorporer » ni la citation
ni le cité, car la citation, comme le rappellent dans leur préface
les deux éditeurs du volume, doit bien, dans la logique de la
déconstruction, « agir en tant que point d’altérité infinie au
sein du texte » (p. 43).
Ni célébration formelle ni réflexe mimétique, le subtil
emboîtement des citations manifeste ainsi toute l’empathie du
survivant, pour le texte de l’autre aussi bien que pour l’autre
du texte – procédés textamicaux qui n’ont peut-être jamais été
plus finement ciselés qu’avec le texte inaugural d’hommage à
Barthes, où sont déjà présents tous les gestes, de symbiose et
de reprise, de déférence et d’intimité, déployés encore et encore
dans les quinze hommages suivants. Car ici les deux textes,
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Freud, mais non sans évoluer quelques pages plus loin, dans
la foulée de ce déplacement, vers l’esquisse d’une critique cette
fois d’Histoire de la sexualité, au nom de « l’idée [probléma-
tique] de problématisation » (p. 117-120).
Quoi qu’il en soit, ce continuum des textes leur permet de
former, avec les amis qu’ils relient et les autres expériences qu’ont
partagées ceux-ci, un ensemble insécable et sans contrainte,
une « communauté sans communauté », cette « communauté
désœuvrée » qu’a décrite toute une tradition moderniste
d’essais politiques sur l’amitié (Bataille, Blanchot, Nancy,
Agamben), et que Derrida tire plutôt ici, en partie dans la
lignée de Lévinas, du côté d’une communauté éthique, œuvre
sans œuvre des entrelacs amicaux, « communisme de l’écriture »
par la « guerre [faite aux] usages dominants de la langue 7 »,
loin des enthousiasmes du faire-ensemble ou des fusions du
romantisme amical. De fait, l’amitié qui porte ici Derrida, celle
aussi qui traverse son œuvre en tant que promesse d’une poli-
tique démocratique, est à la fois distance et secret, rencontre et
souci, pressentiment du deuil et partage du rire. Elle est ce
qu’il explore depuis longtemps, notamment dans Politiques de
l’amitié, comme un lien seulement possible, étranger à toute
racine, riche de ses distances, irréductible aussi aux sortilèges
du collectif. Elle doit même impérativement ne pas être cette
vieille amitié phallogocentrique conçue comme « fraternité »,
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biose : il faut « y mettre, y laisser plutôt, y respecter une dis-
tance infinie, cela même que ne sait pas faire l’amour », une dis-
tance qui permette le déploiement d’une altérité et prémunisse
contre tout arraisonnement, contre la captation du proche, car
« la proximité du prochain [est] ruse du propre et de l’appro-
priation 11 », comme le notait Derrida à l’appui de sa critique
d’une amitié christianisée.
Indéterminée, non naturalisée, liée aux « modalités du
peut-être », entrelardée de textes et d’affects, l’amitié dont
Derrida interrogeait les politiques possibles réunit dès lors les
conditions mêmes de la pensée. D’où le lien, direct et affirma-
tif, qu’il traçait entre les deux termes : « dans [cette] logique, il
n’y a de pensée, il n’y a d’être pensant, si du moins la pensée
doit être pensée de l’autre, que dans l’amitié, la pensée […] ne
va pas sans la philia 12 ». Et cette même instabilité de la ren-
contre, de « l’im-possible du possible », cette même générosité
non-chrétienne du désœuvrement, d’une mobilité sans produc-
tion, sont ce qui permet à Derrida d’associer fermement, non
seulement l’amitié et la pensée, mais aussi le livre et la vie, en
un « livre de vie », un « livre des vivants » (p. 225) qu’il a tou-
jours conçu comme forme provisoire, circulation du signifiant,
8. Ibid., p. 322.
9. Cité in ibid., p. 56.
10. Ibid., p. 81.
11. Ibid., p. 84-85.
12. Ibid., p. 252.
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embaumement qu’il dénonce sans trêve.
C’est d’ailleurs à sa méfiance envers cet ordre « naturel »
qu’on peut imputer, d’une part, l’intérêt de Derrida pour les
dispositifs ostentatoires, pour « le caractère totalement artificiel
[d’une] situation » qu’il ne faut surtout « pas naturaliser »,
comme il l’explique dans le film en désignant la caméra (pour
le bonheur des réalisateurs, décidés à exposer, interroger, der-
ridianiser tout le dispositif filmique), et, d’autre part, au fil du
livre, sa gêne répétée – gêne homonyme, gêne éponyme – face à
une communauté de génération que tout en ses hommages
devrait le pousser à revendiquer. Un âge et un moment histo-
rique communs fondent en effet chez lui une véritable éthique
de la contemporanéité, et d’Althuser à Barthes, on ne peut se
défaire de l’impression que ces différences débattues en une
langue commune, ces règles partagées à même le dissensus,
ces hommages eux-mêmes du survivant signalent la dernière
génération intellectuelle solidaire, avant la dispersion des
expertises, l’obsession des concurrences, le mythe neuf des
générations « manquées ». Pourtant, Derrida persiste à tenir à
distance, distance des guillemets ou d’une parenthèse vigi-
lante, l’évidence d’une génération commune, en l’écartant au
nom d’une seule amitié lorsqu’il dit de Deleuze qu’il reste
« celui dont je me suis toujours jugé le plus proche parmi tous
ceux de cette “génération” » (p. 236), ou en l’évacuant au profit
d’une rare modalisation quand il parle de leur appartenance,
Jean-François Lyotard et lui, à « ce qu’on croit identifier
comme une “génération” – dont je suis le dernier-né, le plus
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qui « [arrachera] le nom du corps » (p. 220) et fonde dès lors
toute nomination, la mort qui « nous arrive tout le temps, sur-
tout quand nous parlons, écrivons et publions », à plus forte
raison quand nous citons, la mort comme l’horizon même dont
découlent amour et amitié en tant que pressentiments de la
disparition de l’autre (ils « ne seraient [donc] que la passion,
l’endurance et la patience de ce travail [de deuil de l’autre] »), la
mort enfin au cœur d’une politique derridienne, dans la persis-
tance d’un rapport endeuillé, funèbre, spectral, hantologique 13
de Derrida au politique. La mort est la texture même, ou
l’absence de texture, dont est fait cet enchevêtrement de vie, de
texte et d’amitié. Elle est ce qui les fait tenir ensemble et ce qui
les sépare, liant d’une déliaison, figure pré-conceptuelle omni-
présente chez Derrida – moins topique lancinante que dans
l’écriture de Jabès, moins présence spectrale que chez
Blanchot, moins logiquement déterminante que dans la pensée
de Lévinas, mais plus intimement là peut-être que chez tous
trois, au sens d’une inséparation d’avec la vie, d’une identité
première avec chaque texte, avec le fait même que puisse exis-
ter quelque chose comme un texte. Sauf qu’à venir oblitérer
l’autre, texte et vie mêlés, et à offrir alors au survivant contrit
la tentation de le représenter, la mort pose ici un problème
éthique insoluble qui est celui de tout hommage posthume, et
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C’est à l’aune d’une telle aporie que ce volume d’hom-
mages prend toute sa force : sans jamais l’évacuer, la proférant
même jusqu’aux limites de la rhétorique, Derrida parvient à
trouver pour chacun de ses amis le lieu en eux, en son texte,
en leur texte aussi, d’une singularité irréductible, la forme ou
le ton qui leur conviennent en propre. C’est l’admirable jus-
tesse des notations les plus simples, comme de parler pour
Barthes d’une « clarté [qui] émanait toujours », d’une « tristesse
[…] souriante et lasse, […] si incrédule au fond, raffinée, culti-
vée », et d’une « certaine manière de se défaire de l’autorité »
(p. 60-61, 85) ; pour Louis Marin, d’une poétique du deuil qui
est aussi la force d’un renoncement à la force, et pour laquelle
Derrida dit avec une émotion plus intense qu’ailleurs toute sa
reconnaissance et son admiration ; ou, pour Althusser, d’un
homme multiple et secret, intotalisable (p. 148). Ces hom-
mages, bien sûr, sont encadrés par la langue propre, les souve-
nirs sélectifs, la perspective singulière de celui qui les émet,
tenté plus d’une fois par la réappropriation conceptuelle,
comme avec cette thématique si derridienne « de la hantise et
de la spectralité » à la lumière brouillée de laquelle il relit ici
aussi bien La Chambre claire de Barthes, résumant même
toute son œuvre à une « spectralité du Référent » (p. 86), que
l’ultime essai de Louis Marin (p. 190). Mais jamais l’autre ne se
trouve absorbé, substitué, désingularisé – exploré qu’il est plu-
tôt en sa vérité propre, malgré la récurrence un peu rhétorique
des mêmes formules pour dire « l’impensable absence du pen-
seur », la vitalité de sa pensée, la persistance en Derrida désor-
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renouvelées entre le devoir-dire et le demeurer-indicible qui
font finalement de la vieille figure de la prétérition le leitmotiv
même de ce livre. Car Derrida ne cesse d’y déclarer son refus
de parler après l’ami, son incapacité à l’évoquer, son désir de
silence, jusqu’aux lettres « nombreuses et belles » que lui
adressa Max Loreau et qu’il « n’ose pas citer » (p. 130), avant
qu’elles n’envahissent la page et n’en écartent bientôt son
propre texte. Il ne s’agit encore que de demi-prétéritions
lorsqu’il parvient à substituer à ce qu’il allait dire (après l’avoir
déclaré indicible) les détours d’un glissement de textes ou
d’une métonymie amicale – ainsi lorsqu’une évocation de
L’Amitié de Blanchot, celle en l’occurrence qui le lia à Georges
Bataille, renvoie à celle que lui-même avait nouée avec Barthes
(p. 89), ou quand l’impossibilité annoncée de donner un titre à
son texte sur Sarah Kofman (effectivement titré par des points
de suspension) donne lieu à divers essais de titre rejetés l’un
après l’autre (p. 211-213). Avec le geste prétéritif aussi bien
qu’avec l’aporie dûment dramatisée du silence et de l’hom-
mage, on rejoint aussi l’un des thèmes axiaux du travail de
Derrida, celui du secret, du reste, de la réserve, le secret
entendu comme l’inconnaissable qui n’est pas derrière (vieille
lune sémiologique d’une vérité cachée) mais à même le signi-
fiant. Un ami, comme il le dit de Lyotard, est celui-là même
que la proximité n’empêche pas de rester « à jamais inconnu et
infiniment secret » – Lyotard dont il révèle ici le vouvoiement
maintenu entre eux jusqu’à la fin « comme l’usage d’un code
secret qui n’était réservé qu’à nous deux » (p. 270, 273). Rien
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La Carte postale à Circonfession et au Monolinguisme de l’autre) :
d’un côté le travail de la langue – traversée littéraire des textes
théoriques, démence du symbolique à même la raison du phi-
losophe – et, de l’autre, l’omniprésence du corps. Inutile de
revenir sur le premier axe, connu autant qu’inépuisable, le
long duquel Derrida inquiète depuis le début le langage philo-
sophique, retourne jusqu’à les épuiser les expressions les plus
anodines, fait de l’illisible un enjeu crucial de pensée (depuis
Glas et même avant), noue des amitiés nourries de la « langue
de l’autre » et de ses surprises phonétiques (comme lorsqu’il
attribue à Max Loreau « les mots en int., les lettres i.n.t., […]
comme une signature, précisément parce qu’elles sont absentes
de son nom » [p. 129], ou quand il joue du mot anglais corpse
[cadavre] pour évoquer le corps et le corpus de Sarah Kofman),
et s’évertue sans cesse, plus généralement, à défamiliariser
chaque langue, à lui faire révéler son étrangeté propre – ce que
son amie Hélène Cixous nomme « son hypersensibilité à ce que
les mots français recèlent aussi bien folittéralement que philo-
sophoniquement 14 ». Quant au corps, il affleure dans chaque
phrase, relie là aussi texte et monde, et semble souffler à
l’auteur chacun de ses déplacements de sens. L’hommage à
l’ami disparu passe nécessairement par l’évocation de son
corps en sa singularité propre, le « si beau visage au grand
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interrogeant la voix comme source d’une longue illusion « pho-
nocentriste » ou bien comme la manifestation la plus précise
d’un autre (c’est le sens de l’otobiographie, qui consiste à
« écouter une vie », à se laisser « [prendre] par l’oreille »), en
débusquant chez Nietzsche toute une façon « [d’]apprendre à
vomir, [de] former ainsi son goût ou son dégoût, [de] savoir se
servir de sa bouche et de son palais, remuer la langue et les
lèvres 15 », ou encore en ouvrant son intervention sur l’impu-
deur autobiographique (à la décade de Cerisy qui lui fut consa-
crée en 1997, sur le thème de « l’animal autobiographique »)
par une description de l’étrange malséance (ou « animal-
séance ») qu’il y aurait à se trouver nu devant son chat – « le
sexe exposé, à poil devant un chat qui vous regarde, juste pour
voir 16 ». Ainsi, qu’il soit question du regard de son chat sur son
corps nu, des mains des philosophes, du déplacement pho-
nique d’un seul mot quand ce n’est pas de toute la tradition
métaphysique, du mot « Adieu » (à-Dieu) selon Lévinas ou d’un
gérondif à double tranchant chez Louis Marin, la rencontre
toujours imprévisible du corps, du texte, de la langue et de
l’ami conditionne en fin de compte le rythme propre de la pen-
sée derridienne. Celle-ci compose un ballet sans égal qu’orga-
nisent ses contretemps, elle est alternance fine, réglée par ses
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tivité des deux échelles. Vie, texte, amitié – questions de
rythme à chaque fois, le rythme propre du penser, celui qui
affole les savoirs dominants.
