Magri - 2001 - Bourgeoisies Emprunts Interdisciplinaires Dans Lé PDF

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P O I N T - C R I T I Q U E
Bourgeoisies
« C’est sur les confins des divisions de la sociolo-
gie, comme sur les confins de toutes les sciences et
parties des sciences que s’opèrent normalement
les plus grands progrès. Parce que c’est là qu’on
Emprunts saisit les jointures des faits et que l’on sent le

mieux les oppositions de points de vue. »
interdisciplinaires Marcel Mauss, « Divisions et proportions

des divisions de la sociologie »,
L’Année sociologique
dans l’étude d’un

groupe social La lecture de travaux sur les bourgeoisies
que je présente ici, cherche à montrer l’apport
des emprunts interdisciplinaires dans la pro-
duction de connaissances en sciences
Susanna Magri
humaines et sociales – histoire, anthropologie
et sociologie étant concernées par cet objet.
▼
▼
▼
Elle n’a pas de visée critique : c’est de la

Ouvrages commentés
confrontation de travaux qui se sont succédé
• Adeline Daumard, Les bourgeois de Paris au XIXe siècle, dans le temps que ressortiront les points
Paris, Flammarion, coll. « Science de l’histoire », 1970,
382 p. (édition abrégée de le thèse La bourgeoisie aveugles de telle ou telle démarche, soulignés
parisienne de 1815 à 1848, Paris, SEVPEN, 1963 ; 2e éd. d’ailleurs généralement par les auteurs de ces

Albin Michel, 1996).
livres qui se sont engagés dans de nouvelles
• Christophe Charle, Les élites de la République, 1880-1900,
Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique », 1987, 556 p.
voies de recherche. Centrée sur les résultats,
plutôt que sur les processus ayant conduit à
• Bonnie G. Smith, Ladies of the Leisure Class. The
Bourgeoises of Nothern France in the Nineteenth Century, ces emprunts explicites ou implicites, mon
Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1981 analyse est limitée : elle ne portera pas, en
(tr. fr. : Les bourgeoises du Nord, 1850-1914, Paris, Perrin,
1989, 234 p.). particulier, sur leurs conditions de possibilité,
• Ute Frevert, « Bürgerlichkeit und Ehre. Zur Geschichte
étude relevant d’un projet trop vaste que je ne
des Duells in England und Deutschland », in Bürgertum im me proposais pas d’entreprendre. Il m’a néan-
19. Jahrhundert. Deutschland im europäischen Vergleich, moins semblé utile de mener cette analyse,
herausgegeben von Jürgen Kocka, unter Mitarbeit von Ute
Frevert, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, Band 3, pour deux raisons. Les travaux pris en consi-
1988 (tr. fr. : « Mœurs bourgeoises et sens de l’honneur. dération attestent d’abord que le recours à de
L’évolution du duel en Angleterre et en Allemagne »,
in Jürgen Kocka (éd.), Les bourgeoisies européennes
nouveaux concepts et procédés d’analyse
au XIXe siècle, Paris, Belin, coll. « Socio-histoires », s’effectue souvent en dépassant les décou-
1996, pp. 203-243). pages disciplinaires. Ils témoignent en outre
• Paolo Macry, Ottocento. Famiglia, élites e patrimoni a de l’internationalisation du champ des
Napoli, Torino, Einaudi, 1988, XXIX-262 p.
sciences sociales : contrairement à ce que lais-
• Alberto Mario Banti, Terra e denaro. Una borghesia
padana dell’Ottocento, Venezia, Marsilio, coll. « Saggi sent penser les débats internes aux commu-
Marsilio. Storia e scienze sociali », 1989, 333 p. (préface de nautés scientifiques de chaque pays, c’est en
Raffaele Romanelli, XX p.). traversant les frontières nationales que les
• Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la emprunts interdisciplinaires se réalisent le
bourgeoisie, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2000,
120 p. plus souvent. En démontrer la fécondité est
• Pierre-Paul Zalio, Grandes familles de Marseille ainsi sans doute le meilleur appui que l’on
au XXe siècle, Paris, Belin, coll. «Socio-histoires», 1999, 315 p. puisse apporter à ce double décloisonnement,
Genèses 44, sept. 2001, pp. 145-164 145

tenu à juste titre – et avec fermeté dans cette

▼
▼
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Je remercie Gérard Mauger et Florence Weber pour leur revue dont il est la principale raison d’être –
lecture de la première version de ce texte qui m’a permis pour condition de l’inventivité scientifique.
d’en préciser plusieurs points.
1. Edoardo Grendi, « Un caso tipico di “fecondazione
sociologica” della ricerca storica », in E. Grendi (éd.), Délimiter et définir: une rencontre à
« La stratificazione sociale nell’Ottocento », Quaderni distance entre histoire et sociologie
storici, maggio-dicembre 1975, n° 29-30, pp. 701-702.
2. Ernest Labrousse, « Voies nouvelles vers une histoire de En 1975, dans l’introduction à un recueil de
la bourgeoisie occidentale aux XVIIIe et XIXe siècles (1700-
1850) », in Giunta centrale per gli studi storici (éd.),
textes sur « La stratification sociale au
Comitato internazionale di scienze storiche. X Congresso XIX e siècle » publié par Quaderni storici,
internazionale di scienze storiche, Roma 4-11 settembre Edoardo Grendi considère que les études de
1955, Firenze, G. C. Sansoni Editore, 1955, pp. 364-396.
cet objet, parmi lesquelles figurent en bonne
3. Voir à ce sujet le dossier thématique « Reconstructions
de la sociologie française (1945-1960) », Revue française de
place celles d’Adeline Daumard, représentent
sociologie, vol. 32, n° 3, 1991, et spécialement les études de « un cas typique de “fécondation sociolo-
Johan Heilbron et Jean-Michel Chapoulie. Comme le gique” de la recherche historique1 ». Dans le
montre ce dernier, c’est seulement après 1965 que se
développent les relations entre les travaux de l’Insee et cas français, l’affirmation est certainement
ceux de la sociologie. On peut noter cependant que la juste, à condition toutefois d’envisager les rap-
sociologie marxiste, si elle ne refuse pas l’utilisation des
données de l’Insee, en critique sévèrement la construction.
ports entre les deux disciplines sur un laps de
Voir, par exemple, Christian Baudelot, Roger Establet, temps assez ample, embrassant les cinquante
Jacques Malemort, La petite bourgeoisie en France, Paris, années antérieures à la mise en œuvre du pro-
François Maspero, « Cahiers libres 270-271 », 1974,
en particulier pp. 16-17. gramme de recherches sur la bourgeoisie, lancé
en 1955 par Ernest Labrousse au Congrès

4. A. Daumard, « Une référence pour l’étude des sociétés
urbaines en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Projet de international de sciences historiques de Rome2.
code socio-professionnel », Revue d’histoire moderne et Dans la décennie qui suit ce congrès, en
contemporaine, vol. 10, juillet-septembre 1963,
pp. 185-210 ; Jacques Dupâquier, « Problèmes de la effet, la sociologie française, alors en cours de
codification socio-professionnelle », in L’Histoire sociale. reconstitution, ne s’intéresse guère à la stratifi-
Sources et méthodes. Colloque de l’École normale
supérieure de Saint-Cloud (15-16 mai 1965), Paris, Puf, cation sociale : elle se tourne plutôt vers
1967, p. 159. Sont représentées au colloque la géographie l’étude du monde ouvrier, et tout particulière-
humaine, la démographie, l’histoire économique, ment du travail industriel3. L’utilisation par les
l’histoire littéraire et l’histoire religieuse. Ibid.,
pp. 207-284. sociologues du code des catégories sociopro-
5. Parmi les premières études : A. Daumard, « Une source fessionnelles élaboré par l’Insee, à laquelle fait
d’histoire sociale : l’enregistrement des mutations par allusion Jacques Dupâquier au colloque d’his-
décès. Le XIIe arrondissement de Paris en 1820 et 1847 », toire sociale de Saint-Cloud en 1965, n’est
Revue d’histoire économique et sociale, vol. 35, n° 1, 1957,
pp. 52-78 ; A. Daumard, François Furet, « Méthodes de donc pas fréquente: elle ne l’est pas suffisam-
l’Histoire sociale. Les archives notariales et la ment, en tout cas, pour susciter l’intérêt des
mécanographie », Annales ESC, n° 4, 1959, pp. 676-693 et
Structures et relations sociales à Paris au milieu du XVIIIe historiens. Il est significatif, à cet égard, que les
siècle, Paris, Armand Colin, 1961 (Cahier des Annales 18). sociologues ne soient pas représentés à ce col-
6. François Simiand, « Méthode historique et science loque, où est discuté le code socioprofession-
sociale », Revue de synthèse historique, vol. 6, n° 1, 1903, nel pour l’étude des sociétés urbaines des
pp. 1-22, n° 2, pp. 129-157. Pour une analyse de ce moment
XVIIIe et XIXe siècles élaboré deux ans plus tôt
fondateur des relations entre histoire et sociologie,
voir Jacques Revel, « Histoire et sciences sociales : par A. Daumard, et où sont pourtant invitées
les paradigmes des Annales », Annales ESC, n° 6, 1979, les « disciplines voisines » de l’histoire4. C’est
pp. 1360-1376.
donc à une autre sociologie, celle des fonda-
7. Selon l’expression de F. Furet, « Pour une définition des
classes inférieures à l’époque moderne », Annales ESC,
teurs, d’Émile Durkheim et François Simiand,
n° 3, 1963, p. 460. que se relie la nouvelle histoire sociale
146
« quantitative »5. Cette relation a été établie l’objectif de l’« étude de masse » à laquelle se
par de nombreuses études historiographiques: livre d’abord l’auteur. Une fois fixées les
je n’en rappellerai donc que l’essentiel. limites supérieures et inférieures du groupe, et
Les travaux sur les « structures sociales » estimé son poids dans la société parisienne,
des villes des XVIIIe et XIXe siècles entrepris à cette étude « décrit » les « structures bour-
partir de 1955, se placent sous la direction geoises » en combinant les indications que les
d’E. Labrousse. Or, pour leurs auteurs, ce sources fournissent sur les professions, d’un
qui compte dans le message labroussien, c’est côté, les niveaux de fortune ou de revenu, de
moins la primauté accordée à l’économie, l’autre. Une première approximation des hié-
que la reprise de la proposition adressée par rarchies sociales en résulte, qui est ensuite
F. Simiand aux historiens cinquante ans plus précisée à l’aide de données relatives aux
tôt : niant à l’encontre de l’histoire « histori- « niveaux » et aux « genres de vie ». Précisée
sante » la signification du fait isolé, l’écono- ou corrigée : les détails sur les biens possédés
miste sociologue soutenait que celui-ci doit par les ménages, dont sont riches les inven-
être construit de manière à s’intégrer dans taires après décès, permettent en effet de
des séries qui permettront de dégager des montrer que fortune ne va pas toujours avec
« régularités », sur le constat desquelles seule- culture, et que celle-ci place à un « rang »
ment peut se bâtir l’explication scientifique6. supérieur à celui des « boutiquiers », les « pro-
En effet, si ces historiens considèrent avec fessions libérales » et les « employés de l’État »
E. Labrousse que l’étude des groupes situés dans une « position » inférieure au vu de
sociaux relève d’abord de l’« observation leur niveau de richesse (pp. 74-76). Ce labo-
économique »7, ils n’en partagent pas néces- rieux travail de délimitation, du fait même des

