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L’ami, le texte, le monde :


vies de Jacques Derrida

}
Jacques Derrida
Chaque fois unique, la fin Paris, Galilée,
du monde 2004, 413 p.
présenté par P.-A. Brault
et M. Naas
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Kirby Dick et Amy Ziering
Kofman (réal.)
Derrida
} Jane Doe Films,
2002 (1 h 25)

« Ô mes amis, il n’y a nul ami ». C’est en interrogeant en


ses moindres replis cette apostrophe antique reprise par Mon-
taigne que Jacques Derrida nouait ensemble, dans Politiques
de l’amitié, des lignes qui parcouraient jusqu’alors son travail
en parallèle, sans qu’elles y eussent jamais vraiment convergé
– la différence/différance entre Eros et Philia, la crise des
Lumières et la démocratie comme promesse, le travail de
l’œuvre et les béances de la langue, l’accueil inconditionnel fait
à l’autre. L’un des enjeux de cette adresse paradoxale, rappe-
lait-il, est la question du nombre : « Combien sommes-nous ?
Est-ce que cela compte ? Et comment calculer ? 1 ». Question
indécidable, irréductible à l’antinomie romantique du senti-
ment et du calcul, mais qu’on peut s’essayer à poser aux livres
eux-mêmes pour éprouver d’une première façon cette conti-
nuité du texte à l’ami (ou de l’écrit au souci), telle qu’elle tra-
verse de bout en bout l’œuvre de Derrida : combien sont-ils ?

1. J. Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994, p. 54.


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760 CRITIQUE

est-ce que cela compte ? comment les dénombrer ? peut-il


jamais y avoir trop de textes ? Dans les deux cas, une limite
hante la question du nombre, la limite qui passerait entre plé-
thore et plénitude, foule horizontale et courbure d’un seul
autre, fût-il texte ou ami, une limite impossible, pressentie
mais qu’aucun décret ne saurait fixer. La réponse, pourtant,
importe moins ici que la possibilité même de renverser, en
posant aux textes les questions de l’ami, et réciproquement, les
cloisons savamment maintenues entre des ordres – l’affectif et
le textuel – qu’un humanisme vertueux spontanément phono-
centriste (vérité de ta voix contre abstraction d’un texte), aussi
bien qu’un mouvement de spécialisation du travail intellectuel,
contribuent à tenir éloignés l’un de l’autre. Au contraire, il
s’agit de faire jouer ailleurs, autrement, là où on ne l’attendait
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pas, cette vieille articulation entre la vie et l’œuvre, le texte et
l’ami, régimes théorique et bio-graphique, loin des impasses du
déterminisme causal comme des dialectiques bienveillantes de
la complémentarité, tout un rapport immémorial qu’il s’agit de
déplacer, de méconnaître, de recomposer. C’est une telle
démarche qu’invoque Derrida lorsqu’on lui soumet ce problème
aussi vieux que l’écriture, à plus forte raison concernant sa vie
et son œuvre, malgré les dénégations pudiques ou l’anti-
biographisme d’usage, et derrière les citations en abyme qui
semblent balayer la question, mais y réintroduisent en fait
la même énigme irrésolue – « que dire de la vie d’Aristote ?,
demandait Heidegger : Aristote est né, il a pensé, il est mort »,
rappelle souvent Derrida, tout en se gardant bien, par cette
référence enchâssée, de faire sienne pareille réponse.
À propos de Nietzsche, Otobiographies déjà, conférence de
1976, opposait à la séparation nette entre vie et œuvre des philo-
sophes (ou à leur seule confrontation psychologisante) la néces-
sité d’une « nouvelle problématique du biographique », donc
d’une nouvelle analyse « du nom propre et de la signature » : il
faut « [interroger] la dynamis de cette bordure entre “l’œuvre”
et la “vie” », cette bordure « ni active ni passive […] [qui] tra-
verse les deux corps, le corpus et le corps 2 ». Plutôt que de
tomber dans « l’immanentisme » d’une explication du texte

2. J. Derrida, Otobiographies. L’enseignement de Nietzsche et la


politique du nom propre, Paris, Galilée, 1984, p. 40-43.
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dans ou par la vie, et pour échapper (comme il y appelait alors)


à la toute-puissante « science de la vie » à laquelle le bios du
bio-graphique, « figeant » une œuvre et une pensée, soumet
inévitablement ce genre, un tressage inédit de la matière tex-
tuelle et de l’expérience de vie doit être exploré. Tressage,
entrelacement, raccordement infiniment variés, toujours sur-
prenants, qu’ont peut-être porté à leur plus haut degré d’exi-
gence, à leur plus forte densité aussi, dans l’ensemble du
champ intellectuel contemporain, justement la vie, l’œuvre
et les pratiques amicales de Jacques Derrida – trois ordres
moins dissociables encore chez lui qu’ailleurs. Ami, texte, vie,
chacun comme neuf, allégé de son poids d’évidences, libéré des
seuls liens que leur assignait le sens commun : jeu à trois
inconnues, cette triangulation ouverte ménage ainsi entre les
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pôles rigides d’une vieille dialectique, d’un dualisme sommaire
(vie/œuvre, écriture/amitié), un espace de négociation encore
largement inexploré.
C’est un tel espace que viennent parcourir chacune à leur
façon, dans la différence radicale qui les sépare, deux œuvres
récentes réinterrogeant sur de nouveaux frais le lien du bios
au graphein à partir, autour ou à propos de Jacques Derrida :
Chaque fois unique, la fin du monde, volume constitué d’abord
aux États-Unis par Pascale-Anne Brault et Michael Naas et
rassemblant tous les textes écrits (ou les interventions pronon-
cées) par Derrida à la mort d’un auteur ami (de Roland Barthes
en 1980 à Maurice Blanchot en 2003), et Derrida, film docu-
mentaire que lui consacrèrent en 2002 deux anciens étudiants
américains, Amy Ziering Kofman et Kirby Dick.

Amy Ziering Kofman et Kirby Dick, en construisant leur


film autour des réticences un peu cabotines de Derrida à se
prêter à leur projet, et en régressant du portrait à l’impossibi-
lité du bio-graphique et aux conditions mêmes du film, sem-
blent proposer de l’auteur un anti-portrait ou un méta-docu-
mentaire lui-même très en phase avec les paradoxes (et les
contre-sens) de sa réception américaine, jusqu’aux fantaisies
du montage et à la légèreté du ton – sauf s’il s’agit de laisser la
parole à l’œuvre, dont des extraits sont lus en anglais en voix
off par la réalisatrice. Pourtant, ce qui dans le film pourrait
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être imputé aux naïvetés du star system universitaire améri-


cain révèle aussi une aptitude à saisir, imiter, prolonger même
une attitude proprement derridienne, mélange de catapultage
des échelles et d’ironie structurale : ainsi, montrer en alter-
nance, dès les premières images, un Derrida hirsute, tout juste
levé, peinant à retrouver ses clés 3, et des extraits d’émissions
télévisées étrangères louant « le plus grand penseur contempo-
rain », n’est pas seulement une variation facile sur l’humaine
faiblesse du grand homme, mais un appel plus original à la
confusion des genres, à tout ce qui (rabattre l’anecdotique sur
l’hagiographique, mêler le quotidien au texte canonique) révéle-
rait ici quelque continuité souterraine. Souplesse des doigts du
coiffeur filmés en gros plan tandis qu’ils travaillent à redonner
du volume à la chevelure du penseur, agilité cette fois des
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mains de celui-ci occupées à beurrer son toast dans le son
familier des nouvelles à la radio – comme s’il y avait, entre la
forme du geste le plus anodin et la geste conceptuelle elle-
même, toute une correspondance secrète, improbable aussi, à
laquelle on n’accordera foi mais qu’on effleurera en passant,
pour que tout, de la veste au café, du bon mot entre amis à la
solitude d’une véranda, palpite de la même ironie. Des grandes
institutions aux détails du cercle intime, le film déploie ainsi
un continuum serré, réseau d’affects et de significations avec
ses nœuds et ses bifurcations, ce réseau même qui fait dire à
Derrida que, loin d’être assigné au seul domaine « bio-gra-
phique », l’ensemble formé par les colloques, les amis étran-
gers, les dialogues impromptus et les tendresses plus
anciennes est bien ce qui « produit » son œuvre.
La bordure, dès lors, est plutôt nervure, schéma réticu-
laire dont les branches imprévues, événements ou rencontres,
distribuent dans l’œuvre topiques et thématiques. Le chemine-
ment derridien, tournants et retours, résonances et nouveaux
départs, n’entretient pas un rapport périphérique (effets à la
marge des contextes de vie) mais proprement crucial, sinon
décisif, avec l’adoption américaine et ses amitiés de longue
date, le rituel des voyages et des arrachements contextuels, la
complicité antipodique, l’échange sous toutes ses formes (uni-

3. Où l’on entend comme en écho la phrase de Nietzsche qu’exhu-


mait Éperons : « J’ai oublié mon parapluie ».
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versitaire, logistique, personnel, intellectuel) avec des interlo-


cuteurs familiers mais lointains, familièrement lointains –
comme en témoignent l’allégorisation à même le texte derridien
de toutes ces puissances de déplacement, le passage constant
des langues jusqu’aux éclats d’un humour polyglotte (attention
à ne pas faire comme Thalès, qui tomba dans un puits pour
avoir fixé trop longtemps une étoile [a star], plaisante-t-il en
anglais lorsqu’un de ses interlocuteurs manque de se faire
écraser en traversant une avenue new-yorkaise à ses côtés), et
le rôle surtout des dialogues, et de leur discontinuum, avec
quelques alliés substantiels comme d’un véritable moteur de
l’œuvre. Les enjeux conceptuels qu’ont en retour pour l’œuvre
elle-même de Derrida la mondialité de sa réception, une dissé-
mination elle-même thématisée dès l’origine, les machines
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d’infection et de traduction qu’elle alimente, et auxquelles elle
s’alimente, mériteraient un jour une étude exhaustive qui sau-
rait replacer la polyglossie (allemand des textes, anglais des
amitiés, grec des énigmes, italien ou espagnol des fidèles, etc.)
au cœur du travail du concept : « toutes ces questions sont
aussi de la traduction et du transfert » (p. 95), conclut Derrida
d’une parenthèse tandis qu’il traite du punctum et de la méto-
nymie chez Barthes – mais il pourrait en faire la devise de bien
de ses textes. Saut des langues, transfert des textes, réma-
nence des dialogues, échange de paroles au présent, et jus-
qu’aux cartographies de la gratitude et de ses chemins retors
(celle de Derrida pour chacun des disparus singulièrement,
celle qu’il exprime envers les deux éditeurs du volume jusqu’à
en faire les seuls véritables auteurs [p. 10], et celle que ceux-ci,
la déclarant « incalculable », ont à leur tour pour son œuvre
[p. 56]) – tout contribue à faire ainsi d’une circulation générali-
sée, moins l’effet que le principe de germination lui-même de la
pensée derridienne. Laquelle n’offrit pas par hasard pour hypo-
thèses inaugurales, de L’Écriture et la différence à De la gram-
matologie, celle d’une inscription qui serait antérieure à sa
lettre, celle du « gramme » comme déplacement d’une trace,
celle même d’une surabondance du signifiant qu’augmenterait
encore, comme ces tourbillons de branchages affolés roulant
dans le vent du désert, ce dont ses errances désordonnées sont
venues le charger, le lester, le tacher.
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Imbrication des textes : l’amitié (du) possible


La circulation des textes est, avant tout, affaire d’amitié.
Les rencontres se font grâce au texte : Derrida dit devoir par
exemple sa connivence immédiate avec Paul de Man, rencontré
pour la première fois lors du colloque de Johns Hopkins
d’octobre 1966, à l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau,
sur lequel tous deux travaillaient alors « sans le savoir »
(p. 102). Les amitiés se rapportent aussi au texte par le simple
aléa de ses supports, l’émotion de ses envois : c’est le souvenir
sensible de la « couleur de l’écriture » de Barthes, celle d’un
simple mot manuscrit datant de 1956 que celui-ci ne lui donna
pas mais qui « devait accompagner le don d’un livre [qui]
concernait […] le tout de ma vie » (p. 93-94), ou bien l’évocation
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réjouissante de ces cartes postales qu’il avait pris l’habitude
« un peu superstitieuse » d’envoyer à Blanchot depuis le village
d’Eze, comme pour illustrer cette « singulière gaîté » que
Derrida regrette qu’on sache si mal reconnaître chez Blanchot
(p. 332, 327). À l’image de ce dernier rite d’amitié, étendu en
amont jusqu’au « spectre de Nietzsche », que Blanchot avait dû
« croiser » en découvrant Eze, et en aval vers la complicité de
Jean-Luc Nancy, lequel co-signa l’une de ces cartes avec
Derrida une année qu’ils étaient ensemble à Eze (et dont
La Communauté désœuvrée, surtout, inspira à Blanchot
La Communauté inavouable), c’est sur un territoire intertextuel
protéiforme que se déploie pleinement l’amitié. Intertexte
labile, joueur, tentaculaire, qui aurait pour propre d’inclure
indifféremment (de ne plus séparer a priori) textes de et pour
l’autre, textes écrits et à venir, textes mineurs et majeurs,
textes intimes et publics, textes-sources et textes-effets, textes-
mondes et textes-livres – le long d’un continuum textuel qui
n’est pas sans rappeler cette sphère plus impersonnelle de la
« transdiscursivité » où Foucault voyait « s’écraser » les noms
propres devenus simple « principe de classement » (ici, de croi-
sement) 4. Chez Derrida, l’amitié a (son) lieu dans le texte, et
peut dès lors débuter avant même la rencontre physique, ainsi
qu’il le dit de ses premières lectures d’Edmond Jabès : « l’ami-

4. M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? (conférence) », Dits et


écrits 1954-1988, vol. 1, Paris, Gallimard, 1994, p. 798-808.
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tié commence avant l’amitié […], cette reconnaissance qui vient


avant la connaissance, je crois qu’elle se destine à survivre »
(p. 156). Aussi l’espace intertextuel en question inclut-il égale-
ment l’amitié comme l’une de ses composantes, renversement
ici encore de la proposition humaniste (selon laquelle les livres
font partie d’une amitié) moins par l’effet d’une « textualisa-
tion » du monde vécu, telle que la reprochent à Derrida tous
ceux qui persistent à opposer texte et monde, qu’en vertu d’un
monde toujours déjà tressé de texte, d’un « monde de référence »,
pour user cette fois d’un mot de Paul Ricœur, que viendraient
« augmenter » tour à tour échos du texte dans mon monde et
résonances du monde dans ma lecture de ce texte, conformé-
ment à cette imprégnation complète des deux plans qui fait
bientôt produire aux textes « un monde que je pourrais habiter
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et dans lequel je pourrais projeter mes pouvoirs les plus
propres 5 ».
D’une telle intrication de texte et d’amitié, ce rassemble-
ment d’hommages a le mérite d’offrir les exemples les plus
variés. C’est ainsi l’autre éclairage que propose Derrida du tra-
vail et de la personne de Louis Althusser si l’on sait, pour les
approcher, non plus citer seulement Marx et Montesquieu
mais « nommer aussi Pascal, par exemple, et Dostoïevski, et
Nietzsche – et Artaud » (p. 149). C’est la plongée vertigineuse
qu’il propose dans l’œuvre de Louis Marin à partir d’une
seule expression de lui, le « travail du deuil de l’absolu de la
“force” », une véritable chute dans l’intertexte marinien le long
de laquelle Derrida montre Marin citant d’Alberti un passage
où ce dernier « pense peut-être » à Aristote tel que l’évoque
Montaigne, auquel justement – plateforme d’amitié qui inter-
rompt enfin la chute – Derrida et Marin firent souvent allusion
au fil du séminaire qu’ils consacrèrent ensemble à l’amitié et
« l’expérience testamentaire » (p. 191-192). Au creux d’un tel
intertexte, les filiations intellectuelles sont elles-mêmes moins
transmissions ou genèses, familialisme mal-venu, qu’heu-
reuses bâtardises, successions intempestives, ou familiarités
en excès qui valent meurtre des pères : c’est ainsi que Derrida
peut réintroduire le dernier Louis Marin dans « cette filiation

5. P. Ricœur, Temps et récit 1, Paris, Éd. du Seuil, « Points », 1983,


p. 150-152.
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766 CRITIQUE

hérétique qui va de Pascal à Nietzsche » (p. 203), de même qu’il


jouait dans Politiques de l’amitié de cette « chaîne de filiation »
et de détournements le long de laquelle s’est transformée
l’apostrophe originelle attribuée à Aristote (de Diogène Laërce à
Montaigne, Kant, Blanchot ou même Nietzsche, qui renversa
l’adresse : « “Ennemis, il n’y a plus d’ennemis”, s’écrie le fou
vivant que je suis 6 »), et qu’il montre enfin son amie Sarah
Kofman, comme pour plonger dans une intimité sans retour
(celle de leur amitié comme celle qui la liait elle-même aux
grands morts de ses textes), « sans pitié, sinon sans merci, […]
et pour Nietzsche et pour Freud, [qu’elle] aima impitoyable-
ment » (p. 214) – brusque irruption dans les arrière-cuisines, là
où l’on tutoie, violente même les grands noms, là où s’indistin-
guent débat avec les textes et tourments conjugaux.
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L’intertexte amical, à moins qu’on ne préfère parler d’ami-
texte, renvoie aussi au frottement, à l’entrecroisement, à l’en-
chevêtrement parfois, toujours à une chorégraphie commune
des textes des deux amis, que le travail de la citation fait ainsi
s’épouser à même la page : à l’image du complexe entrelacs
d’extraits de La Boétie et de phrases de Montaigne que celui-ci
tressa au fil de ses Essais en hommage posthume à celui-là
(jusqu’à mêler leurs deux textes comme deux corps imbriqués,
lovés, désindividués), Derrida cite souvent l’ami disparu par
paragraphes entiers, autant pour ne pas lui voler la parole
qu’avec la générosité d’une mosaïque commune, d’un être-
ensemble surgi du texte. Mais sans « incorporer » ni la citation
ni le cité, car la citation, comme le rappellent dans leur préface
les deux éditeurs du volume, doit bien, dans la logique de la
déconstruction, « agir en tant que point d’altérité infinie au
sein du texte » (p. 43).
Ni célébration formelle ni réflexe mimétique, le subtil
emboîtement des citations manifeste ainsi toute l’empathie du
survivant, pour le texte de l’autre aussi bien que pour l’autre
du texte – procédés textamicaux qui n’ont peut-être jamais été
plus finement ciselés qu’avec le texte inaugural d’hommage à
Barthes, où sont déjà présents tous les gestes, de symbiose et
de reprise, de déférence et d’intimité, déployés encore et encore
dans les quinze hommages suivants. Car ici les deux textes,

6. Cité dans Politiques de l’amitié, op. cit., p. 68.


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L’AMI, LE TEXTE, LE MONDE 767

celui de Derrida et les extraits auxquels il renvoie de La


Chambre claire de Barthes, se jaugent, s’éprouvent, s’embras-
sent puis se retirent, jusqu’au possible glissement d’une mère
à l’autre (mais « je ne me mets pas à sa place, je ne tends pas à
remplacer sa mère par la mienne » [p. 88]) et à une parataxe
finale où pleuvent sans transition, comme l’auteur lui-même
pleure son ami, fragments, titres et morceaux de titres de feu
Roland Barthes (p. 97). L’empathie se fait cette fois plus
contrôlée, moins bienveillante aussi, face au souvenir de
Michel Foucault, à propos duquel Derrida prévient qu’il ne
saurait prolonger le débat qui les opposa dix ans auparavant
au sujet de Descartes et d’Histoire de la folie (car « on ne pro-
longe pas une discussion orageuse après le départ de l’autre »
[p. 110]), préférant glisser de la figure de Descartes à celle de
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Freud, mais non sans évoluer quelques pages plus loin, dans
la foulée de ce déplacement, vers l’esquisse d’une critique cette
fois d’Histoire de la sexualité, au nom de « l’idée [probléma-
tique] de problématisation » (p. 117-120).
Quoi qu’il en soit, ce continuum des textes leur permet de
former, avec les amis qu’ils relient et les autres expériences qu’ont
partagées ceux-ci, un ensemble insécable et sans contrainte,
une « communauté sans communauté », cette « communauté
désœuvrée » qu’a décrite toute une tradition moderniste
d’essais politiques sur l’amitié (Bataille, Blanchot, Nancy,
Agamben), et que Derrida tire plutôt ici, en partie dans la
lignée de Lévinas, du côté d’une communauté éthique, œuvre
sans œuvre des entrelacs amicaux, « communisme de l’écriture »
par la « guerre [faite aux] usages dominants de la langue 7 »,
loin des enthousiasmes du faire-ensemble ou des fusions du
romantisme amical. De fait, l’amitié qui porte ici Derrida, celle
aussi qui traverse son œuvre en tant que promesse d’une poli-
tique démocratique, est à la fois distance et secret, rencontre et
souci, pressentiment du deuil et partage du rire. Elle est ce
qu’il explore depuis longtemps, notamment dans Politiques de
l’amitié, comme un lien seulement possible, étranger à toute
racine, riche de ses distances, irréductible aussi aux sortilèges
du collectif. Elle doit même impérativement ne pas être cette
vieille amitié phallogocentrique conçue comme « fraternité »,

7. Politiques de l’amitié, op. cit., p. 90.


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768 CRITIQUE

amitié mâle et familialiste arrimée aux schèmes de la filiation et


de l’autorité, puisque « le deuil du frère risquerait trop de laisser
revenir le père 8 », à moins de susciter une « fraternité sans fra-
ternité », sans les foules serrées ni les figures du Père. Cette
amitié-là, ni fraternelle ni fusionnelle, dont Blanchot avait su
dire si simplement la part de solitude – « amitié : amitié pour
l’inconnu sans amis 9 » –, Derrida la voudrait libre aussi des
diktats chrétiens ou kantiens de l’égalité abstraite et de la réci-
procité : la « bonne amitié […] exige une certaine rupture de
réciprocité ou d’égalité, l’interruption aussi de toute fusion ou
confusion entre toi et moi 10 ». Elle pourrait bien être même sans
intériorité, substituant les effets de croisement aux réfractions
psychiques, et l’accueil à l’interprétation. Elle se méfie en tout
cas des ruses de la proximité, des discours lénifiants de la sym-
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biose : il faut « y mettre, y laisser plutôt, y respecter une dis-
tance infinie, cela même que ne sait pas faire l’amour », une dis-
tance qui permette le déploiement d’une altérité et prémunisse
contre tout arraisonnement, contre la captation du proche, car
« la proximité du prochain [est] ruse du propre et de l’appro-
priation 11 », comme le notait Derrida à l’appui de sa critique
d’une amitié christianisée.
Indéterminée, non naturalisée, liée aux « modalités du
peut-être », entrelardée de textes et d’affects, l’amitié dont
Derrida interrogeait les politiques possibles réunit dès lors les
conditions mêmes de la pensée. D’où le lien, direct et affirma-
tif, qu’il traçait entre les deux termes : « dans [cette] logique, il
n’y a de pensée, il n’y a d’être pensant, si du moins la pensée
doit être pensée de l’autre, que dans l’amitié, la pensée […] ne
va pas sans la philia 12 ». Et cette même instabilité de la ren-
contre, de « l’im-possible du possible », cette même générosité
non-chrétienne du désœuvrement, d’une mobilité sans produc-
tion, sont ce qui permet à Derrida d’associer fermement, non
seulement l’amitié et la pensée, mais aussi le livre et la vie, en
un « livre de vie », un « livre des vivants » (p. 225) qu’il a tou-
jours conçu comme forme provisoire, circulation du signifiant,

8. Ibid., p. 322.
9. Cité in ibid., p. 56.
10. Ibid., p. 81.
11. Ibid., p. 84-85.
12. Ibid., p. 252.
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L’AMI, LE TEXTE, LE MONDE 769

à rebours du livre-cénotaphe et des corpus figés, toute une


obsession du livre-vie, livre vrillé, grouillant, continu et inarrê-
table, qui n’est pas étrangère à l’ampleur et à la variété de for-
mat de son propre catalogue de titres : si l’on dénombre en
français quatre-vingt-dix-neuf titres de livres signés Jacques
Derrida, le livre n’en est pas moins chez lui, qui s’est toujours
dit incapable de narrer et revêche aux systèmes (si le roman et
le traité philosophique sont les deux accomplissements ultimes
de la forme-livre), qu’une des formes transitoires, fût-elle la
plus récente, qu’ont prises successivement telle lecture deve-
nue séminaire, tel dialogue fait conférence, cette disparition
muée en hommage, cette fulgurance déployée en article, et leur
rassemblement imparfait au gré des rhèmes et des thèmes.
Figer le livre, assigner la pensée, naturaliser l’amitié – triple
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embaumement qu’il dénonce sans trêve.
C’est d’ailleurs à sa méfiance envers cet ordre « naturel »
qu’on peut imputer, d’une part, l’intérêt de Derrida pour les
dispositifs ostentatoires, pour « le caractère totalement artificiel
[d’une] situation » qu’il ne faut surtout « pas naturaliser »,
comme il l’explique dans le film en désignant la caméra (pour
le bonheur des réalisateurs, décidés à exposer, interroger, der-
ridianiser tout le dispositif filmique), et, d’autre part, au fil du
livre, sa gêne répétée – gêne homonyme, gêne éponyme – face à
une communauté de génération que tout en ses hommages
devrait le pousser à revendiquer. Un âge et un moment histo-
rique communs fondent en effet chez lui une véritable éthique
de la contemporanéité, et d’Althuser à Barthes, on ne peut se
défaire de l’impression que ces différences débattues en une
langue commune, ces règles partagées à même le dissensus,
ces hommages eux-mêmes du survivant signalent la dernière
génération intellectuelle solidaire, avant la dispersion des
expertises, l’obsession des concurrences, le mythe neuf des
générations « manquées ». Pourtant, Derrida persiste à tenir à
distance, distance des guillemets ou d’une parenthèse vigi-
lante, l’évidence d’une génération commune, en l’écartant au
nom d’une seule amitié lorsqu’il dit de Deleuze qu’il reste
« celui dont je me suis toujours jugé le plus proche parmi tous
ceux de cette “génération” » (p. 236), ou en l’évacuant au profit
d’une rare modalisation quand il parle de leur appartenance,
Jean-François Lyotard et lui, à « ce qu’on croit identifier
comme une “génération” – dont je suis le dernier-né, le plus
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770 CRITIQUE

mélancolique de la bande » (p. 257). Tandis que défilent ainsi au


cours du volume les chefs de file d’une génération révolue, cru-
ciale, regrettée ou conspuée par ses cadets, on se prend à imagi-
ner Derrida en militant d’une co-présence, en sociologue du
contemporain, en grand prêtre d’une chapelle générationnelle,
oubliant soudain ce qu’a toujours eu de suspect pour lui, et sa
politique de l’amitié (du) possible, une telle communauté naturelle,
aussi légitime qu’elle puisse être aux plans éthique et politique.