François CUSSET
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Pierre Bourdieu
par Pierre Bourdieu,
ou la question du double
Pierre Bourdieu
}
Paris, Raisons d’agir, coll.
Esquisse pour une auto- « Cours et travaux »,
analyse 2004, 142 p.
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En publiant sa Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même
en 1728, Vico rompait un tabou ancien de la rhétorique que
Dante avait exprimé ainsi : « il semble illicite de parler de soi-
même […] Les maîtres de rhétorique ne permettent pas que
quelqu’un parle de soi sans une cause nécessaire ; et l’on s’en
trouve détourné parce qu’on ne peut parler de soi-même sans
louer ou blâmer celui dont on parle ». Cette règle souffrait toute-
fois deux exceptions : « L’une, lorsque en se taisant, on ne peut
éloigner de soi une grande infamie ou un danger […] L’autre rai-
son, c’est quand, parlant de soi-même, il en résulte un grand
profit doctrinal pour autrui 1 ». L’Esquisse pour une auto-analyse
de Pierre Bourdieu, parue deux ans après sa mort, répond
sciemment à ces deux exigences. Sans qu’il s’agisse de sa visée
première, l’ouvrage peut être lu comme une réponse nécessaire,
quoique oblique, aux critiques dont le sociologue a fait l’objet 2.
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paradigme déjà cristallisé. Mise en abyme et, indistinctement,
mise à l’épreuve, en posant plus distinctement qu’ailleurs ce
problème du double ou plutôt des doubles, elle apparaît comme
une pierre de touche de l’édifice scientifique du sociologue.
778 CRITIQUE
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À un niveau épistémologique, il s’agit « d’objectiver le sujet de
l’objectivation », d’interroger, par un mouvement de réflexivité
qui n’est pas relativisme, la construction du point de vue du
sujet même de la connaissance et les conditions sociales de
cette dernière. L’auto-analyse ne conduit pas pour autant à
abandonner les prétentions de généralisation d’une anthropolo-
gie entendue au sens le plus large. Elle représente la contrepar-
tie nécessaire de ce que Bourdieu a fini par appeler « l’objectiva-
tion participante », le rapport spécifique au monde requis selon
lui par la science sociale, rapport qui passe précisément par un
dédoublement de la conscience 6. Cette complémentarité épisté-
mologique de la réflexion et de l’auto-réflexion est une consé-
quence du dualisme philosophique de Bourdieu qui l’a conduit,
dès ses premiers travaux, à poser le caractère irréconciliable du
savoir théorique et du savoir pratique. L’Esquisse pour une
auto-analyse – reprenant partiellement le titre du livre-mani-
feste de 1972 : L’Esquisse d’une théorie de la pratique – rap-
pelle que la critique de l’intellectualisme est la racine de l’œuvre
du sociologue, sa radicalité propre. La scotomisation nécessaire
à l’activité théorique, qui ne peut cependant se dire que dans
l’activité théorique, représente d’ailleurs la tragédie personnelle
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rimente d’abord comme une rupture avec l’expérience pre-
mière, c’est-à-dire enfantine, du monde social soumis à une
restitution de type objectiviste. Mais avec cette dernière s’im-
pose aussitôt l’analyse de l’analyste lui-même, car l’expérience
du retour se révèle être l’enjeu d’une lutte jamais assurée avec
soi pour maîtriser et dépasser un sentiment inéluctable de
deuil 7. Cette première auto-analyse est donc à la fois la source
du projet intellectuel du sociologue et la condition d’un retour
de second degré à son expérience première, à la logique pra-
tique et subjective des amis perdus, en complément du point de
vue de surplomb, maîtrisé et conscient, théorique en somme,
sur leurs pratiques.
780 CRITIQUE
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mique, de cette bourgeoisie ; entre la culture philosophique et
la culture scientifique, etc. On n’en finirait pas d’égrener ces
couples d’opposition binaires au milieu desquels, suivant le
contexte de l’analyse, Pierre Bourdieu se présente comme écar-
telé et double, condamné à des positions boiteuses ou de
« porte-à-faux » – auxquelles fait défaut l’aplomb, au double
sens du terme. Les contradictions entre deux ensembles de
dispositions provenant de milieux sociaux éloignés portent le
sujet à choisir les positions relativement dominées dans les
espaces sociaux qu’il traverse tout en y prenant l’ascendant ; à
combiner la « modestie » et la « hauteur » (p. 129-130) ; à res-
sentir « la dette et la déception » à l’égard du système scolaire,
cette « Alma mater ambiguë », puis à l’égard de toute institution
de consécration ; à se placer à la fois du côté de l’obéissance et
de la révolte.
La structure narrative générale est régressive, comme
dans une cure psychanalytique, puisque le récit de l’enfance et
de l’adolescence constitue le terme de l’auto-analyse plutôt que
son commencement, comme il est coutume dans les (auto) bio-
graphies. L’exposition des séparations successives et des
humiliations surmontées qu’a connues l’auteur reconduit tout
au long de la vie le schéma dramatique classique de la crise et
de la conversion qui, répété ainsi, donne de Bourdieu l’image
d’un homme simultanément en révolution permanente et fidèle
à lui-même. Ce récit est ici détourné de sa visée classique
puisque l’auteur ne connaît pas une unité plus grande à la fin
de sa vie qu’au début. Il n’est pas devenu plus sage avec le
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sible. Aussi s’appuie-t-elle sur une ascèse de l’anamnèse ; y
sont sélectionnés les traits jugés les plus pertinents pour la
reconstruction sociologique du sujet. Elle n’exclut pas les
refoulements, elle n’empêche pas les omissions.
Sur la vie intellectuelle du sociologue, pas de révélations :
l’ouvrage se présente comme un développement des dernières
séances du dernier cours au Collège de France, publié en 2001 9.
Pierre Bourdieu est, depuis les années soixante, un des obser-
vateurs les plus intransigeants du milieu philosophique.
L’Esquisse reprend les critiques développées depuis lors et
théorisées dans les Méditations pascaliennes (1997) sur le
« point de vue scolastique », à quoi s’ajoutent des notations
brèves sur l’esprit de corps de la corporation philosophique,
sur l’exaltation du moi régnant dans ce que Jean-Louis Fabiani
a appelé la « discipline du couronnement », sur « l’utopisme
irresponsable et la radicalité irréaliste » (p. 21) que produit
l’enfermement à l’étude, tel que le jeune Bourdieu le rencontre,
rue d’Ulm, au début des années cinquante, et tel qu’on le
retrouve aujourd’hui sur les campus américains. C’est, comme
782 CRITIQUE
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est cependant tout aussi impitoyable pour les sciences sociales
de son époque qu’il l’est pour la philosophie. Dans ce domaine,
de belles pages sont consacrées à Aron (p. 47-50) et Lévi-
Strauss (p. 59-63) qui furent, de près ou de loin, des initia-
teurs et des intercesseurs. Reste que pour le jeune Bourdieu,
qui fut son assistant en Sorbonne, Raymond Aron partage
l’ethos de son adversaire intellectuel supposé, Jean-Paul
Sartre. Lévi-Strauss défendrait, quant à lui, avec un structura-
lisme trop objectiviste, un certain naturalisme anhistorique qui
n’est que le transfert d’une attitude d’esthète vis-à-vis du
monde social. Bourdieu n’est donc nulle part à son aise, ni en
philosophie, ni dans les sciences sociales.
N’étaient le désaccord de ses dispositions avec les
contraintes des champs qu’il investit et, plus encore, la capa-
cité de faire quelque chose de ce désaccord, de le dépasser, de
convertir à chaque crise « un handicap en capital » (p. 86),
n’était aussi une disposition de jeunesse à inventer sa position
par delà les oppositions structurantes de chaque milieu et de
plusieurs milieux entre eux, Bourdieu n’aurait donc pas connu
la productivité scientifique qui fut la sienne et rencontré de
reconnaissance savante et publique 10. La capacité à innover et
à changer une partie des règles du jeu social est ainsi analysée
dans l’Esquisse comme le résultat de la rencontre pourtant
presque impossible entre un champ et un habitus, entre un
espace des possibles et une puissance qui ne trouve pas à
s’actualiser en lui. C’est ce face-à-face hésitant et pourtant
continu qui détermine le projet créateur du sociologue, mais
aussi ses affects vis-à-vis de ses pères comme de ses pairs. Il
serait stupide sous ce rapport de vouloir épurer dans le dis-
cours de l’auteur l’ordre des raisons de l’ordre des sentiments
et de lui reprocher tantôt de trop donner au premier, tantôt de
trop céder au second. Toute l’Esquisse peut être lue comme
une démonstration en acte de ce que les passions et les ratio-
nalisations, au double sens, freudien et scientifique, de ce
terme, communiquent et s’interpénètrent. Il faut donc savoir
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rire des caractérisations de tel ou tel contemporain et des opi-
nions exprimées sans ambages à son sujet : elles sont indiscer-
nablement des expressions des dispositions de l’auteur et des
effets des règles du champ intellectuel sur les relations qu’il
entretient avec ses protagonistes.
784 CRITIQUE
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presque toujours contre Pierre Bourdieu, sa sociologie du moi
et, par là, du sujet ou encore de l’action. On a même vu récem-
ment annoncée la reprise du programme maussien d’une
« sociologie psychologique ». Vue d’un autre pays, une telle
situation ferait sourire : elle reflète peut-être mieux la querelle
des egos au sein du champ sociologique français et l’atomisa-
tion de celui-ci, que la créativité réelle de ses protagonistes. La
tendance à cette concentration de la sociologie nationale
autour de l’individuel prolonge cependant, avec plusieurs
années de décalage, le mouvement vers la micro-histoire
accompli depuis l’histoire structurale des Annales. Elle
s’appuie en outre sur un retour de la méthode biographique
dans les sciences sociales, en partie inspiré à partir des années
quatre-vingt par la relecture des premiers travaux de l’École de
Chicago à laquelle Bourdieu, à sa manière et non sans para-
doxes, avait aussi contribué avec La Misère du monde (1993).
Dans une telle conjoncture, le dernier livre du sociologue
vient desserrer la théorie de l’habitus. Loin, par exemple, de
poser la transférabilité automatique des dispositions indivi-
duelles héritées d’une situation à une autre, l’auteur organise
au fil de son auto-analyse la confrontation de son propre habi-
tus avec une pluralité de contextes sociaux. Si le champ intel-
lectuel est le terrain privilégié de l’étude, celle-ci n’en laisse pas
moins la place à d’autres échelles d’analyse, l’école, l’École nor-
male, la famille, le collectif de recherche, etc. Loin d’être un
principe unitaire d’action et de permanence, l’habitus de Pierre
Bourdieu témoigne au contraire du poids que peut avoir le
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début des années cinquante, a pesé sur chacun des moments
de mon existence […] » (p. 93). Les plus rationalistes des lec-
teurs s’étonneront du recours à une anecdote intime et mysté-
rieuse. Mais les traumatismes vécus par l’auteur ne sont
convoqués que parce qu’ils peuvent être saisis par son système
de dispositions antérieur : tout se passe en effet comme si
l’arrachement initial au milieu familial avait été redoublé par
cet événement à peine esquissé qui conduisit à la « désolation
intime du deuil solitaire » (ibid.). De même l’engagement total
dans la recherche sur le terrain algérien est expliqué par « la
tristesse et l’anxiété extrêmes » (p. 65), comme par le sentiment
d’être un « témoin indigne et démuni » (p. 66). Car le revers de
la nostalgie du monde familial est aussi la culpabilité sociale
attachée à la réussite scolaire et à la trajectoire de mobilité
ascendante, « un privilège impliquant en retour un devoir »
(p. 93). Ce sentiment de culpabilité, inscrit dans la destinée
sociale de Bourdieu, culmine lors de la leçon inaugurale au
Collège de France qui a lieu quelques jours seulement après la
mort accidentelle du père et place le sociologue une nouvelle
fois face à son ambivalence radicale et à un deuil supplémen-
taire qui peut sembler récapituler ceux qui l’ont précédé
(p. 137-139).