sairement pour autant la conception marxiste nombreux critères qu’il manie, n’aboutit pas à
de la société. Suivant l’enseignement des un classement tranché : « l’importance des
Annales, l’économie est privilégiée surtout chevauchements qui se produisent, selon le
parce qu’elle offre, mieux que les autres choix du critère utilisé – conclut A. Daumard
domaines du social, les données susceptibles au terme de la première partie de son travail –
d’être traitées statistiquement8. C’est précisé- quand on essaie de dénombrer chaque groupe
ment ce traitement qui garantit la scientifi- ou de placer les individus dans leur milieu,
cité de leur démarche. En rappelant, dans [complique] tout essai de classification »
l’introduction au texte abrégé de sa thèse, (p. 95). De cette difficulté – inhérente à toute
qu’« il est inutile, à la date où nous écrivons, entreprise de classement unidimensionnel
d’insister sur l’importance des séries, sur la d’un individu – découle une simplification,
nécessité de compter, sur les avantages de la bien visible dans la conclusion sur la « stratifi-
méthode quantitative » et que « la statistique, cation sociale » : deux principes de classement
lorsqu’elle repose sur des bases sûres, est commandent celle-ci, la catégorie profession-
préférable au “cas typique” qui peut toujours nelle et le niveau de fortune, les autres élé-
être exceptionnel », A. Daumard se situe à ments n’intervenant qu’à la marge. C’est
l’évidence dans le droit fil de l’enseignement pourtant ici que se situe le premier apport de
des durkheimiens transmis par le directeur connaissance de cette histoire sociale. Elle fait
de ses travaux9. en effet apparaître une proximité entre des
Orientée par cette méthodologie, l’histoire groupes que la prise en considération de la
sociale du groupe bourgeois consiste d’abord seule position professionnelle différencie au
à le délimiter, à en définir les frontières contraire nettement – grands manufacturiers
externes et les hiérarchies internes. C’est cela et hauts fonctionnaires par exemple – ou, à
147
l’inverse, une distance entre ceux que cette

position semble unir – tels les boutiquiers et
les négociants. Ces résultats sont tout à fait
établis dans la seconde partie de l’analyse.
« En réalité, à l’issue de cette étude statis-
tique, nous ignorons tout de la cohésion des
groupes que nous avons dénombrés. Les
étapes de leur formation, l’histoire des indivi-
dus qui la composent, peuvent seules préciser
le contenu de la hiérarchie sociale » (p. 101) :
on ne saurait mieux dire combien les analyses
annoncées, qui se proposent de définir les
groupes après les avoir délimités, se situent
dans les cadres tracés par l’étude des struc-
tures. Car, si le cas individuel – souvent fami-
lial – est désormais mobilisé, c’est à titre de
« témoignage », de « cas typique » ne valant
que par son insertion dans le groupe repéré
par la statistique. Entre catégories ou
« milieux », au sein des mailles très larges de la
stratification sociale que sont ses grands
« étages », A. Daumard établit des relations,

cherche des propriétés communes, restant sur
le terrain de l’économie (étude des comporte-
ments professionnels, de la composition des
fortunes) ou le quittant (étude des origines
sociales et géographiques, des mariages, des
généalogies familiales, de l’« homme
public »…). Conditions et valeurs constitutives
de la « psychologie collective » sont saisies au
▼
▼
▼
passage, celles-ci couronnant, conformément

8. Sur ce point voir Gérard Noiriel, Qu’est-ce que l’histoire
contemporaine ?, Paris Hachette, coll. « Carré Histoire »,
au programme de E. Labrousse et des
1998, p. 72 ; J. Revel, « L’institution et le social », Annales, l’édifice de l’histoire de la bourgeoi-
in Bernard Lepetit (éd), Les formes de l’expérience. sie parisienne. Si l’on considère le haut de la
Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995,
pp. 69-70. pyramide sociale – exemple le plus probant –
on peut constater comment, en se précisant, la
9. A. Daumard, Les bourgeois de Paris…, op. cit., p. 8.
En 1927, Marcel Mauss rappelait que les « méthodes sociologie d’un groupe en définit à la fois les
quantitatives » sont « le moyen d’analyser tout fait social », contours et la consistance. Le niveau de for-
qu’elles s’appliquent aux études de la « morphologie »
aussi bien qu’à celles de la « physiologie » sociales : tune, on l’a vu, avait rapproché des profes-
« Au fond, tout problème social est un problème sions différentes : entre les affaires, la grande
statistique. La fréquence du fait, le nombre des individus
industrie et la haute administration, les liens
participants, la répétition au long du temps, l’importance
absolue et relative des actes et leurs effets par rapport au maintenant se resserrent. Non du seul fait de
reste de la vie, etc… tout est mesurable et devrait être leur enrichissement parallèle et croissant
compté. », M. Mauss, « Divisions et proportions des
divisions de la sociologie », L’Année sociologique, vol. 2, après la Restauration. Ce qui compte aussi et
1927, pp. 151-152. surtout, ce sont les relations tissées par le
148
mariage et un recrutement – saisi par l’étude histoire en effet formule un problème, dont le
des origines sociales – qui n’est plus fondé sur traitement implique un champ d’investigation
le « talent », comme chez les fils de la Révolu- plus étroit : resserrée sur les « élites », elle
tion et de l’Empire, mais sur le « droit de nais- peut, grâce aux données biographiques, déter-
sance ». Cette osmose et cette fermeture miner les modalités du renouvellement social
créent une « aristocratie » bourgeoise qui se des « groupes dominants » au tournant du
distingue de la noblesse et en amorce le XX e siècle, et par là même en étudier les
déclassement. Le fossé se creuse du même limites. La continuité n’est pas moins réelle,
coup avec la strate inférieure, où l’endogamie dans la mesure où ce travail, qui se propose de
se développe parallèlement – par les alliances porter au jour les « structures du fonctionne-
entre négociants, « capacités » et employés de ment des élites », repose lui aussi sur un
l’État – et où l’instruction devient « une sorte découpage social préalable principalement
de capital, nécessaire pour que les fils [puis- basé sur la profession et la fortune. Une fois
sent] obtenir une position comparable à celle ainsi fixées les divisions propres au sommet de
de leur père » (p. 175). la hiérarchie sociale, l’analyse en saisira l’évo-
On le voit par cet exemple : plusieurs fac- lution à travers celle de ses composantes.
teurs de la structuration des groupes bour- Le problème posé par C. Charle se réfère à
geois sont présents dans cette étude. L’ana- la fois à un débat politique contemporain de
lyse de la diversité de ces derniers, qui prime l’époque étudiée et à un débat historiogra-
sur celle de leur cohésion en dépit des pages phique contemporain des années où il écrit.
consacrées à l’« âme » bourgeoise, reste pour- En s’interrogeant sur la réalité de la « mérito-
tant essentiellement descriptive. Il ne pouvait cratie » promise par la III e République

en aller autrement, en raison de la méthodolo- – l’accès au pouvoir de « nouvelles couches »,
gie adoptée. L’orientation donnée à l’étude selon le mot fameux de Léon Gambetta – il
quantitative conduit en effet à tracer les entend en effet discuter la thèse de la dissocia-
grands cadres sociaux à l’intérieur desquels tion des élites – économiques, politico-admi-
sont placés ensuite les individus. L’analyse de nistratives, intellectuelles – défendue par une
la reproduction des différenciations sociales partie des historiens. La réponse apportée, à
s’en trouve limitée. Celle-ci est en revanche la fois dans les termes d’une critique sociale et
au cœur d’un autre travail historique, d’une critique historiographique, est large-
« fécondé » par une autre sociologie. ment structurée par les outils conceptuels
empruntés à la sociologie de P. Bourdieu.
La reproduction: emprunts Parmi ces outils, c’est surtout, me semble-t-il,
conceptuels de l’histoire à la sociologie la notion de «champ» qui organise la problé-
de Pierre Bourdieu matique de la recherche et la conduit vers des
résultats nouveaux. Plusieurs conditions prési-
Publiée plus de vingt ans après celle dent à la constitution d’un champ dont les plus
d’A. Daumard, la thèse de Christophe Charle essentielles sont un sens commun, des enjeux
représente à la fois une rupture et une conti- spécifiques et des règles de fonctionnement
nuité avec l’histoire quantitative labrous- propres. Le mode de recrutement n’est toute-
sienne. Une rupture, car l’objectif n’est plus fois pas sans effets sur l’autonomie relative
de dire ce qu’ont été les bourgeois du d’un champ. Et c’est précisément sur ce recru-
XIXe siècle, mais de comprendre comment ce tement que C. Charle s’interroge. Son objet se
groupe se reproduit, en réduisant pour ce définit en effet d’abord par un découpage
faire la focale de l’étude. Cette nouvelle horizontal, qui fait correspondre à chacune des
149
grandes catégories d’élites un champ social :