L’aporie posthume et le rythme de la pensée


Reste la mort – la mort qui suscita chacun de ces hom-
mages en son unicité même, la mort qui hante le déni de por-
trait opposé ici par Derrida aux réalisateurs du film, la mort
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qui « [arrachera] le nom du corps » (p. 220) et fonde dès lors
toute nomination, la mort qui « nous arrive tout le temps, sur-
tout quand nous parlons, écrivons et publions », à plus forte
raison quand nous citons, la mort comme l’horizon même dont
découlent amour et amitié en tant que pressentiments de la
disparition de l’autre (ils « ne seraient [donc] que la passion,
l’endurance et la patience de ce travail [de deuil de l’autre] »), la
mort enfin au cœur d’une politique derridienne, dans la persis-
tance d’un rapport endeuillé, funèbre, spectral, hantologique 13
de Derrida au politique. La mort est la texture même, ou
l’absence de texture, dont est fait cet enchevêtrement de vie, de
texte et d’amitié. Elle est ce qui les fait tenir ensemble et ce qui
les sépare, liant d’une déliaison, figure pré-conceptuelle omni-
présente chez Derrida – moins topique lancinante que dans
l’écriture de Jabès, moins présence spectrale que chez
Blanchot, moins logiquement déterminante que dans la pensée
de Lévinas, mais plus intimement là peut-être que chez tous
trois, au sens d’une inséparation d’avec la vie, d’une identité
première avec chaque texte, avec le fait même que puisse exis-
ter quelque chose comme un texte. Sauf qu’à venir oblitérer
l’autre, texte et vie mêlés, et à offrir alors au survivant contrit
la tentation de le représenter, la mort pose ici un problème
éthique insoluble qui est celui de tout hommage posthume, et

13. Voir J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993.


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L’AMI, LE TEXTE, LE MONDE 771

plus largement de tout témoin, un problème que Derrida, moins


nécrologue qu’ami, ou plus nécrographe que bio-graphe, pose
à chaque page, insistance litanique, aporie de témoin survivant
que celui-ci se doit de déplier constamment. Ni parler ni se
taire, double scandale, double contrainte, comme cet « acte de
parole impossible » d’Edgar Poe faisant dire à M. de Valdemar :
« Je suis mort » (cité p. 46) : c’est d’un côté le scandale de
l’adresse sans réponse, ou de la parole après/en lieu de l’autre,
et en contrepoint le scandale du silence, de se faire complice
de la mort sous prétexte de respect. « Continuer à en parler
tout seul après la mort de l’autre, […] je le ressens comme une
injure ou une blessure sans fond » (p. 84), répète-t-il ainsi au
fil du volume, mais sans jamais céder pour autant au silence,
ce « trop de fidélité [qui] renvoie la mort à la mort » (p. 71).
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C’est à l’aune d’une telle aporie que ce volume d’hom-
mages prend toute sa force : sans jamais l’évacuer, la proférant
même jusqu’aux limites de la rhétorique, Derrida parvient à
trouver pour chacun de ses amis le lieu en eux, en son texte,
en leur texte aussi, d’une singularité irréductible, la forme ou
le ton qui leur conviennent en propre. C’est l’admirable jus-
tesse des notations les plus simples, comme de parler pour
Barthes d’une « clarté [qui] émanait toujours », d’une « tristesse
[…] souriante et lasse, […] si incrédule au fond, raffinée, culti-
vée », et d’une « certaine manière de se défaire de l’autorité »
(p. 60-61, 85) ; pour Louis Marin, d’une poétique du deuil qui
est aussi la force d’un renoncement à la force, et pour laquelle
Derrida dit avec une émotion plus intense qu’ailleurs toute sa
reconnaissance et son admiration ; ou, pour Althusser, d’un
homme multiple et secret, intotalisable (p. 148). Ces hom-
mages, bien sûr, sont encadrés par la langue propre, les souve-
nirs sélectifs, la perspective singulière de celui qui les émet,
tenté plus d’une fois par la réappropriation conceptuelle,
comme avec cette thématique si derridienne « de la hantise et
de la spectralité » à la lumière brouillée de laquelle il relit ici
aussi bien La Chambre claire de Barthes, résumant même
toute son œuvre à une « spectralité du Référent » (p. 86), que
l’ultime essai de Louis Marin (p. 190). Mais jamais l’autre ne se
trouve absorbé, substitué, désingularisé – exploré qu’il est plu-
tôt en sa vérité propre, malgré la récurrence un peu rhétorique
des mêmes formules pour dire « l’impensable absence du pen-
seur », la vitalité de sa pensée, la persistance en Derrida désor-
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772 CRITIQUE

mais du regard de l’autre, ou l’inepte réduction d’une vie aux


codes d’une oraison funèbre – ce genre dont les préfaciers rap-
pellent qu’il « est guetté de tous côtés par la mauvaise foi,
l’aveuglement et […] la dénégation » (p. 23), et dont Derrida ne
cesse d’avertir qu’il constitue un « discours […] menacé par la
généralité du genre » (p. 123). C’est cette menace que viennent
balayer la forme de l’adresse, l’impossible interpellation du dis-
paru, l’apostrophe au présent d’une vie, deuxième personne en
creux où se lisent comme en surimpression le désespoir de la
perte (« d’être désormais voués à parler de Paul de Man au lieu
de lui parler » [p. 101]) et l’absence de terme à l’absence (« je
continuerai de lui écrire ou de l’appeler […] aussi longtemps que
je vivrai » [p. 332], conclut-il pour son hommage à Blanchot).
Autant de paradoxes, d’appels sans réponse, de tensions
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renouvelées entre le devoir-dire et le demeurer-indicible qui
font finalement de la vieille figure de la prétérition le leitmotiv
même de ce livre. Car Derrida ne cesse d’y déclarer son refus
de parler après l’ami, son incapacité à l’évoquer, son désir de
silence, jusqu’aux lettres « nombreuses et belles » que lui
adressa Max Loreau et qu’il « n’ose pas citer » (p. 130), avant
qu’elles n’envahissent la page et n’en écartent bientôt son
propre texte. Il ne s’agit encore que de demi-prétéritions
lorsqu’il parvient à substituer à ce qu’il allait dire (après l’avoir
déclaré indicible) les détours d’un glissement de textes ou
d’une métonymie amicale – ainsi lorsqu’une évocation de
L’Amitié de Blanchot, celle en l’occurrence qui le lia à Georges
Bataille, renvoie à celle que lui-même avait nouée avec Barthes
(p. 89), ou quand l’impossibilité annoncée de donner un titre à
son texte sur Sarah Kofman (effectivement titré par des points
de suspension) donne lieu à divers essais de titre rejetés l’un
après l’autre (p. 211-213). Avec le geste prétéritif aussi bien
qu’avec l’aporie dûment dramatisée du silence et de l’hom-
mage, on rejoint aussi l’un des thèmes axiaux du travail de
Derrida, celui du secret, du reste, de la réserve, le secret
entendu comme l’inconnaissable qui n’est pas derrière (vieille
lune sémiologique d’une vérité cachée) mais à même le signi-
fiant. Un ami, comme il le dit de Lyotard, est celui-là même
que la proximité n’empêche pas de rester « à jamais inconnu et
infiniment secret » – Lyotard dont il révèle ici le vouvoiement
maintenu entre eux jusqu’à la fin « comme l’usage d’un code
secret qui n’était réservé qu’à nous deux » (p. 270, 273). Rien
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L’AMI, LE TEXTE, LE MONDE 773

ne dit mieux cette passion derridienne du secret, ce goût de ce


qui se trame dans un silence complice, que la scène du film
Derrida où on peut le voir en train de visionner l’entretien pré-
cédent au cours duquel il lui était demandé de raconter sa ren-
contre avec sa femme Marguerite (en sa présence, de surcroît),
puis d’affirmer avec un sourire gourmand avoir « beaucoup
aimé » cette scène parce que sa femme et lui y seraient comme
« au bord d’une confidence » impossible, se taisant mais y pen-
sant ensemble – soit le rare exemple d’un secret inscrit à même
l’écran sans y être dévoilé, situation derridienne s’il en est.
Outre la diagonale du secret, il est pour finir deux autres
caractéristiques de l’écriture derridienne qui renvoient à leur
tour à la question bio-graphique, telle que la pose en tout cas
une œuvre traversée de part en part par l’autobiographie (de
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La Carte postale à Circonfession et au Monolinguisme de l’autre) :
d’un côté le travail de la langue – traversée littéraire des textes
théoriques, démence du symbolique à même la raison du phi-
losophe – et, de l’autre, l’omniprésence du corps. Inutile de
revenir sur le premier axe, connu autant qu’inépuisable, le
long duquel Derrida inquiète depuis le début le langage philo-
sophique, retourne jusqu’à les épuiser les expressions les plus
anodines, fait de l’illisible un enjeu crucial de pensée (depuis
Glas et même avant), noue des amitiés nourries de la « langue
de l’autre » et de ses surprises phonétiques (comme lorsqu’il
attribue à Max Loreau « les mots en int., les lettres i.n.t., […]
comme une signature, précisément parce qu’elles sont absentes
de son nom » [p. 129], ou quand il joue du mot anglais corpse
[cadavre] pour évoquer le corps et le corpus de Sarah Kofman),
et s’évertue sans cesse, plus généralement, à défamiliariser
chaque langue, à lui faire révéler son étrangeté propre – ce que
son amie Hélène Cixous nomme « son hypersensibilité à ce que
les mots français recèlent aussi bien folittéralement que philo-
sophoniquement 14 ». Quant au corps, il affleure dans chaque
phrase, relie là aussi texte et monde, et semble souffler à
l’auteur chacun de ses déplacements de sens. L’hommage à
l’ami disparu passe nécessairement par l’évocation de son
corps en sa singularité propre, le « si beau visage au grand

14. « Du mot à la vie : un dialogue entre Jacques Derrida et


Hélène Cixous », Magazine littéraire, n° 430, avril 2004, p. 26.
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774 CRITIQUE

front de Louis [Althusser] » (p. 149), la démarche discrète de


Roland Barthes, le timbre inquiet de Lévinas qui interrompait
au téléphone son interlocuteur d’un « allo, allo » en pleine
phrase semblant « appréhender la coupure et le silence »
(p. 248). Quant au film sur Derrida, avec ses longs plans silen-
cieux le montrant occupé à des gestes infimes – comme de
reboucher d’une seule main adroite des stylos sur son bureau,
ou de couvrir avec soin un bol d’aubergines de son film de cel-
lophane –, il ajoute les aisances de son corps aux propos que
tient l’auteur sur l’intemporalité des yeux, « la seule partie du
corps qui ne vieillit pas », ou sur les mains des philosophes,
dont il glisse au passage que leur vie sexuelle l’aurait intéressé.
Car le philosophe écrit avec le corps, avec chaque partie de
son corps, comme n’a cessé de l’explorer son propre travail, en
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interrogeant la voix comme source d’une longue illusion « pho-
nocentriste » ou bien comme la manifestation la plus précise
d’un autre (c’est le sens de l’otobiographie, qui consiste à
« écouter une vie », à se laisser « [prendre] par l’oreille »), en
débusquant chez Nietzsche toute une façon « [d’]apprendre à
vomir, [de] former ainsi son goût ou son dégoût, [de] savoir se
servir de sa bouche et de son palais, remuer la langue et les
lèvres 15 », ou encore en ouvrant son intervention sur l’impu-
deur autobiographique (à la décade de Cerisy qui lui fut consa-
crée en 1997, sur le thème de « l’animal autobiographique »)
par une description de l’étrange malséance (ou « animal-
séance ») qu’il y aurait à se trouver nu devant son chat – « le
sexe exposé, à poil devant un chat qui vous regarde, juste pour
voir 16 ». Ainsi, qu’il soit question du regard de son chat sur son
corps nu, des mains des philosophes, du déplacement pho-
nique d’un seul mot quand ce n’est pas de toute la tradition
métaphysique, du mot « Adieu » (à-Dieu) selon Lévinas ou d’un
gérondif à double tranchant chez Louis Marin, la rencontre
toujours imprévisible du corps, du texte, de la langue et de
l’ami conditionne en fin de compte le rythme propre de la pen-
sée derridienne. Celle-ci compose un ballet sans égal qu’orga-
nisent ses contretemps, elle est alternance fine, réglée par ses

15. Otobiographies, op. cit., p. 82.


16. L’Animal autobiographique. Autour de Jacques Derrida, Paris,
Galilée, 1999, p. 253-254.
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L’AMI, LE TEXTE, LE MONDE 775

dérèglements mêmes, d’une parfaite lenteur de l’analyse, arc-


boutée plusieurs centaines de pages durant sur la même
phrase de Nietzsche, et des fulgurances de l’accélération,
combinaison scandée des plus minutieuses micro-analyses
étymologiques et des plus vastes embras(s)ements du corpus
littéraire ou philosophique : « oui, c’est à un détail que je
demandais l’extase révélatrice, […] un accès gracieux, étranger
à tout labeur, […] détail à la fois très visible et dissimulé »
(p. 63), écrit Derrida à propos de Roland Barthes en des termes
typiques de sa démarche – le plaisir, le secret, le paradoxe, une
fausse facilité et la conflagration des échelles, puisqu’une pen-
sée aussi rythmée, tendue comme une corde d’archer, faite de
vitesse autant que de patience, est seule à même de nous faire
circuler du détail à l’ensemble tout en nous enseignant la rela-
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tivité des deux échelles. Vie, texte, amitié – questions de
rythme à chaque fois, le rythme propre du penser, celui qui
affole les savoirs dominants.

François CUSSET




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Pierre Bourdieu
par Pierre Bourdieu,
ou la question du double

Pierre Bourdieu
}
Paris, Raisons d’agir, coll.
Esquisse pour une auto- « Cours et travaux »,
analyse 2004, 142 p.
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En publiant sa Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même
en 1728, Vico rompait un tabou ancien de la rhétorique que
Dante avait exprimé ainsi : « il semble illicite de parler de soi-
même […] Les maîtres de rhétorique ne permettent pas que
quelqu’un parle de soi sans une cause nécessaire ; et l’on s’en
trouve détourné parce qu’on ne peut parler de soi-même sans
louer ou blâmer celui dont on parle ». Cette règle souffrait toute-
fois deux exceptions : « L’une, lorsque en se taisant, on ne peut
éloigner de soi une grande infamie ou un danger […] L’autre rai-
son, c’est quand, parlant de soi-même, il en résulte un grand
profit doctrinal pour autrui 1 ». L’Esquisse pour une auto-analyse
de Pierre Bourdieu, parue deux ans après sa mort, répond
sciemment à ces deux exigences. Sans qu’il s’agisse de sa visée
première, l’ouvrage peut être lu comme une réponse nécessaire,
quoique oblique, aux critiques dont le sociologue a fait l’objet 2.

1. Dante, Banquet, I, 2, dans Œuvres complètes, Paris, Le Livre de


Poche, 1996, p. 186, cité par Davide Luglio dans Vico, Vie de Giam-
battista Vico écrite par lui-même, trad. de l’italien par J. Michelet, revue,
corrigée et présentée par D. Luglio, Paris, Allia, 2004 [1728], p. 22.
2. « Pourquoi et surtout pour qui ai-je écrit ? Peut-être pour décou-
rager les biographies et les biographes […] cela sans pour autant sacri-
fier à la tentation (très puissante) de démentir ou de réfuter les défor-
mations ou les diffamations, de détromper ou de surprendre » (p. 140).
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PIERRE BOURDIEU PAR PIERRE BOURDIEU 777

Mais si l’ouvrage tend ainsi à lutter contre une des formes


contemporaines de « l’infamie », il a aussi une visée didactique :
présenter son expérience comme un exemplum à l’usage de la
jeunesse et des générations futures 3.
En écrivant sa Vie à la troisième personne, Vico produisait en
outre un extraordinaire effet de distanciation par rapport à soi-
même : le procédé illustre mieux que tout autre le dédoublement
nécessaire à toute auto-analyse. Nécessité épistémologique propre
à tout retour sur soi, le dédoublement représente un problème
cardinal de la sociologie de Bourdieu, de même qu’il traverse de
part en part l’expérience vécue du sociologue. L’Esquisse montre
qu’il est un lien resté secret entre sa vie et son œuvre 4. Cette
auto-analyse ne doit donc pas être lue dans une perspective
seulement documentaire, ni comme l’application attendue d’un
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paradigme déjà cristallisé. Mise en abyme et, indistinctement,
mise à l’épreuve, en posant plus distinctement qu’ailleurs ce
problème du double ou plutôt des doubles, elle apparaît comme
une pierre de touche de l’édifice scientifique du sociologue.

Haine du moi et auto-analyse


Si Vico peut être considéré comme le pionnier de l’autobio-
graphie philosophique moderne, Bourdieu, pour sa part, tente
de rompre radicalement avec les présupposés mêmes de ce
genre. « Ceci n’est pas une autobiographie », prévient l’incipit de
l’ouvrage. Dans un article resté célèbre, Bourdieu avait mis en
garde les sciences humaines contre « l’illusion biographique »,
illusion rétrospective qui « décrit la vie comme un chemin, une
route, une carrière avec ses carrefours, ses embûches, compor-
tant un commencement, des étapes et une fin au double sens

3. « [J]’ai écrit aussi et peut-être surtout à l’intention des plus


jeunes de mes lecteurs dont j’espère qu’ils pourront éprouver, à travers
cette évocation, les conditions historiques dans lesquelles s’est élaboré
mon travail et qui sont sans doute très éloignées, sous différents rap-
ports, de celles dans lesquelles ils sont placés […] » (p. 141).
4. « Et ce que j’ai dit ici des causes ou des raisons de chacune des
expériences évoquées, comme mes aventures algériennes ou mes
emballements scientifiques, masque aussi la pulsion souterraine et l’in-
tention secrète qui étaient la face cachée d’une vie dédoublée » (p. 94,
souligné par moi).
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778 CRITIQUE

de terme et de but 5 ». Suivant cette représentation, la vie serait


comprise comme totalité, approchée comme l’expression d’un
projet qui lui est extérieur, soumise à un telos qui en constitue
le sens. Tout récit de vie présuppose ainsi un moi unitaire,
« constant » et « consistant », derrière lequel Bourdieu ne voit
en définitive que les derniers vestiges de la métaphysique du
sujet et le refuge garanti de l’individualisme méthodologique.
L’auto-analyse est donc tout le contraire d’une analyse du moi.
Il s’agit d’abord d’une analyse du monde, d’une cartographie
des champs sociaux dans lesquels, en tant qu’agent, « Je » a
occupé telle ou telle position, puis d’une étude des effets de
tels trajets sur ses dispositions – renforcement, censure,
transformation, etc.
Les bénéfices escomptés d’une telle opération sont doubles.
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À un niveau épistémologique, il s’agit « d’objectiver le sujet de
l’objectivation », d’interroger, par un mouvement de réflexivité
qui n’est pas relativisme, la construction du point de vue du
sujet même de la connaissance et les conditions sociales de
cette dernière. L’auto-analyse ne conduit pas pour autant à
abandonner les prétentions de généralisation d’une anthropolo-
gie entendue au sens le plus large. Elle représente la contrepar-
tie nécessaire de ce que Bourdieu a fini par appeler « l’objectiva-
tion participante », le rapport spécifique au monde requis selon
lui par la science sociale, rapport qui passe précisément par un
dédoublement de la conscience 6. Cette complémentarité épisté-
mologique de la réflexion et de l’auto-réflexion est une consé-
quence du dualisme philosophique de Bourdieu qui l’a conduit,
dès ses premiers travaux, à poser le caractère irréconciliable du
savoir théorique et du savoir pratique. L’Esquisse pour une
auto-analyse – reprenant partiellement le titre du livre-mani-
feste de 1972 : L’Esquisse d’une théorie de la pratique – rap-
pelle que la critique de l’intellectualisme est la racine de l’œuvre
du sociologue, sa radicalité propre. La scotomisation nécessaire
à l’activité théorique, qui ne peut cependant se dire que dans
l’activité théorique, représente d’ailleurs la tragédie personnelle

5. P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en


sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-72.
6. P. Bourdieu, « L’objectivation participante », Actes de la recherche
en sciences sociales, 150, décembre 2003, p. 43-57.
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PIERRE BOURDIEU PAR PIERRE BOURDIEU 779

de Bourdieu, le principe du dédoublement de sa personna-


lité comme de son analyse sans cesse renouvelée des mondes
intellectuels, qu’accompagne un sentiment de deuil infini.
L’Esquisse est le témoignage d’une telle constellation affective.
Elle montre donc combien la libido sciendi, chez Bourdieu,
est inséparable, au plus intime, d’un travail sur soi (p. 78), qui
est d’abord travail sur la séparation et le déracinement. Ainsi
la conversion initiale et irréversible de la philosophie à la pra-
tique de la sociologie correspond-elle à l’expérience d’un retour
au pays natal, en Béarn. Le sociologue explique comment il fit
alors un usage quasi frénétique de la carte, du plan, de la sta-
tistique, de la photographie, etc., comme pour enregistrer un
passé à la fois intime et à jamais disparu (p. 81-82). Une telle
enquête – l’analyse structurale des mariages paysans – s’expé-
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rimente d’abord comme une rupture avec l’expérience pre-
mière, c’est-à-dire enfantine, du monde social soumis à une
restitution de type objectiviste. Mais avec cette dernière s’im-
pose aussitôt l’analyse de l’analyste lui-même, car l’expérience
du retour se révèle être l’enjeu d’une lutte jamais assurée avec
soi pour maîtriser et dépasser un sentiment inéluctable de
deuil 7. Cette première auto-analyse est donc à la fois la source
du projet intellectuel du sociologue et la condition d’un retour
de second degré à son expérience première, à la logique pra-
tique et subjective des amis perdus, en complément du point de
vue de surplomb, maîtrisé et conscient, théorique en somme,
sur leurs pratiques.

