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Porter la mode

À l’histoire et la théorie de la mode, le corps a longtemps


fait défaut. Dans les livres comme dans les musées, les formes
vestimentaires se succédaient au sein de l’espace abstrait des
chronologies stylistiques, peuplé seulement de grands noms
– designers célèbres ou consommateurs privilégiés – et de
mannequins figés derrière des vitrines. Mais de l’expérience
commune de la mode, de l’expérience du vêtement comme
objet incarné et familier, rien n’était dit. La situation a changé
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depuis une vingtaine d’années : le vêtement porté, objet soli-
daire du corps de son possesseur, est désormais au centre
de l’attention. De nouvelles façons d’écrire l’histoire de la
mode émergent pour lui rendre justice. Les ouvrages présen-
tés dans ce numéro spécial témoignent de cette importante
évolution.
D’abord, il apparaît de plus en plus clairement qu’une
esthétique vestimentaire ne peut se penser qu’en termes ciné-
tiques. Sans les porteurs qui leur impulsent un mouvement,
qui les animent et les agitent, une robe à franges, un lamé
miroitant ou un chapeau à plumes ne sont que de mornes
défroques. À propos de l’habit, on lit dans Bodywork. Dress
as Cultural Tool de l’anthropologue Janet Andrewes que
« l’énergie corporelle est indispensable à sa puissance de
signification. Sur un cintre, les vêtements produisent seule-
ment la moitié d’un message, et parfois ne produisent qu’un
silence embarrassé ; sur un cintre, c’est seulement dans
l’imagination de leur porteur potentiel qu’ils ont quelque
chose à dire ».
Ce sont de telles idées qui nourrissent les performances
de mode qui ont été créées durant la dernière décennie. En
France, The Impossible Wardrobe d’Olivier Saillard (2012) a
redonné vie aux archives du Palais Galliera en les confrontant
au corps de l’actrice Tilda Swinton. L’artiste Zoé Guédard
a créé des « défilés en chambre » où les essayages solitaires
devenaient spectacle (Basic, 2021) et l’artiste-curatrice
Sarah Nefissa Belhadjali a fait défiler des œuvres portables
pour sa galerie d’art ambulante « Nouvelle Collection Paris ».

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Aux États-Unis, The Rational Dress Society Presents : A His-


tory of Counter-Fashion d’Abigail Glaum-Lathbury et Maura
Brewer (2016) a fait monter sur le podium des reconstitu-
tions de pièces historiques dont l’authenticité importait
moins que la mise en mouvement.
Ces performances qui donnent (ou rendent) corps à la
mode s’arrogent en outre la liberté de lui donner d’autres
corps. En pensant le caractère cinétique du vêtement, son
rapport à la gestuelle et à la démarche, elles peuvent envi-
sager son rôle dans la constitution de la personne sociale,
d’une identité de genre, de classe, etc. On est ici bien éloi-
gné du modèle traditionnel des grandes expositions de mode
qui, souvent à la gloire d’un créateur, proposent aujourd’hui
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encore des robes suspendues dans l’espace, des robes dont
toute trace d’histoire a été éludée par une soigneuse restaura-
tion, montées sur des mannequins de vitrine aux corps aussi
stéréotypés qu’anachroniques.

À bien y regarder, ces idées ne sont pas nouvelles, mais


ont longtemps été oblitérées par le moment structuraliste et
sémiologique de l’étude de la mode, inauguré par Algirdas
Julien Greimas et approfondi par Roland Barthes. Le « vête-
ment écrit » étudié par Barthes dans le Système de la mode
et plus généralement le vêtement-signe, pour fertiles qu’ils
soient, ont contribué à rigidifier et désincarner la pensée
de la mode. Pourtant, Balzac ne disait déjà rien d’autre que
la nécessité de penser le vêtement porté, lorsqu’il affirmait
dans La Mode en 1829 : « la toilette n’est pas l’ajustement,
mais la manière de le porter » et « l’élégance véritable com-
prend toute la manière d’être ». Une position que renforcera
encore sa « Théorie de la démarche » publiée en 1833, affir-
mant la nécessité d’une esthétique cinétique et gestuelle de
la mode sachant prendre en compte la rythmique corporelle
et les diverses attitudes de ceux qui la revêtent. Théophile
Gautier, pour qui le comble de l’élégance est « le bien-porté »,
allait quant à lui jusqu’à dire que l’habit adhère au corps
moderne « comme le pelage à un animal ». Il faut dire que
cette attention traverse aussi alors le monde du commerce :
les premiers « mannequins vivants » apparaissent au milieu

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du siècle contre les secs mannequins d’osier ou de carton, et


à partir des années 1890, des comédiennes défilent dans des
simulacres de salons privés empruntés au théâtre pour faire
valoir les vêtements de haute couture.
C’est cette tradition d’analyse du vêtement animé ou de la
mode portée, née au XIXe siècle, qui reprend vie aujourd’hui.
L’exposition de Denis Bruna, Marche et Démarche : une his-
toire de la chaussure qui s’est tenue en 2019-2020 au musée
des Arts décoratifs de Paris, par exemple, fait explicitement
sienne les réflexions de Balzac sur la démarche. Elle le fait
avec les outils de son temps, soit en couplant l’histoire de
la mode avec une histoire sociale du corps en mouvement,
doublée d’une expérimentation corporelle concrète pour les
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visiteurs de l’exposition où se trouvait un « salon d’essayage ».
De tels projets donnent à penser la mise en mouvement de
l’habit par le porteur mais aussi leur relation réciproque :
on s’interroge sur les façons dont des accessoires portés
peuvent modifier la tenue d’un corps, faciliter la marche, ou
au contraire la rendre périlleuse voire impossible. Le vête-
ment, « corps du corps » comme l’écrivait Montaigne, y est
pensé comme seconde peau, prothèse facilitatrice ou protu-
bérance handicapante.
Revenant aux fondements conceptuels de leur objet
d’étude, de nombreux ouvrages s’inscrivant dans les champs
de l’histoire, des fashion studies ou de l’anthropologie ten-
tent ainsi de se saisir de cette singulière qualité qu’a le vête-
ment d’être porté, particularité qui l’isole et le rend unique
au sein des arts décoratifs. La question de savoir ce qu’est le
port, ce que signifie « porter » un habit, en quoi consiste ce
rapport d’être à objet, se pose avec une acuité croissante. Au
point que tout objet porté peut parfois se concevoir comme
vêtement, comme l’imagine l’ouvrage expérimental de Femke
de Vries, Dictionary Dressings (2016), où les définitions de
pièces vestimentaires se voient déplacées au hasard de ce qui
les remplace sur les membres d’un corps : un enfant porté
sur les épaules devient une cape ou un manteau, un maillot
de foot retourné et porté sur la tête devient un chapeau… Le
geste fait le vêtement.
Chez les théoriciens de la mode, cette approche s’accom-
pagne d’un intérêt croissant pour la phénoménologie et les
questions de sensorialité. Les ouvrages de Joanne Entwistle

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sur le corps habillé, invitant à penser la mode comme « une


forme de pratique située et incarnée », ont ici beaucoup
compté. Plus récemment, les travaux d’Otto von Busch et
Daye Hwang, Ellen Sampson ou encore Swantje Martach en
témoignent. Fait notable, le port du vêtement peut devenir
chez ces théoriciens un enjeu méthodologique à part entière
et une condition préalable à la pensée de l’habit : pour penser
la mode, il faut la porter. La perception et la conscience du
soi habillé, ainsi que les interactions tactiles entre corps et
vêtement, sont également au centre de l’attention. La stricte
césure entre ces deux termes disparaît pour laisser place
à un espace indistinct, espace transitionnel de l’hybridation
et du mélange. Le vêtement n’est plus regardé comme un
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simple objet, mais comme un lieu d’interaction et d’indéter-
mination, une zone de rencontre et de fusion entre une per-
sonne et son enveloppe externe. Ces approches théoriques se
positionnent souvent entre : entre le corps et son enveloppe,
entre l’organique et le textile, entre l’idée du designer et celle
du consommateur. Le vêtement porté se révèle être le lieu
d’une expérience impure, si ce n’est confuse, où les signifi-
cations se brouillent, de même que les frontières du moi qui
tend à si bien s’approprier son enveloppe extérieure qu’il s’y
fond et s’y confond.

Parmi toutes les tentatives actuelles de penser l’objet


porté, et donc de rendre à la théorie et l’histoire de la mode
ses corps, la littérature et plus généralement les sources
textuelles tiennent une place remarquable. Des romans,
journaux intimes, récits, racontent ce sur quoi les archives
restent le plus souvent muettes ou presque. Les comptabi-
lités peuvent témoigner des manières d’entretenir les vête-
ments, de les retailler et reteindre, mais les manières de les
porter, de les associer, de faire des ourlets, de porter des
vêtements froissés ou repassés demeurent invisibles. Les
inventaires de garde-robe, outre qu’ils sont bien souvent som-
maires – « robe de faille de soie noire » et son prix, trouve-t-on
tout au plus –, ne disent rien de ce qui est porté réellement,
de la façon dont les vêtements sont associés, bricolés. L’écri-
ture, elle, explore les écarts par rapport au modèle-type – elle

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regarde la manière dont le vêtement nous porte et dont nous


le portons.
Un livre comme Vestiaire de la littérature. Cent petites
confections de Martine Boyer-Weinmann et Denis Raynaud
(2019) souligne bien à quel point les sources littéraires sont
précieuses pour saisir la mode au quotidien. C’est ce que
l’on observe encore dans le genre singulier de l’autobiogra-
phie de mode, avec des œuvres telles que Clothes... And
Other Things that Matter d’Alexandra Shulman (2021) ou
Dressed. The Secret Life of Clothes de Shahida Bari (2019).
Apparaissent également des romans en forme de vestiaire
tel que La Garde-robe de Sébastien Ministru (2019), où l’on
égrène les habits comme les moments d’une vie.
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Rendre au vêtement son corps, on le comprend en lisant
ces récits, c’est aussi lui rendre son âme. En portant au lan-
gage la conscience de soi et la sensation physique de l’être
habillé, mais aussi tout un réseau de souvenirs et d’images
mentales, la littérature fait de l’habit un objet vivant tant du
point de vue physique que spirituel. Les œuvres littéraires
permettent de saisir les affects, situations, ou encore les fan-
tasmes dont se charge le vêtement. Indubitable est la puis-
sance du texte à parler du vêtement porté comme vêtement
vécu. Toujours partie prenante d’une vie ou support d’un
désir de se réinventer, il se révèle pour tout un chacun une
autobiographie matérielle. Le triomphe de la fast fashion n’y
change rien : les vêtements demeurent des témoins. Ce que
ne peuvent dire ni enregistrer les revues et magazines, l’écri-
ture littéraire peut le décrire.
C’est certainement pour cette raison que les travaux
d’histoire et d’anthropologie de la mode les plus stimulants
menés ces dernières années sont bien souvent de curieux
attelages, tirés à la fois par une attention à la littérature et à
une écriture du quotidien où l’infra-ordinaire de Perec n’est
jamais loin, et par une attention à la culture matérielle, englo-
bant une histoire des corps et des sensibilités. À la croisée de
ces traditions, l’étude de la mode se fait plus incarnée. Plus
individuée aussi : un vêtement, à le regarder de près, n’est
parfois pas moins singulier qu’un être vivant. Entré dans le
quotidien, il ne peut rester immaculé. Il vieillit, se déchire,
se souille de taches indiscrètes. Alors les pratiques, même
minuscules, ressurgissent – accrocs, reprises, retailles ou

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manière de porter un chapeau. C’est toute une vie avec le


vêtement qui est aussi vie du vêtement qui se révèle. On peut
en faire la biographie et en suivre les résurrections, voire
l’identifier au moyen de ses rapiéçages ou plissures aussi
précisément que l’on identifie un homme au moyen de ses
empreintes digitales. Kitty Hauser soulignait dans « A Gar-
ment in the Dock ; or How the FBI Illuminated the Prehis-
tory of a Pair of Denim Jeans » (2004) l’importance que peut
prendre l’art de la lecture des plis d’un pantalon de jeans
dans l’enquête judiciaire contemporaine.
Ce pouvoir d’évocation du corps par un vêtement aban-
donné est mobilisé lui aussi par nombre d’artistes. On pense
au ballet mécanique de Christian Rizzo et Caty Olive, 100 %
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polyester (objet dansant n°…), créé en 2005, où l’on contem-
plait les mouvements solitaires d’habits mus par le souffle
de ventilateurs. Le vêtement qui devient ici fantôme peut
ailleurs se faire dépouille – de façon métaphorique autant
que métonymique : les installations de Christian Boltanski
telles que Réserve (1990) ou Personnes (2010) sont de ce
point de vue exemplaires. Par le vêtement privé de corps
s’éprouve l’absence, la disparition, en même temps que se
donne à sentir un reste, une trace de son porteur. Éprouvé
par l’usage, marqué par le temps, il devient un objet chargé
de mémoire.
Quelques musées osent archiver ces traces : au MUCEM
comme à la collection d’enseignement de l’université de
Brighton (University of Brighton Dress History Teaching
Collection), sont conservés des vêtements « en l’état », avec
leurs signes de fatigue, leurs déchirures et raccommodages,
accompagnés de fiches d’enquêtes détaillées qui retracent
leur histoire. C’est encore une façon de rendre compte de
l’expérience du vêtement porté : ne pas nier qu’il l’a été jour
après jour, parfois jusqu’à l’usure.

On peut dire de ces diverses initiatives, et des ouvrages


présentés dans ce numéro spécial, qu’ils s’attellent à « man-
nequiner » la mode au sens qu’avait ce mot à la fin du
XVIIIe siècle, celui de draper un tissu avant de le dessiner.
La performance, la création littéraire, l’écriture de soi, la

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conservation et l’analyse de pièces usées plongent le vêtement


dans le bain du quotidien, dans un groupe social, un lieu, un
temps qui lui rendent sa densité historique.
L’histoire et l’anthropologie de la culture matérielle se
proposent ainsi de suivre les objets dans leurs vies singu-
lières, allant jusqu’à l’exégèse des marques d’usure. Les
travaux d’anthropologues et de sociologues comme Daniel
Miller, Sophie Woodward ou Arjun Appadurai développent
une herméneutique souvent délicate à mettre en œuvre, obli-
geant à penser la manière dont les objets traversent le temps
et les frontières, changent de mains et de statuts. Ils suivent
les vêtements lorsqu’ils déchoient de la mode, pensent des
temps longs, les obsolescences et les revivals, les abandons
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et les fétichisations. Cette manière d’écrire l’histoire et la
théorie de la mode veut ainsi tenir ensemble les cycles courts
des modes commerciales et le cycle long de la vie de nos vête-
ments. Loin de l’inventaire après décès cher aux historiennes
et historiens de la culture matérielle, cette histoire cherche à
rendre compte des circulations des vêtements jusque dans
leurs échanges, autre manière d’être vivants entre les mains
des vendeurs et acheteurs.
Dans cette perspective, la question des usages du vête-
ment se fait centrale. Dans la constitution du corps social, la
façon de porter un habit compte autant que ce que l’on porte.
Le vêtement d’emprunt devient véhicule social et moyen de
parvenir. « La question du costume, écrit Balzac dans Illu-
sions perdues, est d’ailleurs énorme chez ceux qui veulent
paraître avoir ce qu’ils n’ont pas, car c’est souvent le meilleur
moyen de le posséder plus tard. »
Plus sûrement, le vêtement sert à unifier un groupe, à
« faire corps », à faire un même corps, se retrouver, se recon-
naître, se solidariser. Les objets partagés, et au premier chef
le vêtement, fabriquent des normes communes en matière
de gestes ou de sensibilité. C’est vrai à tous les niveaux de
la société. Dès 1899, Thorstein Veblen, dans The Theory of
the Leisure Class, a souligné à quel point il est important
dans la haute société que le vêtement aristocratique soit dif-
ficile à porter, non fonctionnel, pour marquer le détachement
du porteur d’avec le travail manuel. C’est ce que confirment,
pour d’autres milieux, les études sur les contre-cultures,
rediscutant sans cesse depuis les années 1960 la frontière

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théorique longtemps figée entre mode et vêtement. La socio-


logie et l’ethnologie, les premières, avec Les Barjots de Jean
Monod (1961) et Subculture. The Meaning of Style de Dick
Hebdige (1979) ont souligné que la mode est au centre des
cultures les plus populaires, notamment juvéniles. « Bracon-
nages » dit Michel de Certeau de cette manière de piocher
dans les innombrables signes offerts – et plus encore depuis
l’effondrement du prix du prêt-à-porter dans les années
2000 – pour s’en faire une identité. Car le style qui « fait
mode » est bien aussi dans les manières de porter le vête-
ment. Une démarche, un froissé, un ourlet, une association
inattendue font le style. D’où les nombreux travaux sur les
groupes qui existent dans l’espace public par la manière de
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porter des vêtements, des Zoots des années 1940 étudiés par
Luis Alvarez aux « tropical cow-boys » de Kinshasa analysés
par Charles Didier Gondola.
Il n’y a alors plus d’opposition entre la mode d’un côté et
le vêtement enchâssé dans la trame pesante du quotidien de
l’autre, mais entre des temporalités différentes. Au renouvel-
lement saisonnier qui est la règle dans la haute société, les
subcultures opposent une mode qui dure.
Enfin, cette attention aux choses et aux gestes fait revenir
les pratiques au premier plan. Celles qui font le vêtement,
des ajustements du tailleur (appelé alors « pompier ») aux
personnalisations en passant par les manières d’actualiser
les vêtements. On a longtemps fait le « goût-du-jour » en retei-
gnant les habits, en les rhabillant de rubans et boutons à
la mode, et « retourné sa veste » pour cacher le tissu fané.
Le vêtement porté est celui que l’on reprise, raccommode,
retaille, reteint… Dominique Veillon dans La Mode sous l’Oc-
cupation. Débrouillardise et coquetterie dans la France en
guerre (1990) a montré les bricolages quotidiens pour rester
à la mode dans un monde de pénuries. Sans doute la dispa-
rition de ces pratiques au quotidien explique-t-elle l’intérêt
nouveau qu’on leur porte. C’est aussi qu’elles parlent du tra-
vail incessant que demande le vêtement aux usagers. Repri-
ser, laver, recoudre, repasser : aucun objet inerte ne demande
un tel soin à son porteur. La question du travail n’est ainsi
jamais loin. Alors que s’éloigne toujours plus de notre quoti-
dien la fabrication des vêtements, nombre d’enquêtes la réin-
tègrent comme un des moments de la vie des vêtements. Se

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vêtir revient à prendre avec soi tout un monde et un mode de


production.

En se saisissant de toutes ces expériences, historiens,


anthropologues et théoriciens décentrent leur regard et
s’intéressent, pourrait-on dire, aux rebuts de l’histoire de la
mode. Au culte des élégantes et élégants célèbres répondent
des enquêtes sur les porteurs anonymes, souvent modestes ;
à l’intérêt pour les grands couturiers se joint l’attention aux
productions contre-culturelles, aux « petites mains » ou à des
mannequins plus proches du statut d’ouvrière que de celui
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de top-model. La mode, qui n’existe supposément que par
une hyper-visibilité, révèle ainsi les zones d’ombres où elle
évolue plus silencieusement. Ce décentrement conduit égale-
ment à regarder de nouveaux objets : sous-vêtements, poches
mobiles ou vêtements usés et réparés deviennent dignes
d’intérêt, comme chez Lou Taylor, analysant dans un article
publié en 2019 « les multiples vies d’un dépôt de chiffons
de Normandie ». L’attention aux expériences quotidiennes
dérange les hiérarchies instituées et les présupposés théo-
riques : de préoccupation d’élite, la mode est rendue à son
statut de phénomène de masse et d’expérience commune.
Le moment historiographique auquel nous assistons
est donc à la fois celui d’un renouveau de l’histoire sociale
de la mode (préoccupée par le corps, la production et les
usages) et de l’émergence d’une histoire que l’on pourrait
dire sensible et mémorielle (histoire des sensibilités mais
aussi histoire écrite à la première personne, faite de récits
intimes). La question du vêtement porté est centrale à ces
deux approches. Elle relie les histoires de la vie avec le vête-
ment à toutes celles de la vie du vêtement lui-même. C’est
dans les plis d’un vieux jean, au fond d’une poche, ou dans
des chaussures portées jusqu’à ce que s’en décolle la semelle,
que se pense et se raconte l’histoire de la mode dont il est
question ici : une histoire de la mode portée et vécue. Peu
importe alors le prestige d’une griffe ou la richesse d’un tissu.
Ce qui est privilégié est la densité d’expériences dont est
chargé un habit. Ce que la mode perd en éclat, elle le gagne
en profondeur. Comme l’écrit Peter Stallybrass, historien et

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460 CRITIQUE

penseur des « mondes portés » (« worn worlds ») : « En pen-


sant aux vêtements comme à des modes passagères, nous
répétons à peine une demi-vérité. Les corps vont et viennent.
Les vêtements qui ont reçu ces corps survivent. Ils circulent
dans des magasins de seconde main, des ventes de charité
ou à l’Armée du Salut ; ou bien, ils sont transmis de parents
à enfant, de sœur à sœur, de frère à frère, de sœur à frère,
d’amant à amant, d’ami à ami. » C’est de ces vies et survies du
vêtement porté que nous voulons ici donner une idée.

Manuel CHARPY et Gabrielle SMITH


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Histoire d’armoires
(Wardrobe story)

Le terme « garde-robe » désigne à la fois un meuble (coffre,


armoire, placard, penderie) et le contenu de ce meuble, c’est-à-dire
un ensemble de vêtements appartenant à une même personne. Il ren-
voie aussi, depuis quelques décennies, à une nouvelle façon de penser
l’histoire de la mode, dans une perspective biographique et mémo-
rielle. L’exposition de Pamela Golbin Garde-robes : intimités dévoilées
de Cléo de Mérode à…, qui s’est tenue en 2000 au musée des Arts
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décoratifs (alors musée de la Mode et du Textile, UCAD) a ainsi pro-
posé une histoire de la mode contemporaine où l’on n’oubliait pas
ceux qui l’ont portée : les pièces vestimentaires étaient replacées dans
les ensembles auxquels elles appartenaient et accompagnées d’indi-
cations biographiques. Dans ces séries de vêtements accumulés au
long d’une vie, se dévoilaient autant l’évolution du goût d’une époque
que les choix singuliers d’amateurs de mode, et la trame de leurs
existences.
Plusieurs expositions récentes du Palais Galliera ont encore
suivi cette voie, révélant aux yeux du public la garde-robe de la com-
tesse Greffulhe (La Mode retrouvée : les robes trésors de la comtesse
Greffulhe, commissariat Olivier Saillard, 2015), de Dalida (Dalida,
une garde-robe de la ville à la scène, commissariat Olivier Saillard et
Sandrine Tinturier, 2017), aussi bien que celle d’une parfaite incon-
nue, Alice Alleaume (Roman d’une garde-robe: le chic d’une Parisienne
de la Belle Époque aux années 30, commissariat Sophie Grossiord,
2013). À Londres, c’est la garde-robe de la journaliste et icône de mode
Isabella Blow qui a été exposée à Somerset House (Isabella Blow :
Fashion Galore !, commissariat Alistair O’Neill et Shonagh Marshall,
2013). Autant d’histoires de la mode à la première personne, où vête-
ment, souvenir et destin individuel s’avèrent inextricablement liés.
La force narrative et mémorielle de la garde-robe est manifeste dans
toutes ces expositions. Elle l’est plus encore lorsque son histoire est
écrite non pas rétrospectivement mais au présent, par son possesseur
lui-même, dont le regard convoque, à travers chacune de ses pièces,
un monde de souvenirs et de sensations. Ainsi de l’autobiographie en
forme d’inventaire vestimentaire de Jane Sautière (Dressing, 2013)
cherchant, au fil d’une écriture fragmentaire, à « ouvrir une armoire
comme on ouvre un livre 1 ».

1. J. Sautière, Dressing, Paris, Verticales, 2013, p. 17. Pour un


apperçu théorique (et un élargissement) de ces enjeux, voir I. Grimstad

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462 CRITIQUE

C’est cette voie que Christina Moon se propose de suivre à son


tour. Anthropologue et chercheuse en fashion studies, professeure
associée à la Parsons School of Design (New York), elle travaille
actuellement à ce qu’elle appelle les « wardrobe stories », projet dont
est issue la présente publication. Loin des méthodologies usuelles de
l’histoire de la mode, ces récits s’appuient sur la garde-robe person-
nelle de la chercheuse et sur celles de ses proches. Les vêtements y
deviennent la source primaire d’un récit familial toujours lacunaire.
Ils se chargent de nostalgie, de souvenirs, de questions sans réponses.
Christina Moon, née à New York de parents exilés ayant fui la guerre
de Corée vers les États-Unis, fait ainsi des placards et armoires des
lieux d’enquête sur une identité incertaine, où se découvre le difficile
héritage de l’enfant d’immigrants. Un livre autour des « wardrobe sto-
ries » est en cours de préparation.
G. S.
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Je déballe ma garde-robe. Voilà. Ma garde-robe est en
désordre. Certains habits sont pliés bien proprement, ran-
gés en piles dans cette armoire. Types de vêtements et cou-
leurs se mêlent. Mais ma robe qui devrait être suspendue
est roulée en boule, attendant que je la porte au pressing.
Des chaussettes traînent sur le tapis, les pulls sont couverts
de peluches. Il y a des moutons de poussière dans les coins,
une légère odeur de moisi. « Toute passion touche en effet au
chaos, mais la marotte de la collection touche, elle, au chaos
des souvenirs 2. » C’est aussi vrai, si vrai, d’une garde-robe, de
ces pulls pelucheux, de ces tee-shirts douteux, de ces jeans
stretch salis et usés. Ma garde-robe, je n’y ai jamais attaché
une grande valeur – elle n’est pas comme les livres rares
acquis dans une vente aux enchères par un connaisseur, ni
comme les pièces griffées qui pourraient m’introduire dans
certains cercles cosmopolites par le langage de la couture,
celui du goût exigeant, de la haute société. La garde-robe est

Klepp et M. Bjerck, « A Methodological Approach to the Materiality


of Clothing : Wardrobe Studies », International Journal of Social
Research Methodology, vol. 17, n° 4, p. 373-386, 2012 ; et K. Fletcher
et I. Grimstad Klepp, Opening Up the Wardrobe. A Methods Book, Oslo,
Novus Press, 2017.
2. W. Benjamin, « Je déballe ma bibliothèque. Discours sur la biblio-
manie », trad. M. B. de Launay, Esprit, janvier 1982, vol. 61, n° 1, p. 3.

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plutôt une collection de pensées et d’émotions, qui confine au


chaos des souvenirs.
J’y pense comme à une bibliothèque, une encyclopé-
die de sa propriétaire. Comme les mots, par des combinai-
sons sans fin, elle pourrait exprimer tous mes sentiments
intimes, mes émotions, mes humeurs, exposés sous vitrine à
la contemplation. La garde-robe comme journal, récit, poème
– comme histoire. Comme architecture de nos sens et de
notre mémoire 3.
À l’intérieur, il y a des choses défaites, jaunies, tachées,
velues, décomposées. Des mouchoirs et un manteau à col de
fourrure, humide. Des chaussures d’enfant d’un autre temps,
qui ont appartenu à une autre, à ma grand-tante chérie. Pen-
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dant toute sa vie, de déménagement en déménagement, elle a
gardé ces enfantines chaussures de carton. Il y a des boîtes à
chaussures pleines de bigoudis graisseux de ma mère. Il y a
les cintres en bois de mon cher professeur qui est mort. Une
chemise tissée à la main que sa mère avait achetée au Pérou
(ou au Mexique ?). Des bracelets bon marché en métal plaqué
ornés de fausses pierres en plastique, ceux que peignait ma
mère à moi, payée pour ça à la pièce. La vieille colle s’en va,
les faux joyaux tombent, la peinture s’écaille.
Comme un vieux livre retrouvé, cette chose oubliée là-
dedans redevient neuve pour moi. Elle renaît à la vie. Une
garde-robe est une invitation à se ressouvenir. Ce tissu, cette
broderie, un détail – comme une aube qui vous ramène au
souvenir du premier possesseur. Au souvenir du porteur, qui
est vous-même, ou une ancienne vous-même. Celle que vous
ne reconnaissez plus, mais dont les sentiments et pensées et
désirs restent les mêmes. Ce renouveau, ce retour à ce que
nous sommes et avons été – ce que nous voudrions retrouver
tel quel à travers le temps – advient par le toucher du textile,
des tissus, l’épiderme de toute garde-robe.

La propriété et la possession appartiennent à la sphère


tactile. À chaque article de la garde-robe, en coton, en soie,

3. Voir l’article de Shannon Mattern, « Closet Archive. A Stuffed


History of the Closet, where Past Becomes Space », Places Journal,
juillet 2017. Accessible en ligne : https://placesjournal.org/article/closet-
archive/.

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464 CRITIQUE

en laine ou en vieux cuir décomposé, c’est la matière qui


nous replonge dans l’histoire. Une histoire qui s’est passée
dans telle ville, à tel moment de ma vie, de ma vie partagée
avec d’autres. Ces textures me ramènent aux replis d’autres
temps et d’autres lieux. Une friperie, un marché aux puces,
un vide-grenier. Les gants en cuir vert sombre au fond de
mon tiroir à chaussettes, tout le luxe que j’ai pu m’offrir à
l’époque, achetés dans ce grand magasin chic de Paris. Ces
petites choses – une perle, une boucle d’oreille dépareillée,
un bracelet de montre usé, un fragment de broderie – trou-
vées dans ma garde-robe, une armoire, une boîte à bijoux,
le coffre de ma mère, l’armoire de ma grand-tante, la boîte à
couture de la mère de mon maître disparu. Rien d’étonnant
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à ce qu’on n’ait jamais voulu se séparer de toutes ces choses,
ni à ce qu’elles tombent maintenant en pourriture.
« Souvenirs des villes où j’ai fait tant de découvertes : Riga,
Naples, Munich, Dantzig, Moscou, Florence, Bâle, Paris ; souve-
nirs des salles prestigieuses de la librairie Rosenthal à Munich,
de la Stockturm de Dantzig, où habitait feu Hans Rhaue, de la
boutique de Süssengut, une sorte de cave qui sentait le moisi,
à Berlin Neukölln 4. » Pour moi, souvenir des magasins de tissu
à Nairobi, où j’avais le mal du pays et où je me sentais si seule
dans ce travail au musée ; souvenir des magasins de tissu à
Rome où j’allais avec ma belle-mère du Nouveau-Mexique, qui
évoquait alors le souvenir de sa chère sœur amoureuse des tis-
sus, une femme si menue et entièrement couverte d’énormes
colliers d’argent squash blossom 5 – ce jour-là ma belle-mère
s’était lancée dans mille autres histoires. Souvenir de ma lec-
ture du livre de Fae Ng, où la mère, ouvrière textile, suspend
au plafond des robes faites de chutes ramassées dans l’usine,
comme cadeaux d’anniversaire 6. « Souvenirs des pièces qui
ont abrité mes livres, ma turne à Munich, ma chambre à
Berne, souvenir de la solitude d’Iseltwald au bord du lac de
Brienz 7. » Souvenir de l’armoire de ma grand-tante Poksoon,

4. W. Benjamin, « Je déballe ma bibliothèque. Discours sur la


bibliomanie », art. cit., p. 10.
5. Colliers amérindiens de turquoises [NdT].
6. Fae M. Ng, Bone, New York, Hyperion, 1993.
7. W Benjamin, « Je déballe ma bibliothèque. Discours sur la
bibliomanie », art. cit., p. 9.

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H I S T O I R E D 'A R M O I R E S 465

de sa garde-robe, de tout ce qui en a été arraché après sa mort,


de toutes ses affaires répandues comme des entrailles. Ces
menus objets qui saturaient l’espace, il fallait bien que je les
sauve tous, jusqu’à la vieille brosse à dents, toutes ces choses
qui dessinaient son corps et sa vie, le Bildungsroman de sa
garde-robe étalé dans sa chambre.

Je me replonge dans les archives du placard familial,


au sous-sol de la maison de mes parents, dans une banlieue
du New Jersey. Je descends le long escalier aux marches de
lino avec nez en métal, je m’accroche à la longue rampe de
bois sommaire qui plonge dans l’obscurité. En bas la cave ne
dort pas, son haleine froide sent le renfermé. Il y a un vieux
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réfrigérateur haletant, rempli d’élixirs végétaux qui puent la
plante bouillie, le bois de cerf et la baie de jujube séchée.
Au plafond un long néon bourdonne au-dessus d’une longue
table. Partout des baguettes de bois équarri, éparpillées, ser-
rées dans des boîtes, empilées, alignées sur la table. À l’ex-
trémité des baguettes, les bijoux en métal bon marché que
peignait ma mère.
Il y a au fond de la cave un placard lambrissé où j’ai
passé, enfant, beaucoup de temps. Il est enfoui à l’écart, dans
les derniers recoins de la maison. C’est mon endroit à moi,
où je peux allumer ou éteindre la lumière, grimper sur l’éta-
gère du haut pour m’y allonger et me soustraire au monde.
Passer du temps, de longues heures. Personne n’avait idée
que je puisse y être. D’ailleurs personne ne me cherchait.
Dans ce placard au sous-sol, du haut de mon étagère, je
contemple des heures durant les corps suspendus des vieux
vêtements – comme les formes anciennes et plus récentes de
mes parents. Suspendus dans le silence, ces corps textiles
moisis sont mes innombrables pères et mères. Ici je ne suis
pas seule, j’ai auprès de moi les multiples avatars de leurs
personnes passées. Voici leurs vies – celles qu’ils ont eues
avant moi, avant que je sois née, avant même que je sois une
idée. Une robe en daim rouge, un costume de laine mité.
Je vois ma mère jeune fille, dans sa grande maison au
portail de pierre, à Séoul. En rentrant aux États-Unis après
les funérailles de ma grand-mère, elle a emporté avec elle une
tuile de cette maison d’enfance et quatre bébés tortues dans
une boîte au fond de son sac à main. J’imagine mon père

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466 CRITIQUE

jeune enfant, allongé par terre, étourdi, devant sa maison


d’où il vient de tomber – son premier souvenir. Il voit le toit
d’herbe de sa maison, au sol de terre battue, dans la banlieue
de Taejon. L’enfant de six ans dans le corps d’un vieillard de
quatre-vingt-cinq arpente mon salon en me racontant comme
il avait froid aux mains en allant à l’école. « Parce que l’empe-
reur et mon méchant instituteur disent que les poches des
uniformes doivent être cousues ! » Il y a, restées inconnues, les
histoires d’un frère et d’un oncle bien-aimés, et l’histoire des
fosses que lui, encore enfant, a dû creuser pour les enterrer,
durant la guerre. Des enfants qui creusent des fosses pour les
morts. Il y a des souvenirs de soldats attaquant les maisons
du village, et des vêtements blancs immaculés des mission-
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naires distribuant du riz. Il y a le hanbok 8 de ma jeune mère,
reine de beauté, fouillant de ses mains manucurées les bacs
de la quincaillerie à la recherche de clous et de vis.
Quand je passe devant ma maison d’enfance du New
Jersey, je me demande ce qu’est devenu ce placard au sous-
sol. Que sont devenues les maisons de mes parents, les pay-
sages qu’ils voyaient tous les jours, quand ils étaient enfants ?
Que sont devenus leurs mères et leurs pères, leurs tantes,
leurs oncles, leurs cousins, leurs amis ? Je n’ai ni descrip-
tions ni histoires. Ils disent que c’était difficile, ce qu’ils ont
vu et ce qu’ils ont vécu. Qu’ils ont survécu à quelque chose.
Qu’ils ont quitté un certain paysage pour les larges allées
d’un supermarché américain.

Des armoires dans des armoires, avec des tiroirs et des


compartiments secrets. Des collections, encore des collec-
tions et des micro-collections comme des archives de l’être.
L’armoire comme portail menant à une infinité de mondes,
d’époques, de dimensions, comme des strates ou des spi-
rales, un voyage dans le temps – un lieu hors du temps,
aussi. C’est là, dans ces profondeurs insondables, que je
peux trouver le mah-uhm de ma mère, de mon père, de leur
pays inconnu 9.

8. Vêtement coréen traditionnel [NdT].


9. Mah-uhm est la translitération d’un mot coréen que l’on peut
approximativement traduire par « esprit ». Forgé par Theresa Hak Kyung
Cha, il est relié par elle au sentiment d’appartenance ; voir T. Hak Kyung

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H I S T O I R E D 'A R M O I R E S 467

Il y a encore d’autres armoires et garde-robes. Il y a l’ar-


moire de ma mère dans sa chambre à l’étage. En ouvrant
la vieille malle qu’elle y gardait – la seule chose qu’elle avait
apportée de Corée –, malle aux entrailles débordantes, un
hanbok en organza de soie rose, une bague en or fabriquée
et offerte par des amis. Il y a le meuble richement décoré
de la salle à manger, contenant toutes les assiettes de por-
celaine fine et les tasses à thé des grandes occasions ; mais
dans le tiroir du bas tous les documents et les photos de leur
histoire, tout ça en vrac, simplement jeté là. Il y a l’armoire
du studio minuscule de ma grand-tante sur West 3rd Street,
New York, qu’on m’a envoyée ouvrir après son décès.
Ces armoires sont mes archives : je leur appartiens.
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Voilà où sont rangées mes affections et mes amitiés, celles
qui serrent la poitrine, qui font monter les larmes aux yeux,
qui me troublent ou m’apaisent, me font demander qui sont
mes parents et où ils sont partis. Ces armoires-archives de la
mémoire, j’y retourne quand j’écris, pour y chercher ce que
je peine le plus à exprimer.
C’est ce qui est enfoui sous vingt couches dans le jang-
nong, tout au fond, à peine visible. Le jangnong est la garde-
robe coréenne. Je lis chez Lee O-Young, dans Things Korean,
que c’est un grand coffre, où les vêtements ne sont pas sus-
pendus mais pliés et empilés les uns sur les autres, en une
infinité de couches. Lorsque nous y plongeons notre regard,
écrit-il, on dirait que nous scrutons les profondeurs d’un
puits : « Si nous prenons un peu de recul pour observer tous
ces vêtements empilés, ce sont les strates géologiques de la
terre qui viennent à l’esprit. On pourrait assimiler la couche
la plus profonde, tout au fond, au noyau, et le sommet de la
pile à la croûte terrestre 10. » Lorsque nous rangeons nos vête-
ments dans la garde-robe coréenne, nos objets les plus pré-
cieux à l’abri entre les couches, « l’épouse ou la mère coréenne
cherchant un objet de valeur peut se comparer à un cher-
cheur d’or, creusant pelletée après pelletée, ou au pêcheur
de perles, s’aventurant vers le fond, toujours plus au fond
et toujours plus loin parmi les récifs coralliens. Que ce soit

Cha, Dictee, Berkeley, University of California Press, 1982, p. 46-47.


10. L. O-Young, Things Korean, trad. J. Holstein, Rutland et Tokyo,
Charles E. Tuttle Publishing, 1999, p. 90 ; notre traduction française.

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468 CRITIQUE

un vêtement usé ou quelque photo de famille jaunie, chaque


objet mis au jour est salué d’un sourire ou d’un soupir de la
mère 11. » C’est la fouille d’une tombe ancienne, nous dit Lee.
C’est un chantier archéologique. La plongée de la pêcheuse
de perles, qui retient sa respiration en atteignant le fond de
l’océan. « Dans les profondeurs de la garde-robe, il y a des
choses oubliées par le temps, abandonnées par la marche
forcée de la vie ; elles reçoivent naturellement un accueil par-
ticulier lorsque, refaisant surface, elles nous invitent à nous
attarder et à nous souvenir 12. »

En 1999, dans son studio de West 3rd Street, j’ouvre l’ar-


moire de ma grand-tante Poksoon. Derrière ces armoires aux
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portes en accordéon qui se ratatinent, je trouve tous les tré-
sors et les archives de sa vie : vêtements, sacs à main, chaus-
sures, lettres, albums, photographies. Ce n’est pas tout. Il y
a un album de photos. En ouvrant cet album… il y a, pour la
première fois, des êtres qui me regardent, qui me fixent dans
les yeux, et dont les visages ressemblent au mien. « Je vois les
yeux qui ont vu l’empereur 13. » Les yeux de ceux qui m’aiment
sans l’avoir su alors, sans même avoir su que j’existe. Il y
a une photographie où trois visages me regardent – ils ne
regardent pas quelque chose derrière moi, ils me regardent
moi, jusqu’au fond de ma tête, jusque dans cette partie de ma
gorge où je me sens muette et inaudible.
Le plus jeune porte un hanbok masculin traditionnel,
avec un col rigide et amidonné croisé autour du cou. Il doit
avoir six ans, il a le visage de mon fils, c’est le père de ma
mère que je n’ai jamais rencontré. À sa droite se tient son
grand frère, drapé dans un kimono japonais blanc à motifs. À
sa gauche un autre grand frère, le cadet, portant une cravate
bien serrée avec un costume occidental. Ces visages et ces
corps, mon héritage mythique, sont devenus des pièces de
musée dans la fragile vitrine de mes émotions. Ils portent sur
eux leur langue maternelle, et en même temps celle de l’op-
presseur colonial, et celle d’un proche avenir cosmopolite.

11. Ibid., p. 91.


12. Ibid.
13. R. Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard / Éd. du Seuil,
1980, p. 13.

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H I S T O I R E D 'A R M O I R E S 469

Dans leurs trois visages je cherche celui de ma mère, mais ne


retrouve que celui de mon fils – il est au milieu. C’est donc
l’histoire d’une garde-robe trouvée dans une photo, dans un
album, dans l’armoire de ma grand-tante défunte. Une his-
toire des vaincus, de ceux que nous avons perdus, dont l’exis-
tence n’est attestée que par quelques traces, chiffons, déchets
et résidus.
J’ai envie de pleurer sur toute cette histoire perdue,
censée être la mienne. Non pas l’histoire que l’on apprend
à l’école, dans les livres rigoureux des historiens, des éco-
nomistes, des missionnaires, des administrateurs colo-
niaux – toutes ces histoires écrites par des experts, par des
hommes. Non, je pleure sur les histoires qui n’ont pas été
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écrites, sur celles qui ne m’ont jamais été racontées par mes
parents ni par ma grand-tante. Je pleure sur des histoires
muettes, des histoires sans mots. Je pleure sur cette pho-
tographie, sur ces yeux qui me regardent, enfouis dans un
album au fond de l’armoire de ma grand-tante.

La garde-robe n’est donc pas nécessairement affaire


d’histoire ou de sociologie. Peu importent les règles de com-
position, nul besoin d’expliquer les procédés techniques dont
résulte cette photo. « Car moi, je ne voyais que le référent,
l’objet désiré, le corps chéri 14. » Sur cette photo brunie, je
vois seulement ceux avec qui j’aimerais faire un bout de che-
min, à qui j’aimerais consacrer un peu de mon temps, de qui
j’aimerais entendre la voix. Les armoires-archives, en livrant
leurs histoires de garde-robes, font revivre les morts. Ils s’ha-
billent et marchent, cousus de fil magique.