économique, politico-administratif, universi-
taire. L’avènement de l’autonomie respective
de ces espaces suppose un affermissement de
leurs frontières : plutôt que de l’ouverture de
passerelles horizontales, le recrutement
devrait résulter de l’autoreproduction, ou
d’appels du bas vers le haut. Ce sont donc ces
modalités qui vont être examinées, suivant
l’hypothèse implicite qu’elles diffèrent selon
les champs et selon la position hiérarchique
des groupes qui les composent.
Dès son premier mouvement, l’étude sou-
ligne la différenciation du mode de reproduc-
tion des élites. La comparaison entre la pre-
mière et la seconde moitiés du XIXe siècle,
menée sur la base du découpage social opéré
en 190110 et prenant en compte différentes
variables – âge d’accès au sommet de la hié-
rarchie sociale, origine géographique, niveau
de fortune, origine sociale – fait ressortir la
« désolidarisation » des élites autrefois soudées

▼
▼
▼
dans le « système des notables » 11. La ten-

10. La population considérée en 1901 est issue d’un dance à la formation de pôles autonomes est
échantillonnage stratifié des données fournies par
plusieurs annuaires contemporains, mondains,
réelle mais inégale, car déjà est visible le
biographiques, professionnels. Les principes du contraste entre le champ universitaire et les
découpage sont exposés dans l’introduction. autres champs. Dans le premier, l’autorecru-
11. L’étude de référence est ici celle d’André Tudesq, tement devient la règle et resserre le critère
Les grands notables en France (1840-1849), Bordeaux,
Delmas, et Paris, Puf, 1964, 2 vol.
d’appartenance à l’élite sur la possession d’un
« capital » à dominante culturelle, acquis par
12. Cette analyse est fondée sur les données biographiques
relatives aux individus composant l’échantillon de 1901. l’excellence scolaire. Les deux autres champs,
Celui-ci ne retient « par définition » que « les au contraire, plus ouverts que par le passé à la
individus parvenus aux grades supérieurs », ce qui dans
l’étude des passages d’une élite à l’autre occulte les flux
base – comme le montre l’étude des filières
intervenus avant l’arrivée à ces grades, comme le note d’accès – communiquent au sommet, par les
l’auteur lui-même p. 126. En outre, dans cette logique, la liens qui se retissent entre leurs strates supé-
donnée pertinente est le changement d’activité et non pas
le cumul de positions à un moment donné de la rieures. L’analyse des trajectoires profession-
trajectoire. nelles des hommes dont la carrière se déploie
13. C’est l’objet du ch. II « Sélection sociale et sélection à partir de 1880, confirme cette lecture.
scolaire ». Construites de manière à saisir l’ampleur des
14. Ces alliances, parce qu’elles sont recherchées deux fois « passages entre les champs »12, dont le gra-
plus souvent par les hauts fonctionnaires que par les
phique portant ce titre donne une vue synthé-
hommes d’affaires (plus du tiers des fils des premiers
épousent des héritières des seconds, alors que seulement tique (p. 123), ces trajectoires font plus nette-
15 % des fils de la grande bourgeoisie d’affaires se ment ressortir l’« autarcie » du champ
marient avec des filles de hauts fonctionnaires) expriment
la hiérarchie qui place les premiers en position dominée universitaire, tandis que le « pantouflage » des
face aux seconds. hauts fonctionnaires confirme l’attraction
150
exercée par le « champ des affaires » sur le accroissent leur pouvoir, sans que s’estompe
« champ administratif ». L’analyse explicative pour autant leur hiérarchie interne14. Un pou-
de ces flux fait à nouveau ressortir l’opéra- voir qui ressort grandi de la comparaison avec
tionnalité du concept emprunté à la sociolo- le passé et de l’étude du destin social des
gie. Centrée sur les stratégies de carrière, elle enfants, celles-ci montrant que les échanges
en dégage en effet les conditions de possibi- plus nombreux entre les champs et leurs
lité, liées à la stratification et aux concur- composantes au début du XXe siècle sont leur
rences internes à chaque champ. On com- apanage.
prend ainsi que l’auteur ait été conduit, dès le Comme C. Charle l’indique lui-même,
départ, à examiner le degré d’ouverture des l’analyse des formes de l’investissement écono-
différents élites et « fractions » hiérarchisées mique, symbolique et politique, qui clôt son
qui les composent, à travers l’étude des ouvrage, se distingue de celle menée par
filières d’accès scolaires et sociales13. A. Daumard en ce qu’elle permet de com-
Enfin, l’analyse des alliances matrimoniales prendre les différenciations parfois étonnantes
et de l’avenir professionnel des enfants, tout qu’elle fait apparaître. Celles-ci s’éclairent si
en se situant dans le sillage du travail mené les traits de ces pratiques privées ou publiques
par A. Daumard, se distingue de celui-ci par sont rapportés aux multiples propriétés atta-
sa clé de lecture. Conçues comme des « straté- chées à la position sociale et au parcours dont
gies privées », ces pratiques en effet ne sont elle est l’aboutissement – ce qui fait apparaître
pas interprétées à la lumière de la stratifica- à nouveau la fécondité des données biogra-
tion sociale établie pour l’ensemble du groupe phiques mobilisées. Les modalités de l’inves-
bourgeois, dont elles viendraient préciser les tissement financier des élites, qui contribuent à

contours ou l’évolution. Elles le sont plutôt à expliquer une hiérarchie de la richesse plus
la lumière des hiérarchies qui à la fois unissent accentuée que par le passé, peuvent illustrer ce
et séparent les champs sociaux pris en consi- constat. Niveau de fortune et statut social ne
dération, et que l’analyse des parcours profes- suffisent pas à rendre compte de la distribution
sionnels a fait ressortir. Ainsi, le mariage des manières d’investir. Ainsi, le placement
assume des significations différentes selon les boursier, loin d’être propre aux seuls hommes
positions à la fois verticales et horizontales de d’affaires, peut être pratiqué par les profes-
ceux qui le contractent et de leurs pères. Au seurs aussi bien que par les hauts fonction-
bas de la hiérarchie de chaque champ, la forte naires «pantoufleurs». Chez les uns c’est l’ori-
proportion des alliances avec la « bourgeoisie gine sociale ou l’alliance matrimoniale qui en
économique » atteste qu’il est pour les nou- explique l’occurrence, chez les autres la trajec-
veaux arrivants un moyen d’ascension sociale. toire: l’analogie des pratiques tient à la proxi-
Envisagé comme une voie d’échange entre mité ou à la mobilité sociales. On retrouve
catégories d’élites, il confirme l’inégale ouver- donc bien, au terme de l’analyse, de nouvelles
ture de chacune d’entre elles, les milieux uni- différenciations. Mais les clivages que dessi-
versitaires – où l’endogamie est la plus fré- nent les « styles de vie » aussi bien que les
quente – étant les plus fermés. Au sommet des formes de l’investissement économique et
élites, il manifeste à nouveau l’autonomie du politique, ne brouillent pas les cartes : ils
champ intellectuel, car c’est surtout entre la s’ordonnent selon les lignes de force des
grande bourgeoisie d’affaires et la haute admi- découpages horizontaux et verticaux en
nistration que les liens se nouent. En accumu- champs d’activité professionnelle et en
lant ainsi par le mariage plusieurs «espèces de « fractions » sociales, sur lesquels s’est fon-
capital», les «fractions supérieures» des élites dée la recherche. De ce fait, l’exploration de
151
ce versant de l’espace des élites n’aboutit pas à

des découvertes majeures. L’analyse globale
du fonctionnement de cet espace social laisse
elle-même subsister d’importantes zones
d’ombre. C’est sur celles-ci au contraire qu’en
changeant d’approche d’autres travaux ont
porté la lumière.
«Mœurs» et «expériences»:
l’histoire du côté des hommes
et du côté des femmes
Chacune à leur manière, Ute Frevert et
Bonnie G. Smith restituent à l’univers bour-
geois sa dimension sexuée. Pour ce faire,
l’analyse porte sur une « culture », au masculin
et au féminin. Mais si leurs objets relèvent de
ce domaine, ce que leur traitement permet de
découvrir va bien au-delà. En réalité, le travail
des deux historiennes témoigne du gain de
connaissances des recherches qui se sont inté-
ressées à l’« expérience » des agents sociaux.

Bien que la référence à l’anthropologie ne soit
pas toujours explicite chez ces auteurs, leurs
approches se situent dans un courant historio-
graphique stimulé par la confrontation avec
cette discipline15. Je regarderai donc comment
celle-ci se réalise, en m’arrêtant à la démons-
tration essentielle de ces deux recherches :
comment un fait de mœurs comme le duel
(U. Frevert), ou une expérience de femmes
(B. G. Smith), révèlent les propriétés d’un
groupe social que l’histoire structurale ne
pouvait porter au jour.
L’analyse d’U. Frevert se construit sur la
remise en cause de la thèse de la voie particu-
lière allemande. La bourgeoisie de ce pays se
▼
▼
▼
15. Sur cette confrontation, voir notamment Hans Medick, distinguerait par sa « féodalisation » de son
« “Missionnaires en canot”. Les modes de connaissance homologue anglaise, et la longue persistance
ethnologiques, un défi à l’histoire sociale ? », Genèses,
n° 1, 1990, pp. 24-46. en Allemagne de la pratique du duel d’hon-
neur, alors que cette pratique s’efface en
16. Sur les relations entre aristocratie et bourgeoisie
allemandes, dans le cadre du débat sur la thèse de la Angleterre dès le milieu du XIXe siècle, en
« féodalisation », voir J. Kocka « Modèle européen et cas serait une preuve. La réfutation de cette thèse
allemand » in J. Kocka (éd.), Les bourgeoisies
européennes…, op. cit. pp. 7-47, et plus particulièrement rend nécessaire la comparaison entre les deux
pp. 37-41. pays, le travail de l’historienne allant ainsi
152
s’inscrire dans le programme de recherche – vaillance, force, habileté – et valeurs spiri-