Sociologie, une vie


Produit d’un dédoublement de soi qui est lui-même le style
scientifique propre d’une personnalité double, l’Esquisse se
situe donc naturellement dans un intervalle. Elle se tient entre
le roman familial qui occupe la dernière partie (p. 109-139) et
les descriptions de l’évolution du champ intellectuel depuis les
années cinquante. L’ouvrage suit ces deux lignes qui s’entre-

7. « C’est toute une partie de moi-même qui m’est rendue, celle-là


même par laquelle je tenais à eux et qui m’éloignait d’eux, parce que je
ne pouvais la nier en moi qu’en les reniant, dans la honte d’eux et de
moi-même. Le retour aux origines s’accompagne d’un retour, mais
contrôlé, du refoulé » (p. 82).
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780 CRITIQUE

croisent parfois, il rend compte d’une « expérience duale », celle


« d’un très fort décalage entre une haute consécration scolaire
et une basse extraction sociale » (p. 127). Il décrit les affects
provoqués par la rencontre entre le milieu d’origine et la
communauté d’adoption. L’auteur comme le lecteur sont ainsi
les témoins d’une série de tensions successives, souvent
fécondes et surtout répétées – répétition qui doit faire la
preuve de l’inertie des dispositions individuelles initiales, de
leur caractère structurant : coupures entre le milieu d’origine
des parents de l’auteur et celui des parents eux-mêmes ; entre
l’environnement familial et l’école ; entre le monde de l’internat
et le monde de la classe ; entre les habitudes de la province et
les attitudes parisiennes ; entre le petit fonctionnariat rural et
la bourgeoisie ; entre les deux fractions, intellectuelle et écono-
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mique, de cette bourgeoisie ; entre la culture philosophique et
la culture scientifique, etc. On n’en finirait pas d’égrener ces
couples d’opposition binaires au milieu desquels, suivant le
contexte de l’analyse, Pierre Bourdieu se présente comme écar-
telé et double, condamné à des positions boiteuses ou de
« porte-à-faux » – auxquelles fait défaut l’aplomb, au double
sens du terme. Les contradictions entre deux ensembles de
dispositions provenant de milieux sociaux éloignés portent le
sujet à choisir les positions relativement dominées dans les
espaces sociaux qu’il traverse tout en y prenant l’ascendant ; à
combiner la « modestie » et la « hauteur » (p. 129-130) ; à res-
sentir « la dette et la déception » à l’égard du système scolaire,
cette « Alma mater ambiguë », puis à l’égard de toute institution
de consécration ; à se placer à la fois du côté de l’obéissance et
de la révolte.
La structure narrative générale est régressive, comme
dans une cure psychanalytique, puisque le récit de l’enfance et
de l’adolescence constitue le terme de l’auto-analyse plutôt que
son commencement, comme il est coutume dans les (auto) bio-
graphies. L’exposition des séparations successives et des
humiliations surmontées qu’a connues l’auteur reconduit tout
au long de la vie le schéma dramatique classique de la crise et
de la conversion qui, répété ainsi, donne de Bourdieu l’image
d’un homme simultanément en révolution permanente et fidèle
à lui-même. Ce récit est ici détourné de sa visée classique
puisque l’auteur ne connaît pas une unité plus grande à la fin
de sa vie qu’au début. Il n’est pas devenu plus sage avec le
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PIERRE BOURDIEU PAR PIERRE BOURDIEU 781

temps ; peut-être même la spécificité de son trajet tient-elle au


fait qu’il ait poursuivi l’ambition de vivre un destin absolument
inverse, celui d’une fureur montante, produit d’une réconcilia-
tion impossible avec soi comme avec le monde 8. La crise fon-
datrice, celle où pour la première fois les crises subjectives
antérieures trouvent un terrain d’expression favorable, est,
avant le retour au Béarn, la guerre d’Algérie, vécue sur place,
dans l’armée française puis en partisan de la résistance algé-
rienne. Ces pages, qui sont pourtant parmi les plus neuves,
décevront probablement l’historien, le lecteur en quête de
témoignage : ils soupçonneront Bourdieu de ne pas avoir tout
dit. Mais l’auto-analyse ne vient pas rivaliser avec la connais-
sance historienne : elle reste théorie plus que récit. Elle ne dit
pas une vie mais un style de vie – peut-être même une vie pos-
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sible. Aussi s’appuie-t-elle sur une ascèse de l’anamnèse ; y
sont sélectionnés les traits jugés les plus pertinents pour la
reconstruction sociologique du sujet. Elle n’exclut pas les
refoulements, elle n’empêche pas les omissions.
Sur la vie intellectuelle du sociologue, pas de révélations :
l’ouvrage se présente comme un développement des dernières
séances du dernier cours au Collège de France, publié en 2001 9.
Pierre Bourdieu est, depuis les années soixante, un des obser-
vateurs les plus intransigeants du milieu philosophique.
L’Esquisse reprend les critiques développées depuis lors et
théorisées dans les Méditations pascaliennes (1997) sur le
« point de vue scolastique », à quoi s’ajoutent des notations
brèves sur l’esprit de corps de la corporation philosophique,
sur l’exaltation du moi régnant dans ce que Jean-Louis Fabiani
a appelé la « discipline du couronnement », sur « l’utopisme
irresponsable et la radicalité irréaliste » (p. 21) que produit
l’enfermement à l’étude, tel que le jeune Bourdieu le rencontre,
rue d’Ulm, au début des années cinquante, et tel qu’on le
retrouve aujourd’hui sur les campus américains. C’est, comme

8. M. Onfray, Tombeau de Pierre Bourdieu. Célébration du génie


colérique, Paris, Galilée, 2002.
9. P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Éd. du
Seuil, 2001. Le texte de l’Esquisse, apprend-on dans la « Note de l’édi-
teur », fut rédigé entre octobre et décembre 2001. Une première édition
fut publiée en Allemagne en 2002 : Ein Soziologischer Selbstversuch,
Francfort, Suhrkamp.
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782 CRITIQUE

on sait, contre la philosophie sartrienne et, derrière elle, hei-


deggerienne, que Bourdieu a choisi le point de vue plus histo-
rien de Vuillemin, Koyré, Bachelard et surtout Canguilhem, ce
dernier apparaissant dans l’Esquisse comme une figure tuté-
laire et exemplaire (p. 22 et p. 40-45), comme Bourdieu vou-
drait l’être lui-même en écrivant cet ouvrage d’abord pour ceux
qui ne l’ont pas connu.
C’est aussi contre la mythologie sartrienne de « l’intellec-
tuel total » se croyant « sans attaches », selon le mot de Mann-
heim, que le sociologue a décidé de renoncer à la philosophie
et au discours de surplomb qu’elle suppose, à conduire des
enquêtes sur le terrain plutôt que de dire son mot sur toute
chose, à poser des problèmes philosophiques traditionnels au
moyen d’objets empiriques limités ou marginalisés. Bourdieu
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est cependant tout aussi impitoyable pour les sciences sociales
de son époque qu’il l’est pour la philosophie. Dans ce domaine,
de belles pages sont consacrées à Aron (p. 47-50) et Lévi-
Strauss (p. 59-63) qui furent, de près ou de loin, des initia-
teurs et des intercesseurs. Reste que pour le jeune Bourdieu,
qui fut son assistant en Sorbonne, Raymond Aron partage
l’ethos de son adversaire intellectuel supposé, Jean-Paul
Sartre. Lévi-Strauss défendrait, quant à lui, avec un structura-
lisme trop objectiviste, un certain naturalisme anhistorique qui
n’est que le transfert d’une attitude d’esthète vis-à-vis du
monde social. Bourdieu n’est donc nulle part à son aise, ni en
philosophie, ni dans les sciences sociales.
N’étaient le désaccord de ses dispositions avec les
contraintes des champs qu’il investit et, plus encore, la capa-
cité de faire quelque chose de ce désaccord, de le dépasser, de
convertir à chaque crise « un handicap en capital » (p. 86),
n’était aussi une disposition de jeunesse à inventer sa position
par delà les oppositions structurantes de chaque milieu et de
plusieurs milieux entre eux, Bourdieu n’aurait donc pas connu
la productivité scientifique qui fut la sienne et rencontré de
reconnaissance savante et publique 10. La capacité à innover et

10. L’accroissement de puissance ou la créativité propres aux


expériences duales est aussi un topos nietzschéen. « Cette dualité d’ex-
périences, explique Nietzsche, cette aisance à accéder dans des mondes
en apparence opposés se retrouve dans tous les aspects de ma nature ;
je suis mon propre sosie, j’ai une “seconde” vue pour doubler la pre-
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PIERRE BOURDIEU PAR PIERRE BOURDIEU 783

à changer une partie des règles du jeu social est ainsi analysée
dans l’Esquisse comme le résultat de la rencontre pourtant
presque impossible entre un champ et un habitus, entre un
espace des possibles et une puissance qui ne trouve pas à
s’actualiser en lui. C’est ce face-à-face hésitant et pourtant
continu qui détermine le projet créateur du sociologue, mais
aussi ses affects vis-à-vis de ses pères comme de ses pairs. Il
serait stupide sous ce rapport de vouloir épurer dans le dis-
cours de l’auteur l’ordre des raisons de l’ordre des sentiments
et de lui reprocher tantôt de trop donner au premier, tantôt de
trop céder au second. Toute l’Esquisse peut être lue comme
une démonstration en acte de ce que les passions et les ratio-
nalisations, au double sens, freudien et scientifique, de ce
terme, communiquent et s’interpénètrent. Il faut donc savoir
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rire des caractérisations de tel ou tel contemporain et des opi-
nions exprimées sans ambages à son sujet : elles sont indiscer-
nablement des expressions des dispositions de l’auteur et des
effets des règles du champ intellectuel sur les relations qu’il
entretient avec ses protagonistes.

Vers une sociologie psychologique ?


Sur le plan le plus théorique, l’Esquisse offre un démenti
pratique aux sociologues qui ont cru déceler chez Bourdieu
une rigidité de la théorie de l’habitus. Sans revenir sur les ava-
tars du concept, rappelons que l’habitus, comme système de
dispositions acquises, visait à expliquer les régularités obser-
vées des pratiques individuelles dans le temps et dans l’espace.
Il s’agissait dans le même mouvement de rendre compte aussi
du lien particulier d’interdépendance qui unit un individu aux
normes tacites de son groupe d’appartenance, comme la parole
exprime la langue. Le recours à la notion d’habitus permet
donc en principe d’expliquer conjointement l’individuation et la
socialisation : sur ce terrain, le concept s’oppose à la fois aux
théories de l’homme-conscience, libre de ses choix, et à celles

mière. Peut-être en ai-je aussi une troisième… » ; Ecce Homo, Paris,


Gallimard, 1992, rééd. 10/18, 1997, p. 21. Ecce Homo fournit d’ailleurs
un des seuls modèles d’autobiographie philosophique convoqué par
Bourdieu dans l’Esquisse.
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784 CRITIQUE

de l’homme-machine, obéissant seulement à des règles. Forme


redéfinie de l’inconscient, l’habitus est en outre toujours incor-
poré. Produit d’un conditionnement passé, il peut aussi être
producteur de comportements inédits.
Ceux qui critiquent Pierre Bourdieu lui reprochent en
général d’avoir accordé, malgré tout, une trop grande force au
caractère structuré de l’habitus. Il en résulterait une vision
déterministe des trajectoires de vie, une conception unitaire du
sujet, centrée de surcroît sur sa socialisation primaire, inatten-
tive enfin à la diversité des situations vécues qui, elles aussi,
transforment les individus. La question de la singularité est
ainsi devenue un des principaux enjeux d’affrontements entre
les différentes écoles de sociologie françaises. Il n’est pas un
sociologue ambitieux qui, ces dernières années, n’ait construit,
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presque toujours contre Pierre Bourdieu, sa sociologie du moi
et, par là, du sujet ou encore de l’action. On a même vu récem-
ment annoncée la reprise du programme maussien d’une
« sociologie psychologique ». Vue d’un autre pays, une telle
situation ferait sourire : elle reflète peut-être mieux la querelle
des egos au sein du champ sociologique français et l’atomisa-
tion de celui-ci, que la créativité réelle de ses protagonistes. La
tendance à cette concentration de la sociologie nationale
autour de l’individuel prolonge cependant, avec plusieurs
années de décalage, le mouvement vers la micro-histoire
accompli depuis l’histoire structurale des Annales. Elle
s’appuie en outre sur un retour de la méthode biographique
dans les sciences sociales, en partie inspiré à partir des années
quatre-vingt par la relecture des premiers travaux de l’École de
Chicago à laquelle Bourdieu, à sa manière et non sans para-
doxes, avait aussi contribué avec La Misère du monde (1993).
Dans une telle conjoncture, le dernier livre du sociologue
vient desserrer la théorie de l’habitus. Loin, par exemple, de
poser la transférabilité automatique des dispositions indivi-
duelles héritées d’une situation à une autre, l’auteur organise
au fil de son auto-analyse la confrontation de son propre habi-
tus avec une pluralité de contextes sociaux. Si le champ intel-
lectuel est le terrain privilégié de l’étude, celle-ci n’en laisse pas
moins la place à d’autres échelles d’analyse, l’école, l’École nor-
male, la famille, le collectif de recherche, etc. Loin d’être un
principe unitaire d’action et de permanence, l’habitus de Pierre
Bourdieu témoigne au contraire du poids que peut avoir le
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PIERRE BOURDIEU PAR PIERRE BOURDIEU 785

conflit renouvelé entre socialisation familiale et socialisation


scolaire. L’étude de cas montre aussi le caractère plastique de
l’habitus : ainsi des conjonctures particulières font-elles émer-
ger de nouvelles dispositions qui n’existaient pas par le passé,
comme cette « disposition éclectique » (p. 90) qui fait que
l’œuvre du sociologue n’a ignoré à partir du début des années
soixante presque aucun des sous-champs des sciences sociales
et qu’elle bénéficie aujourd’hui d’une extraordinaire réception.
Lorsqu’il cherche à rendre raison de cette humeur scienti-
fique qu’il qualifie de « papillonne » (p. 89) et qu’il associe à une
forme d’ascèse folle tournée vers le travail, Bourdieu fait
d’ailleurs référence, dans un des passages les plus surpre-
nants du livre, à « un malheur très cruel qui a fait entrer l’irré-
médiable dans le paradis enfantin de ma vie et qui, depuis le
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début des années cinquante, a pesé sur chacun des moments
de mon existence […] » (p. 93). Les plus rationalistes des lec-
teurs s’étonneront du recours à une anecdote intime et mysté-
rieuse. Mais les traumatismes vécus par l’auteur ne sont
convoqués que parce qu’ils peuvent être saisis par son système
de dispositions antérieur : tout se passe en effet comme si
l’arrachement initial au milieu familial avait été redoublé par
cet événement à peine esquissé qui conduisit à la « désolation
intime du deuil solitaire » (ibid.). De même l’engagement total
dans la recherche sur le terrain algérien est expliqué par « la
tristesse et l’anxiété extrêmes » (p. 65), comme par le sentiment
d’être un « témoin indigne et démuni » (p. 66). Car le revers de
la nostalgie du monde familial est aussi la culpabilité sociale
attachée à la réussite scolaire et à la trajectoire de mobilité
ascendante, « un privilège impliquant en retour un devoir »
(p. 93). Ce sentiment de culpabilité, inscrit dans la destinée
sociale de Bourdieu, culmine lors de la leçon inaugurale au
Collège de France qui a lieu quelques jours seulement après la
mort accidentelle du père et place le sociologue une nouvelle
fois face à son ambivalence radicale et à un deuil supplémen-
taire qui peut sembler récapituler ceux qui l’ont précédé
(p. 137-139).
L’évocation de ces épisodes personnels ne fait cependant
jamais glisser l’ouvrage du côté de l’autobiographie. On peut
même être sûr que certains se plaindront de la pudeur de
l’Esquisse ou du trop peu de rôle qu’y jouent les affects exté-
rieurs aux mondes intellectuels. Mais envisagé à la lumière
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786 CRITIQUE

auto-analytique, le récit de ces événements doit seulement ser-


vir à éclairer les orientations intellectuelles et les choix concep-
tuels de l’auteur, comme cette distance vis-à-vis de l’expérience
première, cette défiance envers le sens commun qu’on lui a
souvent reprochées. On comprend surtout que l’apparente
insistance initiale sur l’inertie des dispositions individuelles et
sur les mécanismes de la reproduction sociale a sans doute été
une manière de gérer un deuil interminable, d’accomplir sur
un plan théorique cette fidélité, impossible dans la réalité, au
monde que l’on a quitté.
L’auto-analyse est en tout cas une occasion remarquable
pour Bourdieu de nouer les faits psychologiques et le fil de
l’explication sociologique. L’Esquisse met ainsi en relief les effets
d’« hystérésis » et les formes diverses du travail de soi – opéra-
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tions de condensation, compensation, sublimation, déni, etc.
– nécessaire à la constitution d’une position nouvelle et recon-
naissable dans le monde social. Elle démontre ainsi que la pro-
pension à la pluralité ou à l’unité de soi est liée à un travail
réflexif dont l’accès n’est pas égal pour tous, puisqu’il dépend,
aussi objectivement que les autres attitudes individuelles, de
variables à la fois positionnelles et dispositionnelles. Dans les
débats présents autour de la sociologie de l’individuel, on n’a pas
assez tenu compte de ces ressources qui rendent possibles et
accessibles la réflexivité et la plasticité. En se concentrant ainsi
implicitement sur la question du sujet, l’ouvrage posthume de
Bourdieu invite aussi à approfondir l’articulation entre sociologie
et psychanalyse 11. Le sociologue note en effet l’affinité historique
et structurale qui existe entre les deux disciplines, même si la
psychanalyse lui semble bénéficier d’un plus fort capital symbo-
lique et céder, avec Lacan notamment, à une représentation trop
spiritualiste du sujet (p. 29-30). Mais il ne fait aucun doute que le
recours au lexique freudien n’a cessé de prendre du poids, les
années aidant, dans l’œuvre de Bourdieu. Il faudrait d’ailleurs
rechercher plus systématiquement ce que le concept d’« habitus
clivé », véritable moteur de l’ouvrage 12, a en commun ou pas

11. Pour une confirmation, voir F. Muel-Dreyfus, « Une écoute


sociologique de la psychanalyse », dans P. Encrevé et R.-M. Lagrave
(dir.), Travailler avec Bourdieu, Paris, Flammarion, 2003, p. 227-235.
12. « […] cet habitus clivé, produit d’une “concilation des opposés”
qui incline à la “conciliation des opposés” […] » (p. 130).
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PIERRE BOURDIEU PAR PIERRE BOURDIEU 787

avec la notion développée tardivement par Freud de « clivage


du moi ». Enfin, sans jamais céder à ce que Jacques Bouve-
resse a appelé le « mythe de l’intériorité », l’idée même de
conduire une auto-analyse emprunte aussi notoirement à la
démarche freudienne en ce qu’elle vise explicitement à « orga-
niser le retour du refoulé » (p. 141).
Le fait que la sociologie de l’individuel soit devenue un tel
enjeu de luttes en France n’est pas le simple reflet de ce que
l’on désigne superficiellement par la « montée de l’individua-
lisme ». Lorsqu’il ne témoigne pas d’un pur et simple retour à
l’individualisme méthodologique anti-sociologique, le débat
autour du sujet dans les sciences sociales convoque en réalité
les conceptions philosophiques du déterminisme et de la
liberté. On a reproché à Bourdieu d’être un ennemi de la der-
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nière en réduisant les individus à de simples agents « por-
teurs » des structures sociales, inaptes à toute innovation
comportementale. On lui a opposé des représentations souples
et multiples de l’individualité, celles d’une identité ou de
régimes d’action pluriels. Sans toujours s’en apercevoir, celles-
ci ont servi et servent encore à naturaliser le « nouvel esprit du
capitalisme » qui prend aujourd’hui appui sur une vision
enchantée de la démultiplication de soi, de la mobilité sociale
et de la flexibilité.
Lorsqu’il n’est pas seulement question d’affrontements
entre des conceptions normatives de l’individu, c’est en réalité
la visée de la sociologie, sa place entre théorie et pratique, qui
est aussi en jeu dans ce débat. Pour Bourdieu, la sociologie est
inutile si elle n’est qu’une pensée théorique comme les autres
qui croit magiquement en ses pouvoirs de transformation, si
elle ne se situe pas dans l’intervalle entre la pensée et l’action.
Il ne sert donc à rien que la sociologie dise la liberté du sujet ;
il faut au contraire qu’elle dise les conditions de possibilité
d’une telle libération. On pourra donc aussi lire l’Esquisse
comme l’histoire d’une libération personnelle doublée d’une
analyse des conditions de possibilité d’une innovation secto-
rielle – dans les sciences humaines – et, par là, comme une
étude de cas des conditions objectives et subjectives du chan-
gement social.
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788 CRITIQUE

Doubles multiples
Dans ce contexte théorique, le thème du dédoublement de
la personnalité, du clivage, du « porte-à-faux », n’est pas,
comme on a pu l’écrire, un correctif opportun apporté à la
théorie de l’habitus. Il constitue au contraire un problème
récurrent dans l’œuvre de Pierre Bourdieu, d’autant que
l’Esquisse démontre qu’il en est aussi le moteur inconscient.
Témoignent de cette permanence les premières enquêtes,
conduites avec Abdelmalek Sayad, sur le travail de dédouble-
ment de soi nécessaire aux déracinés algériens qui, sous la
contrainte coloniale, quittent le monde rural pour former le
prolétariat industriel 13, comme les portraits sociologiques plus
récents de « nomothètes », Heidegger, Baudelaire, Manet ou
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Bourdieu lui-même, capables de provoquer ce que Kuhn aurait
appelé des ruptures de paradigme. On peut formuler ainsi le
problème qui rassemble ces travaux : dans quelles situations
et pour quels individus les positions entre-deux-mondes et
l’ambivalence des attachements qui en découle peuvent-elles
être des leviers de transformation sociale, voire des sources de
bouleversement ? La portée de ce problème est en réalité très
générale. Celui-ci intervient pour l’étude d’un ensemble de faits
sociaux où des individus sont placés, comme le fut Bourdieu,
dans des positions limitrophes, entre deux champs, entre
deux groupes, entre deux conjonctures : migrations, positions
d’investissements multiples, crises sociales, reclassements et
déclassements, formes diverses de la mobilité sociale intra- ou
inter-générationnelles, figures de la médiation, du travailleur
social au « médiateur culturel », etc.
À y regarder de près, ce problème du double, tel que Pierre
Bourdieu le pose entre les lignes, est lui-même immédiatement
démultiplié. « Il faudrait expliciter, écrivait-il en effet dans une
note programmatique, les propriétés générales de ces positions
limitrophes, telles que les doubles jeux qu’elles autorisent et les
doubles profits qu’elles assurent, mais aussi la double vulnéra-
bilité, le dédoublement ou l’incertitude objective et subjective
sur l’identité personnelle qu’elles imposent à leurs occupants 14 ».

13. P. Bourdieu et A. Sayad, Le Déracinement. La crise de l’agri-


culture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964, p. 69.
14. P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 582, note 35.
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PIERRE BOURDIEU PAR PIERRE BOURDIEU 789

Dans quels cas le sentiment d’ambivalence à l’égard du monde


peut-il être au principe d’une « double distance » (p. 135)
féconde, comme pour Pierre Bourdieu, ce qui ne réduit pas du
reste le « risque de perdre sur […] deux tableaux » (p. 90) ?
Dans quels cas fournit-il le ressort d’un « double jeu » (p. 101)
qui ouvre au cumul des profits dans plusieurs champs ? Dans
quels cas enfin conduit-il à une « double absence » comme chez
ces Algériens immigrés en France que décrit Sayad 15 ? On voit
l’intérêt qu’il y aurait à une étude plus systématique des
figures du double dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. Le spectre
des positions et des subjectivations duales constitue en effet le
terrain privilégié de la sociologie psychologique.
Il conviendra toutefois de prendre garde aux jugements
normatifs qui peuvent aisément parasiter une telle probléma-
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tique. L’étude des positions duales s’accompagne en effet sou-
vent d’une dénonciation de leur duplicité ou, au contraire,
d’une exaltation de leur caractère subversif. Chez Bourdieu
lui-même, l’homme du porte-à-faux et l’homme du double jeu
ne sont pas traités de manière équivalente. Bien entendu, c’est
aussi parce que ces types-idéaux traduisent en réalité des
positions et des trajets distincts : le clivage est une disposition
passée, le double jeu une stratégie présente ; le premier passe
par une souffrance et une frustration qui sont sans doute la
source même d’une rébellion potentielle, tandis que l’investis-
sement double serait par essence moralement ambigu et pas
seulement objectivement ambivalent, même s’il conduit aussi à
des gestes « anti-institutionnels »… Rien ne démontre mieux
l’ambiguïté de Pierre Bourdieu face aux formes diverses de
dualités, que son traitement, dans l’Esquisse comme dans des
travaux plus anciens, des philosophes subversifs de sa généra-
tion : Deleuze, Foucault, Lyotard et Derrida. Ces derniers sont
accusés, comme Duchamp dans un autre contexte, de prati-
quer le « double jeu » et de cumuler ainsi les profits de l’acadé-
misme et ceux de la subversion.
C’est peut-être à partir de la comparaison qu’il fait de sa
trajectoire de vie avec celle de Michel Foucault (p. 102-107)
qu’apparaîtra le mieux la nécessité d’affiner la problématique

15. A. Sayad, La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux


souffrances de l’immigré, Paris, Éd. du Seuil, 1999.
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790 CRITIQUE

du double. Le rapport de Bourdieu vis-à-vis de Foucault est


fait à la fois d’admiration, sur le plan de l’engagement politique
par exemple, et de critiques réductrices, comme celles qui
apparaissent dans les Règles de l’art. Foucault n’est pourtant
pas exclusivement assignable à l’anti-académisme académique,
ni assimilable à une figure de la duplicité. À coté des « diffé-
rences de style » et de propriétés sociales, Bourdieu reconnaît
d’ailleurs des « ressemblances » nombreuses avec l’auteur de
Surveiller et Punir. Cet exercice d’auto-analyse témoigne en
outre d’une proximité encore plus grande, bien qu’inattendue,
entre les deux hommes. Le sociologue ne vise-t-il pas en effet,
avec ce dernier ouvrage, à faire de la sociologie critique une
« technique de soi » qui n’ait pas les limitations, épinglées par
Foucault, de l’introspection ou de la confession ? Ne se pré-
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sente-t-elle pas ainsi comme un instrument d’auto-transforma-
tion, de lutte contre le narcissisme et de « désubjectivation »,
comme dit Foucault à la fin de sa vie, pouvant ouvrir, pour
ceux qui la pratiquent, une voie de résistance aux « assujettis-
sements » ?
Vu sous cet angle du « dernier » Foucault, la pratique de
l’auto-analyse et le programme « bourdieusien » d’« objectiva-
tion participante » permettent peut-être d’envisager le redé-
ploiement de la sociologie critique en deux volets complémen-
taires : une sociologie clinique, d’un côté, dont l’auto-analyse
et la socio-analyse accompagnée seraient des aspects essen-
tiels, et une sociologie expérimentale, de l’autre, qui prenne
part, sans naïvetés et en connaissance de cause, à la transfor-
mation du monde social. Là réside sans nul doute le « profit
doctrinal » qui justifie l’écriture testamentaire de cette vie de
Pierre Bourdieu, écrite par lui-même.

Laurent JEANPIERRE




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791/806 17/09/04 10:22 Page 791

La Règle du jeu :
fin de partie ?

Michel Leiris
}
Paris, Gallimard, coll.
La Règle du jeu « Bibliothèque de la Pléiade »,
éd. D. Hollier 2003, 1872 p.
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Ce qui se joue, dans la publication en un volume dans la
Bibliothèque de la Pléiade de l’autobiographie que Michel Leiris
rédigea entre 1940 et 1976, c’est d’abord la promotion d’un
titre : La Règle du jeu. Pour la première fois, voilà l’expression
promue au rang, non plus seulement de « surtitre » (comme
c’était le cas dans la collection blanche puis dans la collection
« L’Imaginaire » de Gallimard, où les titres des volumes Biffures,
Fourbis, etc. étaient surmontés de la mention « La règle du
jeu »), non plus seulement de sous-titre (comme en quatrième
de couverture de la collection « L’Imaginaire », où on lisait :
« BIFFURES/La règle du jeu, I »), mais bien au rang de titre,
presque d’enseigne : sur la tranche du volume, sur le coffret
cartonné qui l’enserre, et en bien nommée page de titre. Deux
pages plus loin, on trouve un sommaire : « Ce volume contient
[…] BIFFURES, FOURBIS, FIBRILLES, FRÊLE BRUIT. » Denis Hollier, édi-
teur patient et commentateur qui, tout au long des notes et
notices, témoigne d’une compréhension très fine du projet de
Leiris, ne l’ignore pas et le signale : « Ce volume réunit pour la
première fois sous une même couverture, emboîtés dans un
même coffret, les quatre tomes que Leiris a fait paraître suc-
cessivement sous le titre La Règle du jeu. » (p. CIII)
Rien là après tout de particulièrement remarquable ; on a
recueilli de la même façon les écrits en vers de Rimbaud sous
le titre Poésies et ceux d’innombrables écrivains sous le titre
Œuvres. Les morts rejoignent les morts, et les livres les biblio-
thèques ; c’est dans l’ordre des choses. Pourtant, le cas n’est
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792 CRITIQUE

pas tout à fait équivalent puisque Rimbaud n’a jamais songé à


réunir ses poèmes passés sous le titre Poésies. Leiris en
revanche a très tôt conçu le projet d’une Règle du jeu, et le
sens du titre est explicité dès le second prière d’insérer de
Biffures rédigé en juin 1948 :
[…] ce tome est le premier d’un ouvrage centré sur des faits de lan-
gage et au moyen duquel je me propose de définir ce qui pour moi
est la « règle du jeu », plus pompeusement mon art poétique et le
code de mon savoir-vivre que j’aimerais découvrir fondus en un
unique système […] (p. 1286).