L’évocation de ces épisodes personnels ne fait cependant
jamais glisser l’ouvrage du côté de l’autobiographie. On peut
même être sûr que certains se plaindront de la pudeur de
l’Esquisse ou du trop peu de rôle qu’y jouent les affects exté-
rieurs aux mondes intellectuels. Mais envisagé à la lumière
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786 CRITIQUE
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tions de condensation, compensation, sublimation, déni, etc.
– nécessaire à la constitution d’une position nouvelle et recon-
naissable dans le monde social. Elle démontre ainsi que la pro-
pension à la pluralité ou à l’unité de soi est liée à un travail
réflexif dont l’accès n’est pas égal pour tous, puisqu’il dépend,
aussi objectivement que les autres attitudes individuelles, de
variables à la fois positionnelles et dispositionnelles. Dans les
débats présents autour de la sociologie de l’individuel, on n’a pas
assez tenu compte de ces ressources qui rendent possibles et
accessibles la réflexivité et la plasticité. En se concentrant ainsi
implicitement sur la question du sujet, l’ouvrage posthume de
Bourdieu invite aussi à approfondir l’articulation entre sociologie
et psychanalyse 11. Le sociologue note en effet l’affinité historique
et structurale qui existe entre les deux disciplines, même si la
psychanalyse lui semble bénéficier d’un plus fort capital symbo-
lique et céder, avec Lacan notamment, à une représentation trop
spiritualiste du sujet (p. 29-30). Mais il ne fait aucun doute que le
recours au lexique freudien n’a cessé de prendre du poids, les
années aidant, dans l’œuvre de Bourdieu. Il faudrait d’ailleurs
rechercher plus systématiquement ce que le concept d’« habitus
clivé », véritable moteur de l’ouvrage 12, a en commun ou pas
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nière en réduisant les individus à de simples agents « por-
teurs » des structures sociales, inaptes à toute innovation
comportementale. On lui a opposé des représentations souples
et multiples de l’individualité, celles d’une identité ou de
régimes d’action pluriels. Sans toujours s’en apercevoir, celles-
ci ont servi et servent encore à naturaliser le « nouvel esprit du
capitalisme » qui prend aujourd’hui appui sur une vision
enchantée de la démultiplication de soi, de la mobilité sociale
et de la flexibilité.
Lorsqu’il n’est pas seulement question d’affrontements
entre des conceptions normatives de l’individu, c’est en réalité
la visée de la sociologie, sa place entre théorie et pratique, qui
est aussi en jeu dans ce débat. Pour Bourdieu, la sociologie est
inutile si elle n’est qu’une pensée théorique comme les autres
qui croit magiquement en ses pouvoirs de transformation, si
elle ne se situe pas dans l’intervalle entre la pensée et l’action.
Il ne sert donc à rien que la sociologie dise la liberté du sujet ;
il faut au contraire qu’elle dise les conditions de possibilité
d’une telle libération. On pourra donc aussi lire l’Esquisse
comme l’histoire d’une libération personnelle doublée d’une
analyse des conditions de possibilité d’une innovation secto-
rielle – dans les sciences humaines – et, par là, comme une
étude de cas des conditions objectives et subjectives du chan-
gement social.
776/790 17/09/04 10:19 Page 788
788 CRITIQUE
Doubles multiples
Dans ce contexte théorique, le thème du dédoublement de
la personnalité, du clivage, du « porte-à-faux », n’est pas,
comme on a pu l’écrire, un correctif opportun apporté à la
théorie de l’habitus. Il constitue au contraire un problème
récurrent dans l’œuvre de Pierre Bourdieu, d’autant que
l’Esquisse démontre qu’il en est aussi le moteur inconscient.
Témoignent de cette permanence les premières enquêtes,
conduites avec Abdelmalek Sayad, sur le travail de dédouble-
ment de soi nécessaire aux déracinés algériens qui, sous la
contrainte coloniale, quittent le monde rural pour former le
prolétariat industriel 13, comme les portraits sociologiques plus
récents de « nomothètes », Heidegger, Baudelaire, Manet ou
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Bourdieu lui-même, capables de provoquer ce que Kuhn aurait
appelé des ruptures de paradigme. On peut formuler ainsi le
problème qui rassemble ces travaux : dans quelles situations
et pour quels individus les positions entre-deux-mondes et
l’ambivalence des attachements qui en découle peuvent-elles
être des leviers de transformation sociale, voire des sources de
bouleversement ? La portée de ce problème est en réalité très
générale. Celui-ci intervient pour l’étude d’un ensemble de faits
sociaux où des individus sont placés, comme le fut Bourdieu,
dans des positions limitrophes, entre deux champs, entre
deux groupes, entre deux conjonctures : migrations, positions
d’investissements multiples, crises sociales, reclassements et
déclassements, formes diverses de la mobilité sociale intra- ou
inter-générationnelles, figures de la médiation, du travailleur
social au « médiateur culturel », etc.
À y regarder de près, ce problème du double, tel que Pierre
Bourdieu le pose entre les lignes, est lui-même immédiatement
démultiplié. « Il faudrait expliciter, écrivait-il en effet dans une
note programmatique, les propriétés générales de ces positions
limitrophes, telles que les doubles jeux qu’elles autorisent et les
doubles profits qu’elles assurent, mais aussi la double vulnéra-
bilité, le dédoublement ou l’incertitude objective et subjective
sur l’identité personnelle qu’elles imposent à leurs occupants 14 ».
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tique. L’étude des positions duales s’accompagne en effet sou-
vent d’une dénonciation de leur duplicité ou, au contraire,
d’une exaltation de leur caractère subversif. Chez Bourdieu
lui-même, l’homme du porte-à-faux et l’homme du double jeu
ne sont pas traités de manière équivalente. Bien entendu, c’est
aussi parce que ces types-idéaux traduisent en réalité des
positions et des trajets distincts : le clivage est une disposition
passée, le double jeu une stratégie présente ; le premier passe
par une souffrance et une frustration qui sont sans doute la
source même d’une rébellion potentielle, tandis que l’investis-
sement double serait par essence moralement ambigu et pas
seulement objectivement ambivalent, même s’il conduit aussi à
des gestes « anti-institutionnels »… Rien ne démontre mieux
l’ambiguïté de Pierre Bourdieu face aux formes diverses de
dualités, que son traitement, dans l’Esquisse comme dans des
travaux plus anciens, des philosophes subversifs de sa généra-
tion : Deleuze, Foucault, Lyotard et Derrida. Ces derniers sont
accusés, comme Duchamp dans un autre contexte, de prati-
quer le « double jeu » et de cumuler ainsi les profits de l’acadé-
misme et ceux de la subversion.
C’est peut-être à partir de la comparaison qu’il fait de sa
trajectoire de vie avec celle de Michel Foucault (p. 102-107)
qu’apparaîtra le mieux la nécessité d’affiner la problématique
790 CRITIQUE
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sente-t-elle pas ainsi comme un instrument d’auto-transforma-
tion, de lutte contre le narcissisme et de « désubjectivation »,
comme dit Foucault à la fin de sa vie, pouvant ouvrir, pour
ceux qui la pratiquent, une voie de résistance aux « assujettis-
sements » ?
Vu sous cet angle du « dernier » Foucault, la pratique de
l’auto-analyse et le programme « bourdieusien » d’« objectiva-
tion participante » permettent peut-être d’envisager le redé-
ploiement de la sociologie critique en deux volets complémen-
taires : une sociologie clinique, d’un côté, dont l’auto-analyse
et la socio-analyse accompagnée seraient des aspects essen-
tiels, et une sociologie expérimentale, de l’autre, qui prenne
part, sans naïvetés et en connaissance de cause, à la transfor-
mation du monde social. Là réside sans nul doute le « profit
doctrinal » qui justifie l’écriture testamentaire de cette vie de
Pierre Bourdieu, écrite par lui-même.
Laurent JEANPIERRE
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La Règle du jeu :
fin de partie ?
Michel Leiris
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Paris, Gallimard, coll.
La Règle du jeu « Bibliothèque de la Pléiade »,
éd. D. Hollier 2003, 1872 p.
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Ce qui se joue, dans la publication en un volume dans la
Bibliothèque de la Pléiade de l’autobiographie que Michel Leiris
rédigea entre 1940 et 1976, c’est d’abord la promotion d’un
titre : La Règle du jeu. Pour la première fois, voilà l’expression
promue au rang, non plus seulement de « surtitre » (comme
c’était le cas dans la collection blanche puis dans la collection
« L’Imaginaire » de Gallimard, où les titres des volumes Biffures,
Fourbis, etc. étaient surmontés de la mention « La règle du
jeu »), non plus seulement de sous-titre (comme en quatrième
de couverture de la collection « L’Imaginaire », où on lisait :
« BIFFURES/La règle du jeu, I »), mais bien au rang de titre,
presque d’enseigne : sur la tranche du volume, sur le coffret
cartonné qui l’enserre, et en bien nommée page de titre. Deux
pages plus loin, on trouve un sommaire : « Ce volume contient
[…] BIFFURES, FOURBIS, FIBRILLES, FRÊLE BRUIT. » Denis Hollier, édi-
teur patient et commentateur qui, tout au long des notes et
notices, témoigne d’une compréhension très fine du projet de
Leiris, ne l’ignore pas et le signale : « Ce volume réunit pour la
première fois sous une même couverture, emboîtés dans un
même coffret, les quatre tomes que Leiris a fait paraître suc-
cessivement sous le titre La Règle du jeu. » (p. CIII)
Rien là après tout de particulièrement remarquable ; on a
recueilli de la même façon les écrits en vers de Rimbaud sous
le titre Poésies et ceux d’innombrables écrivains sous le titre
Œuvres. Les morts rejoignent les morts, et les livres les biblio-
thèques ; c’est dans l’ordre des choses. Pourtant, le cas n’est
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hume. D’un strict point de vue éditorial, on est plus près du
cas de la Recherche du temps perdu, que Proust dut bien vite
renoncer à présenter en un unique volume, de sorte qu’il fallut
se résoudre, dès la publication de Du côté de chez Swann en
1913, à l’imposition d’un surtitre, « disposition qui, explique
Gérard Genette, favorisait évidemment la perception du titre
partiel au détriment du titre général ». Même si les éditions
suivantes du texte corrigeront le tir « par une forte augmenta-
tion de corps du titre général », il reste que les deux lectures
resteront longtemps possibles, l’œuvre de Proust pouvant être
reçue « comme une série d’œuvres autonomes ou comme un
ensemble unitaire à titre unique 1 » en plusieurs volumes. Le
cas est exemplaire, et on peut à propos de l’autobiographie de
Leiris faire un constat semblable : en offrant d’un seul tenant
ce qui se donnait jusqu’alors en quatre tomes, l’édition de
La Règle du jeu dans la Bibliothèque de la Pléiade constitue,
nolens volens, un point de bascule dans l’histoire de l’œuvre
– reste à comprendre quelle perception nouvelle elle inaugure.
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sans fin… » (Fibrilles). Quête vaine, donc, que celle de cette
règle du jeu où poétique et éthique se seraient trouvées « imbri-
quées l’une dans l’autre et capables, sans divergences, de [le]
guider en tout domaine » (p. 759), non pas, d’abord, parce
qu’une telle règle n’existe pas, mais parce que, saisie, elle se
pétrifie, rejoint les choses et devient, au mieux, un élément
supplémentaire d’un jeu dont on s’aperçoit par là même que,
dès le début, il obéissait à une autre règle :
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constances (« la corne authentique de la guerre ») que la
« duplicité » inhérente à un tel projet invitent Leiris à reconsi-
dérer cette image dont la pertinence est quelque peu remise en
cause dans l’essai De la littérature considérée comme une tauro-
machie (1946). Et à partir de Biffures, si la question demeure,
le traitement a changé ; même lorsqu’il observe une effectivité
ponctuelle de l’ouvrage, effectivité qui tient d’abord à sa diffu-
sion, Leiris n’envisage plus celle-ci comme une secousse vitale,
comme une « corne de taureau » qui réconcilierait, pour de
bon, la littérature et la vie ; au contraire, il s’agit alors de dissi-
per les malentendus, non seulement vis-à-vis du public, mais
bien plus vis-à-vis de lui-même, de comprendre ce que pouvait
effectivement avoir de vicié, dans son principe, sa recherche
initiale et, de là, remettre sur le métier son ouvrage. C’est toute
la différence entre L’Âge d’homme et La Règle du jeu 2 : « le livre
initialement soumis à la vie, se l’est maintenant soumise »
(p. XV). Jusqu’à Frêle bruit et au-delà, Leiris ne cessera de
retrouver un dilemme dont la première expression date, en fait,
de L’Afrique fantôme :
M’ennuyant, je cherche à me distraire en écrivant ce journal, qui
devient mon principal passe-temps. C’est presque comme si j’avais
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pour fin ce dont je prétendais n’user que comme d’un moyen et, au
lieu d’écrire ma vie pour savoir la vivre mieux, faire comme si ma
vie telle que je l’ai vécue avait tendu essentiellement à être écrite et
comme si toute merveille qui a pu l’éclairer avait eu pour principal
effet le récit que j’en ai donné (p. 1040-1041).