comparative sur les bourgeoisies européennes tuelles. Le duel, critère de distinction sexuelle
dirigé par Jürgen Kocka. À l’inverse de l’his- en tant qu’expression en actes de cette « viri-
toire labroussienne par « étages », l’analyse lité consciente d’elle-même », devient aussi
s’appuie ici sur Max Weber pour retrouver à critère de distinction sociale : privilège de
travers une « convention » toute l’épaisseur défendre l’honneur par les armes plutôt que
d’une formation sociale. devant les tribunaux, il discrimine vers le bas ;
Le constat d’une contradiction au sujet de répandu dans toute la « Bildung supérieure »,
l’honneur intrigue tout d’abord. Au début du il enlève aux nobles et aux officiers l’un de
XIXe siècle, en Allemagne comme en Angle- leurs traits distinctifs16.
terre, le rigorisme puritain ou le rationalisme Pour rendre raison de l’évolution contras-
de l’Aufklärung forgent un modèle où vertu, tée de la fréquence des duels dans les deux
morale chrétienne ou raison excluent l’emploi pays, l’analyse se tourne ensuite vers les insti-
des armes, prohibé dans le même temps par la tutions. La brusque disparition de la pratique
loi. La pratique pourtant demeure et les tribu- en Angleterre au milieu du XIXe siècle, tient à
naux sont cléments, sous réserve du rang des la forme de socialisation qui y devient préva-
duellistes. Pour comprendre la force de cette lente et qu’exprime clairement la formation
coutume, il faut se tourner d’abord vers ces assurée par les public schools. Fabriques de
derniers. Le duel impuni distingue en Angle- ces gentlemen où aristocrates et bourgeois se
terre non les aristocrates ou les grands bour- rejoignent, ces écoles sapent les fondements
geois, mais les gentlemen : le principe de la individualistes du « code de l’honneur culmi-
distinction sociale n’est ni un ordre ancien, ni nant dans le duel », en inculquant aux élèves

la fortune et son assise professionnelle, mais l’« esprit public » qui fera d’eux des membres
une étiquette. C’est par celle-ci que se réalise des classes dirigeantes. À l’inverse, les univer-
au quotidien l’unité au sommet de la société. sités allemandes sont des écoles de duel – au
Car si le privilège du temps libre, comme l’a sens propre du mot dans le cas des corpora-
constaté aussi pour les élites françaises tions étudiantes dont les membres étaient
C. Charle, est bien un puissant marqueur de contraints de se battre. De son côté, l’armée,
différenciation sociale, ce qui le rend opérant dont le recrutement s’embourgeoise tandis
ce sont moins les formes de son usage – aux- que ses privilèges se maintiennent, joue le rôle
quelles s’arrête C. Charle – que les règles, d’un puissant véhicule de la réparation de
imposées par la noblesse, qui régissent les l’honneur par les armes et de sa permanence.
relations sociales. Réparation des manque- Ainsi, rapidement parcourue, l’analyse
ments à celles-ci, le duel apparaît alors comme d’U. Frevert confirme la fécondité d’une his-
une voie et un rite d’admission à la position toire sociale informée par l’étude des pra-
sociale la plus élevée. L’Allemagne ne contre- tiques culturelles. L’analyse de celles-ci fait
dit pas ce schéma, elle le particularise. Ici la apparaître des clivages sociaux qui ne recou-
bourgeoisie se forme non en s’assimilant à la pent pas nécessairement les différenciations
noblesse, mais en forgeant face à elle sa selon l’ordre, la profession ou le champ d’acti-
propre identité par la Bildung, culture intellec- vité. Elle conduit en outre à considérer les
tuelle qui unit le groupe par-delà la variété des modes institutionnels de la socialisation
compétences professionnelles et par laquelle il comme un important rouage de la reproduc-
s’approprie la notion aristocratique de l’hon- tion d’un groupe social.
neur. Fondée sur la célébration de la per- L’étude de l’expérience féminine apporte
sonne, cette notion fusionne valeurs physiques d’autres éclairages. Avec bien des auteurs de
153
la gender history, B. G. Smith pointe l’énorme

contradiction historiographique qui est à l’ori-
gine de sa réflexion : appréhender la bourgeoi-
sie seulement par l’activité publique – de pro-
duction et de commerce en particulier – c’est
en négliger la moitié féminine17. Il est vrai que
celle-ci n’a pas été tout à fait ignorée par l’his-
toire sociale. Ainsi, l’étude des alliances
matrimoniales met la femme sur la scène,
mais en coulisse – domination masculine
oblige. A. Daumard, étudiant la « formation
de la bourgeoisie parisienne », lui prête plus
d’attention. Le pouvoir accordé à la femme
par le droit est confronté à son pouvoir réel,
qui est loin d’être négligeable : dans le négoce
ou la boutique, du vivant de son mari ou après
sa mort, elle gère d’une main de maître les
affaires18. Cependant, en dépit de ce que les
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▼
▼
sources notariales font connaître des modes

17. Voir en particulier, pour un débat à ce propos, de vie, l’analyse d’A. Daumard reste centrée
Ute Frevert, « Classe et genre dans la bourgeoisie sur les « positions » définies par les structures
allemande au XIXe siècle », Genèses, n° 6, 1991, pp. 5-28.
économiques, sur la « condition » et le « rôle »

18. Un rôle pivot qui s’exprime en outre à travers la réglés par les normes juridiques et sociales. La
reconnaissance affective et matérielle des testateurs.
Voir le chapitre V de la seconde partie de l’ouvrage part féminine de l’identité bourgeoise, la
de A. Daumard, « Les femmes ». contribution des femmes à la construction de
19. Les pensionnats administrés par un personnel laïque cette identité, restent dans l’ombre. Elles sont
ont l’inconvénient de l’instabilité : ils disparaissent souvent au contraire au centre du livre de B. G. Smith.
avec leur fondatrice. Ce constat est corroboré par
Viviane Isambert-Jamati, Solidarité fraternelle et réussite L’historienne américaine pose un intéres-
sociale. La correspondance familiale des Dubois-Goblot,
1841-1882, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales »,
sant problème de recherche : comment ont pu
1995, 3e partie, pp. 105-166. coexister, partageant hommes et femmes au
20. L’étude du corpus des romans écrits par ces sein même des familles bourgeoises, laïcité et
bourgeoises montre la cohérence entre pratique et fervent catholicisme, attachement à la répu-
représentation : comme dans la réalité, la mythologie de
blique et fidélité à la monarchie, économie
ces fictions fait régner la femme sur l’ordre domestique
dont elle est l’artisane. Voir ch. VIII « Le mythe sociale et charité ? Pour comprendre ce que
domestique ». les cas d’étude fait apparaître à partir de la fin
21. B. G. Smith rejoint ici l’analyse d’U. Frevert, « Classe du XIX e siècle comme un clivage, l’auteur
et genre dans la bourgeoisie allemande… », op. cit., où est explore les mécanismes de la construction de
souligné le pont que les femmes jettent entre bourgeoisie
et aristocratie par leurs manières cultivées et le l’identité féminine, après en avoir établi les
raffinement de leur beauté. conditions sociales. L’analyse de la rupture
22. Julia Bécour (1841-1917) est la figure exemplaire de fondatrice d’une nouvelle identité confirme
cette catégorie de femmes : écrivain, fondatrice de la les données livrées par A. Daumard : dans le
Société des mères abandonnées au plus fort de la bataille
des républicains locaux contre les œuvres de charité au département du Nord comme à Paris, la
début des années 1890, épouse d’un éminent médecin, femme prenait au cours de la première moitié
elle se distingue des autres bourgeoises du Nord par ses
convictions républicaines et féministes. Elle n’en partage du XIXe siècle une part active aux affaires.
pas moins la morale religieuse (pp. 127-130 et 152). L’évolution industrielle, l’enrichissement, la
154
séparation spatiale des activités productives et nuance le partage tranché en camps qui avait
domestiques, la taille même des nouvelles ouvert la recherche, mais pour mieux affirmer
demeures bourgeoises qui s’isolent des usines, le clivage essentiel postulé par l’auteur. À par-
tout concourt ensuite à enfermer la femme tir des années quatre-vingts, les industriels du
dans la sphère de la reproduction. Nord se républicanisent plus largement
C’est cette nouvelle expérience de repro- qu’auparavant et se rangent du côté de
ductrice qui organise en profondeur les diffé- l’enseignement public et de l’assistance muni-
rents registres de pratiques et de représenta- cipale. Certes, la plupart de leur femme, cohé-
tions constitutifs de l’univers particulier de la rentes avec leur croyance, défendent au
bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle. contraire avec pugnacité école confessionnelle
Suivant une démarche anthropologique, et œuvres charitables. Mais certaines d’entre
B. G. Smith interprète la configuration de elles emboîtent le pas de leur mari 22 . Il
l’intérieur domestique, des gestes et des rela- n’empêche : républicaines ou monarchistes,
tions sociales dont la femme est protagoniste, anti-cléricales ou cléricales, féministes ou
comme un système de signes et un ensemble indifférentes à la cause de l’émancipation, ces
de rites dont la signification est liée à la posi- bourgeoises ont en commun de se projeter
tion dans le nouveau monde bourgeois: à l’iso- elles-mêmes dans les activités publiques dont
lement des sources du pouvoir, de l’activité elles ont l’initiative et de défendre bec et
productive et de la connaissance scientifique. ongles leur identité. À travers leurs « œuvres »,
La confrontation quotidienne de la femme sous la version cléricale de la « maternité ver-
avec la «nature» qui en résulte, sa culture par- tueuse » ou sous celle féministe de la « mère
ticulière due à son mode d’instruction – dans abandonnée », elles préservent, avec leur

les couvents plutôt que dans les établissements propre image, leur pouvoir. Un important
laïques 19 – expliquent des pratiques où se changement de perspective est ainsi, me
lisent à la fois impuissance et imposition d’un semble-t-il, à porter à l’acquis de cette ana-
pouvoir: sur la nature – comme dans l’ordon- lyse. Les nouvelles normes qui régissent les
nancement domestique, l’éducation des rôles féminins à partir de la seconde moitié du
enfants, le confinement de la sexualité dans la XIXe siècle, apparaissent non comme le résul-
chambre conjugale20 ; sur l’univers masculin, tat d’entreprises idéologiques et pratiques des
comme dans l’esthétique mondaine par hommes, mais comme le produit d’une élabo-
laquelle la femme régit l’étiquette bour- ration de femmes bâtie sur une expérience
geoise21. Les investissements religieux et poli- que les bourgeoises sont les premières à
tiques féminins sont expliqués sur le socle de connaître. La domination masculine n’est bien
cette analyse. La «prédisposition» à épouser la sûr pas contestée : on en montre ici, au
vision catholique du monde et la cause roya- contraire, les formes et les voies détournées.
liste, se réalise ainsi par le biais d’une série de
concordances et d’homologies : entre rites
Histoire d’élites italiennes:
catholiques et rites domestiques, entre imagi-
deux usages différents de l’anthropologie
naire et réel – les figures exaltées par l’Église,
faiblesse, souffrance, puissance si bien résumées Revenons en arrière, au dossier consacré à
en Marie, et l’expérience féminine – entre auto- « La stratification sociale au XIX e siècle »
rité du Père divin, vers lequel la religion dirige publié par Edoardo Grendi en 1975 dans
la sexualité féminine, et souveraineté du Roi. Quaderni storici. Bien que la pièce centrale de
L’étude des prolongements institutionnels ce dossier – un texte historiographique de
de ces investissements religieux et politiques M. J. Daunton – déplore le déficit d’études
155
comme celles d’A. Daumard en France ou de