Retour à mon placard dans la cave. Ma mère. Voilà peut-


être la seule chose que nous ayons jamais partagée : le goût
du vêtement. Autrement, je crois que nous n’avons jamais
eu de langage commun. Nous n’avons pas la même langue
maternelle. Elle me parle dans une langue, je réponds dans
une autre.
Mais enfiler un vêtement. L’aimer et le porter. En faire
des tonnes, les cheveux gonflés, l’eye-liner bien épais, des
breloques étincelantes autour du cou. Ma mère est une autre

14. Ibid., p. 19.

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470 CRITIQUE

sorte de Dolly Parton, de la même famille. Elle s’habille, et


la bonne humeur dure toute la matinée. Des couleurs vives,
nouvelles, qui claquent. Textures et motifs nouveaux : plissés,
broderies, strass, lacets, camouflage, brocarts, imprimés
animaliers. Le rêve fou de la coupe juste : autrement dit, bien
se connaître – la forme du corps change avec le temps. Il n’y a
que cela, les vêtements, pour la faire sourire vraiment. Voilà
comment peuvent communiquer une mère et une fille.
« Nous lisons et relisons les mots d’un texte original, afin
de pénétrer, d’atteindre, de toucher à travers eux la vision
ou l’expérience qui les ont suscités 15. » J’ai porté les vête-
ments de ma mère depuis l’enfance, espérant être elle, la
comprendre, apprendre quelque chose d’elle, en la revêtant,
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en portant son odeur, en mettant les mêmes bigoudis dans
mes cheveux, les mêmes boucles d’oreilles clinquantes ; espé-
rant et appelant quelque transformation magique, pour me
retrouver à l’intérieur d’elle, capable de la comprendre – sa
langue et ses pensées intimes, toute cette colère et cette rage
écumant en elle comme une marée noire –, en portant ses
vêtements qui sentaient la naphtaline.
Le texte que nous avons en commun appartient à une
langue sans mots. À des histoires sans mots. J’invente des
histoires d’armoires. Il n’y a pas entre nous de récit qui serait
prière, oraison funèbre, journal, courrier personnel, biogra-
phie, autobiographie, mémoires, ethnographie ou auto-eth-
nographie. Il n’y a ni correspondance échangée ni appels
téléphoniques ni traductions en commun ni textos. Il n’y a
aucune langue commune, ni l’anglais, ni le coréen, ni le fran-
çais, aucune langue commune aujourd’hui, ni dans notre his-
toire passée, aucune langue interdite commune. Seulement
l’effort commun d’apprendre à parler une même langue.

Le temps disparaît. Plus de chronologie, mais des instan-


tanés, des bribes de récit qui s’estompent et s’entremêlent.
Des histoires d’armoires, émanant de ces vêtements moisis,
décomposés, où le présent se superpose au passé. Dans cette
armoire, chaque objet, aussi inutile ou minuscule soit-il, a un
secret que moi seule peux déchiffrer.

15. Voir J. Berger, « Stories », Another Way of Telling, New York,


Pantheon Books, 1982, p. 4 ; notre traduction française.

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H I S T O I R E D 'A R M O I R E S 471

« Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une


journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté,
tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce
qu’elle a brisé, il le catalogue, le collectionne. Il compulse les
archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un
triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un
trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’indus-
trie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance 16. »
« Chiffonniers ou poètes – le rebut leur importe à tous
les deux 17. »

En haut de mon placard, je passe du temps parmi les


vêtements suspendus. Comme du linge mis à sécher, j’exhale
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ma mélancolie diasporique en me souvenant et en écrivant.
Je ne me vois pas prendre part à une histoire de la mode
autre que celle-là, cette histoire de garde-robes où l’armoire
se fait archive. C’est le labyrinthe primitif de mes émotions
et réactions. Chaque pièce décomposée et moisie y parle
d’appartenance, de survie et de perte renouvelée, de langue
oubliée, d’enfants qui enterrent leurs morts et de départs
sans retour. Mon histoire de la mode n’est pas celle qu’on
nous raconte. Ce sont les histoires retrouvées au fond des
poches cousues d’un uniforme d’écolier ; dans les chaussures
en carton qui ont suivi les pas d’un corps chéri, à travers
l’occupation coloniale, la guerre, Séoul, Tokyo, Paris, jusqu’à
New York. New York, où elles sont restées dans une armoire
pendant quatre-vingts fêtes du Nouvel An à Chinatown. C’est
une histoire d’exil et de quête d’enracinement.

Christina H. MOON

Traduit de l’anglais par Gabrielle Smith.

16. Charles Baudelaire, cité par Walter Benjamin dans Charles


Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot et
Rivages, 2002, p. 117-118.
17. W. Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 118.

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Vestiaire et vertiges

}
Martine Boyer-Weinmann
et Denis Raynaud Ceyzérieu, Champ Vallon,
Vestiaire de la littérature 2019, 294 p.
Cent petites confections

« Vestignomie » (ou physiognomonie vestimentaire) de


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Balzac, art de la lecture indiciaire chez Sherlock Holmes et
Système de la mode de Roland Barthes : tous trois, à leur
façon et en leur temps, érigent le vêtement en signe, reflet
déchiffrable des identités sociales et politiques, des âges et
des vies. Pour tous trois, le vestiaire est une langue à traduire.
Balzac écrit en ce XIXe siècle où l’apparence triomphe comme
expression normée des appartenances de classe et de genre :
« Pourquoi la toilette serait-elle donc toujours le plus éloquent
des styles si elle n’était pas réellement tout l’homme, l’homme
avec ses opinions politiques, l’homme avec le texte de son
existence, l’homme hiéroglyphé ? Aujourd’hui même encore,
la vestignomie est devenue presque une branche de l’art créé
par Gall et Lavater1. » Conan Doyle construit avec Sherlock
Holmes, de 1887 à 1927, une œuvre où les codes de l’enquête
mènent à une herméneutique du vêtement – son examen minu-
tieux faisant partie de la méthode du détective (p. 135 sq.). Et
Barthes, quant à lui, au moment où règne la sémiotique, fait
de la mode un langage articulé, un véritable code (p. 148-149).
Tous trois, ainsi, décryptent, interprètent et classent.
À ces quêtes de sens du vêtement, historiquement
situées, le Vestiaire de la littérature oppose salutairement
ses vertiges : vertige des sens tant y est manifeste la plasticité
sémantique des vêtements, des couleurs et des mots pour les

1. Balzac, Traité de la vie élégante [1830], Paris, Librairie Nou-


velle, 1855, p. 77-78. Cette science imaginaire est évoquée par Martine
Boyer-Weinmann et Denis Raynaud dès l’introduction de leur ouvrage,
p. 5.

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VESTIAIRE ET VERTIGES 473

dire ; vertige des références, tant les textes convoqués sont


éclectiques et foisonnants ; vertige des chemins ouverts, enfin,
à partir de la simple notion de vestiaire. Ses auteurs, Martine
Boyer-Weinmann et Denis Raynaud, sont respectivement pro-
fesseure de littérature française contemporaine et professeur
de littérature française du XVIIIe siècle. C’est donc par la lit-
térature qu’ils rendent le vêtement à l’histoire : non, cepen-
dant, le vêtement (d)écrit, mais le vêtement porté, fantasmé,
fabriqué, diffusé. « Ce livre [qui] n’est pas l’œuvre d’historiens
ou de sociologues de la mode » (p. 8) montre ainsi, de façon
inattendue, combien l’histoire du vêtement passe aujourd’hui
par le déchiffrement des variations, parfois conflictuelles, de
ses usages et de ses imaginaires et par la mise en lumière de
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sa polysémie profonde.

Un « rêvoir » vestimentaire
Fondé sur de subjectifs « souvenirs de lecture » d’au-
teurs « qui n’ont guère l’occasion de frayer ensemble » (p. 8),
construit en forme d’inventaire libre de lieux, personnes,
vêtements, accessoires ou idées, cet ouvrage fait triompher
l’« inassignable » de la mode et la nécessité de la lire comme
telle : dans sa conflictualité autant que dans ses parentés inat-
tendues. À la fin de chaque article ou « petite confection », des
« Magasins » (qui rassemblent les références citées) et « tiroirs »
(qui renvoient à des notices connexes) y invitent le lecteur.
Cela fonde d’emblée une démarche : oser conjuguer les
auteurs les plus divers – Louis-Sébastien Mercier, Chantal
Thomas, James Joyce, Raymond Queneau, Victor Hugo,
Milan Kundera, Léo Ferré – et les mêler à des images de films
– The kid Brother, d’Harold Lloyd (1927), Quai des brumes,
de Marcel Carné (1938), Parfum de femme de Dino Risi
(1974) ou La Femme d’à côté, de François Truffaut (1981) ;
oser, surtout, brasser les objets sans hiérarchie des curiosi-
tés – Le Vieux Campeur et Lana Turner, Sartre et les bretelles,
les chaussettes et les poches, les boutonnières et les pou-
pées. C’est ainsi réaffirmer, sans le dire, qu’en ce domaine,
plus qu’en aucun autre sans doute, tout ce qui a été est digne
d’attention. L’ histoire du vêtement est bien, par excellence,
l’espace du renoncement à la hiérarchisation des objets de
la recherche ; rien n’y est futile ni accessoire : du mouchoir

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474 CRITIQUE

au string en passant par l’épingle ou le ruban, tout appelle


le regard. Cette attention au détail, à l’infime, dit la parenté,
revendiquée par les auteurs, entre l’écriture et la couture.
Car cette attention au détail, c’est celle qui le voit en cor-
respondance et le relie : c’est l’œil du couturier qui met en
écho une boutonnière et un col, un repli et un décolleté. Ainsi
les entrées choisies, parcelles éclatées d’un vaste vestiaire de
la littérature, tissent-elles, ensemble, des trames fortes – une
sorte de bâti subjectivement repéré par l’œil de l’historien.
Un « rêvoir 2 » peut-être.

Couleurs, garnitures, salissures


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Pas de vestiaire sans mots, tout d’abord. Les mots des
écrivains, bien sûr, qui décrivent leurs héros dans leurs
parures, qui jouent des vêtements pour nouer des intrigues
ou cristalliser l’imaginaire des lecteurs. Là est un terrain
connu, assez largement défriché.
Moins classiquement explorés, en revanche, sont les
mots pour dire les parures et leurs couleurs. Ainsi du ves-
tiaire « à la… » – c’est la première entrée –, qui dit l’origine géo-
graphique (caraco à la polonaise ou jupe à la turque), évoque
l’actualité (pouf à la Belle-Poule) ou célèbre les grandes figures
contemporaines (polonaise à la Jean-Jacques ou coiffure à la
Genlis). Ainsi de la langue des couleurs, variation autour des
humeurs, des sentiments ou de la séduction : « Madame***
était dernièrement à l’Opéra avec une robe soupir étouffé »,
lit-on dans le Journal politique et de littérature du 5 juillet
1776 (cité p. 58). Louis-Sébastien Mercier rappelle tout ce
que cette langue doit aux circonstances :
Si je fais couper un habit chez mon tailleur, eh bien, autant vaut-
il prendre la couleur du jour, caca dauphin, que prune monsieur
[…]. Je quitte mon habit opéra-brûlé, mon frac tison, et je m’habille
ce soir en caca-dauphin, d’après l’échantillon véritable et reconnu
(cité p. 59).

2. Selon l’expression de Mallarmé qui, dans son éphémère revue


La Dernière Mode (septembre-décembre 1874), voit dans la mode un
« rêvoir » dépositaire de tous les fantasmes ; voir Vestiaire de la littéra-
ture, p. 6, ainsi que l’article n° 45, « La Gazette de la fashion me fait
encore longtemps rêver ».

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VESTIAIRE ET VERTIGES 475

En cette fin de XVIIIe siècle, les garnitures de robe – rubans,


galons et autres décorations – excitent autant que les couleurs
l’imagination littéraire. Un satiriste anonyme écrit alors :
Voici les noms de quelques garnitures ; les plaintes indiscrètes, la
grande réputation, l’insensible, le désir marqué ; il y en a à la pré-
férence, aux vapeurs, au doux sourire, à l’agitation, aux regrets, à
la composition honnête, etc. (cité p. 13).

Ces mots de la mode touchent à l’historicité profonde de


nos façons de dire nos vêtements et, partant, de nos rapports
à eux. Derrière un « venez-y-voir » (ornement du talon d’un
soulier) ou un « suivez-moi-jeune-homme » (ruban de cha-
peau), derrière « chandail » ou « pullover », il est un moment,
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un univers de pensée et de représentations. Au chandail, le
monde des halles de Paris ou des campagnes ; au pullover,
celui des villes, de leurs hivers et de leur modernité (p. 149-
152).
Ils disent aussi, par leur inventivité et leur fantaisie, l’in-
descriptible du vêtement. Ils jouent par les mots autour de
l’habit, comme lui-même joue autour du corps. Les vêtements
portent les noms que nous leur donnons, s’en trouvent habil-
lés, détournés, d’une certaine façon, de leur simple fonction.
Pas de vestiaire sans matière, ensuite. Selon les époques
et les usages, il se tisse de flanelle, de gaze, de fourrure ou de
nylon, s’orne de rubans. Ces matières sont façonnées et tra-
vaillées dans des fabriques, par des tailleurs ou des grisettes.
Elles le sont aussi au quotidien, en des gestes familiers et
ordinaires pour Violette Leduc ou Colette, par exemple,
qui cousent et tricotent. Martine Boyer-Weinmann et Denis
Raynaud citent ainsi La Chasse à l’amour, où Violette Leduc
écrit :
J’aime tricoter le point de Jersey. Je tricote, je pense à moitié. Ou
bien, j’apporte du vide et de la monotonie à mes heures vides et
monotones pendant le lancer du fil entre les aiguilles, les sept jours
de ma semaine sont bâclés, je les ai conduits sur de l’acier. Je vois
ma vie s’allonger avec des milliers de points. Hier, aujourd’hui,
demain… un chaud lainage. Je palpe, j’enferme le temps (cité
p. 324).

Devenues vêtements, ces matières sont rangées, expo-


sées et vendues : à l’armoire et au dressing répondent ainsi

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476 CRITIQUE

les « mannequins vivants » (p. 167-170) et les boutiques


du « Vieux Campeur » (p. 24-28). Portées, enfin, elles sont
matières corruptibles, qui s’abîment et se tachent. Le chimiste
Louis Sébastien Lenormand détaille avec soin, en 1819, leurs
mésaventures quotidiennes : éclaboussures de substances
huileuses ou graisseuses, de sucs de fruits, de décoctions
de thé, de vin, de sang, de rouille… Pour chacune, il prône
un remède spécifique, de l’alcali au fiel de bœuf, en passant
par « l’urine putréfiée » (p. 299-301). Deux siècles plus tard,
en revanche, il suffit de Photoshop pour effacer de gênantes
auréoles de sueur sur une robe saumon d’Angela Merkel.
Perfidement publiées dans la presse people, elles ont ainsi
pu disparaître, le même jour, d’un autre magazine (p. 302).
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De ces taches, qu’un logiciel peut supprimer en quelques ins-
tants, la mémoire et l’expérience peuvent en effet être bien
cruelles. Le vêtement devient alors le support de la honte,
comme il peut l’être de tant d’affects négatifs dont la litté-
rature témoigne mieux que les histoires « classiques » de la
mode. Dans un extrait des Mémoires de Casanova, le poten-
tiel de mortification (mais aussi de trahison et de dénoncia-
tion) du vêtement taché s’affirme en quelques lignes :
Zenobia descendit d’abord, mais m’apercevant qu’une grande et
grosse marque du crime commis se trouvait sur la plus visible
partie de mes culottes de velours gris de lin, dont la tache devait
être effroyable, j’ai dit à Zenobia de monter, l’assurant que j’allais
revenir d’abord. Je suis allé chez moi, ou j’ai vite mis des culottes
noires. Je suis retourné chez Zenobia que son mari n’était pas
encore arrivé. […] – Vous êtes allé vous changer de culottes. – Oui.
Une grande tache causée par notre exploit les rendait scandaleuses
(cité p. 301).

Pas de vestiaire sans usages, donc. De l’histoire des


vies, il vient ainsi témoigner : dans l’inventaire après décès
de Molière, le vestiaire de théâtre est foisonnant et riche, les
habits de ville moins nombreux et plus sobres. De l’histoire
collective des pratiques, il témoigne également : vélo, gymnas-
tique, bains de mer : tous les sports s’accompagnent de leur
révolution vestimentaire, peu à peu transposée hors de leurs
seuls domaines. Au justaucorps commandé, sous le Second
Empire, par Jules Léotard, inventeur du trapèze volant,
on doit ainsi les body proposés aujourd’hui par toutes les
grandes enseignes de lingerie.

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VESTIAIRE ET VERTIGES 477

Corps et imaginaires vestimentaires


Partant, pas de vestiaire sans corps. Parce qu’il le pro-
tège, bien sûr, telles la redingote ou la doublure, le façonne
selon les canons du temps ou le contraint, tel le faux col. En
celluloïd, pour les employés parisiens de la Belle Époque,
ce « vrai truc de chien » selon les mots de Louis-Ferdinand
Céline enserre le cou jusqu’à y laisser sillon rouge et boutons.
Pas de vestiaire sans corps, aussi, parce qu’il est jeu avec
lui : le comprimant et le libérant, telle la guépière ; le cachant
et l’offrant, tels l’épingle, le fichu, la chaussure, le gant ou
le string. Parce qu’il est sa mémoire bouleversante quand il
recèle les secrets d’une vie ou quand il conserve l’empreinte
de la silhouette et de l’existence des disparus. En un passage
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déchirant, Pierre Pachet évoque ainsi ce que les vêtements de
sa femme gardent d’elle :
J’ai peur d’aller voir ses vêtements rangés dans la penderie ou l’ar-
moire. J’ai peur de ne savoir, en les revoyant un à un, que pleurer
sur les jours perdus (les siens, et les miens). C’est aussi que je
ne me sens pas en ce moment assez de gaieté et d’allégresse pour
retrouver, en chacun de ces vêtements, l’allure et la vitalité char-
mante de celle dont pendant tant d’années l’existence m’a encou-
ragé. […] Ce n’est pas qu’ils me la rappellent ; ils sont chacun une
part vivante d’elle, mais séparée de l’ensemble […]. Chaque habit
était le support de cent émotions, de moments, d’une vie agitée et
fuyante comme l’eau. Aujourd’hui il repose sur une étagère, ou il
pend sur un cintre, mais un vent l’agite encore et il frémit devant
mes yeux (cité p. 208).

Pas de vestiaire sans son imaginaire ou ses mytholo-


gies. Celles-ci peuvent être individuelles, intimes et secrètes,
autant que collectives. Ainsi de la fourrure, explorée ici sur
son versant féminin et érotique : la pantoufle de « vair » ou
de « verre », la charentaise du petit bourgeois ou la sandale
qui fait rêver Flaubert, la robe de Marilyn Monroe dans Sept
ans de réflexion ou les gants de Rita Hayworth (p. 42-46).
Sur l’air de Put the Blame on Mame, ce gant noir virevol-
tant au-dessus de sa chevelure ondoyante, puis jeté après
avoir été méthodiquement déroulé, cristallise à jamais un
imaginaire langoureux et sexuel. Ces mythologies, ce sont
encore le prestige de l’uniforme ou le col roulé de Jean-Paul
Sartre. À contrepied, c’est aussi le tragique caché de la robe
de mariée, sur lequel bien des films reposent. Dans Falbalas

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478 CRITIQUE

de Jacques Becker, le couturier Clarence séduit la future


femme de son meilleur ami, mais doit également en dessiner
la robe de mariée. Récit d’une noce et d’une histoire d’amour
impossibles, véritable tragédie nuptiale, le film se clôt par le
suicide de Clarence.
Pas de vestiaire, dès lors, sans politique ni polémique. Il
construit ou signale souvent une identité, qu’elle soit sociale
ou régionale : blouse de l’ouvrier, casquette militaire puis
populaire ou « coiffe du Léon » de la grand-mère maternelle
de Mona Ozouf, en sont l’expression. De ces signes statu-
taires souvent considérés de façon abstraite, la littérature
est capable de restituer l’expérience vécue. Dans un texte
de Taxile Delord, on perçoit ainsi à quel point la casquette
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(comme d’autres pièces vestimentaires) pouvait, au sein des
classes populaires, être objet de fierté :
Quel bonheur pour un homme qui a marché nu-pieds toute sa vie,
qui n’a eu pour tout vêtement d’été et d’hiver qu’un bourgeron déla-
bré, qui n’a jamais fumé que des bouts de cigare ramassés dans
la rue, de faire crier sur le pavé de bonnes semelles de bottes, de
se promener en redingote d’alpaga, une pipe d’écume à la bouche,
une casquette sur le côté de l’oreille ; oh ! la casquette ! la casquette !
mot magique qui fait battre tant de cœurs ! […] Il l’eut, cette cas-
quette, et du plus beau rouge encore (cité p. 30).

Le vestiaire participe également d’affirmations ou de


revendications politiques : ainsi des chemises en leur gamme
de couleurs, rouge, noire, brune ou verte ; ainsi des pan-
talons au féminin en un temps qui les interdisait. Il n’est
cependant pas toujours immédiatement signifiant et il peut
aussi être investi de sens pluriels et contradictoires : les
gants sont ceux des dandys autant que des bandits ; le noir
de la conformité bourgeoise devient un temps, au XXe siècle,
le noir du refus et de la transgression – celui des blousons
noirs ou des gothiques (p. 142-145). En revanche, imman-
quablement, il cristallise la polémique : un vêtement porté
est presque toujours simultanément honni ou déprécié, au
nom de la morale, de l’inélégance ou de la santé : haut-de-
forme laid, pesant et migrainigène ; chaussettes cachées
avant d’être exhibées mais toujours socialement dangereuses
– quand elles sont trouées ou salies ; maillot (qu’il soit une
pièce, bikini ou monokini) trop provocateur ou slip de bain
trop moulant. Ces tensions entourent toutes les inventions et

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VESTIAIRE ET VERTIGES 479

évolutions vestimentaires. À l’heure du renoncement de l’ha-


bit masculin au chatoiement des couleurs, Théophile Gautier
arbore gilet rouge et pantalon vert pâle. L’ apparition du sou-
tien-gorge, quant à elle, suscite également son lot de résis-
tances : faut-il l’adopter ? Faut-il en montrer la bretelle ? La
rendre faussement invisible en la choisissant transparente ?
L’ historien peut donc bien rêver : il n’est, en fin de compte,
pas de vestiaire sans histoires.

Corinne LEGOY
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Qu’est-ce qu’un mannequin ?

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Caroline Evans
The Mechanical Smile New Haven et Londres,
Modernism and the First Fashion Yale University Press,
Shows in France and America, 2013, 331 p.
1900-1929
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Le mannequin de mode pratique un art muet, fait de
démarches, de poses, de gestes et de regards. Cet art sans
nom se déploie dans la plupart des formes de présentation
commerciale de l’habit : le défilé, la photographie éditoriale ou
publicitaire, la présentation privée ou en showroom le mobi-
lisent chacun à sa manière. Holly Hay et Shonagh Marshall
ont souligné l’importance de ce rôle du mannequin dans un
livre publié en 2018, Posturing 1, qui aborde l’art de la pose
photographique comme champ d’invention esthétique à part
entière. À travers une sélection d’images de mode récentes,
ils présentent une galerie de gestes cryptiques et alambi-
qués, où se manifeste avec force l’existence d’une esthétique
du corps en mouvement propre à la mode. Les mannequins
qui posent sont ici pensés comme « sculptures tordues et
contorsionnées, sur lesquelles le vêtement est utilisé comme
draperie 2 ». Ils apparaissent donc non seulement comme sil-
houettes, mais aussi comme vecteurs de propositions plas-
tiques, collaborateurs à part entière du photographe et du
styliste qui composent l’image.
Le rôle actif du mannequin n’est pas moindre lors du
défilé de mode, comme le révèle la performance d’Olivier
Saillard, Models Never Talk, créée en 2014. Cette histoire
orale et incarnée du mannequinat, donnant la parole à
d’anciennes modèles devenues archives vivantes, consiste

1. H. Hay et S. Marshall, Posturing, Londres, SPBH Editions,


2018.
2. Ibid., p. 7, traduit par nous.

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en récits mais aussi en évocations chorégraphiées de souve-


nirs d’ateliers et de défilés. Démarches et poses y sont ren-
dues à leur profondeur temporelle et expérientielle, tandis
que les corps gainés de noir se voient habillés uniquement
par leurs attitudes et mouvements. Olivier Saillard explique
que les mannequins « possèdent ce qu’un musée ne pourra
jamais stocker. La matière vivante, les gestes 3 ». Or, si depuis
une vingtaine d’années déjà, un ensemble d’expositions et
de publications universitaires ont remis le mannequin au
centre de la réflexion sur la mode 4, la difficulté soulevée
par Olivier Saillard reste vive, puisque la plupart de ces tra-
vaux n’accordent à l’art de la démarche et de la pose qu’une
attention restreinte. C’est du côté des propositions expéri-
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mentales, à la fois plastiques et réflexives, que l’intérêt est
manifeste. On vient de citer Posturing et Models Never Talk.
C’est aussi le cas du livre d’images Study of Pose. 1000
Poses by Coco Rocha 5 ; des ingéniosités du voguing, danse
urbaine inspirée des poses de mannequins, qui a fait l’objet
d’un intérêt renouvelé ces dernières années ; ou encore de
l’inégalable Défilé des Deschiens, mis en scène par Jérôme
Deschamps et Macha Makeïeff en 1995. Au-delà de ces pré-
cieuses recherches artistiques, l’histoire et la théorie du
mannequin de mode restent encore largement à écrire. Un

3. Cité par B. Dolay, « Modèles à suivre », M le Monde, 26 sep-


tembre 2015.
4. H. Quick, Catwalking. A History of Fashion Models, Londres,
Hamlyn, 1997 ; Showtime. Le défilé de mode, exposition du musée
Galliera, 2006 (catalogue dirigé par C. Join-Diéterle et A. Zazzo) ; The
Model as Muse. Embodying Fashion, exposition du MET, 2009 (cata-
logue dirigé par H. Koda et K. Yohannan) ; S. Mears, Pricing Beauty. The
Making of a Fashion Model, Oakland, University of California Press,
2011 ; J. Entwistle et E. Wissinger, Fashioning Models. Image, Text
and Industry, Londres, Bloomsbury, 2012 ; Mannequin. Le corps de la
mode, exposition du musée Galliera, 2013, commissariat S. Lécallier ;
G. Monti, In posa. Modelle italiani dagli anni cinquanta a oggi, Venise,
Marsilio, 2016 ; E. Brown, Work ! A Queer History of Modeling, Duh-
ram, Duke University Press, 2019 ; A. Matthews David, « Body Doubles :
The Origins of the Fashion Mannequin », Fashion Studies, vol. 1, n° 1,
2018, p. 1-46.
5. C. Rocha et S. Sebring, Study of Pose. 1000 Poses by Coco
Rocha, New York, Harper Collins, 2014.

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ouvrage fait exception, qui se saisit du sujet à bras-le-corps :


The Mechanical Smile. Modernism and the First Fashion
Shows in France and America, 1900-1929, publié en 2013
par Caroline Evans.

De la nécessité du mannequin
Professeure d’histoire et de théorie de la mode retraitée
depuis peu de la prestigieuse école Central Saint Martins de
Londres 6, Caroline Evans est une figure majeure des fashion
studies britanniques. Son livre occupe depuis près d’une
décennie une place toute particulière, puisqu’il constitue la
plus importante contribution à l’histoire du mannequinat, et
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reste à ce jour la seule grande enquête menée sur l’histoire
du défilé de mode. Il se démarque aussi par l’attention théo-
rique soutenue qu’il accorde à la question de la démarche
et de la pose 7. Sans ignorer l’enjeu de la « performance de
genre » ou autres reproductions de stéréotypes normatifs qui
tendent aujourd’hui à focaliser l’attention, il ouvre un champ
de réflexion qui les dépasse largement. Et il fait honneur à
ce qu’il appelle l’« énigme » de son sujet, en proposant une
archéologie des gestes et des attitudes du corps de mode,
partant à la recherche de la « matière vivante » dont parlait
Olivier Saillard, non seulement pour en collecter les traces
enfouies, mais encore pour tenter d’en élucider la nature et
d’en interpréter le rôle fonctionnel.
Malgré cet apport considérable, The Mechanical Smile
se présente, en faisant retour sur lui-même, comme un livre
sur presque rien : « une histoire d’absence aussi bien que
de doubles, histoire de quelques mannequins disparus, de
gestes, de poses et de traces, à peine une histoire, simple-
ment le récit de quelques femmes qui marchent et prennent

6. De son vrai nom : Central Saint Martins College of Art and


Design, couramment abrégé en Central Saint Martins ou CSM.
7. Seuls des articles ont été écrits sur ce sujet : G. Brandstetter,
« Pose-Posa-Posing – Between Image and Movement », dans E. Bippus et
D. Mink (éd.), Fashion, Body, Cult, Stuttgart, Arnoldsche Art Publish-
ers, 2007 ; un numéro spécial de la revue Fashion Theory, vol. 21, n° 2,
« Posing the Body », en 2017.

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des poses » (p. 259 8). Le métier de mannequin dont il fait


l’histoire est en effet peu caractérisé, puisqu’il trouve son ori-
gine dans un simple déplacement, la professionnalisation du
geste ordinaire de porter des vêtements. Mais, comme on le
comprend vite, ce déplacement est central pour l’histoire de
la mode contemporaine. Il est consubstantiel à la naissance
de la haute couture, dont, au milieu du XIXe siècle, la struc-
turation commerciale implique d’emblée la mobilisation
d’un ensemble de techniques de présentation et de mise en
scène, venant compenser l’éloignement entre l’idée du créa-
teur et le corps de la clientèle dont elle s’autonomise. Puisque
le modèle de haute couture est inventé sans avoir été com-
mandé par qui que ce soit, il nécessite l’appui d’un corps
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prototypique, corps « proleptique » comme l’appelle Caroline
Evans, qui accompagne et encourage par sa prestance phy-
sique l’entrée d’une nouvelle mode dans le réel. Qui parfois
même doit la soutenir par l’audace, voire le courage, et la
résistance aux moqueries. Le mannequin est donc chargé
d’annoncer et d’incarner un futur possible, pour tenter de le
transformer en présent.
Faire profession de porter des vêtements signifie aussi
les mettre en mouvement. Et depuis les modes du Second
Empire, faites pour être vues de profil, comme en passant,
jusqu’à celles dites « cinétiques » des années 1920, Caroline
Evans montre qu’il y a là une nécessité. Le design vestimen-
taire intègre de façon croissante l’idée de mouvement, et mar-
cher, se retourner, faire voler les plumes d’un chapeau, faire
froufrouter des dentelles, deviennent alors autant de gestes
indispensables, lors de la présentation commerciale au
public comme sur le lieu de la création du vêtement (le studio
de couture) où les mannequins sont d’une mobilité et d’une
activité croissantes. Le mannequin est donc, comme l’écrit
Evans, à la fois un voyageur dans le temps, venu annoncer
aux femmes (puisqu’il s’agit d’une histoire du mannequinat
féminin) ce dont elles auront l’air demain, et un trickster
accomplissant l’acte magique du don de la vie au vêtement
(p. 217).
En plaçant ainsi le mannequin au cœur du paradigme de
mode qui naît sous le Second Empire, le livre opère un ren-

8. Traduit par nous, ainsi que toutes les citations suivantes.

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versement de perspective remarquable. Le grand couturier,


figure supposément dictatoriale, et dont tout le prestige repose
sur l’affirmation d’un nom propre (la griffe qui vient marquer
ses créations), semble ici inséparable et même dépendant de
la figure anonyme et modeste du mannequin, interface de
communication nécessaire entre la maison de couture et son
public. Charles-Frederick Worth, par exemple, premier créa-
teur de mode à assumer un éthos d’artiste-auteur, est décrit
« comme homme d’affaires plutôt que comme designer » :
son génie aura consisté à présenter à sa clientèle non pas
un seul, mais un groupe, une « armée » de mannequins qui
tient lieu de « catalogue vivant » (p. 14). De même, les ventes
de la marque Lucile doublent lorsque sa créatrice Lady Duff
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Gordon présente ses collections sous forme de défilés ; et le
succès de Jean Patou passe par sa troupe de mannequins
américains, ou par son mannequin Lola, qui grâce à son chic
ultra-productif écoule jusqu’à sept fois plus de robes que ses
consœurs. On mesure véritablement à quel point le rôle des
mannequins est essentiel au commerce de la haute couture
lorsqu’on lit qu’en 1910, lors de la grande inondation qui
les empêche de rejoindre les maisons de couture parisiennes
depuis leurs banlieues, les ventes de vêtements, alors triste-
ment présentés sur des chaises, s’effondrent. Comme le dit
un acheteur dépité : « Des mannequins sans les robes… passe
encore !... Mais les robes sans les mannequins ! » (Fantasio,
15 février 1910, cité p. 32)
À lire Evans, il devient clair que la haute couture consiste
autant en l’invention d’un art de la présentation vestimen-
taire qu’en l’invention du vêtement d’art. Les ressorts pri-
mordiaux du succès des couturiers ci-dessus cités (Worth,
Patou, ou encore Lucien Lelong) paraissent être le choix des
mannequins, l’attention au décor, la sélection des invités, le
travail général de l’ambiance – en somme, la capacité à faire
de la présentation de l’habit un moment à part, un événe-
ment. L’ insistance d’Evans sur le caractère industriel de la
structuration des maisons de couture, et sur des pratiques
telles que l’achat de dessins de modèles à des dessinateurs
de mode indépendants, ne fait que renforcer cette idée du
couturier comme metteur en scène. Si certains créateurs
de la période comme Madeleine Vionnet ou Paul Poiret sont
« indubitablement designers » (p. 144), il semble y avoir là

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une exception plutôt qu’une règle générale. C’est donc une


histoire de la mode comme spectacle vivant qui s’imagine ici,
une histoire où l’habit n’est pas séparable de ses stratégies
de présentation, d’incarnation et d’animation, et où le man-
nequin, figure présumée secondaire, tient en fait une place
centrale : « caryatide moderniste, elle est à la fois décorative
et structurale – un ornement portant le poids du capital »
(p. 258).
Mais c’est aussi, on le comprend, une histoire écono-
mique et commerciale. Caroline Evans insiste, et c’est là
une des thèses importantes du livre, sur la structure indus-
trielle de la haute couture parisienne qui a « toujours été une
industrie d’exportation internationale » (p. 2), soutenue éco-
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nomiquement par ses liens avec la production de masse aux
États-Unis. Le défilé a été conçu comme un spectacle spé-
cialement destiné aux acheteurs internationaux, et l’appari-
tion des mannequins est liée à cette perspective quantitative
puisque, par définition, ils font cohorte. Êtres génériques, ils
apparaissent dans les années 1860 sous la forme de « sosies »
ou « mannequins vivants », personnages standardisés par
les fourreaux noirs qu’ils portent sous leurs robes, puis, au
début du XXe siècle, sont unifiés par leur régularisation mor-
phologique. Comme la création de haute couture qu’il porte,
le mannequin n’est jamais qu’un exemplaire parmi d’autres
d’un modèle essentiellement multiple. À cet égard, The
Mechanical Smile écrit une nouvelle histoire de la haute cou-
ture, loin des hagiographies de couturiers : la figure médiale
et multiple du mannequin, la reproduction en série, la vente
de patrons et de prototypes, ou encore la copie illégale, tout
cela tient une place déterminante dans ce qui se présente
comme l’analyse structurelle d’une institution envisagée à la
fois comme système industriel et comme lieu d’expérimenta-
tion esthétique.
Certes, les réflexions d’Evans s’inscrivent dans la lignée
d’ouvrages antérieurs et pionniers – deux surtout. Il faut
d’abord citer Couture Culture. A Study in Modern Art and
Fashion, publié en 2003 par l’historienne de l’art Nancy
J. Troy : son analyse détaillée des stratégies publicitaires de
Paul Poiret a mis en lumière le rôle décisif du défilé mais
aussi de toutes les formes de spectacles vestimentaires – bals
masqués fastueux, parades en ville de la femme du couturier,

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création de costumes pour le théâtre – comme autant d’ap-


puis nécessaires à la séduction et au prestige artistique de la
haute couture parisienne. Nancy J. Troy insistait déjà sur le
caractère paradoxal des prétentions à l’unicité et à l’origina-
lité du couturier-artiste dans le cadre d’un commerce où la
copie et la reproduction sont déterminants. Quelques années
plus tard, un ouvrage de Marlis Schweitzer, When Broadway
was the Runway. Theater, Fashion, and American Culture
(2009) a bien montré quant à lui l’importance cruciale du
théâtre pour la promotion de la mode dans le contexte amé-
ricain du début du XXe siècle. Spécialiste des études théâ-
trales, Marlis Schweitzer montre qu’en paradant sur scène
dans des tenues de haute couture parisiennes, les actrices de
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Broadway informaient leurs spectateurs des dernières nou-
veautés vestimentaires et les renseignaient également sur les
bonnes façons de les porter, faisant ainsi de la scène new-
yorkaise un usage publicitaire déjà courant à Paris depuis
les années 1880. Mettant en évidence le transfert de fonction
opéré entre le théâtre et les défilés de mode organisés par
les grands magasins américains, elle parlait aussi du carac-
tère de divertissements de masse de ces derniers, et de leur
présence dans nombre de grandes villes américaines dès les
années 1910.

Devenir vêtement
Si la recherche historique de Caroline Evans sur la mise
en scène du vêtement de haute couture a donc eu des précé-
dents, son originalité est d’être reliée à une interrogation sur
la nature de la performance propre au défilé de mode. Car ce
que le mannequin a de commun avec l’actrice – la présenta-
tion dynamique de nouveaux modèles vestimentaires – a chez
lui la particularité d’être isolé, abstrait de toute narration
autant que de toute parole, et donc quintessencié. C’est une
passante professionnelle, dont l’art scénique se limite à « une
marche infinie, ne menant nulle part, manquant de variété
comme de narrativité théâtrale et usant d’un répertoire limité
de mouvements » (p. 23). Pour saisir sa nature, Caroline
Evans la replace dans une généalogie d’emplois modestes du
monde du spectacle. Outre une ressemblance manifeste avec
le rôle de la girl de revue, être générique qui avait déjà attiré

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l’attention de Marlis Schweitzer en tant que « sémiotiquement


indéterminée », elle rattache la performance du mannequin à
celle de certains petits métiers du spectacle parisien de la fin
du XIXe siècle, telle que la figurante, spécialiste des présences
discrètes, ou la marcheuse de café-concert, dont la fonction se
résume à arpenter une salle dans une tenue suggestive, avec
un grand chapeau à plumes. Ses ancêtres directs seraient ces
rôles plus que secondaires, corps anonymes et peu expres-
sifs, « prototypes de performance humble, anonyme, presque
invisible » (p. 27).
On peut dire que la singularité du mannequin est d’atti-
rer toutes les lumières du spectacle vers l’espace spectral,
presque vide, qui est celui de la figurante : nécessaire à l’ani-
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mation du vêtement, il frappe alors en même temps le spec-
tacle de la mode du sceau d’une absence, ou du moins d’une
présence lacunaire. Le mannequin place au beau milieu de
la scène un personnage qui n’en est pas vraiment un : il ne
fait que passer. Même lorsqu’elles sont présentes, « elles ne
sont pas là » (p. 188) comme le rappelle Paul Poiret à une
journaliste qui aurait voulu leur adresser la parole. Difficile
alors de ne pas penser aux êtres à peine ébauchés dont rêve
le « Traité des mannequins » de Bruno Schulz : « Elles auront
des rôles courts, lapidaires, des caractères sans profondeurs.
C’est souvent pour un seul geste, pour une seule parole que
nous prendrons la peine de les appeler à la vie. […] S’il s’agit
d’êtres humains, nous leur donnerons par exemple une moi-
tié de visage, une jambe, une main, celle qui sera nécessaire
pour leur rôle. Ce serait pur pédantisme de se préoccuper
du second élément s’il n’est pas destiné à entrer en jeu. Par
derrière, on pourrait tout simplement faire une couture, ou
les peindre en blanc 9. »
Les questions de l’inachèvement et de la présence lacu-
naire, mais aussi de la réification et d’une certaine déshuma-
nisation, sont au cœur du livre. L’ enquête de Caroline Evans
sur l’art du mannequin s’appuie souvent sur une démarche
généalogique ; elle croise de façon fructueuse le monde du
spectacle. Mais d’abord et avant tout, elle se fonde sur des

9. B. Schulz, « Traité des mannequins ou la seconde Genèse »


[1934], trad. G. Sidre, dans Les Boutiques de cannelle, Paris, Galli-
mard, 2005, p. 69-70.

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488 CRITIQUE

analyses terminologiques et fait porter la réflexion sur l’ori-


gine même du rôle tenu par le mannequin : bien des aspects
de son mode d’être, en effet, rappellent l’ancêtre inanimé
dont il tire à la fois son nom et sa fonction, l’objet dont il
descend en droite ligne : le mannequin de tailleur, instrument
de travail dont il garde un genre masculin devenu paradoxal,
et dont il doit se différencier durant plusieurs décennies en
se faisant d’abord appeler « mannequin vivant » (en anglais le
terme de model se rapporte également à un objet, le proto-
type vestimentaire). Né sous le signe de la chose 10, le manne-
quin ne cesserait, en somme, de se ressentir de cette origine.
D’où la sensation d’inquiétante étrangeté qu’il provoque chez
ceux qui l’observent, et la préoccupation constante d’une
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possible déshumanisation, d’un devenir-objet dont on pour-
rait dire qu’il est un redevenir-objet. En tant que tel, le man-
nequin s’inscrit dans une lignée de représentations allant de
l’Olympia de L’ Homme au sable d’Hoffmann, à Claire Lescot
– L’ Inhumaine de L’ Herbier – en passant par l’Hadaly de
L’ Ève future de Villiers de l’Isle-Adam : il est une créature
hyper-féminine, mais pas tout à fait humaine.
On trouvait déjà l’amorce de ces réflexions dans Fashion
at the Edge. Spectacle, Modernity and Deathliness, publié
par Caroline Evans en 2003, où le mannequin était envisagé
comme « poupée vivante » à travers des œuvres de couturiers
et de photographes. Ici, ce devenir-objet devient performa-
tif, s’incarne dans les mouvements du mannequin lui-même.
C’est paradoxalement lorsqu’il se manifeste comme vivant,
au moment de la présentation vestimentaire en mouvement,
que se manifeste le plus fortement sa potentielle inhumanité.
Car son art de la marche et de la pose est non seulement
marqué par l’expressivité minimale et par le silence de la
figurante, mais il a aussi le caractère répétitif du mouvement

10. On peut ajouter à cette généalogie le mannequin d’artiste,


humanoïde articulé dont Jane Munro a étudié la riche histoire dans une
exposition de 2014. Voir J. Munro, Silent Partners. Artist and Manne-
quin from Function to Fetish, exposition créée au musée Fitzwilliam
de Cambridge et présentée à Paris en 2015 sous le titre Mannequin
d’artiste, mannequin fétiche au Musée Bourdelle. Le catalogue de l’ex-
position (Yale University Press, 2014 / Paris Musées, 2015) fait écho à
nombre de questions posées par Evans.