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tentialiste ; ni genre littéraire, ni mode énonciatif, l’autobiogra-
phie est d’abord une « posture existentielle », fondée sur « le
mouvement propre d’une écriture qui n’avance qu’en se démar-
quant des traces qu’elle vient de déposer » :
(p. 269). Après avoir signalé que les quatre tomes sont « emboî-
tés dans un même coffret », Denis Hollier ajoute – mais discrè-
tement et sans vouloir, semble-t-il, trop insister – : « De 1940 à
1976, ce projet a entretenu et, dans la mesure du possible,
répondu au désir presque d’alchimiste qui a hanté Leiris d’une
sorte de pierre philosophale qui lui permettrait de s’objectiver
en une totalité préhensible, maniable, portable » (p. CIII). Et
face à ce « volume portant le numéro quatre cent quatre-vingt-
dix-neuf de la Bibliothèque de la Pléiade », on ne peut s’empê-
cher de penser qu’il y a là plus qu’un recueil, que, d’une cer-
taine façon, le projet s’est objectivé, et que le volume in-12° à
tranche dorée donne corps à cette totalité devenue effective-
ment « préhensible, maniable, portable ». Ceci donc est La
Règle du jeu, mais aussi bien ceci est la règle du jeu.
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Encore une fois, cette conversion de la règle en objet
n’offrirait pas d’intérêt particulier si, précisément, elle n’était
au cœur de l’entreprise de Leiris, « autobiographie dialectique »
selon la formule de Michel Butor, où sans cesse la performance
se convertit en énoncé, l’échec en succès et le succès en
échec ; le livre qui, dans ce jeu que se livrent « éthique » et
« esthétique », se voulait totalisation (à la fois partenaire et
énoncé de la règle) est toujours débordé par la vie, ce qui exige
un autre livre. Cette nouvelle édition est, à coup sûr, un événe-
ment en ce sens qu’elle effectue une virtualité de l’œuvre (qui
d’ailleurs envisage régulièrement la question de sa postérité),
mais la vraie question n’est pas là ; il s’agit plutôt de savoir
comment faire pour que cet événement ne soit pas une clôture,
comment faire pour relancer le jeu, et pour que la publication
en Pléiade ne soit pas simplement un pas de plus – sans
aucun doute le dernier – dans la logique du qui-perd-gagne :
celui de la pétrification finale en œuvre qui fige définitivement
le processus en objet. Comment faire, donc, pour que sous le
titre La Règle du jeu ne se dessine pas en filigrane, en sous-
titre ou en légende : Fin de partie ?
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La substitution de « heureusement » à « … reusement » est bien ce
qui se passe au cours de la scène décrite, mais ce n’est certaine-
ment pas ce qui se passe dans la page de Biffures qui la rapporte
où, bien au contraire, « … reusement » le mot banni, s’étale triom-
phalement en lettres capitales en haut de page, d’abord en titre
puis en titre courant, avant de le faire entre guillemets tout au
long du chapitre. On ne dit pas « … reusement », soit, mais c’est
précisément pour cela que Leiris écrit : il écrit pour l’écrire
(p. XXIII-XIV).
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aussi figure ses effets, et ce faisant interdit l’évasion interpré-
tative et menace toujours de stériliser le commentaire (qui, si
souvent à propos de Leiris, est condamné à réorganiser le
matériau et à répéter le parcours qui était initialement celui du
texte lui-même). Philippe Lejeune s’est ainsi penché sur un
extrait du début de « Perséphone » (le quatrième chapitre de
Biffures) où Leiris livre lui-même « une analyse des méca-
nismes et de la fonction de sa phrase, dans une phrase emblé-
matique puisqu’elle est ce dont elle parle, et qu’elle utilise, de
manière très pédagogiquement caricaturale, le processus
qu’elle décrit : “lucidité” vertigineuse dont Leiris joue à dessein
avec une certaine coquetterie ». Mais Lejeune doit se rendre à
l’évidence : « commenter lucidement cette phrase serait une
sorte d’opération “au cube”, qui risquerait de décourager [son]
lecteur 4 ». S’il n’y avait, dans Lire Leiris et dans Le Pacte auto-
biographique, d’autres remarquables analyses qui déportent le
commentaire et lui permettent de respirer un autre air, on par-
lerait volontiers de désarroi d’un discours second incapable
(mais il n’y a là rien de sa faute) de se dépêtrer du discours
premier qu’il était censé ressaisir et éclairer.
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laisse de côté la succession : c’est celle des poupées gigognes.
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efficacité : à la fois jouissance et aphasie, le « C’est ça ! », « fin
de tout langage », qu’évoquait Barthes dans Le Plaisir du texte
et La Chambre claire 5.
La seconde issue, c’est celle du retour, en dépit de tout, à
la lecture, celle de l’abandon consenti au flux de l’écriture. Ne
pas croire Leiris. On trouve au début de la dernière partie de
Fibrilles ces mots :
802 CRITIQUE
bruit pour rien », précise-t-il vingt pages plus loin. – Mais non,
dira le lucide (celui qui distingue l’énoncé et la performance, et
sait que qui perd gagne) ; c’est précisément cela : la quête n’a
d’autre objet qu’elle-même, et la conscience de son échec
constitue le véritable succès. Lui aussi trouve aisément une
confirmation ; il lui suffit de se reporter au prière d’insérer :
« Au bout de multiples recherches, […] voilà [l’auteur] revenu à
son point de départ. Il sait seulement que la question vitale
qu’il se posait ne peut recevoir de réponse… À moins que jouer
une semblable partie – quitte à gravement s’y brûler – ne soit
précisément cette réponse 6. » (p. 1287) Mais ni le naïf ni le
lucide n’ont raison (ni tort) ; tous deux restent soumis au
régime de l’oscillation. Ne pas croire Leiris, c’est d’abord cela :
sortir des « jeux de bascule » et autres « mouvements pendu-
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laires » 7, et, en l’occurrence, comprendre que le temps fait à
l’affaire, qu’une vérité servie toute armée en quatrième de cou-
verture n’est pas aussi vraie qu’une vérité éprouvée au terme
d’une expérience prise dans le temps, et que c’est autant le
savoir qu’on trouve au final que le processus de l’initiation qui
compte – autrement dit qu’il faut lire La Règle du jeu.
Poésie et temporalité, saisie instantanée et linéarité pro-
cessuelle : ce sont les deux pôles de « la carte postale disque de
phonographe », évoquée dans « Tambour-trompette » parmi
d’autres exemples d’« objets jalousement détenus ou ardem-
ment convoités », miracles concrets et gages de cet accord avec
les choses qui est « le véritable but de [la] recherche » (p. 240-
245) 8. On ne sort pas de la logique binaire (qui s’apparente un
6. Je souligne.
7. « Quand on donne, on ne reprend pas. Mais : “Chassez le natu-
rel, il revient au galop !” Donc il ne faut jamais jurer de rien : la main
gauche reprend ce qu’a donné la main droite, on brûle ce qu’on a adoré,
on adore ce qu’on a brûlé, après la pluie le beau temps, tel qui rit ven-
dredi dimanche pleurera. Jeu de bascule, commandant mes envols et
retombées, marches et contremarches, faux départs et fausses sorties :
moi, autrui ; dedans, dehors ; poésie, morale ; goûts et manies, opi-
nions et devoirs. Mouvement pendulaire […]. » (p. 779)
8. Il est révélateur que Leiris, après avoir mentionné cette « carte
postale sonore » (pas si hypothétique, puisque Catherine Maubon en a
trouvé un descriptif dans une livraison de 1914 de l’hebdomadaire Nos
Loisirs, dont les notules de « variétés scientifiques » sont ailleurs évoquées
par Leiris [voir p. 115 et p. 1368]), la rabatte sur l’idée du « disque réel,
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cation d’autres issues que celles que l’œuvre programmait,
quelque chose comme une incitation à inventer d’autres
usages du texte. On pourrait par exemple profiter de ce que
pour la première fois La Règle du jeu se donne à feuilleter d’un
seul geste pour essayer de retrouver la mobilité du fichier, car
c’est cela, d’abord, on le sait, La Règle du jeu : un fichier
recueillant sur des supports mobiles des souvenirs, des mor-
ceaux de textes, des formules, autant d’éléments qui consti-
tuent le « matériau » premier, et qu’il s’agit ensuite de marier,
d’ajuster les uns aux autres, l’œuvre proprement dite étant le
résultat de ce travail de mise en rapport. Le « mode d’emploi »
de ce fichier, rappelle Denis Hollier, « se réduit à deux règles :
passer, sur le modèle du steeple-chase, par tous les points du
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chaque maillon donne naissance à une autre chaîne… Armée de
cette capacité qu’a une idée d’en attirer une autre et celle-ci une
autre encore sans que la ou plutôt les séries puissent jamais être
épuisées, la vie de notre esprit paraît ne plus connaître aucune
entrave (p. 816).
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Frêle bruit, comme Leiris lui-même : « les poser, les déplacer, les
grouper, comme avec des cartes l’on se fait une réussite »
(p. 801), et parcourir en tous sens cet « archipel du singulier » 10.
Qu’un passage plus ou moins dérobé mène d’un lieu privé à une
salle de spectacles, comme si ce vaste endroit, peuplé périodique-
ment de gens écoutant et regardant ce qui se déroule sur une
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vementée) » (p. 268-269) 11. Mais c’est précisément ce « point
d’arrêt », cette « mise officielle au service de l’histoire » qu’il faut
maintenant éviter, en leur préférant l’« évasion souterraine »
que, selon le mot final de Hollier, Leiris a mise au cœur de
Frêle bruit. Cela exige sans doute que, dans une certaine
mesure, on refuse la partie à laquelle il invite et qu’on com-
mence par lui donner tort pour – en un mouvement qu’il n’eût
pas désavoué – en définitive et contre lui-même lui donner rai-
son. Cela tient en un impératif : faites vos jeux.
Vincent DEBAENE
11. Je souligne.
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Laurent Greilsamer
L’Éclair au front. La vie de
René Char
} Paris, Fayard,
2004, 558 p.
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Mallarmé, parce que nous prêtons à leurs actes, leurs amours,
leurs engagements, l’intensité poétique que nous avons su
recueillir dans leur œuvre. Ce n’est pas que leur vie explique
ou illustre leurs poèmes mais à l’inverse, leur poésie qui illu-
mine leur existence et l’authentifie, ou la vérifie selon le mot de
René Char.
La vie de René Char est doublement attachante par la
splendeur de son œuvre et par l’extrême plénitude de ses
actes. Mais entre la vie et son récit, il y a évidemment ce pas
qu’on ne franchit pas impunément en ce qu’il mêle la prose des
jours, la psychologie, la trivialité de certains gestes au poème
qui précisément est l’acte par lequel tout cela est censément
suspendu. La plupart des biographies de poètes posent en pré-
ambule toute une série d’excuses embarrassées où le bio-
graphe justifie qu’il soit allé, par-delà le poème, tenter d’identi-
fier une personne. Laurent Greilsamer, lui, ne prend pas cette
peine, à vrai dire inutile, mais, au moins, par l’épigraphe
extraite de Nietzsche que Char revendiquait pour lui-même
(« J’ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie et toute ma
personne. J’ignore ce que peuvent être des problèmes pure-
ment intellectuels ») et par la quatrième de couverture (« René
Char a toujours refusé que l’on s’intéresse à sa vie »), il laisse
entendre, pour qui veut bien le voir, le contraste entre ombre et
lumière, entre nuit et jour, entre ésotérisme et exotérisme, qui
déchire nécessairement son entreprise.
Il y aurait, à ce titre, bien des reproches à formuler à
l’encontre de sa biographie. Il y a d’abord les manques : pour-
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laquelle le biographe relate l’attitude de Char pendant l’affaire
Kravchenko, en 1949, lors du procès qui oppose le « dissident »
russe qui vient de publier J’ai choisi la liberté et le Parti com-
muniste français au travers de son hebdomadaire culturel
dirigé par Louis Aragon, Les Lettres françaises ; car, si l’atti-
tude des communistes lui répugne en effet intensément 3, il ne
perçoit pas Victor Kravchenko comme un héros (« Il n’était pas
interné en URSS, mais fonctionnaire. Il ne mangeait pas à la
gamelle. Il ne logeait pas dans un cachot 4 ») et ce dédain est
déterminant car il exprime bien la défiance de Char à l’égard
d’un témoignage purement verbal et qui n’est accrédité que par
le discours politique : « Il [Kravchenko] devient suspect de tra-
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vain Jocelyne François, Laurent Greilsamer n’ait pas su saisir
tout le comique d’une situation où la jeune femme rangée et
dérangée n’a visiblement pas compris ce qui lui était arrivé 6.