Stephan Thernstrom aux États-Unis 23 ,
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▼
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E. Grendi formule une critique de l’histoire

23. M. J. Daunton, « La crescita della società classista : quantitative française, dont il met en doute la
prospettive inglesi e americane », Quaderni storici,
n° 29-30, op. cit., pp. 703-729. Analysant dix ans de travaux « portée réelle »24 : en concluant que ce sont
anglais et américains d’histoire sociale l’auteur reproche les « relations entre les hommes » que l’histo-
à The Making of the English Working-Class d’Edward
P. Thompson d’avoir « manqué d’intérêt pour les
rien doit mettre au premier plan, il ouvre
structures [sociales] » (p. 707). Rappelons que – bientôt suivi par Giovanni Levi – l’une des
Stephan Thernstrom a été l’initiateur, avec Poverty and voies de la « microstoria ». Ces parcours ayant
Progress. Social Mobility in Neenteeth Century City (1964),
des études de mobilité sociale dans les villes américaines. été retracés à plusieurs reprises25, je me bor-
24. E. Grendi, « Il “daumardismo” : una via senza
nerai à rappeler qu’ils ont coexisté avec des
uscita ? », Quaderni storici, n° 29-30, op. cit., pp. 729-737. programmes – portant en particulier sur la
Cette critique prend plus particulièrement en bourgeoisie – situés, sinon tout à fait dans le
considération l’ouvrage dirigé par A. Daumard,
Les fortunes françaises au XIXe siècle, La Haye, prolongement de l’histoire quantitative fran-
Mouton, 1973. çaise, du moins dans le cadre d’une recherche
25. Voir en particulier les contributions de comparative nationale et internationale. En
Simona Cerutti, J. Revel, B. Lepetit, E. Grendi à atteste la parution en 1984, dans Quaderni sto-
Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à
l’expérience, Paris, Seuil/Gallimard, 1996. E. Grendi fait rici, d’un volumineux dossier intitulé « Bor-
état de la diversité des « perspectives » au sein de la ghesie urbane dell’Ottocento », dirigé par
microstoria, tandis qu’A. M. Banti, « Storie e microstorie :
l’histoire sociale contemporaine en Italie (1972-1989) »,
Paolo Macry et Raffaele Romanelli, rassem-
Genèses, n° 3, 1991, pp. 134-147, retrace le contexte blant cinq études de cas italiens et trois
historiographique italien où elle a pris corps. études de chercheurs étrangers, A. Daumard,

26. Le recueil d’études italiennes consigne les premiers U. Frevert et J. Kocka, Geoffrey Crossick26.
résultats d’un programme de recherche financé par le
ministère de l’Éducation nationale et dirigé par Dans ce dossier figurent notamment les
Paolo Macry (Université de Naples) et Raffaele études de Paolo Macry sur Naples et
Romanelli (Université de Pise), dont le principal objectif
était de « décrire » à l’aide de sources sérielles la d’Alberto Mario Banti sur Lucques, prémisses
bourgeoisie italienne dans sa diversité locale. L’existence des ouvrages qu’ils publieront quatre à cinq
de ce groupe de recherche met en doute le diagnostic
ans plus tard27. Il est vrai, cependant, que ces
formulé par B. Lepetit (« De l’échelle en histoire »,
in Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles…, op. cit., p. 7), travaux ont pris, chemin faisant, une orienta-
pour qui « L’influence de l’historiographie française et tion différente de celle qu’ils avaient d’abord
l’impossibilité habituelle de trouver dans l’université
italienne les structures nécessaires pour mener à bien les empruntée. Délaissant l’étude de la stratifica-
enquêtes collectives sérielles qui permettaient d’en tion sociale, leurs auteurs comme les autres
remplir le programme, expliquent à le fois la démarche et
[les] premiers caractères [de la microstoria].»
microhistoriens, se sont tournés vers l’anthro-
pologie, l’un pour analyser la haute société
27. P. Macry, « Borghesie, città e Stato. Appunti e
impressioni su Napoli, 1860-1880 », Quaderni storici, n° 56, napolitaine à travers le prisme de la famille ;
agosto 1984, pp. 339-384, A. M. Banti, « Richezza e potere. l’autre pour comprendre les comportements
Le dinamiche patrimoniali nella società lucchese del
économiques et politiques des élites de Plai-
XIX secolo », ibid., pp. 385-432.
sance – et non plus de Lucques – à travers
28. A. M. Banti avait déjà formulé, en 1982, une critique
de l’histoire sociale labroussienne, dont il considérait que l’analyse des réseaux de relations interperson-
le défaut est d’« écarter une analyse approfondie des nelles28. Leurs démarches et leurs résultats
relations, choix individuels et mentalités » cruciale pour confirment la diversité des approches de la
l’étude « des formes de la mobilité ascendante et des
structures du pouvoir social » des classes moyennes qui microhistoire italienne : l’attention portée aux
n’appartiennent pas au monde de l’entreprise. processus microscopiques d’engendrement
A. M. Banti, « Alla ricerca della “borghesia immobile” :
le classi medie non imprenditoriali del XIX secolo », des formes culturelles et sociales, ne conduit
Quaderni storici, n° 50, agosto 1982, pp. 629-651. pas toujours à mettre en œuvre la « network
156
analysis », ni à privilégier dans l’usage de cette indéfectible aux volontés du défunt ou la

méthodologie l’étude des réseaux egocentrés, défense des intérêts du lignage dictent des
dans une optique où « l’élément central [est] choix inadaptés – dépenses somptuaires dans
l’individu rationalisant un réel qui existe et un cas, agrandissement des domaines fonciers
qui se modifie aussi à travers ses regards et ses dans l’autre – qui s’avèrent désastreux dans
interprétations »29. un contexte de crise sectorielle et d’alourdis-
Centré sur la parenté, le livre de P. Macry sement de la fiscalité imposée par le nouvel
montre ce que les hiérarchies familiales peu- État. À l’inverse, les stratégies des tuteurs
vent apprendre sur le fonctionnement social. étrangers à la parenté, moins prisonnières des
Exploitant, sur la seconde moitié du traditions de celle-ci, sont plus lucides. Inno-
XIXe siècle, archives notariales et sources judi- vantes, elles font apparaître l’investissement
ciaires30, l’auteur ne cherche pas à mesurer les productif sur les terres – faible en probabilité
changements et les continuités dans les pro- chez les nobles – comme l’une des voies « pos-
priétés sociales des groupes de la «città alta» sibles » de l’enrichissement aristocratique.
sur lesquels il porte son attention, mais plutôt Conformistes, elles épousent l’évolution de la
à en saisir les mécanismes. Le découpage est structure patrimoniale des élites, où les biens
large, par «aires» socio-économiques – «patri- fonciers ruraux reculent au profit des biens
moines », « professions », « négoces ». À l’inté- immobiliers urbains et de l’investissement en
rieur de chacune d’entre elles plusieurs mono- titres de l’État. Cette évolution, qui tend à
graphies de familles permettent de conduire transformer les propriétaires aristocratiques
l’analyse. Je m’arrêterai ici à son point le plus de grands domaines en rentiers, n’est pas sans
saillant. produire des effets en retour sur les hiérar-

Selon A. Daumard, l’association conjugale chies familiales. Dans les cas de crise patrimo-
prévalait chez les bourgeois parisiens sur les niale, fréquents dans la noblesse et certains
ascendants, collatéraux ou descendants ; dans grands négoces à la fin du siècle, les filles,
ces familles, d’autre part, dots et successions dont les dots sont généralement investies en
étaient également partagées entre les enfants titres de l’État, affirment ainsi leur supériorité
sans discrimination d’ordre de naissance et de économique sur les fils, héritiers des passifs
sexe. Il en va tout autrement à Naples, même légués par les pères.
après l’Unité : qu’ils soient nobles ou non, les P. Macry a pu observer que l’investisse-
pères usent largement de la liberté, maintenue ment productif sur les terres, bien que rare
par le droit, de disposer de la moitié de leur chez les propriétaires aristocratiques napoli-
patrimoine pour favoriser l’aîné au détriment tains, ne leur était pas étranger. Dans un tout
des cadets, les fils au détriment des filles31. La autre contexte spatial – en choisissant comme
pratique d’un quasi-majorat, en assurant la terrain d’enquête Plaisance, ville de la plaine
cohésion de l’héritage, aurait dû consolider les du Pô où la terre occupe au début du
fortunes. P. Macry explique, au contraire, XXe siècle une part considérable dans les patri-
comment la persistance de la « logique du moines32 – A. M. Banti reconsidère la ques-
nom » dans un contexte économique qui se tion. Son objectif est de rendre compte d’un
transforme, peut les mettre en péril, chez les comportement économique, celui des proprié-
nobles comme chez les riches négociants. taires fonciers qui, à partir des dernières
L’étude de la gestion des patrimoines des décennies du XIXe siècle, adoptent de nou-
orphelins mineurs montre en effet que, veaux procédés de culture permettant
lorsque celle-ci est confiée au frère aîné l’accroissement de la rentabilité agricole.
majeur ou à l’oncle paternel, la fidélité C’est donc à un processus d’innovation que
157
l’auteur s’intéresse : qui introduit la nouvelle