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mécanique. Lors des défilés, mais surtout lors des essayages


destinés à une clientèle privée, sa marche infinie se séquence
en allers-retours, poses et gestes toujours semblables. À tra-
vers une performance à la fois répétitive et impassible, sans
affect, le mannequin se manifeste comme pur médium d’ex-
position, outil sans âme de mise en mouvement d’une robe.
Il se rapprocherait en cela, selon Caroline Evans, de l’ouvrier
soumis à la discipline tayloriste, accomplissant lui aussi une
tâche impersonnelle, une série d’actes productifs, rentables,
mais non expressifs. S’il peut être décrit comme oscillant
entre la femme et l’objet, c’est donc aussi du fait d’une auto-
objectification performée au travers de gestes rationalisés et
disciplinés, propres à la recherche d’efficacité et de rentabi-
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lité maximales des nouveaux modes capitalistes d’organisa-
tion du travail. Dans son cas, être rentable signifie provoquer
l’admiration et le désir mimétique, savoir offrir au public une
image désirable en même temps qu’un écran de projection.
Son absence d’expressivité a une double fonction : laisser
vacante une place où puisse venir s’inscrire l’image (idéalisée)
de celles qui regardent ; et laisser la place au vêtement lui-
même, puisque si le mannequin reste une éternelle figurante,
c’est l’habit à vendre qui joue alors le rôle principal. Caroline
Evans nous invite à le penser lorsqu’elle fait remarquer que
la présentation vestimentaire culmine dans un « devenir vête-
ment » (p. 197), c’est-à-dire dans un art de s’effacer au profit
du vêtement porté : le mannequin qui « donne la vie » à l’habit
se trouve affecté en retour par son caractère objectal. S’opère
entre eux un échange réciproque où chacun porte l’autre et le
transforme à son image, où chacun devient l’autre, sans qu’il
soit plus possible de les différencier ni de hiérarchiser leurs
rapports. Selon l’expression d’un couturier anonyme, « une
robe est une chose qui marche » (p. 223). La pleine incarna-
tion du vêtement de mode coïncide ainsi avec la disparition
du mannequin qui le porte.
Pour nuancer ces réflexions, il faut ajouter que le livre
met en avant deux grandes façons de modeler, de sculpter la
marche. La première relève d’une stylisation collective de la
démarche. On voit se reconstituer à plusieurs reprises le che-
min qui mène d’une danse à succès ou d’une scène célèbre
de cinéma jusqu’aux podiums qui se la réapproprient. Ainsi,
comme le vêtement qu’elle anime, la démarche de mode est

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490 CRITIQUE

mimétique : elle s’empare d’images frappantes pour se les


incorporer, et contribue en les reproduisant à la circulation
d’éléments de l’imaginaire contemporain. On voit se déployer
au fil du livre une archéologie du corps de mode en mou-
vement, de ses gestes, attitudes et cadences partagés, dont
l’histoire ne semble pas moins riche que celle des objets
qui les recouvrent : démarches ondulantes et serpentines en
1900 ; « pose à la Russe » des mannequins Poiret, avec mains
sur les hanches et ventre en avant ; épaules voûtées et rythme
ralenti des garçonnes…
La seconde façon de modeler la démarche est indivi-
duelle : en mentionnant la célébrité de certains mannequins
dès les années 1910, et en parlant de leurs démarches carac-
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téristiques, Caroline Evans montre aussi comment l’art de
la présentation vestimentaire peut relever, en même temps
que de la disparition, du miracle de l’apparition, d’une forme
d’enchantement du singulier. Puisque le mannequin ne fait
que marcher, son silence et sa sobriété encadrent et sou-
lignent un ensemble d’idiosyncrasies qui prennent une valeur
esthétique accrue : port de tête, expression du visage, regard,
façon de se retourner… Si pour Caroline Evans on peut dire
que le caractère générique du mannequin prime, et que la
profession est avant tout définie par une dépersonnalisa-
tion et par un statut de travailleuse anonyme (le mannequin
célèbre étant toujours une exception), on trouve toutefois,
dans certains passages de son livre, les indices d’un statut du
mannequin comme être à la fois infra-subjectif et singulier,
caractérisé non pas en profondeur mais tout en surface, par
des façons de faire, comme le serait au théâtre un person-
nage type, Polichinelle ou Colombine, qui tiendrait tout entier
dans ses manières.

Geste de mode et abstraction moderniste


Dans le dernier chapitre, portant sur l’art de la pose, la
question de la présence lacunaire se précise pour devenir
celle de la vacuité sémantique de la performance du manne-
quin. Les poses, envisagées comme outils rythmiques venant
séquencer le flux de la marche, sont reliées formellement à
de nombreuses sources contemporaines, telles que le tableau
vivant, la pantomime, l’expression dramatique des actrices

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Q U ' E S T -C E Q U 'U N M A N N E Q U I N   ? 491

de cinéma muet ou les gestes des grandes tragédiennes. Le


corps du mannequin à l’arrêt est lui aussi envisagé comme
corps mimétique, reproduisant et retravaillant des images
en circulation. Mais les mouvements absorbés et reproduits
ne cristallisent aucune narration, ne communiquent aucune
signification, ni ne témoignent d’aucun affect. Ces attitudes
corporelles entretiennent avec leurs sources des rapports
purement graphiques : elles ne signifient rien, sont « indé-
chiffrables » (p. 247). L’ écart entre le mannequin et l’actrice
se creuse alors jusqu’à la contradiction, puisque l’art de la
pose est présenté, dans sa vacuité, comme l’inverse du jeu
d’acteur. Il est une présentation de soi plastique, mais non
communicative, graphique, mais non expressive.
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Pour se saisir de ces gestes privés de sens, le livre les
inscrit dans la perspective théorique d’un « modernisme per-
formatif, gestuel et corporel » (p. 4), conçu comme l’incor-
poration de l’éthique et de l’esthétique modernistes jusque
dans des productions culturelles modestes ou la vie quoti-
dienne, dans les façons de bouger et de percevoir. C’est l’en-
semble des techniques du corps du mannequin, ses gestes,
sa marche cadencée, aussi bien que son impassibilité, qui
sont rapportées à ce cadre interprétatif et inscrits dans une
histoire culturelle et sensible du modernisme. L’ hypothèse
du livre est donc que c’est précisément dans une perfor-
mance inexpressive et vide, qui est en fait une performance
volontaire de l’inexpressivité, que se trouve la modernité
du mannequin, celle d’une femme sans qualités. Sa marche
infinie, ses gestes mécaniques et ses poses, compris comme
art de « se transformer soi-même en abstraction », forme-
raient un art sans contenu, mais riche d’une expressivité
symptomatique quant aux puissances déshumanisantes de
l’époque où il naît. Le mannequin ne produit pas de sens
volontairement mais reflète, sans le savoir, une « éthique
moderniste de l’impersonnalité aliénée et du vide » (p. 247).
Faire son histoire, c’est continuer de se confronter à son
absence, puisque dans tous les récits, articles, photogra-
phies et films où l’on croise sa route, il se présente sous la
même apparence abstraite.

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492 CRITIQUE

Le mannequin marque donc l’histoire de la mode


contemporaine d’une vacuité centrale, et même, révèle qu’elle
ne se fonde sur rien d’autre que le vide, puisque c’est sur
la reproduction perpétuelle de son absence, à travers ses
gestes creux, que repose tout son édifice économique. Ce
vide ne doit pas nous faire minorer l’importance du man-
nequin, bien au contraire. Si Caroline Evans insiste sur le
caractère dépersonnalisant du travail qui est le sien, et sur
l’absence de signification de son vocabulaire corporel, ces
données peuvent être replacées dans un cadre théorique où
ce qui apparaissait comme une lacune ontologique devient la
marque d’un statut particulier, celui de l’exercice d’un office,
ou plus précisément, d’un vicariat.
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Ce que permet ainsi de penser ce livre n’est autre que
la forme d’exercice du pouvoir propre à la mode, à l’époque
contemporaine 11. Il est extrêmement révélateur que la haute
couture, généralement comprise comme l’entité exerçant la
plus haute forme d’autorité sur les apparences occidentales
aux XIXe et XXe siècles, soit ici présentée comme intimement
liée à l’invention du mannequin comme médiateur. Cela
signifie bien que le couturier n’exerce pas un pouvoir vertical
tel qu’il se manifestait, sous diverses formes, dans les privi-
lèges statutaires, les lois somptuaires ou les choix de mode
royaux sous l’Ancien Régime. Il pratique au contraire une
forme de gouvernement esthétique, un pouvoir non coercitif
prenant la forme de l’incitation, dépendant intrinsèquement
de la performance efficace de ses ministres. Dans le sillage
d’Agamben et des réflexions sur le gouvernement livrées dans
Le Règne et la Gloire, on peut dire que le pouvoir de la mode
ne s’accomplit pas dans la décision du couturier, mais dans
les effets 12 des actes de ses vicaires, qui sont précisément les
mannequins. Libérée des législations vestimentaires rigides

11. Le livre se limite à l’étude de la haute couture (donc aux xixe et


xxesiècles), mais nombre de ses idées peuvent être appliquées au rôle
du mannequin dans l’industrie du prêt-à-porter, du xxe au xxie siècles.
La prolifération du mannequin au xxie siècle, non seulement lors de
fashion weeks démesurées, mais aussi sur les réseaux sociaux, semble
encore corroborer ses analyses.
12. G. Agamben, Le Règne et la Gloire [2007], Paris, Éd. du Seuil,
2008 ; p. 221 notamment.

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Q U ' E S T -C E Q U 'U N M A N N E Q U I N   ? 493

de l’Ancien Régime, la mode de l’époque contemporaine n’a


jamais été une tyrannie, mais une gestion des apparences,
où le mannequin gouverne l’image humaine de la même
façon que le pasteur gouverne l’âme : en la conduisant sans
la contraindre. Si comme l’affirmaient Bourdieu et Delsaut
dans un article célèbre 13, le pouvoir de mode est indubitable-
ment de type charismatique, ce n’est pas la griffe du couturier
qui cristallise ce pouvoir. C’est bien le mannequin, trick-
ster proleptique, qui permet de reproduire et de réactuali-
ser le miracle de l’apparition du nouveau, par son acte vide
de surgissement, face au public. Car le pouvoir charisma-
tique, fondé sur l’inattendu et l’adhésion émotionnelle qu’il
engendre, « n’est jamais attribué qu’à un corps de chair qui
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donne à voir son épaisseur, sa peau, ses couleurs, ses gestes,
le rythme de ses mouvements 14 ». C’est donc au moment où le
mannequin entre en scène, où son corps de chair se donne à
voir, que la magie opère, que la robe « naît » et que le prestige
de la haute couture s’éprouve. Le geste agissant, le geste à la
fois vide et magique, illisible et fondateur, le geste qui émeut
le public et suscite son adhésion, c’est bien celui du manne-
quin, qui comme le dit Caroline Evans, doit toujours sembler
apparaître comme pour la première fois. Si ses gestes sont
vides, c’est qu’ils ont subi la désémantisation des paroles
rituelles infiniment répétées. De même, son manque d’indivi-
dualité ou son inhumanité peuvent se rapporter à sa nature
vicariante qui veut un évidement de l’être. Il se rapproche
par son abstraction de la figure de l’ange, être générique se
déployant en bataillons de créatures identiques que l’exercice
de leur fonction rend absolument indispensables au gouver-
nement divin. Comme l’ange, le mannequin est un messager
protéiforme, un médiateur sans identité, prenant la forme
que lui donne la parole à transmettre 15. Si l’on accepte la
13. P. Bourdieu et Y. Delsaut, « Le couturier et sa griffe. Contri-
bution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 1, n° 1, 1975, p. 7-36.
14. I. Kalinowski, « Le visage du charisme : une page de Proust »,
Théologiques, vol. 17, n° 1, 2009, p. 42.
15. « L’ ange doit paraître être ce qu’il n’est pas, faire parler en lui ce
que d’autres ont dit, agir de telle manière que quelqu’un d’autre opère à
travers lui » : il est une créature « quelconque » et « transparente » ; « inca-
pable de dire authentiquement “je” », E. Coccia, dans G. Agamben et

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494 CRITIQUE

thèse d’Agamben pour qui « le mystère central de la politique


n’est pas la souveraineté, mais le gouvernement, n’est pas
Dieu, mais l’ange, n’est pas le roi, mais le ministre, n’est pas
la loi, mais la police 16 », la primauté du mannequin sur le
couturier devient pensable. C’est bien par l’action de cette
figure supposément secondaire que la loi de la mode prend
corps et se réalise, et que l’exercice du pouvoir de la maison
de couture devient effectif. À travers le mannequin compris
comme ange, devient évident le fonctionnement de la mode
contemporaine comme gouvernement des apparences.

Gabrielle SMITH
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E. Coccia, Angeli, Ebraismo, Cristianesimo, Islam, Vicenza, Neri Pozza,


2013 (notre traduction).
16. G. Agamben, Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 408-409.

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Mode exposée,
mode performée

}
Luca Marchetti et Barcelone, BOM / Actar,
Emanuele Quinz (éd.) 2007, 148 p.
Dysfashional

Paul O’Neill et
Mick Wilson (éd.)
} Londres, Open Editions,
2014, 274 p.
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Curating Research

}
Julia Petrov
Londres et New York,
Fashion, History, Museums
Bloomsbury, 2019, 248 p.
Inventing the Display of Dress

Les expositions de mode sont devenues, au cours de la


dernière décennie, des lieux d’expérimentation extrêmement
fréquentés et richement financés par des marques qui
investissent dans les expositions itinérantes comme outils de
marketing et de promotion. Or en dépit de cette présence
accrue de la mode dans les musées et les galeries, une
réflexion théorique sur la portée des expositions de mode,
sur le sens qu’on leur prête, et notamment sur la place qu’y
tient la performativité, reste encore à mener – et ce malgré
une abondante littérature produite sur les relations de la
mode avec les sphères de l’art et du design 1.

1. La réflexion sur le curating comme discipline a émergé à par-


tir de la fin des années 1960 avec, notamment, le travail de Harald
Szeemann ; voir son Museum der Obsessionen, Berlin, Merve Verlag,
1981. Voir également, de Hans Ulrich Obrist, A Brief History of Cura-
ting (Zürich / Dijon, JRP Ringier, 2008) et le compte rendu de ce livre
par Donatien Grau dans le numéro spécial de Critique « À quoi pense
l’art contemporain ? » (n° 759-760, août-septembre 2010, sous la dir.
d’Élie During et Laurent Jeanpierre).

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496 CRITIQUE

Comme l’écrivait Paul O’Neill en 2010 : « Les exposi-


tions sont [...] des formes contemporaines de rhétorique,
des expressions complexes de persuasion dont les stratégies
visent à produire un ensemble prescrit de valeurs et de rela-
tions sociales pour leurs publics 2. » Analysant la proliféra-
tion des expositions d’art et des biennales, il n’entrevoit pas
seulement ce que vont devenir le rôle et la responsabilité du
commissaire d’exposition en tant que médiateur culturel ; il
défend aussi l’idée d’une évolution du curating de son statut
de pratique à un statut de producteur de discours au sein du
nouvel espace qu’il nomme « néocritique » :
L’ importance prise par le geste curatorial dans les années quatre-
vingt-dix a [...] commencé à faire du curating, potentiellement, le
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point focal des discussions, de la critique et des débats : le rôle
du critique (désormais évincé) – c’est-à-dire la tenue d’un discours
culturel parallèle – a été usurpé par le curating comme espace
néocritique 3.

C’est dire en somme que l’exposition et la pratique du cura-


ting, à l’intérieur comme à l’extérieur des musées, sont deve-
nues des « terrains contestés » – l’expression est empruntée à
Ivan Karp et Steven D. Lavine – où « des décisions sont prises
pour mettre en valeur un élément et en minimiser d’autres,
pour affirmer certaines vérités et en ignorer d’autres 4 ». De
tels constats, concomitants des nouvelles recherches menées
en muséologie, sont indicatifs d’un tournant dans les objectifs
des musées comme dans les intentions des curateurs indé-
pendants, les uns et les autres plaidant désormais pour une
conception plus politique du montage des expositions, d’une
part, et, d’autre part, pour l’émergence d’un champ d’étude
et de réflexion autour de la pratique du commissariat 5. Et la
mode n’est pas restée à l’écart de cette évolution.
2. P. O’Neill, « The Curatorial Turn : From Practice to Discourse »,
dans J. Filipovic (éd.), The Biennale Reader, Hatje Cantz, Osfildern,
2010, p. 244 ; traduit par nous.
3. Ibid., p. 1.
4. I. Karp et S. D. Lavine, « Introduction : Museums and Multicul-
turalism », Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum
Display, Washington et Londres, Smithsonian Institution Press, 1991,
p. 1.
5. Ibid., p. 6.

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M O D E E X P O S ÉE , M O D E P E R F O R M ÉE 497

À dire vrai, la réflexion sur le commissariat de mode


et sur la présence de la mode dans les musées n’est pas
nouvelle. C’est paradoxalement l’absence de musée (ou de
département de musée) consacré à la mode, à l’échelle glo-
bale, pendant la majeure partie du XXe siècle, qui a fait naître
les premiers débats sur l’ontologie de la mode présentée au
musée et sur la définition du fashion curating comme dis-
cipline. Quant à la bataille menée par les conservateurs et
collectionneurs pour valoriser la mode dans le cadre muséal,
elle s’inscrit dans une quête de légitimation plus large, menée
par les actrices et acteurs de la discipline elle-même, pour
faire reconnaître la portée culturelle et politique de la mode.
Comme le relate Manuela Soldi, en 1909 déjà, la créa-
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trice, éducatrice et activiste italienne Rosa Genoni plaidait
pour la création d’un musée de la mode qui pût offrir tout
à la fois « une histoire ethnique et sociale de nos différentes
habitudes vestimentaires et des styles régionaux, une biblio-
graphie pour les travailleurs, une collection patriotique 6 ».
Son ambition n’était pas simplement de reconstituer ou
reconstruire une collection historique de costumes italiens :
elle en appelait à une prise de conscience intellectuelle de la
contemporanéité dans l’exposition de la mode, ainsi que de
sa portée éducative et culturelle – et ce, dans le contexte par-
ticulier d’une industrie de la mode italienne visant à la fois à
redéfinir ses processus créatifs de production et à s’émanci-
per de la « tyrannie » française. Artiste, professeur et théori-
cien de l’art situant son travail dans une tradition marxiste
et critique, Dave Beech le souligne : il est essentiel de « se
demander quelles sont les relations sociales spécifiques
concrétisées par l’exposition, et quelles forces technologiques
et matérielles sont déployées dans son fonctionnement 7 ».
Replacer les expositions de mode dans le cadre plus large
d’une « culture de l’exposition » revient à reconnaître leurs
dispositifs comme faisant partie intégrante du capitalisme

6. Rosa Genoni dans M. Soldi, Rosa Genoni. Moda e Politica : Una


Prospettiva Femminista fra 800 e 90, Venise, Marsilio Editori, 2019,
p. 133.
7. D. Beech, « Redefining the Exhibition », Parse 13.1, printemps
2021. Voir en ligne : https://parsejournal.com/article/redefining-the-
exhibition/#post-8285-endnote-2.

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498 CRITIQUE

occidental 8, tout en interrogeant le paradigme particulier qui


est le leur, ainsi que leur fonction performative dans la « fabri-
cation de la mode ». La néerlandaise Mieke Bal, elle aussi
artiste (vidéaste) et professeur émérite à l’université d’Ams-
terdam, a pour sa part proposé, dans le sillage d’Austin,
l’expression « performativité de la performance » pour mettre
en relief la puissance performative propre aux expositions,
qui rend celles-ci susceptibles d’influencer notre perspec-
tive culturelle et le regard que nous portons sur le quotidien.
Réciproquement et selon un dispositif similaire, expositions
de mode et techniques d’expositions fonctionnent comme des
indicateurs permettant de jauger la façon dont est pensée et
perçue la mode dans nos sociétés contemporaines. En ce
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sens, on peut dire, paraphrasant Dave Beech, qu’il est en effet
crucial de situer l’exposition de mode dans les conditions
historiques, géographiques et politiques qui ont présidé à sa
formation et à sa popularisation.

Paradigmes et langages
La présentation d’objets de mode dans les expositions a
évolué via différents canons de représentation et selon des
modèles scénographiques variés, tant muséologiques que
commerciaux. La nature multiforme de la mode, jointe à la
nécessité de plus en plus ressentie d’élever celle-ci au rang des
beaux-arts, a historiquement inscrit l’exposition de mode au
cœur d’un dialogue pluridisciplinaire entre l’histoire de l’art,
l’ethnographie, l’architecture et l’art contemporain. Comme
le rappelle Julia Petrov, curator au Royal Alberta Museum
d’Edmonton, responsable notamment de la présentation
muséale de la vie quotidienne et des loisirs, et auteure en
2019 de Fashion, History, Museums. Inventing the Display
of Dress 9, « définir le schéma d’une exposition historique de
la mode, c’est reconnaître la multiplicité de ses formes et
de ses liens avec d’autres médias » (FHM, p. 196). Or cette
multiplicité a elle-même déclenché des phénomènes récur-

8. Voir S. Mathur (éd.), « Why Exhibition Histories ? », British Art


Studies, n° 13. Voir en ligne : https://www.britishartstudies.ac.uk/issues/
issue-index/issue-13/why-exhibition-histories.
9. Titre désormais abrégé en FHM.

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M O D E E X P O S ÉE , M O D E P E R F O R M ÉE 499

rents de mimesis et provoqué des translations de modèles


et de langages d’exposition qui ont appauvri en la simplifiant
la représentation de la mode et celle de ses processus de
production et de consommation. Le rapprochement si cou-
ramment opéré entre l’art et la mode, avec pour corrélat une
insistance sur la notion d’auctorialité ou sur la mythologie du
créateur unique, est un parti pris qui a longtemps entravé la
compréhension des processus productifs et créatifs propres
à l’industrie du vêtement. Dès les années 1990, cependant,
des voix se sont élevées pour proposer une refonte de tels
paradigmes. Celle de Richard Martin, par exemple, conser-
vateur au Costume Institute, à l’occasion de son exposition
sur le sportswear proposant « un modèle conceptuel différent
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de ceux en vigueur dans l’art d’avant-garde ou la couture 10 ».
Intentionnellement ou non, les expositions novatrices et spec-
taculaires de Diana Vreeland 11, celles aussi de Cecil Beaton 12,
ont introduit une nouvelle méthodologie permettant d’abor-
der la mode dans l’espace muséal – en même temps qu’elles
peuvent être perçues comme les symptômes d’un change-
ment de paradigme et d’une mutation des valeurs de la part
des musées contemporains, imputables à leur entrée dans
l’industrie du divertissement.
En réaction à cette quête du grand spectacle et en lien
avec les réflexions actuelles sur le fashion curating comme
discipline, de nouvelles formes d’exposition de mode sont
apparues. La performativité y tient une place importante.
Mais elles ne suggèrent pas seulement l’existence d’une « nar-
rativité 13 » propre à l’exposition comme dispositif de présen-

10. R. Martin, « American Ready-to-Wear Clothing and Fashion


Innovation in the 1980s », Per una storia della moda pronta. Problemi
e ricerche : Atti del V convegno internazionale del CISST, Milano,
26-28 febbraio 1990, Florence, Edifir, 1991, p. 299-300.
11. Voir J. Clark, « Where to Put the Ideas. Re-Curating Diana
Vreeland », dans J. Clark et M. L. Frisa (éd.), Diana Vreeland after
Diana Vreeland, Venise, Marsilio Editore, 2012.
12. Voir M. Van de Casteele, « Fashioning the Beaton Portraits :
1928-1968 Exhibition », dans C. Wintle (éd.), Museum Exhibition
Design. Histories and Futures, Londres, Routledge, à paraître en 2022.
13. Je me réfère ici au travail de Mieke Bal sur le discours des
musées et la rhétorique des expositions. M. Bal, Double Exposures. The
Practice of Cultural Analysis, Londres, Routledge, 1996.

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500 CRITIQUE

tation de la mode : elles entérinent le rôle de l’exposition dans


la définition ou redéfinition même de la mode.
C’est dans cet esprit que Luca Marchetti et Emanuele
Quinz ont proposé, avec leur exposition Dysfashional – From
Concept to Construction (2007), un nouveau paradigme de
l’exposition de mode. La leur, en effet, ne présentait pas de
vêtements, les commissaires expliquant que « la mode est,
au-delà des objets qui la matérialisent, un état de la sensibi-
lité en devenir » (D, p. 7). Dès lors que prévaut cette défini-
tion, l’exposition devient ce moment où sont redéfinies à la
fois la mode et sa mise en scène. Comme le soulignent encore
Luca Marchetti et Emanuele Quinz, Dysfahional 14 se définit
« par contraste avec une mode qui se veut “littérale”, comme
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collection de vêtements et d’accessoires » (D, p. 6).
Par ailleurs, le préfixe dys, renvoyant à une dimen-
sion « pertubatrice » de la mode, se voulait une invitation à
« résist[er] et s’oppos[er] à une définition de cet univers en
termes de beaux objets commerciaux, d’images et de pro-
duits identitaires » (D, p. 6). C’est la raison pour laquelle,
poursuivent les deux auteurs de ce texte-programme, « Dys-
fashional n’invite pas des créateurs de mode à présenter leurs
collections, mais accueille leurs propositions plastiques, ins-
tallations ou vidéos… » (D, p. 6). Artistes, créateurs de mode,
designers sonores, danseurs, designers textiles se sont ainsi
vus réunis et mis sous les feux de la rampe à travers d’éphé-
mères installations synesthésiques. Avec pour corollaire une
réflexion méthodologique qui abordait l’exposition comme
« un espace d’expérimentation, un terrain d’exploration et
d’aventure à la fois pour les artistes et les visiteurs » (D, p. 6).
La métaphore est appropriée et c’est une aventure, en effet,
que de repenser les modèles de représentation et les nou-
velles proximités en termes de contenu et d’approches que
l’on observe aujourd’hui dans la mise au point d’expositions
tant privées que publiques. Le mot ouvre sur une nouvelle
dimension, celle de l’inconnu, mais traduit aussi l’audace qui
caractérise la multiplicité des expositions sur – et autour – de
la mode aujourd’hui.

14. Titre désormais abrégé en D.

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M O D E E X P O S ÉE , M O D E P E R F O R M ÉE 501

Politique de l’immatériel
Dysfashional est symptomatique d’une compréhen-
sion de la mode non plus centrée sur le matériel, mais sur
la sphère de l’immatériel et de l’incarné, qui « revient vers
le corps comme sujet du sentir, comme noyau de la per-
ception et de la sensation, mais aussi de la mémoire et de
l’expérience » (D, p. 7). Ce changement est capital et reflète
une tendance contemporaine à raviver l’immatériel en tant
que valeur culturelle et sociale devant être préservée. Ce
qu’Ann Cvetkovich a appelé les « archives de sentiments 15 »
sont autant de moyens d’échapper au pouvoir exercé par les
institutions normatives de la mémoire et de jeter les bases
d’un dispositif alternatif d’enregistrement des cultures et des
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communautés discriminées. Cette tendance n’a pas seule-
ment émergé dans le contexte des politiques identitaires, de
l’activisme et de la désinstitutionalisation queer des archives.
Le « tournant immatériel » s’observe bien au-delà du champ
politique et peut être détecté, de manière parfois paradoxale,
dans l’industrie de la mode elle-même, où la performance
est fréquemment utilisée, soit comme outil pour montrer la
mode, soit comme « culture de la différence, qui ne se situe
pas au niveau des signes, mais dans le sentir » (D, p. 7). Au-
delà du recours au défilé de mode comme manière de donner
vie à des présentations à la fois commerciales et artistiques,
c’est pour mettre en scène, refléter, réaffirmer les sensibili-
tés de l’industrie de la mode et comme moyens de créer de
la valeur autour de la marchandise qu’ont été adoptées ces
pratiques de la performance.
C’est ce que l’on observe dans la programmation de plus
en plus fréquente de performances live mettant en scène
le travail créatif des marques de luxe. Ce fut notamment le
cas des « Journées Particulières » organisées par le groupe
LVMH à partir de 2011, durant lesquelles les maisons de
luxe appartenant au conglomérat ouvraient leurs ateliers au
public curieux d’observer et d’apprendre ce savoir-faire. Dans
de telles performances, les visiteurs ne sont plus de simples
consommateurs : ils deviennent spectateurs d’un mécanisme

15. Voir A. Cvetkovich, An Archive of Feelings. Trauma, Sexuality,


and Lesbian Public Cultures, Durham et Londres, Duke University
Press, 2003.

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502 CRITIQUE

complexe où l’acte de fabrication (ainsi que le travailleur)


devient l’objet exposé, la marchandise elle-même. En regar-
dant le corps de l’ouvrier, ses mains, ses doigts en mouve-
ment, les visiteurs éprouvent des sentiments d’admiration et
d’autoprojection qui transforment la fabrication en une pra-
tique discursive capable de susciter le plaisir et le désir. Cette
tendance se reflète dans l’adoption croissante de ces perfor-
mances de travail dans les expositions de mode. Ainsi par
exemple de Volez, Voguez, Voyagez – Louis Vuitton (2015)
ou encore de Christian Dior. Couturier du rêve au MAD Paris
(2017), expositions au cours desquelles les artisans ont fait
montre, en silence, de leur savoir-faire devant les visiteurs.
Afin de mieux appréhender la complexité de ces per-
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formances données dans les expositions, il est essentiel de
replacer cette tendance dans le cadre plus large qu’est l’expo-
sition de l’artisanat et du patrimoine. Alors que l’exposition
du savoir-faire et de l’innovation fait partie de l’histoire de
la révolution industrielle et des grandes expositions 16, une
attention croissante a récemment été accordée à la valeur
prise par la « construction artificielle » du patrimoine et sa
marchandisation. Le discours aujourd’hui très présent sur
l’intangibilité de la mode semble dialoguer avec la montée
du travail immatériel comme élément constitutif de la tran-
sition d’une société industrielle vers une société post-indus-
trielle. Les gestes, les mouvements et la connaissance tacite
en général sont devenus centraux dans le discours sur la
mode au moment exact où nous assistons à une prolifération
du travail immatériel dans le système économique néolibéral
et où, pour reprendre les mots de Maurizio Lazzarato, « le
consommateur est inscrit dans la fabrication du produit dès
sa conception 17 ». L’ immatériel est donc devenu une valeur
centrale dans les stratégies de communication commerciale
de la mode au moment précis où son économie se déma-
térialise, mais aussi en raison de la mondialisation, de la
perte du savoir sur le faire et du tournant numérique. Ainsi,

16. L. Purbrick, The Great Exhibition of 1851. New Interdisci-


plinary essays, Manchester, Manchester Univeristy Press, 2001.
17. Voir M. Lazzarato, « Immaterial Labor », dans P. Virno et
M. Hardt (éd.), Radical Thought in Italy. A Potential Politics, vol. 7,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, p. 140.

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M O D E E X P O S ÉE , M O D E P E R F O R M ÉE 503

la performance du savoir-faire de la mode s’avère-t-elle être


un outil équivoque, sinon une arme à double tranchant : elle
permet de surmonter les limites d’une exposition matérielle
de la mode, mais elle flirte également avec la transformation
contemporaine des pratiques de production et de consom-
mation dans l’industrie.
En ce sens, il est intéressant d’examiner le travail d’Olivier
Saillard. Ses performances, en effet, ont dialogué avec le geste
de fabrication dans la mode et la possibilité de mettre en scène
les collections historiques au-delà de l’exposition statique tra-
ditionnellement centrée sur l’objet. Une performance récente
au Centre national de la Danse, en particulier, a cristallisé
plusieurs des questions qui viennent d’être abordées. Intitu-
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lée L’Atelier de Couture (2018), cette performance célébrait
le travail d’une assistante d’atelier, Madame Lenoir, qui tra-
vaillait pour Madame Grès, grande couturière, célèbre pour
ses drapés et l’invention d’un « pli Grès ». Au cours de cette
performance, Madame Lenoir exécutait devant le public des
gestes techniques de drapage et de plissage en créant des
« T-shirts haute couture ». Dispositif doublement intéressant
puisque, d’une part, le public est comme projeté dans l’atelier
devenu espace d’émerveillement et que, d’autre part, ce n’est
pas le couturier qui est protagoniste de la performance, mais
l’assistante et son « geste de couture », reproduit sur un tissu
en jersey porté par Axelle Doué, ancien mannequin cabine de
Madame Grès. L’idée est bien d’opposer le caractère excep-
tionnel des techniques à la quotidienneté du T-shirt. Mais ce
n’est pas tout : cette performance mettait aussi en évidence
l’importance, dans le domaine de la mode, de l’histoire orale
et du savoir incarné puisque Saillard invitait Madame Lenoir
à parler de son travail, à interagir avec les spectateurs. C’était
du même coup démontrer le potentiel « participatif » des per-
formances, au lieu de présenter un diorama muet du travail
comme le faisait l’exposition Christian Dior. Couturier du rêve.
L’ utilisation de la performance pour le fashion curating
incite à franchir de nouvelles frontières et à ouvrir de nou-
velles discussions sur le modèle des représentations de la
mode, sur son institutionnalisation, tout en remettant en
question une idée de la mode fondée sur l’objet 18. Dans le

18. Voir la performance The Impossible Wardrobe avec Tilda

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504 CRITIQUE

travail d’Olivier Saillard, elle permet de dépasser une his-


toire de la mode uniquement matérielle, pour prendre en
compte sa dimension gestuelle, incarnée, mais aussi émo-
tionnelle alors que, longtemps, comme le note justement
Rebecca Schneider, « la place du sentiment ou de l’engage-
ment affectif dans l’historiographie a été controversée 19 ».
Olivier Saillard a poursuivi ce travail sur les rapports entre
corps, vêtement et mémoire dans Models Never Talk (2014).
À travers le souvenir oral et gestuel des essayages et des
défilés des designers, les corps de tops modèles des années
1990, sur lesquels le temps a laissé son empreinte, sont utili-
sés comme des archives à même d’évoquer certaines formes
de soumission disciplinaire du corps, en même temps qu’est
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redonné un rôle aux mannequins en tant qu’interprètes de
la mode.
Cette mise en scène performative des corps de manne-
quins s’inscrit dans le courant plus large d’une « histoire
des sensibilités 20 » liée aux arts de la scène, et plus particu-
lièrement à un courant de performances féministes et poli-
tiques ayant utilisé les codes de la mode pour dénoncer les
traumatismes subjectifs et collectifs féminins. Les œuvres
S.O.S. Starification Object Series (1974) de Hannah Wilke
ou Cover Girls (1975) de Cindy Sherman se sont par exemple
saisies de l’imaginaire médiatique de la mode pour remettre
en cause les processus visuels d’aliénation et de contrôle des
corps féminins. Le corps de la performeuse féminine devient
ainsi un dispositif ou, pour reprendre les termes de Rebecca
Schneider, une « archive de traumatismes 21 ». Comme le
suggère la théoricienne, ces artistes « utilisent leurs corps
comme des scènes sur lesquelles elles rejouent les drames et
traumatismes sociaux qui ont créé les distinctions culturelles

Swinton, 2012.
19. R. Schneider, History & Theatre, Londres, Red Globe Press,
2014, p. 41.
20. D. Wickberg, « What is the History of Sensibilities ? On
Cultural Histories, Old and New », The American Historical Review,
vol. 112, n° 3, 2007, p. 661-684. Voir aussi C. Evans, Mechanical Smile.
Modernism and the First Fashion Shows in France and America, 1900-
1929, New Haven et Londres, Yale University Press, 2013.
21. R. Schneider, The Explicit Body in Performance, Londres,
Routledge, 1997.

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M O D E E X P O S ÉE , M O D E P E R F O R M ÉE 505

entre vérité et illusion, réalité et rêve, fait et fantasme, natu-


rel et non naturel, essentiel et construit 22 ». Si cette réflexion
résonne avec certaines performances de Saillard, celles-ci
tendent cependant à réduire l’idée du corps-archive à cer-
taines morphologies spécifiques et à une vision limitée de
l’histoire de la mode. Les performances de mode pourraient
être un lieu où se pense de façon plus ouverte ces expériences
incarnées, en travaillant sur des pratiques du quotidien ou
des expériences individuelles moins exclusives.

Vers une approche curatoriale de la mode


La performance est donc à même de subvertir le for-
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mat des expositions de mode institutionnelles. Elle est aussi
propice à des pratiques de « queering » méthodologique.
Elle fonctionne en tant que symptôme de l’évolution actuelle
qui conduit, selon Paul O’Neill 23, à distinguer le curating
du curatorial – ce dernier terme définissant une pratique
« opérant à distance, ou à côté, ou en complément du cura-
ting-comme-production d’expositions : un curating comme
recherche » (CR, p. 12). L’ idée est de « dépasser la concep-
tion des expositions comme étant le débouché principal du
curating-comme-production » (CR, p. 12). Penser l’exposi-
tion comme une recherche, c’est en abolir la « finitude » pour
adopter une nouvelle vision, et de l’exposition « comme acte de
recherche en soi », et « des notions élargies du curating et du
rôle des modèles et des méthodologies de recherche dans ce
contexte 24 ». Il faut distinguer, souligne Paul O’Neill, entre « la
recherche qui fait son chemin dans la pratique curatoriale /
les modèles d’exposition, et le commissariat, en soi, comme
forme de pratique de la recherche » (CR, p. 12). Ce distinguo
est précieux pour mieux comprendre l’écart qui s’est creusé
entre des séries de performances, récemment apparues, qui
s’attachent à décoloniser et repenser les systèmes de contrôle
et de pouvoir propres à la mode, et le travail de curators
souvent bridés par les restrictions administratives et com-
merciales propres aux musées publics. Les performances, à

22. Ibid., p. 7.
23. Le titre Curating Research sera désormais abrégé en CR.
24. Ibid.

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506 CRITIQUE

cet égard, correspondent à l’émergence d’« approches cura-


toriales de la mode » libérées des contraintes institution-
nelles, qui tentent de remettre en question les pratiques et
les canons du fashion curating.
Cas particulièrement intéressant : la performance du
collectif « The Rational Dress Society ». Ainsi nommé d’après
l’association créée à Londres en 1881 dans le cadre du mou-
vement de réforme vestimentaire victorien, ce groupe, fondé
par Maura Brewer et Abigail Glaum-Lathbury, a proposé
l’utilisation de la combinaison comme « monovêtement non
genré et à usages multiples pour remplacer tous les vête-
ments à perpétuité », comme le déclare leur manifeste. Ce
collectif propose ainsi de combattre l’industrie de la mode
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actuelle et ses valeurs en ouvrant le discours sur la produc-
tion de masse à une approche plus inclusive et moins insti-
tutionnalisée de la mode. Son spectacle intitulé The Rational
Dress Society Presents : A History of Counter-Fashion est
un parfait exemple de cette approche. La performance, qui
se présente comme « défilé-projection-conférence », consiste
en une succession de looks historiques iconiques (des sans-
culottes de la Révolution française à l’uniforme du Black Pan-
ther Party) qui constituent une histoire alternative, politique
et militante, de la mode. La performance permet ce chemi-
nement via des reconstitutions historiques de vêtements qui,
portés par des mannequins, défilent devant le public pen-
dant que les deux activistes rappellent les contextes de ces
« contre-modes » liées à des « contre-cultures ».
Cet exemple montre comment la performance peut per-
mettre d’aborder de manière plus dynamique et plus libre
la question de la « décolonisation » et celle des normes gen-
rées dans l’exposition de la mode, dont les mutations sont
autant de réponses à l’essor récent d’une critique des canons
et des historiographies de la mode, mais aussi de l’indus-
trie de la mode dans son ensemble 25. A History of Counter-
Fashion prend en somme le parti d’une approche curatoriale
plus « activiste 26 », tournée vers des dispositifs de savoir
25. Voir par exemple le site « The Fashion and Race Database »,
https://fashionandrace.org/database/.
26. Voir à ce sujet M. Reilly, Curatorial Activism. Towards an
Ethic of Curating, Londres, Thames & Hudson, 2018.

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M O D E E X P O S ÉE , M O D E P E R F O R M ÉE 507

alternatifs au sein desquels le corps et les performances


apparaissent comme des outils permettant de défaire les
formes de contrôle. Tâche particulièrement opportune à une
époque où l’industrie de la mode semble elle-même flirter
avec l’histoire des activismes et la pensée critique... « Les
performances incarnées ont toujours joué un rôle central de
conservation de la mémoire et de consolidation des identi-
tés dans les sociétés lettrées, semi-lettrées et numériques 27 »,
souligne la théoricienne de la performance Diana Taylor.
« Tout le monde n’accède pas à la “culture” ou à la moder-
nité par l’écriture. Je pense qu’il est impératif de continuer
à réexaminer les relations entre les performances incarnées
et la production du savoir. Nous pourrions aller voir du côté
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de certaines pratiques du passé que l’on considère parfois
comme disparues [...]. Il est difficile de penser la pratique
incarnée dans le cadre des systèmes épistémiques dévelop-
pés dans la pensée occidentale, où l’écriture est devenue
le garant de l’existence elle-même 28. » Taylor insiste sur la
nécessité de dépasser le modèle centré sur la matérialité afin
de surmonter les systèmes de contrôle et de discipline de
la connaissance – injonction non moins nécessaire lorsque
nous parlons de la mode.
Penser l’exposition de la mode en termes de performances
incarnées peut contribuer à nous faire prendre conscience
du changement de paradigme évoqué plus haut et susciter,
par voie de conséquence, une réinterprétation de la mode en
tant que culture de résistance, et non plus seulement en tant
qu’industrie visant à l’oppression des corps.

Marco PECORARI

27. D. Taylor, The Archive and the Repertoire. Cultural Memory


and Performance in the Americas, Durham, Duke University Press,
2003, p. XVIII.
28. Ibid., p. XVII-XIX.

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Théories et affects
de la marche

}
Denis Bruna (éd.) Paris, Les Arts décoratifs,
Marche et Démarche 2019, 256 p.
Une histoire de la chaussure

}
Ellen Sampson
Worn Londres, Bloomsbury
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Footwear, Attachment Publishing, 2020, 272 p.
and the Affects of Wear

Peut-on faire l’histoire de l’expérience d’être vêtu ? C’est la


question, ou plutôt le champ d’expérimentation, qu’ouvrent
deux livres récents publiés de part et d’autre de la Manche.
Ces deux études, sans poursuivre ni les mêmes objectifs ni
employer les mêmes méthodes d’enquête, se concentrent
sur un même accessoire vestimentaire – la chaussure –,
pour essayer de reconstituer l’expérience qui en est faite. Le
premier ouvrage, Marche et Démarche. Une histoire de la
chaussure, accompagne et prolonge l’exposition du même
nom qui s’est tenue au musée des Arts décoratifs de Paris
(MAD) en 2019-2020. Dans une perspective historique, il
étudie les dimensions pratiques et symboliques des chaus-
sures, leurs usages et les contextes variables de leur port,
ainsi que la marche et la démarche qu’elles engendrent, du
Moyen-Âge jusqu’à nos jours, sur les cinq continents. Comme
en regard, Worn. Footwear, Attachment and the Affects of
Wear, publié en 2020 par Ellen Sampson, artiste et cher-
cheuse, propose une recherche par la pratique autour du
port de la chaussure, des effets physiques et psychologiques
que cette dernière exerce sur un corps et, inversement, de
l’empreinte qu’un corps laisse sur elle. Le livre propose de
manière inédite de se placer du côté de la relation intime
nouée entre le porteur et ses chaussures.

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T H ÉO R I E S E T A F F E C T S D E L A M A R C H E 509

La lecture en dialogue de ces ouvrages met au jour dif-


férents aspects de l’expérience d’être chaussé, et permet de
découvrir une agentivité réciproque entre les chaussures et
leurs porteurs : s’y pose le problème de savoir comment le
port de chaussures détermine un rapport au monde, et en
retour, comment celles-ci se voient incorporées et marquées
par leurs porteurs.