C’est une première différence. Sinon la réalisation, au


moins la conception de La Règle du jeu est une entreprise
d’auteur, et non d’éditeur ; entreprise anthume, et non post-
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hume. D’un strict point de vue éditorial, on est plus près du
cas de la Recherche du temps perdu, que Proust dut bien vite
renoncer à présenter en un unique volume, de sorte qu’il fallut
se résoudre, dès la publication de Du côté de chez Swann en
1913, à l’imposition d’un surtitre, « disposition qui, explique
Gérard Genette, favorisait évidemment la perception du titre
partiel au détriment du titre général ». Même si les éditions
suivantes du texte corrigeront le tir « par une forte augmenta-
tion de corps du titre général », il reste que les deux lectures
resteront longtemps possibles, l’œuvre de Proust pouvant être
reçue « comme une série d’œuvres autonomes ou comme un
ensemble unitaire à titre unique 1 » en plusieurs volumes. Le
cas est exemplaire, et on peut à propos de l’autobiographie de
Leiris faire un constat semblable : en offrant d’un seul tenant
ce qui se donnait jusqu’alors en quatre tomes, l’édition de
La Règle du jeu dans la Bibliothèque de la Pléiade constitue,
nolens volens, un point de bascule dans l’histoire de l’œuvre
– reste à comprendre quelle perception nouvelle elle inaugure.

C’est justement sur une comparaison avec Proust que


s’ouvre la préface de Denis Hollier, comparaison inattendue au

1. G. Genette, Seuils, Paris, Éd. du Seuil, 1987, rééd. « Points


Essais », p. 67.
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LA RÈGLE DU JEU : FIN DE PARTIE ? 793

premier abord, mais que justifient les pages qui suivent en


mettant en évidence a contrario tout ce qui sépare la circularité
du roman proustien de l’impossible clôture de l’autobiographie
de Leiris. On sait que Leiris avait initialement songé au titre
Fibules pour le dernier volume de La Règle du jeu, mais que,
comme le mentionnera en 1976 le prière d’insérer du qua-
trième tome, de telles Fibules auraient été « trop ambitieuses »,
laissant croire que l’on pouvait « récapituler et conclure » ;
Leiris se contentera donc d’un Frêle bruit, accompagné d’un
bandeau publicitaire indiquant : « Quand le joueur ne sait plus
trop à quoi il joue », qui viendra clore l’itinéraire entamé par
ceux qu’on trouvait sur les tomes précédents : « Un jeu à la
recherche de sa règle » (Biffures), « Viser l’ombre : c’est, parfois,
le moyen de toucher la proie » (Fourbis), « Au fin bout d’une vis
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sans fin… » (Fibrilles). Quête vaine, donc, que celle de cette
règle du jeu où poétique et éthique se seraient trouvées « imbri-
quées l’une dans l’autre et capables, sans divergences, de [le]
guider en tout domaine » (p. 759), non pas, d’abord, parce
qu’une telle règle n’existe pas, mais parce que, saisie, elle se
pétrifie, rejoint les choses et devient, au mieux, un élément
supplémentaire d’un jeu dont on s’aperçoit par là même que,
dès le début, il obéissait à une autre règle :

Fragments de vie entrés en lice dans la mesure où non seulement


ils étaient de la vie vécue mais pouvaient représenter le germe de
quelque chose d’actif et de vivant, les menus faits que je m’astreins
à rassembler tendent à se pétrifier à mesure que ma quête se
poursuit (p. 258).

C’est là la seconde différence avec le simple recueil qui


conduit à déplacer la perspective et à envisager cette publica-
tion en un volume de La Règle du jeu comme un événement
non seulement dans l’ordre de la culture, mais bien du point
de vue de la dynamique que l’œuvre elle-même voulait insti-
tuer. Leiris en effet – et c’est la plus grande originalité de son
entreprise – abandonne très vite (dès la fin de Biffures) la pers-
pective biographique qui était initialement la sienne ; injectant
dans la dernière partie, « Tambour-trompette », des réflexions
qui font suite à la publication en revue d’extraits des premiers
chapitres et aux réactions que cette publication a suscitées, il
fait entrer le livre dans une logique qui n’est ni complètement
791/806 17/09/04 10:22 Page 794

794 CRITIQUE

prospective – « l’essai têtu de self-fabrication », envisagé dans


« Dimanche » (p. 226) –, ni complètement rétrospective – récit
de genèse, rejoignant progressivement le présent de l’écriture
et aboutissant à la figure de l’autobiographe penché sur sa
table, écrivant justement ce que l’on est en train de lire.
Comme le note Denis Hollier, « le contexte créé par la rédaction
et la publication des volumes de La Règle du jeu exerce une
action en retour sur le projet » (p. XXXVI). La première partie
de l’œuvre autobiographique de Leiris était hantée par le pro-
blème de l’effectivité du livre et de sa capacité à devenir « un
acte » capable de bousculer le réel ; c’était le sens de la méta-
phore de la corne de taureau dont il aurait fallu introduire
dans l’œuvre « ne fût-ce que l’ombre », selon la formule du
prière d’insérer de L’Âge d’homme (1939). Mais autant les cir-
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constances (« la corne authentique de la guerre ») que la
« duplicité » inhérente à un tel projet invitent Leiris à reconsi-
dérer cette image dont la pertinence est quelque peu remise en
cause dans l’essai De la littérature considérée comme une tauro-
machie (1946). Et à partir de Biffures, si la question demeure,
le traitement a changé ; même lorsqu’il observe une effectivité
ponctuelle de l’ouvrage, effectivité qui tient d’abord à sa diffu-
sion, Leiris n’envisage plus celle-ci comme une secousse vitale,
comme une « corne de taureau » qui réconcilierait, pour de
bon, la littérature et la vie ; au contraire, il s’agit alors de dissi-
per les malentendus, non seulement vis-à-vis du public, mais
bien plus vis-à-vis de lui-même, de comprendre ce que pouvait
effectivement avoir de vicié, dans son principe, sa recherche
initiale et, de là, remettre sur le métier son ouvrage. C’est toute
la différence entre L’Âge d’homme et La Règle du jeu 2 : « le livre
initialement soumis à la vie, se l’est maintenant soumise »
(p. XV). Jusqu’à Frêle bruit et au-delà, Leiris ne cessera de
retrouver un dilemme dont la première expression date, en fait,
de L’Afrique fantôme :
M’ennuyant, je cherche à me distraire en écrivant ce journal, qui
devient mon principal passe-temps. C’est presque comme si j’avais

2. Ce qui, par parenthèse, justifie le choix éditorial de deux


volumes séparés pour ces deux phases de l’autobiographie de Leiris que
sont La Règle du jeu, d’une part, L’Âge d’homme et L’Afrique fantôme,
d’autre part.
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LA RÈGLE DU JEU : FIN DE PARTIE ? 795

eu l’idée du voyage exprès pour le rédiger… Mais comme je ne


bouge pas, je n’ai pas grand-chose à dire. Pas d’autres ressources
que l’introspection,
3
l’examen de mes raisons de voyager, de mes
raisons d’écrire .

Et, plus de quarante ans après, c’est la même hésitation


qui reparaît dans Frêle bruit (signe non d’une persistance dans
l’échec mais de l’extension d’une conclusion qu’on aurait pu
d’abord croire réduite à un lieu et à un temps : la non-coïnci-
dence à soi dont le voyage avait été l’expérience est la loi
d’airain de la « réalité humaine ») :

[…] m’étant flatté d’écrire pour me découvrir et orienter ma vie


plus justement, vouloir en brosser un tableau réaliste où de mer-
veilleux chatoiements apparaîtraient par endroits serait prendre
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pour fin ce dont je prétendais n’user que comme d’un moyen et, au
lieu d’écrire ma vie pour savoir la vivre mieux, faire comme si ma
vie telle que je l’ai vécue avait tendu essentiellement à être écrite et
comme si toute merveille qui a pu l’éclairer avait eu pour principal
effet le récit que j’en ai donné (p. 1040-1041).

On n’en sort pas, et telle est La Règle du jeu, tentative un


peu folle, presque prométhéenne, qui occupera Leiris pendant
plus de trente ans et qui, faute d’une réconciliation toujours
reportée entre la vie et le livre, se change en récit d’une oscilla-
tion, chacun des deux pôles devenant tour à tour le moyen et
la fin d’une métamorphose de l’autre.
Tout cela met en évidence une chose : l’échec est la condi-
tion de possibilité de la poursuite de l’entreprise, ce que Leiris
avait déjà identifié comme une logique de « qui-perd-gagne »
dont Denis Hollier explore toutes les dimensions, et il est de
toute première importance que cet objet de la quête soit
d’emblée posé comme inaccessible, « pierre philosophale » ou
« quadrature du cercle » (p. 276). C’est dans cette perspective
qu’on peut comprendre ce qui constitue en un sens le cœur,
sinon de La Règle du jeu, au moins de l’ensemble constitué par
les trois premiers tomes : la tentative de suicide de mai 1957,
racontée plus tard dans Fibrilles, tentative postérieure, et

3. L’Afrique fantôme (à la date du 5 avril 1932), dans Miroir de


l’Afrique, Paris, Gallimard, « Quarto », 1995, p. 402.
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796 CRITIQUE

qu’on pourrait même dire consécutive à la publication de


Fourbis. Parmi les causes du profond malaise qui était le sien à
cette date, Leiris mentionne en effet la lecture des articles de
Maurice Nadeau qui célébraient Biffures et Fourbis comme des
réussites, non seulement sur le plan littéraire mais bien sur le
plan de la vie ; or ce constat triomphal suscite chez Leiris un
violent sentiment de répulsion : « je crus, écrit-il, avoir sous les
yeux des notices nécrologiques : […] cette statue que j’avais
pris tant de soin à sculpter, je la voyais maintenant, avec hor-
reur, se dresser comme une pierre funéraire » (p. 600). On voit
ici que c’est précisément la réification de la première en troi-
sième personne qui est insupportable. Tout au long de son tra-
vail d’édition, Denis Hollier met ainsi en évidence que La Règle
du jeu s’inscrit dans une perspective fondamentalement exis-
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tentialiste ; ni genre littéraire, ni mode énonciatif, l’autobiogra-
phie est d’abord une « posture existentielle », fondée sur « le
mouvement propre d’une écriture qui n’avance qu’en se démar-
quant des traces qu’elle vient de déposer » :

L’autobiographie, pour Leiris, est un exercice de résistance à la


saisie, à l’objectivation et à la réification essentialisantes ; […] plus
encore que l’odyssée d’une existence en quête d’une essence, La
Règle du jeu est l’iliade d’une existence qui se bat contre son
essence (p. XXVIII).

C’est ce que sanctionne au fond le passage de l’esthétique


tauromachique de L’Âge d’homme et Miroir de la tauromachie
(1938) à une esthétique théâtrale qui ne cesse de se compli-
quer et s’affiner au long des Biffures, Fourbis et autres
Fibrilles ; Leiris a commencé par rêver présence, événement et
transgression, avant d’entrer dans le régime à la fois plus
déstabilisant et plus fécond de la représentation, de l’impos-
sible coïncidence à soi qui est aussi le régime du balancier, de
l’oscillation et du « tour, à vrai dire classique, de la précipita-
tion d’une chose en son contraire » (p. 277).
On voit pourquoi la publication en un volume de cette
Règle du jeu s’inscrit, bon gré mal gré, dans cette logique qui
est celle de l’œuvre même, et comment elle la poursuit – mais
aussi la clôt puisqu’il n’est évidemment plus question de la
relancer : fixation du flux d’écriture en une œuvre, « attirail
complet enclos dans un récipient de dimensions limitées »
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(p. 269). Après avoir signalé que les quatre tomes sont « emboî-
tés dans un même coffret », Denis Hollier ajoute – mais discrè-
tement et sans vouloir, semble-t-il, trop insister – : « De 1940 à
1976, ce projet a entretenu et, dans la mesure du possible,
répondu au désir presque d’alchimiste qui a hanté Leiris d’une
sorte de pierre philosophale qui lui permettrait de s’objectiver
en une totalité préhensible, maniable, portable » (p. CIII). Et
face à ce « volume portant le numéro quatre cent quatre-vingt-
dix-neuf de la Bibliothèque de la Pléiade », on ne peut s’empê-
cher de penser qu’il y a là plus qu’un recueil, que, d’une cer-
taine façon, le projet s’est objectivé, et que le volume in-12° à
tranche dorée donne corps à cette totalité devenue effective-
ment « préhensible, maniable, portable ». Ceci donc est La
Règle du jeu, mais aussi bien ceci est la règle du jeu.
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Encore une fois, cette conversion de la règle en objet
n’offrirait pas d’intérêt particulier si, précisément, elle n’était
au cœur de l’entreprise de Leiris, « autobiographie dialectique »
selon la formule de Michel Butor, où sans cesse la performance
se convertit en énoncé, l’échec en succès et le succès en
échec ; le livre qui, dans ce jeu que se livrent « éthique » et
« esthétique », se voulait totalisation (à la fois partenaire et
énoncé de la règle) est toujours débordé par la vie, ce qui exige
un autre livre. Cette nouvelle édition est, à coup sûr, un événe-
ment en ce sens qu’elle effectue une virtualité de l’œuvre (qui
d’ailleurs envisage régulièrement la question de sa postérité),
mais la vraie question n’est pas là ; il s’agit plutôt de savoir
comment faire pour que cet événement ne soit pas une clôture,
comment faire pour relancer le jeu, et pour que la publication
en Pléiade ne soit pas simplement un pas de plus – sans
aucun doute le dernier – dans la logique du qui-perd-gagne :
celui de la pétrification finale en œuvre qui fige définitivement
le processus en objet. Comment faire, donc, pour que sous le
titre La Règle du jeu ne se dessine pas en filigrane, en sous-
titre ou en légende : Fin de partie ?

Pour mieux exposer le problème, on peut partir d’un pas-


sage de la préface. Le tout premier chapitre de Biffures relate,
comme on sait, une première expérience de socialisation par
le langage, sous le titre « … Reusement ! », où le jeune Michel,
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798 CRITIQUE

après s’être aperçu que le jouet qu’il avait laissé tomber ne


s’est pas cassé, apprend que « c’est “heureusement” qu’il faut
dire et non, ainsi qu’[il avait] fait “…Reusement !” » (p. 5).
Moment initial de l’apprentissage où, comme Leiris le redira
souvent au cours des crises de remords qui régulièrement tra-
versent La Règle du jeu, il prend conscience « que l’on ne parle
pas tout seul », que donc son entreprise autobiographique,
même si elle a l’apparence du soliloque, l’engage sur une scène
partagée et qu’elle est, dans son principe même, ouverte sur
autrui. Tout cela est bien connu et a été abondamment repris et
commenté. Denis Hollier, pourtant, a trop fréquenté la prose de
Leiris pour ne pas flairer un subterfuge, et inflige au chapitre
une forme de retournement dont le texte se révélera dans la
suite familier, notant avec une force qui emporte la conviction :
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La substitution de « heureusement » à « … reusement » est bien ce
qui se passe au cours de la scène décrite, mais ce n’est certaine-
ment pas ce qui se passe dans la page de Biffures qui la rapporte
où, bien au contraire, « … reusement » le mot banni, s’étale triom-
phalement en lettres capitales en haut de page, d’abord en titre
puis en titre courant, avant de le faire entre guillemets tout au
long du chapitre. On ne dit pas « … reusement », soit, mais c’est
précisément pour cela que Leiris écrit : il écrit pour l’écrire
(p. XXIII-XIV).

Mais il y a là plus qu’un retournement : une véritable loi


d’engendrement, car moi lecteur, je me trouve face à un
dilemme exactement homologue : l’impossible énoncé d’une
règle du jeu est bien ce que relatent les quatre tomes en b-f-r,
mais ce n’est pas ce que me dit ce volume à couverture brune
sur la tranche duquel brillent en lettres capitales l’expression
« la règle du jeu ». Et on pourrait pasticher Hollier : « Il n’y a
pas de règle du jeu, soit, mais c’est précisément pour cela que
Leiris écrit : il écrit pour l’écrire. » Couronnement logique et
fidélité à l’œuvre, mais qui, il faut le dire, laisse bien démuni,
car on est ici au terme du parcours et il n’y a pas de cran au-
delà de ce volume unique où l’on puisse se reporter sans
retomber à un degré inférieur et déjà prévu, donc inclus, par et
dans le texte ; toute tentative de ressaisie sera en réalité une
rechute.
À la fin du premier chapitre de Biffures, Leiris décrit cette
correction du « … reusement » en « heureusement » en ces
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LA RÈGLE DU JEU : FIN DE PARTIE ? 799

termes : « Ce mot mal prononcé, et dont je viens de découvrir


qu’il n’est pas en réalité ce que j’avais cru jusque-là, m’a mis
en état d’obscurément sentir – grâce à l’espèce de déviation, de
décalage qui s’est trouvé de ce fait imprimé à ma pensée – en
quoi le langage articulé, tissu arachnéen de mes rapports avec
les autres, me dépasse, poussant de tous côtés ses antennes
mystérieuses. » Mais on peut lire aussi toute La Règle du jeu
comme le déploiement d’un autre « tissu arachnéen » qui
conjure sans cesse cette ouverture par un mouvement non
plus centrifuge, mais centripète, attirant le lecteur dans une
toile d’araignée dont il est difficile de se défaire. Les plus aver-
tis des commentateurs ont noté cette stratégie – d’une virtuo-
sité sans égale mais qui n’est pas dénuée de violence symbo-
lique – de la phrase de Leiris qui anticipe, prévoit, décrit mais
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aussi figure ses effets, et ce faisant interdit l’évasion interpré-
tative et menace toujours de stériliser le commentaire (qui, si
souvent à propos de Leiris, est condamné à réorganiser le
matériau et à répéter le parcours qui était initialement celui du
texte lui-même). Philippe Lejeune s’est ainsi penché sur un
extrait du début de « Perséphone » (le quatrième chapitre de
Biffures) où Leiris livre lui-même « une analyse des méca-
nismes et de la fonction de sa phrase, dans une phrase emblé-
matique puisqu’elle est ce dont elle parle, et qu’elle utilise, de
manière très pédagogiquement caricaturale, le processus
qu’elle décrit : “lucidité” vertigineuse dont Leiris joue à dessein
avec une certaine coquetterie ». Mais Lejeune doit se rendre à
l’évidence : « commenter lucidement cette phrase serait une
sorte d’opération “au cube”, qui risquerait de décourager [son]
lecteur 4 ». S’il n’y avait, dans Lire Leiris et dans Le Pacte auto-
biographique, d’autres remarquables analyses qui déportent le
commentaire et lui permettent de respirer un autre air, on par-
lerait volontiers de désarroi d’un discours second incapable
(mais il n’y a là rien de sa faute) de se dépêtrer du discours
premier qu’il était censé ressaisir et éclairer.

4. Le Pacte autobiographique, Paris, Éd. du Seuil, 1975, « Points


Essais », 1996, p. 281-282. Le passage en question, trop long pour être
cité, se trouve p. 75-76 de la nouvelle édition. Il s’ouvre sur ces mots :
« Dans la phrase que j’agence – ou presque – apparaissent tôt ou tard
(surgis d’emblée ou introduits après coup) un nombre variable de mots
jouant un rôle de second plan… ».
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800 CRITIQUE

Dans la préface, les notices et les notes, Denis Hollier trouve


d’autres moyens pour déverrouiller la prose de Leiris ; le postu-
lat, au fond, est simple et explicite : « il y a loin de ce qu’il [Leiris]
dit – et dit qu’il fait – à ce qu’il fait effectivement, loin du mes-
sage à la performance, du contenu manifeste aux implications
du cadrage » (p. XXIII). Le pari de Hollier – amplement réussi au
vu de la remarquable mise en perspective historique et philoso-
phique que constitue cette édition – est donc qu’il demeure des
espaces, des failles et que l’on peut réintroduire du jeu dans
cette Règle du jeu, dont la règle n’est pas énonçable. Mais on ne
peut se défaire de l’idée que la publication de ce volume modifie
quelque peu la donne, puisque les mouvements d’enveloppe-
ments consécutifs de La Règle du jeu étaient jusqu’alors pris
dans la succession des tomes ; l’image qui s’impose à présent
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laisse de côté la succession : c’est celle des poupées gigognes.

Comment faire pour que La Règle du jeu conserve sa


valeur opératoire ? Comment faire fonctionner une autobiogra-
phie dont le principe même était un continuel débordement de
l’écrit par la vie et de la vie par l’écrit, à présent que son auteur
est mort ? Ou pour poser la question autrement : que peut
faire ce lecteur auquel Leiris a tant rêvé maintenant qu’il se
retrouve seul ? Commencer peut-être par sortir d’un régime de
croyance : ne pas croire Leiris – tel serait peut-être le premier
précepte du mode d’emploi de La Règle du jeu. Ne pas le croire
(qu’il dise qu’il perd, ou qu’il dise qu’il gagne), ni non plus
croire le contraire de ce qu’il dit (qu’il gagne quand il perd, qu’il
perd quand il gagne) : ne pas croire, ne pas accepter le jeu ;
faire autre chose, jouer un autre jeu. Qu’on ne se trompe pas ;
il ne s’agit pas ici d’un parti pris iconoclaste, mais au contraire
d’être fidèle à l’entreprise de Leiris, au-delà même peut-être de
ce qu’il envisageait.
Avant d’aller plus loin, on peut noter que deux issues res-
tent toujours possibles ; ce sont celles-là mêmes que le texte
indiquait. La première est celle sur laquelle se ferme Fibrilles :
la poésie. Après un nouveau constat d’échec (l’artiste, même
génial, « reste embourbé dans notre marais congénital autant
que ceux qui, le contemplant du dehors, peuvent supposer que
son art transforme tout pour lui »), Leiris constate :
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LA RÈGLE DU JEU : FIN DE PARTIE ? 801

Cependant, il est des livres que je lis, des spectacles auxquels


j’assiste, des tableaux que je regarde ou des musiques que j’écoute
avec une joie profonde. Plus question, en ces minutes de réconci-
liation spontanée avec l’art, de penser que la littérature est un
non-sens ou un perpétuel contresens. Ce que je vilipende quand je
le vois du dedans garde toute sa valeur quand je le vois du dehors
(p. 795).

Nous pour qui l’œuvre de Leiris restera toujours « vue du


dehors » conservons du moins cette réserve d’éblouissement ;
posture de fascination, peut-être (la poésie, « chose fasci-
nante », dit Leiris), à deux doigts de la paralysie parfois et dont
le symptôme le plus net est une irrésistible tentation de la cita-
tion – mais c’est aussi (n’en déplaise à Leiris) le signe de son
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efficacité : à la fois jouissance et aphasie, le « C’est ça ! », « fin
de tout langage », qu’évoquait Barthes dans Le Plaisir du texte
et La Chambre claire 5.
La seconde issue, c’est celle du retour, en dépit de tout, à
la lecture, celle de l’abandon consenti au flux de l’écriture. Ne
pas croire Leiris. On trouve au début de la dernière partie de
Fibrilles ces mots :

Donc, me voilà revenu sensiblement à mon point de départ. Le


cercle étant symbole de perfection, je pourrais être fier d’avoir ainsi
bouclé la boucle. Mais je constate avec dépit, lassitude et nausée
qu’après beaucoup d’années passées à chercher une issue, je ne
parviens qu’à déduire les conséquences, purement logiques et
presque sans portée, de ce que j’ai su dès le commencement
(p. 772).