▼
▼
▼
pratique, comment se diffuse-t-elle ? Dans
29. Maurizio Gribaudi, « Avant-propos », cette perspective, le découpage préalable du
in M. Gribaudi (éd.), Espaces, temporalités, stratifications.
Exercices sur les réseaux sociaux, Paris, EHESS, 1998, p. 26. groupe en catégories socio-économiques non
30. P. Macry utilise en particulier les dossiers relatifs aux
seulement n’est pas utile, mais risquerait de
tutelles sur les orphelins mineurs comportant les actes de fausser l’interprétation33. Ce sont au contraire
gestion de leurs patrimoines, et ceux relatifs aux les problèmes soulevés par chaque étape de
procédures d’interdiction et d’« inabilitazione», cette
dernière visant à sanctionner les comportements supposés l’analyse qui suscitent les critères d’interroga-
mettre en péril la stabilité des patrimoines sans que soit tion et donc le découpage pertinent de la
invoquée l’incapacité mentale de l’individu, comme dans
les cas des demandes d’interdiction.
population concernée.
Après avoir établi l’indicateur du comporte-
31. Au-delà des dispositions testamentaires, les conflits
intrafamiliaux qui pouvaient aller jusqu’aux demandes ment innovant – dans le cas d’espèce, l’achat
d’interdiction, attestent la domination du porteur du nom d’engrais chimiques – et l’instrument qui, en
et de sa branche.
minimisant les risques, en rend possible la réa-
32. Cette part s’élève en 1902-1905 à 66,1 % (81 % des lisation – le Syndicat pour l’achat de matières
valeurs immobilières) contre 44,7 % pour l’ensemble du
pays et 10 % à Naples (p. 22), pourcentage étonnamment utiles à l’agriculture créé en 1885 à l’initiative
faible, mais qui confirme l’évolution indiquée par du Comice agricole de Plaisance – A. M. Banti
P. Macry.
se tourne vers l’anthropologie de l’école de
33. Dans la première partie de son livre, A. M. Banti Manchester pour lui emprunter l’outil de son
utilise une source « labroussienne », l’enregistrement des
successions, non pour classer les individus (selon la analyse34. Il reconstruit ainsi les réseaux des
profession et la fortune) mais pour étudier leurs actes. relations – de parenté, d’amitié ou d’affaires –
Il situe ainsi le changement qui est à l’origine de la entre les individus concernés par le processus

structure patrimoniale dominante au tournant du
XXe siècle et en met en évidence les conditions : d’innovation, dont l’analyse permet, par le cal-
l’investissement massif dans la terre se produit au milieu cul d’indices de densité et de centralité, d’iden-
du XIXe siècle à la suite de l’effondrement de la rentabilité
du commerce de la soie et du crédit privé, activités tifier les groupes qui jouent un rôle clé dans la
jusqu’alors prospères et répandues dans la ville. À travers dynamique considérée.
son analyse, il remet en cause la thèse historiographique Du côté de la prise de décision 35 , on
italienne qui, dans les années quatre-vingts encore,
regardait l’investissement dans la terre comme un retrouve sans surprise les hommes qui cumu-
comportement opposé au modèle de rationalité moderne lent les rôles dirigeants à la fois dans le
weberien, et donc comme signe de la « féodalisation » de la
bourgeoisie nationale. L’auteur discute cette thèse et le Comice agricole et dans la Caisse d’épargne
modèle légué par Max Weber, Sombart et Schumpeter locale qui consentira des prêts pour l’achat
dans l’introduction, pp. 3-19.
d’engrais. Du côté de la mise en œuvre de la
34. A. M. Banti utilise le travail de Jeremy Boissevain, décision, la découverte est plus importante.
Friends of Friends. Networks, Manipulators and
Coalitions, Oxford, Basil Blackwell, 1974. Sur l’approche A. M. Banti étudie d’abord la corrélation
de l’école de Manchester, qu’il tient pour entre la pratique d’achat et une série de
« antistructuraliste », voir M. Gribaudi, « Avant-propos », « variables » économiques et sociales perti-
op. cit., pp. 5-40.
nentes – valeur du patrimoine, ancienneté du
35. Il s’agit de la création du Syndicat pour favoriser
l’achat de matières utiles à l’agriculture. La population militantisme au Comice, statut social. Seul ce
prise en considération est composée des participants à la dernier est discriminant, à condition toutefois
réunion du Comice qui, en décembre 1884, précède l’acte de désagréger la catégorie des nobles : la
officiel de cette création. Les relations entre ces individus
sont reconstruites à partir de sources institutionnelles, noblesse « non titrée » apparaît alors comme
biographiques, journalistiques (pp. 157-166). nettement plus engagée dans cette pratique
36. Cette « noblesse de robe » présente le pourcentage le que la noblesse « titrée » et la bourgeoisie36.
plus élevé de la dépense moyenne par rapport à la valeur C’est pour expliquer ce constat que l’auteur
moyenne du patrimoine foncier et de l’ensemble de la
fortune. Comme la « noblesse titrée » elle avait, avant le analyse ensuite le réseau des relations entre
158
les acheteurs d’engrais. Ces nobles y occupent champs à travers les individus et en augmen-
la place de « médiateurs », attestée par leur tent le pouvoir40. Cela tient à la construction
fort indice de centralité : source de l’informa- même de son objet : l’hypothèse de l’auto-
tion qui réduit le risque, ils sont aussi, par la nomisation croissante des espaces sociaux,
diversité de leurs professions, les agents effi- et en particulier du champ politique, le
caces de la diffusion de la pratique inno- conduit à privilégier l’analyse de la struc-
vante37. Et, s’ils ont été amenés à jouer ce ture interne de chacun d’eux. À l’inverse,
rôle, c’est en raison de leur situation écono- réseaux et multipositionnalité des agents
mique et de leur position sociale au sein des sont au cœur de la démarche explicative
élites citadines, comme le montre l’étude qui d’A. M. Banti, qui cherche à démontrer
leur est consacrée. Depuis le début du comment les positions de pouvoir dans le
XIXe siècle, ils représentent pour les bourgeois domaine économique et dans l’espace poli-
de Plaisance la seule possibilité d’alliance tique s’épaulent mutuellement.
matrimoniale avec la noblesse, du fait de La noblesse « non titrée » de Plaisance
l’endogamie de la haute aristocratie ; ils ont retrouve dans le champ politique local la
eux-mêmes recherché cette alliance pour même position charnière qu’elle occupait sur
accroître leur patrimoine ; leur forte fécondité le versant économique, parmi les agriculteurs
et la pratique d’un partage égal des succes- innovateurs. Considérant d’abord les trois der-
sions ont cependant limité leur progression nières décennies du XIXe siècle, A. M. Banti
patrimoniale. Cette stagnation, que la crise montre que ce groupe, tout en étant sur-repré-
agricole risque de transformer en régression à senté par rapport à la valeur de son patrimoine
partir des années soixante-dix, détermine sans dans le conseil municipal et dans la «giunta», y

doute leur « activisme » dans le monde agri- est minoritaire face au groupe «bourgeois»41.
cole38. Acquis sur le front économique, leur Les liens de parenté et d’amitié qu’il noue
succès est consolidé par leur place sur la scène avec la bourgeoisie locale prennent de ce fait
politique locale, vers laquelle se tourne un sens nouveau : au-delà de l’intérêt écono-
ensuite l’analyse. mique, ils garantissent son pouvoir politique.
Étudiant les rapports que les élites fran- La conservation de ce pouvoir, dans un
çaises entretiennent avec le champ politique, contexte de grande instabilité des mandats et
C. Charle a observé, après Jean Estèbe et de l’organe exécutif lui-même, requiert cepen-
Mattéi Dogan, qu’ils se distendent à la fin du dant d’autres atouts42. L’analyse démontre
XIX e siècle. Cette évolution est regardée qu’un statut social élevé n’est pas suffisant à
comme l’effet d’une « autonomisation relative cet égard, et que, si l’importance du patri-
des diverses sphères d’action sociale », qui moine entre en ligne de compte, le cumul de
n’entraîne pas seulement la diminution du postes de direction dans les institutions clés de
nombre des universitaires, hauts fonction- la ville – financières, professionnelles, assis-
naires et hommes d’affaires au Parlement et à tancielles et administratives – est tout aussi
la direction des ministères, mais transforme discriminant. Or il est précisément le privilège
aussi les modalités de leur présence dans ces de la noblesse innovatrice. Cette monopolisa-
instances. L’analyse de ce changement relève tion du pouvoir n’est pas sans déclencher des
le rôle que jouent les « réseaux » de relations conflits qui, situés à l’intérieur d’un même
interindividuelles dans les nouvelles formes groupe social et d’un même camp idéologique
d’intégration dans le champ 39 . Mais ces et politique, prennent la forme de luttes de
réseaux ne sont pas étudiés, ni les cumuls de factions43. L’analyse menée sur les années
positions institutionnelles qui relient les 1908-1909 est particulièrement démonstrative
159
à cet égard. Le front des propriétaires terriens

se fissure alors à nouveau, après son unifica-
▼
▼
▼
tion face aux socialistes entrés depuis 1899