De même, il arrive parfois à Laurent Greilsamer de vouloir
reconstituer un épisode en l’écrivant sous la forme d’une
scène, censée être plus vivante qu’un simple récit ; il fait parler
Eluard, Aragon, Picasso…, en oubliant que la mimésis pour
être réussie exige la vraisemblance.
Pourtant ces reproches sont à la fois injustes et vains, car
la biographie des poètes est toujours le fruit des multiples
essais qu’il est facile et donc inutile de fustiger pour leurs
défauts. C’est seulement maintenant, par exemple, que des
biographies correctes de Proust ou de Rimbaud 7 ont pu appa-
raître, car non seulement l’éloignement du temps supprime
progressivement les petites et inutiles légendes qui entourent
la vie des poètes, met au jour des documents, mais donne
5. Idem.
6. Voir à ce propos l’inénarrable livre que Jocelyne François a écrit
de sa mésaventure, Les Amantes, Paris, Mercure de France, 1978,
réédition sous le titre Les Amantes ou Tombeau de C., Paris, Gallimard,
coll. « Folio », 1998.
7. On songe à celle de Jean-Jacques Lefrère (Paris, Fayard, 2001),
mais qui n’empêche pas évidemment des tentatives plus médiocres de
persister comme par exemple la biographie récente de Vitalie Rimbaud
par Claude Jeancolas, parue dans la collection « Grandes biographies »
chez Flammarion.
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de se tenir de manière générale dans une modestie élégante et
positive. Par ailleurs, Greilsamer ouvre des dossiers peu connus
des lecteurs de Char, la figure terrifiante de son frère Albert, frère
aîné, violent pendant l’enfance, pétainiste et collaborateur durant
la guerre, responsable de la perte pour le poète de la propriété
familiale des Névons de l’Isle-sur-Sorgue, ou encore l’importance
des relations de Char avec Gilbert Lely, l’admirable lecteur de
Sade, et également sur le dernier mariage de Char, avec la
« Soupçonnée », manière pour le poète de s’unir avec « la vie inex-
primable » et de la baptiser poésie, et enfin – mais on pourrait
multiplier les exemples –, la fidélité de Char à l’égard d’Israël 11 et
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compagnie de Paul Eluard 13.
D’une manière générale, Laurent Greilsamer, avec toutes
les réserves que l’on a faites, ne rate pas l’essentiel, et le fil
rouge du récit biographique permet de mesurer toute l’impor-
tance que Char a pu donner à une vision héroïque de l’exis-
tence, héroïsme grec et hölderlinien, que le nom d’Alexandre
qui fut le pseudonyme de Char pendant la Résistance, illustre
et vérifie. Cette pulsion héroïque ou cette aspiration vitale au
dépassement des limites du monde ne s’est pas attestée seu-
lement dans le combat militaire en mai 1940 ou dans la
Résistance, mais dans une certaine façon d’aborder l’existence
avec la « respiration agressive », dans une puissance de
confrontation, qui est tout le contraire de la provocation propre
à l’intellectuel, dans un rapport de force apparemment tou-
jours en éveil qui fit de lui un éternel combattant, un « mortel
partenaire », un être difficile.
Si l’expérience de la Résistance est centrale, ce n’est pas
seulement à cause de l’importance de l’enjeu, mais aussi de
l’extrême singularité avec laquelle Char a envisagé son combat,
comme un guerrier et non comme un militant, qui puise en sa
force, en son courage, et dans le sentiment si particulier de
son invulnérabilité, la vérité de ce combat. Il y a même quelque
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de son attitude physique face au monde, que les photogra-
phies, les témoignages et donc le récit biographique peuvent
nous faire pressentir. En ce sens, le rôle d’une biographie, c’est
bien de peindre le portrait d’un homme saisi dans la brièveté
de sa vie, mais c’est aussi, fût-ce sous une forme empirique,
au travers d’anecdotes, ou encore de ce que Roland Barthes
appelait des « biographèmes », permettre que se dessine en fili-
grane du récit, une sorte de phénoménologie existentielle ;
contrairement à ce qui s’opère chez Sartre, il ne s’agit pas de
traquer un homme et de le réduire à n’emprunter que les tour-
niquets qui sont les lieux communs de son échec, mais que
puisse apparaître, comme dans la silhouette de l’homme
debout du sculpteur, une certaine attitude, une certaine
manière d’envisager le monde et le temps, une stature. Alors,
une biographie peut bien avoir des défauts, comme c’est le cas
de celle de Laurent Greilsamer, l’essentiel est que ces défauts
n’occultent pas le personnage dont la vie est racontée mais
que, malgré eux, on puisse deviner ici le visage de René Char,
quand bien même son vœu eût été d’appartenir à l’éclair.
Éric MARTY
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Marlène Zarader
L’Être et le neutre. À partir
de Maurice Blanchot
} Lagrasse, Éd. Verdier,
coll. « Philia », 2001, 314 p.
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Que le chemin de la phénoménologie dût inévitablement
croiser celui de la littérature et de la poésie, c’est ce qui aurait
pu surprendre les premiers lecteurs de Husserl, philosophe de
l’arithmétique et de la logique. Blanchot en 1943 1 et Sartre
l’année suivante, provoqués par le livre de Brice Parain 2,
s’interrogeaient sur les crises de confiance endurées par le lan-
gage, autant dire sur l’histoire conjuguée de la philosophie et
de la littérature. Dès lors, à travers les innombrables réflexions
philosophiques sur le langage et la parole, dans les débats sus-
cités par Saussure ou par Lacan, s’exprimèrent, comme jamais
auparavant, les aléas de la communication, la désintégration
des communautés, mais aussi les approches de l’insaisissable
(thème mystique multiséculaire), et surtout les soucis d’expres-
sivité taraudés par l’inexprimable, les ruses du dire tourmenté
par l’indicible. La psychanalyse existentielle de la religion du
jeune Flaubert analyse en termes de trans-ascendance ontique
l’erreur éclatante de la Création mettant au jour des créatures
dont « la finitude les rend folles d’un insaisissable infini 3 ». La
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rigoureux, prenant en charge une donnée originaire de
l’époque (p. 288-289), accomplissant ainsi « un acte qui peut
(et doit) être philosophiquement assumé » (p. 28). Et cepen-
dant, en abordant de front les données d’un problème, le pro-
pos du livre donne parfois l’impression d’évoluer dans un élé-
ment, plutôt que de vouloir franchir un obstacle.
Dans ses réflexions sur la mystique, à propos de la
Kabbale, de Pascal ou de Bataille notamment, Blanchot évo-
quait les événements auxquels on n’assiste pas, mais auxquels
on participe, sommé que l’on est « d’expliquer par l’inexpli-
cable, de penser contre pensée, c’est-à-dire selon mystère »
(L’Amitié 5, p. 179). Marlène Zarader ne feint pas de l’ignorer,
puisqu’elle concède en définitive que l’on est en cette affaire
aux prises avec un destin, que la pensée est conduite au bord
d’un abîme, qui parfois la définit, et « qu’elle s’efforce d’y “cor-
respondre”, à défaut de pouvoir y répondre » (p. 302). « Veiller
sur le sens absent » (L’Écriture du désastre 6, p. 72), telle est la
sentence autour de laquelle gravite la réflexion exclusivement
philosophique de cet ouvrage qui aborde « l’œuvre tout entière
saisie selon l’un de ses registres » (p. 23). Cela n’est que par-
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propos, mais elle brave aussi consciemment un interdit.
Aborder frontalement ce qui s’étale dans « les stratégies de
l’oblique » (p. 36), entreprendre de restituer « la logique propre
d’un discours » (p. 245) est chose risquée quand il s’agit d’une
parole non parlante, parole spectrale de la veille soumise au
règne de l’ambiguïté, à l’alternance du oui et du non, bref
d’une œuvre qui a gardé de ses antécédents romanesques les
intrigues où toute forme ne perdure que moyennant ses altéra-
tions, vivant de « la surprise de ce qui est, sans être possible,
de ce qui doit commencer à toute extrémité » (Le Livre à venir 7,
p. 131). Quoi qu’il en soit, le verdict final de cette étude très
argumentée sera sans appel : quelque chose comme une onto-
logie du neutre est en soi irrecevable, ce concept, comme celui
de désastre, n’est susceptible d’aucune « légitimation philoso-
phique » (p. 33). Il est vain de vouloir « ressaisir hors littéra-
ture, ce qui se donne dans la littérature et sans doute à la
seule littérature » (p. 217).
On peut s’interroger sur cette donnée ressaisie, sur ce res-
saisissement même. C’est en phénoménologue fidèle à Husserl
que l’auteur s’étonne de voir assigner des limites à la constitu-
tion (p. 149), qu’elle recule horrifiée devant « le monstre théo-
rique d’une expérience sans conscience ni sujet » (p. 248). C’est
en phénoménologue fidèle à Heidegger qu’elle oppose à l’ori-
gine, « inépuisable et fécond abîme de l’être », une origine sans
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blème à partir de ses données…, question sans donnée, pur
point d’interrogation 10 ».
« Il n’est pas facile de parler de Blanchot », concédait en
philosophe Emmanuel Lévinas, si proche du romancier et du
critique. Il s’y essayait néanmoins, en affectant ses interpréta-
tions d’un peut-être, qui n’était pas de pure forme. Il se peut,
en effet, que de la poésie, de la littérature au sens le plus large
qui pourrait outrepasser le domaine de l’art, vienne une voix,
dont le langage, nullement discursif, ne soit plus prisonnier de
lui-même, ne soit pas celui de ces recueils de signes que les
commis de bibliothèque transportent en « galopant joyeuse-
ment sur des passerelles minuscules » (La Folie du jour). En
lecteur du Dernier Homme (Critique, août-septembre 1957),
Georges Bataille distinguait de la philosophie, travail en vue
d’une fin, la littérature, ce « jeu qui jette les dés pour atteindre
un chiffre imprévisible ». Aux prises avec la disparition qui
ébranle continuellement le tout de l’apparaître, la pensée – car
pensée il y a en littérature – ne s’obstine ni à construire, ni à
conclure. À la différence de la pensée immobile, c’est une pen-
sée légère que celle de « l’intimité rayonnante d’où chacun
revient à lui-même, illuminé de n’être que le reflet de tous »
(Le Dernier Homme 11, p. 124). Aussi éloignée du souci de trans-
lucide communicabilité que des divers régimes de l’incommu-
nicabilité, la voix narrative, que Blanchot décrit à propos de
Kafka, de Beckett ou de Duras, produit la parole indirecte qui
met les personnages, l’auteur et le lecteur à distance d’eux-
mêmes et, par le fait, en une étrange proximité les uns par
rapport aux autres.
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Avant d’examiner, avec Marlène Zarader, le rapport de
Blanchot à la phénoménologie, on aimerait évoquer un passage
étonnamment descriptif et annonciateur de pensées à venir, du
premier roman publié en 1941 12, où sont poussées à l’extrême
la neutralisation de la conscience et l’épokhè totale du monde
de la lumière. Nageur exténué, ayant tourné le dos à la mer,
maintenant étendu dans une sorte de grotte, Thomas n’a plus
que ses yeux pour rechercher s’il est encore maître de la situa-
tion. Baignant dans une masse nocturne, n’étant même plus
assuré de lui-même, il a cependant le sentiment qu’en dehors
de lui se trouvait « quelque chose de semblable à sa propre
pensée », qu’en la nuit la plus sombre, en ce néant d’où toutes
choses avaient disparu, il n’était pas absolument seul, que son
œil « se développait d’une manière démesurée et, s’étendant
sur l’horizon, laissait la nuit pénétrer en son centre pour se
créer un iris (nouvelle version : pour en recevoir le jour) ». Sans
appréhender quoi que ce soit, il saisissait la cause de sa vision,
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l’accès par la vue à ce qui rend impossible la vision, Sartre ne
verra que supercherie, l’idée du non-savoir ne pouvant, comme
n’importe quelle idée, qu’être immanente à la pensée. Cette
réfutation purement formelle passe à côté de ce que laissait
présager cette surprenante tératologie du visible. Il convient
de prêter attention à la pensée qui pense encore quand elle
se heurte à l’impossible, quand il lui faut affirmer ce qui se
refuse à la pensée du possible. Serait-il vrai que cela revient à
substantialiser le rien ? Blanchot (E.I., p. 309) rejette cette
objection sartrienne selon laquelle, en substantifiant le non-
savoir, Bataille hypostasierait le néant. Le corps étranger logé
dans la pupille figure l’expérience d’un apparaître irréductible
au sein même de l’universelle disparition, l’inéluctable pré-
sence du sens absent, à quoi Marlène Zarader prête à juste
titre la plus grande attention. L’emprise ironique exercée sur la
pensée par autre chose qu’elle-même ne peut que dérouter, on
le conçoit, la réflexion attachée aux données originaires, à la
Gegebenheit husserlienne.