« Tout ça pour ça », s’exclame donc le naïf (celui qui croit


Leiris) : près de huit cents pages pour en arriver à la conclu-
sion qu’il n’y a pas de règle et qu’aucune recette ne saurait en
même temps diriger une vie et garantir l’accès à la poésie, ce
qu’une exploration logique du postulat initial (« trouver ma
règle du jeu ») aurait permis « dès le commencement » ; et
Leiris, bien sûr, abonde en son sens : « Donc, beaucoup de

5. Voir M. Macé, « C’est ça, c’est exactement ça » sur le site fabula.org


(http://www.fabula.org/revue/cr/330.php).
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802 CRITIQUE

bruit pour rien », précise-t-il vingt pages plus loin. – Mais non,
dira le lucide (celui qui distingue l’énoncé et la performance, et
sait que qui perd gagne) ; c’est précisément cela : la quête n’a
d’autre objet qu’elle-même, et la conscience de son échec
constitue le véritable succès. Lui aussi trouve aisément une
confirmation ; il lui suffit de se reporter au prière d’insérer :
« Au bout de multiples recherches, […] voilà [l’auteur] revenu à
son point de départ. Il sait seulement que la question vitale
qu’il se posait ne peut recevoir de réponse… À moins que jouer
une semblable partie – quitte à gravement s’y brûler – ne soit
précisément cette réponse 6. » (p. 1287) Mais ni le naïf ni le
lucide n’ont raison (ni tort) ; tous deux restent soumis au
régime de l’oscillation. Ne pas croire Leiris, c’est d’abord cela :
sortir des « jeux de bascule » et autres « mouvements pendu-
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laires » 7, et, en l’occurrence, comprendre que le temps fait à
l’affaire, qu’une vérité servie toute armée en quatrième de cou-
verture n’est pas aussi vraie qu’une vérité éprouvée au terme
d’une expérience prise dans le temps, et que c’est autant le
savoir qu’on trouve au final que le processus de l’initiation qui
compte – autrement dit qu’il faut lire La Règle du jeu.
Poésie et temporalité, saisie instantanée et linéarité pro-
cessuelle : ce sont les deux pôles de « la carte postale disque de
phonographe », évoquée dans « Tambour-trompette » parmi
d’autres exemples d’« objets jalousement détenus ou ardem-
ment convoités », miracles concrets et gages de cet accord avec
les choses qui est « le véritable but de [la] recherche » (p. 240-
245) 8. On ne sort pas de la logique binaire (qui s’apparente un

6. Je souligne.
7. « Quand on donne, on ne reprend pas. Mais : “Chassez le natu-
rel, il revient au galop !” Donc il ne faut jamais jurer de rien : la main
gauche reprend ce qu’a donné la main droite, on brûle ce qu’on a adoré,
on adore ce qu’on a brûlé, après la pluie le beau temps, tel qui rit ven-
dredi dimanche pleurera. Jeu de bascule, commandant mes envols et
retombées, marches et contremarches, faux départs et fausses sorties :
moi, autrui ; dedans, dehors ; poésie, morale ; goûts et manies, opi-
nions et devoirs. Mouvement pendulaire […]. » (p. 779)
8. Il est révélateur que Leiris, après avoir mentionné cette « carte
postale sonore » (pas si hypothétique, puisque Catherine Maubon en a
trouvé un descriptif dans une livraison de 1914 de l’hebdomadaire Nos
Loisirs, dont les notules de « variétés scientifiques » sont ailleurs évoquées
par Leiris [voir p. 115 et p. 1368]), la rabatte sur l’idée du « disque réel,
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LA RÈGLE DU JEU : FIN DE PARTIE ? 803

peu, d’ailleurs, à celle du calligramme, qu’on ne peut lire et


voir en même temps), mais après tout, que les deux faces
soient irréconciliables, qu’on ne puisse marier la carpe et le
lapin (selon le titre d’une des fiches du fichier de La Règle du
jeu [p. 1204]) ne conduit pas à conclure qu’il n’y a ni carpe ni
lapin. Dans les deux cas, on est reconduit à l’expérience. Cette
nouvelle édition a aussi valeur inaugurale : en poussant à son
terme la logique de « pétrification » qui hante l’œuvre en même
temps qu’elle en est le ressort, elle renvoie à l’expérimentation
du texte, à la façon dont le disque, « plateau de cire gravée sus-
ceptible d’être tenu dans les mains, est pétrification de
musique qu’on peut se jouer chaque fois que l’envie vous en
prend, jouer encore et rejouer » (p. 245).
Mais il y a peut-être, dans ce renvoi à l’expérience, l’indi-
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cation d’autres issues que celles que l’œuvre programmait,
quelque chose comme une incitation à inventer d’autres
usages du texte. On pourrait par exemple profiter de ce que
pour la première fois La Règle du jeu se donne à feuilleter d’un
seul geste pour essayer de retrouver la mobilité du fichier, car
c’est cela, d’abord, on le sait, La Règle du jeu : un fichier
recueillant sur des supports mobiles des souvenirs, des mor-
ceaux de textes, des formules, autant d’éléments qui consti-
tuent le « matériau » premier, et qu’il s’agit ensuite de marier,
d’ajuster les uns aux autres, l’œuvre proprement dite étant le
résultat de ce travail de mise en rapport. Le « mode d’emploi »
de ce fichier, rappelle Denis Hollier, « se réduit à deux règles :
passer, sur le modèle du steeple-chase, par tous les points du

mais introuvable » qui « ne tire son privilège de nulle possibilité de


cumul avec son habituel usage » et ne la conserve qu’au titre de ces
« instruments à double fin » (comme le « tambour-trompette » donnant
son titre au chapitre), sans noter que la contradiction de la « carte pos-
tale disque de phonographe » est plus profonde, plus principielle que
l’apparente opposition entre les deux sons de la trompette et du tam-
bour (qui trouvera d’ailleurs à se résoudre dans le jouet du petit Malik
[Fibrilles, p. 784]). C’est en effet, plus qu’une opposition des fins, une
opposition des fonctions qui caractérise la « carte postale sonore »,
réclamant l’invention d’un nouveau dispositif, mixte, par exemple de
boîte aux lettres et de phonographe. Voir B. Latour, « Il faut qu’une
porte soit ouverte ou fermée… petite philosophie des techniques »,
repris dans Petites Leçons de sociologie des sciences, Paris, La
Découverte, 1993, p. 14-24.
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804 CRITIQUE

fichier (toutes les fiches, en principe, doivent être reversées


dans La Règle du jeu) mais n’y passer qu’une fois » (p. 1656). Il
faudrait donc reprendre contact avec cet « imaginaire, quasi
artisanal, de la boîte qui, sans remonter aux boîtes à jouets de
son enfance ou à la boîte à outils de son père, passe notam-
ment par Mallarmé et par Duchamp » (p. 1657) ; plus encore
qu’un imaginaire, c’est la pratique de « l’association d’idées »
qu’il faudrait retrouver, admirablement décrite dans un pas-
sage de Frêle bruit :

[…] les idées s’engrenant selon des affinités imprévues, et empié-


tant l’une sur l’autre, rebondissant grâce à leurs carambolages et
se métamorphosant, proliférant à la traversée d’innombrables car-
refours et s’ajustant dans notre tête en une chaîne infinie, dont
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chaque maillon donne naissance à une autre chaîne… Armée de
cette capacité qu’a une idée d’en attirer une autre et celle-ci une
autre encore sans que la ou plutôt les séries puissent jamais être
épuisées, la vie de notre esprit paraît ne plus connaître aucune
entrave (p. 816).

Il faut défaire cette description des considérations mélan-


coliques qui l’entourent (la comparaison de l’association d’idées
avec « un tour d’illusionniste », l’utilisation du procédé au ser-
vice d’une « investigation intérieure », permettant peut-être de
« faire le tour de soi-même », etc.), et saisir ce qu’elle comporte
d’incitation au bricolage et au jeu. Au fond, l’erreur est de
croire que le jeu est celui de Leiris, et on gagnerait peut-être à
abandonner cette envahissante métaphore (sans parler du jeu
de mots usé qui l’accompagne) pour qualifier son entreprise :
« au jeu auquel je joue, écrit-il, bien qu’on finisse gagnant ou
perdant, il n’y a pas de règle », mais s’il n’y a pas de règle, c’est
peut-être aussi que l’image du jeu n’était pas la plus perti-
nente. On pourrait en tout cas distinguer les différents usages
du terme : le « jeu » du livre et de la vie à la recherche de sa
règle, la manipulation du fichier, le jeu de l’acteur, le jeu
comme écart dans un mécanisme, le puzzle, la partie de cartes,
etc. Toutes ces métaphores ne se confondent pas, ne disent
pas la même chose du texte et ne portent pas en elles la même
puissance d’invention. On gagnerait aussi sans doute à repen-
ser cette longue autobiographie moins en termes de tomes
qu’en termes de séquences, à rechercher l’occasionnel sous le
bouclage ou l’impossible bouclage (ce qui, au fond, revient tou-
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LA RÈGLE DU JEU : FIN DE PARTIE ? 805

jours au même) et à retrouver cette « audace » particulière dont


Gilles Deleuze parle en comparant les modes de subjectivation
chez Leiris et chez Roussel : « comme Leiris, […] au sommet
d’une autre audace, on suivra les plis, on renforcera les dou-
blures, d’accroc en accroc, on s’entourera des plissements qui
forment une “absolue mémoire”, pour faire du dehors un élé-
ment vital et renaissant 9 ». On pourrait dire les choses autre-
ment : il s’agirait de choisir l’image du jeu de cartes qui ouvre
Frêle bruit plutôt que celle du puzzle qu’on trouve si fréquem-
ment dans les tomes précédents ; plus question d’arriver à une
figure achevée, toujours susceptible d’être débordée parce
qu’entre temps, le modèle aura changé ; plus question de clô-
ture, même manquée (et doublée d’un aveu d’échec, etc.) ; il ne
reste qu’à reprendre la partie et faire, avec les séquences de
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Frêle bruit, comme Leiris lui-même : « les poser, les déplacer, les
grouper, comme avec des cartes l’on se fait une réussite »
(p. 801), et parcourir en tous sens cet « archipel du singulier » 10.

Redisons une dernière fois ce qui menace l’œuvre, et pour-


quoi il faut sortir de certaines métaphores qu’elle impose.
L’une des séquences de Frêle bruit a, à cet égard, valeur d’allé-
gorie. Leiris y évoque l’ancien musée d’ethnographie du
Trocadéro où il travailla à l’époque de Documents (1929-1930)
avant que celui-ci ne soit rasé au profit de l’unité monumen-
tale du palais de Chaillot, « un peu plus “fonctionnel” si l’on
veut » mais d’un « solennel ennui ». Juste avant la démolition
du vieux Trocadéro, il apprend l’existence d’« un couloir [qui]
reli[e] les bureaux du musée d’Ethnographie à ce qui fut
d’abord la Grande Salle des Fêtes, puis le Théâtre populaire » :

Qu’un passage plus ou moins dérobé mène d’un lieu privé à une
salle de spectacles, comme si ce vaste endroit, peuplé périodique-
ment de gens écoutant et regardant ce qui se déroule sur une

9. G. Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986, p. 106.


10. « Unique singulier [de la série des quatre titres], mais voué à la
dispersion : là où le tout devait s’ajuster “rien que de disséminé, de dis-
parate et de peu cohérent”. Frêle bruit : éclats de l’unique, l’archipel du
singulier » (D. Hollier, Les Dépossédés, Paris, Minuit, 1993, p. 34).
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806 CRITIQUE

scène où les dimensions s’abolissent, n’était qu’une annexe à un


local nettement délimité que quelqu’un a pu imprégner de ses
habitudes personnelles, cela me semble tenir du rêve ou du pro-
dige (p. 826-827).

Ce sont de tels passages dérobés vers des scènes « où les


dimensions s’abolissent » qu’il faut à présent inventer, si l’on
veut que La Règle du jeu échappe au « solennel ennui » de la
muséification. Trente ans auparavant, dans Biffures, Leiris
parlait de traiter ses « bifurs et biffures » « à la manière de ces
édifices archaïques aux façades restées les mêmes à travers de
multiples destinations (couvent, hôpital, prison, et peut-être,
pour finir, musée, comme si leur mise officielle au service de
l’histoire pouvait seule être le point d’arrêt de leur histoire mou-
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vementée) » (p. 268-269) 11. Mais c’est précisément ce « point
d’arrêt », cette « mise officielle au service de l’histoire » qu’il faut
maintenant éviter, en leur préférant l’« évasion souterraine »
que, selon le mot final de Hollier, Leiris a mise au cœur de
Frêle bruit. Cela exige sans doute que, dans une certaine
mesure, on refuse la partie à laquelle il invite et qu’on com-
mence par lui donner tort pour – en un mouvement qu’il n’eût
pas désavoué – en définitive et contre lui-même lui donner rai-
son. Cela tient en un impératif : faites vos jeux.

Vincent DEBAENE

11. Je souligne.




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René Char, la vie d’un poète

Laurent Greilsamer
L’Éclair au front. La vie de
René Char
} Paris, Fayard,
2004, 558 p.

La vie des poètes est toujours fabuleuse, y compris la plus


apparemment modeste comme celle, par exemple, de Stéphane
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Mallarmé, parce que nous prêtons à leurs actes, leurs amours,
leurs engagements, l’intensité poétique que nous avons su
recueillir dans leur œuvre. Ce n’est pas que leur vie explique
ou illustre leurs poèmes mais à l’inverse, leur poésie qui illu-
mine leur existence et l’authentifie, ou la vérifie selon le mot de
René Char.
La vie de René Char est doublement attachante par la
splendeur de son œuvre et par l’extrême plénitude de ses
actes. Mais entre la vie et son récit, il y a évidemment ce pas
qu’on ne franchit pas impunément en ce qu’il mêle la prose des
jours, la psychologie, la trivialité de certains gestes au poème
qui précisément est l’acte par lequel tout cela est censément
suspendu. La plupart des biographies de poètes posent en pré-
ambule toute une série d’excuses embarrassées où le bio-
graphe justifie qu’il soit allé, par-delà le poème, tenter d’identi-
fier une personne. Laurent Greilsamer, lui, ne prend pas cette
peine, à vrai dire inutile, mais, au moins, par l’épigraphe
extraite de Nietzsche que Char revendiquait pour lui-même
(« J’ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie et toute ma
personne. J’ignore ce que peuvent être des problèmes pure-
ment intellectuels ») et par la quatrième de couverture (« René
Char a toujours refusé que l’on s’intéresse à sa vie »), il laisse
entendre, pour qui veut bien le voir, le contraste entre ombre et
lumière, entre nuit et jour, entre ésotérisme et exotérisme, qui
déchire nécessairement son entreprise.
Il y aurait, à ce titre, bien des reproches à formuler à
l’encontre de sa biographie. Il y a d’abord les manques : pour-
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814 CRITIQUE

quoi si peu de choses sur la sœur de Char, Julia, si importante


non seulement pour l’enfance de Char, mais aussi par le destin
tragique de sa fin que la folie a dévorée ? Les sœurs, qui, selon
Hegel, ont le sentiment intime de l’essence éthique, ne sont-
elles pas une figure récurrente auprès de poètes que Char a
aimés, Rimbaud, Hölderlin, Claudel 1… ? Trop peu de choses
aussi sur certains contemporains, Camus, Blanchot 2, Bataille,
Ponge par exemple, et les liens, compliqués mais décisifs, avec
Nicolas de Staël, dont pourtant Greilsamer fut le biographe, ne
donnent pas lieu à un véritable parcours. Comment ne pas
regretter aussi de ne pas trouver le récit de l’extravagant projet
de collaboration entre les deux artistes, en 1952, pour un bal-
let intitulé L’Abominable des neiges, qui n’est autre qu’une
Vénus himalayenne ? Ajoutons à ces lacunes l’imprécision avec
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laquelle le biographe relate l’attitude de Char pendant l’affaire
Kravchenko, en 1949, lors du procès qui oppose le « dissident »
russe qui vient de publier J’ai choisi la liberté et le Parti com-
muniste français au travers de son hebdomadaire culturel
dirigé par Louis Aragon, Les Lettres françaises ; car, si l’atti-
tude des communistes lui répugne en effet intensément 3, il ne
perçoit pas Victor Kravchenko comme un héros (« Il n’était pas
interné en URSS, mais fonctionnaire. Il ne mangeait pas à la
gamelle. Il ne logeait pas dans un cachot 4 ») et ce dédain est
déterminant car il exprime bien la défiance de Char à l’égard
d’un témoignage purement verbal et qui n’est accrédité que par
le discours politique : « Il [Kravchenko] devient suspect de tra-

1. Claudel figure dans la « Page d’ascendant pour l’an 1964 », il est


vrai avec un qualificatif spécieux (« irresponsable ») (Œuvres complètes,
introduction par J. Roudaut, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1983, p. 712), mais plus probante encore est cette lettre qu’il
écrit à René Bertelé en 1941 où il oppose à « l’intarissable limace mimé-
tique » qu’est, selon lui, Aragon, Claudel qu’il trouve « malgré ses
ambassades et ses chapelets presque toujours magnifique » (cité par
L. Greilsamer, p. 161.)
2. On regrette que Blanchot soit systématiquement qualifié de
« romancier et essayiste » (p. 265 et 333).
3. « Voilà où mène l’usage d’une dialectique affolée au service d’une
cause qui n’a pas d’assise morale » (Combat, 25 février 1949, repris
dans R. Char, Dans l’atelier du poète, édition établie par M.-Cl. Char,
Paris, Gallimard, « Quarto », 1996, p. 569).
4. Idem.
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RENÉ CHAR, LA VIE D’UN POÈTE 815

hison dès l’instant où, n’ayant pas démissionné, il se retourne


contre son pays. Recueilli pas les Américains, il n’avait qu’à se
taire et se faire héberger 5. » Char reproche à Kravchenko de ne
pas avoir été un combattant, de n’avoir rien risqué, d’être un
simple délateur, bref d’être tout le contraire du « héros » que la
propagande anticommuniste présente. Cette attitude est si
particulière, si isolée, si anti-idéologique dans le contexte de la
guerre froide, qu’il est dommage d’avoir omis l’essentiel où se
dégage l’originalité profonde de René Char à l’égard du poli-
tique. À côté des manques, il y a parfois du « trop plein » et on
peut être, par moments, agacé par la fascination dont Laurent
Greilsamer fait montre à l’égard de la vitalité amoureuse de
René Char, et, nous arrêtant à l’infime, on peut regretter par
exemple, qu’à l’occasion du récit du fiasco du poète avec l’écri-
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vain Jocelyne François, Laurent Greilsamer n’ait pas su saisir
tout le comique d’une situation où la jeune femme rangée et
dérangée n’a visiblement pas compris ce qui lui était arrivé 6.
De même, il arrive parfois à Laurent Greilsamer de vouloir
reconstituer un épisode en l’écrivant sous la forme d’une
scène, censée être plus vivante qu’un simple récit ; il fait parler
Eluard, Aragon, Picasso…, en oubliant que la mimésis pour
être réussie exige la vraisemblance.
Pourtant ces reproches sont à la fois injustes et vains, car
la biographie des poètes est toujours le fruit des multiples
essais qu’il est facile et donc inutile de fustiger pour leurs
défauts. C’est seulement maintenant, par exemple, que des
biographies correctes de Proust ou de Rimbaud 7 ont pu appa-
raître, car non seulement l’éloignement du temps supprime
progressivement les petites et inutiles légendes qui entourent
la vie des poètes, met au jour des documents, mais donne

5. Idem.
6. Voir à ce propos l’inénarrable livre que Jocelyne François a écrit
de sa mésaventure, Les Amantes, Paris, Mercure de France, 1978,
réédition sous le titre Les Amantes ou Tombeau de C., Paris, Gallimard,
coll. « Folio », 1998.
7. On songe à celle de Jean-Jacques Lefrère (Paris, Fayard, 2001),
mais qui n’empêche pas évidemment des tentatives plus médiocres de
persister comme par exemple la biographie récente de Vitalie Rimbaud
par Claude Jeancolas, parue dans la collection « Grandes biographies »
chez Flammarion.
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816 CRITIQUE

aussi ce temps de latence nécessaire où les correspondances


sont publiées, où les travaux sur les contemporains nourrissent
les biographes d’informations précieuses et nouvelles, où les
témoignages paraissent, comme celui, admirable, de Georges-
Louis Roux sur la période de la Résistance à Céreste 8, ou celui,
plus mystérieux, qui porte sur « Marthe », inspiratrice du poète 9,
dans un étrange et séduisant récit de Jean-Charles Blanc 10, et
enfin où l’œuvre, elle-même, travaille à son élucidation.
La reconstitution biographique de la vie de René Char en
est à ses balbutiements et le mérite de cette biographie est
d’ouvrir la voie et les pistes essentielles, de fournir de très nom-
breux extraits de lettres de Char ou de ses correspondants, d’être
respectueuse aussi à l’égard de son personnage en ne tentant
jamais une interprétation psychologisante ou triviale de l’œuvre,
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de se tenir de manière générale dans une modestie élégante et
positive. Par ailleurs, Greilsamer ouvre des dossiers peu connus
des lecteurs de Char, la figure terrifiante de son frère Albert, frère
aîné, violent pendant l’enfance, pétainiste et collaborateur durant
la guerre, responsable de la perte pour le poète de la propriété
familiale des Névons de l’Isle-sur-Sorgue, ou encore l’importance
des relations de Char avec Gilbert Lely, l’admirable lecteur de
Sade, et également sur le dernier mariage de Char, avec la
« Soupçonnée », manière pour le poète de s’unir avec « la vie inex-
primable » et de la baptiser poésie, et enfin – mais on pourrait
multiplier les exemples –, la fidélité de Char à l’égard d’Israël 11 et

8. G.-L. Roux, La Nuit d’Alexandre. René Char, l’ami et le résistant,


Paris, Grasset, 2003.
9. Voir le poème qui a ce nom pour titre (Fureur et mystère). Ce
témoignage, authentifié par Greilsamer, contredit apparemment l’inter-
prétation de Jean-Claude Mathieu, selon lequel cette Marthe était une
amie de Julia, la sœur du poète, dont Char aurait été amoureux enfant
(voir La Poésie de René Char ou le sel de la splendeur, Paris, José Corti,
1985, t. II, p. 152).
10. J.-Ch. Blanc, Famadihana, la valise de Marthe, Tours, Farrago,
1999.
11. En 1967, au moment de la guerre des six jours, Char envoie
une très belle lettre à Marc Engelhard, second mari de Georgette
Goldstein, qui commence ainsi : « Par ses seules vertus, Israël indique
aux hommes et aux nations […] ce que la foi dans le vivre debout, ce
que la confiance dans le droit humain final, peut arracher, avec du cou-
rage et de la décision » (Dans l’atelier du poète, éd. cit., p. 864).
813/818 17/09/04 10:27 Page 817

RENÉ CHAR, LA VIE D’UN POÈTE 817

de manière générale sa haute considération à l’égard de « l’être


juif » qu’on ne peut pas seulement lier à sa première femme,
Georgette Goldstein, mais qui déjà s’enracine dans l’un de ses
tout premiers poèmes, « La Manne de Lola Abba 12 », nom lu
sur une tombe du cimetière juif de L’Isle-sur-Sorgue, et donc
dans une métaphysique de l’existence dont la judéité est l’une
des données importantes. C’est cette affinité qui d’ailleurs rend
plus compréhensible l’extrême lucidité de Char à l’égard du
nazisme, qui le distinguera de la plupart de ses contemporains,
et singulièrement des surréalistes cruellement aveugles non
seulement face à l’événement de la guerre mais également à la
spécificité de l’événement nazi, dont Char a pu mesurer la
puissance et pressentir la démesure lors d’un bref séjour à
Berlin en janvier 1933, à la veille des élections générales, en
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compagnie de Paul Eluard 13.
D’une manière générale, Laurent Greilsamer, avec toutes
les réserves que l’on a faites, ne rate pas l’essentiel, et le fil
rouge du récit biographique permet de mesurer toute l’impor-
tance que Char a pu donner à une vision héroïque de l’exis-
tence, héroïsme grec et hölderlinien, que le nom d’Alexandre
qui fut le pseudonyme de Char pendant la Résistance, illustre
et vérifie. Cette pulsion héroïque ou cette aspiration vitale au
dépassement des limites du monde ne s’est pas attestée seu-
lement dans le combat militaire en mai 1940 ou dans la
Résistance, mais dans une certaine façon d’aborder l’existence
avec la « respiration agressive », dans une puissance de
confrontation, qui est tout le contraire de la provocation propre
à l’intellectuel, dans un rapport de force apparemment tou-
jours en éveil qui fit de lui un éternel combattant, un « mortel
partenaire », un être difficile.
Si l’expérience de la Résistance est centrale, ce n’est pas
seulement à cause de l’importance de l’enjeu, mais aussi de
l’extrême singularité avec laquelle Char a envisagé son combat,
comme un guerrier et non comme un militant, qui puise en sa
force, en son courage, et dans le sentiment si particulier de
son invulnérabilité, la vérité de ce combat. Il y a même quelque

12. Plus tardivement, il y a cet autre admirable poème de Char,


« Ibrim » (1977).
13. Voir sur ce point la biographie de Greilsamer, p. 83-84.
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818 CRITIQUE

chose de troublant à lire, par exemple dans une lettre datant


de 1941 à son ami Francis Curel, ce propos où, après lui avoir
conseillé de concentrer son regard sur les roues des moulins
de la Sorgue, il lui dit avec la jubilation du hors-la-loi : « Ainsi
tu seras préparé à la brutalité, à notre brutalité qui va
commencer à s’afficher hardiment 14. » Si bien sûr ce mot de
« brutalité », par deux fois énoncé, a un sens politique, celui
d’une morale absolue de l’Agir qui met entre parenthèses tous
les concepts vitaux de la Résistance (Patrie, Liberté…), tout
comme les moulins de la Sorgue écartent l’abstraction mon-
diale ou les catégories politico-nationales qui surdéterminent le
conflit, on sent bien que pour en comprendre toute la saveur et
l’étendue existentielle (« la brutalité, notre brutalité »), il faut
aussi l’entendre au travers du corps de René Char, de sa voix,
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de son attitude physique face au monde, que les photogra-
phies, les témoignages et donc le récit biographique peuvent
nous faire pressentir. En ce sens, le rôle d’une biographie, c’est
bien de peindre le portrait d’un homme saisi dans la brièveté
de sa vie, mais c’est aussi, fût-ce sous une forme empirique,
au travers d’anecdotes, ou encore de ce que Roland Barthes
appelait des « biographèmes », permettre que se dessine en fili-
grane du récit, une sorte de phénoménologie existentielle ;
contrairement à ce qui s’opère chez Sartre, il ne s’agit pas de
traquer un homme et de le réduire à n’emprunter que les tour-
niquets qui sont les lieux communs de son échec, mais que
puisse apparaître, comme dans la silhouette de l’homme
debout du sculpteur, une certaine attitude, une certaine
manière d’envisager le monde et le temps, une stature. Alors,
une biographie peut bien avoir des défauts, comme c’est le cas
de celle de Laurent Greilsamer, l’essentiel est que ces défauts
n’occultent pas le personnage dont la vie est racontée mais
que, malgré eux, on puisse deviner ici le visage de René Char,
quand bien même son vœu eût été d’appartenir à l’éclair.

Éric MARTY

14. « Billets à Francis Curel », Pauvreté et privilège, Recherche de


la base et du sommet, Œuvres complètes, éd. cit., p. 633.




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819/837 17/09/04 10:27 Page 819

Veiller sur le sens absent.


Littérature
et phénoménologie

Marlène Zarader
L’Être et le neutre. À partir
de Maurice Blanchot
} Lagrasse, Éd. Verdier,
coll. « Philia », 2001, 314 p.
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Que le chemin de la phénoménologie dût inévitablement
croiser celui de la littérature et de la poésie, c’est ce qui aurait
pu surprendre les premiers lecteurs de Husserl, philosophe de
l’arithmétique et de la logique. Blanchot en 1943 1 et Sartre
l’année suivante, provoqués par le livre de Brice Parain 2,
s’interrogeaient sur les crises de confiance endurées par le lan-
gage, autant dire sur l’histoire conjuguée de la philosophie et
de la littérature. Dès lors, à travers les innombrables réflexions
philosophiques sur le langage et la parole, dans les débats sus-
cités par Saussure ou par Lacan, s’exprimèrent, comme jamais
auparavant, les aléas de la communication, la désintégration
des communautés, mais aussi les approches de l’insaisissable
(thème mystique multiséculaire), et surtout les soucis d’expres-
sivité taraudés par l’inexprimable, les ruses du dire tourmenté
par l’indicible. La psychanalyse existentielle de la religion du
jeune Flaubert analyse en termes de trans-ascendance ontique
l’erreur éclatante de la Création mettant au jour des créatures
dont « la finitude les rend folles d’un insaisissable infini 3 ». La

1. Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 102 sq.