XIXe siècle, reçu ses titres du duc de Parme, sous l’autorité dans l’assemblée locale et face aux grèves des
duquel se trouvait Plaisance, mais sans l’attribution de
juridictions féodales. Ses domaines fonciers étaient encore salariés agricoles. Sous les étiquettes des deux
à la fin du XIXe siècle nettement moins importants que groupes, « modéré » et « radical », qui s’affron-
ceux de la noblesse « titrée » qui, jusqu’à l’Unité, était la
véritable classe dirigeante de la ville (pp. 174-175).
tent au sein des organisations patronales et
dans l’arène politique sur la stratégie à adop-
37. Ces nobles sont à la fois propriétaires et fermiers,
membres des professions libérales, négociants et financiers ter à l’égard des Ligues paysannes, l’auteur ne
à titre privé (pp. 183-184). découvre ni clivages socioprofessionnels ni
38. Le prix du blé diminue à partir du milieu des années réelles divergences politiques ou idéologiques.
1870 ; il est au plus bas au milieu des années 1880, Ce sont plutôt les exclus du pouvoir qui radi-
lorsqu’est prise la décision de créer le Syndicat pour
favoriser l’achat d’engrais chimiques (pp. 144-145). calisent leur position : de jeunes prétendants
qui se heurtent à « la caste des élus » – selon le
39. Voir ch. VIII « Les élites et le pouvoir », en particulier
pp. 435-440 et 44-446. mot de l’un d’entre eux qui ne rentrera pas
40. C. Charle n’ignore pas cette « multipositionnalité »,
dans le rang. Le groupe qui avait initié et
mais il ne la signale que pour indiquer l’importance du dirigé les premières associations d’agriculteurs
pouvoir personnel au sein du champ politique, comme tient maintenant en main le syndicalisme
dans le cas d’Édouard Aynard, homme d’affaires, député
de Lyon et membre de plusieurs organismes consultatifs patronal et sa représentation politique. Il sort
nationaux (p. 452). L’analyse de la multipositionnalité est vainqueur de la bataille contre les « radicaux »
en revanche envisagée par Luc Boltanski (« L’espace
positionnel. Multiplicité des positions institutionnelles et
et, pour la seconde fois en 1909, envoie au
habitus de classe », Revue française de sociologie, vol. 14, Parlement un technicien, Giovanni Raineri,

n° 1, 1973, pp. 3-25) pour évaluer le degré d’autonomie l’agronome appelé en 1883 au secrétariat du
des champs, de l’étendue et de la nature du « capital
social » et les pouvoirs spécifiques qu’elle génère, liés en Comice de Plaisance et maintenant président
particulier à la « pluralité des personnalités sociales » des de la Fédération italienne des consortiums
individus concernés.
agricoles44.
41. Entre 1867 et 1900, la composante bourgeoise du
conseil municipal dispose de la majorité absolue des sièges
de l’assemblée ; elle n’a cette majorité dans la « giunta » La «grande bourgeoisie» française:
(groupe formé par le maire et ses adjoints) qu’à partir de
1890 (pp. 196-198). de la sociologie à la sociologie historique
42. Le conseil municipal était entièrement renouvelé tous L’analyse de ce que gagne la sociologie à
les cinq ans, mais il l’était partiellement (1/5) tous les ans,
les élus sortants étant rééligibles. Entre 1867 et 1889, seule mener une enquête historique achèvera cette
une petite majorité (53,5 %) des conseillers élus parvient à lecture, nécessairement partielle, des
garder son mandat cinq ans ou plus. La distribution de la
population selon la durée des mandats fait apparaître
emprunts interdisciplinaires. Cette conclusion,
deux pics modaux, le premier correspondant à une durée cohérente avec le parti d’exposition largement
de mandat inférieure à cinq ans, le deuxième à une durée chronologique que j’ai adopté, enregistre
supérieure à quinze ans (p. 215). C’est sur ce second
groupe de conseillers que porte l’analyse des conditions de après tout un état de fait : les emprunts de la
la conservation du pouvoir local. sociologie empirique aux autres disciplines et
43. A. M. Banti se réfère ici à nouveau à l’étude de à l’histoire en particulier, est récente en
J. Boissevain citée plus haut et à Giovanni Levi, L’eredità France. S’il faut convenir que la redécouverte
immateriale. Carriera di un esorcista nel Piemonte del
Seicento, Torino, Einaudi, 1985, ch. VI (tr. fr. Le pouvoir de l’œuvre de Norbert Elias n’y est pas étran-
au village. La carrière d’un exorciste dans le Piémont du gère, celle-ci s’inscrit elle-même dans l’évolu-
XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989).
tion des démarches de la recherche sociolo-
44. Partisan de la politique « éclairée » de Giolitti, il en gique. Deux manières de considérer le passé me
deviendra le ministre de l’Agriculture en 1911 (pour la
biographie du personnage, voir pp. 153-154 et 309). semblent représentatives de cette évolution. La
160
première, comparative, confronte différents Cette enquête de sociologie ethnographique

« états de la structure » d’un champ social pour est en effet centrée sur ce qui cimente les
en porter au jour les logiques invariantes de composantes de la haute bourgeoisie plutôt
fonctionnement, ou les moments successifs que sur ce qui les différencie. L’analyse porte
d’une action collective pour dégager les condi- sur la particularité des capitaux cumulés
tions de possibilité de ses différentes formes45. – ampleur de la fortune, étendue et sélectivité
La seconde reconstitue au contraire le proces- des relations sociales, capital de reconnais-
sus de formation d’un fait social pour en com- sance attaché aux biens matériels (tels le châ-
prendre les traits constitutifs, à travers conti- teau, les collections d’œuvres d’art) et imma-
nuités et transformations. Le travail de tériels (le nom, la notoriété)48 – et sur les
Pierre-Paul Zalio se situe du côté de cette der- pratiques d’exclusion qui l’accompagnent49,
nière manière de faire. Les contrastes qu’il plutôt que sur une combinaison de propriétés
présente avec les études de Monique Pinçon- sociales variable en fonction de la distribution
Charlot et Michel Pinçon, feront mieux res- des membres du groupe dans les divers
sortir les particularités des deux démarches. champs sociaux. De ce point de vue, le travail
Le livre publié dans la collection de M. Pinçon-Charlot et de M. Pinçon se rap-
« Repères » de La Découverte par M. Pinçon- proche de l’étude sur la noblesse de
Charlot et M. Pinçon est une synthèse de Monique de Saint-Martin50. De manière ana-
l’ensemble de leurs travaux sur la bourgeoisie. logue à celle-ci, il insiste sur les dispositifs
Il fait apparaître clairement l’objectif qu’ils socio-institutionnels et les pratiques de la
ont constamment poursuivi : démontrer com- reproduction qui engendrent, ici la conviction
ment, par un ensemble de logiques distinc- de devoir sa position sociale au mérite person-

tives incorporées dans les pratiques et la per- nel, là « la croyance en l’existence d’une diffé-
ception de soi, la grande bourgeoisie constitue rence essentielle avec ceux qui ne sont pas
une classe sociale. Le choix du terrain issus de la noblesse, qui serait fondée sur la
d’enquête correspond à la focale de l’analyse : naissance et les origines » 51 . L’enquête
celle-ci étant portée sur le sommet du groupe s’attache enfin à mettre en évidence les pra-
en France, Paris s’imposait comme lieu tiques constitutives du « collectivisme
d’observation. De ce fait, l’étude n’est pas pratique » par lequel, mobilisée pour défendre
assimilable à une monographie locale : si la à la fois ses intérêts, sa cohésion interne et sa
bourgeoisie des provinces est négligée, c’est perpétuation, la classe s’affirme comme telle52.
parce que, située aux échelons inférieurs de la Les points forts de cette analyse des pratiques
hiérarchie du groupe, elle sort de l’objet de la distinctives qui font la grandeur bourgeoise se
recherche ; l’étude de l’inscription territoriale retrouvent dans la recherche de P.-P. Zalio sur
de la bourgeoisie parisienne ne cherche pas à Marseille, mais transformés par un double
identifier ce que cette inscription doit à la sin- changement d’approche: la prise en considéra-
gularité de la capitale, mais à illustrer des pro- tion de l’histoire longue d’un côté, et de la ville
cessus de différenciation et de clôture des de l’autre, comme éléments clés de la compré-
quartiers, qui ne vont pas sans contradictions hension d’un groupe social.
internes, et une multiterritorialté dont les En considérant le siècle qui voit la nais-
traits sont propres à la classe46. Le cadre spa- sance, l’apogée et le déclin du capitalisme
tial de l’observation change d’ailleurs selon la familial marseillais, P.-P. Zalio se donne les
nature des pratiques qui en sont l’objet47. moyens d’analyser, dans leur diversité, les
Le postulat qui fonde la recherche en com- dynamiques d’où résultent l’unité et les divi-
mande aussi de bout en bout l’orientation. sions du groupe grand bourgeois. Ainsi, dans
161
la période de formation, les stratégies visant la

▼
▼
▼
réussite dans l’économie et la société locales,
45. Pierre Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles sont fondées sur la construction d’une cohé-
et esprit de corps, Paris, Les Éditions de minuit, coll. sion familiale : la prééminence dans un secteur
« Le sens commun », 1989, 3e partie, « Le champ des
grandes écoles et ses transformations », pp. 183-369, et, industriel fortement lié ici au négoce, est
parmi les travaux récents portant sur l’action publique, conquise par des alliances matrimoniales qui
Vincent Dubois, « La culture comme catégorie
d’intervention publique. Genèses et mises en forme
élargissent la surface des affaires des familles
d’une politique », thèse de doctorat en science politique, et soudent en même temps celles-ci dans un
EHESS, 1994 ; Hélène Michel, « Propriété, Propriétaires. groupe hissé par sa puissance économique au
Politiques publiques et groupes d’intérêt dans le secteur
immobilier en France », thèse de doctorat en science sommet de la hiérarchie locale53. Mais cette
politique, EHESS, 2000. cohésion n’est pas acquise une fois pour
46. Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Dans les toutes. Le gain de connaissance dû à l’histori-
beaux quartiers, Paris, Seuil, coll. « L’épreuve des faits », cité de l’analyse apparaît à travers la mise en
1989, et Quartiers bourgeois, quartiers d’affaires, Paris,
Payot, coll. « Documents », 1992. évidence du travail constant nécessaire à ces
familles pour maintenir, y compris à l’apogée
47. M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, La Chasse à courre,
ses rites et ses enjeux, Paris, Payot, 1993 (réed. « Petite de leur grandeur, un équilibre menacé par
bibliothèque Payot », 1996). l’inégale distribution du capital et des postes
48. M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, Grandes fortunes, de commande entre branches de la lignée,
Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1998. voire entre frères. Dans la période de déclin,
Sur bien des aspects de la cohésion grande bourgeoise et
des pratiques d’exclusion qui l’entretiennent, ces travaux l’étude découvre d’autres formes de différen-
rejoignent l’enquête d’Éric Mansion-Rigau, Aristocrates ciation. Les transformations du contexte éco-
et grands bourgeois, Paris, Plon, coll. « Pluriel », 1994.
nomique entraînent une diversification des