Méthodiquement reparcourue, l’œuvre théorique de Blan-
chot est pour l’auteur de L’Être et le neutre l’occasion de trai-
ter de thèmes « surcommentés », amplement modulés dans la
philosophie et la littérature du XXe siècle, et même diversement
« galvaudés… : l’ouverture de l’abîme, l’effondrement du
monde…, l’extrême souffrance où tout sens semble irrémédia-
blement suspendu » (p. 83, 18, 34). L’enjeu n’est pas celui de
l’humanisme de l’homme en proie à ces « absurdes relatifs » qui
tiennent leur sens d’une référence à des « rationnels absolus ».
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saisissables, bien que vécues. En considérant que cette dona-
tion du rien est de l’ordre d’un apparaître qui se soustrait à
toute reprise intériorisante, voire à toute compréhension,
Blanchot prend acte de l’échec des philosophies antérieures
(Hegel, Husserl et Heidegger) qui, s’étant effectivement heur-
tées au point décisif, n’ont eu de cesse de le déneutraliser.
L’œuvre de l’écrivain et du penseur, aux prises avec un trait
constitutif de « la tradition moderne » (p. 17), est donc abordée
au gré d’une réflexion sur le neutre, qui échappe à toute inter-
prétation en termes d’être, de monde ou de subjectivité, car ce
neutre est accordé à des vécus à tous égards excessifs, sous-
traits à la continuité du temps, impossibles à ourdir dans la
trame du monde, rebelles aux strictes cohérences du langage.
De la pure donation du rien en sa neutralité étrangère à toute
unification, de cette épreuve mortelle que Bataille décrivait
sous le signe du supplice, Blanchot est le seul (p. 21, 303) à
avoir fait une question pour la pensée. « L’inappréciable vérité
de son œuvre » est d’avoir pris en compte cette « donnée origi-
naire » (p. 289). Pour entrevoir la possible (quoique improbable)
inscription de Blanchot dans le champ de la philosophie, rien
de plus révélateur que son affrontement de Hegel, Husserl et
Heidegger.
Dans la rencontre avec Hegel se dessine l’idée de l’autre
nuit, la résistance au travail du négatif, de la négativité qui, par
la force magique de l’esprit (Zauberkraft), se convertit en être.
La référence à Hegel est décisive dans deux textes majeurs sur
l’écrivain. De l’angoisse au langage (1943), qui figure comme en
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l’Aufhebung se révèle impuissante, annonce la désorientation de
l’absolu qu’orchestrera plus tard le motif du désastre. Marlène
Zarader décrit la partialité du regard qu’à cette époque
Blanchot accorde à Hegel. Mais loin d’une faiblesse d’interpré-
tation, cette partialité est une attestation, parmi d’autres, du
sens historique selon lequel « l’exode hors de l’hégélianisme
peut être appelé un événement de pensée 15 ». Rapprochant de
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ment à celle de l’intolérable qui déjoue toute maîtrise. Certes,
mais les modulations autour du thème hégélien de la chose
même, en laquelle s’unissent l’auteur et l’œuvre qui, en lui
échappant, s’inscrit dans l’histoire et ébauche un monde, per-
mettent à Blanchot de dégager « l’admirable puissance » de la
parole : « Qui voit Dieu meurt. Dans la parole meurt ce qui
donne vie à la parole » (La Part du feu, p. 329). À la différence
du cogito, la pensée redoublée par la parole ne livre les choses
que privées d’être. La littérature est l’œuvre de la mort dans le
monde. Mais en même temps, suprême ambiguïté, par sa maté-
rialité même le mot est une chose animée d’une obscure puis-
sance. D’où l’inquiétude du langage littéraire confronté à son
double sens initial. Tourné vers ce qui le précède, il ne peut que
l’exclure pour pouvoir en parler. Alors que le langage (de nature
divine, selon Hegel) transforme la mort en autre chose, la litté-
rature reste tournée vers ce dont la parole doit se retrancher,
l’abîme, le silence qui l’obsède. Son langage porte alors des cica-
trices. Disloqué par sa nécessaire autocontestation, il rompt
avec la rumeur quotidienne naturellement efficace, mais tout
autant avec le discours achevé spéculativement rassurant.
Bien que Blanchot n’aborde pour ainsi dire jamais les
textes de Husserl, une grande part peut être faite à celui-ci, car
Blanchot récuse « les principes mêmes de la phénoménologie
husserlienne, sans quitter pour autant le sol qu’elle avait établi »
(p. 149). Son « œuvre n’a de sens (et de force) que replacée sur
un sol phénoménologique dont, en même temps, elle veut
s’extraire » (p. 26). Il est vrai qu’après Hegel, les philosophes
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dehors. Blanchot est le seul à avoir « sauvegardé la donation
sauvage » de la nuit, qui « ne suppose nulle subjectivité dona-
trice de sens » (p. 294). Or une des conditions de la phénoména-
lité étant la relativité de tout donné « à celui auquel il se donne »
(p. 113), que ce don soit celui du rien « aussi nul et vide qu’on
voudra » (p. 258), l’auteur estime infructueuses les diverses ten-
tatives phénoménologiques de destitution du sujet. Que ce soit
du fait d’une schize originaire de l’ego, de son opacité, de sa
passivité radicale, de l’arrachement à soi destructeur de toute
autopossession, de sa réduction à la simple instance à laquelle
survient l’être donné, il n’y aurait en ces prétendus rejets de
tout « relent de subjectivité » (p. 119) que réaménagements de ce
qui fut esquissé par Husserl. En revanche, l’expérience vécue
dans l’irruption du dehors absolu, sans condition de possibilité
ni horizon, exclut le sujet et du monde et de soi, et la conclusion
s’impose : « il faut que le sujet disparaisse comme sujet de l’expé-
rience » (p. 125). L’interprète, on la comprend, voit se lever là
« de redoutables problèmes théoriques » (idem), puisque l’impou-
voir total, l’éclipse, la perte du sujet, le moi sans moi, la fonda-
mentale absence de centre ne peuvent avoir d’autre sens que
« la suppression du pôle récepteur » (p. 133). Mais n’est-on pas ici
confronté à ce qui résiste à toute théorisation ? Il y va en effet de
ce que rapportait Bataille dès 1943 : « Conversation avec
Blanchot… Il me dit que l’expérience elle-même est l’autorité. Il
ajoute au sujet de cette autorité qu’elle doit être expiée 16. »
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et qui, à ce titre, revendique le Dasein, à qui il revient de
l’accueillir. C’est chez Heidegger que font retour en philosophie
les termes de revendication, d’appel, d’écoute de cet appel, de la
disponibilité face à une tâche que l’on se voit assignée. Comme
interpellation, apostrophe, voire commandement, ces notions
sont d’origine biblique (le Chema du Deutéronome VI, 4), elles ne
sont pas sans rapport, chez Heidegger, avec le registre du
kérygme caractéristique de la théologie dialectique, avec nombre
de termes dérivés de la klèsis paulinienne (I Corinthiens 1, 26).
L’interpellation par le « Vous biblique qui vient d’en haut »,
« l’amour qui est peut-être une pierre d’achoppement pour
l’éthique », ces motifs de La Communauté inavouable (p. 59, 68)
sont encore des variations sur le thème de la revendication.
Pour le regard phénoménologique, la démarche atteint son
paroxysme quand, posant que le neutre n’est pas l’être, la pen-
sée se voit tenue de concevoir ce neutre comme donation du
rien, comme nuit du sens, non pas simple non-sens, mais
absence, effondrement total du sens et, qui plus est, quand, en
cette déchirure à laquelle correspond l’épreuve la plus morti-
fère, elle croit entendre un appel, une revendication. La fidélité
à l’expérience cruciale de la nuit, au règne du neutre, ce
« préalable de tout sens 17 » qui est la hantise de la littérature
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concernées, de procédures explicites de légitimation. Dans ces
conditions, on conçoit que la perspective d’un appel du neutre ne
puisse emporter d’emblée l’adhésion, pour ne rien dire de l’obliga-
tion d’y répondre, qui paraît plus problématique encore (p. 245).
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et même subvertit – dans une œuvre qui jamais ne s’achève
comme telle, dans ce désœuvrement qui ne résout rien – des
vocables et des procédures apparemment phénoménologiques.
Le maniement du concept de nihilisme requiert, depuis
Nietzsche, une retorse habileté. Le terme a acquis la « célébrité
lassante » d’un lieu commun. Il fonctionne comme un « piège
lorsque l’esprit décide de l’aborder de face ». On n’entreprendra
donc pas de le réfuter, mais seulement de le contourner.
Puisqu’il est lié à l’être qui ne peut être nié, sa vérité dernière
réside en son « impossibilité » (E.I., p. 215 à 225). Ce qui ne
l’empêchera pas de resurgir, tel « le nihilisme de la fiction »,
quand l’ambiguïté de son vide provoque « non pas à nous
immobiliser dans la certitude du néant (ce serait un trop facile
repos), mais à nous lier, par la passion du vrai, au non-vrai, ce
feu sans lumière, cette part du feu qui brûle la vie sans l’éclai-
rer » (L’Amitié, p. 139).
Ainsi en va-t-il du rapport à l’inconnu, ce neutre singulier
de la syntaxe grecque, dont ne s’approchent que pour s’en
détourner aussi bien Freud que Heidegger et Sartre (E.I.,
p. 440-441). Pourquoi la pensée philosophique serait-elle
aveugle au travail sans fin de l’écrivain évadé du monde des
fins, privé de tout soutènement transcendantal ? Ayant affaire
à ce qui n’est ni ceci, ni cela, il n’est pas pour autant livré au
nihilisme du sens perdu, à l’effrayante inhumanité du neutre.
S’il n’est ni quelqu’un, ni quelque chose, le neutre serait ce
« tiers exclu qui, à proprement parler, n’est même pas » ?
Transcendant l’ordre du discours, dont la cohérence assure
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(E.I., p. XXIII). L’expérience de la fatigue, par exemple, interdit le
discours continu, exige l’intermittence, « le silence nu de la pen-
sée » où perce la « voix du chêne, langage rigoureux et fermé de
l’aphorisme », dont parlait Blanchot à propos de Char et
d’Héraclite (NRF, avril 1953). Le « non-concernant » provoque
« un état qui n’est pas possessif, qui absorbe sans mettre en
question », qui ne relève d’aucune condition, ni subjective, ni
objective, qui affecte le Moi abandonné non pas des hommes,
mais de lui-même, privé du monde, exclu de Chanaan, rivé à
l’activité littéraire, cette nouvelle Kabbale (Kafka, Journal de
janvier 1922, commenté dans L’Espace littéraire, p. 64-68).
À l’évidence, l’exposition au neutre comme à la pure dona-
tion du rien est aux antipodes de l’interprétation heideggé-
rienne du rien comme être (p. 163). Dans son souci d’opposer
Blanchot à un Heidegger mis à l’abri de tout soupçon de nihi-
lisme, Marlène Zarader a raison de le souligner. Il ne s’ensuit
pas que la pensée du neutre implique l’exclusion de la philoso-
phie, « ce nom si sottement décrié » ; au contraire elle exige
d’elle une patience extrême, « une vigilance qui surveille la nuit
et même ne se laisse pas fasciner par l’autre nuit 19 ». La résis-
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« entre moi et ce qui m’arrive, le silence originel, ce silence de
la conscience par lequel échoit à chacun de mes moments le
sens qui m’en dépossède » (ibid., p. 76) 21. On peut parler de ce
qui précède toute parole, le silence et la mort, mais que l’on
n’aborde qu’en le niant, tout en laissant s’évaporer ce vide
sans lequel l’existence, attente et oubli, serait de nulle inten-
sité. La pensée philosophique, elle aussi, peut se voir vouée à
l’alternance et à ses ambiguïtés. « Joie ravageante » (L’Écriture
du désastre, p. 117), « tantôt la plénitude de l’enchantement de
l’être, tantôt le vide de la fascination du néant », « force ni
sérieuse ni frivole », « bonheur désolé et ravissant » (L’Amitié,
p. 139, 147, 149).
Comme l’illustre Le Paradoxe d’Aytré (Paulhan), suscitée
par une catastrophe initiale, la prolifération d’un langage aux
sédimentations disloquées peut figurer un excès compensant
un défaut, une absence. De « l’alcarazas du vide » jaillit sans
cesse « le langage le plus plein et le plus poreux » (La Part du
feu, p. 79), de sorte que l’on peut parler de « la plénitude du
vide » (Celui qui ne m’accompagnait pas 22, p. 125). Ce langage
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voit « livré à l’espace d’une fête » (Au moment voulu). L’accès à
un secret plus intérieur que le for intérieur est le fait d’un pré-
sent où le sentiment du malheur se double d’une gaîté, d’un
ton joyeux, d’un sourire qui illumine le visage « car je ne suis
pas seul » (Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 136, 164-165).