2. B. Parain, Recherches sur la nature et les fonctions du langage,
Paris, Gallimard, 1942.
3. J.-P. Sartre, L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard, 1971-1972,
p. 587.
819/837 17/09/04 10:27 Page 820

820 CRITIQUE

critique littéraire – singulièrement chez Sartre, Borgès, Beckett,


Bonnefoy ou Blanchot – atteste en tout cas que la philosophie
est concernée, lorsque s’effacent les frontières entre la perti-
nence d’une critique et la puissance créatrice de la fiction ou
du poème 4.
L’œuvre de Blanchot n’aurait-elle été, dans L’Être et le
neutre, que l’occasion de poser (et de résoudre) un problème
philosophique ? Il serait injuste de le penser. Et cependant,
l’enjeu de ces pages concerne ce qui s’impose avec nécessité à
la pensée contemporaine comme un « problème » (p. 36), qu’il
s’agit précisément de poser en en élaborant les données.
Marlène Zarader décèle dans l’œuvre de Blanchot une pensée
qui, en raison de la contradiction interne qui l’habite, peut être
« réfutée » (p. 294). Elle voit en lui le témoin exemplaire, le seul
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rigoureux, prenant en charge une donnée originaire de
l’époque (p. 288-289), accomplissant ainsi « un acte qui peut
(et doit) être philosophiquement assumé » (p. 28). Et cepen-
dant, en abordant de front les données d’un problème, le pro-
pos du livre donne parfois l’impression d’évoluer dans un élé-
ment, plutôt que de vouloir franchir un obstacle.
Dans ses réflexions sur la mystique, à propos de la
Kabbale, de Pascal ou de Bataille notamment, Blanchot évo-
quait les événements auxquels on n’assiste pas, mais auxquels
on participe, sommé que l’on est « d’expliquer par l’inexpli-
cable, de penser contre pensée, c’est-à-dire selon mystère »
(L’Amitié 5, p. 179). Marlène Zarader ne feint pas de l’ignorer,
puisqu’elle concède en définitive que l’on est en cette affaire
aux prises avec un destin, que la pensée est conduite au bord
d’un abîme, qui parfois la définit, et « qu’elle s’efforce d’y “cor-
respondre”, à défaut de pouvoir y répondre » (p. 302). « Veiller
sur le sens absent » (L’Écriture du désastre 6, p. 72), telle est la
sentence autour de laquelle gravite la réflexion exclusivement
philosophique de cet ouvrage qui aborde « l’œuvre tout entière
saisie selon l’un de ses registres » (p. 23). Cela n’est que par-

4. À propos de Y. Bonnefoy et L.R. des Forêts, voir M. Zarader,


« Figures du vide », Une Pensée singulière. Hommage à J.F. Marquet,
Paris, L’Harmattan, 2003, p. 265-277.
5. Paris, Gallimard, 1971.
6. Paris, Gallimard, 1980.
819/837 17/09/04 10:27 Page 821

VEILLER SUR LE SENS ABSENT 821

tiellement vrai, puisqu’elle se réfère exclusivement « aux textes


critiques et théoriques » (p. 43), considérant que si l’expérience
première de Blanchot s’est d’abord traduite en fictions litté-
raires, elle a fini par se resserrer dans le champ philosophique,
alors que son auteur « n’est pas seulement philosophe, qu’il ne
l’est, en un sens, pas du tout » (p. 22). Le lecteur des romans et
des récits de Blanchot s’étonnera de voir affirmer qu’autrui
« ne fut pas toujours présent en cette œuvre » (p. 231). Affir-
mation due à la seule considération des écrits dits théoriques
sur la mort, à l’exclusion des mises en scènes du mourir même,
où le héros ou le narrateur des romans sont les plus proches
témoins d’une agonie. En n’interrogeant que l’écrivain qui
« demande au penseur de prendre le relais de la littérature »
(p. 32), non seulement l’auteur indique la limitation de son
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propos, mais elle brave aussi consciemment un interdit.
Aborder frontalement ce qui s’étale dans « les stratégies de
l’oblique » (p. 36), entreprendre de restituer « la logique propre
d’un discours » (p. 245) est chose risquée quand il s’agit d’une
parole non parlante, parole spectrale de la veille soumise au
règne de l’ambiguïté, à l’alternance du oui et du non, bref
d’une œuvre qui a gardé de ses antécédents romanesques les
intrigues où toute forme ne perdure que moyennant ses altéra-
tions, vivant de « la surprise de ce qui est, sans être possible,
de ce qui doit commencer à toute extrémité » (Le Livre à venir 7,
p. 131). Quoi qu’il en soit, le verdict final de cette étude très
argumentée sera sans appel : quelque chose comme une onto-
logie du neutre est en soi irrecevable, ce concept, comme celui
de désastre, n’est susceptible d’aucune « légitimation philoso-
phique » (p. 33). Il est vain de vouloir « ressaisir hors littéra-
ture, ce qui se donne dans la littérature et sans doute à la
seule littérature » (p. 217).
On peut s’interroger sur cette donnée ressaisie, sur ce res-
saisissement même. C’est en phénoménologue fidèle à Husserl
que l’auteur s’étonne de voir assigner des limites à la constitu-
tion (p. 149), qu’elle recule horrifiée devant « le monstre théo-
rique d’une expérience sans conscience ni sujet » (p. 248). C’est
en phénoménologue fidèle à Heidegger qu’elle oppose à l’ori-
gine, « inépuisable et fécond abîme de l’être », une origine sans

7. Paris, Gallimard, 1959.


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822 CRITIQUE

plénitude, « ruissellement monotone du dehors » (p. 223). La


défection momentanée de la conscience donatrice, l’abandon
provisoire de l’intentionnalité oriente vers ce que Blanchot
nomme le neutre : « Ni l’un ni l’autre… balancement de tête
d’un homme livré au branle éternel » (Le Pas au-delà 8, p. 108).
Il faut assurément voir autre chose que scepticisme au sens
purement formel du terme dans l’arrêt devant la question la
plus profonde, laquelle, distinguée de la question d’ensemble
sur laquelle règne la dialectique, « est la question qui ne se
pose pas » (L’Entretien infini 9, dorénavant abrégé E.I., p. 20).
Quand « le sujet est en relation avec ce qui ne vient pas de
lui…, il est en relation avec le mystère ». Cela est vrai du mou-
rir, comme de l’inconnu ou du dehors absolu, « indétermina-
tion telle qu’on ne peut pas dire qu’elle se pose comme pro-
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blème à partir de ses données…, question sans donnée, pur
point d’interrogation 10 ».
« Il n’est pas facile de parler de Blanchot », concédait en
philosophe Emmanuel Lévinas, si proche du romancier et du
critique. Il s’y essayait néanmoins, en affectant ses interpréta-
tions d’un peut-être, qui n’était pas de pure forme. Il se peut,
en effet, que de la poésie, de la littérature au sens le plus large
qui pourrait outrepasser le domaine de l’art, vienne une voix,
dont le langage, nullement discursif, ne soit plus prisonnier de
lui-même, ne soit pas celui de ces recueils de signes que les
commis de bibliothèque transportent en « galopant joyeuse-
ment sur des passerelles minuscules » (La Folie du jour). En
lecteur du Dernier Homme (Critique, août-septembre 1957),
Georges Bataille distinguait de la philosophie, travail en vue

8. Paris, Gallimard, 1973.


9. Paris, Gallimard, 1969.
10. E. Lévinas, Le Temps et l’autre, Paris, PUF, 1983, p. 56. Dieu,
la mort et le temps, Paris, Grasset, 1993, p. 23. En marge des lectures,
mentionnées ci-dessous, de Blanchot par Lévinas, les notables diver-
gences estompées par les deux penseurs eux-mêmes sont parfaitement
analysées par M. Zarader. Voir aussi F. Collin, « Lévinas et Blanchot »,
Emmanuel Lévinas, Paris, L’Herne, 1991, p. 313-327 et M. Blanchot et
la question de l’écriture, Paris, Gallimard, 1971. Que la proximité de
Blanchot et de Lévinas soit « aussi un distancement en acte », c’est ce
qu’indique sur plus d’un point J. Rolland, Parcours de l’autrement,
Paris, PUF, 2000.
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VEILLER SUR LE SENS ABSENT 823

d’une fin, la littérature, ce « jeu qui jette les dés pour atteindre
un chiffre imprévisible ». Aux prises avec la disparition qui
ébranle continuellement le tout de l’apparaître, la pensée – car
pensée il y a en littérature – ne s’obstine ni à construire, ni à
conclure. À la différence de la pensée immobile, c’est une pen-
sée légère que celle de « l’intimité rayonnante d’où chacun
revient à lui-même, illuminé de n’être que le reflet de tous »
(Le Dernier Homme 11, p. 124). Aussi éloignée du souci de trans-
lucide communicabilité que des divers régimes de l’incommu-
nicabilité, la voix narrative, que Blanchot décrit à propos de
Kafka, de Beckett ou de Duras, produit la parole indirecte qui
met les personnages, l’auteur et le lecteur à distance d’eux-
mêmes et, par le fait, en une étrange proximité les uns par
rapport aux autres.
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Avant d’examiner, avec Marlène Zarader, le rapport de
Blanchot à la phénoménologie, on aimerait évoquer un passage
étonnamment descriptif et annonciateur de pensées à venir, du
premier roman publié en 1941 12, où sont poussées à l’extrême
la neutralisation de la conscience et l’épokhè totale du monde
de la lumière. Nageur exténué, ayant tourné le dos à la mer,
maintenant étendu dans une sorte de grotte, Thomas n’a plus
que ses yeux pour rechercher s’il est encore maître de la situa-
tion. Baignant dans une masse nocturne, n’étant même plus
assuré de lui-même, il a cependant le sentiment qu’en dehors
de lui se trouvait « quelque chose de semblable à sa propre
pensée », qu’en la nuit la plus sombre, en ce néant d’où toutes
choses avaient disparu, il n’était pas absolument seul, que son
œil « se développait d’une manière démesurée et, s’étendant
sur l’horizon, laissait la nuit pénétrer en son centre pour se
créer un iris (nouvelle version : pour en recevoir le jour) ». Sans
appréhender quoi que ce soit, il saisissait la cause de sa vision,

11. Paris, Gallimard, 1957.


12. Thomas l’obscur, Paris, Gallimard, 1941, p. 12-16. La nouvelle
version (1950, p. 17-18) comporte quelques modifications minimes,
mais révélatrices. Sur le passage ici relu, voir G. Bataille, L’Expérience
intérieure (1943), Paris, Gallimard, 1954, p. 129. J.-P. Sartre, Amina-
dab, et Un Nouveau Mystique (1943), repris dans Situations I, Paris,
Gallimard, 1947, p. 122, 183-184. E. Lévinas, De l’existence à l’existant,
Paris, Fontaine, 1947, p. 103. Il faut aussi rappeler les fréquents appels
à Blanchot dans les analyses sartriennes de Mallarmé et de Genet.
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824 CRITIQUE

voyant en image son propre regard porteur de la mort de toute


image. À cette ophtalmographie d’un œil blessé, dont un écho
se fera encore entendre dans La Folie du jour, se rattache l’idée
d’une pensée blessée. En ce moment fantastique et angoissant,
« il savait qu’autour de son corps sa pensée, confondue avec la
nuit, veillait ». Lévinas verra là la description d’une existence
sans issue, irrémissiblement vouée à la fatale présence de l’être
(l’il y a), dont l’incessant remous perturbe jusqu’au règne du
néant. Bataille a mis en exergue un autre versant du récit,
voyant dans la nuit l’au-delà du savoir, le rien, l’inconnu.
L’allusion est d’ailleurs explicite dans ces pages : tout se pas-
sait « comme si cette nuit était réellement sortie d’une blessure
de la pensée qui ne se pensait plus, de la pensée prise ironi-
quement comme objet par autre chose que la pensée ». Dans
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l’accès par la vue à ce qui rend impossible la vision, Sartre ne
verra que supercherie, l’idée du non-savoir ne pouvant, comme
n’importe quelle idée, qu’être immanente à la pensée. Cette
réfutation purement formelle passe à côté de ce que laissait
présager cette surprenante tératologie du visible. Il convient
de prêter attention à la pensée qui pense encore quand elle
se heurte à l’impossible, quand il lui faut affirmer ce qui se
refuse à la pensée du possible. Serait-il vrai que cela revient à
substantialiser le rien ? Blanchot (E.I., p. 309) rejette cette
objection sartrienne selon laquelle, en substantifiant le non-
savoir, Bataille hypostasierait le néant. Le corps étranger logé
dans la pupille figure l’expérience d’un apparaître irréductible
au sein même de l’universelle disparition, l’inéluctable pré-
sence du sens absent, à quoi Marlène Zarader prête à juste
titre la plus grande attention. L’emprise ironique exercée sur la
pensée par autre chose qu’elle-même ne peut que dérouter, on
le conçoit, la réflexion attachée aux données originaires, à la
Gegebenheit husserlienne.
Méthodiquement reparcourue, l’œuvre théorique de Blan-
chot est pour l’auteur de L’Être et le neutre l’occasion de trai-
ter de thèmes « surcommentés », amplement modulés dans la
philosophie et la littérature du XXe siècle, et même diversement
« galvaudés… : l’ouverture de l’abîme, l’effondrement du
monde…, l’extrême souffrance où tout sens semble irrémédia-
blement suspendu » (p. 83, 18, 34). L’enjeu n’est pas celui de
l’humanisme de l’homme en proie à ces « absurdes relatifs » qui
tiennent leur sens d’une référence à des « rationnels absolus ».
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VEILLER SUR LE SENS ABSENT 825

Ces abysses, comme le disait Sartre dans ses études critiques


de 1943 sur Camus et Blanchot, figureraient encore pour ce
dernier « une oasis, un répit ». La question posée est celle
d’une époque qui s’est efforcée de penser ce qui excède toute
condition de possibilité : le rien, la vacuité absolument non
réductible à quelque sens que ce soit, à quoi Blanchot a donné
quelques noms : la nuit, le dehors, le neutre, le désastre,
quelques autres encore, qui scintillent hors discours dans une
prose étonnamment limpide. L’interprète y perçoit, sinon des
expressions, du moins des signes d’expériences-limites, qui ne
peuvent pas ne pas être vécues, alors que jamais elles ne par-
viennent à prendre visiblement place dans l’ordre des possibles
présences : « le mal, la mort, la souffrance, les tragédies de
l’histoire » (p. 83), expériences dites irréductibles autant qu’in-
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saisissables, bien que vécues. En considérant que cette dona-
tion du rien est de l’ordre d’un apparaître qui se soustrait à
toute reprise intériorisante, voire à toute compréhension,
Blanchot prend acte de l’échec des philosophies antérieures
(Hegel, Husserl et Heidegger) qui, s’étant effectivement heur-
tées au point décisif, n’ont eu de cesse de le déneutraliser.
L’œuvre de l’écrivain et du penseur, aux prises avec un trait
constitutif de « la tradition moderne » (p. 17), est donc abordée
au gré d’une réflexion sur le neutre, qui échappe à toute inter-
prétation en termes d’être, de monde ou de subjectivité, car ce
neutre est accordé à des vécus à tous égards excessifs, sous-
traits à la continuité du temps, impossibles à ourdir dans la
trame du monde, rebelles aux strictes cohérences du langage.
De la pure donation du rien en sa neutralité étrangère à toute
unification, de cette épreuve mortelle que Bataille décrivait
sous le signe du supplice, Blanchot est le seul (p. 21, 303) à
avoir fait une question pour la pensée. « L’inappréciable vérité
de son œuvre » est d’avoir pris en compte cette « donnée origi-
naire » (p. 289). Pour entrevoir la possible (quoique improbable)
inscription de Blanchot dans le champ de la philosophie, rien
de plus révélateur que son affrontement de Hegel, Husserl et
Heidegger.
Dans la rencontre avec Hegel se dessine l’idée de l’autre
nuit, la résistance au travail du négatif, de la négativité qui, par
la force magique de l’esprit (Zauberkraft), se convertit en être.
La référence à Hegel est décisive dans deux textes majeurs sur
l’écrivain. De l’angoisse au langage (1943), qui figure comme en
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826 CRITIQUE

frontispice de toute l’œuvre critique, traite de la solitude et de la


communication. Il s’inspire manifestement de Kierkegaard dont
l’anti-hégélianisme était un des thèmes dominants à l’époque 13.
La Littérature et le droit à la mort (1947) décrit la destitution du
Je et l’extinction de la vie dans et par le langage. « Je me
nomme, c’est comme si je prononçais mon chant funèbre : je
me sépare de moi-même… celui qui parle a le pouvoir de s’éloi-
gner de soi, d’être autre que son être » (La Part du feu, p. 327).
La vie de l’esprit, selon Hegel, est la vie qui porte la mort et se
maintient en elle. Répétée avec insistance, cette formule de la
Phénoménologie de l’esprit (lue avec Kojève) est le leit-motiv du
texte qui développe la pensée de la littérature sous le signe du
concept hégélien de l’œuvre, à savoir « la Chose même » 14. Dès
cette époque le thème de l’ambiguïté, sur laquelle la relève de
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l’Aufhebung se révèle impuissante, annonce la désorientation de
l’absolu qu’orchestrera plus tard le motif du désastre. Marlène
Zarader décrit la partialité du regard qu’à cette époque
Blanchot accorde à Hegel. Mais loin d’une faiblesse d’interpré-
tation, cette partialité est une attestation, parmi d’autres, du
sens historique selon lequel « l’exode hors de l’hégélianisme
peut être appelé un événement de pensée 15 ». Rapprochant de

13. On a justement souligné les accents kierkegaardiens de Blan-


chot (S. Agacinski, Aparté. Conceptions et morts de Sören Kierkegaard,
Paris, Galilée, 1977, p. 66). Alors que M. Zarader (p. 21) considère
curieusement que Kierkegaard est très peu présent chez Blanchot, c’est
à bon droit que l’on peut voir en lui « un grand lecteur » du penseur
danois (J. Derrida, Parages, Paris, Galilée, 1986, p. 203). Voir dans
Faux pas les trois premiers chapitres (1941-1942) sur la dialectique
paradoxale qui culmine dans « la négation absolue », quand, en deçà de
l’être, « l’intériorité la plus secrète ouvre sur l’Autre… nous sépare à
jamais de nous » (p 33-35). Dans L’Espace littéraire (Paris, Gallimard,
1955), Kierkegaard est évoqué avec Kafka ou Rilke et à propos de la
mort, du suicide et du désespoir. Sur le mystère et le silence, voir La
Part du feu (Paris, Gallimard, 1949), p. 65, sur le rapprochement décisif
avec Nietzsche, L’Entretien infini, p. 217, sur le saut mortel et l’amour,
les pages consacrées à La Maladie de la mort de M. Duras dans La
Communauté inavouable (Paris, Minuit, 1984), p. 58, 74.
14. À la même époque (1947-1948), Sartre esquissait aussi, mais
dans une autre direction, une reprise critique du concept hégélien de
l’œuvre (Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 129-141).
15. P. Ricœur, Temps et récit III, Paris, Éd. du Seuil, 1985, p. 298.
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VEILLER SUR LE SENS ABSENT 827

« la sagesse hégélienne », la mort contente selon Kafka, le mou-


rir dans le mourant, la proximité à l’égard du moribond,
Blanchot soulignait les dimensions d’une perspective moins
ambitieuse que celle de l’outrepassement spéculatif, et le des-
tin de ceux qui se savent et se veulent simplement condamnés
à écrire, non pas affranchis de la mort, mais séjournant
auprès de la négation sans la dominer, vivant « ce que Kier-
kegaard appelle… cette maladie où mourir n’aboutit pas à la
mort » (L’Espace littéraire, p. 103). L’examen de la relation de
Blanchot à Hegel est l’occasion pour l’auteur de rappeler des
gestes de pensée « surcommentés depuis quelques décennies »
(p. 83), en lesquels l’époque s’est reconnue, à savoir la disper-
sion opposée à la dialectique totalisante, l’expérience réduite à
la survenue de l’événement en son irréductibilité, singulière-
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ment à celle de l’intolérable qui déjoue toute maîtrise. Certes,
mais les modulations autour du thème hégélien de la chose
même, en laquelle s’unissent l’auteur et l’œuvre qui, en lui
échappant, s’inscrit dans l’histoire et ébauche un monde, per-
mettent à Blanchot de dégager « l’admirable puissance » de la
parole : « Qui voit Dieu meurt. Dans la parole meurt ce qui
donne vie à la parole » (La Part du feu, p. 329). À la différence
du cogito, la pensée redoublée par la parole ne livre les choses
que privées d’être. La littérature est l’œuvre de la mort dans le
monde. Mais en même temps, suprême ambiguïté, par sa maté-
rialité même le mot est une chose animée d’une obscure puis-
sance. D’où l’inquiétude du langage littéraire confronté à son
double sens initial. Tourné vers ce qui le précède, il ne peut que
l’exclure pour pouvoir en parler. Alors que le langage (de nature
divine, selon Hegel) transforme la mort en autre chose, la litté-
rature reste tournée vers ce dont la parole doit se retrancher,
l’abîme, le silence qui l’obsède. Son langage porte alors des cica-
trices. Disloqué par sa nécessaire autocontestation, il rompt
avec la rumeur quotidienne naturellement efficace, mais tout
autant avec le discours achevé spéculativement rassurant.
Bien que Blanchot n’aborde pour ainsi dire jamais les
textes de Husserl, une grande part peut être faite à celui-ci, car
Blanchot récuse « les principes mêmes de la phénoménologie
husserlienne, sans quitter pour autant le sol qu’elle avait établi »
(p. 149). Son « œuvre n’a de sens (et de force) que replacée sur
un sol phénoménologique dont, en même temps, elle veut
s’extraire » (p. 26). Il est vrai qu’après Hegel, les philosophes
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828 CRITIQUE

allemands et français auxquels Blanchot eut affaire, sont


des phénoménologues, et que c’est avec ceux-ci que Marlène
Zarader engage le débat pour son propre compte. Il s’agit de la
notion d’expérience (Erlebnis), thème majeur de la phénoméno-
logie d’origine husserlienne. Que le maintien de cette notion et
du primat du vécu s’accompagne du rejet de toute réduction
aux conditions transcendantales de possibilité (ce qui est le cas
chez Blanchot, puisqu’il s’agit du rapport à un dehors étranger
à l’horizon du monde autant qu’à la subjectivité), c’est là une
hypothèse qui aurait représenté pour Husserl une pure et
simple « absurdité » (p. 304). Même si, chez Blanchot, le terme
d’expérience le cède progressivement à celui d’épreuve ou à
d’autres encore, l’auteur insiste et concède : la nuit est endurée,
vécue, le sens absent est rencontré dans une exposition au
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dehors. Blanchot est le seul à avoir « sauvegardé la donation
sauvage » de la nuit, qui « ne suppose nulle subjectivité dona-
trice de sens » (p. 294). Or une des conditions de la phénoména-
lité étant la relativité de tout donné « à celui auquel il se donne »
(p. 113), que ce don soit celui du rien « aussi nul et vide qu’on
voudra » (p. 258), l’auteur estime infructueuses les diverses ten-
tatives phénoménologiques de destitution du sujet. Que ce soit
du fait d’une schize originaire de l’ego, de son opacité, de sa
passivité radicale, de l’arrachement à soi destructeur de toute
autopossession, de sa réduction à la simple instance à laquelle
survient l’être donné, il n’y aurait en ces prétendus rejets de
tout « relent de subjectivité » (p. 119) que réaménagements de ce
qui fut esquissé par Husserl. En revanche, l’expérience vécue
dans l’irruption du dehors absolu, sans condition de possibilité
ni horizon, exclut le sujet et du monde et de soi, et la conclusion
s’impose : « il faut que le sujet disparaisse comme sujet de l’expé-
rience » (p. 125). L’interprète, on la comprend, voit se lever là
« de redoutables problèmes théoriques » (idem), puisque l’impou-
voir total, l’éclipse, la perte du sujet, le moi sans moi, la fonda-
mentale absence de centre ne peuvent avoir d’autre sens que
« la suppression du pôle récepteur » (p. 133). Mais n’est-on pas ici
confronté à ce qui résiste à toute théorisation ? Il y va en effet de
ce que rapportait Bataille dès 1943 : « Conversation avec
Blanchot… Il me dit que l’expérience elle-même est l’autorité. Il
ajoute au sujet de cette autorité qu’elle doit être expiée 16. »

16. G. Bataille, op. cit., p. 72-73.


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VEILLER SUR LE SENS ABSENT 829

Si l’on veut peser le pour et le contre d’une passivité dite


« introuvable » (p. 261), il faut considérer la relation de
Blanchot à la phénoménologie la plus décisive à ses yeux : celle
qui passe par Heidegger, « son plus proche interlocuteur »
(p. 152). Cette relation est en effet décisive pour lui comme
pour Lévinas (p. 190), du fait que c’est chez l’auteur de Sein
und Zeit que se trouve l’idée de la présence de l’absence, être et
non-être, donation sans apparaître, bref, du « rien qui “est là
comme tel dans l’angoisse” – (et qui) obtient bien… le statut de
phénomène qui lui était refusé par Husserl » (p. 180). Le débat
de Blanchot avec Heidegger, qui va de L’Espace littéraire à
L’Entretien infini, est de plus en plus sous la mouvance des lec-
tures de Heidegger par Emmanuel Lévinas et Jacques Derrida.
L’essentiel porte sur le thème du rien qui se déploie comme être
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et qui, à ce titre, revendique le Dasein, à qui il revient de
l’accueillir. C’est chez Heidegger que font retour en philosophie
les termes de revendication, d’appel, d’écoute de cet appel, de la
disponibilité face à une tâche que l’on se voit assignée. Comme
interpellation, apostrophe, voire commandement, ces notions
sont d’origine biblique (le Chema du Deutéronome VI, 4), elles ne
sont pas sans rapport, chez Heidegger, avec le registre du
kérygme caractéristique de la théologie dialectique, avec nombre
de termes dérivés de la klèsis paulinienne (I Corinthiens 1, 26).
L’interpellation par le « Vous biblique qui vient d’en haut »,
« l’amour qui est peut-être une pierre d’achoppement pour
l’éthique », ces motifs de La Communauté inavouable (p. 59, 68)
sont encore des variations sur le thème de la revendication.
Pour le regard phénoménologique, la démarche atteint son
paroxysme quand, posant que le neutre n’est pas l’être, la pen-
sée se voit tenue de concevoir ce neutre comme donation du
rien, comme nuit du sens, non pas simple non-sens, mais
absence, effondrement total du sens et, qui plus est, quand, en
cette déchirure à laquelle correspond l’épreuve la plus morti-
fère, elle croit entendre un appel, une revendication. La fidélité
à l’expérience cruciale de la nuit, au règne du neutre, ce
« préalable de tout sens 17 » qui est la hantise de la littérature

17. « Blanchot ne fait que dessiner le creux du sens… une sorte


d’épopée du sens, adamique, si l’on peut dire, puisque c’est celle du
premier homme d’avant le sens » ((R. Barthes, Essais critiques, Paris,
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830 CRITIQUE

(E.I., p. 448), entraîne l’obligation de l’attester aux fins d’ébranler


la loi du jour et du sens. Telle est la fonction dite critique de la
littérature. Mais faire place à la nuit dans la pensée, c’est
enjoindre à la réflexion philosophique de prendre en charge cette
attestation, à telle enseigne que « veiller sur le sens absent »,
c’est accueillir dans la pensée ce qui la menace en son ultime
ressort, c’est reconnaître la « fonction ontologique » du règne du
neutre en sa vérité (p. 229). Cette analyse conduit évidemment
à voir chez Blanchot un passage à la limite incapable d’exhiber
quelque « légitimité phénoménologique » (p. 196, 286) :

Déjà, rien de moins évident que l’idée d’un appel de l’être


(Heidegger) ou celle d’une assignation par l’autre (Lévinas) – même
si ces deux revendications font l’objet, dans chacune des œuvres
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concernées, de procédures explicites de légitimation. Dans ces
conditions, on conçoit que la perspective d’un appel du neutre ne
puisse emporter d’emblée l’adhésion, pour ne rien dire de l’obliga-
tion d’y répondre, qui paraît plus problématique encore (p. 245).