Pour une sociologie de la chaussure


Marche et Démarche, ouvrage collectif, est dirigé par
Denis Bruna, conservateur en chef du département mode et
textile du MAD et professeur d’histoire de la mode et du cos-
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tume à l’École du Louvre. Dans la lignée de ses précédentes
expositions, La Mécanique des dessous. Une histoire indis-
crète de la silhouette (2013) et Tenue correcte exigée. Quand
le vêtement fait scandale (2016), Denis Bruna propose une
histoire du vêtement sous l’angle des usages. C’est-à-dire, de
son insertion dans une société donnée, dans un mode de vie
et des pratiques où il prend son sens. Mais aussi, dans un
rapport au corps particulier. C’est d’abord en relation avec
la marche et la démarche qu’elles engendrent que les chaus-
sures sont ici étudiées, avec l’allure et le mouvement qu’elles
rendent possibles, contraignent souvent, libèrent parfois.
L’ ouvrage s’inscrit ainsi dans la perspective d’une histoire
culturelle des relations entre le corps et le vêtement. « Dis-
moi comment tu marches, et je te dirai qui tu es » résume
Denis Bruna, reprenant les termes de Champfleury dans son
texte « Le collectionneur de chaussures » (1867, cité p. 12).
Dans un texte sur la marche au XVIIIe siècle (p. 32), il
fait ainsi la différence entre, d’un côté, souliers de cuir ou de
tissu, privilèges des nantis, et, de l’autre, les sabots destinés
à « ceux qui vont à pieds » (p. 33). Aux travailleurs et aux pay-
sans, les sabots fonctionnels, chaussant notamment les « gros
pieds » des classes ouvrières habituées aux travaux rudes,
résistants au froid et à la boue et occasionnant souvent une
démarche bruyante et pesante. Et aux aristocrates des villes
et de la cour, des souliers de soie ou de cuir, à la fois élégants
et légers, à l’image d’un bijou. Chaussures à talons portées
par les hommes dès la fin du XVIe siècle en Occident puis par
les femmes, même si ces dernières marchent rarement, ou

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510 CRITIQUE

souliers plats, les chaussures des aristocrates nécessitent en


outre un apprentissage de la marche et du maintien du corps,
souvent délivré par des maîtres de danse, théorisé dans des
traités et largement commenté par les dramaturges, journa-
listes et médecins au XVIIIe siècle. Si la chaussure fonctionne
comme marqueur de classe, c’est donc autant par ses quali-
tés esthétiques intrinsèques que par les modifications corpo-
relles qu’elle entraîne, et l’habitus auquel elle se trouve lié.
Cet infléchissement du corps par la chaussure, déjà
remarquable dans la formation de la personne sociale, est
encore plus frappant chez les artistes de la scène. C’est par
exemple le cas des chaussons de danse (p. 144) et des chaus-
sures de clown (p. 152) étudiés par Mélodie Le Lay. Ils ne
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sont pas seulement des souliers protégeant les pieds du froid
et de la marche. Ils façonnent le danseur et sa pratique, sti-
mulent la gestuelle du clown et ses mimiques. Ils permettent
à ces personnages d’être sur scène ce pour quoi le public
est venu les applaudir. Loin de n’être que des accessoires
secondaires, ils sont finalement essentiels, formant l’iden-
tité et le corps même de ceux qui les portent. Ils signent
une démarche – celles du clown claudiquant, d’un Charlie
Chaplin maladroit –, dessinent une gestuelle, jusqu’au port
de tête de la danseuse. Les « souliers magiques » (p. 158) tels
que les bottes de sept lieues du Petit Poucet cristallisent cette
capacité de transformation : elles dotent leurs porteurs de
qualités supplémentaires, vitesse et rapidité notamment.
Toujours dans le cadre de l’étude de chaussures sin-
gulières pour professions singulières, un texte de Julien
Loussararian s’intéresse aux chaussures des soldats (p. 170).
Celles-ci ne se distinguent des autres chaussures qu’au
XIXe siècle avec la production industrielle d’Alexis Godillot,
qui commercialise un modèle particulièrement confortable,
solide, et plus lourd. Adaptées aux longues marches, au froid
et aux situations dangereuses, elles sont également liées au
prestige militaire, aux parades et à leur marche cadencée.
Il y a là quelques exemples d’une perspective méthodo-
logique qui s’applique tout au long du catalogue de Marche
et Démarche. On peut encore citer le cas des chaussures de
sport (p. 176), signes de jeunesse, de confort et de détente,
qui alimentent aussi la réflexion autour du corps et de la per-
formance. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’utilisation

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T H ÉO R I E S E T A F F E C T S D E L A M A R C H E 511

du caoutchouc pour réaliser leurs semelles, que cela soit


pour le croquet ou le tennis, permet d’améliorer la qualité et
la fonctionnalité de ce type de chaussures, alors que depuis
l’Antiquité les sportifs utilisaient les chaussures de la vie
quotidienne pour pratiquer le sport. Les sneakers – l’une des
premières occurrences du mot apparaît dans le New York
Times en 1887 – provient de sneak up / se faufiler pour indi-
quer la souplesse de ces chaussures : elles sont donc nom-
mées d’après la gestuelle, le comportement corporel qu’elles
engendrent.

Pour une ergonomie de la chaussure


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Le catalogue de Marche et Démarche propose ainsi une
cartographie des effets produits par les chaussures sur le
corps humain et des différentes démarches engendrées. Les
questions d’ergonomie sont dès lors centrales : trop grandes,
trop petites ou trop étroites, les chaussures ne vont pas sans
contrainte ni inconfort. Les chaussures doivent-elle se faire
au pied ou bien est-ce le pied qui doit se faire à la chaussure ?
L’ histoire semble aller dans le sens de la première pro-
position – celle d’un infléchissement de la chaussure par
le corps. Dans un texte de Bastien Salva, on apprend ainsi
qu’au XIXe siècle, la marche étant devenue un loisir, la chaus-
sure se voit repensée par les cordonniers pour plus de soli-
dité. Car si les chaussures masculines sont depuis longtemps
coupées dans du cuir solide, celles des femmes – pensées
pour un usage domestique et rarement utilisées à l’exté-
rieur – sont encore réalisées, au début de ce siècle, dans des
matières très fragiles et ne peuvent donc résister au moindre
déplacement (p. 54) : il faudra que la chaussure féminine
associe cuir et talon pour que, progressivement, les femmes
puissent arpenter la rue. Les cordonniers réfléchissent à la
même époque à améliorer l’hygiène et l’isolation des chaus-
sures, ainsi que la respiration des pieds, leurs recherches
les conduisant à déposer plusieurs brevets. Dans le même
temps, une réflexion sur la podologie et la physiologie des
pieds est menée pour faciliter la marche, notamment par
William Scholl à partir de 1899 aux États-Unis, puis en Italie,
un siècle plus tard, par la société Geox. Le confort était aupa-
ravant synonyme de « relâchement suspect » (p. 62) ; il devient

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512 CRITIQUE

une valeur montante au tournant des XIXe et XXe siècles. Au


début du XXe siècle, les chaussures orthopédiques destinées
aux pieds sensibles s’opposent encore aux chaussures à
la dernière mode. Ce n’est que dans la seconde moitié du
XXe siècle que le confort cesse véritablement de s’opposer à
l’idée d’élégance et s’impose comme un argument de vente,
notamment quand les chaussures dites pratiques – à l’image
des vêtements de confection qui imitent les modèles de haute-
couture – tentent d’améliorer leur esthétique. Aujourd’hui,
les Birkenstock, dessinées pour la première fois en 1896,
en sont un exemple. Chaussures orthopédiques utilisées par
les professions médicales et longtemps considérées comme
esthétiquement répulsives, elles sont de plus en plus portées
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aux États-Unis par les jeunes dans les années 1990 avant de
défiler sur le podium lors d’une présentation Céline en 2013
et Valentino en 2019.
Mais, à l’opposé de cette recherche de confort, de nom-
breux souliers demandent au pied de s’adapter à leur forme,
plutôt que l’inverse. Ces chaussures, non pensées pour conve-
nir au pied, ne visent ni le confort ni la fonctionnalité mais une
esthétique originale, et contraignent fortement la démarche,
jusqu’à pouvoir être considérés comme impraticables. Yanis
Cambon signe ainsi un texte sur les « chaussures impor-
tables » (p. 202). Les objets qu’il examine sont d’abord liés,
depuis le XVIIIe siècle, à un érotisme de la contrainte incarné
notamment par les cuissardes hautes et lacées. Ils deviennent
au XXe siècle le lieu d’expérimentations stylistiques poussées.
Paco Rabanne propose dès 1965 des chaussures futuristes,
à l’image de ses vêtements réalisés dans des matériaux tels
que le métal et le plastique. Cet usage inédit de matériaux
produit des chaussures aux formes nouvelles, qui induisent
aussi « de nouvelles manières de se mouvoir, de s’asseoir et
de déambuler » (p. 209). D’autres créateurs, plus près de
nous, ont inventé de nouvelles chaussures impraticables.
C’est le cas d’Alexander McQueen, qui propose les Armadillo
Boots en 2010 : des chaussures d’un nouveau genre, imagi-
nées pour des hommes et des femmes ayant dû évoluer, après
l’apocalypse environnementale, pour s’adapter à un environ-
nement différent – celui de la mer. Inspirée par les ballerines
mais surélevées de 30 cm, ces chaussures ressemblent à une
tête de monstre marin antédiluvien. Si elles constituent une

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indéniable prouesse de design et sont riches d’un ancrage


dans des problématiques sociales et environnementales, ces
chaussures ne sont plus vraiment des objets d’usage.

Pour une symbolique de la chaussure


Au-delà des notions de confort et d’inconfort, les chaus-
sures peuvent également être pensées selon une dimension
symbolique. Un texte d’Hélène Joubert investit par exemple
le territoire des sandales portées en Afrique subsaharienne,
orientale et occidentale, chaussures souvent en cuir, ornées
de franges et de divers éléments décoratifs. Portées par l’élite,
elles protègent les pieds de la poussière et des insectes mais
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constituent surtout une interface symbolique entre leur corps
sacré – dépositaire du pouvoir des dieux – et le sol. Un texte
de Nicolas Garnier, abordant le cas des îles du Pacifique où
l’habitude a été prise de marcher pieds nus, illustre comment
cet aspect symbolique peut aussi être revêtu par l’absence
de chaussures. Décrite comme un trait culturel propre à ces
pays, cette absence de semelle entre le pied et le sol permet à
l’homme d’affirmer sa présence dans le monde en lien direct
avec son environnement : « L’ empreinte du pied sur le sol
marque la présence réelle de la personne : elle est en tant que
telle continuation du corps dans le paysage » (p. 78).
Le livre explore l’histoire d’autres chaussures symboles,
des souliers qui sont pensés comme signes de féminité, de
sexualité ou bien de pouvoir masculin… S’intéressant aux
chaussures à talons, plusieurs textes montrent ainsi com-
ment les déclinaisons formelles, matérielles et chromatiques
de leurs bouts, semelles et talons au cours de l’Histoire ont
souvent reflété le genre, et le rôle qui lui est associé, de leurs
porteurs. Un texte de Saga Esedin Rojo examine la façon
dont, chez les femmes, la démarche instable produite par les
chaussures à hauts talons revêt une connotation sensuelle et
sexuelle (p. 97). Au-delà même de leur talon, et du fétichisme
qu’il catalyse, les chaussures « féminines » se démarquent
par leur petite taille, un thème exploré par plusieurs textes
de Denis Bruna (p. 113-137). Des pieds des femmes han,
en Chine, bandés pour empêcher leur croissance, selon une
tradition qui remonterait au XIe siècle, aux souliers féminins
occidentaux particulièrement menus des XVIIIe et XIXe siècles,

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514 CRITIQUE

ces textes explorent les significations qui se cachent derrière


ces types de chaussures, entre emblèmes de beauté et de
délicatesse féminines, idéal aristocratique, signe de distinc-
tion et de vertu, et objet de désir érotique. Ils s’intéressent
également aux conséquences pratiques du port de ces objets :
pieds endoloris ou déformés, marche malaisée, ou encore
déplacements forcés en chaise à porteurs. Une fois de plus,
l’histoire des formes vestimentaires se trouve indissociable
de l’histoire sociale du corps.
Marche et Démarche démontre donc à quel point un
accessoire vestimentaire tel que la chaussure peut être socia-
lement signifiant, mais aussi, à quel point il peut profondé-
ment influer sur les façons que nous avons de nous tenir, de
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bouger et de nous déplacer – donc sur tout notre rapport sen-
sible au monde. L’ exposition mettait en pratique cette idée, en
proposant à ses visiteurs un « salon d’essayage », où enfiler
poulaines, chopines ou chaussures compensées. On pouvait
alors véritablement faire l’expérience du port des souliers
dont l’exposition et son catalogue retracent l’histoire.

Le port de la chaussure comme méthode de recherche


C’est un même intérêt pour l’expérience d’être chaussé
qui se trouve au cœur du travail d’Ellen Sampson, auteure
d’un ouvrage novateur portant sur les traces tant phy-
siques que psychologiques laissées par les chaussures sur
le corps humain, et vice versa. Se plaçant lui aussi du côté
des usages, le livre se concentre sur la relation individuelle
nouée entre les chaussures et leur porteur. Il explore ainsi la
matérialité du port des chaussures, en mobilisant le concept
de « wornness » (p. 6) – que l’on pourrait traduire par l’« être-
porté » –, qualifiant la vie de la chaussure entre le moment où
elle est achetée et celui où elle est jetée et remplacée. Ellen
Sampson aborde ainsi les différentes vies de la chaussure,
d’abord neuve, puis souvent abîmée, tâchée, déchirée, trouée,
et parfois raccommodée. Elle met le doigt sur un territoire
encore méconnu de l’histoire de la mode et des chaussures.
En effet, si les questions de production, de commercialisa-
tion et de diffusion de la mode ont été abordées par les cher-
cheurs, celle du rapport corporel intime au vêtement reste
encore peu étudiée.

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Dans la lignée de Joanne Entwistle 1, elle envisage la


chaussure comme une interface entre son porteur et son
environnement, comme un objet qui permet aux hommes
d’exister et d’évoluer dans le monde. Objet qui « médiatise les
frontières entre soi et le monde » (p. 12, notre traduction), la
chaussure doit être considérée comme le réceptacle du corps
physique de celui qui la porte mais aussi de son esprit. La
« bodily experience » (expérience corporelle) théorisée par
Entwistle ne se réalise pas seulement par le vêtement mais
aussi dans les chaussures. Postulant une relation de récipro-
cité entre porteur et porté, Sampson s’appuie sur les théo-
ries anthropologiques et psychanalytiques de l’attachement
et de l’échange, rendus possibles par l’« engagement tactile »
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(le fait de porter la chaussure et donc de mettre en contact
notre peau avec elle), pour montrer comment, par l’usage,
chaussures et chaussé ne forment plus qu’un. Portant nos
souvenirs, associée à des moments de vie particuliers, la
chaussure est comme un prolongement de nous-mêmes.
Différent dans son approche de la chaussure comme
dans ses objectifs de recherche, ce livre complète le livre
Marche et Démarche : il substitue à une approche historique
des pratiques collectives une approche phénoménologique
à la première personne, donc, une histoire personnelle et
intime de la chaussure portée. Allant au plus près de la bio-
graphie de la chaussure, il la fait vivre, sentir, ressentir et
se souvenir. Avec Sampson, la chaussure n’est plus un objet
indifférencié mais individué. La structuration de l’ouvrage en
huit chapitres suit d’ailleurs une belle idée : l’auteure aborde
les différentes étapes de la vie d’une chaussure : « conduisant
le lecteur de l’acquisition à son utilisation et son port jusqu’à
son entretien et sa réparation. Il explore ensuite les consé-
quences matérielles de l’usure, les plis et les éraflures qui
sont des traces d’usage. Enfin, il explore la chaussure loin du
corps, la chaussure vide dans les archives, les galeries ou les
mémoriaux » (p. 15, notre traduction).
Ancré dans la tradition britannique des material studies,
le livre n’évoque pas la chaussure comme signe de distinc-
tion sociale, professionnelle, ou encore comme symbole ou

1. J. Entwistle et E. Wilson (éd.), Body Dressing, Oxford, Berg,


2001.

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516 CRITIQUE

langage. Ellen Sampson souhaite au contraire comprendre


la chaussure comme un « objet matériel et corporel » (p. 11,
notre traduction). Pour cela, elle a élaboré une méthodo-
logie originale : faisant d’elle-même son propre cobaye, elle a
rédigé une sorte de journal intime qu’elle appelle son « Wea-
ring Diary » et dont elle donne des extraits dans son livre,
pour documenter sa pratique de la chaussure. Il y a là un des
points forts de l’ouvrage, puisqu’à travers son intérêt pour la
chaussure, il élabore une réflexion novatrice sur la manière
d’étudier la mode et plus généralement les objets. Il peut ainsi
être lu aussi bien comme un texte sur les différentes vies de
nos chaussures que comme une réflexion sur les material
studies, et plus précisément sur la recherche par la pratique.
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Comment comprendre la mode et les chaussures si on n’en
expérimente pas l’usage et l’usure ? Comment appréhender
cette double peau constituée par le vêtement sans vivre cette
double peau et tenter d’en comprendre les effets ? La marche,
comme le port des chaussures, sont entendus par l’auteure
comme des méthodes de recherche par la pratique à part
entière comme le sont la pratique de la couture, du dessin
ou de la photographie menée par un chercheur dans le cadre
d’un travail de recherche (p. 33). Ellen Sampson explique
avoir opéré un changement de focale : la chaussure était pour
elle objet d’observation, elle est devenue partie prenante de
sa réflexion ; cette démarche a été suivie par de nombreux
« fabricants-chercheurs » (p. 37), le terme s’appliquant aussi
bien aux designers et créateurs qui ont entrepris des tra-
vaux de recherche pour alimenter leur pratique qu’à certains
chercheurs qui se sont mis à la broderie, par exemple, pour
mieux comprendre les procédés à l’œuvre dans la mode. Le
port de la chaussure, en tant que pratique de recherche met-
tant à contribution le corps du chercheur lui-même, ouvre
ainsi de nouvelles voies à la connaissance de la mode et du
textile, mettant notamment en lumière de nouveaux espaces
et situations où le corps, le vêtement et la psyché se ren-
contrent (p. 23).
Alors que le catalogue du musée des Arts décoratifs se
veut un archived-based work, le livre de Sampson se veut
ainsi un wearing-based work, un practice-based work.
Dans la lignée des travaux de Marcel Mauss sur les « tech-

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T H ÉO R I E S E T A F F E C T S D E L A M A R C H E 517

niques du corps 2 » et de ceux de Donald Winnicott sur les


« objets transitionnels 3 », Ellen Sampson explore, par la pra-
tique, la façon dont nos chaussures, comme nos vêtements,
en tant que seconde peau, constituent un lien entre monde
intérieur et monde extérieur. Intermédiaires, transaction-
nels, ils sont à la fois signifiants d’identité, participants et
témoins de notre expérience incarnée : ils sont les déposi-
taires de nos corps, leur moulage ou encore leur archive ou
historique (p. 80). En examinant l’attachement que les indi-
vidus portent à leurs chaussures, les façons dont, grâce à
l’engagement tactile notamment, ces dernières s’incorporent
à notre « moi » corporel et psychique, elle montre comment
certains artefacts ont la capacité de nous « affecter » corpo-
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rellement autant que symboliquement. Dans « The Cleaved
Garment : The Maker, the Wearer and the “Me and not Me” of
Fashion Practice » (p. 114), elle explore plus précisément ces
manières selon lesquelles individus et chaussures « s’entre-
mêlent », les uns et les autres ayant leur propre agentivité.
L’ une des idées fortes qui habitent ce livre est bien celle de
la réciprocité d’affect du corps et de la chaussure. Les por-
teuses et porteurs de chaussures, en marchant en modifient
l’état et la forme, tandis que les chaussures affectent le corps
de l’individu qui les portent, sa gestuelle, son allure.
Cette idée est approfondie dans le chapitre « The Empty
Shoe : Imprint, Memory and the Marks of Experience »
(p. 138), qui explore les différentes traces matérielles laissées
par la chaussure et la marche sur le corps humain (ampoules,
blessures…), et celles laissées par ce corps sur la chaussure
(éraflures, plis, taches, trous…) – ces différentes traces deve-
nant autant de registres des expériences vécues tant par le
corps que la chaussure et enregistrant le passage du temps.
Convoquant Freud et ses Notes sur le bloc-notes magique
(1925) (p. 155), Ellen Sampson présente les chaussures non
pas comme étant des objets ornant le corps, mais comme
devenant, au fur et à mesure qu’elles sont portées, des pro-

2. M. Mauss, « Les techniques du corps », Sociologie et anthropo-


logie [1935], Paris, PUF, 1966.
3. D. Winnicott, « Transitional Objects and Transitional Phenom-
ena. A Study of the First Not-Me Possession », International Journal of
Psycho-Analysis, 1953, vol. 34, p. 89-97.

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518 CRITIQUE

longements des corps humains. Elles portent leurs marques,


constituent sa mémoire. Réceptacles de ses expériences,
témoins de son histoire, les chaussures constituent des
objets précieux, mais aussi parfois honteux quand elles sont
usées et sales. Ellen Sampson les compare à un palimpseste
(p. 156) dans lequel les marques laissées sur la chaussure
par le corps de celui qui la porte, « l’empreinte corporelle »,
correspondent à l’écriture du texte tandis que l’usure de la
chaussure, à force d’être portée, représente l’effacement du
texte propre au palimpseste. Les traces successives, la dispa-
rition de certaines, la création d’autres, permettent de garder
une mémoire de la vie de leur porteur. Les chaussures usées
que l’on ne porte plus sont donc porteuses d’une fonction
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mnémonique, chargées d’expériences, de vécu, et pour cela
souvent, nous touchent, nous émeuvent. Au prisme de la
théorie de l’affect de Gilles Deleuze et Félix Guattari 4 et de
celle de l’authenticité de Walter Benjamin 5, le livre montre à
quel point les chaussures comme les vêtements constituent
des lieux de mémoires, des « lieux d’affects » (p. 168).
L’ ouvrage d’Ellen Sampson pousse donc dans ses der-
niers retranchements la logique développée par Marche et
Démarche : on peut bien faire l’histoire du vêtement porté, et
même faire du « porté » une méthode à part entière. L’ histoire
de la chaussure devient alors histoire de paires de chaus-
sures singulières, aussi individuées que leur porteur. Elle
devient une chronique, une narration à la fois phénoménolo-
gique et psychanalytique, le journal intime d’un rapport sen-
sible au vêtement, au jour le jour.

Sophie KURKDJIAN

4. Voir G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2.


Mille plateaux, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980.
5. Voir W. Benjamin, L’ Œuvre d’art à l’époque de sa reproducti-
bilité technique [1936] ; disponible en français chez plusieurs éditeurs
dans la traduction de Maurice de Gandillac, révisée par Rainer Rochlitz.

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Théorie du port

Porter une parure, un vêtement, porter un accessoire,


un insigne, voire porter un nom : gestes simples ? Gestes
cosmétiques assurément, puisqu’ils ont tous en commun de
gérer une apparence. Mais considérée en elle-même, cette
« gestion » sombrera dans l’insignifiance, dans la pure factua-
lité empirique ; le port, séparé de l’objet porté, s’évanouira
comme s’il ne pouvait trouver de consistance qu’en vertu de
ce que l’on porte, et non du fait de porter. Cette dissolu-
tion n’est peut-être pas étrangère au sort que l’anthropologie
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réserve aux choses cosmétiques, même quand elle se penche
sur des objets visuels – et qui prend la forme d’une espèce
de renoncement affleurant toutes les fois où l’on invoque
une parure qui ne serait « pas purement décorative », ou pas
« simplement ornementale » ; comme si l’acte de porter une
parure perdait toute épaisseur ou toute consistance hors de
ses usages sociaux, rituels, politiques, hors de ses significa-
tions identitaires. Mais qui peut croire que la décoration soit
une chose « pure » ou l’ornementique une chose « simple » ?
Tout se passe comme si le geste de porter lui-même, comme
acte décoratif et plus singulièrement comme fait cosmétique,
échappait au questionnement anthropologique. Du côté du
domaine du droit, cette fois, c’est une même insignifiance qui
disqualifie le port : quand les juristes pensent la propriété,
c’est pour lui donner un statut juridique opposé à la pure et
simple détention empirique – porter sur soi, tenir à la main,
relevant du seul fait. Quant aux lois somptuaires, si elles per-
mettent de penser sous une même unité tout un ensemble de
pratiques vestimentaires, cosmétiques, alimentaires, mobi-
lières, etc., elles ne concernent que le champ d’application
juridique de ce qui est licite ou illicite de porter ; par là même,
elles semblent davantage justifiées par des motivations éco-
nomiques et morales de restriction du luxe.

Décollements cosmétiques
C’est presque un fait d’évidence : une parure ne se
confond pas avec celui qui la porte. Si organiques que soient

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520 CRITIQUE

ses matériaux, si ergonomiques que soient ses formes, jamais


la parure ne fait réellement corps avec le corps du porteur.
Même une coiffure, en tant qu’elle est une manière capillaire,
se distingue de la matière capillaire ou organique du cuir che-
velu et a fortiori de la tête. Mais même le tatouage le plus
profondément ancré dans la peau relève encore de la parure
dans la mesure où il est porté, certes peut-être de manière
permanente, bien qu’il soit techniquement toujours possible
de l’ôter. Si simples qu’elles soient, ces considérations contre-
viennent pourtant à l’idée répandue selon laquelle la parure
fonctionnerait comme une extension ou un accroissement du
soi : « La parure, écrivait Georg Simmel, accroît ou bien élargit
l’effet de la personnalité, dans la mesure où elle agit pour ainsi
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dire comme un rayonnement de celle-ci. […] On peut parler
d’une radioactivité de l’être humain : autour de chacun il y a
pour ainsi dire une plus ou moins grande sphère de valeur
rayonnant à partir de lui, dans laquelle tout autre personne,
qui a affaire avec lui, s’immerge – une sphère en laquelle des
éléments physiques et spirituels s’entremêlent de manière
inextricable. […] Les rayonnements de la parure, l’attention
sensuelle qu’elle suscite, confèrent à la personnalité une telle
extension, voire un tel accroissement de sa sphère, qu’elle est
pour ainsi dire plus lorsqu’elle est parée 1. »
Peut-être le port d’une parure a-t-il quelque chose à voir
avec un élargissement ou une augmentation, mais certai-
nement pas dans les termes que propose Simmel, à savoir
une extension homogène entre le corps et la parure. C’est
ne pas voir la profonde hétérogénéité qui vient s’entremettre
entre le substrat corporel et la parure. L’ exemple des coiffes,
parmi tant d’autres, est tout à fait éloquent : du simple bon-
net aux couronnes, aux plus extravagantes coiffes à cimier
(qu’il s’agisse des heaumes médiévaux comme des coiffes
à cimier des Kayapo d’Amazonie), on assiste à une espèce
de décollement, d’élan vers la forme inorganique, qui certes
conserve de l’organicité de la tête le principe sculptural d’un
développement en volume, mais qui tire de mille façons
vers une plasticité totalement étrangère à cette morpholo-
gie hémisphérique (la rotondité du crâne), notamment en

1. G. Simmel, « Psychologie de la parure », La Parure et autres


essais, trad. F. Vinas, Paris, Éditions de la MSH, 1998, p. 80-81.

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T H ÉO R I E D U P O R T 521

abandonnant toute forme de développement radial. Peut-être


faudrait-il aller jusqu’au cas limite de la Ninfa warburgienne,
qui fait de toute chose sa coiffe : corbeille, urne, tête coupée…
C’est la même chose avec un très grand nombre de peintures
corporelles, en quoi Michel Thévoz voyait l’œuvre d’une
« stratégie de déshumanisation » : « La décoration tégumen-
taire doit fonctionnellement déshumaniser, dépersonnaliser,
défigurer, dé-visager, transgresser la forme naturelle, cou-
per court à toute identification familière. C’est pourquoi elle
joue par principe d’éléments anti-naturels tels que les lignes
droites, triangles, cercles, toutes figures géométriques rigides
qui engagent un contrepoint spectaculaire avec la souplesse
des traits physionomiques, avec l’élasticité de la chair, avec
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les courbes organiques des muscles 2. » Et à sa façon, même
Simmel reconnaissait à la parure une élégance d’autant plus
marquée qu’elle produisait un « trait d’impersonnalité », une
« sphère d’abstraction autour de l’individu » – mais principa-
lement en vertu des propriétés formelles et matérielles du
bijou de pierre ou de métal, le vêtement et plus encore le
tatouage se voyant davantage « étroitement liés au corps 3 ».

Subtilité de la parure
Pourtant, ce caractère disruptif 4 de la parure portée,
cette inadéquation dans le port ne tiennent pas fondamen-
talement à des propriétés formelles ou matérielles ; celles-ci
sont plutôt la conséquence de la subtilité du port. En effet,
l’amovibilité de la parure, si elle en est bien une caractéris-
tique essentielle au sens d’une potentialité de retrait, d’enlè-
vement ou d’extraction, de sorte qu’il n’y a pas de port sans
export, doit toujours s’entendre subtilement en ceci qu’elle
n’a aucune objectivité ou objectalité. Car en vérité, la porta-
bilité ne concerne pas tant des objets – vêtements, bijoux,
accessoires, etc. – que des apparences, qui précisément ne
sont ni objectives, ni subjectives : elles ne se confondent pas

2. M. Thévoz, Le Corps peint, Genève, Skira, 1984, p. 34.


3. G. Simmel, « Psychologie de la parure », art. cit., p. 82-83.
4. Cela dit en référence au « camouflage disruptif » par lequel un
animal voit sa forme individuelle caractéristique brisée par des taches,
des biffures, des zébrures (serpents, batraciens, poissons, etc.).

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avec leur support, dont elles se détachent toujours en droit


(et très souvent en fait), mais elles ne sont pas non plus des
choses, des choses objectives. Si la cosmétique désigne la
gestion des apparences, ce n’est qu’en vertu de ceci que l’ap-
parence n’est pas un corps.
Sans doute est-ce là faire revivre une très vieille concep-
tion de l’image, que l’on trouverait notamment dans la théorie
des simulacres de Lucrèce. En tant qu’apparence détachée,
pellicule arrachée à la surface des corps, et voguant libre-
ment « dans les airs », l’image ne se confond pas avec la chose
objective (dont elle est image) pas plus qu’elle ne tient en
une représentation subjective ; pareille à une « robe dont le
serpent furtif se dévêt dans les ronces – nous voyons sou-
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vent sa dépouille (spoliis) flottante garnir les broussailles 5 »,
l’image a dès lors moins à voir avec un travail artistique de
projection qu’avec la parure animale et sa foncière expres-
sivité, autant dire sa capacité de s’extraire, de se détacher
de la corporéité organique. Certes, à la lettre de la théorie
lucrécienne, l’apparence est encore matérielle, puisqu’elle est
toujours faite d’atomes ; mais c’est une couche extrêmement
fine et ténue puisqu’elle n’a qu’un seul atome d’épaisseur 6. À
la rigueur, on dira que c’est une pure surface : une étendue
sans épaisseur, sans corps.
Non par hasard, ce sont les peintres les plus attachés à
la chose cosmétique qui auront le plus œuvré avec ces sur-
faces subtiles et qui auront le mieux su arracher aux corps
leur apparence – exactement d’ailleurs comme le De rerum
natura, poème matérialiste, cherche par tous les moyens
à pulvériser la substance matérielle. Quand Manet a cette
phrase magnifique : « Le corset de satin, c’est peut-être le
nu de notre époque 7 », il ne vise pas un objet de la repré-
sentation (le corset comme motif à peindre), même pensé
comme catégorie artistique (faire « du corset » comme on fait
« du nu »). Il vise une image, une surface subtile, interstitielle

5. Voir Lucrèce, De rerum natura, IV, 60-61, De la nature,


trad. J. Kany-Turpin, Paris, Garnier Flammarion, 1998, p. 246-247.
6. Comme le remarquait très justement Marcel Conche, Lucrèce et
l’expérience, Paris, PUF, 2011, p. 146.
7. Cité par É. Darragon, Manet, Paris, Citadelles et Mazenod,
1991, p. 272.

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T H ÉO R I E D U P O R T 523

(sous le vêtement en même temps que sur la peau) qui a trait


à l’apparence du corps féminin, à sa visualité, à sa puissance
de peinture. « Le corset de satin, c’est peut-être le nu de notre
époque », cela signifie qu’il y a corset, corset expressif ou
esthétique et non plus objectif, même sur un corps de femme
nue, et que donc le premier des sous-vêtements, c’est la peau.
Cela tient évidemment aux traits chromatiques du corset, à
ses couleurs pastel – bleu, rose, beige, blanc – qui deviennent
des couleurs incarnées, des couleurs de chair et de peau,
entre surface et profondeur, autant qu’à ses traits texturaux,
à son aspect satiné, de sorte que surface du corps et acces-
soire intime, tissu organique et tissu textile deviennent indis-
cernables.
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Dans son Cours sur la perception de 1964-1965, Gilbert
Simondon allait même jusqu’à formuler l’hypothèse que le
développement des arts pourrait être corrélé au détachement
de « stimuli supra-normaux » (l’intensification de certaines
qualités ou formes propres aux êtres vivants – par exemple
la taille et la couleur –, travaillant pour leur propre compte).
Or, pour la phylogenèse culturelle humaine, c’est clairement
le domaine de la cosmétique qui se voyait convoqué pour
le développement de tels stimuli : « Le vêtement, la coiffure,
stylisent l’allure visuelle de l’être humain et peuvent consti-
tuer des stimuli supra-normaux, par exemple en accentuant
le dimorphisme sexuel apparent ; l’usage du fard agit dans le
même sens ; la perception des classes d’âges peut, elle aussi,
être accentuée par le procédé des stimuli supra-normaux 8. »
À un point tel que Simondon pouvait envisager l’avènement
de l’art comme une forme de libre jeu donné à ces stimuli,
autant dire à des intensités libres, détachées d’objets ou de
formes corporelles venant particulièrement affecter la per-
ception : « On pourrait même se demander, en un certain
sens, si les arts ne contiennent pas un usage de stimuli supra-
normaux, détachés de l’objet porteur et développés à l’état
pur par l’activité de l’imagination créatrice ; ce serait la voie
par laquelle les arts se rattachent à un mode primitif, non-
objectif, de relations à l’objet, et comportent quelque chose
d’affectif et d’émotif, sans pourtant correspondre au premier

8. G. Simondon, Cours sur la perception (1964-1965), Chatou,


Éd. de la Transparence, 2006, p. 209.

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524 CRITIQUE

niveau de vigilance, impliquant une participation intense à la


situation vécue 9. »

Port et métaphore
Alors que l’histoire de la parure, et tout particulièrement
du vêtement, s’éprouve souvent comme une histoire de corps
à corps, de corsetage, par quoi le port devient une contrainte
formelle subie par les corps (à l’image des déformations crâ-
niennes, podales, de la taille, etc.), la subtilité cosmétique
que l’on cherche à décrire ne saurait se confondre avec une
orthopédie physique 10. Elle a bien plutôt à voir avec une
sorte d’extraction de l’apparence. Or, ce n’est justement qu’en
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désubstantialisant l’objet du port que l’on peut mieux sai-
sir ses liens étroits avec la métaphore. Les historiens ont
bien remarqué que le vêtement aura fourni nombre de méta-
phores pour dire l’apparence d’un corps, tout particulière-
ment sur le temps long du Moyen Âge, de l’Antiquité tardive
au moins jusqu’au XVIe siècle 11 : l’âme comme vêtement du
corps, bien sûr, mais encore la mort, la Grâce ou le baptême
lui-même peuvent s’entendre dans les termes d’un vêtement
à porter ; en fin de compte, c’est le Christ lui-même qu’il s’agit
de revêtir. Il faut souligner le caractère non vestimentaire de
tout ce qui est ici porté – et d’ailleurs extrêmement hétéro-
clite –, mais surtout son irréductibilité à toute portabilité
objective, sa totale hétérogénéité au regard d’une forme cor-
porelle humaine.
Sont-ce vraiment là des métaphores ? La question est en
effet de savoir si le sens métaphorique du vêtement ne serait
pas plutôt à mettre au compte d’un plus fondamental sens

9. Ibid. (je souligne).


10. C’est par exemple dans cette logique de corps à corps qu’Odile
Blanc conçoit le vêtement. Voir O. Blanc, Vivre habillé, Paris, Klincksieck,
2009, p. 68 : « L’ histoire du vêtement est celle des transformations qu’il
fait subir au corps naturel : une orthopédie des apparences. »
11. « Le vêtement est la principale métaphore du corps et de
ses différents états dans la longue durée de la culture chrétienne »,
G. Bartoleyns, « Le tiers terme : le vêtement et la rationalité politique du
corps au Moyen Âge », Revue des langues romanes, Tome CXXII, n° 1,
2018 (Le Corps au Moyen Âge : anthropologie, histoire, littérature),
p. 127 (et sq. pour la métaphorique médiévale du vêtement).

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T H ÉO R I E D U P O R T 525

vestimentaire de la métaphore – de toute métaphore – si


tant est que la métaphore soit un transport, un déport, et
donc une question de port. Mais précisément, pour entendre
cette proposition, il faut réévaluer le sens traditionnel que
l’on prête au « porter » (phérein) de la métaphore, entendue
comme déplacement du propre au figuré. Presque parado-
xalement, pour comprendre l’élément vestimentaire, et plus
généralement cosmétique de la métaphore, il ne faut pas se
focaliser sur l’objet proprement vestimentaire – vêtir, revê-
tir ou habiller préjugeant toujours de la nature de ce qui est
porté, au point de risquer d’y dissoudre le port lui-même. Que
la proposition « la métaphore est un vêtement » soit encore
une métaphore n’est pas un problème, le but n’étant pas
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d’échapper à un régime langagier métaphorique pour toucher
le fond d’un sens premier ou originaire – leçon de Derrida et
de sa critique d’un sens qui serait propre, d’une signification
parfaitement adéquate à son champ d’application 12. Insis-
ter sur la dimension vestimentaire de la métaphore, c’est au
contraire la rendre littérale, c’est dévoiler sa littéralité. Mais
« littéral » ici ne veut justement pas dire « propre ». La littéra-
lité cosmétique de la métaphore tient plutôt à son impropre,
à son expropriation – en un mot à l’extériorité du sens, à
sa capacité de faire se lever un hétérogène, de produire une
rencontre imprévue entre deux domaines – en l’occurrence
figure de style et parure. Et cela n’est possible que si le sens
se porte, que si le sens est toujours inadéquat, extérieur à ce
qui le porte, que s’il ne se confond pas avec son substrat 13.
À leur façon, il est peut-être revenu aux peintres d’en
faire leur grande affaire : à savoir convertir la métaphore
vestimentaire en littéralité plastique, par laquelle elle devient
une histoire de couleur, de surface, de dramaturgie corporelle
ou spatiale… Qu’est-ce par exemple pour un Christ, dans telle
Flagellation de Rubens ou tel Ecce Homo de Tintoret, que
s’afficher en roi ? Certainement pas revêtir un drap pourpre

12. Voir J. Derrida, « La mythologie blanche », Marges. De la


philosophie, Paris, Minuit, 1972.
13. On reconnaîtra là le sens de la critique deleuzienne de la méta-
phore, au bénéfice de la littéralité. Voir à ce propos le livre posthume
de F. Zourabichvili, La Littéralité et autres essais sur l’art, Paris, PUF,
2011.

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526 CRITIQUE

– vain attribut iconographique – mais bien plutôt faire de


son sang coulant sur sa peau un plus authentique manteau
incarné, un habit de sang. Façon par là d’acter, d’agir,
autrement dit de porter et non pas d’être sa propre nature
christique d’« oint » (Christos = l’oint), en recevant l’onction
– toute cosmétique – de sa propre passion. Mais ne s’agit-il
pas de la même chose lorsque, hors de tout contexte chrétien,
les peintres, en usant de glacis transparents, habillent leurs
figures par un voile de couleur (velatura) – vêtements de
peinture en deçà de toute représentation ?

La parure en soi
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Toujours insiste la difficulté de penser l’extériorité de
la parure, d’éprouver son aptitude à se tenir, à exister en
soi. Cela ne s’oppose en rien au potentiel de port, bien au
contraire, si tant est que le port devienne lui-même indépen-
dant d’un sujet porteur, autonome au regard de tout appa-
reil de support. Toutes les pratiques de capture cosmétique
– ce que la notion de trophée pourrait recouvrir – l’attestent
avec force : la parure se prend et ne peut se porter que parce
qu’elle a été arrachée, soustraite à un corps, à un individu
– pas nécessairement un ennemi. Tout cela mériterait bien
entendu de longs développements historiques et anthropolo-
giques : de la mythologie amazonienne (mais en réalité pan-
amérindienne) de l’origine des parures, arrachées à la peau
d’un monstre cannibale, à toutes les pratiques de chasse
aux têtes (réduites ou non) ou de scalpation ; du mythe de
la Toison d’or à la guerre de Troie – deux guerres ou expé-
ditions menées pour un ornement (une peau de bélier, une
femme) ; ou encore de la prise du drapeau sur le champ de
bataille aux spolia de la Rome antique (armes, œuvres d’art,
éléments cultuels ou architecturaux exposés comme monu-
ments publics). Dans tous ces cas, la parure ne tient que
par son extraction, par sa disponibilité pour un port. Mais
pourquoi alors ne pas ajouter encore la place fondamentale
qu’occupe le costume dans les comics de superhéros amé-
ricains : Spiderman, Superman et autres Batman n’existant
que par leur costume et se confondant avec lui, parce que
leur costume existe ou subsiste hors de la personne qui le
porte, et même d’une certaine façon, la précède et lui survit ?

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T H ÉO R I E D U P O R T 527

D’un point de vue logique, il faut ainsi souligner la contri-


bution toute particulière du port à la critique d’un classique
schème attributif, s’il est vrai que le porteur est toujours
second par rapport au fait de porter, et que, ne pouvant se
substituer à lui, la chose portée – vêtement, parure, mais tout
autant nom, dignité, statut… – ne s’attribue pas comme une
qualité propre au sujet (renvoyant toujours plus ou moins à
une propriété dans le substrat). On reconnaîtra là sans doute
quelque chose de profondément stoïcien dans cette façon de
penser une antériorité de la parure par rapport à celui qui la
porte, exactement comme les stoïciens conféraient une auto-
nomie (ce qui ne veut pas dire une complétude) au prédicat
par rapport au sujet, le sens d’une proposition étant toujours
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porté par un prédicat non plus dépendant d’un sujet, mais
par un prédicat en soi, par un exprimable incorporel (lekton)
décrivant les manières d’être des corps toujours distinctes
des corps eux-mêmes.
À sa façon, le grand zoologiste Adolf Portmann ne disait
pas autre chose quand pour penser le statut des apparences
animales, il insistait sur la distinction nécessaire entre deux
plans de l’existence animale : celui de la physiologie et du
métabolisme, et celui de l’apparaître ou de l’auto-présen-
tation (Selbstdarstellung), tout aussi vital ; et plus encore
quand il envisageait l’hypothèse de la sujétion du premier
au second, comme si les êtres vivants étaient d’abord des
apparences en quête de leur support organique. « Dans cette
perspective, d’innombrables caractères négligés du vivant
acquièrent une dignité nouvelle, alors qu’ils étaient considé-
rés jusque-là comme accessoires. Et s’ils étaient l’essentiel ?
Si les êtres vivants n’étaient pas là afin que soit pratiqué
le métabolisme, mais pratiquaient le métabolisme afin que
la particularité qui se réalise dans le rapport au monde et
l’auto-présentation ait pendant un certain temps une durée
dans le monde 14 » ? Qu’est-ce à dire sinon que les appa-
rences animales, littéralement, se portent, et que si elles ont
besoin de durer « un certain temps dans le monde », c’est
bien parce qu’elles ne peuvent se décalquer sur des formes

14. A. Portmann, « L’autoprésentation, motif de l’élaboration des


formes vivantes », trad. J. Dewitte, Études phénoménologiques, n° 23-24,
1996, p. 157.

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528 CRITIQUE

corporelles subjectives, sur une individualité organique qui


va leur donner son ici et son maintenant extensif et quali-
tatif ?

Port et personne
N’est-ce pas au fond le statut de la personne qui s’en
trouve passablement transformé ? Ce sont traditionnellement
les notions de corps, d’individu ou de personne qui sont
convoquées pour saisir quelque chose comme un sujet du
port, un support du port. Mais n’est-ce pas plutôt l’inverse,
à savoir : est-ce que « personne » ne pourrait pas justement
nommer la disponibilité de port d’une parure, indépendam-
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ment de son sujet porteur ? Historiquement, on n’ignore pas
que la personne a pris tardivement le sens subjectif qu’on lui
reconnaît ordinairement – tant au sens de substrat (dès le
Moyen Âge en réalité, notamment avec Boèce) qu’à celui de
sujet de la conscience (avec Locke). Mais c’était là d’une cer-
taine façon totalement contrevenir au sens originaire – latin –
de la persona, qui comme l’on sait trouve son sens en un
contexte théâtral et signifie d’abord le masque porté ou le
rôle. Mais la réalité est bien plus riche. En contexte oratoire
et politique, et tout particulièrement chez Cicéron, persona
renvoie d’abord à l’ensemble des caractéristiques, des attri-
buts, des qualités ou des charges qui à la lettre se portent
(personam gerere). Ainsi, quand Cicéron parle de « sa per-
sonne », cela « ne correspond pas à son “caractère” ni à une
identité intrinsèque à sa personne [au sens subjectif], mais à
une posture, une image de soi. Puisqu’on peut en changer ou
l’ôter, la persona est extérieure à celui qui la porte, elle ne le
définit pas de manière essentielle et permanente 15 ». En un
sens plus politique encore, la persona renvoie directement
à la charge publique (la personne de la cité, « persona civi-
tatis », la personne du magistrat « magistratus persona »),
autant dire à une entité abstraite et impersonnelle qui ne
peut se confondre ou s’incarner dans l’individu porteur. C’est
au contraire la charge elle-même qui est port.