En citant Poe, Baudelaire et Mallarmé, Claudel (La
Catastrophe d’Igitur) célébrait la clairvoyance de quelques êtres
désillusionnés et sans espérance, « victimes de noirs démons »,
qui ont bien parlé de leur art parce qu’ils ont éprouvé « la sym-
pathie avec la Nuit, la complaisance au malheur, l’amère
communion entre les ténèbres et cette infortune d’être un
homme ». Alors que Claudel, dont la poésie fait siennes les
dimensions du monde, ne décrivait ces fatales lucidités que
pour mieux se déclarer indemne du redoutable engourdisse-
ment d’Igitur, Blanchot n’a de cesse d’inventer une parole non
d’univers, mais d’écriture fragmentaire accordée à la dislo-
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trait d’affronter le rien, « le hors monde et hors d’être » (p. 297).
Cette interruption-là est motivée par le refus de « consommer le
deuil du sujet ». L’appel au thème freudien du travail de deuil
(p. 304) indique l’orientation de l’argument. Vouloir penser le
neutre revient à s’identifier à l’objet irrémédiablement perdu, à
se destituer soi-même, à s’abandonner au deuil du sujet,
pathologie vouée à se muer en mélancolie. À l’inverse, l’inter-
ruption de la pensée qui reconnaît ses limites peut et doit être
l’œuvre d’un « deuil spécifique ». Il consiste à renoncer à percer
le secret, à ne pas prétendre divulguer une quelconque
« charge de vérité » dissimulée dans l’expérience de « l’extrême
souffrance, du malheur, de la mort » (p. 306). Renoncer à ce
penser libidinal douloureux, se soustraire à la fascination par
Thanatos, à la « violence à l’état pur » (p. 272) produite par la
négation du sens, c’est faire son deuil du rien et s’investir
ailleurs, habiter « les vastes intervalles de la nuit…, sans rapa-
trier dans le champ d’une pensée “possible” – supposée indéfi-
niment extensible – les instants où la nuit s’ouvre » (p. 298).
Confrontée aux expériences-limites, la pensée se voit donc
imposer le travail du deuil « auquel nous invite spontanément la
vie » (p. 306). Plaidoyer et réquisitoire à la fois, ce livre entend
établir que l’œuvre de Blanchot, sans équivalent sur la scène
philosophique, fait le pari d’attribuer une vérité, une fonction
ontologique au règne du neutre. Mais puisqu’il est des dona-
tions définitivement privées d’intelligibilité, puisque la pensée ne
peut épouser le champ entier de la phénoménalité, « l’époque »,
toujours tentée de transgresser ces limites, s’est laissée fasci-
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836 CRITIQUE
ner par cette œuvre qui n’a « jamais fait l’objet d’une critique
argumentée » (p. 305). Dans la conviction que la plus profonde
discorde règne entre ce que l’on peut éprouver dans l’exposi-
tion au neutre « et ce qui peut être ressaisi dans la pensée
comme dans le langage » (p. 296), la conclusion s’imposait : le
pari de Blanchot ne pouvait qu’être perdu, mais dans le combat
ainsi livré il a succombé brillamment, « l’inappréciable vérité »
de son œuvre étant d’avoir témoigné que « la nuit s’ouvre à
l’écart du monde et du sens – contre la philosophie et en dépit
d’elle » (p. 289).
On peut trouver étrange l’idée d’identifier l’arrêt de la pen-
sée « auprès de l’énigme qui est l’étrangeté de la fin singulière »
(E.I., p. 49) au vertige d’une toute-puissance fantasmagorique
de la pensée, à la rechute dans l’infra-éthique de la nature
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inorganique, à la compromission complice de « la ruse de
Thanatos » (p. 278-279) 25. On a peine à discerner dans l’œuvre
de Blanchot l’obstination à laisser s’étendre le règne de
Thanatos. Certes, la méditation sur la mort est chez lui obsé-
dante, opiniâtre même. Elle apparaît et réapparaît à propos de
Platon, du stoïcisme, de Dostoïevski, de Nietzsche, de Kafka,
de Rilke, de Mallarmé. Elle est souvent rythmée par le retour
non moins lancinant des versets de « la Bible qui détient tous
les livres » (E.I., p. 627) : Lazare (Jean 11, 43), l’aiguillon de la
mort (1 Corinthiens 15, 35) ; l’amour plus fort que la mort
(Osée 13, 14), la seconde mort (Apocalypse 2, 11 ; 20, 14 ; 21,
8) et enfin (Kirilov) la mort impossible (Job 3, 21 ; Apocalypse
9, 6). Mais c’est aux récits qu’il faut encore revenir pour voir
comment, sous la poussée d’un mourir non menaçant, jamais
en notre pouvoir, peut s’ouvrir le lieu de la proximité du mou-
rant, d’une communication qui rend possible l’amitié. Nous ne
mourons pas « naturellement » (L’Écriture du désastre, p. 115).
« L’intimité de calme où chacun entre au moment de mourir,
quand la paix et le silence ont trouvé leur lieu, chacun, loin
d’en jouir pour soi seul, la remet par un don mystérieux à
l’esprit commun » (Le Dernier Homme, p. 121). Cette issue n’est
certes pas la mort d’où naît la vie de l’esprit selon Hegel, cette
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Jacques COLETTE
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Pour la littérature
Carlo Ossola
L’Avenir de nos origines.
Le copiste et le prophète
} Grenoble, Éd. Jérôme Million,
2004, 400 p.
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deux repères temporels qui, regardant tour à tour vers le
contemporain, ou le passé récent, et vers une antique tradi-
tion, situent bien le personnage, son livre et ce que j’ai envie
d’appeler sa mission. Ossola est imprégné d’une culture sans
âge, qui l’habite et le nourrit ; aussi peu politiquement correct
que possible, il porte, dans ses fibres, la mémoire, vitale, d’un
passé de mythes, d’hymnes et de symboles qu’il refuse de lais-
ser mourir. Mais il n’est pas homme à se replier dans la
contemplation passéiste d’un paradis artificiellement conservé
par l’école. Hanté par les défis du présent, par le vertige d’un
avenir qui échappe à notre contrôle, il se tient à l’écoute de
l’actualité – il rédige une chronique régulière dans un grand
journal italien. Ni angélique, ni régressif, comme il pourrait
sembler, Ossola est un moraliste qui ne prend de la distance
que pour mieux mesurer les crises, les dérives dont nous
sommes, hic et nunc, les acteurs.
Se plaçant délibérément « au seuil […] d’un nouveau millé-
naire 1 », il observe le gâchis, la déroute, le déracinement. Sans
hargne ni suffisance, sur un ton qui serait plutôt celui de l’élé-
gie, il observe autour de lui une société qui, doublement, perd
ses liens : par l’amnésie, qui la coupe de son histoire et par la
rupture du tissu social, qui la prive des solidarités d’autrefois.
La surabondance qui nous entoure – prolifération de biens,
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plénitude et d’unité dont nous sommes les héritiers. Des tré-
sors d’intelligence, de beauté et de foi nous ont été transmis
qui nous imposent un devoir et nous indiquent aussi un che-
min. Ce chemin, pour Ossola, passe par la littérature. Le rap-
port vivifiant à la parole des maîtres, la rumination des textes :
voilà ce qu’il faut pour renouer avec quelques valeurs fonda-
mentales et maîtriser la fuite en avant qui, aujourd’hui, nous
entraîne vers l’inconnu. Parce qu’elle échappe à l’histoire, la
poésie sauvegarde cette continuité dans le temps et l’espace
qui fait que les hommes se comprennent, savent d’où ils vien-
nent et ce qu’il importe, à tout prix, de préserver. Au défaitisme
qui guette les littéraires, à la déprime des sciences humaines,
Ossola répond par un superbe acte de foi dans le pouvoir des
lettres. Parce qu’il est le contraire d’un spécialiste, parce que la
science, pour lui, est inséparable de la conscience, parce qu’il
vit en symbiose avec les poètes, il présente, dans le monde aca-
démique, un profil qui n’a pas son pareil. Il déconcerte, il
dépayse, il échappe aux idées reçues et aux catégories toutes
faites. Son parcours n’est pas simple, mais il mérite d’être
suivi.
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copie. Comme le Bartleby de Melville, comme Bouvard et
Pécuchet, il faut copier, afin que « la communauté de la
mémoire [soit] plus forte que la mort des témoins » (p. 10).
Mais le copiste doit être doublé d’un prophète : le savoir de
celui qui, ayant avalé le livre et s’étant nourri des leçons du
passé, dispose d’un code pour déchiffrer le présent et imprime
un sens à la nouveauté.
Si fragile soit-elle, la littérature sert donc à quelque chose.
Arrimée aux origines, investie d’une mission, elle maintient le
cap et, aux moments où la culture s’affole, invite à se recueillir,
se souvenir, se recentrer sur l’essentiel. Lieu de mémoire et
affirmation d’une identité, elle trouve sa force dans sa résis-
tance et sa permanence. « La poésie est le toujours de l’instant,
elle sauve ce qui est perdu […] ; elle ne prophétise pas le futur,
mais rappelle l’éternel » (p. 214). Les civilisations passent,
leurs murailles, leurs coutumes, leurs lois, mais il reste
quelque chose de leur expérience : la magie des mots échappés
à l’oubli, qui rayonnent jusqu’à nous. Telle que la conçoit
Ossola, la littérature échappe à l’histoire : il n’y a pas d’histoire
de la littérature, mais le pieux ressassement des copistes :
« C’est ainsi que se déploie la littérature, non pas – comme on
le voudrait aujourd’hui – dans l’invention d’une écriture, mais
dans la réécriture, non pas dans la lecture, mais dans le par
cœur, non pas dans la critique, mais dans le pastiche, non pas
lorsqu’on efface les traces, mais lorsqu’on les élève au rang de
guides » (p. 208). On pense aux Phares de Baudelaire :
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La littérature dans l’histoire
Cette poésie intemporelle opère pourtant dans le temps,
elle intervient dans des circonstances particulières, où elle
tente de remédier aux déficiences de l’histoire. Car celle qui
fut autrefois historia magistra vitae a cessé de proposer des
exemples, elle a préféré l’objectivité du document à l’engage-
ment du moraliste. Au nom de quoi, d’ailleurs, donnerait-elle
des leçons ? « Par ses crimes, le XXe siècle a écrasé les vertus de
l’histoire : il ne peut exhiber que génocides, bombe atomique,
famines […]. L’histoire a de plus en plus besoin de mémoire »
(p. 123). Dans plusieurs chapitres, Ossola interroge, sur des
cas très divers, les forces et les faiblesses de la littérature en
situation, pour se demander dans quelle mesure elle peut pal-
lier la crise des modèles.
Tandis que l’histoire raconte et déploie, indifférenciées,
une masse d’informations, la littérature choisit et, procédant
par condensation, s’arrête à un détail significatif – un symbole ;
elle concentre la multitude des choses vraies en un signe vrai-
semblable, elle réduit la fuite des événements à un emblème
mémorable qui, rayonnant de valeurs latentes, dit plus qu’un
déluge de mots : « Le temps se recueille, se réunit, “se symbo-
lise” en un geste, un signe » (p. 151). Ce langage symbolique,
Carlo Ossola l’illustre par deux vies de saint. Dans la biogra-
phie légendaire de saint François, il suffit d’une scène, d’une
menue circonstance – un geste, un murmure – pour cristalli-
ser un monde de pensées et d’actions. C’est aussi la méthode
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religion, justice et poésie, justifiant ainsi l’intuition des législa-
teurs qui s’approprient l’aura sacrée de la diction poétique.
Ossola suit par exemple la trajectoire de la devise « Vivre libre
ou mourir » qui, issue du serment inscrit dans la Constitution
révolutionnaire de 1791 puis répercutée, à travers le XIXe siècle,
d’une barricade à l’autre, circulera désormais entre poètes
et militants, jusqu’à symboliser, au cimetière de Glières, le
combat des maquisards tombés pour la liberté.
Si la poésie peut soustraire l’événement à la contingence
pour lui insuffler une portée universelle, elle peut aussi se
heurter cruellement à la résistance des faits et, du haut de son
belvédère, perdre prise sur la réalité. Dans un beau chapitre
sur Alfieri, Ossola montre comment l’écrivain, saisi de
l’enthousiasme révolutionnaire, tente d’utiliser une forme clas-
sique – l’ode de Paris débastillé, le chant pindarique du pro-
phète inspiré – pour célébrer l’actualité politique. Mais le
mariage de l’éternel et du transitoire, de la solennité antique et
du désordre de la rue, ne fonctionne pas. Prisonnier d’une écri-
ture hiératique, trop codée pour capter l’énormité de la crise,
Alfieri finit par reconnaître son impuissance. Il ne peut écrire
l’histoire, car « écrire l’histoire signifie, en réalité, non pas choi-
sir le tragique de la vérité, mais l’impuissance du tragique en
l’absence de vérité » (p. 146).