L’illégitimité phénoménologique de la pensée du neutre


sera donc le motif d’une critique radicale. L’affection par le
dehors surgissant sans rien devoir à la conscience, cette passi-
vité prétendument pure est introuvable, le neutre ne peut être
que le résultat d’un acte de neutralisation qui consiste à poser
la négation du sens. D’où le diagnostic de « nihilisme masqué »
(p. 263). L’aveu d’un abus de langage (« Le neutre : ce mot de
trop », E.I., p. 458) dissimulerait donc non une ambiguïté subie

Éd. du Seuil, 1981, p. 269). Thomas était « vraiment le premier homme…


homme d’hier pour qui le monde manifestement n’existait pas encore et
qui trébuchait » (Thomas l’obscur, 1re version, p. 133). L’Espace litté-
raire (p. 260 note) précise : plus le monde affirme en plein jour sa vérité,
plus l’homme en maîtrise le sens, « plus il semble que l’art doive des-
cendre vers ce point où rien n’a encore de sens ». On notera que dans ce
passage (auquel M. Zarader, p. 227, accorde une grande importance) il
est dit qu’à la question concernant cette descente, cet égarement
nomade, « il ne peut être répondu. Le poème est l’absence de réponse ».
Dans son commentaire de cette note sur l’inauthentique, l’insignifiant,
sur le non-vrai ou l’exil de l’errance, Lévinas ne voyait ni nihilisme, ni
romantisme de l’erreur bienheureuse (« Blanchot et le regard du poète »,
Monde nouveau, mars 1956, p. 15-16).
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VEILLER SUR LE SENS ABSENT 831

et reconnue comme telle, mais une « ambiguïté fondatrice…


non véritablement respectée. La rature masque ici une position »
(p. 293), « dernier avatar du vertige de la toute-puissance »
(p. 297). Prétendre accompagner le silence de la nuit du sens,
ce serait participer malgré soi « à la vie du sens » (p. 273). Le
simple accueil de l’éclipse du sens ne peut que résulter d’une
active neutralisation de toute clarté diurne reconduite, en une
sorte d’interminable réduction, au règne de la nuit. Sans doute,
et l’auteur l’a bien vu (p. 173), ces concepts opératoires propre-
ment phénoménologiques servent à « simuler la réduction de la
réduction », ils sont travestis moyennant un « surenchérisse-
ment ironique » (E.I., p. 448-449). On ne peut ici expliciter
davantage à quel point, en se référant par exemple à Michaux
et à Merleau-Ponty, la réflexion de Blanchot sur l’art infléchit
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et même subvertit – dans une œuvre qui jamais ne s’achève
comme telle, dans ce désœuvrement qui ne résout rien – des
vocables et des procédures apparemment phénoménologiques.
Le maniement du concept de nihilisme requiert, depuis
Nietzsche, une retorse habileté. Le terme a acquis la « célébrité
lassante » d’un lieu commun. Il fonctionne comme un « piège
lorsque l’esprit décide de l’aborder de face ». On n’entreprendra
donc pas de le réfuter, mais seulement de le contourner.
Puisqu’il est lié à l’être qui ne peut être nié, sa vérité dernière
réside en son « impossibilité » (E.I., p. 215 à 225). Ce qui ne
l’empêchera pas de resurgir, tel « le nihilisme de la fiction »,
quand l’ambiguïté de son vide provoque « non pas à nous
immobiliser dans la certitude du néant (ce serait un trop facile
repos), mais à nous lier, par la passion du vrai, au non-vrai, ce
feu sans lumière, cette part du feu qui brûle la vie sans l’éclai-
rer » (L’Amitié, p. 139).
Ainsi en va-t-il du rapport à l’inconnu, ce neutre singulier
de la syntaxe grecque, dont ne s’approchent que pour s’en
détourner aussi bien Freud que Heidegger et Sartre (E.I.,
p. 440-441). Pourquoi la pensée philosophique serait-elle
aveugle au travail sans fin de l’écrivain évadé du monde des
fins, privé de tout soutènement transcendantal ? Ayant affaire
à ce qui n’est ni ceci, ni cela, il n’est pas pour autant livré au
nihilisme du sens perdu, à l’effrayante inhumanité du neutre.
S’il n’est ni quelqu’un, ni quelque chose, le neutre serait ce
« tiers exclu qui, à proprement parler, n’est même pas » ?
Transcendant l’ordre du discours, dont la cohérence assure
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832 CRITIQUE

l’articulation de l’être et du non-être, dérangeant l’ordre du


monde qui, en les intériorisant, intègre toutes choses dans la
totalité synchrone où tout se vaut (le nihilisme comme éclipse
totale du soleil), la littérature est cet autre discours que nulle
pensée ne peut empêcher de renaître, et qu’il lui faut donc
prendre en compte. Telle était l’interprétation lévinassienne du
neutre où elle ne trouvait aucun relent des « grossièretés » du
nihilisme 18. Le neutre n’apparaît pas du fait de la paralysie de
la raison immobilisée et comme pétrifiée face au dehors. Il fas-
cine et régit les aléas du jeu insensé d’écrire, où se manifeste
aussi bien la permanente proximité des autres dans les romans,
que le sens d’une communauté qu’aucun aveu ne peut positive-
ment révéler. Le sens absent n’est ni l’insignifiant, ni l’absurde,
ni le non-sens, mais le sens impossible, « le non-concernant »
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(E.I., p. XXIII). L’expérience de la fatigue, par exemple, interdit le
discours continu, exige l’intermittence, « le silence nu de la pen-
sée » où perce la « voix du chêne, langage rigoureux et fermé de
l’aphorisme », dont parlait Blanchot à propos de Char et
d’Héraclite (NRF, avril 1953). Le « non-concernant » provoque
« un état qui n’est pas possessif, qui absorbe sans mettre en
question », qui ne relève d’aucune condition, ni subjective, ni
objective, qui affecte le Moi abandonné non pas des hommes,
mais de lui-même, privé du monde, exclu de Chanaan, rivé à
l’activité littéraire, cette nouvelle Kabbale (Kafka, Journal de
janvier 1922, commenté dans L’Espace littéraire, p. 64-68).
À l’évidence, l’exposition au neutre comme à la pure dona-
tion du rien est aux antipodes de l’interprétation heideggé-
rienne du rien comme être (p. 163). Dans son souci d’opposer
Blanchot à un Heidegger mis à l’abri de tout soupçon de nihi-
lisme, Marlène Zarader a raison de le souligner. Il ne s’ensuit
pas que la pensée du neutre implique l’exclusion de la philoso-
phie, « ce nom si sottement décrié » ; au contraire elle exige
d’elle une patience extrême, « une vigilance qui surveille la nuit
et même ne se laisse pas fasciner par l’autre nuit 19 ». La résis-

18. E. Lévinas, in La Quinzaine littéraire 1-15 avril 1971, p. 15.


L’Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata morgana 1972, p. 86.
M. Blanchot, Le Pas au-delà, p. 106.
19. M. Blanchot, Lettre du 11 février 1980 dans Exercices de la
patience 1, 1980, p. 67.
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VEILLER SUR LE SENS ABSENT 833

tance à la fascination relève de la philosophie qui sait que


« quelque chose de décisif échappe à la philosophie » (E.I.,
p. 71). Ceci est manifeste dans les pages que Blanchot a
consacrées à Merleau-Ponty où il décrit le compromis inhérent
à la parole philosophique : renoncement à une expression
directe accordée à l’être brut ou sauvage, inévitable communi-
cation indirecte. Le discours manifeste maintenu en position
interrogative ouvre la parole philosophique inévitablement
affirmative dans la maîtrise des signes, mais tout en la tenant
en suspens 20. Il ne s’agit pas de poser « la sauvage éclipse du
sens » (p. 251) quand, sous le bruit des paroles, la pensée reste
en quête du silence primordial, et c’est le cas quand la des-
cription de Merleau-Ponty « va aussi loin que le rêve littéraire »
(La Part du feu, p. 73). Avant toute autoposition se glisse
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« entre moi et ce qui m’arrive, le silence originel, ce silence de
la conscience par lequel échoit à chacun de mes moments le
sens qui m’en dépossède » (ibid., p. 76) 21. On peut parler de ce
qui précède toute parole, le silence et la mort, mais que l’on
n’aborde qu’en le niant, tout en laissant s’évaporer ce vide
sans lequel l’existence, attente et oubli, serait de nulle inten-
sité. La pensée philosophique, elle aussi, peut se voir vouée à
l’alternance et à ses ambiguïtés. « Joie ravageante » (L’Écriture
du désastre, p. 117), « tantôt la plénitude de l’enchantement de
l’être, tantôt le vide de la fascination du néant », « force ni
sérieuse ni frivole », « bonheur désolé et ravissant » (L’Amitié,
p. 139, 147, 149).
Comme l’illustre Le Paradoxe d’Aytré (Paulhan), suscitée
par une catastrophe initiale, la prolifération d’un langage aux
sédimentations disloquées peut figurer un excès compensant
un défaut, une absence. De « l’alcarazas du vide » jaillit sans
cesse « le langage le plus plein et le plus poreux » (La Part du
feu, p. 79), de sorte que l’on peut parler de « la plénitude du
vide » (Celui qui ne m’accompagnait pas 22, p. 125). Ce langage

20. Voir Blanchot, « Le Discours philosophique », in Merleau-


Ponty, L’Arc, n° 46, 1971, p. 1-4.
21. Sur « le bonheur que seul le silence saurait contenir », voir
G. Bataille, « Silence et littérature », Critique, février 1952, lecture de Au
moment voulu.
22. Paris, Gallimard, 1953.
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834 CRITIQUE

émacié et explosé à la fois, récusant la primauté des significa-


tions confortables qui s’appellent l’une l’autre 23, ne cesse de
lancer de manière interminable et ressassante « un appel aux
autres » (La Part du feu, p. 75). La « solitude essentielle » est
l’autre face de la solitude dans le monde, mais aussi de l’action
dans la communauté historique. Quand l’être manque et que
règne « la fascination qui est la passion de l’image », dans la
catastrophe initiale on peut voir autre chose que la marque
d’un siècle désenchanté, l’emblème d’un univers désespéré.
C’est à bon droit que l’on a perçu chez Blanchot l’écho d’une
expérience non tragique, non malheureuse, « marquée par une
sérénité essentielle », par une lucidité « sans désespoir final 24 ».
Aminadab se termine par l’évocation d’une délivrance, d’un
« silence tranquille et bienveillant ». Le narrateur des récits se
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voit « livré à l’espace d’une fête » (Au moment voulu). L’accès à
un secret plus intérieur que le for intérieur est le fait d’un pré-
sent où le sentiment du malheur se double d’une gaîté, d’un
ton joyeux, d’un sourire qui illumine le visage « car je ne suis
pas seul » (Celui qui ne m’accompagnait pas, p. 136, 164-165).
En citant Poe, Baudelaire et Mallarmé, Claudel (La
Catastrophe d’Igitur) célébrait la clairvoyance de quelques êtres
désillusionnés et sans espérance, « victimes de noirs démons »,
qui ont bien parlé de leur art parce qu’ils ont éprouvé « la sym-
pathie avec la Nuit, la complaisance au malheur, l’amère
communion entre les ténèbres et cette infortune d’être un
homme ». Alors que Claudel, dont la poésie fait siennes les
dimensions du monde, ne décrivait ces fatales lucidités que
pour mieux se déclarer indemne du redoutable engourdisse-
ment d’Igitur, Blanchot n’a de cesse d’inventer une parole non
d’univers, mais d’écriture fragmentaire accordée à la dislo-

23. Ce langage est « subverti » au sens où l’entend M. Zarader évo-


quant R. Barthes, « Éloge de la subversion » dans Lévinas e la cultura
del XX secolo, Napoli, Giannini, 2003, p. 305-323. On se rallie volon-
tiers à l’idée, avancée dans ce texte, selon laquelle il n’y a pas d’expé-
rience pure de la transcendance, si on entend par là une épreuve ins-
crite à même la phénoménalité. Seule demeure l’expérience d’une
subjectivité perturbée, d’une immanence fragile vouée à déroger aux
conditions de l’expérience définies par Husserl.
24. G. Poulet, La Conscience critique, Paris, J. Corti, 1971, p. 231-
232.
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VEILLER SUR LE SENS ABSENT 835

cation de celui qui fait l’épreuve de l’impossible. Nullement


engourdie, bien qu’adonnée à ce qui l’excède, et donc captive,
la pensée se libère par intermittences, parole de fragment,
« écriture du mourir » qui, sans paradoxe ni forfanterie, peut
« rendre un instant la mort joyeuse, aléatoire » (E.I., p. 626,
458). Parole d’interruption qui résiste aux pouvoirs du dis-
cours continu et par nature terminable, car l’inconnu, qui ne
fait jamais que s’annoncer, rend inévitable une épokhè en vertu
de laquelle aucune sublimation ne se produit en direction
d’une signification ultime.
Avec la réflexion sur l’interruption, sur la mort et le deuil
s’achève la démarche de L’Être et le neutre, pour laquelle ce qui
doit s’interrompre, c’est la pensée qui, en reconnaissant sa
finitude, fait son deuil de cette toute-puissance qui lui permet-
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trait d’affronter le rien, « le hors monde et hors d’être » (p. 297).
Cette interruption-là est motivée par le refus de « consommer le
deuil du sujet ». L’appel au thème freudien du travail de deuil
(p. 304) indique l’orientation de l’argument. Vouloir penser le
neutre revient à s’identifier à l’objet irrémédiablement perdu, à
se destituer soi-même, à s’abandonner au deuil du sujet,
pathologie vouée à se muer en mélancolie. À l’inverse, l’inter-
ruption de la pensée qui reconnaît ses limites peut et doit être
l’œuvre d’un « deuil spécifique ». Il consiste à renoncer à percer
le secret, à ne pas prétendre divulguer une quelconque
« charge de vérité » dissimulée dans l’expérience de « l’extrême
souffrance, du malheur, de la mort » (p. 306). Renoncer à ce
penser libidinal douloureux, se soustraire à la fascination par
Thanatos, à la « violence à l’état pur » (p. 272) produite par la
négation du sens, c’est faire son deuil du rien et s’investir
ailleurs, habiter « les vastes intervalles de la nuit…, sans rapa-
trier dans le champ d’une pensée “possible” – supposée indéfi-
niment extensible – les instants où la nuit s’ouvre » (p. 298).
Confrontée aux expériences-limites, la pensée se voit donc
imposer le travail du deuil « auquel nous invite spontanément la
vie » (p. 306). Plaidoyer et réquisitoire à la fois, ce livre entend
établir que l’œuvre de Blanchot, sans équivalent sur la scène
philosophique, fait le pari d’attribuer une vérité, une fonction
ontologique au règne du neutre. Mais puisqu’il est des dona-
tions définitivement privées d’intelligibilité, puisque la pensée ne
peut épouser le champ entier de la phénoménalité, « l’époque »,
toujours tentée de transgresser ces limites, s’est laissée fasci-
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836 CRITIQUE

ner par cette œuvre qui n’a « jamais fait l’objet d’une critique
argumentée » (p. 305). Dans la conviction que la plus profonde
discorde règne entre ce que l’on peut éprouver dans l’exposi-
tion au neutre « et ce qui peut être ressaisi dans la pensée
comme dans le langage » (p. 296), la conclusion s’imposait : le
pari de Blanchot ne pouvait qu’être perdu, mais dans le combat
ainsi livré il a succombé brillamment, « l’inappréciable vérité »
de son œuvre étant d’avoir témoigné que « la nuit s’ouvre à
l’écart du monde et du sens – contre la philosophie et en dépit
d’elle » (p. 289).
On peut trouver étrange l’idée d’identifier l’arrêt de la pen-
sée « auprès de l’énigme qui est l’étrangeté de la fin singulière »
(E.I., p. 49) au vertige d’une toute-puissance fantasmagorique
de la pensée, à la rechute dans l’infra-éthique de la nature
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inorganique, à la compromission complice de « la ruse de
Thanatos » (p. 278-279) 25. On a peine à discerner dans l’œuvre
de Blanchot l’obstination à laisser s’étendre le règne de
Thanatos. Certes, la méditation sur la mort est chez lui obsé-
dante, opiniâtre même. Elle apparaît et réapparaît à propos de
Platon, du stoïcisme, de Dostoïevski, de Nietzsche, de Kafka,
de Rilke, de Mallarmé. Elle est souvent rythmée par le retour
non moins lancinant des versets de « la Bible qui détient tous
les livres » (E.I., p. 627) : Lazare (Jean 11, 43), l’aiguillon de la
mort (1 Corinthiens 15, 35) ; l’amour plus fort que la mort
(Osée 13, 14), la seconde mort (Apocalypse 2, 11 ; 20, 14 ; 21,
8) et enfin (Kirilov) la mort impossible (Job 3, 21 ; Apocalypse
9, 6). Mais c’est aux récits qu’il faut encore revenir pour voir
comment, sous la poussée d’un mourir non menaçant, jamais
en notre pouvoir, peut s’ouvrir le lieu de la proximité du mou-
rant, d’une communication qui rend possible l’amitié. Nous ne
mourons pas « naturellement » (L’Écriture du désastre, p. 115).
« L’intimité de calme où chacun entre au moment de mourir,
quand la paix et le silence ont trouvé leur lieu, chacun, loin
d’en jouir pour soi seul, la remet par un don mystérieux à
l’esprit commun » (Le Dernier Homme, p. 121). Cette issue n’est
certes pas la mort d’où naît la vie de l’esprit selon Hegel, cette

25. Voir dans la critique de l’idée freudienne de Thanatos l’appel à


Blanchot par G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968,
p. 146-150.
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VEILLER SUR LE SENS ABSENT 837

dénaturation idéalisante. La vigilance et la lucidité perçues


dans les yeux de la mourante forcent « la mort à plus de
loyauté et à plus de vérité…, vérité au regard de laquelle la
mienne perdait tout intérêt ». Le regard du mourant, « le plus
seul de tous les hommes », est à la fois terrible et affectueux.
On peut voir là, sans ontologie ni métaphysique, des
approches « phénoménologiques » de la seule expérience que
l’on puisse avoir non de l’être pour la mort, mais d’une exis-
tence déjà dépossédée d’elle-même, de la mort, qui n’est pas
un acte (L’Espace littéraire, p. 36-37 à propos d’Igitur).
S’il est vrai que la pensée qui tente d’accompagner la nuit
du sens « participe malgré elle à la vie du sens » (p. 273), il
serait étonnant que cette participation ne soit faite que de vio-
lence pure cédant au vertige de la toute-puissance.
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Jacques COLETTE




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838/847 17/09/04 10:28 Page 838

Pour la littérature

Carlo Ossola
L’Avenir de nos origines.
Le copiste et le prophète
} Grenoble, Éd. Jérôme Million,
2004, 400 p.

Carlo Ossola occupe au Collège de France une chaire qu’il


a intitulée « Littératures modernes de l’Europe néo-latine » :
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deux repères temporels qui, regardant tour à tour vers le
contemporain, ou le passé récent, et vers une antique tradi-
tion, situent bien le personnage, son livre et ce que j’ai envie
d’appeler sa mission. Ossola est imprégné d’une culture sans
âge, qui l’habite et le nourrit ; aussi peu politiquement correct
que possible, il porte, dans ses fibres, la mémoire, vitale, d’un
passé de mythes, d’hymnes et de symboles qu’il refuse de lais-
ser mourir. Mais il n’est pas homme à se replier dans la
contemplation passéiste d’un paradis artificiellement conservé
par l’école. Hanté par les défis du présent, par le vertige d’un
avenir qui échappe à notre contrôle, il se tient à l’écoute de
l’actualité – il rédige une chronique régulière dans un grand
journal italien. Ni angélique, ni régressif, comme il pourrait
sembler, Ossola est un moraliste qui ne prend de la distance
que pour mieux mesurer les crises, les dérives dont nous
sommes, hic et nunc, les acteurs.
Se plaçant délibérément « au seuil […] d’un nouveau millé-
naire 1 », il observe le gâchis, la déroute, le déracinement. Sans
hargne ni suffisance, sur un ton qui serait plutôt celui de l’élé-
gie, il observe autour de lui une société qui, doublement, perd
ses liens : par l’amnésie, qui la coupe de son histoire et par la
rupture du tissu social, qui la prive des solidarités d’autrefois.
La surabondance qui nous entoure – prolifération de biens,

1. Sous-titre de sa leçon inaugurale au Collège de France, pronon-


cée le 7 janvier 2000.
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POUR LA LITTÉRATURE 839

accumulation des informations – encombre l’esprit et anémie


notre sens de la qualité, si ce n’est le sens tout court. Le destin
de l’Europe, surtout, tourmente Ossola – l’Europe, berceau de
tant de conquêtes intellectuelles, foyer de tant d’horreurs.
Faut-il espérer ranimer (lorsque les nationalismes cèdent le
pas) une conscience européenne qui, se ressourçant à sa
culture commune, opposerait le règne des idées à celui de la
violence et trouverait dans son patrimoine la force de défendre
quelques principes d’humanité aujourd’hui menacés ? Ossola
sait trop bien que la Romania sans frontières ne ressuscitera
pas, il sait combien l’Europe est fragile et sa culture, morcelée,
vulnérable, volatile.
Mais il ne se résigne pas, ni ne se fatigue de proclamer la
nécessité de maintenir vivantes une éthique, une exigence de
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plénitude et d’unité dont nous sommes les héritiers. Des tré-
sors d’intelligence, de beauté et de foi nous ont été transmis
qui nous imposent un devoir et nous indiquent aussi un che-
min. Ce chemin, pour Ossola, passe par la littérature. Le rap-
port vivifiant à la parole des maîtres, la rumination des textes :
voilà ce qu’il faut pour renouer avec quelques valeurs fonda-
mentales et maîtriser la fuite en avant qui, aujourd’hui, nous
entraîne vers l’inconnu. Parce qu’elle échappe à l’histoire, la
poésie sauvegarde cette continuité dans le temps et l’espace
qui fait que les hommes se comprennent, savent d’où ils vien-
nent et ce qu’il importe, à tout prix, de préserver. Au défaitisme
qui guette les littéraires, à la déprime des sciences humaines,
Ossola répond par un superbe acte de foi dans le pouvoir des
lettres. Parce qu’il est le contraire d’un spécialiste, parce que la
science, pour lui, est inséparable de la conscience, parce qu’il
vit en symbiose avec les poètes, il présente, dans le monde aca-
démique, un profil qui n’a pas son pareil. Il déconcerte, il
dépayse, il échappe aux idées reçues et aux catégories toutes
faites. Son parcours n’est pas simple, mais il mérite d’être
suivi.

À quoi sert la littérature ?