15. M. Faure-Ribreau, « L’ identité en question. Étude du terme per-


sona dans l’œuvre de Cicéron », Bulletin de l’Association Guillaume
Budé, n° 2, 2011, p. 149.

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T H ÉO R I E D U P O R T 529

Tout cela est conforté, pour rester à Rome, par le sens


juridique de la personne, qui ne se décalque absolument pas
sur un moderne sujet de droit. « L’ unité de la “personne”,
remarquait Yan Thomas dans une étude décisive, ne recouvre
pas premièrement celle d’un sujet physique ou psychologique.
Elle recouvre premièrement, en tout cas originellement,
l’unité d’un patrimoine. Cette unité est d’ordre gestionnaire.
On appelait finalement persona, en droit romain, le sujet de
droit titulaire d’un patrimoine, et les agents (fils, esclaves)
qu’il incluait et qui, par là, étaient habilités à le représenter
juridiquement. Le critère de cohérence était dans les biens,
ou plutôt dans leur mouvance juridique, qui était réduite
à l’unité d’un même point d’imputation 16. » Parler ici d’un
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« ordre gestionnaire » ne renvoie pas à autre chose qu’à la
nature portative du patrimoine qui, en tant que tel, ne se
décalque pas sur une individualité (« le droit reconnaissait
autant de personnes que de patrimoines, plutôt que d’indi-
vidus »). Plus généralement, on voit bien que la personne
comme unité patrimoniale fait sens du côté d’une conception
originale de la propriété : la personne se détermine comme
unité possessive en soi, comme domaine propre, comme
ensemble de propriétés.
En quoi tout cela regarde-t-il le port ? En ceci que le port
cosmétique s’en trouve encore déplacé. Car il ne suffit plus
de souligner l’extériorité de la parure au titre d’une critique
de la logique attributive. Au contraire, le port peut désormais
s’envisager comme attribut ou attribution, mais en un sens
qui n’a plus rien à voir avec le modèle attributif de la prédi-
cation tel qu’on le connaît depuis Aristote, où l’attribut est
toujours un être-à – à savoir en un sens réellement possessif
supposant une antériorité de l’avoir sur l’être 17 : se définir
par ses propriétés, c’est exister par cela même que l’on porte.

16. Y. Thomas, « Le sujet de droit, la personne et la nature. Sur la


critique contemporaine du sujet de droit », Le Débat, mai-août 1998,
n°100, p. 100.
17. Faut-il rappeler que Benveniste refusait au verbe avoir une
quelconque réalité transitive, avoir étant rabattu sur un verbe d’état,
autrement dit un non-verbe ? Voir É. Benveniste, « Être et avoir dans
leurs fonctions linguistiques », Problèmes de linguistique générale, 1,
Paris, Gallimard, 1966, p. 194-197.

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530 CRITIQUE

De sorte que le port n’a plus rien à voir avec un quelconque


support ou substrat, mais s’éprouve d’abord comme accom-
pagnement, en vertu d’une logique que l’on dira comitative
(être avec) 18. Porter une parure, un vêtement, un nom ou une
charge, c’est toujours procéder par détention ou par attache-
ment, en mobilisant une dynamique profondément transi-
tive : on porte toujours autre chose que soi ; et le domaine
cosmétique est fondamentalement le domaine de l’équipe-
ment, de la panoplie et de l’accessoire. On dira que par ses
modalités d’attache, le port décrit en quelque sorte la forme
extensive de la possession : le moment où ce que j’ai est au
plus près de moi, fait corps avec moi, sans pour autant se
confondre avec moi. Dans ces conditions, l’être perd son
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intransitivité constitutive, son « abstraction creuse » comme
disait Gabriel Tarde 19, pour gagner en consistance, au profit
d’un avoir plus profond.

Bertrand PRÉVOST

18. Signalons que de nombreuses langues se passent de verbe


avoir et c’est alors la fonction comitative qui sert à dire la possession :
« je suis avec / auprès d’un chapeau » signifiant « j’ai un chapeau ».
19. G. Tarde, Monadologie et sociologie [1893], Paris, Synthélabo,
1999, p. 86-87.

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Vider son sac

}
Barbara Burman et
Ariane Fennetaux New Haven,
The Pocket Yale University Press,
A Hidden History of 2020, 264 p.
Women’s Lives

« Je ferai parler les sacs, je saurai les faire parler ! » C’est


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sur cette exclamation – cette incantation ? – que le sociologue
Jean-Claude Kaufmann commençait en 2011 son ouvrage Le
Sac. Un petit monde d’amour. Après d’autres chercheurs
comme Kelley Styring (In Your Purse. Archeology of the Ame-
rican Handbag, 2007), après des artistes comme Pierre Klein
(« Elles vident leur sac », 2010), le sociologue du quotidien
ouvrait cet accessoire banal et pourtant essentiel qu’est le sac
à main. Il l’ouvrait avec les précautions nécessaires à l’explo-
ration d’un objet dans lequel une main étrangère ne plonge
pas sans un confus sentiment d’interdit. « Rien de si extraor-
dinaire dans mon sac et pourtant, l’idée qu’un(e) inconnu(e)
le fouille, ait accès à son contenu, me rend malade. Comme
si il ou elle allait lire dans mes pensées, comme si cela me
rendait vulnérable. La force de Samson était dans ses che-
veux, celle de Dalila est dans son sac », affirmait une certaine
Valmontine au cours de l’enquête. C’est que le sac à main
est, selon l’expression de Kaufmann, une « extension de soi ».
Jusqu’à « sentir Maman », dans les souvenirs olfactifs d’une
petite fille devenue grande.
Constitutif du sujet féminin contemporain, le sac à main
n’a pas toujours fait partie de la garde-robe des femmes. Son
rôle tant pratique que psychique était cependant tenu par
un autre accessoire, tout aussi incontournable dans les ves-
tiaires féminins européens des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. En
effet, des années 1660 au moins jusqu’aux alentours de 1900,
toutes les femmes ont porté sur elles des poches amovibles
dans lesquelles elles glissaient un nombre incroyable d’objets
du quotidien. Ces vastes poches de forme oblongue, dotées

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532 CRITIQUE

d’une large ouverture souvent verticale, étaient cousues à de


solides cordons ou rubans que les femmes nouaient autour
de leur taille. Elles n’étaient pas visibles car elles prenaient
place dans les niveaux intermédiaires de la superposition de
jupes que portaient alors les femmes. Lorsque celles-ci dési-
raient accéder au contenu de leurs poches, elles relevaient
un pan de leur jupe du dessus ou passaient la main à travers
une ouverture pratiquée dans cette jupe supérieure. Moins
engagées dans le jeu de la mode que les sacs à main du fait de
leur invisibilité, les poches amovibles permettaient de déga-
ger les mains et les bras de leurs porteuses tout en leur four-
nissant un moyen de conserver et transporter les objets dont
elles avaient besoin ou ne souhaitaient pas se séparer.
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C’est cet accessoire omniprésent sous les jupes des
femmes d’alors et pourtant oublié par l’histoire que Barbara
Burman et Ariane Fennetaux entendent à leur tour « faire par-
ler » dans leur passionnant ouvrage The Pocket. A Hidden
History of Women’s Lives. Les deux historiennes ont mené
l’enquête en croisant des sources variées : un vaste corpus
matériel de près de 390 poches conservées dans différents
musées et collections, de nombreuses archives (en particu-
lier le fonds de la cour criminelle de l’Old Bailey de Londres)
et des œuvres littéraires. La très belle iconographie de l’ou-
vrage reflète cette diversité en offrant au regard des lectrices
et lecteurs 160 images qui leur permettent de visualiser ces
poches et les détails de leur conception, mais aussi leur
contenu, les façons de les porter ou bien encore quelques
archives manuscrites évoquant leur usage.
Levons tout de suite une ambiguïté. The Pocket n’est pas
un ouvrage réservé aux experts de l’histoire du vêtement et
de la mode, une étude sur un sujet de niche destinée à com-
bler une lacune dans le grand catalogue des éléments ayant
composé le vestiaire d’autrefois. L’ ambition des auteures est
tout autre puisqu’elles aspirent à écrire une histoire sociale
et culturelle de la vie des femmes britanniques aux XVIIIe et
XIXe siècles en prenant pour point d’entrée un accessoire situé
à l’articulation de la vie sociale, professionnelle, familiale et
affective de ces femmes. Dans une dialectique du détail et de
l’ensemble, elles démontrent que la focalisation sur un petit
objet ouvre d’innombrables perspectives pour appréhender
avec plus de justesse le rôle des femmes comme ménagères,

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VIDER SON SAC 533

comme consommatrices, comme professionnelles, comme


mères, comme amies. Au terme de la lecture, on ne peut que
se rallier à leurs vues tant la démarche s’avère féconde.
Les deux historiennes suivent donc les poches amovibles
sur toute la durée de leur vie d’objet, de leur fabrication à
leur destruction, voire, plus rarement, à leur muséalisation.
Ce faisant, elles ouvrent de multiples fenêtres sur la vie quo-
tidienne de femmes ordinaires. La fabrication des poches,
par exemple, révèle les (in)compétences techniques de leurs
créatrices autant qu’elle s’insère dans la sociabilité féminine.
Coudre une poche, sur un patron très simple, pour elles
ou pour leurs poupées, était l’un des premiers exercices de
couture proposés aux petites filles – parfois à un âge très
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tendre, quatre ans pour la fille de Charlotte Papendiek en
1786 (p. 67). Les séances de couture se faisant souvent en
compagnie d’autres femmes, elles étaient l’occasion d’une
transmission informelle des compétences techniques et un
moment privilégié de discussion. On attendait alors de ces
enfants que, dans le calme et la concentration requis par la
réalisation de leur ouvrage, elles acquièrent le comportement
et les compétences d’une bonne ménagère éprise de netteté et
de bonne gestion des ressources domestiques.
Barbara Burman et Ariane Fennetaux ne tombent cepen-
dant pas dans le piège d’une lecture simpliste qui ferait de
l’apprentissage de la couture une technique de domestication
des femmes, d’incorporation fatale de la soumission. Dans
la lignée d’un courant historiographique bien ancré chez les
historiennes anglophones, elles donnent à voir l’ambiguïté de
ces pratiques, entre intégration des valeurs d’une féminité
que l’on entend cantonner autant que possible à la sphère
domestique et déploiement d’une créativité et d’une agency
féminines très éloignées de la réduction au silence 1. La capa-
cité des femmes à s’emparer d’un exercice convenu pour en
faire une occasion d’exprimer leur sensibilité se lit sur les
poches elles-mêmes. Le choix des tissus, des motifs à broder,

1. Voir par exemple M. Daly Goggin et B. Fowkes Tobin (éd.),


Women and the Material Culture of Needlework and Textiles. 1750-
1950, Farnham, Ashgate, 2009 ou S. Frye, Pens and Needles. Women’s
Textualities in Early Modern England, Philadelphie, University of Penn-
sylvania Press, 2011.

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534 CRITIQUE

l’ajout d’initiales ou de dates, la qualité plus ou moins grande


de la réalisation en disent long sur les goûts des femmes à
l’ouvrage, sur leur capacité à s’approprier les modèles esthé-
tiques de leur temps comme sur leurs compétences tech-
niques. La belle iconographie de The Pocket permet de s’en
faire une idée grâce à des photos d’ensemble et des vues de
détail sur tel motif ou tel point de couture. La poche brodée
de Mary Hibberd, datée de 1787, est ainsi mise en regard
avec le dessin paru l’année précédente dans le New Lady’s
Magazine qui lui a servi de modèle (p. 74). Le rapproche-
ment révèle à la fois l’usage par les lectrices des patrons pro-
posés dans la presse spécialisée, l’intégration d’événements
dans le répertoire des motifs – ici, l’ascension en montgol-
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fière de Vincenzo Lunardi à Londres en 1784 – et la réalisa-
tion quelque peu malhabile de la broderie par Mary Hibberd.
Ailleurs, des poches en patchwork démontrent comment ges-
tion prudente des ressources textiles de la maison et créa-
tivité pouvaient s’allier pour donner naissance à des objets
textiles originaux (p. 62-63).
Sa fabrication domestique permettait en outre une par-
faite adaptation de la poche à l’usage qu’allait en faire sa
porteuse. En dehors même des considérations de goût et
d’esthétique, celle-ci optait pour des matériaux, des détails
de coupe ou de finition correspondant à ses besoins. Elle pri-
vilégiait en règle générale un tissu solide mais suffisamment
doux pour ne pas générer des frottements érosifs contre le
tissu des jupes et jupons. Elle apportait un soin tout par-
ticulier aux liens qui lui permettraient de nouer sa poche,
renforçant cette partie stratégique de l’objet, dont la solidité
était une garantie contre la perte de tout son contenu, et à
l’ouverture, très sollicitée par le passage fréquent de la main
à chaque ouverture. Mais plus encore, elle pouvait adapter
sa poche à ses besoins en aménageant des compartiments
internes qui faisaient de cet accessoire ce que Michel de
Certeau appelait un « espace pratiqué » (p. 113). En cousant
des poches dans la poche ou en aménageant des espaces dis-
tincts à l’aide d’épingles savamment disposées, la porteuse de
la poche en organisait l’espace. Ces compartiments et replis,
joints à l’usage extensif de petites boîtes (tabatières, boîtes à
râpe, étuis divers…), de nécessaires à couture, de bonnets
ou mouchoirs repliés sur quelque menu objet, créaient ce

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VIDER SON SAC 535

que les auteures appellent joliment « une discipline intime


des choses » (p. 122), un ordre à la fois mental et physique
des possessions portées sur soi.
Car la poche est à la fois portée et porteuse. Si son carac-
tère amovible permet de la détacher pour conserver son
contenu à l’abri sous l’oreiller, une fois la nuit venue, c’est
bien son insertion dans la stratigraphie des jupes féminines
qui lui donne tout son sens. Seule ou en paire, elle permet
aux femmes d’emporter facilement avec elles une foule d’ob-
jets utiles ou précieux à leurs yeux, tout un monde inanimé
qui participe de la vie sociale des femmes et la reflète. L’ une
des idées-forces des auteures est de considérer les poches
amovibles comme un outil majeur de l’agency des femmes
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des XVIIIe et XIXe siècles en ce qu’elles leur permettent d’avoir
toujours sous la main les objets nécessaires à leurs inter-
actions sociales. Quelques objets en particulier prennent
place à la fois dans les poches des femmes et dans la gram-
maire matérielle de leur vie sociale. Il en va ainsi des clés
(de la maison, du portail du jardin, des meubles de range-
ment…), symboles s’il en est de leur rôle de gardiennes du
foyer. Dans des espaces domestiques fréquemment partagés
avec des locataires, des apprentis, des serviteurs, la défini-
tion d’espaces privés protégés par une serrure était perçue
comme une nécessité absolue. Aussi la bonne ménagère ne
se séparait-elle jamais de son trousseau, à l’instar d’Olivia
Harrington, une veuve qui, à la tête d’une large maisonnée
et d’un hôtel, ne se sépara jamais de sa poche pleine de clés,
pas même en 1777 lorsqu’un cancer du sein la cloua au lit
et l’obligea à y recevoir des emplâtres à la ciguë (p. 123).
Les poches féminines recelaient aussi les pièces de monnaie
nécessaires aux emplettes quotidiennes… et parfois même
un véritable trésor, caché des années durant aux yeux du
mari dans un repli astucieusement aménagé (p. 192-193).
Elles accompagnaient bien sûr l’activité professionnelle, celle
des marchandes, amenées à manipuler en permanence des
pièces, ou celle de patronnes gardant toujours sur elles leur
petit livret de comptes.
Par leur contenu, les poches contribuaient aussi à la
régulation des apparences féminines. On apprenait en effet
très tôt aux filles à toujours avoir dans leur poche un petit
nécessaire à couture comportant aiguilles, fil, rubans et

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536 CRITIQUE

épingles de façon à être toujours en mesure de rajuster leur


tenue. Les quelques poches parvenues jusqu’à nous avec leur
contenu et les déclarations des victimes de vol auditionnées à
l’Old Bailey confirment que cette recommandation était sui-
vie à la lettre par nombre de femmes, dés et ciseaux venant
bien souvent compléter l’indispensable panoplie. Les petits
accessoires de mercerie comme les bonnets, les petits objets
de beauté et d’hygiène comme les miroirs, les cure-dents, les
pinces à épiler, échouaient eux aussi dans les poches, prêts
à être sortis pour retoucher dans l’urgence une apparence
disgracieuse.
Le développement de la culture de la consommation au
cours du xviiie siècle mit en vogue les petits objets portatifs
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liés aux usages d’une sociabilité élitaire et ces objets nou-
veaux trouvèrent naturellement leur place au fond des poches
des femmes – Gianenrico Bernasconi a bien mis en évidence
la vitalité de ce secteur économique soutenu par l’inventi-
vité technique des producteurs, par la soif de nouveauté des
consommateurs et consommatrices, et par l’intensification
des mobilités au siècle des Lumières 2. En visite, une femme
avait à portée de main les pièces destinées à payer un fiacre
ou à donner un pourboire aux domestiques, mais aussi des
cartes de visite et un petit nécessaire à écrire pour laisser
un mot en cas d’absence de la personne visitée. Des livres
ou magazines de petit format permettaient aux femmes dis-
tinguées de vérifier d’un coup d’œil quelques règles de poli-
tesse, de consulter un almanach pour connaître les tarifs
des cochers ou de montrer à leurs amies quelque gravure de
mode pour en discuter l’élégance. Petites bouteilles de par-
fum et jumelles de théâtre trouvaient elles aussi le chemin
des poches. Lors d’un séjour à la campagne, les femmes de
l’élite disposaient d’une autre gamme d’objets et ouvrages
à glisser dans leur poche pour les accompagner en prome-
nade, romans en format in-12°, petits ouvrages de botanique
(comme le bien nommé Germany’s Flora, or A Botanical
Pocket-Companion for the Year 1791), matériel d’écriture
ou de dessin et même microscopes de poche ! L’ essor du
tourisme ne fit qu’amplifier le phénomène et ranima même

2. G. Bernasconi, Objets portatifs au Siècle des Lumières, Paris,


CTHS, 2015.

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VIDER SON SAC 537

pour un temps l’usage des poches, qui tendait à s’effacer, à


la fin du xixe siècle, les guides de voyage vantant alors leur
utilité pour garder en sûreté papiers, argent et documents de
voyage. Et quoi de plus pratique qu’une poche pour avoir à
sa disposition un mouchoir, un peigne, un miroir et un petit
pot de crème ou de lotion pour rafraîchir son visage lors d’un
long voyage (p. 158) ?
Dans leur dernier chapitre, Barbara Burman et Ariane
Fennetaux ouvrent une dernière fois, avec délicatesse, ces
poches féminines, pour en montrer toute la portée en termes
d’intimité et d’affectivité. Au plus près du corps, les poches
étaient aussi au plus près du cœur. Dans cet espace refuge,
serré contre soi, on conservait souvent des objets à très
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forte charge émotionnelle. Dans ses « confessions », rédi-
gées en 1638, Elizabeth Isham, une femme de la gentry du
Northamptonshire, dit l’importance qu’avait eue, dans le
développement de sa foi, un papier portant les épîtres de saint
Jean qu’elle avait trouvé enfant et qu’elle conservait plié dans
sa poche pour l’en sortir à sa guise et y trouver sa nourriture
spirituelle (p. 192). Papiers personnels, lettres d’amour, por-
traits de l’être aimé, souvenirs sentimentaux trouvaient dans
les poches un écrin à la hauteur de leur préciosité. Elles abri-
taient les cadeaux échangés entre amies proches, comme la
mèche de cheveux et le mouchoir brodé que s’étaient mutuel-
lement offerts Jane Pollard et Dorothy Wordsworth en 1788
(p. 200). Les poches, confectionnées avec tout le soin dû à
la plus tendre amitié, pouvaient elles-mêmes faire office de
cadeau et, lorsqu’elles étaient portées, rappeler quotidienne-
ment, de façon très concrète, l’intensité du lien amical.
Dès lors, on comprend mieux la vivacité de la réaction
de certaines femmes à la perte de leurs poches. Dans son
journal, la jeune Sarah Hurst notait la terrible angoisse qui
l’avait saisie au retour d’une sortie à cheval, en juillet 1759,
lorsqu’elle s’était aperçue qu’elle n’avait plus sa poche. Elle
ne pleurait pas tant pour ses quelques pièces de monnaie
ou son nécessaire de couture que pour son journal et les
deux portraits miniatures d’elle et de l’homme qu’elle aimait,
Henry Smith. Bien qu’assez réticent quant à la concrétisation
de l’idylle, le père de Sarah prit suffisamment au sérieux le
désespoir de sa fille pour partir à quatre heures du matin
à la recherche de la poche perdue et la rapporter intacte à

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538 CRITIQUE

une Sarah soulagée et reconnaissante (p. 197-199). Tout le


monde n’avait pas cette délicatesse et les pensionnaires des
écoles ou institutions charitables aux règlements sévères
se voyaient souvent refuser le respect de l’intimité de leurs
poches. Au moindre soupçon, les surveillantes n’hésitaient
pas à exiger l’ouverture des poches pour procéder à l’examen
impitoyable des trésors qui y étaient jalousement conservés.
Au fil des pages, les poches amovibles révèlent ainsi
leur formidable capacité à servir d’observatoire de toutes
les dimensions de la vie des femmes des XVIIIe et XIXe siècles.
Elles donnent à lire un autre aspect de la dialectique de l’inté-
riorité et de l’extériorité généralement imputée aux pratiques
vestimentaires en ceci qu’elles ne donnent pas à voir, à la
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surface du corps, une intériorité – réelle ou mise en scène. À
la fois expressions de la personnalité de la porteuse, lieux de
préservation de son intimité et auxiliaires indispensables de
sa vie sociale, les poches unissent dans leur espace matriciel
monde intérieur et monde extérieur.
Leur histoire débouche sur une histoire du genre et de
ses transcriptions matérielles, dans toutes ses nuances et
ses contradictions. Leur contenu renseigne sur des rôles
sociaux bien définis, mais aussi sur la façon dont ces rôles
sont endossés – et parfois subvertis – par des femmes de
chair et d’os, traversées de besoins, d’envies, de sentiments
et d’affects. La poche, comme objet produit par des mains
féminines, peut laisser entrevoir la lassitude et l’ennui d’une
couturière n’ayant que peu de goût pour la maîtrise de cet art
jugé indispensable à son sexe. À l’inverse, elle peut mettre
en évidence le talent et la créativité d’une experte désireuse
de faire d’un accessoire banal du vestiaire féminin sa poche.
C’est toute la force de la démarche des auteures que d’accor-
der une grande attention à la netteté d’un point, à la qua-
lité d’une reprise ou à l’adaptation d’un modèle, considérées
comme autant de marques de compétence et d’expression de
la personnalité. La recherche fondée sur l’étude de l’objet lui-
même, bien ancrée dans le monde universitaire anglophone
– mais plus timide chez les spécialistes de langue française –,
prouve ici encore qu’elle permet de faire résonner les voix
de celles qui n’ont pas laissé de traces dans les archives ni
dans les imprimés. Dans les fibres des poches sont encap-
sulées les mille et une facettes de l’existence de ces femmes

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VIDER SON SAC 539

aujourd’hui disparues. Comme William Cantell, veuf incon-


solable qui, dans les premières années du XIXe siècle, gar-
dait avec un soin jaloux les poches, les bas et un mouchoir
de sa défunte épouse (p. 213), Barbara Burman et Ariane
Fennetaux ont retrouvé dans ces objets anodins la chaleur
des corps et le mouvement de la vie.

Marjorie MEISS
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L’une porte un pantalon,
l’autre pas

Christine Bard

}
Les Garçonnes Paris, Autrement [1998],
Mode et fantasmes des rééd. 2021, 190 p.
Années folles

}
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Une histoire politique Paris, Éd. du Seuil,
du pantalon 2010, 400 p.

}
Ce que soulève la jupe
Paris, Autrement,
Identités, transgressions,
2010, 174 p.
résistances

}
Einav Rabinovitch-Fox
Dressed for Freedom Urbana, University of
The Fashionable Politics of Illinois Press, 2021, 262 p.
American Feminism

Les analyses que l’historienne Christine Bard a publiées


sur l’histoire culturelle du genre et plus particulièrement sur
le rôle de la mode dans les constructions genrées ont accom-
pagné et souvent précédé les évolutions des dernières décen-
nies en matière d’approche universitaire de la mode et du
vêtement en France. Entreprises à la fin des années 1990, ses
recherches sur les garçonnes 1 des « Années folles » se sont
prolongées la décennie suivante par l’étude sur le temps long
de l’histoire de deux pièces emblématiques de la construc-
tion des identités féminines et des rapports de pouvoir : le

1. Les Garçonnes, titre désormais abrégé en LG.

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L 'U N E P O R T E U N P A N T A L O N , L 'A U T R E P A S 541

pantalon 2 et la jupe 3. La parution des Garçonnes en 1998


participe alors d’un intérêt grandissant pour les objets de
mode sous un angle genré, que ce soit chez des historien·ne·s
de la mode 4 ou chez des historien·ne·s médiévistes 5, moder-
nistes 6 et contemporanéistes. Aux études des modernistes
publiées dans les années 1980 7 succèdent à cette époque,
notamment autour du séminaire de Dominique Veillon, les
recherches menées sur l’après-guerre et les années 1960 8.
Au sein de ce renouvellement, les textes de Bard ont la par-
ticularité de porter l’attention sur la fonction éminemment
politique des vestiaires et des objets de mode et rendent
visible le rôle des minorités sexuelles et particulièrement des
lesbiennes dans les conquêtes vestimentaires. Cette polari-
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sation sur le genre et la sexualité permet que se diffuse en
France une approche largement développée dans le milieu
universitaire anglophone, que ce soit au sein des material
studies 9 ou des fashion studies. Si du côté des sociologues
du genre on ne trouve jusqu’à aujourd’hui que de « rares

2. Une histoire politique du pantalon, titre désormais abrégé en


HPP.
3. Ce que soulève la jupe, titre désormais abrégé en CQSJ.
4. F. Chenoune, Les Dessous de la féminité. Un siècle de lingerie,
Paris, Assouline, 1999 ; V. Steele, Se vêtir au xxe siécle. De 1945 à nos
jours, Paris, Adam Biro, 1998.
5. O. Blanc, Parades et parures. L’ invention du corps de mode à
la fin du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1997.
6. S. Steinberg, La Confusion des sexes. Le travestissement de la
Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001.
7. D. Roche, La Culture des apparences. Une histoire du vête-
ment, xviie-xviiie siècle, Paris, Fayard, 1989 ; Ph. Perrot, Les Dessus et
les Dessous de la bourgeoisie. Une histoire du vêtement au xixe siècle,
Paris, Fayard, 1981 ; N. Pellegrin, Les Vêtements de la liberté. Abécé-
daire des pratiques vestimentaires en France de 1780 à 1800, Paris,
Alinéa, 1989.
8. Le séminaire « Histoire de la mode » est lancé par Dominique
Veillon en 1999 à l’ Institut d’histoire du temps présent.
9. L. Auslander, « Culture matérielle, histoire du genre et des
sexualités. L’ exemple du vêtement et des textiles », Clio. Femmes, genre,
histoire, n° 40, 2014, p. 171-195 ; « Consommation », dans J. Rennes
(éd.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2016,
p. 124-135.

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542 CRITIQUE

travaux 10 » sur la mode et le vêtement, les fashion studies


françaises, qui se sont largement développées ces dernières
années autour de séminaires 11, de revues 12 et de plate-
formes 13, ont intégré les questions de genre et de sexualité.
Néanmoins, alors que la question des vêtements et du fémi-
nisme agite de manière récurrente les controverses média-
tiques 14, les relations entretenues entre mode, vêtement et
féminismes restent encore sous-travaillées, qu’il s’agisse de
s’interroger sur le rôle joué par les mouvements féministes
à différentes époques dans les transformations du système-
mode et des vestiaires, des stratégies vestimentaires des
féministes ou des théorisations féministes sur les vêtements
et le monde de la mode. Les discours et représentations anti-
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féministes ont véhiculé le cliché d’une hostilité féministe à
la mode – souvent à partir d’images détournées de leur véri-
table signification, comme celle de ces manifestantes étasu-
niennes brûlant leurs soutien-gorge en 1968, j’y reviendrai –,
faisant ainsi écran à l’appréhension de la complexité des rela-
tions entre féminisme, mode et vêtement. Mais, finalement,
que portent les féministes d’hier et d’aujourd’hui ? Comment
ont-elles pensé le rôle des vêtements dans l’émancipation des
femmes ? Les critiques féministes d’hier sont-elles les mêmes
que celles adressées aujourd’hui à une industrie de la mode
traversée par de nouveaux questionnements ?

La politisation du vêtement
Dans sa postface à la toute récente réédition des Gar-
çonnes, dont la première édition date de 1998, Christine
Bard revient sur la genèse de ses recherches en histoire

10. P. Barbier et al., « Vêtement », dans J. Rennes (éd.), Encyclopé-


die critique du genre, op. cit., p. 659-669.
11. « Anthropologie des mondes de la mode » d’Anne Monjaret ;
« Histoire et mode » de Maude Bass-Krueger et Sophie Kurkdjian.
12. Modes pratiques.
13. Culture[s] de Mode. Voir en ligne : culturesdemode.com.
14. Je pense par exemple aux controverses autour de la « mode
pudique » : affaires récurrentes autour du port du « burkini » et du voile,
mais aussi de certaines pièces vestimentaires comme le crop top dont le
port par les jeunes filles dans les établissements d’enseignement secon-
daire a fait polémique.

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L 'U N E P O R T E U N P A N T A L O N , L 'A U T R E P A S 543

culturelle du genre. À la suite de la parution de sa thèse sur


les féministes de la Troisième République, Farid Chenoune,
historien de la mode, lui commande un livre sur ces figures
emblématiques des Années folles : « J’étais enthousiaste »,
écrit Christine Bard : « Après l’immersion dans les archives
du féminisme militant, j’allais pouvoir évoquer autrement
l’émancipation des femmes par la culture, l’imaginaire social
et le trouble dans le genre. Je l’écrivis dans l’allégresse, en me
faisant plaisir » (LG, p. 155). Ce travail de commande, hors
des sentiers battus universitaires, amorce une recherche de
dix ans sur l’universalisation du pantalon qui sera doublée
en mode mineur d’une réflexion sur la jupe, cette dernière
s’obstinant contre toute attente à résister à la banalisation
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du pantalon et revenant sans cesse et de mille manières
(souvent politiques 15) sur le devant de la scène : « La jupe a
envahi l’actualité, bousculé mon agenda et pris le pas sur
un pantalon qui a beaucoup perdu aujourd’hui de sa force
subversive, lorsqu’il est porté par une femme » (CQSJ, p. 7).
Jupe et pantalon – leur adoption, leur rejet, leur retour, leur
banalisation – apparaissent ainsi comme les deux faces d’une
même histoire et l’étude conjointe de ces pièces, même si elle
s’est traduite par la publication de deux ouvrages différents,
permet de mieux comprendre les évolutions vestimentaires
dans leur ensemble 16.

Une histoire politique de la culture matérielle


Lorsque Christine Bard choisit comme objets la jupe ou
le pantalon, il s’agit pour elle de faire « une histoire politique
de la culture matérielle » inspirée par l’histoire du genre et
du féminisme. La recherche se veut « un peu expérimentale »
(HPP, p. 20) et il faut effectivement insister sur l’aspect nova-

15. Christine Bard consacre une partie de son ouvrage à l’actualité


de la jupe au moment où elle écrit son livre : sortie du film La Journée
de la jupe, politisation de la jupe par le collectif Ni putes ni soumises,
médiatisation de la jupe pour homme…
16. Les deux ouvrages sont sortis à quelques mois d’intervalle,
l’un dans la collection « Mutations / Sexe en tous genres » dirigée par
Louis-Georges Tin aux éditions Autrement, l’autre dans la collection
« L’ univers historique » aux éditions du Seuil.

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544 CRITIQUE

teur, en 2010, d’une analyse qui tend à croiser histoire du


genre (dans la lignée de Joan Scott) et histoire de la mode,
tout en élargissant « le périmètre du politique […] à des ques-
tions qui en ont été exclues » (HPP, p. 19). En effet, il n’est
pas tant question pour Christine Bard d’analyser les vête-
ments avec les outils de l’histoire de la culture matérielle
(production, diffusion, consommation, matérialité, tech-
nicité des objets 17) que d’intégrer les objets et la culture à
l’histoire politique de l’accession à la citoyenneté. Les deux
ouvrages prennent pour base théorique une analyse des vête-
ments comme outils de contrôle social : « Le costume reflète
l’ordre social et le crée, permettant, notamment, le contrôle
des individus » (HPP, p. 7) au sein d’une société genrée qui
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repose sur des rapports de domination. Le port du pantalon,
longtemps refusé aux femmes, est alors abordé comme un
symbole de pouvoir – et de liberté à conquérir. Se « mascu-
liniser » ou se « viriliser » à travers l’usage de certains vête-
ments agit comme un opérateur de transgression de genre et
l’adoption du pantalon révèle tout à la fois un désir d’égalité
entre les sexes, une volonté d’ascension sociale et une envie
de troubler les frontières traditionnelles des identités. L’ his-
torienne retrace donc de manière chronologique et dans la
durée – de la Révolution à nos jours – les transformations
« politico-vestimentaires » (HPP, p. 25) de pièces qui sym-
bolisent l’accès des femmes à la citoyenneté. Recourir au
temps long permet de montrer l’enchevêtrement des avan-
cées et des reculs : la démarche historique adopte le rythme
syncopé des expériences, des transgressions, des empêche-
ments, des discours et des attaques antiféministes. Mais si
ces transformations sont souvent heurtées, controversées, il
n’en reste pas moins que cette histoire politique du pantalon
se présente comme une histoire linéaire qui accompagne en
partie la conquête de la citoyenneté et de l’émancipation des
femmes.

17. Sur les études d’objets menées au prisme du genre, voir l’état
des lieux dressé en 2014 par Anne Monjaret : « Objets du genre et genre
des objets en ethnologie et sociologie françaises », Clio, n° 40, p. 153-
170. Voir en ligne : http://journals.openedition.org/clio/12161.

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L 'U N E P O R T E U N P A N T A L O N , L 'A U T R E P A S 545

Les féministes, actrices de ces transformations ?


Les raisons de ces transformations politico-vestimen-
taires sont nombreuses, se conjuguent et ne peuvent être
portées au crédit d’un seul groupe social, ni d’un segment
bien délimité de la population féminine. Si Christine Bard
s’intéresse tout particulièrement au rôle précurseur joué
par quelques personnalités hors du commun – George
Sand, Rosa Bonheur, Madeleine Pelletier –, elle met aussi en
lumière celui de certains groupes ou mouvements (membres
de communautés utopistes du XIXe siècle, archéologues
comme Jeanne Delafoye, comédiennes, écrivaines), ainsi que
le rôle joué par les guerres… Surtout, elle montre l’impor-
tance des mouvements de réforme du vêtement, de la dif-
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fusion du sport, des bouleversements dans l’industrie de la
mode. Si la conquête du pantalon est bien liée à l’émancipa-
tion des femmes et à l’action des mouvements féministes, on
ne peut en effet mettre cette évolution du vestiaire à l’actif des
seules féministes – et cela d’autant moins qu’elles montrent
peu d’intérêt pour la question. Christine Bard s’en étonne :
« Ça m’a frappé que dans l’histoire du féminisme et de la
pensée féministe, il n’y ait pas davantage de commentaires
sur cette différenciation genrée qui a longtemps été admise,
acceptée 18. » Elle montre que, pendant les « Années folles »,
les féministes sont hostiles aux garçonnes et « se dressent
contre la “virilisation” des femmes » en se fondant « sur une
mythologie du féminin valorisant les spécificités attribuées
aux femmes » (LG, p. 73). De la même manière, elle explique
que s’il existe bien dans les années 1970 un certain rejet de
la jupe, il n’y a pas en revanche « d’éloge féministe du panta-
lon ». Le rôle des féministes apparaît donc ambivalent – et
cela, quelles que soient les époques. C’est sur le rôle joué par
les lesbiennes que l’historienne met l’accent : ce sont elles
qui apparaissent comme les forces motrices de ces trans-
gressions de vestiaires.

18. Conférence donnée récemment par Christine Bard, l’historien


Damien Delille et Manon Renault : « Genre et vêtements : des codes à
déconstruire », La Villette, 14 octobre 2021. Voir en ligne : www.youtube.
com/watch?v=VfMI41FvyBQ.

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546 CRITIQUE

La révolution du neutre
Au-delà de l’histoire politique du pantalon et de la jupe,
Christine Bard propose une lecture plus globale des trans-
formations vestimentaires, pour finalement esquisser un
horizon d’attente. Elle mobilise, pour appréhender les muta-
tions, le concept de « grande renonciation masculine », forgé
par l’Anglais John Carl Flügel dans les années 1930. En
employant ce terme, le psychanalyste freudien, militant de la
réforme vestimentaire, voulait caractériser la transformation
des apparences masculines visibles en Angleterre au début
du XIXe siècle, qui s’était traduite par l’abandon, chez les
hommes, des parures et des décorations, désormais réser-
vées au vestiaire féminin. À partir de ce moment, le vêtement
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masculin tend vers une simplification et une uniformisation
alors que celui des femmes se complexifie et s’orne de nom-
breuses parures et fioritures. « Les femmes restent engluées
dans l’Ancien Régime vestimentaire qui les condamne à la
compétition esthétique et aux folies de la mode » (CQSJ, p. 8).
La conquête du pantalon se double donc, dans le récit de
Christine Bard, d’une conquête non aboutie de la simplicité
vestimentaire. Force est de constater, nous dit-elle, que l’uni-
versalisation du pantalon n’a pas aboli le vieux régime du
paraître et que nous assistons depuis les années 2000 non
seulement à un piétinement mais à un retour politisé de la
jupe. Les femmes, écrit-elle, « renâclent face à la perspective
d’une Grande Renonciation aux parures féminines » (CQSJ,
p. 15) ; et face à ce constat, elle s’engage dans la défense d’une
universalisation de la jupe pour toutes et tous afin de remettre
en question la binarité de genre des vestiaires. Elle semble
appeler de ses vœux un nouvel horizon vestimentaire, avec
d’un côté l’universalisation de toutes les pièces, de l’autre
l’avènement d’un vestiaire neutre. « J’attends beaucoup des
prochaines années », nous dit-elle, « parce que j’ai l’impres-
sion que cette nouvelle révolution vestimentaire s’approche.
Ça doit être possible de trouver des formes qui évoquent du
neutre 19 ». Au cours de la même intervention, elle compare en
ces termes vêtement et langue : « C’est un débat qui ressemble
à un débat qu’on a sur la langue en ce moment ; parce que le
vêtement est un langage, on retrouve des questions identiques

19. Ibid.

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L 'U N E P O R T E U N P A N T A L O N , L 'A U T R E P A S 547

sur : faut-il marquer, faut-il aller vers un neutre 20 ? » On pour-


rait reformuler la question en employant le terme forgé par
Lila Braunschweig dans un ouvrage récent 21 : faut-il « neutri-
ser » le vêtement ? Au-delà d’une histoire politique des objets
de mode, Christine Bard semble bien, entre les lignes, dessi-
ner un futur vestiaire féministe qui suspendrait les assigna-
tions.

Dressed for Freedom : la mode comme pratique féministe


Un peu plus d’une décennie sépare Dressed for Free-
dom. The Fashionable Politics of American Feminism 22,
d’Einav Rabinovitch-Fox, des essais de Christine Bard sur la
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jupe et le pantalon. Le livre, paru l’an dernier, porte lui aussi
sur les transformations du vestiaire féminin en se focalisant
sur l’influence exercée par le féminisme étatsunien sur les
mutations vestimentaires et sur la mode comme moyen effi-
cace de diffusion du féminisme dans la société.
Tout comme Christine Bard, Einav Rabinovitch-Fox est
historienne du genre et des femmes, travaillant plus parti-
culièrement sur l’histoire moderne des États-Unis. Leurs
travaux ont en commun de dépeindre les adeptes du « bloo-
mer 23 » des années 1850 comme les précurseuses radicales
des transformations vestimentaires ; on retrouve chez toutes
deux des époques et catégories pivotales : à la « Belle époque »,
au temps des « femmes nouvelles » et des « garçonnes », font
écho du côté étatsunien la « New Woman », la « Gibson girl »,
puis la « Modern Girl » et les « Flappers 24 ».
Si, dans les pays occidentaux, l’histoire de l’universali-
sation du pantalon ou de l’émancipation du vestiaire fémi-
nin s’inscrit dans une histoire transnationale partageant les
mêmes temps forts, la lecture croisée des deux ouvrages

20. Ibid.
21. L. Braunschweig, Neutriser. Émancipation(s) par le neutre,
Paris, Les liens qui libèrent, 2021.
22. Titre désormais abrégé en DFF.
23. Le bloomer, du nom de la féministe Amelia Bloomer, est une
sorte de pantalon bouffant d’inspiration orientale qui fit scandale à son
époque.
24. La Flapper est à peu près l’équivalent de la garçonne.

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548 CRITIQUE

permet cependant de rendre visibles des caractéristiques


liées aux contextes nationaux. Les temporalités différentes
de l’accès à la citoyenneté pour les femmes (1920 aux États-
Unis, 1945 pour les Françaises) entraînent des répercussions
sur l’interprétation des différents mouvements de mode. Les
féminités de l’« entre-deux » par exemple (Modernas, Flappers,
garçonnes 25), si elles sont bien transnationales, expriment
des réalités situées dans des agendas politiques et féministes
différents. Par ailleurs, Dressed for Freedom, à la différence
d’Une histoire politique du pantalon, ne se focalise pas sur
une seule pièce du vestiaire venant symboliser à elle seule la
quête de l’égalité, mais se penche sur les liens plus généraux
entretenus entre féminisme, mode et vêtement aux États-Unis
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en optant pour une approche qui fait la part belle à la ques-
tion de la mode comme espace de négociation.

Le mythe de la féministe anti-mode


L’ ouvrage, son auteure nous l’annonce d’emblée, « exa-
mine les multiples façons dont les femmes se sont engagées
dans la mode au cours du long XXe siècle, afin de remettre
en question le mythe persistant selon lequel un engagement
en faveur de la liberté et des droits des femmes était incom-
patible avec les pratiques de parure et l’adhésion à la mode »
(DFF, p. 3, ma traduction). L’ objectif est clair : déconstruire
l’image de la féministe anti-mode en effet véhiculée par une
partie des mouvements féministes et caricaturée par les dis-
cours antiféministes.
La complexité des relations qu’ont entretenues le fémi-
nisme et la mode est souvent réduite à quelques images
fortes qui ont circulé de manière transnationale comme celle
de la féministe bra burner (brûleuse de soutien-gorge) dont
la mythologie perdure, alors même que de nombreux contre-
discours ont rétabli la réalité de l’évènement qui a suscité cette
imagerie : la manifestation organisée en 1968 à Atlantic City
contre l’élection de Miss America, au cours de laquelle quatre

25. Voir le colloque « “Modernas, flappers, garçonnes” ou com-


ment re-présenter la féminité dans les années vingt et trente. Les cas
espagnols, français et anglo-saxons », université de Limoges, décembre
2019.