Une enquête sur les valeurs du mot peuple, dans la litté-
rature des XIXe et XXe siècles, aboutit, elle aussi, au désenchan-
tement. Le XIXe siècle a créé deux mythes du peuple. Vinrent
d’abord les métaphores romantiques du peuple comme force
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La littérature dans le temps
Si la littérature opère par condensation et symbolisation,
alors ce livre en relève : lui aussi, sélectif et discontinu, incarne
sa pensée en brefs tableaux emblématiques. Dans d’autres
chapitres, Ossola médite sur les rapports de la Création et du
temps, sur l’idée d’accomplissement et, là encore, il justifie, en
abîme, l’allure délibérément inachevée de son ouvrage.
Deux théories de la Création (déjà concurrentes dans la
Genèse) se font face. Dans l’une, la plénitude, l’harmonie sont
immédiatement atteintes : perfection originaire que le temps ne
peut ensuite que dégrader. Le corps d’Adam, sorti beau et par-
faitement achevé des mains du plasmateur, comme au plafond
de la Sixtine, illustre cet idéal. À l’inverse, il arrive que la
Création soit pensée comme processus continu, quête incer-
taine d’une excellence qui ne sera accomplie qu’à la fin des
temps. En cours de gestation, les êtres et les choses sont alors
conçus comme autant d’esquisses, des ébauches qui, partici-
pant du règne du Mal, aspirent à une complétude à venir.
Cette conception du non finito exprime un manque, une inquié-
tude, mais, comme dans le baroque, elle entretient aussi une
dynamique, alimentée par la promesse d’une stabilité future.
La nature – natura naturans – est ici le foyer de créatures en
puissance – énergies latentes, tendues vers leur lointaine
actualisation.
L’homme, ainsi que l’œuvre d’art, balanceraient donc entre
la conscience de leur inachèvement et le désir de perfection, lié
à l’attente eschatologique. Ossola prolonge cette méditation par
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Reste qu’il faut gérer l’imparfait et édifier, au moins mal,
notre demeure humaine en tentant de capter, ici et mainte-
nant, quelques bribes d’un monde meilleur. Ossola consacre
un chapitre à l’utopie – celles de Fourier, de Calvino, en pas-
sant par la rêverie de Barthes sur le neutre, Barthes qui
renonce à la perfection et la rigueur des modèles pour imaginer
un espace de bonheur dans la douceur, un lieu harmonieux,
intime, délicat, voué à l’amitié et la liberté – la « déprise ».
Notre temps ne construit plus guère d’utopies, mais
Ossola ne renonce pas à l’espérance. Il scrute les symboles,
cite des poèmes, cherche dans les archives de la mémoire de
quoi bâtir, pour demain, des « rêves habitables » (p. 351). Deux
figures emblématiques, Ulysse et Enée, liés à leur patrie mais
propulsés vers le monde extérieur, jouent leur destin dans la
pondération du passé et de l’avenir. Héros de l’intelligence et
de la connaissance, Ulysse affronte l’inconnu, mais il garde ses
racines et retourne à Ithaque. Son voyage le ramène à l’origine,
il n’a rien perdu et reste ancré dans son présent. La trajectoire
d’Enée, la synthèse qu’il réalise, ont une autre envergure,
puisqu’il se charge du poids du passé tout en posant les fonde-
ments d’un monde nouveau. Quoiqu’il s’expatrie pour ne plus
revenir, le Troyen, loin de renier son ascendance, emporte son
père sur son dos et n’oubliera jamais le souvenir de sa cité
détruite. L’exilé assume le devoir de mémoire, la piété due aux
ancêtres, mais, ayant tout perdu, il a la force de tout recom-
mencer. Ferveur rétrospective, rupture instauratrice : nous ne
pouvons qu’osciller entre ces deux pôles.
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La maison commune
Beaucoup, dans le monde universitaire, enseignent la litté-
rature comme ils enseigneraient la paléontologie ou la statis-
tique. Qu’ils en fassent l’histoire, la théorie ou la sémiologie, ils
tiennent leur objet à distance : ce sont des savants, ils gardent
la tête froide et, de la sphère intime à celle de la recherche,
s’interdisent toute confusion. Carlo Ossola ne connaît pas cette
division. Il habite pleinement la littérature et se laisse habiter
par elle. La lecture est pour lui un acte d’amour et l’écriture
qui la prolonge, le partage d’une émotion ou d’une passion, la
réflexion, à deux, sur un destin commun.
L’université connaît d’autres barrières. Nous savons très
bien que le découpage traditionnel des spécialités – la littéra-
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ture dans une subdivision, l’histoire, la philosophie… dans
d’autres – trahit la nature même des objets sur lesquels nous
travaillons, mais l’inertie des structures administratives est
telle que l’interdisciplinarité, qui devrait aller de soi, se heurte
à toutes sortes de résistances. À grandes foulées, le livre
d’Ossola traverse les chasses gardées. Il apporte une puissante
caution à ceux pour qui la vie des lettres et celle de l’esprit
s’accommodent mal de nos mesquines frontières 2.
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tiples, mais la culture est une ; elle était rassemblée, autrefois,
en un centre symbolique : le latin ; elle s’est dispersée, elle a
été morcelée par le sectarisme des États-nations, mais les
racines demeurent – fondements aujourd’hui souterrains,
inconscients ou désavoués, que ce livre, dans le sillage des
grands romanistes allemands (Auerbach, Curtius, Spitzer), tra-
vaille à ranimer.
D’une langue à l’autre, d’une époque à l’autre, Ossola
glisse sans crier gare. Son ouvrage est une mosaïque de cita-
tions, qui, dans la même page, fait dialoguer Plutarque,
Borges, Angelus Silesius et l’Apocalypse. La méthode surpren-
dra : elle ne s’attarde pas longtemps au même texte mais, de
l’un à l’autre, jette des ponts, découvre des échos. Ossola casse
l’unité d’une œuvre pour mieux reconstituer une autre unité,
celle d’un vaste hypertexte, le commun dénominateur de la
culture européenne. De Pasolini à saint François, de Baude-
laire ou Calvino à Michel-Ange, les témoins sont innombrables.
Se dégagent quelques grandes voix qui, de bout en bout,
guident la recherche : les Prophètes, Platon, Augustin, Dante
et, associés à la même quête, Ungaretti, Paul Celan, Roland
Barthes.
La demeure est spacieuse, et Ossola s’y trouve chez lui.
Avec les auteurs, ses amis, ses appuis, la symbiose est telle
qu’il donne l’impression de les connaître par cœur, par le cœur.
Le prophète, jadis, avala le rouleau, la Parole vivifiante dont il
se nourrit. Ossola reprend la métaphore à son compte : lui
aussi mange les livres, les ingère et les digère. Entre textes et
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Michel JEANNERET
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Note
}
George Sanders
Mémoires d’une fripouille Paris, PUF,
trad. R. Slocombe 2004, 360 p.
introduction, épilogue
et filmographie par T. Thomas
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Tous les amoureux de la misanthropie se réjouiront de voir
paraître en français, avec seulement quarante-quatre ans de retard, les
Mémoires d’une fripouille de George Sanders. George qui ? Mais si, mais
si, vous connaissez forcément Sanders. Vous l’avez vu, et plus d’une
fois, promener à l’écran son antipathique nonchalance de « canaille aris-
tocratique » – le mot est de lui. Sanders fut à Hollywood un « méchant »
haut de gamme, « infect mais jamais grossier », tuant sans salir sa che-
mise et jouant sans la mouiller. Paresseux légendaire – une légende
qu’il entretient ici à longueur de pages –, il évitait autant que possible
de lire les scénarios qu’il interprétait. Il n’allait pas non plus voir les
films dans lesquels il avait tourné, mais cette négligence-là trahit peut-
être moins d’indolence que de lucidité. L’Amérique démocratique vit
dans ce Russe blanc l’incarnation même de la morgue britannique et,
en toute logique, lui confia tous les rôles disponibles d’officier nazi, pri-
vilège qu’il commente avec une louable modestie : « Personne, apparem-
ment, n’arrivait à articuler le mot Schweinhund – qui constituait une
large part du dialogue dans ce type de films –, avec autant d’émotion
que moi » (p. 88).
Il y a donc fort à parier que vous l’avez croisé dans l’un des cent
dix films où, à de très rares exceptions près, il occupe avec distinction
le rôle du parfait salaud. Rarement carrière réussie passa par un tel
champ de navets, puisque l’on peut, sans malveillance excessive, en
établir la proportion à 90 % de sa filmographie et y inclure des œuvres
pourtant signées de main de maîtres, comme le peu mémorable Vivre
libre (This land is mine) de Jean Renoir, Forever Amber de Preminger
ou Le Rendez-vous de Delannoy – rendez-vous qu’on a tout intérêt à
manquer. Restent les 10 % dirigés par Lang, Mankiewicz, Hitchcock,
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NOTE 849
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avec le nonchaloir qu’il affectait à l’écran : il ne fait que passer, comme
l’acteur en smoking qui, dans tel film des Marx Brothers, surgit côté
cour dans la salle des machines d’un paquebot pour la seule raison
qu’il s’est trompé de plateau et demande aux soutiers du feu pour son
cigare avant de ressortir côté jardin. Plus encore que l’irrévérence avec
laquelle est traité l’univers du cinéma (hollywoodien, mais aussi euro-
péen : voir son portrait ravageur de Rossellini et son récit féroce du
tournage de Voyage en Italie…), c’est son détachement qui distille un
charme insidieux.
Tout Hollywood, en 1960, s’était attendu à un livre bien méchant,
à la hauteur de la réputation d’insolence et de muflerie du bonhomme.
Sanders a déjoué cette attente : il n’y a guère de ragots et pas une
vilenie dans son livre. L’effet est d’autant plus dévastateur : c’est comme
si Hollywood – recommandable tout de même pour ses vastes demeures
et ses si belles filles – ne méritait même pas d’être moqué. Sanders
décrit Hollywood et le métier du cinéma comme avant tout et par-
dessus tout ennuyeux, avec des accents qui rappellent certaines pages
de Hollywood ville mirage (1937) où Joseph Kessel tirait le portrait d’un
cinéma devenu « industrie lourde » et usine où l’on pointe. Sanders est le
pire des iconoclastes pour un monde qui ne vit que d’apparences et
d’apparences excitantes. Quant à lui, « le fait de jouer dans les films ne
[l]’a jamais enthousiasmé », écrit-il avec une imbuvable sobriété ; « ce
n’est pas très excitant ; c’est beaucoup de boulot ; et cela prend beau-
coup d’un temps qui pourrait être mieux employé ailleurs ». Ne lui
demandez pas où, ni à quoi, sa réponse est toute prête : à ne pas jouer.
« Ne pas être acteur est, je pense, une ambition des plus louables, que
beaucoup de jeunes gens feraient bien d’acquérir » (p. 86). Pas étonnant
qu’on lui ait si souvent confié des rôles de traître et de saboteur.
On se tromperait pourtant à n’entendre que raillerie chez Sanders
et plus encore à imaginer qu’il milite pour un « meilleur » cinéma. Il y a
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Le télescope de ces étranges mémoires est rarement braqué sur les
puissants, les rich and famous. Il n’est pas non plus tourné, narcissique-
ment, vers le nombril de celui qui décrit ironiquement sa naissance à
Saint-Pétersbourg comme celle d’un « enfant d’un charme infini et d’une
beauté étourdissante. C’était moi ». Sa lorgnette (ou le monocle que les
réalisateurs lui imposent régulièrement) vise quelque chose de plus pro-
fond et de plus secret, qui est de l’ordre de la « fêlure » fitzgéraldienne. À
l’honneur de cette fripouille, dont l’anti-intellectualisme est trop affiché
pour être tout à fait honnête, on dira qu’elle donne envie de relire The
Last Tycoon [Le Dernier Nabab], le sombre chef-d’œuvre testamentaire de
Scott Fitzgerald sur Hollywood – « a mining town in lotus land ».
Et à propos de testament, lorsque Sanders ira se suicider dans un
hôtel près de Barcelone, en 1972, il laissera deux notes, l’une pour
prendre congé : « Je m’en vais parce que je m’ennuie. Je sens que j’ai
vécu suffisamment longtemps. Je vous abandonne à vos soucis dans
cette charmante fosse d’aisances » ; l’autre pour expliquer à l’hôtelier où
se trouve l’argent destiné au rapatriement de son corps… en Grande-
Bretagne.
Philippe ROGER