Des premières traces de la culture jusqu’à la fine pointe de
la modernité, ce livre bouscule allégrement les découpages
chronologiques, les barrières linguistiques et la division des
disciplines. Il rassemble un nombre incroyable d’auteurs, pour
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840 CRITIQUE

toucher à une multitude de questions. Malgré l’apparente dis-


persion, il a pourtant sa cohérence, que le titre et le sous-titre
expriment en deux belles formules. Les origines, parce que, dès
ses débuts, la littérature a fourni aux hommes, par le mythe,
par la poésie, des explications sur leur destin : les dieux, la
création, la mort, le mal, le temps… Méditer les origines en
compagnie des premiers auteurs, c’est donc donner sens au
monde et jalonner, de normes sûres, le chemin de l’avenir ;
c’est construire le futur sur des soubassements éprouvés. Pour
transmettre la voix des fondateurs, il y a donc toujours eu des
copistes : dépositaires des grandes vérités élémentaires, gar-
diens obstinés – et mélancoliques – d’une origine qu’il fallait
rappeler avec d’autant plus de fidélité qu’elle s’éloignait. Le
geste emblématique de la littérature, selon Ossola, c’est la
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copie. Comme le Bartleby de Melville, comme Bouvard et
Pécuchet, il faut copier, afin que « la communauté de la
mémoire [soit] plus forte que la mort des témoins » (p. 10).
Mais le copiste doit être doublé d’un prophète : le savoir de
celui qui, ayant avalé le livre et s’étant nourri des leçons du
passé, dispose d’un code pour déchiffrer le présent et imprime
un sens à la nouveauté.
Si fragile soit-elle, la littérature sert donc à quelque chose.
Arrimée aux origines, investie d’une mission, elle maintient le
cap et, aux moments où la culture s’affole, invite à se recueillir,
se souvenir, se recentrer sur l’essentiel. Lieu de mémoire et
affirmation d’une identité, elle trouve sa force dans sa résis-
tance et sa permanence. « La poésie est le toujours de l’instant,
elle sauve ce qui est perdu […] ; elle ne prophétise pas le futur,
mais rappelle l’éternel » (p. 214). Les civilisations passent,
leurs murailles, leurs coutumes, leurs lois, mais il reste
quelque chose de leur expérience : la magie des mots échappés
à l’oubli, qui rayonnent jusqu’à nous. Telle que la conçoit
Ossola, la littérature échappe à l’histoire : il n’y a pas d’histoire
de la littérature, mais le pieux ressassement des copistes :
« C’est ainsi que se déploie la littérature, non pas – comme on
le voudrait aujourd’hui – dans l’invention d’une écriture, mais
dans la réécriture, non pas dans la lecture, mais dans le par
cœur, non pas dans la critique, mais dans le pastiche, non pas
lorsqu’on efface les traces, mais lorsqu’on les élève au rang de
guides » (p. 208). On pense aux Phares de Baudelaire :
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POUR LA LITTÉRATURE 841

C’est un cri répété par mille sentinelles,


Un ordre renvoyé par mille porte-voix,
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Si « cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge » revêt pour


nous valeur existentielle, c’est parce qu’il nous débarrasse du
transitoire pour nous ramener à cette espérance, frêle mais
tenace, qui fait que nous restons debout : « La littérature sert
donc à cela : à élider – de la langue, de l’esprit – l’inessentiel ;
à travailler le mot pour en soustraire, ainsi que limaille, le
temps ; à vider les sons de tout bruit jusqu’à parvenir à un pur
souffle, au reflet d’un souffle » (p. 218).
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La littérature dans l’histoire
Cette poésie intemporelle opère pourtant dans le temps,
elle intervient dans des circonstances particulières, où elle
tente de remédier aux déficiences de l’histoire. Car celle qui
fut autrefois historia magistra vitae a cessé de proposer des
exemples, elle a préféré l’objectivité du document à l’engage-
ment du moraliste. Au nom de quoi, d’ailleurs, donnerait-elle
des leçons ? « Par ses crimes, le XXe siècle a écrasé les vertus de
l’histoire : il ne peut exhiber que génocides, bombe atomique,
famines […]. L’histoire a de plus en plus besoin de mémoire »
(p. 123). Dans plusieurs chapitres, Ossola interroge, sur des
cas très divers, les forces et les faiblesses de la littérature en
situation, pour se demander dans quelle mesure elle peut pal-
lier la crise des modèles.
Tandis que l’histoire raconte et déploie, indifférenciées,
une masse d’informations, la littérature choisit et, procédant
par condensation, s’arrête à un détail significatif – un symbole ;
elle concentre la multitude des choses vraies en un signe vrai-
semblable, elle réduit la fuite des événements à un emblème
mémorable qui, rayonnant de valeurs latentes, dit plus qu’un
déluge de mots : « Le temps se recueille, se réunit, “se symbo-
lise” en un geste, un signe » (p. 151). Ce langage symbolique,
Carlo Ossola l’illustre par deux vies de saint. Dans la biogra-
phie légendaire de saint François, il suffit d’une scène, d’une
menue circonstance – un geste, un murmure – pour cristalli-
ser un monde de pensées et d’actions. C’est aussi la méthode
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842 CRITIQUE

de Barthes dans son essai sur Ignace de Loyola. Puisqu’une


vie, dit-il, est irréductible au discours et que la biographie est
un leurre, il ne reste qu’à saisir le sujet à travers quelques
« biographèmes » – indices discrets mais féconds, métonymies
qui prennent valeur de métaphores, comme la légère claudica-
tion du saint, ou ses yeux embués de larmes. Là où l’histoire
embrasse beaucoup mais n’étreint pas grand chose, la poésie,
forte de ses lacunes, suggère d’autant plus qu’elle dit moins.
Il arrive aussi que la poésie mette son pouvoir de conden-
sation au service de la loi. Que ce soit la révélation religieuse,
la règle morale ou les préceptes de la vie sociale, la parole se
pare d’autorité en empruntant aux vers la densité, la présence
sonore qui la gravent dans la mémoire. Vico renoue avec le
mythe de la prisca theologia pour affirmer la solidarité entre
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religion, justice et poésie, justifiant ainsi l’intuition des législa-
teurs qui s’approprient l’aura sacrée de la diction poétique.
Ossola suit par exemple la trajectoire de la devise « Vivre libre
ou mourir » qui, issue du serment inscrit dans la Constitution
révolutionnaire de 1791 puis répercutée, à travers le XIXe siècle,
d’une barricade à l’autre, circulera désormais entre poètes
et militants, jusqu’à symboliser, au cimetière de Glières, le
combat des maquisards tombés pour la liberté.
Si la poésie peut soustraire l’événement à la contingence
pour lui insuffler une portée universelle, elle peut aussi se
heurter cruellement à la résistance des faits et, du haut de son
belvédère, perdre prise sur la réalité. Dans un beau chapitre
sur Alfieri, Ossola montre comment l’écrivain, saisi de
l’enthousiasme révolutionnaire, tente d’utiliser une forme clas-
sique – l’ode de Paris débastillé, le chant pindarique du pro-
phète inspiré – pour célébrer l’actualité politique. Mais le
mariage de l’éternel et du transitoire, de la solennité antique et
du désordre de la rue, ne fonctionne pas. Prisonnier d’une écri-
ture hiératique, trop codée pour capter l’énormité de la crise,
Alfieri finit par reconnaître son impuissance. Il ne peut écrire
l’histoire, car « écrire l’histoire signifie, en réalité, non pas choi-
sir le tragique de la vérité, mais l’impuissance du tragique en
l’absence de vérité » (p. 146).
Une enquête sur les valeurs du mot peuple, dans la litté-
rature des XIXe et XXe siècles, aboutit, elle aussi, au désenchan-
tement. Le XIXe siècle a créé deux mythes du peuple. Vinrent
d’abord les métaphores romantiques du peuple comme force
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POUR LA LITTÉRATURE 843

jaillissante et expansion végétale : la masse opprimée qui


s’affranchit du servage pour conquérir l’égalité. Suivirent
ensuite les représentations du peuple écrasé par la révolution
industrielle, prolétariat exploité, captif d’un univers concentra-
tionnaire. La littérature, les arts visuels dégageaient le sens
des événements, pour produire, à leur tour, des événements.
Mais ces allégories, aujourd’hui, sont fatiguées. Qui parle
encore de l’énergie de la foule ou de l’écrasement des masses ?
Ossola illustre la persistance d’un topos iconographique – le
peuple en marche – pour montrer que le symbole, jadis forgé
pour dégager le sens de l’histoire, a perdu sa vigueur et,
devenu décoratif, sombre dans l’insignifiance.
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La littérature dans le temps
Si la littérature opère par condensation et symbolisation,
alors ce livre en relève : lui aussi, sélectif et discontinu, incarne
sa pensée en brefs tableaux emblématiques. Dans d’autres
chapitres, Ossola médite sur les rapports de la Création et du
temps, sur l’idée d’accomplissement et, là encore, il justifie, en
abîme, l’allure délibérément inachevée de son ouvrage.
Deux théories de la Création (déjà concurrentes dans la
Genèse) se font face. Dans l’une, la plénitude, l’harmonie sont
immédiatement atteintes : perfection originaire que le temps ne
peut ensuite que dégrader. Le corps d’Adam, sorti beau et par-
faitement achevé des mains du plasmateur, comme au plafond
de la Sixtine, illustre cet idéal. À l’inverse, il arrive que la
Création soit pensée comme processus continu, quête incer-
taine d’une excellence qui ne sera accomplie qu’à la fin des
temps. En cours de gestation, les êtres et les choses sont alors
conçus comme autant d’esquisses, des ébauches qui, partici-
pant du règne du Mal, aspirent à une complétude à venir.
Cette conception du non finito exprime un manque, une inquié-
tude, mais, comme dans le baroque, elle entretient aussi une
dynamique, alimentée par la promesse d’une stabilité future.
La nature – natura naturans – est ici le foyer de créatures en
puissance – énergies latentes, tendues vers leur lointaine
actualisation.
L’homme, ainsi que l’œuvre d’art, balanceraient donc entre
la conscience de leur inachèvement et le désir de perfection, lié
à l’attente eschatologique. Ossola prolonge cette méditation par
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844 CRITIQUE

un bel essai sur le nom – ses promesses et ses défaillances –


dans la tradition théologique. Si Dieu ne dévoile jamais son
vrai nom, c’est parce qu’il n’est perceptible aux hommes qu’à
travers des médiations et ne se révélera pleinement qu’à la
parousie. Mais, dans un monde frappé d’inconstance, la créa-
ture non plus n’a pas d’identité stable : la persistance du nom
est un leurre. La modernité l’a assez répété : tout ici-bas n’est
que masque, métamorphose et simulacre. L’univers est « out of
joint », l’homme « a walking shadow, a poor player ». Pareille
légèreté de l’être peut inspirer un sentiment de liberté – le
bonheur de l’immanence, l’acceptation du provisoire –, mais
elle peut susciter aussi un malaise existentiel – l’angoisse de
l’homme qui ne se résigne pas à sa misère : Pascal contre
Montaigne. On devine où vont les sympathies de Carlo Ossola.
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Reste qu’il faut gérer l’imparfait et édifier, au moins mal,
notre demeure humaine en tentant de capter, ici et mainte-
nant, quelques bribes d’un monde meilleur. Ossola consacre
un chapitre à l’utopie – celles de Fourier, de Calvino, en pas-
sant par la rêverie de Barthes sur le neutre, Barthes qui
renonce à la perfection et la rigueur des modèles pour imaginer
un espace de bonheur dans la douceur, un lieu harmonieux,
intime, délicat, voué à l’amitié et la liberté – la « déprise ».
Notre temps ne construit plus guère d’utopies, mais
Ossola ne renonce pas à l’espérance. Il scrute les symboles,
cite des poèmes, cherche dans les archives de la mémoire de
quoi bâtir, pour demain, des « rêves habitables » (p. 351). Deux
figures emblématiques, Ulysse et Enée, liés à leur patrie mais
propulsés vers le monde extérieur, jouent leur destin dans la
pondération du passé et de l’avenir. Héros de l’intelligence et
de la connaissance, Ulysse affronte l’inconnu, mais il garde ses
racines et retourne à Ithaque. Son voyage le ramène à l’origine,
il n’a rien perdu et reste ancré dans son présent. La trajectoire
d’Enée, la synthèse qu’il réalise, ont une autre envergure,
puisqu’il se charge du poids du passé tout en posant les fonde-
ments d’un monde nouveau. Quoiqu’il s’expatrie pour ne plus
revenir, le Troyen, loin de renier son ascendance, emporte son
père sur son dos et n’oubliera jamais le souvenir de sa cité
détruite. L’exilé assume le devoir de mémoire, la piété due aux
ancêtres, mais, ayant tout perdu, il a la force de tout recom-
mencer. Ferveur rétrospective, rupture instauratrice : nous ne
pouvons qu’osciller entre ces deux pôles.
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POUR LA LITTÉRATURE 845

La maison commune
Beaucoup, dans le monde universitaire, enseignent la litté-
rature comme ils enseigneraient la paléontologie ou la statis-
tique. Qu’ils en fassent l’histoire, la théorie ou la sémiologie, ils
tiennent leur objet à distance : ce sont des savants, ils gardent
la tête froide et, de la sphère intime à celle de la recherche,
s’interdisent toute confusion. Carlo Ossola ne connaît pas cette
division. Il habite pleinement la littérature et se laisse habiter
par elle. La lecture est pour lui un acte d’amour et l’écriture
qui la prolonge, le partage d’une émotion ou d’une passion, la
réflexion, à deux, sur un destin commun.
L’université connaît d’autres barrières. Nous savons très
bien que le découpage traditionnel des spécialités – la littéra-
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ture dans une subdivision, l’histoire, la philosophie… dans
d’autres – trahit la nature même des objets sur lesquels nous
travaillons, mais l’inertie des structures administratives est
telle que l’interdisciplinarité, qui devrait aller de soi, se heurte
à toutes sortes de résistances. À grandes foulées, le livre
d’Ossola traverse les chasses gardées. Il apporte une puissante
caution à ceux pour qui la vie des lettres et celle de l’esprit
s’accommodent mal de nos mesquines frontières 2.

2. Carlo Ossola s’attache à remettre en circulation l’œuvre éton-


nante d’un archéologue, anthropologue et historien des religions hors
norme, Waldemar Deonna. Il vient d’éditer EUÔDIA. Croyances antiques
et modernes. L’odeur suave des dieux et des élus, Paris, Collège de
France et Turin, Nino Aragno Editore, coll. « Europa restituta », 2003.
L’ouvrage, sur l’usage des parfums dans les cultes antiques et la tradi-
tion chrétienne, étudie notamment les croyances sur l’« odeur de sain-
teté », les miracles et les superstitions autour des saints dont le corps
dégage des effluves suaves, de leur vivant ou après leur mort. Dans ce
livre comme dans la plupart de ses autres travaux, Deonna démontre la
continuité des mythes païens aux rites chrétiens, ainsi que la persis-
tance des origines religieuses et antiques dans les pratiques quoti-
diennes, jusqu’aujourd’hui. Dans une préface au titre significatif,
« Éternel présent », Ossola (qui se reconnaît pleinement en Deonna)
souligne « que nous sommes habités, dans notre conscient et notre
inconscient, par notre passé et que celui-ci continue à nourrir nos
gestes de toute l’autorité de sa nature sacrée – impossible à effacer ».
De Deonna, il fera paraître prochainement, chez Jérôme Million, Le
Symbolisme de l’œil.
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846 CRITIQUE

Entre les langues, mêmes cordons sanitaires. Il y a ceux


qui font du français, et les italianisants, et les anglicistes… ;
puis, quand tout va bien, quelques « comparatistes », chargés
de réunir ce qui a été artificiellement disjoint. Pour Ossola, la
dimension européenne du phénomène littéraire n’est pas un
choix, mais une évidence. Son livre est naturellement poly-
glotte, aussi attentif à l’allemand troué de Celan, aux ruses
langagières de Shakespeare ou de Cervantès, qu’aux réso-
nances de l’italien ou du latin de Dante. Il cite constamment,
affectueusement, dans leur version originale, des textes qu’il a
fait siens, à tel point que s’il traduit la plupart des passages en
langue étrangère, il lui arrive aussi d’oublier, comme si la
Pentecôte, dans un monde rendu à son passé commun, pou-
vait conjurer Babel. Car les langues européennes sont mul-
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tiples, mais la culture est une ; elle était rassemblée, autrefois,
en un centre symbolique : le latin ; elle s’est dispersée, elle a
été morcelée par le sectarisme des États-nations, mais les
racines demeurent – fondements aujourd’hui souterrains,
inconscients ou désavoués, que ce livre, dans le sillage des
grands romanistes allemands (Auerbach, Curtius, Spitzer), tra-
vaille à ranimer.
D’une langue à l’autre, d’une époque à l’autre, Ossola
glisse sans crier gare. Son ouvrage est une mosaïque de cita-
tions, qui, dans la même page, fait dialoguer Plutarque,
Borges, Angelus Silesius et l’Apocalypse. La méthode surpren-
dra : elle ne s’attarde pas longtemps au même texte mais, de
l’un à l’autre, jette des ponts, découvre des échos. Ossola casse
l’unité d’une œuvre pour mieux reconstituer une autre unité,
celle d’un vaste hypertexte, le commun dénominateur de la
culture européenne. De Pasolini à saint François, de Baude-
laire ou Calvino à Michel-Ange, les témoins sont innombrables.
Se dégagent quelques grandes voix qui, de bout en bout,
guident la recherche : les Prophètes, Platon, Augustin, Dante
et, associés à la même quête, Ungaretti, Paul Celan, Roland
Barthes.
La demeure est spacieuse, et Ossola s’y trouve chez lui.
Avec les auteurs, ses amis, ses appuis, la symbiose est telle
qu’il donne l’impression de les connaître par cœur, par le cœur.
Le prophète, jadis, avala le rouleau, la Parole vivifiante dont il
se nourrit. Ossola reprend la métaphore à son compte : lui
aussi mange les livres, les ingère et les digère. Entre textes et
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POUR LA LITTÉRATURE 847

lecteur, une communauté se crée, qu’il rêve d’étendre, à son


tour, à ses propres lecteurs. Le premier chapitre de L’Avenir de
nos origines, « Le Réceptacle », réfléchit sur la malédiction de
l’individualisme. Comment échapper à l’obligation d’être l’un ou
l’autre, ou même l’un et l’autre, pour être, plutôt, tous les deux,
ou, selon la belle formule de Jean-Luc Nancy, « être singulier
pluriel » ? La maison qu’il reconstruit, Ossola veut l’ouvrir et la
partager. Elle est ensoleillée, chaleureuse, on s’y sent bien.

Michel JEANNERET
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Note

Nom : Sanders. Profession : fripouille

}
George Sanders
Mémoires d’une fripouille Paris, PUF,
trad. R. Slocombe 2004, 360 p.
introduction, épilogue
et filmographie par T. Thomas
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Tous les amoureux de la misanthropie se réjouiront de voir
paraître en français, avec seulement quarante-quatre ans de retard, les
Mémoires d’une fripouille de George Sanders. George qui ? Mais si, mais
si, vous connaissez forcément Sanders. Vous l’avez vu, et plus d’une
fois, promener à l’écran son antipathique nonchalance de « canaille aris-
tocratique » – le mot est de lui. Sanders fut à Hollywood un « méchant »
haut de gamme, « infect mais jamais grossier », tuant sans salir sa che-
mise et jouant sans la mouiller. Paresseux légendaire – une légende
qu’il entretient ici à longueur de pages –, il évitait autant que possible
de lire les scénarios qu’il interprétait. Il n’allait pas non plus voir les
films dans lesquels il avait tourné, mais cette négligence-là trahit peut-
être moins d’indolence que de lucidité. L’Amérique démocratique vit
dans ce Russe blanc l’incarnation même de la morgue britannique et,
en toute logique, lui confia tous les rôles disponibles d’officier nazi, pri-
vilège qu’il commente avec une louable modestie : « Personne, apparem-
ment, n’arrivait à articuler le mot Schweinhund – qui constituait une
large part du dialogue dans ce type de films –, avec autant d’émotion
que moi » (p. 88).
Il y a donc fort à parier que vous l’avez croisé dans l’un des cent
dix films où, à de très rares exceptions près, il occupe avec distinction
le rôle du parfait salaud. Rarement carrière réussie passa par un tel
champ de navets, puisque l’on peut, sans malveillance excessive, en
établir la proportion à 90 % de sa filmographie et y inclure des œuvres
pourtant signées de main de maîtres, comme le peu mémorable Vivre
libre (This land is mine) de Jean Renoir, Forever Amber de Preminger
ou Le Rendez-vous de Delannoy – rendez-vous qu’on a tout intérêt à
manquer. Restent les 10 % dirigés par Lang, Mankiewicz, Hitchcock,
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NOTE 849

Rossellini, Huston et quelques autres de moindre parage, où Sanders


excelle à faire oublier que sa « méchanceté » le confine aux seconds
rôles. Cousin doucereux et dangereux dans Rebecca, lord décadent à
double face dans Les Contrebandiers de Moonfleet, imposteur senti-
mental dans The Ghost and Mrs Muir, si vous ne l’avez pas remarqué
dans Salomon et la Reine de Saba, où il incarne Adonijah, le frère jaloux
et ressentimenteux, vous n’avez pu le manquer dans All about Eve, où il
tient le rôle (oscarisé) du critique théâtral cynique – le seul à deviner
les manigances de l’ambitieuse fausse ingénue jouée par Anne Baxter.
Les souvenirs de Sanders sont le miroir convexe de cet itinéraire
de ratage réussi (ou de réussite ratée) : la vie rêvée des stars y apparaît
plus mince que nature, l’anecdote est maigre et les réflexions morales
franchement étiques. Pudique comme tous les vrais misanthropes,
empreint pour parler des femmes (et de son épouse Zsa Zsa Gabor) du
tact particulier à certains grands misogynes, trop paresseux pour être
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teigneux et trop indifférent pour être barbant, Sanders retraverse sa vie

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avec le nonchaloir qu’il affectait à l’écran : il ne fait que passer, comme
l’acteur en smoking qui, dans tel film des Marx Brothers, surgit côté
cour dans la salle des machines d’un paquebot pour la seule raison
qu’il s’est trompé de plateau et demande aux soutiers du feu pour son
cigare avant de ressortir côté jardin. Plus encore que l’irrévérence avec
laquelle est traité l’univers du cinéma (hollywoodien, mais aussi euro-
péen : voir son portrait ravageur de Rossellini et son récit féroce du
tournage de Voyage en Italie…), c’est son détachement qui distille un
charme insidieux.
Tout Hollywood, en 1960, s’était attendu à un livre bien méchant,
à la hauteur de la réputation d’insolence et de muflerie du bonhomme.
Sanders a déjoué cette attente : il n’y a guère de ragots et pas une
vilenie dans son livre. L’effet est d’autant plus dévastateur : c’est comme
si Hollywood – recommandable tout de même pour ses vastes demeures
et ses si belles filles – ne méritait même pas d’être moqué. Sanders
décrit Hollywood et le métier du cinéma comme avant tout et par-
dessus tout ennuyeux, avec des accents qui rappellent certaines pages
de Hollywood ville mirage (1937) où Joseph Kessel tirait le portrait d’un
cinéma devenu « industrie lourde » et usine où l’on pointe. Sanders est le
pire des iconoclastes pour un monde qui ne vit que d’apparences et
d’apparences excitantes. Quant à lui, « le fait de jouer dans les films ne
[l]’a jamais enthousiasmé », écrit-il avec une imbuvable sobriété ; « ce
n’est pas très excitant ; c’est beaucoup de boulot ; et cela prend beau-
coup d’un temps qui pourrait être mieux employé ailleurs ». Ne lui
demandez pas où, ni à quoi, sa réponse est toute prête : à ne pas jouer.
« Ne pas être acteur est, je pense, une ambition des plus louables, que
beaucoup de jeunes gens feraient bien d’acquérir » (p. 86). Pas étonnant
qu’on lui ait si souvent confié des rôles de traître et de saboteur.
On se tromperait pourtant à n’entendre que raillerie chez Sanders
et plus encore à imaginer qu’il milite pour un « meilleur » cinéma. Il y a
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850 CRITIQUE

dans ses souvenirs moins de mépris – disposition toujours funeste au


mémorialiste – que de dérision. Et cette dérision porte sur lui-même.
Écrit au sommet d’une carrière somme toute bien remplie et bien rému-
nérée, Mémoires d’une fripouille égrène élégamment les preuves d’insuffi-
sance et les conduites d’échec. Lui propose-t-on un rôle follement désiré
dans une comédie musicale (South Pacific, un des plus grands succès de
Broadway), Sanders s’afflige d’un violent lumbago et supplie qu’on
annule le contrat qu’il avait tout fait pour décrocher. Régulièrement,
après avoir accepté des tournages lointains et prestigieux, il essaie de
s’en « libérer », fût-ce en rompant ses engagements, à peine arrivé sur les
lieux. S’il est dans ces mémoires un fil conducteur, c’est bien celui du
rendez-vous, non pas manqué, mais refusé. L’anecdote clé, à cet égard,
est celle du déjeuner à lui proposé par le tout-puissant patron de la
Metro-Goldwyn-Mayer, Louis B. Mayer, et où il ne se rend pas : « j’étais
alors occupé ailleurs : je construisais un télescope dans mon jardin de
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derrière » [p. 82 ; sic pour la traduction de backyard].

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Le télescope de ces étranges mémoires est rarement braqué sur les
puissants, les rich and famous. Il n’est pas non plus tourné, narcissique-
ment, vers le nombril de celui qui décrit ironiquement sa naissance à
Saint-Pétersbourg comme celle d’un « enfant d’un charme infini et d’une
beauté étourdissante. C’était moi ». Sa lorgnette (ou le monocle que les
réalisateurs lui imposent régulièrement) vise quelque chose de plus pro-
fond et de plus secret, qui est de l’ordre de la « fêlure » fitzgéraldienne. À
l’honneur de cette fripouille, dont l’anti-intellectualisme est trop affiché
pour être tout à fait honnête, on dira qu’elle donne envie de relire The
Last Tycoon [Le Dernier Nabab], le sombre chef-d’œuvre testamentaire de
Scott Fitzgerald sur Hollywood – « a mining town in lotus land ».
Et à propos de testament, lorsque Sanders ira se suicider dans un
hôtel près de Barcelone, en 1972, il laissera deux notes, l’une pour
prendre congé : « Je m’en vais parce que je m’ennuie. Je sens que j’ai
vécu suffisamment longtemps. Je vous abandonne à vos soucis dans
cette charmante fosse d’aisances » ; l’autre pour expliquer à l’hôtelier où
se trouve l’argent destiné au rapatriement de son corps… en Grande-
Bretagne.

Philippe ROGER

Directrice de la publication : Irène LINDON


NORMANDIE ROTO IMPRESSION - IMPRIMÉ EN FRANCE
N° d’enregistrement de la Commission paritaire : 63 028
Dépôt légal : 4e trimestre 2004 N° d’éditeur : 0061

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