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L 'U N E P O R T E U N P A N T A L O N , L 'A U T R E P A S 549

cents femmes ont jeté dans une « Poubelle de la Liberté » des


objets symbolisant les « instruments de torture des femmes ».
Ainsi lit-on sur le tract d’appel à cette action (lancée à l’initia-
tive de féministes new-yorkaises) : « Nous protesterons contre
l’image de Miss America, une image qui opprime les femmes
dans tous les domaines où elle prétend nous représenter. Il
y aura : […] une énorme Poubelle de la Liberté (dans laquelle
nous jetterons des soutien-gorge, des gaines, des bigoudis,
des faux cils, des perruques et des numéros représentatifs
de Cosmopolitan, Ladies’ Home Journal, Family Circle) ;
nous annoncerons également un boycott de tous les produits
commerciaux liés au concours 26. » Or si les féministes pré-
sentes ce jour-là critiquent bien, en effet, une industrie de la
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mode véhiculant une féminité hypersexualisée et oppressive,
on peut voir sur les photos de la mobilisation que les femmes
présentes sont loin de ressembler aux caricatures qu’on fera
d’elles par la suite, en les dépeignant comme de furibondes
hydres féministes : pour la plupart, commente l’historienne,
elles ont « adopté la mode dominante, apparaissant en mini-
jupes, cheveux longs et chaussures féminines, bien que la
plupart du temps avec des talons plats » (DFF, p. 155).
Contester cette figure « mythologique » de la féministe
anti-mode n’empêche nullement Einav Rabinovitch-Fox
de s’intéresser aux discours produits, au fil du temps, par
un certain nombre de féministes – notamment des fémi-
nistes radicales venues du marxisme et de la New Left – qui
remettent en cause l’industrie de la mode, la consommation,
les stéréotypes adossés à un vestiaire ultra-féminisé et objec-
tivant : son objectif est clairement de montrer la diversité des
stratégies féministes vis-à-vis des vêtements.

What a feminist looks like : stratégies féministes


« La diversité des organisations, des méthodes et des
causes féministes a également créé un vaste domaine
d’images, de looks et de modes », écrit Einav Rabinovitch-
Fox. « Elles [les féministes] n’ont pas rejeté la mode mais
l’ont transformée en une force émancipatrice » (DFF, p. 157).
Les stratégies et politiques féministes de la mode sont loin

26. Redstockings, No More Miss America !, 1968.

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550 CRITIQUE

d’être monolithiques : Einav Rabinovitch-Fox en décrit plu-


sieurs, en s’attachant à l’étude des discours, des pratiques,
des images produites, notamment au cours des années 1970.
Selon elle, les féministes libérales comme Gloria Steinem,
Betty Friedan, membre de NOW (National Organization for
Women), ont adopté vis-à-vis des vêtements une stratégie
consciente de respectabilité. Pour obtenir une visibilité dans
le champ politique et faire en sorte que leurs revendications
d’égalité dans les domaines juridiques et économiques soient
prises au sérieux, elles n’ont pas voulu remettre trop en
question le vestiaire féminin « traditionnel ». Le vêtement joue
dans ce cas un rôle tactique dans l’acquisition des droits et
se doit d’incarner une féminité respectable ou une féminité
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colorée et pratique reflétant la place nouvelle occupée par les
féministes dans la société. À l’inverse, d’autres militantes ont
clairement poursuivi des buts plus radicaux à travers une
recherche vestimentaire alternative, en rupture ou créatrice
d’identité. C’est le cas des lesbiennes qui conçoivent le vête-
ment comme un espace de résistance et d’autodétermination.
L’ autrice s’appuie entre autres sur l’article de Liza Cowan,
« What the Well-Dressed Dyke will Wear ». Liza Cowan y défend
l’idée d’une mode qui se différencie des critères de féminité
et qui ne bénéficie pas au capitalisme ou au patriarcat. Elle
veut privilégier les vêtements de seconde main ainsi que l’au-
toproduction, synonyme à ses yeux d’« empowerment » et de
pratique féministe : « Nous devons commencer à fabriquer et
à concevoir des vêtements pour nous-mêmes », écrit-elle. « Si
vous savez coudre, vous pouvez créer vos propres vêtements
et apprendre à coudre à vos amies aussi… Ne laissez pas les
hommes devenir riches (plus riches) avec notre argent et nos
idées 27. » L’ un des fils rouges du livre d’Einav Rabinovitch-
Fox est la volonté d’inclure les stratégies des femmes non
blanches et des classes populaires. Elle insiste sur les points
de vue des femmes et des militantes noires : « Les femmes
noires, bien que n’étant pas nécessairement motivées par
l’anti-consommation, ont également vu dans la conception

27. L. Cowan, « What the Well-Dressed Dyke will Wear », Cowrie,


n° 3, octobre 1973, p. 12. Le titre, que l’on pourrait traduire par « Ce
que doit porter la gouine chic », parodie les rubriques des magazines de
mode traditionnels.

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L 'U N E P O R T E U N P A N T A L O N , L 'A U T R E P A S 551

de vêtements d’inspiration africaine une source de fierté et


de créativité ainsi qu’une forme de résistance féministe et
raciale » (DFF, p. 169). Les stratégies vestimentaires des
femmes noires et des femmes des milieux populaires ne
rejoignent pas forcément celles des féministes libérales ou
radicales. Exclues de nombreux espaces de consommation
de la mode comme elles sont exclues des représentations de
la beauté et du style de la féminité blanche, les femmes non
blanches et les femmes des milieux populaires peuvent opter
pour des stratégies d’accession à la féminité, ce qu’avaient
déjà révélé les études de Beverley Skeggs portant sur les
pratiques de mode ultra-féminisées des femmes ouvrières
anglaises 28.
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La mode comme espace de négociation
Dressed for Freedom ne porte pas seulement sur les
mutations du vestiaire féminin et les stratégies vestimen-
taires féministes, mais consacre plusieurs chapitres au
rôle des femmes dans les transformations du système de
la mode. C’est le cas du chapitre 4, qui porte sur l’entrée
des femmes dans cette industrie en revenant sur l’histoire
du « Fashion group » fondé exclusivement par des femmes en
1930 : on y trouvait des journalistes de la presse de mode
(Edna Woolman Chase de Vogue, Carmel Snow de Harper’s
Bazaar), des créatrices (Clare Potter, Claire McCardell), des
industrielles de la beauté (Helena Rubinstein). The Fashion
group était tout à la fois une société professionnelle, un club
non mixte et un espace d’influence qui usait de son position-
nement pour défendre la place des femmes dans l’industrie
de la mode et promouvait le travail des femmes. À une époque
où se construit la figure de la femme au foyer, le monde de la
mode apparaît comme un espace d’opportunité de carrière
pour les femmes des élites et des classes moyennes supé-
rieures et il s’agit pour elles, sans remettre en cause le fonc-
tionnement de la société, de « creuser des espaces de liberté

28. B. Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en


milieu populaire, Marseille, Agone, 2015 ; C. Tulloch, The Birth of Cool.
Style Narratives of the African Diaspora, Londres, Bloomsbury Visual
Arts, 2020.

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552 CRITIQUE

et de pouvoir à l’intérieur des frontières de la consomma-


tion » (DFF, p. 3). Ce groupement d’actrices économiques de
la mode est exclusivement blanc ; mais Einav Rabinovitch-
Fox, dont le propos est de rendre visible la question raciale
dans les rapports entre mode et féminisme, décrit aussi des
réseaux professionnels de créatrices noires, comme la Natio-
nal Association of Fashion and Accessory Designers (NAFAD)
fondée par Jeannette Welch Brown, dont l’objectif était de
promouvoir ces créatrices sur la scène de la mode blanche.
Ces exemples sont mis en avant afin de montrer « qu’en
utilisant leur position de créatrices, de consommatrices et de
porteuses de mode pour négocier des positions d’agency et
d’influence, les femmes ont transformé la mode en un langage
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culturel dynamique et une stratégie politique pour revendi-
quer la liberté » (DFF, p. 4). Sans rejeter la critique féministe
de la mode comme outil de catégorisation et de domination
entre les genres, l’historienne mobilise le concept d’agency
pour relire la modernité comme un processus qui ne serait
pas seulement imposé aux femmes, mais leur réserverait
des espaces de négociation 29 et leur permettrait de produire
des messages de libération via la création aussi bien que la
consommation. S’inscrivant ainsi dans une tradition de cri-
tique féministe de la consommation centrée sur la question
du plaisir 30, elle apparaît très éloignée de Christine Bard,
l’une et l’autre prenant toutefois leurs distances par rapport
une autre tradition critique féministe, celle qui envisage la
mode principalement comme un espace de production.

Comment continuer à aller habillé·e ?


Au cours d’une table ronde évoquée plus haut 31, à une
question portant sur l’aspect politique de la mode, Damien
Delille répondait qu’il faut dorénavant être conscient des
implications éthiques et écologiques des choix vestimen-
taires. Christine Bard propose une autre réponse : « Je me

29. Voir I. Parkins et E. M. Sheehan (éd.), Cultures of Femininity


in Modern Fashion, Durham, University of New Hampshire Press, 2012.
30. Voir A. McRobbie, « Bridging the Gap : Feminism, Fashion and
Consumption », Feminist Review, n° 55, 1997, p. 73-89.
31. Voir la note 15.

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L 'U N E P O R T E U N P A N T A L O N , L 'A U T R E P A S 553

dis souvent que si on était totalement conscient de tout le


sens de nos vêtements, de tous les signaux que nos vêtements
envoient et pas seulement les signaux de genre, je crois qu’on
ne pourrait plus s’habiller et qu’on a besoin aussi d’une cer-
taine inconscience pour continuer à aller habillé·e 32. »
Être conscient·e de ce que l’on porte mais aussi du
contexte de production de nos vêtements, comme de l’en-
semble du système de la mode, c’est pourtant ce à quoi nous
avaient déjà invités de nombreuses théoriciennes féministes,
notamment au cours des années 1980-1990 au moment de
la mondialisation d’une industrie en cours de structuration
autour d’une division internationale du travail et de l’« impé-
rialisation de la mode 33 ». Pour bon nombre de féministes
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marxistes comme Sheila Rowbotham 34, il était plus que
nécessaire de prendre en compte les conséquences des délo-
calisations dans les pays du Sud de la main-d’œuvre essen-
tiellement féminine comme de l’exploitation dans les pays du
Nord d’une population issue des migrations. Aux yeux de ces
universitaires féministes, la question du vestiaire d’un côté et
de la consommation de l’autre ne sont pas aussi essentielles
que celles posées par l’exploitation de la main-d’œuvre. La
sociologue anglaise Angela McRobbie a dès cette époque
alerté sur la nécessité de faire tenir ensemble les différentes
critiques féministes de la mode en considérant le système-
mode dans son ensemble : la consommation (ses plaisirs,
ses offres d’évasion et de construction identitaire comme les
difficultés des classes populaires à y accéder) ; la production
dans les pays du Sud et dans certains territoires européens ;
la précarisation des stylistes 35 et la formation inadéquate

32. « Genre et vêtements : des codes à déconstruire », conférence


citée.
33. Voir G. Mensitieri, « Le plus beau métier du monde ». Dans
les coulisses de l’industrie de la mode, Paris, La Découverte, 2018,
p. 18-20. Avec ce terme, Giulia Mensitieri veut souligner l’importance
de l’expansion géographique et financière des groupes de la mode et du
luxe comme leur hégémonie symbolique.
34. Voir S. Rowbotham et S. Mitter (éd.), Dignity and Daily Bread.
New Forms of Economic Organization Among Poor Women in the Third
World and the First, Londres et New York, Routledge, 1994.
35. A. McRobbie, « Rethinking Fashion and Feminism » [en ligne],
conférence, 22 octobre 1996.

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554 CRITIQUE

donnée dans les écoles de mode. Elle proposait aussi d’ana-


lyser l’industrie de la mode comme un univers presque
exclusivement féminin et fondamentalement comme étant
une « feminist issue ». Aux féministes marxistes qui invitaient
au boycott d’une production réalisée dans des conditions
aliénantes, elle opposait la nécessité d’« alliances politiques
hybrides 36 » permettant d’intervenir à tous les niveaux du
système de la mode et ne faisant pas appel, via le boycott, au
seul sens moral individuel. Proposant de ne pas déconnecter
création, production et consommation, elle invitait les écoles
de mode à rendre centrale dans leurs curriculum la question
de la production et de la division sexuelle du travail.
De nouveaux enjeux, liés aux bouleversements en cours,
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d’ordre climatique et écologique, mais aussi éthiques, logis-
tiques ou encore liés aux reconfigurations à l’œuvre en raison
du Covid, sont posés par la mode aux générations féministes
actuelles. À la nécessité de ne pas oublier les coulisses de
la fabrique de la mode s’ajoute celle de prendre en compte
le coût environnemental de la production de matières pre-
mières comme celui des matériaux synthétiques. Les récentes
approches écoféministes 37 permettront-elles d’articuler ques-
tions de genre, critique de la production et prise en compte
des limites planétaires ? Comment s’habilleront demain les
féministes soucieuses des liens à construire avec le vivant ?

Isabelle CAMBOURAKIS

36. Ibid.
37. G. Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsis-
tance, Paris, La Découverte, 2021.

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Des étoffes au drapé porté

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Paul Hills New Haven et Londres,
Veiled Presence Yale University Press,
Body and Drapery from 2018, 224 p.
Giotto to Titian

Ce que l’on appelle drapé est la forme la plus para-


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doxale de vêtement, car la plus imaginaire. Le drapé n’est
pas un vêtement au sens où il désignerait un objet réel ou
une forme définie ; il ne correspond pas non plus à une tech-
nique déterminée dont on pourrait retracer l’histoire : tout au
plus est-il une catégorie technique et ethnographique, dont
l’unité rétrospective vise à le distinguer de ce qu’il n’est pas,
le vêtement coupé et assemblé. Imaginaire, le drapé l’est en
raison de son origine – de l’anecdote plinienne 1 aux théories
d’artistes – et de sa fonction : divertir le regard et relancer
l’imagination par sa configuration incertaine, son exubérance
changeante et ses effets de matière, tantôt emphatiques, tan-
tôt ordinaires et simples. C’est de l’image que le drapé tire
son unité : comme résultat artificiel d’une technique picturale
ou plastique, certainement ornemaniste ; comme écart ou
altération du réel, signant l’irruption de significations poten-
tielles, imagées, au sens de métaphoriques.
Cette double articulation a été magistralement défendue
par Aby Warburg 2 dans plusieurs textes familiers au lectorat
français grâce aux traductions données ces dernières années
1. Pline rapporte l’invention du plissé et du drapé (rugas et sinus)
par Kimon de Kléonès dans son Histoire Naturelle, Livre XXXV, texte
établi et commenté par J.-M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985,
§ 56.
2. A. Warburg, Essais florentins, trad. S. Muller, introduction
d’É. Pinto, Paris, Éditions Klincksieck [1990], 2003 ; L’ Atlas Mnémo-
syne, trad. S. Zilberfarb, avec un essai de R. Recht, Paris, Éditions
l’écarquillé, 2012 ; Fragments sur l’expression, trad. S. Zilberfarb,
Paris, Éditions l’écarquillé, 2015.

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556 CRITIQUE

et aux travaux critiques de Georges Didi-Huberman 3 et de


Maurizio Ghelardi 4, ou encore, tout récemment, de Lara
Bonneau 5. L’ usage communément décoratif du drapé est lar-
gement amendé par Warburg grâce à la mise en lumière de
formules stylistiques défiant les représentations ordinaires
de l’étoffe, bousculant les catégories de la critique historique
et artistique, tels des indices de rupture esthétiques et plus
largement axiologiques. Outre la mention des Pathosformel,
la recherche warburgienne sur le drapé insiste sur la rela-
tion étroite entre configuration plastique, métamorphose de
l’étoffe et forme du mouvement corporel, faisant de la parure
le réceptacle et le diffuseur d’une énergie (Kraft), au moins
de façon résiduelle. Le drapé, pictural ou plastique, serait
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l’engramme d’une crise de l’époque, crise des affects et des
valeurs, condensée dans des ornements exubérants et inclas-
sables du fait de leur éclectisme. L’ irruption du style antique
sous l’apparence de la servante canéphore de Ghirlandaio 6
dans la chambre tranquille de sainte Anne en serait un
exemple des plus éclatants.
Si Warburg s’interrogeait sur l’expérience visuelle et
culturelle du drapé, et ses effets sur la sensibilité renais-
sante, cet aspect de son œuvre a été plutôt minoré par rap-
port à la portée de son Atlas Mnémosyne, cette collection
d’images à l’épreuve du temps et de la mémoire humaine. Au
point d’ailleurs de figer ou d’hypostasier le drapé et la figure
qu’il enveloppe à la manière de personnages ou de motifs
invariants dont on apprécierait la récurrence et la survie au
fil des périodes artistiques. Une telle tendance ne se limite
pas à la perception, mais conditionne également les textes,
analyses et autres interprétations sans lesquelles les images
demeurent muettes. Considérées comme des modèles géné-
raux, au prix parfois d’une abstraction certaine, les distinc-
3. G. Didi-Huberman, Ninfa fluida. Essai sur le drapé-désir
(2015) et Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé (2002) tous deux
parus aux Éditions Gallimard, coll. « Arts et Artistes ».
4. M. Ghelardi, Aby Warburg et la « lutte pour le style », Paris,
Éditions l’écarquillé, 2016.
5. L. Bonneau, Lire l’œuvre de Warburg à la lumière de ses Frag-
ments sur l’expression, Dijon, Les Presses du réel, 2022.
6. D. Ghirlandaio, Naissance de Saint Jean-Baptiste, 1485-1490,
fresque, Santa Maria Novella, Florence.

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D E S ÉT O F F E S A U D R A P É P O R T É 557

tions warburgiennes continuent d’orienter manifestement les


études contemporaines du drapé, jusqu’à devenir un prisme
d’analyse évident et clair, appliqué ipso facto à certaines
œuvres dont il révèlerait absolument le sens 7.
Or, l’enseignement de Warburg, notamment à ses débuts,
gît moins dans l’établissement d’une méthode immuable que
dans une expérimentation du regard, c’est-à-dire une remise
en question de l’attitude face à l’œuvre, dans une curiosité
nouvelle face à ce qui ne retient pas d’ordinaire le regard :
les marges, le pourtour de l’œuvre, les drapés. Le décen-
trement du regard rend au drapé sa présence trouble et à
l’expression du mouvement, sa complexité, son rythme, son
phrasé. Regarder un drapé est une affirmation contradictoire
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puisqu’un ornement échappe à toute forme de focalisation :
tout au plus peut-il être l’objet d’une attention flottante, pour
peu que l’ornement ne soit pas ennuyeux, répétitif, ni aca-
démique. Visible, le drapé l’est éventuellement par défaut,
lorsqu’il n’est pas à sa place. Puisque le drapé ne raconte
pas d’histoire, puisqu’il n’assume aucune action en propre,
puisque son expression est indifférente ou mineure par rap-
port au visage, la valeur du drapé ne s’affiche qu’en creux : il
garnit l’espace, dissimule les lacunes et divertit le regard dans
cette plénitude ornementale qui n’est que vacuité superlative 8.
Contre ce partage un peu forcé entre un drapé décora-
tif et un drapé expressif, l’historien de l’art Paul Hills, pro-
fesseur émérite au Courtauld Institute, reprend à nouveau
frais la fonction ornementale du drapé à la Renaissance,
en l’inscrivant plus largement dans un rapport aux étoffes,
faisant ici trésor des derniers résultats de la recherche en
culture matérielle, en théorie économique et en histoire des
objets. La thèse qu’il soutient est assez simple en apparence
et pourtant radicale dans ses conséquences : la représenta-
tion du drapé est certes imaginaire mais dérive d’une expé-
rience intime ou sociale des tissus, ancrée dans les multiples

7. Le Corps et l’Âme. De Donatello à Michel-Ange. Sculptures


italiennes de la Renaissance, catalogue de l’exposition organisée au
musée du Louvre, Paris et Rome, Éditions du musée du Louvre, Officina
Libraria, 2020.
8. Warburg précise dans les Fragments sur l’expression que la
signification du drapé s’épuise dans l’exubérance ornementale.

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558 CRITIQUE

stimulations sensorielles, visuelles mais surtout tactiles.


Dépassant la simple conception mimétique ou technique du
drapé comme représentation d’une étoffe en peinture et en
sculpture ou comme indice historique d’une mode ou d’un
statut social, Paul Hills défend l’hypothèse d’une culture tex-
tile (culture of cloth, p. 75) en acte, à l’œuvre dans les repré-
sentations de la Renaissance italienne et en particulier dans
la culture florentine, ancrage géographique de son étude. Ce
faisant, son ouvrage invite aussi à une mobilité du regard en
quittant les volutes des drapés des nymphes virevoltantes et
des ménades furieuses de Warburg pour revenir aux riches
drapés de Giotto, Bellini, Titien et d’autres encore.
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Vêtement et revêtement, du corps au mur : l’ubiquité du
drapé
Le drapé n’est pas la négation du vide ou de la nudité
par la fonction de remplissage ou de protection qui lui est
communément assignée. Le drapé garnit une œuvre comme
on meuble et décore un espace. Ce parallèle constitue le fil
directeur de l’analyse de Paul Hills et insiste d’emblée sur
le caractère versatile du drapé et la multiplicité de ses sup-
ports. Du corps au mur, des façades aux portes, suspendus
ou vides et abandonnés, les drapés engagent une chorégra-
phie plus ou moins réglée, gouvernée par la norme du public
ou de l’intime : les plis, les creux accentuent le caractère tran-
sitif du tissu, modelés, par les gestes et les intentions. Ici une
servante chiffonne un lange comme pour en saisir la douceur,
là la raideur d’un pan de tissu suggère la frontière mysté-
rieuse entre le sacré et le profane 9. La définition du drapé
comme trace ou impression de mouvement, que l’on trou-
vait déjà chez Alberti ou Léonard de Vinci, est étendue par
Paul Hills qui en fait l’indice d’expériences vécues : il révoque
ainsi l’association entre drapé et ornement et plus largement
la valeur même de l’ornement comme pur jeu formel. L’ exu-
bérance et la richesse matérielle des drapés, révélées dans

9. On s’appuie principalement sur la Naissance de la Vierge du


Maître de l’Observance. Maître de l’Observance, Naissance de la Vierge,
1437-1439, tempera sur bois, 220,4 x 158,8 cm, musée du Palazzo
Corboli, Asciano.

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D E S ÉT O F F E S A U D R A P É P O R T É 559

les œuvres par la variété des couleurs et des matières, le


détail des parures et la subtilité de leur chatoiement, mani-
festent une culture textile particulièrement vive dans l’Italie
du Quattrocento. Cette culture correspond à un essor et à
un développement de l’industrie textile et du commerce des
étoffes, conférant à certaines villes (Florence en particulier)
une richesse accrue et un prestige certain. Mais il y aurait
quelque chose d’assez artificiel et fallacieux à tirer les œuvres
du côté du seul témoignage historique, ou à n’y voir qu’un
indice des modes de l’époque, en adoptant le paradigme sim-
plificateur de la mimèsis bien consommée. Si les vêtements
coupés et assemblés reflètent approximativement le désir de
paraître et d’apparaître conformément aux normes sociales
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et selon les registres de costumes (p. 24), les drapés, tant
par l’originalité de leur arrangement que par leurs couleurs
saturées et inédites, semblent échapper à une telle interpré-
tation et ne trouver de sens qu’au sein d’une configuration
interne de l’œuvre, qu’elle soit structurelle (l’harmonie des
parties et du tout-ensemble) ou narrative. Cependant, même
la perspective narrative ne parvient pas à épuiser la sug-
gestivité du drapé. Demeure un écart irréductible entre la
configuration des panni et des panneggi 10 et l’interprétation
de la storia mise en image. Les très belles reproductions et
analyses du Saint François renonce à l’héritage paternel
de Sassetta 11 proposées dans le premier chapitre sont un
exemple de choix. L’ hagiographie de François consacre une
existence ordonnée par le vêtement. François se déshabille,
quitte les habits précieux offerts par son père marchand dra-
pier pour endosser l’habit simple et dépouillé de l’ermite.

10. Paul Hills rappelle le caractère générique du terme « drapé »


(p. 23). Dans la terminologie artistique, le drapé désigne indifférem-
ment le vêtement et le pan d’étoffe, tout comme les termes italiens panni
et panneggi. Par convention, le drapé ne relève pas de la storia, c’est-à-
dire de l’histoire représentée. Sur ce partage entre storia et ornement,
voir Alberti, De pictura / La peinture, éd. Th. Golsenne et B. Prévost
revue par Y. Hersant, Paris, Éd. du Seuil, 2004.
11. Sassetta, Saint François renonce à l’héritage paternel, 1437-
1444, tempera sur bois, 89,3 x 54,4 cm, National Gallery, Londres ;
Sassetta, Saint François rencontre un soldat plus pauvre que lui et La
Vision de saint François, 1437-1444, tempera sur bois, 89,5 x 54,5 cm,
National Gallery, Londres.

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560 CRITIQUE

Au-delà de ce caractère indiciel du vêtement, scandant la vie


du saint, de la dénudation à l’investiture, relayant l’éthique
vestimentaire christique, celle d’une coïncidence entre l’être
et l’apparence, que faire des choix stylistiques du peintre ?
De cette matière presque visqueuse du vêtement inhabité,
de ces fripes et guenilles foulées du pied à ces capes rigides
et droites, tombant comme des couperets ? Le fil narratif ne
réduit pas l’étrange mélopée des tissus au silence, mais révèle
l’étroitesse du paradigme narratif comme de la métaphore du
langage pour tenter de rendre compte de l’expressivité du
drapé. Si les étoffes représentées racontent une histoire, ce
serait, pour prolonger les analyses de Hills, moins un récit
glorieux ou édifiant qu’un entretien filé entre les corps et
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les tissus, une histoire de la proximité et d’un rapport au
monde médié par l’étoffe. Les drapés expriment, selon Hills,
une prise de conscience de l’espace : d’un espace qualitatif et
versatile, mou et souple, modelé par les ordonnancements et
agencements de tissus. Décrivant la Naissance de la Vierge
du Maître de l’Observance 12, Hills note l’étrange unité qui
se dégage de l’œuvre par les multiples usages des tentures
et des drapés : au-dessus des portes, sur une épaule, enve-
loppant un corps, emmaillotant le nouveau-né. L’ emploi du
drapé reflète ici la multiplicité des rituels et l’accord entre
qualités du tissu et fonction qui affleure à même le langage :
on drape un manteau sur une épaule, mais on emmaillote
un enfant dans un drapelet. Plus profondément, ils signalent
par cette organisation temporaire la découverte d’un espace
qualitatif dont les coordonnées seraient moins géométriques
que sensorielles : la chaleur, les flux de l’air, la douceur, la
lourdeur, etc.
Ignorant le plus souvent les scènes d’histoire, les actions
belliqueuses ou musculeuses, Hills se concentre principale-
ment sur les tableaux religieux ou à valeur contemplative,
manifestant une sensibilité en acte. Le modelage des tissus
accentue peut-être le dynamisme des corps, mais le registre
des postures prend une nouvelle signification par le système
de correspondances établi entre la parure corporelle et la
parure architecturale. Par les effets visuels de continuité

12. Maître de l’Observance, Naissance de la Vierge, 1437-1439,


tempera sur bois, 220,4 x 158,8 cm, musée du Palazzo Corboli, Asciano.

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D E S ÉT O F F E S A U D R A P É P O R T É 561

entre les tentures et les draperies, particulièrement frap-


pants si l’on observe l’œuvre à distance, un lien indéfectible
s’établit entre la trajectoire du corps et les éléments déco-
rés connotant l’ouverture, le passage, le seuil : tentures de
portes, dessus de coffres, rideaux de lit, etc. L’ unité textile de
l’œuvre associe les gestes ordinaires de l’enveloppement à la
manière de porter et de supporter l’existence.
La distribution des chapitres de l’ouvrage de Hills cor-
robore cette valeur culturelle et existentielle de l’étoffe. Plu-
tôt qu’un partage chronologique ou purement stylistique,
Hills met en exergue la corrélation majeure entre l’usage des
étoffes, la perception du temps et les qualités de l’espace. Ces
espaces drapés, souples et ouverts sont précisément ceux qui
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correspondent sur le plan de l’existence aux événements qui
en transforment le cours. On en indiquera quelques-uns : la
naissance, la mort et la place prépondérante de la chambre
ou du tombeau ; le rapport entre le profane et le sacré, l’ici-
bas et l’au-delà ; le corps et l’âme, la surface et la profondeur.
Les drapés ne se limitent pas à rendre le transcendant
ou l’intériorité visibles. Par leur texture, leur chatoiement,
leur armure, ils conjuguent ces jalons existentiels avec la sen-
sorialité en leur conférant des qualités nouvelles appuyées
sur un imaginaire des états de la matière.

Drapés et espaces : l’ornement comme performance


La définition d’une « culture textile » au sein de l’ouvrage
de Hills excède largement l’interprétation des œuvres pictu-
rales ou plastiques. Elle vient souligner la porosité entre l’art
et la vie. Prenant appui sur les recherches dans le domaine de
la culture matérielle, Hills note, après d’autres (Burckhardt,
Warburg, Semper), le rôle fondamental des étoffes dans la
structuration et l’organisation de fêtes où se mêlent étroite-
ment le religieux, le païen et le politique. Identifier ces tissus
à une fonction décorative, c’est-à-dire à un changement des
revêtements du bâtiment, à une métamorphose superficielle,
une coquetterie, reviendrait à minorer l’expérience ainsi faite
de l’architecture et surtout la découverte progressive et en
mouvement de l’organisation de la ville. Il n’y a pas là que
dépenses somptuaires et vaines dans des installations tem-
poraires, dans un decorum de circonstance. La modification

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562 CRITIQUE

du revêtement des bâtiments, l’insistance sur certains élé-


ments de l’architecture, l’orientation implicite des regards,
l’ordonnancement et la circulation des personnes, la prise en
considération des ornements en mouvement, que ce soit par
les processions ou les danses, conditionnent nécessairement
l’expérience de l’espace. Il s’agit sans conteste, pour Hills,
de l’irruption d’un espace fictif (make-belief) dans l’espace
réel, de la suspension d’un espace rivé à l’utilité au profit
d’une sensibilité vive et ouverte, qui, rendue confuse, déso-
rientée par l’illusion, prend la mesure de nouvelles possibi-
lités offertes par l’espace et ses jeux – les motifs de certains
drapés, les ciels étoilés, les faux ciels ou les jeux de tapisserie
en trompe-l’œil venant aux aussi transformer les rapports
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entre ordres céleste et terrestre, entre dedans et dehors. De
façon plus abstraite, mais non moins évocatrice, le contraste
des couleurs, l’insertion de motifs géométriques, la conti-
nuité entre les vêtements, les étoles et les drapeaux flottants
modèlent la progression et l’occupation de l’espace à partir
d’un parallèle entre habit et habitat.
Une telle cinégénie du drapé, le mot étant pris ici pour
désigner les qualités de l’étoffe mises en valeur par son mou-
vement, adosse l’expérience de l’ornement à une expérience
en mouvement, à un événement (p. 46).
Réformant l’expérience sensible dans sa double nature,
comme expérience du temps et expérience de l’espace, la
culture textile façonne en retour l’expérience de l’image, en ce
qu’elle médiatise sa présentation et sa découverte. Les ana-
lyses de Hills sur les formes variées du parergon – rideaux,
cadres, tabernacles, tentures – insistent là encore sur la
valeur de l’image, ses multiples usages, toujours scandés par
la manipulation de l’étoffe : tirer un rideau, découvrir une
œuvre, dévoiler un tableau. Rappelant que l’œuvre n’est pas
qu’une image (au sens de surface) et que le regard ne sau-
rait suffire pour en apprécier les multiples dimensions, Hills
se rapproche ainsi des thèses de Randolph 13 sur l’œuvre
comme objet d’expérience (experienced object), sa qualité
étant moins évaluée à l’aune d’une perfection formelle que

13. A. W. B. Randolph, Touching Objects. Intimate Experiences


of Italian Fifteenth-Century Art, New Haven et Londres, Yale University
Press, 2014.

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D E S ÉT O F F E S A U D R A P É P O R T É 563

d’un usage, d’une intimité entretenue et intensifiée par la


reconnaissance de sa corporéité. En un sens, revêtir l’œuvre,
habiller l’œuvre, tableau ou statue, renforce la puissance
propre de l’image.
Le revêtement des statues ou des œuvres n’est pas
l’apanage de la culture renaissante italienne, encore moins
florentine. Parmi les exemples les plus fameux et les plus
largement commentés, on se souvient du cortège des Pana-
thénées, où les jeunes femmes nubiles présentaient à Athéna
un peplos neuf. Si l’on a pu insister sur le caractère social
d’une telle cérémonie, liant la technique du tissage et la
métaphore familière du tissu social, Paul Hills quant à lui
souligne la manière dont le tissu est conçu comme le média-
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teur de l’œuvre, qui en révèle après coup le caractère sacré.
Car le tissu qui entoure le tableau ou l’étoffe qui drape la
statue démontrent aussi l’aura particulière de l’œuvre, le
tabou ou l’interdit d’un contact direct et par conséquent le
caractère ambigu de l’image, entre icône et idole. L’ interpré-
tation minutieuse du panneau du Couronnement de saint
Pierre de Giotto 14 soutient largement le propos en mettant en
abyme la conduite même du spectateur ou de l’utilisateur de
l’image. Agenouillé et prostré, le commanditaire figuré devant
saint Pierre tient le retable en miniature, entouré d’un tissu
drapé qui protège tout autant qu’il défend l’accès spontané
à l’objet de la représentation. Il y a dans ce redoublement
des sujets et des conduites par rapport à l’image – devant
et dans l’œuvre – instauration d’un performatif des étoffes,
injonction à mimer la révélation du texte par la découverte
de l’image pour qu’advienne sa puissance de conversion, tant
esthétique que psychologique, voire spatiale. La révélation du
retable ménage la transition de l’espace privé de la camera
vers l’espace sacré de la dévotion, le temps d’un mouvement
d’étoffe – appropriation flottante de l’œuvre qui informe et
traduit moins un rituel gouverné par la lettre de l’Écriture
que par la présence équivoque des images, prolongeant l’am-
bivalence de la croyance, entre peur et exaltation.

14. Giotto, Le Couronnement de saint Pierre, c. 1320, tempera


sur panneau, 178 x 89 cm, panneau central du triptyque Stefaneschi,
Pinacothèque vaticane, Rome.

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564 CRITIQUE

Des qualités de l’étoffe aux qualités du corps : incarner le


drapé
Dans les derniers chapitres de l’ouvrage, centrés sur
quelques artistes en particulier – Bellini, Lorenzo Lotto,
Titien –, le parallèle entre le geste créateur de la peinture ou
de la sculpture et la manipulation, la palpation des tissus
est à son comble. L’ intermédialité des techniques, le dialogue
entre touche et modelage, notamment dans la représentation
du corps sacré chez Bellini, confèrent au traitement du pli
une nouvelle profondeur ainsi qu’une nouvelle symbolique.
Immaculée et impeccable à l’exception du côté droit, la tunique
plissée du Christ rédempteur bénissant 15 véhicule les mys-
tères de l’Incarnation. Il y a le visage de l’homme de douleur,
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mais il y a surtout les plis et la déchirure de la tunique qui
révèle le sein droit du Christ, revivifiant la poétique de la
sinuosité (sinus), partagée entre la figure du patriarche (le
Sein d’Abraham) et la figure maternelle de la Vierge (Vierge
de Miséricorde). Dans le pli du manteau ou de la tunique se
joue la réconciliation des corps comme des figures sacrées.
Chez Lorenzo Lotto, le drapé témoigne d’une fonction tran-
sitive poussée à son paroxysme, opérant un dialogue entre
l’irruption du surnaturel et la manière d’habiter un corps,
notamment par le surgissement de drapés aussi ornés et
exubérants que des phylactères. Chez Titien, le décor textile
est animé par les personnages qui participent d’un théâtre
des tissus et l’organisent, manipulant allègrement les drapés,
recouvrant les corps, serrant les velours, comme si le contact
d’intensité variable avec l’étoffe distillait l’ordre de lecture de
la scène. Mais c’est dans les œuvres les plus tardives, notam-
ment La Vierge allaitant le Christ enfant 16 (conservé à la
National Gallery), que les entretiens du tissu et de la chair
connaissent leur plus belle intimité, réunis par une seule et
même touche. Dans le fondu délicat des teintes évanescentes,
la présence des drapés devient l’étoffe de la peinture.

15. G. Bellini, Le Christ rédempteur bénissant, c. 1460, huile sur


bois, 58 x 46 cm, musée du Louvre, Paris.
16. Titien, La Vierge allaitant le Christ enfant, c. 1565-1575,
huile sur toile, 76,2 x 63,5 cm, National Gallery, Londres.

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D E S ÉT O F F E S A U D R A P É P O R T É 565

Même s’il en a l’apparence, Veiled Presence n’est pas


seulement une étude historique et iconographique sur le trai-
tement du drapé à la Renaissance italienne. C’est aussi un
ouvrage critique, déterminant les limites du regard que nous
portons sur les œuvres comme les bordures de notre compré-
hension du vêtement. Proposer un commentaire à nouveaux
frais d’un large choix d’œuvres, références souvent canoniques
de l’histoire de l’art occidental, en les inscrivant dans la pers-
pective plus générale d’une culture textile (culture of cloth)
rend à l’approche sensible de l’œuvre toute sa consistance,
tant par l’ouverture sur des modes alternatifs d’appréhension
de cette œuvre (toucher, sensorialité basse) que par l’impor-
tance accordée à la valeur de l’ornement. Sans remettre en
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question la dynamogénie des étoffes représentées, ni le carac-
tère coutumier du drapé (selon la règle du costume) ou de
la bienséance, il s’agit bien de rendre au drapé sa présence,
en esquissant les multiples qualités de l’attention esthétique
qu’il présuppose. Sur le plan intellectuel et herméneutique,
l’approche matérielle et culturelle de Hills rompt avec le pro-
jet psychologique warburgien, libérant peut-être la perception
contemporaine, encore travaillée par les drapés animés par le
vent et les nymphes « virevoltantes », tout en soulignant l’en-
trelacement délicat entre l’œuvre et son interprétation, et les
transitions changeantes entre détail extraordinaire et poncif.
Cette nouvelle attention au drapé signale avec acuité le
lien décisif entre vêtement et image. Le drapé n’est pas qu’une
image du vêtement, au sens d’une représentation picturale
ou plastique, selon les définitions exemplaires des lexiques
artistiques de l’âge classique. L’ ouvrage de Hills propose une
conception alternative du drapé en raison de sa matérialité,
de sa corporéité et plus largement de ses usages. Porté, sus-
pendu, piétiné, arraché, décomposé, enserré, les multiples
variations du drapé porté naissent peut-être d’observations
disparates sur un rapport sensible à l’étoffe, mais leur repré-
sentation dérive d’un profond remaniement de l’imagination,
entretenant une distance irréductible entre l’œil et la toile.
Paradoxalement, c’est peut-être cette autonomie du drapé qui
révèle en creux l’intense conscience du vêtement et des étoffes
qui ourlait la culture textile de la Florence renaissante.

Marie SCHIELE

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La mode ordinaire :
entre capitalisme et identités

}
Vivienne Richmond Cambridge,
Clothing the Poor Cambridge University Press,
in Nineteenth-Century England 2013, 360 p.

}
Cheryl Buckley et New York,
Hazel Clark Bloomsbury Academic,
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Fashion and Everyday Life 2017, 328 p.
London and New York

Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à la mode ordinaire du


XIXe et du début du XXe siècle ? On connaît l’histoire des vête-
ments d’exception : habits de cour, tenues des avant-gardes
ou robes de « haute couture » – inventée en 1858 et devenue
appellation juridiquement contrôlée en 1945. L’ histoire des
vêtements ordinaires n’a commencé, elle, à être écrite qu’à
partir des années 1970, en particulier grâce aux études fémi-
nistes et à une nouvelle histoire de la consommation. Il a
fallu attendre les années 1980-1990, et ce qu’il est convenu
d’appeler le « tournant culturel », pour que le vêtement ordi-
naire, observé jusque-là uniquement dans les études sociales
des budgets ouvriers, retienne en lui-même l’intérêt et c’est
seulement depuis une dizaine d’années que ce champ d’étude
a conquis son autonomie. L’ une des raisons de cette myopie
universitaire tient à la nature même des objets d’étude. Ordi-
naire peut être défini comme ce qui est « conforme à l’ordre
établi, normal, courant ». Autrement dit, il s’agit de tout ce
qui reste une fois que l’extraordinaire des activités supé-
rieures a été évacué. L’ ordinaire se définit donc avant tout par
la négative. Si les vêtements ordinaires font de bonnes pièces
à conviction qui absorbent sang, cheveux et fibres, ils font de
mauvais témoins pour l’histoire, tant ils sont endommagés,
parcellaires – quand ils n’ont pas disparu.

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L A M O D E O R D I N A I R E ... 567

Vivienne Richmond, qui s’intéresse aux vêtements des


pauvres dans l’Angleterre du XIXe siècle, produit une histoire
à partir d’éléments manquants 1. Car si les vêtements extra-
ordinaires furent souvent collectionnés et conservés, ceux qui
ne l’étaient pas, après avoir été reprisés, donnés, échangés,
finissaient le plus souvent chez les chiffonniers. Restent les
« autobiographies et journaux, témoignages soumis aux com-
missions parlementaires, rapports d’inspecteurs, sermons,
tracts religieux, revues paroissiales, livres d’instructions pour
les visiteurs et les domestiques du district, comptes rendus
de visiteurs étrangers, journaux, revues, romans, manuels
de couture, programmes scolaires, etc. » (CP, p. 14). Ces
témoignages étaient souvent le fait de ceux qui s’intéressaient
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« activement à ce que les pauvres portaient ou ne portaient
pas », parlementaires, philanthropes, membres du clergé et
moralistes. Ces objets hybrides rendent les approches cri-
tiques difficiles. Pour les analyser, il faut un regard trans-
disciplinaire qui prenne en compte les définitions indécises
et mouvantes des termes « mode », « vêtement », « ordinaire »,
« populaire », « pauvre », « quotidien »… Vivienne Richmond
montre à quel point la catégorie de « pauvre » est complexe
à définir, recouvrant des réalités très différentes, entre pro-
létariat ouvrier ou agricole, et lumpenprolétariat des marges
urbaines. Ces approches associent histoire sociale, maté-
rielle, technique, politique et économique : elles empruntent
à l’anthropologie, au design, à la sémiotique, aux cultures
visuelles ; et elles prennent en considération les questions de
race, de classe, de genre et de géographie, tout en s’appuyant
sur la littérature et les arts. Mettre l’accent sur les vêtements
ordinaires implique un positionnement éthique, au sens
d’Henri Lefebvre, car « connaître la quotidienneté, c’est vou-
loir la transformer 2 ».
Cheryl Buckley et Hazel Clark, quant à elles, se sont inté-
ressées à l’importance prise par la mode dans la vie quo-
tidienne en contexte urbain, au développement des styles
et à leur impact dans l’expression des identités collectives

1. Le titre Clothing the Poor sera désormais abrégé en CP.


2. H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, vol. II, Paris,
L’ Arche, 1961, p. 102.

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568 CRITIQUE

et individuelles, analysant principalement la mode de rue 3.


Elles ont pris pour champ d’étude deux grandes métropoles,
Londres et New York, dans une durée longue, des années 1890,
où l’industrie devient dominante, aux années 2010, où l’éco-
nomie des deux villes est post-industrielle.
Pourquoi reprendre aujourd’hui cette question ? D’une
part, comme l’affirme l’historienne de l’art et des médias
T’ai Smith, la mode et ses cycles accélérés, qui s’inventent
au XIXe siècle, conjointement à la révolution industrielle, ne
furent pas une « résultante des modes de production capi-
taliste 4 » ou une simple coïncidence temporelle : la mode,
l’« enfant préféré du capitalisme 5 », incarne le capital dans
une relation métonymique. Ainsi, faire l’histoire de la mode
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du XIXe et du début du XXe siècle, c’est contribuer à une his-
toire des débuts de l’économie moderne et de la consomma-
tion de masse. D’autre part, le vêtement devint, à partir de
la seconde moitié du XIXe siècle, un lieu d’expression morale,
puis, au XXe siècle, une matérialisation de l’identité et de
l’auto-détermination des individus. La progressive démocra-
tisation de l’accès au vêtement annonce l’arrivée de ce que
le documentariste Adam Curtis nomme le « siècle du soi »,
culminant dans les années 1970, où vêtements, expression
identitaire et politique fusionnent définitivement sous le
régime de la production de masse. Le vêtement ordinaire de
la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, par ses liens
avec les cycles de la mode, permet ainsi de tracer une histoire
à la fois des formes d’économie modernes et des émergences
identitaires.