49. M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, Nouveaux patrons, professions qui traduit aussi bien des « dépla-
nouvelles dynasties, Paris, Calmann-Lévy, 1999.
cements transversaux » dans l’espace social54
50. Monique de Saint-Martin, L’espace de la noblesse,
Paris, Métailié, 1993.
que des déclassements, dont l’analyse montre
qu’ils ne se distribuent pas au hasard, mais
51. Ibid., p. 11.
selon la plus ou moins grande prospérité
52. M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, Sociologie de la depuis les origines de la branche familiale à
bourgeoisie, op. cit., pp. 102-104.
laquelle appartient l’individu. L’inscription
53. Dans la mise en évidence de ce rôle stratégique des
alliances matrimoniales, P.-P. Zalio rejoint A. M. Banti et territoriale se diversifie en conséquence et
François Héran, Les bourgeois de Séville. Terre et parenté l’enracinement local devient ambivalent : il
en Andalousie, Paris, Puf, coll. « Ethnologies », 1990, peut être atout ou handicap, selon les straté-
auquel lui-même se réfère.
gies de reconversion sociale, sur lesquelles
54. L’analyse (pp. 267-270) emprunte ici à P. Bourdieu,
La Distinction. Critique social du jugement, Paris, Minuit,
pèsent autant les restructurations écono-
coll. « Le Sens commun », 1979. miques en cours que les activités et les
55. Marseille rejoint et approfondit ici le Paris des alliances familiales héritées. Les clivages poli-
Quartiers bourgeois, alors qu’à l’inverse l’étude des tiques eux-mêmes s’approfondissent. C’est à
familles napolitaines se contente de constater la
dichotomie entre « città alta » et « città bassa ».
propos de ces derniers, et plus largement à
propos des pratiques du pouvoir, que le tra-
56. Le livre de P.-P. Zalio se situe à cet égard dans le
sillage des travaux d’histoire sociale urbaine ouvert par vail de P.-P. Zalio montre tout l’intérêt d’une
Jean-Claude Perrot, Genèse d’une ville moderne. Caen au sociologie qui s’inscrit dans l’histoire urbaine.
XVIIIe siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1975, où figurent
notamment M. Gribaudi, Itinéraires ouvriers. Espace et
Si l’on a affaire ici à une monographie
groupes sociaux à Turin au début du 20e siècle, Paris, locale, la recherche – rejoignant à cet égard
EHESS, 1987, et Simona Cerutti, La ville et les métiers. celle d’A. M. Banti – en surmonte les limites
Naissance d’un langage corporatif (Turin, 17e-18e siècle),
Paris, EHESS, 1990. par sa démarche démonstrative : les processus
162
analysés à Marseille comme à Plaisance, infor- d’accumulation d’atouts rendue inévitable

ment certes sur des réalités singulières, ils par l’effondrement des assises traditionnelles
valent surtout pour l’éclairage qu’ils apportent du pouvoir économique. Le destin des
sur les rouages du fonctionnement social. « grands » de Marseille donne raison à
Ainsi, s’attachant à restituer les formes spa- M. Pinçon-Charlot et M. Pinçon : vers la fin
tiales de la distinction sociale, P.-P. Zalio du XXe siècle, l’ancrage local, économique,
montre que les façonnements antérieurs de la social ou politique, n’assure plus la puissance.
ville sont partie intégrante des logiques qui À moins qu’il n’y ait jamais suffi : la bourgeoi-
commandent la configuration des implanta- sie phocéenne, comme d’autres bourgeoisies
tions résidentielles des grandes familles mar- périphériques, avait au début du siècle ses
seillaises : la forme urbaine balise les choix représentants au centre de l’État – des
résidentiels autant qu’elle en est le produit55. notables à l’ancienne comme Jules Charles-
L’étude des pouvoirs effectifs de ceux qui pré- Roux, que le livre de P.-P. Zalio ne fait
tendent à la « grandeur » apporte ensuite, qu’évoquer. N’était-ce pas là un critère discri-
d’une autre manière, la démonstration que la minant du pouvoir de ces « grandes familles » ?
ville n’est pas un contexte extérieur aux pra- L’hypothèse aurait mérité d’être testée.
tiques sociales : Marseille se présente comme
* *
un ensemble de ressources dont la configura-
*
tion varie dans le temps56. Ses institutions éco-
nomiques et sociales sont ainsi à la fois un S’inscrivant dans de grands courants inter-
cadre et un instrument du pouvoir social : en prétatifs et méthodologiques des sciences
reconstituant la matrice des pleins et des vides sociales, les ouvrages dont je viens de propo-

que dessinent au sein de ces lieux de la déci- ser la lecture se prêtaient à la prise en consi-
sion économique et de la sociabilité les appar- dération des débats que leurs différentes
tenances individuelles, l’auteur repère les hié- démarches ont suscités et dont certains restent
rarchies bourgeoises et le petit groupe aujourd’hui encore ouverts. Ainsi, l’accueil en
d’hommes qui cumulent les positions les plus France des propositions de la microhistoire a
distinctives, celles qui garantissent la puis- entraîné le développement d’un débat qui a
sance. L’analyse de l’exercice du pouvoir fait vu s’opposer deux points de vue quant aux
apparaître ensuite la diversité des stratégies rapports entre les approches macro et microa-
selon les possibilités liées à un contexte chan- nalytiques : pour les uns, celles-ci sont complé-
geant. Ainsi, dans la période de l’apogée, le mentaires, car elles mettent en œuvre la
pouvoir économique que consacre le contrôle méthodologie féconde de la variation de
sur la Chambre de commerce, se présente l’échelle d’observation ; pour les autres, au
comme un investissement réussi, d’autant plus contraire, la microanalyse doit être privilégiée
nécessaire que le pouvoir municipal échappe car ce sont les processus saisis à travers les
à ce capitalisme familial. Dans la période du interrelations individuelles qui génèrent les
déclin, l’espace politique local devient une dynamiques macrosociales58. Ces débats sont
ressource pour une frange étroite de cette importants. Cependant, lorsqu’ils durcissent
bourgeoisie industrielle, qui s’y engage au prix les oppositions, ils risquent de faire perdre de
d’une alliance « contre nature » avec la gauche vue l’essentiel : l’apport des procédés
de Gaston Deferre. Regardé par l’auteur d’enquête et d’analyse, des modalités de mise
comme une stratégie de reconversion fami- en œuvre de concepts, des résultats qui par-
liale puis individuelle57 vouée à l’échec, cet fois démentent les positions de principe les
engagement apparaît comme une tentative plus affirmées. La confrontation des ouvrages
163
d’A. Daumard et de C. Charle a pu ainsi mon-

▼
▼
▼
57. Pierre Rastoin, descendant de l’une des plus grandes
trer comment, au sein des études structurales,
familles locales d’huiliers, diplômé d’HEC, cadre dans la l’introduction de l’analyse multidimension-
banque et engagé dans le syndicalisme patronal, choisit en nelle de la distribution des propriétés sociales
1983 de rester l’allié de Gaston Deferre malgré la
participation des communistes au gouvernement local et de la prosopographie produit de nouveaux
(pp. 247-254). résultats, en établissant les formes spécifiques
58. Ce débat fait l’objet du livre édité par J. Revel, de la hiérarchisation des élites et de sa repro-
Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, duction. À leur tour, les analyses des expé-
Seuil/Gallimard, 1996.
riences individuelles – du « vécu » des agents,
selon le langage de la sociologie – et des trans-
missions familiales dévoilent les modalités de
la formation de différenciations sociales lais-
sées dans l’ombre par les études structurales.
Celles, enfin, des réseaux de relations inter-
personnelles et de la multipositionnalité des
individus proposent des méthodes pour repé-
rer la centralité d’un groupe dans une dyna-
mique sociale ou pour établir des relations
entre champs sociaux que l’étude centrée sur
leur autonomisation néglige. Dans ces investi-
gations, l’unité d’analyse est l’individu plutôt
que le groupe pré-construit et la biographie

est moins mobilisée à titre illustratif que pour
porter au jour toute la gamme des possibles et
affiner l’analyse des mécanismes de la produc-
tion du social. Le sujet n’y est pas pour autant
conçu comme élément central de la scène
sociale, atome libre de toute détermination
historiquement située.
164

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interdisciplinaires Marcel Mauss, « Divisions et proportions

dans l’étude d’un

Elle n’a pas de visée critique : c’est de la

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Genèses 44, sept. 2001, pp. 145-164 145

tenu à juste titre – et avec fermeté dans cette

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l’inverse, une distance entre ceux que cette

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passage, celles-ci couronnant, conformément

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grandes catégories d’élites un champ social :

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dans le « système des notables » 11. La ten-

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ce versant de l’espace des élites n’aboutit pas à

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s’inscrire dans le programme de recherche – vaillance, force, habileté – et valeurs spiri-

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la gender history, B. G. Smith pointe l’énorme

sources notariales font connaître des modes

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comme celles d’A. Daumard en France ou de

E. Grendi formule une critique de l’histoire

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analysis », ni à privilégier dans l’usage de cette indéfectible aux volontés du défunt ou la

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l’auteur s’intéresse : qui introduit la nouvelle

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à cet égard. Le front des propriétaires terriens

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première, comparative, confronte différents Cette enquête de sociologie ethnographique

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la période de formation, les stratégies visant la

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analysés à Marseille comme à Plaisance, infor- d’accumulation d’atouts rendue inévitable

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d’A. Daumard et de C. Charle a pu ainsi mon-

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