La mode ordinaire : une histoire du capital


Retracer l’histoire du vêtement populaire impose de réflé-
chir conjointement à la production et à la consommation, car
celles et ceux qui le portent se trouvent aux deux bouts de la

3. Le titre de leur ouvrage, Fashion and Everyday Life, sera


désormais abrégé en FEL.
4. T. Smith, Fashion After Capital. Frock Coats and Philosophy
from Marx to Duchamp, Londres, Bloomsbury Publishing [à paraître].
5. G. Lipovetsky, L’ Empire de l’éphémère. La mode et son destin
dans les sociétés modernes [1987], Paris, Gallimard, 1994, p. 152.

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L A M O D E O R D I N A I R E ... 569

chaîne. Les ateliers de production textile devinrent, à partir


de la révolution industrielle, des emblèmes ambivalents de la
modernité. Laboratoires de l’économie moderne, ils furent les
lieux privilégiés où se fomentèrent également les luttes et les
révolutions, des Luddites et Canuts jusqu’aux grandes grèves
américaines – grève générale dite des « 20 000 » dans les ate-
liers textiles à New York en 1909 ; grève à l’échelle nationale
de 1934 impliquant 400 000 ouvriers. Les industries textiles
furent un laboratoire des formes les plus poussées du capita-
lisme et aussi, par contrecoup, un laboratoire pour certaines
formes et théories de l’émancipation sociale. Le textile, parce
qu’il fut lié à l’essor du capitalisme, tint également une place
importante dans la réforme de l’industrie et dans les discours
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d’économie politique au début des années 1920. Le deuxième
point du premier chapitre, « La Marchandise », du Capital de
Marx s’ouvrait sur la « nature bifide » – entre valeur d’usage et
valeur d’échange – « du travail contenu dans la marchandise »
et prenait pour exemple « un habit et 10 mètres de toile 6 »
mobilisant le travail du tisserand et celui du tailleur. L’ His-
toire économique générale de Max Weber, publiée de façon
posthume en 1923, introduisit des questions importantes sur
le statut de la production dans le textile moderne. Max Weber,
issu d’une famille d’industriels du textile germano-anglaise,
a par ailleurs écrit, en 1908, pour le Verein für Sozialpoli-
tik 7, un texte intitulé « Psychophysique du travail industriel 8 »
– une analyse sociologique du travail ouvrier dans une usine
de Westphalie qui s’appuyait sur les recherches nouvelles
en psychologie expérimentale. Objets transactionnels, part
non négligeable des dots (nappes, serviettes, étoffes…) dès
les années 1700, les textiles et « les vêtements étaient négo-
ciables, portables et facilement convertibles en espèces ou
en nature : c’était un type de monnaie en soi 9 ». Au point que,
6. K. Marx, Le Capital, livre 1, chap. 1, partie II, trad. M. J Roy,
Paris, Maurice Lachatre et Cie, 1872, p. 16.
7. Le Verein für Sozialpolitik était une association, fondée en
1872, qui avait pour objectif de réfléchir à la modernisation de la société
allemande à travers, notamment, des travaux d’enquêtes.
8. M. Weber, « Psychophysique du travail industriel » [1908], Sur le
travail industriel, P. L. van Berg (éd.), Bruxelles, Éditions de l’université
de Bruxelles, 2012.
9. B. Lemire, The Business of Everyday Life. Gender, Practice

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570 CRITIQUE

comme l’explique Vivienne Richmond, les consommateurs


pensaient dès l’achat à une potentielle revente. Les liens du
textile et de l’histoire économique furent ainsi comme enco-
dés dans des objets souvent apparus bien avant le XIXe siècle.
Elizabeth Wilson, dans un ouvrage désormais classique,
Adorned in Dreams. Fashion and Modernity 10, opérait une
distinction stricte entre « vêtements » et « mode » : d’un côté,
les ornements et parures (les vêtements au sens large), que
l’on trouve dans toutes les cultures et qui indiquaient histori-
quement l’appartenance à un groupe ; de l’autre, la mode, qui
pouvait être définie par « le changement rapide et continu des
styles 11 ». « Mode » et « vêtement », poursuivait-elle, se sont
vus associés, et cela de manière définitive, dans les sociétés
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modernes où aucun vêtement n’échappe à la mode.
La mode est un concept fluide et fuyant. On peut la définir
au minimum comme « la transformation à tendance cyclique
du goût collectif 12 » ; elle a une existence avant tout temporelle.
Or, si cette existence peut être retracée bien avant le XIXe siècle,
ce qui se met en place, à partir de la révolution industrielle,
est un « système de la mode » capitaliste 13. Si aucun vêtement
ne peut échapper à la mode, c’est que cette dernière a la capa-
cité d’intégrer toute forme de résistance et de faire de toute
forme subversive un objet de mode 14. Les rythmes de la mode
sont ceux de la nouvelle économie : changement, nouveauté,
obsolescence. La mode, en ce sens, est une incarnation de la
logique spatiale et temporelle du capital.

and Social Politics in England, c. 1600-1900, Manchester, Manchester


University Press, 2005, p. 95, cité par Vivienne Richmond (CP, p. 3).
10. E. Wilson, Adorned in Dreams. Fashion and Modernity,
Londres, I.B. Tauris, 2003.
11. Ibid., p. 4-5.
12. Ph. Besnard et G. Desplanques, La Cote des prénoms en
1994, Paris, Balland, 1993, p. 8 ; La Cote des prénoms en 1997, Paris,
Balland, 1996, p. 12.
13. Voir l’analyse sémiotique de Roland Barthes dans Système de
la mode (Paris, Éd. du Seuil, 1967).
14. Voir K. Horton et A. Payne, « Imagination Wove this Flesh
Garment : Fashion, Critique and Capitalism », dans G. Coombs, G. Sade
et A. E. McNamara (éd.), Undesign. Critical Practices at the Intersection
of Art and Design, Londres et New York, Routledge, Taylor & Fancis,
2018, p. 186-197.

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L A M O D E O R D I N A I R E ... 571

Les relations entre la mode et le monde moderne


furent d’emblée inséparables du développement des centres
urbains. Comme le soulignent Cheryl Buckley et Hazel Clark,
entre 1820 et 1920, environ 35 millions de personnes s’ins-
tallèrent aux États-Unis, avec pour lieu d’accueil principal
New York (FEL, p. 36). La ville moderne, écrivent-elles en
citant Walter Benjamin, devint le lieu de l’« accumulation
accrue et des sensations intensifiées » (FEL, p. 8) où s’élabo-
raient une culture de masse et une industrie de la nouveauté.
D’un point de vue technique, la machine à coudre, le textile
mécanique, les métiers Jacquard, le système de la confec-
tion sur tailles fixes et les nouvelles méthodes de distribu-
tion massifiaient la consommation. À Londres, à la fin du
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XIXe siècle, le système de production était divisé entre l’usine,
les ateliers de confection et le système dit « provincial » de
l’artisan individuel (FEL, p. 28). Les ateliers de confection
où le travail était divisé en tâches élémentaires restaient
largement majoritaires. Vivienne Richmond note que les
ateliers Elias Moses & Son, par exemple, comptaient vers
1850 autour de 1500 employés. Les évolutions de l’indus-
trie chimique permirent l’introduction de nouvelles fibres
et couleurs synthétiques, l’apparition de la soie synthétique
(rayonne), parallèlement à celle, massive, du coton. Quant
aux nouveaux mécanismes de distribution et de diffusion,
Cheryl Buckley et Hazel Clark rappellent (FEL, p. 96) le rôle
de la presse féminine comme vecteur des nouveaux cycles de
la mode, avec des titres comme Home Chat (1895), Woman’s
Weekly (1911), Good Housekeeping (1922), Modern Woman
(1925), US Ladies Home Journal (1873) et Woman’s Day
(1937). Les grands magasins, au milieu du XIXe siècle, acces-
sibles aux classes moyennes, faisaient de la ville moderne un
grand centre de commerce. L’ émergence du prêt-à-porter et
la mécanisation textile se fondèrent sur une exploitation de la
force ouvrière, employée à des tâches répétitives, préfigurant
ainsi la fast fashion contemporaine.
L’ ouvrage de Vivienne Richmond défriche un champ
encore largement inexploré en proposant une analyse détail-
lée de l’impact social de l’industrialisation et de l’urbanisa-
tion, notamment sur le style des vêtements et leur place dans
la création d’identités individuelles et collectives au sein de
rapports de classe de plus en plus marqués. Cheryl Buckley

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572 CRITIQUE

et Hazel Clark s’intéressent, pour leur part, aux liens entre


mode et constructions des identités au prisme de la race, de
la classe et du genre.
On saisit d’autant mieux l’importance politique, sociale et
économique de ces deux remarquables ouvrages à la lumière
des travaux d’Anthony Sullivan, qui élabore une théorie de la
mode via l’économie politique de Marx et Engels 15. Engels,
parlant du sort fait à beaucoup de jeunes couturières dans
La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, s’éton-
nait que ce soit précisément « la fabrication des articles qui
servent à la parure des dames de la bourgeoisie, [qui] ait
les conséquences les plus tristes sur la santé des ouvriers
occupés à ce travail 16 ». Et c’est en observant les ateliers de
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confection, notamment, que Marx jeta les bases de sa théorie
de la plus-value. Cette théorie définit le capital comme un
mouvement : la circulation des marchandises. La plus-value
est ce qui est gagné sur le temps de travail des ouvriers, les-
quels reçoivent, en retour, un salaire qui leur permet de se
vêtir et de se divertir pour pouvoir retourner au travail. Si
la mode est difficile à saisir dans sa définition même, c’est
peut-être parce qu’elle opère avec les mêmes mécanismes
que ceux du capital.

L’ exclusion des plus pauvres


Vivienne Richmond souligne que les vêtements extra-
ordinaires étaient considérés comme modernes, et que les
vêtements ordinaires, par contrecoup, relevaient d’un voca-
bulaire de formes considérées comme prémodernes. Aux
plus riches, la mode ; aux pauvres, les vêtements. Pour les
ménages urbains qui n’avaient pas accès aux nouveaux
grands magasins, la seconde main dominait. Les ménages
les plus pauvres utilisaient également les solidarités locales

15. Voir A. Sullivan, « Karl Marx, Fashion and Capitalism », dans


A. Rocamora et A. Smelik (éd.), Thinking through Fashion. A Guide to
Key Theorists, chap. 2, Londres, I.B. Tauris, 2015.
16. F. Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre
d’après les observations de l’auteur et des sources authentiques
[1845], trad. G. Badia et J. Frédéric, Paris, Éditions Sociales, 1960,
p. 312.

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L A M O D E O R D I N A I R E ... 573

et de voisinage, et les sociétés de philanthropie. Le travail à


la main, de couture et de rapiéçage, accompli au foyer, resta,
jusqu’à la fin du XIXe siècle, la norme des foyers modestes.
Le talent des femmes, quand elles en avaient, était un objet
de fierté familiale et collective. Vivienne Richmond insiste
cependant sur l’imprécision de la notion de pauvreté, établis-
sant une distinction entre les pauvres dont les fins de mois
sont difficiles et les très pauvres qui vivent, eux, « dans une
nécessité chronique » et sur le mode de la survie (CP, p. 10).
Et elle complique l’idée d’une mode qui fonctionnerait selon
un modèle vertical (« trickle down effect ») et où les effets
de mode seraient impulsés uniquement par les classes diri-
geante (p. 49). Ce fut souvent le cas, bien sûr – par exemple,
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dans la popularisation du style Chanel par la designer amé-
ricaine Jane Derby (1895-1965) pour le marché de masse
américain dans les années 1930 17. Mais la mode fut aussi
souvent impulsée par des figures « hors classe » : cocottes,
demi-mondaines et courtisanes inventèrent, sous le Second
Empire, grâce à la fortune des hommes aisés qu’elles fré-
quentaient, de nouvelles tendances. Cora Pearl (alias Ella
Elizabeth Crouch, 1835-1886) était connue pour ses tein-
tures de cheveux et Anne Deslions, la « lionne des boule-
vards », pour ses déshabillés provocants. Figure cathartique,
la cocotte suscitait autant les désirs que la critique. Caricatu-
rées dans la presse satirique, ses tenues étaient dans le même
temps disséquées dans les revues féminines. Les couturiers
tirèrent partie de cette médiatisation de la cocotte pour « pla-
cer » leurs produits 18. Si des modèles d’influence verticaux
(des classes aisées aux classes populaires), et diagonaux (de
la cocotte aux classes supérieures et populaires) existaient
et prospéraient, Vivienne Richmond souligne l’existence d’un
autre modèle, celui-là « horizontal ». Les classes ouvrières de
la fin du XIXe et du début du XXe siècle développèrent un lan-
gage textile propre, la fierté d’un sentiment d’appartenance

17. E. Wilson, Adorned in Dreams, op. cit., p. 41.


18. Voir M. Charpy, « Le spectacle de la marchandise. Sorties au
théâtre et phénomènes de mode à Paris, Londres et New York dans la
seconde moitié du xixe siècle », dans P. Goetschel et J.-Cl. Yon (éd.), Au
théâtre ! La sortie au spectacle, xixe-xxie siècles, Paris, Publications de
la Sorbonne, 2014.

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574 CRITIQUE

et des sous-cultures vestimentaires associées 19. La série


télévisée Peaky Blinders (2013) est venue récemment rap-
peler l’importance des habits en tant que code des gangs de
Birmingham au début du XXe siècle.

Entre uniformes et identités


Toute la première moitié du XXe siècle fut traversée par
une tension entre l’expression des singularités individuelles
et l’uniforme de masse. La mode, rappelait Elizabeth Wilson,
« est, après tout, une forme d’art visuel, une création d’images
ayant pour medium le moi visible 20 ». Au XIXe siècle, l’habit
endossait la responsabilité d’afficher la respectabilité et le
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caractère moral non seulement de l’individu qui le portait,
mais, comme le souligne Vivienne Richmond, de sa famille
toute entière (CP, p. 121). Le terme de « toilette » n’associait-il
pas vêtement et hygiène ? Outil dans la négociation des rela-
tions sociales, le vêtement l’était aussi dans la transition de
l’enfance à l’âge adulte (CP, p. 184). Au XXe siècle, il devient
le lieu des idéologies, à travers le costume de masse, l’habit
militaire, et (selon les points de vue) de la « libération » ou de
la « corruption » démocratique par les habits occidentaux. Le
vêtement masculin s’était uniformisé et assombri au cours
du XIXe siècle. Le noir, popularisé grâce aux colorants synthé-
tiques, devint la couleur moderne de la bourgeoisie et celle
des nombreux uniformes professionnels qui permettaient
aux travailleurs de ménager leurs habits personnels mais
aussi de se glisser, pour ainsi dire, dans la peau de l’entre-
prise en incarnant visuellement ses valeurs 21.
Porter un vêtement mettait donc en jeu la morale, l’hy-
giène et la respectabilité sociale tant il renseignait sur l’âge, le
métier, l’identité régionale, le genre ou la religion de celle ou
celui qui le portait. Cheryl Buckley et Hazel Clark montrent

19. Voir A. Faure, « La blouse ouvrière au xixe siècle ou les normes


de la dignité », Modes Pratiques. Revue d’histoire du vêtement et de la
mode, n° 1, 2015, p. 149-173.
20. E. Wilson, Adorned in Dreams, op. cit., p. 9.
21. Voir J. Brucker, Avoir l’étoffe. Une histoire du vêtement pro-
fessionnel en France des années 1880 à nos jours, Nancy, Arbre bleu
éditions, 2021.

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L A M O D E O R D I N A I R E ... 575

l’émergence à New York d’un nouveau rapport à l’étoffe : dans


cette ville d’immigrants, le vêtement devint le moyen d’une
performance de l’identité. Les immigrants partaient de chez
eux avec des malles de vêtements marquant leur attachement
aux régions qu’ils quittaient et à la communauté qu’ils espé-
raient retrouver aux États-Unis. D’autres abandonnaient tout,
une fois arrivés, et recherchaient l’assimilation en recourant
à cet emblème démocratique : le prêt-à-porter américain.
Dans cette tension entre assimilation et identités, les désirs
de distinction, soutenus par les rythmes croissants de la pro-
duction mécanique, devinrent un instrument actif du mou-
vement du capital jusque dans les classes populaires. Du
XIXe au XXe siècle, on assista au passage du vêtement d’un sta-
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tut d’« artifice élaboré » à celui de lieu d’une expression indivi-
duelle 22 et à une mode placée sous l’égide de la consommation
(consumer fashion). La consommation et les loisirs devinrent
le lieu où s’exprimait la liberté, de plus en plus démocratisée,
de la consommation. Une figure nouvelle de l’individu libre,
pilier de la société américaine, associée à la consommation
et à la démocratisation des formes textiles, joua ainsi un rôle
central dans la mythologie sociale américaine.

La mode ordinaire et populaire est de longue date un


outil et un prisme d’analyse des formes capitalistes, à la
fois dans leurs effets économiques – jusqu’à la fast fashion
contemporaine – et dans les rapports à l’identité – tels qu’ils
s’inaugurent dans les grandes métropoles industrialisées, à
Londres et à New York, au début du siècle. L’ originalité des
deux livres est de prendre en charge certains aspects plus
marginaux de cette grande histoire. Vivienne Richmond le fait
à travers une analyse des vêtements des pauvres et en nouant
production, distribution et consommation ; Cheryl Buckley et
Hazel Clark, en s’attachant aux processus de production et
de dissémination de la mode, et en analysant la construction
politique des identités collectives et individuelles dans des
sociétés industrielles et post-industrielles.

22. Ch. Breward, Fashion, Oxford, Oxford University Press, 2003,


p. 200.

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576 CRITIQUE

Dans un dernier chapitre intitulé « Showing Off » (s’exhi-


ber), elles rappellent l’effondrement à Dhaka (Bangladesh),
en 2013, du Rana Plaza, bâtiment qui abritait plusieurs
industries de confection pour des marques internationales.
Cette catastrophe fit environ 1135 morts et 2500 blessés
– comme en écho à la formule de Marx sur les « insigni-
fiants, caprices meurtriers de la mode 23 ». Les deux auteurs
font un parallèle avec l’incendie qui, un siècle plus tôt, le
25 mars 1911, tua 146 ouvriers dans un atelier de confection
à Manhattan, attirant l’attention sur les conditions de travail
désastreuses et la corruption qui sévissaient dans l’industrie
textile. La catastrophe du Rana Plaza est venue rappeler que
la « magie » de la consommation dont parlait Marx a pour
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prix une opacification des conditions de travail qu’illustre
la complexité des chaînes de production et d’approvisionne-
ment mondiales (FEL, p. 256-257). Et c’est l’un des mérites
de Cheryl Buckley et Hazel Clark que de démontrer à quel
point la mode, devenue une forme d’« écriture du réel », n’a
cessé d’articuler et de façonner les vies quotidiennes pendant
ce siècle qui court de l’incendie du Garment District à l’effon-
drement meurtrier de Dhaka.

Ida SOULARD

23. K. Marx, Capital. A Critique of Political Economy, trad.


B. Fowkes, Hammondsworth, Penguin Books, 1976, p. 609. Égale-
ment le titre d’un article d’Esther Leslie, « The Murderous, Meaningless
Caprices of Fashion : Marx on Capital, Clothing and Fashion », Culture-
Matters, en ligne, consulté le 19 février 2022 ; voir en ligne : https://www.
culturematters.org.uk/index.php/culture/clothing-fashion/item/2809-
the-murderous-meaningless-caprices-of-fashion-marx-on-capital-clo-
thing-and-fashion.

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La double occultation

}
Carlo Marco Belfanti
Histoire culturelle Paris, Éd. du Regard /
de la mode Institut Français de la Mode,
Traduit de l’italien 2014, 384 p.
par Nicole Maroger.

Ulrich Lehmann
Fashion and Materialism } Édimboug, Edinburgh University
Press, 2018, 256 p.
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« Les grandes maisons, telles que Louis Vuitton, imposent
la dynamique du secteur, et imposent aux consommateu·rices
de changer de garde-robe tous les 6 mois, au risque de
ne plus être “tendance”. […] Nous refusons ce modèle de
société, et cette course permanente à la nouveauté, qui n’en-
gendre que gaspillage et surconsommation ! […] Des actions
urgentes sont nécessaires pour imposer aux acteurs de la
mode de réduire leur production, d’améliorer considérable-
ment leur impact environnemental et de respecter les droits
humains dans les pays de fabrication 1. » Voilà ce que décla-
raient les membres du « mouvement mondial de désobéis-
sance civile » Extinction Rebellion, le 5 octobre 2021, lors
d’une action d’« infiltration » du défilé « Louis Vuitton Prin-
temps-Été 2022 ».
Quelle que soit par ailleurs la dimension collapsologique
de l’organisation née au Royaume-Uni en 2018, sa déclaration
condense les deux critiques majeures de la mode contempo-
raine 2. L’ une déplore la « dictature » du nouveau, soulignant
que la mode est une institution liée ontologiquement à un

1. « On a infiltré le défilé Louis Vuitton ! », 6 octobre 2021 [consulté


le 21/02/2022] ; disponible en ligne : https://extinctionrebellion.fr/
actions/2021/10/06/on-a-infiltre-le-defile-louis-vuitton.html.
2. Voir A. Kammarti, « L’ anti-mode aujourd’hui », 19 regards sur la
mode, Paris, Éditions du Regard-IFM (à paraître).

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578 CRITIQUE

besoin « artificiel 3 » régissant le rythme des comportements


individuels de consommation. L’ autre condamne l’exploi-
tation humaine et environnementale qu’implique la mode
– exploitation ignorée, délibérément ou non, par le consom-
mateur, coupable à tout le moins d’irresponsabilité. Endos-
ser un vêtement revient à porter un poids moral. Ainsi la
mode est-elle définie comme une industrie qui, parce qu’elle
est fondée sur la production continue de nouveautés, conduit
à un désastre humain et environnemental. Cette définition est
bien sûr réductrice. Il n’en demeure pas moins qu’elle nous
confronte à un problème, tant sur le plan historique que sur
le plan conceptuel : pourquoi ce système de production et de
consommation aujourd’hui unanimement dénoncé est-il en
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même temps largement adopté et accepté ? Deux ouvrages
à maints égards complémentaires aident à mettre ces ques-
tions en perspective.
Le premier est Civiltà della moda (Il Mulino, 2008)
de Carlo Marco Belfanti, traduit en français sous le titre
Histoire culturelle de la mode. Cherchant à comprendre
« l’avènement de la mode comme institution sociale et son
épanouissement au cours des siècles » au travers de sa pro-
duction et de sa consommation, cet historien de l’économie
analyse les conditions dans lesquelles la mode est apparue
et s’est développée depuis le XVIe siècle. La perspective du
second ouvrage, Fashion & Materialism 4, est tout autre. Le
philosophe Ulrich Lehmann, connu pour son ouvrage Tiger-
sprung. Fashion in Modernity (2000), y défend les mérites
du « matérialisme », défini comme attention portée à la maté-
rialité des choses et philosophie socio-économique, pour
comprendre le phénomène de la mode. Il propose une relec-
ture de « l’idée de mode en Europe, de 1830 à aujourd’hui »
centrée sur la production, se démarquant ainsi des théo-
ries de la consommation, selon lui dominantes dans l’étude
de la culture matérielle et les fashion studies. Les deux

3. Je me réfère ici au débat qu’a contribué à lancer l’ouvrage de


Razmig Keucheyan Les Besoins artificiels (Paris, Zones, 2019). Razmig
Keucheyan tente de distinguer les besoins « artificiels » de ceux qui
seraient plus « authentiques » et non réductibles cependant à leur nature
« physiologique ».
4. Titre désormais abrégé en FM.

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L A D O U B L E O C C U LTAT I O N 579

ouvrages, s’ils s’intéressent donc à la production, ne négli-


gent pas pour autant ce que le vêtement fait au corps. Ils
interrogent tous les deux, au fond, l’expérience quotidienne
des vêtements qui repose sur une double occultation : celle
du passé, par l’illusion d’une nouveauté permanente ; celle
de la production, par le caractère magique dont est investie
la marchandise.

L’ occultation du passé
La nouveauté est la première notion communément
attachée à la mode. Marco Belfanti s’attelle à en saisir l’ap-
parition. Il ne s’agit pas tant de cerner avec précision l’accé-
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lération des cycles de renouvellement, mais de comprendre
à partir de quel moment le « nouveau » émerge comme valeur.
Et c’est au XVIe siècle qu’il situe l’émergence du thème de la
nouveauté vestimentaire, témoignages à l’appui, recueillis à
travers toute l’Europe. En Italie, dès 1590, le peintre Cesare
Vecellio avoue qu’il a du mal à peindre le vêtement en rai-
son des changements continuels dont celui-ci fait l’objet. En
France, Montaigne remarque en 1600 que « l’invention de
tous les tailleurs du monde ne saurait fournir assez de nou-
veautés ». En Angleterre, l’édition de 1568 de l’Oxford English
Dictionary associe le terme fashion à l’idée d’un renouvel-
lement vestimentaire. Or simultanément, la hiérarchie des
apparences entre en crise : le lien entre position sociale et
signes vestimentaires se distend ; et en réaction à cette crise,
nombreux sont les conservateurs qui condamnent la mode
en tant qu’institution déstabilisatrice de l’ordre social. Les
lois somptuaires, qui visent à limiter la consommation de
certains produits « de luxe », peuvent être lues comme de
vaines tentatives de freiner cette mutation en cours.
Reste à savoir pourquoi la valeur de nouveauté prend à
travers l’Europe, à la même époque, une telle importance.
Fort de ses travaux d’histoire industrielle et économique,
Marco Belfanti formule une hypothèse matérielle. À la base
de ces changements, il y aurait l’augmentation des revenus
des couches sociales les plus aisées, conjuguée à la baisse
des prix du tissu et à l’importance croissante du marché
de l’occasion au début du XVIe siècle. Apparaît aussi, même
si le phénomène est plus difficile à quantifier, une nouvelle

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580 CRITIQUE

« conscience de soi » favorable à l’achat de nouveautés. Dans


son Livre des costumes, le comptable allemand Matthäus
Schwarz ne compile-t-il pas près de 137 images, entre 1520
et 1560, afin de constituer son autobiographie vestimen-
taire ?
Cette relation à la nouveauté est-elle propre à l’Eu-
rope ? Marco Belfanti, tournant son regard vers l’Inde, la
Chine et le Japon, nous permet de relativiser les lectures
fréquemment proposées par de nombreux théoriciens qui
opposent la « fixité » temporelle du vêtement dans le reste
du monde au caractère éphémère de la mode occidentale 5.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la littérature indienne, tout comme
la littérature européenne, témoigne d’une forte propension
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des élites à l’extravagance et à la consommation ostentatoire
– en dépit des limites inhérentes à un système « ascriptif 6 » :
une « culture de l’habit », comme la nomme l’historien, est
bien présente en Inde, comparable à celle de la cour de Ver-
sailles. De même en Chine où, malgré une volonté affichée de
réglementer politiquement les apparences, le système appa-
raît contesté, en particulier sous la dynastie Ming. Zhang
Han, un bureaucrate du XVIe siècle, remarque par exemple,
dans un contexte de développement économique et urbain,
que « les usages des temps actuels ont atteint le sommet
de l’extravagance, ils changent chaque mois et diffèrent
chaque saison » (p. 196). À cet égard, la société chinoise de
la fin de l’époque Ming est comparable aux sociétés euro-
péennes qui lui sont contemporaines : l’une et les autres
sont marquées par un enrichissement qui nourrit le désir de
consommation de nouveautés, encouragé par les traités de
savoir-vivre 7. À son tour, le Japon de l’époque Tokugawa, au

5. M. Belfanti mentionne notamment Jean-Baptiste Say et, plus


près de nous, Fernand Braudel.. Ajoutons à la liste le nom du psycho-
logue et psychanalyste John Carl Flügel, auteur en 1930 de The Psy-
chology of Clothes, dont la distinction entre costume fixe et costume de
mode se fonde sur une idée similaire.
6. Le terme anglais ascription (« attribution »), ainsi que l’adjectif
dérivé ascriptive, a été repris, notamment par les discours critiques des
discriminations, pour désigner ce qui est « fondé sur la naissance, l’ori-
gine, la généalogie ». Le système indien des castes, largement racialisé,
est un exemple de système « ascriptif » [NdR].
7. M. Belfanti cite par exemple Huit discours sur l’art de vivre de

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L A D O U B L E O C C U LTAT I O N 581

XVIIe siècle, s’adonne à une consommation ostentatoire liée


à l’émergence de la classe des marchands et d’Edo comme
centre de la consommation. Certes, la structure du kimono
reste inchangée, mais non sans luttes (sur la largeur du obi,
sur les motifs, etc.) et certains marchands, comme Mitsui
Takotoshi, introduisent des procédés nouveaux comme le
prix fixe, la publicité ou la griffe.
En somme, en Inde, en Chine, au Japon, comme en
Europe, les conditions économiques seraient à l’origine des
phénomènes de mode : la mode apparaîtrait dans des terri-
toires distincts et à des périodes différentes à la faveur de
conditions économiques similaires. Si, aux yeux de Marco
Belfanti, seule l’Europe voit se développer une véritable
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« culture de la mode », son ouvrage nous permet donc, indi-
rectement, de formuler l’hypothèse du caractère transcultu-
rel et transhistorique du phénomène de consommation de
nouveautés vestimentaires tout en nous éclairant sur la façon
dont la nouveauté s’est imposée comme trait essentiel du
vêtement porté, obligeant par là même à son renouvellement
permanent.
Ulrich Lehmann, quant à lui, s’interroge sur l’extension
du domaine de la nouveauté au-delà des seules modes ves-
timentaires. Il revisite l’article « De la mode en littérature »
dans lequel Balzac souligne la nécessité, pour l’écrivain, de
se « soumettre » à « une sorte d’étiquette », c’est-à-dire, en
définitive, à « un costume à la mode » (p. 83). La mode ici
ne désigne plus simplement le dernier goût vestimentaire,
mais le goût du jour en général, qu’il s’agisse de littérature
ou de peinture. Le mouvement historique d’artialisation de
la mode est désormais bien connu 8 ; mais Ulrich Lehmann
en renverse l’hypothèse : il regarde la mode comme le
modèle commercial de l’art moderne. Loin de constituer
un événement farouchement en marge, le Salon des Refu-
sés, par exemple, est validé par Napoléon III pour favoriser
la liberté de goût du consommateur bourgeois et promou-

Gao Liang et le Traité des choses superflues de Men Zhenheng.


8. Sur ce sujet, voir l’excellent travail réalisé récemment par Émilie
Hammen : É. Hammen, La Mode à l’épreuve de l’art. Une historiogra-
phie des discours sur la mode en France (1800-1930), thèse de l’uni-
versité Paris 1, dirigée par P. Rousseau, 1er décembre 2020.

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582 CRITIQUE

voir l’art le plus moderne. Du côté des marchands d’art, on


assiste à l’apparition, consignée par Zola, du « spéculateur »
(Naudet) qui supplante l’ancien marchand de tableaux (le
père Malgras) au moyen de nouveaux outils de promotion. Le
Naudet de Zola, personnage inspiré des galeristes Georges
Petit, Hector Brame et Charles Sedelmeyer, a des « allures
de gentilhomme », une « jaquette de fantaisie » ; il a tendance
à considérer les toiles comme « une valeur de Bourse 9 » et à
faire de sa galerie les « magasins du Louvre de la peinture » 10.
Pour Ulrich Lehmann, le marché de l’art, à l’instar de celui
de la mode, repose sur le renouvellement cyclique des styles
et l’intervention d’investisseurs comme Aristide Boucicaut
ou Ernest Cognacq, fondateurs respectivement du Bon Mar-
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ché et de La Samaritaine.
Les deux ouvrages laissent à penser qu’il existerait une
inclination transhistorique et transculturelle à la consomma-
tion répétée de nouveautés : pour peu que les conditions éco-
nomiques soient favorables, l’individu opterait contre le port
prolongé des mêmes vêtements et en faveur d’une expérience
vestimentaire régie par le goût du changement permanent.
Loin d’être anecdotique, cette réflexion est centrale dans une
contemporanéité confrontée aux problématiques environ-
nementales que certains discours écologistes cherchent à
résoudre par la promotion d’un mode de vie frugal.

Abstraction de la production
L’ autre caractéristique de l’industrie contemporaine de la
mode (et de l’expérience du vêtement porté) est l’occultation
de sa production. Longtemps, on a choisi soi-même ses tis-
sus et commandé ses vêtements à un tailleur ou une coutu-
rière. Puis est venu le vêtement trouvé « tout-fait » en magasin
– « prêt-à-porter », dira-t-on au XXe siècle. Le nouveau système
naît au même moment (avec une intensité variable) dans
presque tous les pays occidentaux, pour ce qui est du vête-
ment masculin.

9. É. Zola, L’ Œuvre, Paris, G. Charpentier et Cie, 1886, p. 243.


10. P. Brady, « L’ Œuvre » de Émile Zola, roman sur les arts. Mani-
feste, autobiographie, roman à clef, Genève, Droz, 1967, p. 165.

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L A D O U B L E O C C U LTAT I O N 583

En France, Pierre Parissot crée La Belle Jardinière en


1824 et commence, dans les années 1830, à produire des
vêtements de travail « de confection », diversifiant par la suite
sa gamme de produits. En 1847, le marché de la confection
– dont l’organisation est fondée sur le « travail en chambre » –
regroupe près de 200 entrepreneurs pour 7000 travailleuses
et travailleurs. La production au Royaume-Uni s’organise
selon des principes similaires : le « sweating-system » emploie
près de 8000 ouvrières dès les années 1850. Le vêtement
préfabriqué apparaît de même en Allemagne et en Italie entre
1820 et 1840. Poursuivant ses comparaisons, Marco Belfanti
s’arrête sur le cas des États-Unis. La confection débute dans
le domaine militaire – l’Army Clothing Establishment de Phi-
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ladelphie est créé en 1812 –, avant d’investir progressivement
le domaine civil sous l’impulsion d’entrepreneurs comme
Samuel Whitemarsh ou Henry Brooks, pour s’imposer défini-
tivement dans la seconde moitié du XIXe siècle via les grands
magasins. Ainsi voit-on émerger dans l’Occident industrialisé
un système de production articulé autour d’un réseau de sous-
traitance d’ouvriers à domicile, relativement peu mécanisé au
début, visant à une production et une distribution massives
de nouveautés vestimentaires de plus en plus standardisées
quant au système de taille, aux coupes et aux finitions 11.
L’expérience du vêtement s’en trouve bousculée. Est-ce pour
autant la fin de toute possibilité d’expression individuelle ?
Le phénomène est conjointement relevé par plusieurs
théoriciens matérialistes que commente Ulrich Lehmann.
Marx, dans ses Grundrisse, prend ainsi l’exemple du « tailleur
itinérant » allant à la rencontre de son client paysan. Dans la
mesure où ce dernier lui fournit les matériaux nécessaires
à la réalisation d’un vêtement qui sera à usage personnel, il
n’échange avec lui, à ce stade, que la valeur d’usage, le client
n’acquérant que l’activité liée à une production qu’il peut
encore percevoir. Or, Marx note l’introduction d’une autre
donnée dans le vêtement de confection : s’il retient toujours
cette valeur fonctionnelle, l’objet déjà fabriqué en magasin

11. Voir M. Charpy, « Ajustements. Corps, vêtements à tailles


fixes et standards industriels au xixe siècle », Modes Pratiques.
Revue d’histoire du vêtement et de la mode, université de Lille,
École Duperré, 2015.

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584 CRITIQUE

apparaît comme incréé. La confection conduit donc à l’occul-


tation progressive du processus de production pour le por-
teur d’un vêtement dont l’histoire ne commence, pour lui,
qu’avec sa consommation. Bien qu’il le critique par ailleurs,
Ulrich Lehmann s’accorde en partie avec Georg Simmel (qui
convoque, lui aussi, dans sa Philosophie de l’Argent, l’image
du tailleur) pour souligner la disparition de la subjectivité
du consommateur du fait même de la division croissante du
travail et de la production en série.
Si ce système, forgé en Occident au XIXe siècle, rend la
production de plus en plus abstraite pour le consommateur-
porteur, il s’accompagne de façon ambivalente d’une démo-
cratisation de la consommation de mode. La question est
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désormais de savoir si ce mouvement, qui promet un accès
facilité aux possibilités d’expression individuelle, parvient à
ses fins. Marco Belfanti n’évoque que succinctement l’émer-
gence progressive des « modes pour tous » et la mise en crise
de la notion de « trickle-down » – la diffusion d’une tendance
propre aux « classes supérieures » exerçant leur influence sur
le reste de la société. Du fait de son ancrage « matérialiste »,
Ulrich Lehmann est plus virulent et assimile cette démocrati-
sation à la marchandisation massive de la promesse d’indivi-
dualité. Loin d’accéder à une libre affirmation de son identité,
l’individu est au contraire aveuglé par la fiction d’un « style
personnel » qu’il aurait choisi, alors que le choix a d’avance
été fait par l’industrie et uniformisé à l’échelle mondiale. À cet
égard, le port d’un vêtement ne peut plus se définir comme
une expérience individualisée : il véhicule l’aliénation de la
subjectivité du porteur 12.

« Praxis »
Les deux ouvrages n’oublient pas que la mode se porte
et l’un comme l’autre confronte leurs lectures systémiques à
des situations historiques et contemporaines.
Ainsi, Marco Belfanti observe, au chapitre sur la confec-
tion industrielle (p. 274-277), l’ambiguïté d’une demande

12. Ce fut l’un des enjeux du défilé automne-hiver 2017-2018 de


la marque Vetements, largement inspiré par le projet photographique
« Exactitudes » mené depuis 1994 par Ari Versluis et Ellie Uyttenbroek.

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L A D O U B L E O C C U LTAT I O N 585

de vêtements « confortables ». À propos de la « démocratie


vestimentaire américaine », il souligne l’émergence de nou-
velles formes adaptées à la production en série mais aussi
à des corps nouveaux (p. 264-266). Mais consommatrices
et consommateurs sont tôt conscients que par le vêtement
s’imposent des normes sociales et physiques. L’ auteur s’ar-
rête ainsi sur les campagnes lancées dans les années 1880
par l’Anti-Corset League en Angleterre, puis en Allemagne,
au Danemark, en Suède, aux États-Unis… Au-delà du corset,
il s’agit alors de revendiquer pour les femmes un vêtement
moins contraignant. Sensible à l’histoire des entreprises,
Marco Belfanti s’arrête sur le cas d’Amelia Bloomer (1818-
1894) prônant, pour libérer les mouvements, le port d’une
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jupe sur un pantalon. Si cette tentative de réforme vestimen-
taire ne fut pas suivie, le pantalon qu’elle inventa à l’usage
des femmes cyclistes resta longtemps connu sous le nom de
« bloomer ». Pointant ces mutations et analysant les débats
sur la « mort de la mode » récurrents depuis les années 1960,
Marco Belfanti donne des pistes pour une généalogie des cri-
tiques de la mode et évoque certaines tentatives entrepreneu-
riales pour en modifier le système. Le choix individuel de
porter tel ou tel vêtement en vient à déterminer la nature de
l’industrie de la mode.
Revendiquant son dialogue avec le présent, Ulrich
Lehmann, par ailleurs professeur associé de théorie et pra-
tique du design à l’Eugene Lang College of Liberal Arts de
New York, se demande dans quelle mesure peuvent émer-
ger de nouvelles formules esthétiques et productives moins
« aliénantes » quant à l’expérience quotidienne du vêtement
porté. À la double occultation qu’il a identifiée, il oppose une
« praxis matérialiste » dont les trois piliers sont : un temps de
création nouveau, une dialectique corporelle et une produc-
tion réformée.
Les deux premiers points trouvent une illustration dans
le travail de Carol Christian Poell, créateur autrichien installé
dans la région de Milan depuis 1995, qui dit œuvrer selon
une double négation. Pour s’opposer aux cycles de la nou-
veauté, il travaille selon une méthode dialectique qui place
« la négation de toute possiblité créative à l’origine du type,
de la forme et de la conception d’une pièce » (cité dans FM,
p. 172) dans une volonté d’optimisation permanente de la

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586 CRITIQUE

production. Il opère une seconde négation au moment de la


conception du vêtement : il veut que celui-ci s’oppose au corps
du porteur, en contraigne les mouvements, jusqu’à menacer
de le blesser 13. Le vêtement parvient ainsi à conserver son
autonomie : devenu proprement importable, il échappe à sa
condition de fétiche.
Ulrich Lehmann évoque un second cas : celui de l’usine
italienne Bonotto, exemplaire à ses yeux d’un nouveau type
de production. Fondée en 1912 par Luigi Bonotto, elle fait
face, depuis une trentaine d’années, à un contexte écono-
mique délicat pour les tisserands italiens. Alors que de
nombreuses usines textiles de petite taille disparaissaient,
Bonotto a fini par laisser entrer dans son capital le groupe
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de prêt-à-porter Ermenegildo Zegna. Et contre le modèle de
décentralisation dominant, il a opté pour une intégration
verticale favorisant la réunion dans un même lieu de tous les
travailleurs, lesquels peuvent ainsi prendre conscience de la
totalité du processus de production. En parallèle, Bonotto
crée en 2007 l’usina lenta où il tente de repenser le rythme
de la production grâce à l’introduction d’anciens métiers
à tisser. Capable d’interagir avec la machine, le travailleur
s’en trouve réhabilité et l’acheteur devient un consommateur
éclairé.

Les analyses de Marco Belfanti comme celles d’Ulrich


Lehmann nous permettent d’appréhender les critiques
actuelles de la mode qui soulignent la double occultation à
laquelle nous procédons quand nous achetons et portons
un vêtement. Reste à savoir si la perspective ouverte par le
second en direction d’une nouvelle temporalité de la mode,
respectueuse du travailleur et de l’environnement, est réel-
lement envisageable. Est-il émancipateur de vouloir congé-
dier la nouveauté – qui n’est pas « aliénante » en soi ? Il est en
outre permis de s’interroger sur le potentiel « démocratique »

13. U. Lehmann s’intéresse en particulier à un manteau en fibre


de verre, qui fait courir des risques à son producteur comme à son
porteur.

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de cette praxis, si coûteuse qu’elle n’en reste que théorique 14.


Les exemples analysés par les deux auteurs sont au final
moins des exemples à suivre que des manières de nous
poser, à partir de notre expérience quotidienne du vêtement,
des questions sur la mode actuelle.

Adrian KAMMARTI
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14. Chez Carol Christian Poell, il faut par exemple compter envi-
ron 1300 euros pour un jean, 2500 euros pour une veste en coton et
5000 euros pour une veste en cuir.

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Le blue-jean : temps de
l’artifice et artifice du temps

}
Daniel Miller et Berkeley, Los Angeles et Londres,
Sophie Woodward University of California Press,
Blue Jeans 2012, 169 p.
The Art of the Ordinary

}
Daniel Miller
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« Le blue-jean. Pourquoi
la “technologie” Techniques & Culture, n° 52-53,
vient en dernier » 2009, p. 232-255.
Traduit de l’anglais par
Ludovic Coupaye.

Il est dix heures du matin sur Rodeo Drive, Los Angeles,


quand j’entre dans une boutique fréquentée, dit-on, par des
célébrités. Ma curiosité est piquée : pourquoi ne pas acheter
un vêtement ou une paire de lunettes ? Entre un requin natu-
ralisé et des planches de surf, flottent quelques blue-jeans ou
plutôt des fantômes de jeans : tous présentent des délavages,
déchirures, usures, taches, effilochages, plissures, surcou-
tures... Autant de marques d’usage et de reprisage sur des
vêtements pourtant neufs.
C’est ce vieillissement artificiel qui fait dire à l’anthropo-
logue Daniel Miller que la consommation précède la produc-
tion, que « la technique vient en dernier ». Un retournement
copernicien susceptible d’ébranler, à travers une observation
aussi banale, une des certitudes des études de la culture
matérielle et de l’analyse classique du capitalisme. Car logi-
quement la technique précède l’usage, l’usage n’est pas intégré
à la phase de production. Quant au capitalisme, il est norma-
lement ce système de profit perpétuel faisant toujours naître
de nouveaux besoins, et la mode est son domaine par excel-
lence. Or le pantalon de jeans le plus répandu aujourd’hui

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est presque identique à celui mis au point par Levi Strauss


il y a un siècle, et s’il y a une pièce de vêtement que l’on
garde plus longtemps que toute autre, c’est bien lui. C’est
que la toile denim entre en grâce par l’usage : elle s’assouplit,
devient douce, presque soyeuse ; le pantalon prend la forme
de chaque corps, au point de devenir une seconde peau.
On s’y attache et c’est à contrecœur qu’il faut s’en séparer.
Pourquoi ce petit drame ? Parce que ce pantalon-là comporte
une part de soi, il est chargé d’histoires, le témoin unique
de ce que nous sommes et avons traversé, bientôt souvenir
presque impossible à jeter.
Nul mystère, à ce point, que la mode reprenne sa course à
la faveur du façonnage direct de cette plus-value existentielle.
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*

Une fois la serge de coton – chaîne bleu indigo et trame


blanche – produite, coupée et assemblée en pantalon, il faut
donc procéder à la fabrication de son « usage » avant la mise
sur le marché.
Les techniques sont multiples. Des plus polluantes ou
dangereuses, telles que le lavage à la pierre ponce et à l’acide
ou le sablage à haute pression qui expose les ouvriers turcs
ou mexicains à la silicose, aux techniques les plus onéreuses
et dites responsables comme le délavage aux enzymes ou la
dépigmentation au laser. À ces procédés relevant de ce qu’on
pourrait appeler un prochronisme esthétique (faire remon-
ter l’objet dans le temps), s’ajoutent le modelage de plis à
la résine, l’effilochement mécanique, la projection de décolo-
rant ou de peinture, l’enrouillement et toutes sortes d’inter-
ventions manuelles à la meuleuse ou à la râpe sur des pièces
enfilées à la chaîne sur des mannequins gonflés.
L’imitation technique des effets de la consommation, mais
aussi la mythologie tour à tour ouvrière, nord-américaine et
rebelle dont relève le jeans pré-usé, ont fait dire aux spécia-
listes que la mode haute avait renversé son sens historique
en empruntant principalement au « bas », au populaire et au
ruiné, désormais signes de distinction, puisque l’objet authen-
tique – défini par l’empreinte du temps dans la chose – est
passé au rang de rareté. La vie vécue n’a pas de prix, surtout
dans un monde de consommation rapide et jetable. Dans la

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590 CRITIQUE

boutique de Rodeo Drive, accrochés à chaque jeans par une


cordelette, d’élégants cartons indiquaient des prix allant de
600 à 1600 dollars, des prix ronds, caractéristiques des pro-
duits de luxe.
Ce qui fait l’authenticité, dans le monde du néo-vintage,
c’est l’exclusivité. Les vêtements y sont authentiquement
plus chers. Historiquement l’authentique était la bandelette
de parchemin attachée à la relique pour authentifier, par le
nom du saint ou de la sainte, son originalité. Elle en assurait
l’auctoritas. La relique qui n’en possédait pas pouvait être
sujette à caution, voire déclassée. Le carton affichant un prix
délicatement écrit à la main tient ici le rôle d’authentique
de chaque paire de jeans. Pourquoi vieillir « au naturel » des
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vêtements ? Les tutoriels décrivant les opérations à réaliser
chez soi – découper, poncer la toile, laver encore et encore... –
donnent la réponse : « Les vêtements qui ont l’air vintage et
usés peuvent valoir beaucoup d’argent. »
Le jeans, emblématique de la production en série stan-
dardisée, devient ainsi pièce unique. Totalement industriel et
l’un des premiers marchés du prêt-à-porter de masse, il est
sublimé en œuvre artisanale sur-travaillée. Il s’agit de porter
(probablement pour peu de temps) un vêtement qui porte en
lui la durée de toute une vie matérielle. Quasi-relique, il est
censé contenir l’expérience, l’effort physique ou l’aventure, et
les offrir en partage à celle ou à celui qui le porte. Il tend à
créditer son porteur des valeurs sous-jacentes au fait d’être
usé jusqu’à la trame, rapiécé ou renforcé. Porter un jean et
être porté par lui. Quoi de plus évident ? Les langues latines
et germaniques ne disposent pas, comme le grec, du « mode
moyen » qui permet d’exprimer le fait d’être à la fois sujet et
siège de l’action. Les Anciens et les lettrés du Moyen Âge ont
su en jouer, qui avaient une certaine sensibilité intellectuelle
et pratique à ce qui s’opère de profond, quant au sens de la
vie intime et collective, lorsqu’on s’habille : on était investi
des qualités que l’on revêtait.
Daniel Miller 1 en témoigne par un détour autobiogra-
phique. Dans la perspective marxisante qui dominait les

1. Le titre Blue Jeans. The Art of the Ordinary, sera désormais


abrégé en BJO, l’article « Le blue-jean. Pourquoi la “technologie” vient
en dernier », en BJT.

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sciences sociales au temps de sa formation intellectuelle, dans


les années 1970 et 1980, le travail était considéré comme source
de la création culturelle. La technique et la production étaient
perçues comme authentiques et la consommation comme alié-
nante. Par conséquent, c’était en portant et en personnalisant
les biens qu’on abolissait en eux la marchandise. Et à cet exer-
cice, le jeans denim faisait figure de champion. Sa durabilité et
sa métamorphose par l’usage le rendaient inaliénable. J’avais
un blue-jean, raconte Daniel Miller, tellement porté qu’il était
naturellement râpé mais sans que cela répondît à une mode de
vêtements maltraités, plutôt à un fait de négligence et de non-
conformisme. En l’usant, il s’agissait aussi de le rendre « pro-
fondément personnel » (BJT, p. 239). Le jeans porté devenait à
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ce point personnel que, par une sorte de biométrie vestimen-
taire, les autorités parvenaient parfois à identifier un suspect
grâce à la singularité des marques d’usure 2, un peu comme
les premiers mandats d’arrêt et papiers d’identité aux XVe et
XVIe siècles, préféraient le portrait vestimentaire au portrait
physique, en raison de l’apparence usuelle des personnes.

De quelle opération culturelle et historique le désir du


sale et du détruit est-il encore le résultat, sinon le symptôme ?
D’abord, le jeans contredit le mode d’existence ordinaire de
l’objet contemporain – objet à jeter et objet effectivement jeté
dès qu’il présente un défaut. La norme est au neuf, au nou-
veau, au remplacement. Toute marque d’usure est source
éventuelle de dépréciation. La conservation et plus encore la
réparation perturbent la logique de marché. On utilise peu
les choses, mais voilà que certaines sont aimées jusqu’à la
corde et que d’autres sont délibérément élimées avant emploi.
Les jeans usés, fût-ce par des artifices, possèdent une valeur
d’ambiance proche de celle de l’« historialité » – terme choisi
par Jean Baudrillard pour qualifier l’objet ancien 3. Leur

2. K. Hauser, « A Garment in the Dock ; or, How the FBI Illuminated


the Prehistory of a Pair of Denim Jeans », Journal of Material Culture,
n° 9, 2004, p. 293-313.
3. Voir J. Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Gallimard,
1968.

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présence contredit aux exigences de l’injonction consumé-


riste. Elle fronde la vitesse des consommations. Elle révèle
le manque de personnalité de la marchandise environnante.
Un parallèle peut être fait d’une part avec le regain d’intérêt
pour la photographie argentique vernaculaire, en réponse
à la froideur de la première génération de la photographie
numérique, d’autre part avec le succès des filtres rétro des
applications smartphones, produisant un passé instantané
et chargeant l’instant à peine écoulé d’une historicité intime
et poignante. Il s’agit là sans doute moins de consommer du
temps, de façon présentiste, que de faire de lui une valeur
refuge.
Cette phénoménologie de l’être-apparence ne devrait
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jouer que si le signe est substantiel, s’il contient effectivement
ce à quoi il renvoie : la vie de liberté et d’indépendance par
l’usage et l’usure ; la richesse d’une personne par la cherté de
ce qu’il porte ; ou pour prendre un exemple plus ancien, l’ani-
malité par la fourrure portée poils au-dehors. La sémiologie
occidentale, depuis Augustin, pose en effet le signe comme
performatif de ce qu’il signifie, par opposition à tout signe
qui ne ferait que signaler, dénoter sans lui-même posséder.
Or le pantalon de jeans industriellement usé fait mentir ce
régime presque sacré du signe substantiel. Que les marques
de vieillissement soient notoirement simulées (car personne
ne s’en laisse vraiment conter) n’en tarit nullement l’intérêt :
elles semblent fonctionner parfaitement en tant que simples
signalements, exprimant, à défaut de son mode de vie, l’état
d’esprit de celle ou celui qui les porte.
Le jeans défie les avatars marchands du capitalisme. Pen-
sons au kitsch, soit, suivant une définition large, tout ce qui
déborde la fonction en direction du confort ou d’une esthé-
tique : en ce sens, le style vieilli et usé est pleinement kitsch,
mais il est produit au détriment de la fonction protectrice et
matérielle de l’objet. Pensons au fétichisme, c’est-à-dire, au
sens de Marx, à la capacité qu’a un objet de faire oublier qu’il
a été fabriqué : le jeans abîmé, lui, manifeste au contraire sa
nature fabriquée ; mais en tant qu’objet de mode, il ne déjoue
pas la forme des rapports humains établis d’objet à objet. Il y
a enfin l’idolâtrie, soit la vénération d’une chose au lieu de ce
qu’elle représente et qui renfermerait une puissance propre.
Le jeans pré-usé est en cela idolâtrique, mais il tient son pou-

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voir de séduction d’un au-delà anticipé et faux : il n’est pas


d’or, mais d’imitation. Qu’à cela ne tienne. Le consommateur
est confronté à un marché inondé de copies et de tromperies
et il perçoit le monde en termes de vrai ou de faux, mais l’ar-
tifice du vieillissement n’est généralement pas perçu comme
faux. Contrefait ne veut pas dire contrefaçon.

J’en étais là de mes pensées, il y a dix ans, en 2012, sur


Rodeo Drive et je me berçais d’illusions : celle d’une adhésion
sincère, presque archaïque, aux signes artificiels du temps
comme valeur d’usage. À mes yeux, le consommateur les
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appréciait essentiellement pour ce qu’ils lui conféraient d’aura
et de profondeur. Aujourd’hui – mais sans doute était-ce déjà
le cas alors –, les vieillissements, les éraillements, les salis-
sures sont souvent si outrés et ouvragés qu’ils se dénoncent
d’emblée comme pure intention esthétique – ainsi des pièces
de chez Amiri, Made in Los Angeles, dont certaines dépassent
2300 dollars. Les déchirures deviennent des échancrures,
les javellisations des motifs. Toutefois, pour les porteurs de
modèles bas de gamme, en plus de suivre cette mode, de tels
signes semblent continuer de les « grandir » en les caractéri-
sant comme rebelles, endurcis, originaux, baroudeurs, reve-
nus de tout... Vis sans fin de la distinction.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes puisque cette vertu
distinctive ne se fait pas sur la ligne unifiée, habituelle, de la
hiérarchie sociale et du bon goût. Le choix du style trasher
traduit aussi des positions socio-culturelles relativement
basses. Délavé et déchiré à l’extrême, le jeans peut être jugé
vulgaire ou « voyou ». Tout contredit ici les théories de l’imita-
tion qui courent de Gabriel Tarde à James Duesenberry. Son
porteur n’est pas hypnotisé par le modèle social dominant.
On a plutôt affaire à des styles de vie dialogiquement opposés.
Plus largement, on l’a déjà dit, l’essentiel du marché du
jeans, usé ou pas (au reste, aucune pièce ne sort brute de
toile des usines), échappe aux « tendances » de la mode, qui
impliquent changements et innovations : seul le segment du
luxe se trouve pris dans la dynamique commune aux autres
vêtements. C’est ici que Daniel Miller et la sociologue Sophie
Woodward estiment avoir fait une découverte majeure grâce

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à leur ethnographie du port du jeans. Pendant un an, ils ont


mené l’enquête en sillonnant trois rues du nord de Londres,
des rues « moyennes », ni pauvres ni riches, se trouvant à
équidistance de leurs lieux de vie. Quelles relations les gens
entretiennent-ils avec leurs jeans ? Quels liens avec la géné-
ration, le genre ou la profession ? Quand et pourquoi por-
ter ou pas un jeans ? Quelles qualités lui attribue-t-on ? Les
réponses convergent.
À l’opposé du fait qu’abîmer du neuf crée de la richesse,
Daniel Miller et Sophie Woodward découvrent le caractère
ordinaire du jeans (son ordinariness). Ils sont amenés à qua-
lifier le jeans de vêtement post-sémiotique, a-catégorique.
Les témoignages tendent en effet à montrer que le jeans
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est un vêtement non spécifique par rapport aux vêtements
dédiés au travail, à la fête, au confort, ou liés à une origine.
Ainsi « un migrant qui porte un blue-jean n’est pas davantage
assimilé à la société britannique ni exposé à une relation de
supériorité ou d’infériorité » (BJT, p. 251 et BJO, p. 103 et
sq.). Bien que certains estiment, par conservatisme assumé,
qu’on ne peut guère enseigner ou se rendre à l’église en jeans,
c’est moins le jeans comme type de vêtement que son modèle
qui le rend acceptable ou pas : une paire de jeans noir, à la
coupe classique, sera considérée comme convenable à un
mariage. Autrement dit c’est le style (skinny, baggy...) et non
le jeans en soi qui constitue la principale échelle de signifi-
cation sociale et culturelle. Les baskets ont un statut simi-
laire : c’est leur genre et surtout leur assortiment à l’échelle
de la silhouette (chemise, veston...) qui les rendent présen-
tables en bien des circonstances. Pour sa part, le jeans est à
ce point « ordinaire » que « porter autre chose qu’un jeans est
souvent un acte de signification » (BJO, p. 89). Le dress code
le confirme. Le guide Petit Futé de New York (2020) conseille
pour un club de swing : « la tenue de soirée n’est pas exigée,
évitez quand même le jeans et les baskets ».
Le jeans est qualifié de vêtement post-sémiotique par
Daniel Miller et Sophie Woodward non seulement en raison de
son relatif décrochage socio-culturel, mais aussi en raison de
son décrochage historique. Dans les années 1950-1960, l’as-
sociation du jean et de l’Amérique était directe et immédiate 4.

4. Voir D. Friedmann, Une histoire du blue-jean, Paris, Ramsay,

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L E B L U E -J E A N : T E M P S D E L ' A R T I F I C E . . . 595

Aujourd’hui, plus personne ne porte un jean pour paraître


américain ou par engouement pour les États-Unis. Au Kerala,
où Daniel Miller a également enquêté, la plupart des gens
interrogés, y compris des travailleurs du jeans, pensaient que
le jeans était d’origine indienne. Vêtement global : chaque par-
tie du monde entretient avec lui une relation relocalisée, pré-
cisent les auteurs dans des études antérieures.
Si le jeans est ordinaire, enfin, ce n’est pas parce qu’il est
porté par des gens ordinaires et dans le monde entier, mais
parce qu’en plus d’être un vêtement non spécifique quant au
lieu, à l’âge ou au milieu social (comme le répètent sans cesse
les enquêtés), il « va » pratiquement avec toutes les couleurs
et tous les types de vêtement, du T-shirt au veston, des bas-
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kets aux hauts-talons. Dernier paradoxe, ce jeans-là reste
neutre tant qu’il n’est pas trop usé aux genoux ou au niveau
des poches arrière : l’usure devenue excessive, il ne peut plus
tenir son rôle, il faut alors en racheter un neuf.

Daniel Miller et Sophie Woodward déjouent l’« aveuglante


évidence » du jeans en faisant la démonstration de son ubi-
quité. En cette année 2012 où ils mettaient la dernière main
à leur essai et où je flânais dans des boutiques aux prix extra-
vagants, je n’ignorais pas les violences du marché mondialisé,
mais les usines de vieillissement mécanique et chimique ne
me semblaient pas pouvoir « créer » de telles sophistications.
Chaque pièce m’apparaissait à ce point unique, individuelle,
faisant la preuve d’un art de l’usure naturelle par rapport
aux produits bon marché, que j’imaginais, comble de la mon-
dialisation des usages, des jeunes gens, au Bangladesh ou
au Brésil, payés chichement pour pré-porter des jeans de
marque, bientôt repris à leurs jambes et finissant accrochés
là, dans cette boutique de Rodeo Drive, d’où je suis sorti dans
mon vieux Levi’s 512, très ordinaire.

Gil BARTHOLEYNS

1986 ; J. Sullivan, Jeans. A cultural History of An American Icon, New


York, Gotham Press, 2006.

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Recyclage et vie sociale des
vêtements de seconde main

La surconsommation qui caractérise les sociétés occi-


dentales à l’heure de la fast fashion donne à la question du
recyclage textile et vestimentaire une acuité toute particulière.
Pourtant les pratiques de recyclage textiles ou vestimentaires
sont fort anciennes même si elles se sont longtemps formulées
davantage en termes de revente, recirculation ou réemploi
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qu’en termes de protection de l’environnement. On voudrait
ici retracer la genèse et les infléchissements du recyclage
vestimentaire, replacé dans son histoire longue, ainsi que la
façon dont il a été pris en charge par les sciences humaines.
La sphère anglophone ayant joué un rôle précurseur dans le
domaine, avec des travaux qui n’ont pas toujours été traduits
en français, cet article sera l’occasion de parcourir la produc-
tion critique de langue anglaise de ces dernières décennies
ainsi que les plus récentes contributions de langue française
à ce champ. Il s’agit de resituer recyclage, fripe et seconde
main dans certains moments historiographiques, depuis la
sociologie de la consommation, l’anthropologie historique
et les cultural studies jusqu’à l’histoire globale et le récent
tournant matériel. Ce faisant, on s’intéressera à la façon dont
opère le paradigme du recyclage et dont, en retour, celui-ci
interroge aussi parfois les sciences humaines et leurs outils.

C’est dans le sillage de l’émergence de la consommation


comme sujet d’étude que sont apparus les premiers travaux
sur le recyclage vestimentaire. Alors que les historiens de
la période moderne s’étaient beaucoup intéressés à la pro-
duction textile à l’heure de la révolution industrielle, les
années 1980 ont vu la montée en puissance de la question
de l’histoire de la consommation 1. Les études sur la « révo-

1. N. McKendrick, J. Brewer et J. H. Plumb, The Birth of a

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R E C Y C L A G E E T V I E S O C I A L E D E S ... 597

lution de la consommation » et la « culture des apparences »


ont vite rencontré les acteurs intermédiaires qu’étaient les
domestiques : une partie de leurs émoluments étant consti-
tuée par de vieux vêtements de leurs maîtres, ils étaient d’évi-
dents consommateurs secondaires ; ils contribuaient aussi à
alimenter le marché florissant de la fripe car les vêtements
et textiles reçus en paiement étaient souvent revendus plutôt
que portés. Ils rejoignaient ainsi les réseaux de la seconde
main, également alimentés par le vol et les prêteurs sur gage,
qui forment un vecteur majeur de la diffusion sociale des
consommations 2. Beverly Lemire en particulier a consacré
de nombreux travaux à la manière dont les réseaux de la
seconde main en Angleterre, au cours du long XVIIIe siècle,
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permettent au peuple d’accéder à des habitudes de consom-
mation qui préfigurent l’émergence d’une consommation de
masse 3. D’autres terrains et chronologies ont été explorés

Consumer Society. The Commercialisation of Eighteenth-Century


England, Londres, Hutchinson, 1982. D. Roche, La Culture des appa-
rences. Une histoire du vêtement xvii-xviiie siècle, Paris, Fayard, 1989.
2. M. Ginsburg, « Rags to Riches : The Second-Hand Clothes Trade
1700-1978 », Costume, n° 14, 1980, p. 121-35 ; D. Woodward, « Swords
into Ploughshares : Recycling in Pre-Industrial England », The Economic
History Review, vol. 38, n° 2, 1985, p. 175-91 ; D. Roche, La Culture
des apparences, op. cit. ; M. Lambert, « “Cast-off Wearing Apparell ?” :
The Consumption and Distribution of Second-Hand Clothing in North-
ern England during the Long 18th Century », Textile History, vol. 38,
n° 1, 2004, p. 1-26.
3. B. Lemire, « Developing Consumerism and the Ready-Made
Clothing Trade in Britain 1750-1800 », Textile History, vol. 15, n° 1,
1984, p. 21-44 ; « The Theft of Clothes and Popular Consumerism in
Early Modern England », Journal of Social History, vol. 24, n° 2, hiver
1990, p. 255-276 ; « Peddling Fashion : Salesmen, Pawnbrokers, Tay-
lors, Thieves and the Second-Hand Clothes Trade in England, c.1700-
1800 », Textile History, vol. 22, 1991, p. 67-82 ; « Redressing the History
of the Clothing Trade in England. Ready-Made Clothing, Guilds, and
Women Workers 1650-1800 », Dress, vol. 21, 1994, p. 61-74 ; Dress,
Culture and Commerce. The English Clothing Trade Before the Fac-
tory, 1660-1800, Londres, Macmillan Press, 1997 ; « Shifting Currency :
The Culture and Economy of the Second Hand Trade in England, c.
1600-1850 », dans A. Palmer et H. Clark (éd.), Old Clothes, New Looks.
Second Hand Fashion, Oxford et New York, Berg, 2005, p. 49-82 ; « The
Secondhand Clothing Trade in Europe and Beyond : Stages of Develop-

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598 CRITIQUE

à sa suite, parfois en intégrant le vêtement dans les autres


réseaux de l’occasion 4.
À côté de cet accent mis sur la diffusion sociale de la
consommation, s’est aussi affirmé un intérêt pour les fluc-
tuations de la valeur, élément fondamental pour comprendre
le processus menant de la consommation à l’abandon du
vêtement puis à sa recirculation. Ce sont des publications
en anthropologie qui ont été ici déterminantes. Dès 1966,
les travaux de Mary Douglas sur le rebut et les déchets ont
ouvert la voie 5. Poursuivi par Michael Thompson et sa « rub-
bish theory », le travail des anthropologues sur la catégorie
du déchet a considérablement enrichi les lectures faites du
recyclage 6. C’est sans doute The Social Life of Things, l’ou-
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vrage coordonné par Arjun Appadurai en 1986 qui a eu le
plus d’influence sur les études du recyclage 7. Bien qu’aucun
des chapitres du volume ne concerne précisément le vête-
ment, la notion de « vie sociale des objets » et celle de « biogra-
phie des objets » proposée par Igor Kopyttof dans un chapitre
de l’ouvrage, ont profondément transformé les analyses qui
ont pu être faites des consommations vestimentaires, notam-
ment de deuxième main 8.

ment and Enterprise in a Changing Material World c.1600-1850 », Tex-


tile. Cloth and Culture, vol. 10, n° 2, 2012, p. 144-163.
4. L. Fontaine (éd.), Alternative Exchanges. Secondhand Circula-
tions from the Sixteenth Century to the Present, New York, Berghahn
Books, 2008 ; J. Stobart et I. Van Damme (éd.), Modernity and the
Second-Hand Trade. European Consumption Cultures and Practices,
1700-1900, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.
5. M. Douglas, Purity and Danger. An Analysis of Concepts of Pol-
lution and Taboo [1966], Londres, Routledge, 2002.
6. M. Thompson, Rubbish Theory. The Creation and Destruction
of Value, Oxford, Oxford University Press, 1979.
7. A. Appadurai (éd.), The Social Life of Things. Commodities
in Cultural Perspective, Londres et New York, Cambridge University
Press, 1986. L’ ouvrage vient d’être traduit en français, A. Appadurai
(éd.), La Vie sociale des choses. Les marchandises dans une perspec-
tive culturelle, trad. N. Dulot, Dijon, Les Presses du réél, 2020.
8. I. Kopytoff, « The Cultural Biography of Things : Commoditiza-
tion as a Process », dans A. Appadurai (éd.), The Social Life of Things,
op. cit., p. 64-91. Le chapitre a été traduit : « Pour une biographie cultu-
relle des choses : la marchandisation en tant que processus ».

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R E C Y C L A G E E T V I E S O C I A L E D E S ... 599

En mettant en avant la « vie sociale » des biens de


consommation, les anthropologues ont attiré l’attention sur
la multiplicité des contextes d’appropriation et d’évaluation
des objets, leurs circulations et recirculations et les phéno-
mènes de constante renégociation de leurs valeurs sociales,
économiques ou culturelles. Vu à travers ce prisme, le recy-
clage vestimentaire n’est pas seulement affaire de diffusion
de pièces vestimentaires vers des franges moins favorisées de
la population, mais replace le vêtement dans le continuum de
son existence propre en interrogeant les différentes manières
dont une même pièce acquiert au cours de sa vie de multiples
statuts et valeurs. Tout au long de sa trajectoire biographique,
le vêtement oscille entre valeur d’usage et valeur marchande.
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Il est tantôt monnaie d’échange, tantôt lieu d’une thésaurisa-
tion, retiré des circulations commerciales pour être investi
d’autres valeurs (personnelles, sociales, culturelles) avant
de rejoindre de nouveau la sphère marchande. Circulant de
manière fluide d’un contexte à l’autre, le vêtement est mobile
et ses valeurs labiles. L’ analyse stimulante proposée par Peter
Stallybrass concernant les différents statuts du pardessus de
Karl Marx dans le Londres victorien offre une belle illustration
de l’inflexion imprimée par les travaux d’Arjun Appadurai et
Igor Kopytoff sur l’appréhension des phénomènes de circula-
tion et de recyclage vestimentaires 9. Poursuivant sa réflexion
sur les valeurs mouvantes du vêtement, Peter Stallybrass
s’est intéressé dans plusieurs publications aux circulations
vestimentaires dans l’Angleterre de la Renaissance, met-
tant en avant le rôle fluctuant des vêtements dans l’écono-
mie sociale et culturelle du pays, entre monnaie d’échange
et lieu de la mémoire 10. Mais qu’advient-il de cette mémoire

9. P. Stallybrass, « Marx’s Coat », dans P. Spyer (éd.), Border Fetish-


isms. Material Objects in Unstable Spaces, New York, Routledge, 1994,
p. 183-207.
10. P. Stallybrass, M. de Grazia et M. Quilligan (éd.), Subject and
Object in Renaissance Culture, Cambridge, Cambridge University
Press, 1996 ; P. Stallybrass, « Worn Worlds : Clothes and Identity on
the Renaissance Stage », Subject and Object in Renaissance Culture,
op. cit., p. 289-320 ; A. Rosalind Jones et P. Stallybrass (éd.), Renais-
sance Clothing and the Materials of Memory, Cambridge, Cambridge
University Press, 2000 ; P. Stallybrass, « Fashion, Fetishism, and Memory
in Early Modern England and Europe », Renaissance Clothing and the

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600 CRITIQUE

lorsque le vêtement re-circule ? Plutôt que de voir ces deux


pôles comme exclusifs, certains historiens se sont intéressés
à la dimension mémorielle ou sentimentale du recyclage. Le
textile porte la mémoire de ses usages passés et parfois ses
utilisations secondaires s’appuient sur le passé dont il porte
encore la trace. Le patchwork remplit ainsi parfois cette fonc-
tion mnémonique 11. Les vêtements donnés ou hérités – ou
leurs textiles – gardent aussi la mémoire olfactive ou corpo-
relle de ceux qui les ont portés, leur recyclage revêt alors une
dimension mémorielle pour ceux qui les conservent ou les
transforment 12.
La référence au passé n’empêche évidemment pas la
construction de nouvelles significations par ses nouveaux
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utilisateurs. En passant d’un corps à un autre, le vête-
ment se réinvente, ses significations changent. Les analyses
conduites par Manuel Charpy autour de la fripe s’intéressent
à la manière dont les pièces « re-circulées » participent à
construire des identités collectives ou individuelles propres
aux consommateurs secondaires 13. Loin d’être une simple
translation de pratiques vestimentaires que reproduiraient

Materials of Memory, op. cit., p. 1-14 ; P. Stallybrass, « Worn Worlds :


Clothes, Mourning and the Life of Things », dans J. Hemmings (éd.), The
Textile Reader, New York, Berg Publishing, 2012, p. 68-77.
11. B. Kirshenblatt-Gimblett, « Objects of Memory : Material Cul-
ture as Life Review », dans E. Oring (éd.), Folk Groups and Folklore
Genres, a Reader, Logan, Utah State University Press, 1989, p. 329-
338 ; S. Prichard (éd.), Quilts. Hidden Stories, Untold Stories, Londres,
V&A Publishing, 2010.
12. J. Ash, « Memory and Objects », P. Kirkham (éd.), The Gen-
dered Object, Manchester, Manchester University Press, 1996, p. 219-
224 ; M. Lambert, « “Small Presents Confirm Friendship” : The Gifting
of Clothing and Textiles in England from the Late Seventeenth to the
Early Nineteenth Centuries », Text. For the Study of Textile Art, Design
& History, vol. 32, mai 2004, p. 24-32 ; M. Lambert, « Death and Mem-
ory: Clothing Bequests in English Wills 1650-1830 », Costume, vol. 48,
n° 1, 2014, p. 46-59 ; A. Fennetaux, « Sentimental Economics : Recycling
Textiles in Eighteenth-Century Britain », dans A. Fennetaux, A. Junqua
et S. Vasset, The Afterlife of Used Things. Recycling in the Long Eigh-
teenth Century, Londres et New York, Routledge, 2014, p. 122-141.
13. M. Charpy, « La veste retournée. Conversions, retournements
et détournements dans le vêtement de seconde main au xixe siècle »,
Socio-Anthropologie, vol. 30, 2014, p. 99-118.

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à l’identique les consommateurs secondaires ou qui se dif-


fuseraient de manière passive sur le mode de l’imitation, la
consommation de fripes entraîne nécessairement des reconfi-
gurations, déplacements voire subversions des signes vesti-
mentaires. La veste se retourne et ses significations alors se
renversent en s’écrivant à rebours. Parfois le recyclage revêt
ainsi des dimensions politiques ou idéologiques car le vête-
ment est toujours signe de pouvoir. Carnaval des apparences,
le vêtement porté par un autre est à la fois une usurpation et
une déconstruction de son pouvoir. Il en sape le fondement.
La re-circulation des vêtements occidentaux en contexte colo-
nial offre un terrain particulièrement propice à une lecture
politique du recyclage 14. Les anciens uniformes coloniaux
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réappropriés par les colonisés ou leurs descendants parti-
cipent d’une déconstruction des dynamiques du pouvoir en
même temps qu’ils remettent en cause la place qu’on a bien
voulu accorder au vêtement et à la mode dans les sociétés
non européennes.
Pendant longtemps en effet, une vision dominante lar-
gement eurocentrée a eu tendance à voir dans la mode une
spécificité occidentale : la mode serait une invention de la
modernité européenne alors que dans les sociétés dites tra-
ditionnelles, le vêtement n’obéirait pas aux mêmes régimes
de temporalité. Les travaux en histoire globale ont mis à mal
cette lecture erronée de sociétés aux traditions vestimen-
taires prétendument « statiques », dans lesquelles le vêtement
ne remplirait au fond que des fonctions soit pragmatiques
(de protection), soit spirituelles, et ne serait pas pris dans
des dynamiques sociales de construction des identités indi-
viduelles ou collectives, ou ne serait pas régi par des choix
esthétiques ou par les configurations particulières des sys-
tèmes de production et de consommation. Les vêtements de
seconde main n’échappent pas à cette relecture. Le recyclage
vestimentaire ne s’est jamais arrêté aux frontières. Les col-
porteurs de la période moderne transportaient des fripes

14. M. Charpy, « Les aventuriers de la mode. Les sapeurs congolais


à Paris et l’usage de la mode en migration (1890-2014) », Hommes et
Migrations, n° 1310, 2015, p. 25-33, voir aussi K. Hansen Tranberg,
Salaula. The World of Secondhand Clothing and Zambia, Chicago,
University of Chicago Press, 2000.

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602 CRITIQUE

dans leurs tournées et on sait que souvent leurs réseaux


d’approvisionnement ne se bornaient pas au seul territoire
national. L’ extension des empires entre le XVIe et le XIXe siècle
a aussi correspondu à la mise en place de réseaux à travers
lesquels circulaient vêtements neufs et d’occasion pour habil-
ler marins, agents des compagnies commerciales, colons et
colonisés. Les circulations globales du vêtement d’occasion
rencontrent des échos particuliers à l’heure où la surconsom-
mation vestimentaire occidentale alimente d’importants flux
textiles à destination des pays du « Global South » mais les
processus d’appropriation propres aux sociétés où ils sont
consommés ne diffèrent pas. Maintenant comme à d’autres
moments d’une histoire qui ne s’écrit pas du seul point de
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vue occidental, les vêtements de seconde main ont donné lieu
à des constructions culturelles dont les logiques ne sont pas
décalquées sur celles venues d’Occident.
Dans ses travaux, Karen Hansen Tranberg a ainsi analysé
le rôle particulier joué par les vêtements d’occasion venus
d’Occident en Zambie contemporaine 15. Au lieu d’y voir la
simple diffusion des modes occidentales venant détruire les
cultures traditionnelles – dans une sorte de continuation de
la domination coloniale –, elle replace ces circulations dans
une histoire plus longue et plus complexe qui redonne aux
consommateurs zambiens leur agentivité. Venus principa-
lement via les organisations caritatives occidentales aux-
quelles ils ont été donnés, les vêtements connaissent au
cours de leur trajectoire un processus de remonétarisation
tandis que leur consommation secondaire s’inscrit dans des
phénomènes propres à l’histoire et la culture du pays qui
ne peuvent être réduits ni à une simple question d’« émula-
tion » ni à celle d’une domination post-coloniale. En ce sens,
la lecture que fait Karen Hansen Tranberg des flots massifs
de vêtements de seconde main venus du « Global North »
rejoint à la fois les analyses sur les biographies multiples des

15. Ibid. Voir aussi K. Tranberg Hansen et J. Le Zotte, « Changing


Secondhand Economies », Business History, vol. 61, n° 1, 2019, p. 1-16.
Le numéro spécial de la revue Business History dont la référence citée
est l’introduction, a récemment fait l’objet d’une publication sous forme
d’ouvrage : K. Tranberg Hansen et J. Le Zotte (éd.), Global Perspectives
on Changing Secondhand Economies, Londres, Routledge, 2022.

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R E C Y C L A G E E T V I E S O C I A L E D E S ... 603

objets et celles d’une histoire globale qui refuse d’opposer


de manière binaire « the West » et « the Rest » et redonne à
l’ensemble des acteurs agentivité et pouvoir.
Lucy Norris s’est également intéressée aux circuits mon-
dialisés de la seconde main textile en se concentrant quant
à elle sur les flux inverses 16. En retraçant le parcours géo-
graphique et culturel qui mène d’anciens saris depuis la
péninsule indienne jusqu’en Occident où ils sont recyclés en
housses de coussin, vêtements ou éléments décoratifs, elle
redonne à chaque acteur et intermédiaire sa place et ren-
verse la perspective eurocentrée qui préside habituellement à
l’analyse du recyclage. Replaçant les saris dans l’écosystème
culturel très particulier qui entoure les textiles en Inde, elle
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s’attache à montrer ce qui se joue pour les acteurs lorsque ces
vêtements sont rejetés des garde-robes puis donnés, reven-
dus ou transformés. L’ étude de Norris accorde une place
importante à la dimension matérielle de ces recyclages. Elle
s’intéresse à la manière dont les saris sont souvent trans-
formés, leur textile découpé, les parties les plus usées écar-
tées tandis que celles en bon état sont valorisées et recyclées.
Dans ce sens, elle adopte une perspective qui s’inscrit dans
le « tournant matériel » qui s’est affirmé dans le champ des
humanités depuis une vingtaine d’années.
L’ intérêt pour les formes matérielles de l’existence a en
effet contribué à renouveler le regard des historiens à la
fois sur le vêtement et sur la seconde main. Il a permis en
particulier de s’affranchir d’une vision du vêtement comme
élément d’une sémiotique culturelle ou sociale, pour le
considérer aussi comme un objet matériel dont l’existence
physique s’inscrit dans la durée et conditionne les formes
de ses appropriations. Par-delà le rôle des vêtements pour
signifier la richesse, le rang ou le statut social, approches qui
avaient dominé les premières analyses du fait vestimentaire
sous les plumes de Georg Simmel, Thorstein Veblen ou John
Carl Flügel, la sémiotique structuraliste aussi bien que les
cultural studies avaient fait du vêtement avant tout un signe
permettant de construire des identités. Le vêtement recyclé
pouvait certes contribuer à brouiller le déchiffrement des

16. L. Norris, Recycling Indian Clothing. Global Contexts of


Reuse and Value, Bloomington, Indiana University Press, 2010.

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604 CRITIQUE

signes, voire à subvertir les significations initiales des vête-


ments en les insérant dans d’autres contextes : on pense aux
« sous-cultures », étudiées notamment par Dick Hebdige 17,
qui subvertissent par le recyclage, du vintage à la récupéra-
tion, les signes vestimentaires des cultures dominantes ; mais
son fonctionnement sémiotique restait inchangé. Il signi-
fiait autre chose mais il continuait de signifier de la même
manière même si certains recyclages, comme ceux opérés
par la culture punk, poussaient à leur extrême le fonction-
nement sémiologique et l’arbitraire qui le fonde, en faisant
déboucher l’herméneutique vestimentaire sur une « évapora-
tion du sens 18 ».
Le « tournant matériel » a montré que le vêtement ne
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pouvait se réduire à sa seule dimension symbolique ou
sémiotique – fût-elle subvertie. Plutôt que de s’intéresser à
la construction des identités par le vêtement d’occasion, plu-
sieurs études récentes ont mis en avant le devenir matériel
des vêtements et des textiles, voire des fibres, leur réutilisa-
tion ou au contraire leur impossible recyclage. Portée par une
prise de conscience autour de l’obsolescence et de la moindre
durabilité des matériaux, la question des réparations jouit
également d’un regain d’intérêt 19. Les pratiques de recyclages
se sont toujours inscrites dans le contexte plus large des opé-
rations matérielles nécessaires à prolonger la durée de vie
des vêtements. Les fripiers de la Renaissance ou de la période
moderne ne se contentaient pas de revendre, ils remettaient

17. D. Hebdige, Sous-cultures. Le sens du style [1979], trad.


M. Saint-Upéry, Paris, Zones / La Découverte, 2008.
18. Voir notamment les chapitres 7 et 8 du livre de D. Hebdige.
19. L. Hilaire-Pérez, « Les réparations et l’espace de la technique
au xviiie siècle : entre administration des pratiques et économie du pro-
duit », dans Penser la technique autrement. Mélanges en l’honneur
d’Hélène Vérin, Paris, Garnier, 2017, p. 421-456 ; L. Hilaire-Pérez et
al., Les Réparations dans l’histoire. Cultures techniques et savoir-
faire dans la longue durée, Paris, Presses des Mines, 2021 ; S. Krebs
et H. Weber, The Persistence of Technology. Histories of Repair, Reuse
and Disposal, Bielefeld, transcript Verlag, 2021. Les réparations ont
aussi suscité l’intérêt des anthropologues, voir S. Graham et N. Thrift,
« Out of Order : Understanding Repair and Maintenance », Theory,
Culture & Society, vol. 24, n° 3, 2007, p. 1-25.

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R E C Y C L A G E E T V I E S O C I A L E D E S ... 605

en état, remédiaient, réparaient 20. Des pratiques similaires


avaient cours dans les foyers domestiques où recyclage et
réemploi étaient fréquents, y compris dans les milieux aisés,
avant d’être de plus en plus perçus, à partir du XIXe siècle,
comme synonymes de pauvreté. Les conservateurs des col-
lections textiles anciennes savent depuis longtemps que les
pièces confiées à leurs soins portent les traces matérielles
des transformations et recyclages souvent nombreux qu’elles
ont subis 21. Mais là où ces métamorphoses faisaient figure
de scories matérielles remettant en cause la datation d’une
pièce, son authenticité ou sa capacité à être exposée, le regard
porté sur ces indices matériels de la vie des objets s’est sen-
siblement modifié. Linda Baumgarten a été une pionnière
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de cette réévaluation 22. Plus récemment des travaux ont été
menés, souvent dans une approche trans-documentaire qui
allie source matérielles et écrites, parfois avec l’idée de saisir
par l’objet des gestes qui ne laissent que peu de traces dans
les archives écrites 23. Dans cette « philologie de la matière », il
s’agit de « lire » les indices matériels comme autant de signes
des vies sociales et culturelles des vêtements, y compris dans
leurs liens avec la mémoire des corps qui les ont portés 24.

20. A. Castres, « Les pratiques de récupération vestimentaire.


Fripe, remploi et ravaudage à l’époque moderne », dans J. -Ph. Garric
(éd.), Questionner les circulations des objets et des pratiques artis-
tiques. Cahiers du CAP N°8, Paris, Presses de la Sorbonne, 2020,
p. 115-140.
21. « Notes and Queries : Tale of a Puce Satin Dress », Costume,
vol. 6, n° 1, 1972, p. 100.
22. L. Baumgarten, « Altered Historical Clothing », Dress, vol. 25,
1988, p. 42-56 ; L. Baumgarten, « Tailoring Meaning, Alterations in
Eighteenth-Century Clothing », What Clothes Reveal? The Language of
Clothing in Colonial and Federal America, New Haven et Londres, Yale
University Press, 2002, p. 181-207.
23. C. Dowdell, « Gertrude Savile’s Green Damask : a Case Study of
Clothing Alteration in Eighteenth-Century England », Clothing Cultures,
vol. 4, n° 1, 2017, p. 29-44 ; A. Castres, « Les pratiques de récupération
vestimentaire », art. cit. ; A. Fennetaux, « Consommation industrieuse :
réparations textiles, raccommodages et faire durer en Grande-Bretagne
aux xviiie et xixe siècles », dans L. Hilaire-Pérez et al., Les Réparations
dans l’histoire, op. cit., p. 117-138.
24. E. Garcin, « Le Costume comme source historique : pour une
philologie de la matière », dans A. Castres et T. Gaumy (éd.), La Fabrique

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606 CRITIQUE

En adoptant une démarche quasi archéologique, les études


matérielles du recyclage vestimentaire ont peut-être aussi
ouvert la voie à une réévaluation de certains présupposés de
la science historique en remettant en cause la prééminence
de l’écrit sur tout autre forme de témoignage. Vu comme un
ensemble de gestes et de savoirs incarnés qui se laissent
d’autant plus mal saisir par l’écrit qu’ils sont souvent le fait
d’acteurs peu lettrés, le recyclage interroge donc notre rap-
port même aux sources et aux archives.

Au cours des quarante dernières années, la question du


© Éditions de Minuit | Téléchargé le 10/06/2022 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.54.61.229)

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recyclage a été envisagée d’abord et avant tout en liaison avec
la consommation, avant d’être ensuite appréhendée à tra-
vers le prisme plus anthropologique de la construction des
valeurs. Le tournant global a permis de porter un nouveau
regard sur ce phénomène ancien qu’est la circulation de vête-
ments usagés à l’échelle mondiale – aujourd’hui comme hier.
Ce que le tournant matériel a depuis mis en évidence, c’est
que le recyclage n’est pas seulement un flux économique (fût-
il « global ») ni un processus de construction et déconstruc-
tion de la valeur : c’est aussi un crible critique pour l’outillage
des historiens.

Ariane FENNETAUX

de l’habit, Paris, École des Chartes, 2020, p. 89-103. Pour une lecture
matérielle des traces corporelles voir B. Bide, « Signs of Wear : Encoun-
tering Memory in the Worn Materiality of a Museum Fashion Collection »,
Fashion Theory, vol. 21, n° 4, 2017, p. 1-28.

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