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depuis une vingtaine d’années : le vêtement porté, objet soli-
daire du corps de son possesseur, est désormais au centre
de l’attention. De nouvelles façons d’écrire l’histoire de la
mode émergent pour lui rendre justice. Les ouvrages présen-
tés dans ce numéro spécial témoignent de cette importante
évolution.
D’abord, il apparaît de plus en plus clairement qu’une
esthétique vestimentaire ne peut se penser qu’en termes ciné-
tiques. Sans les porteurs qui leur impulsent un mouvement,
qui les animent et les agitent, une robe à franges, un lamé
miroitant ou un chapeau à plumes ne sont que de mornes
défroques. À propos de l’habit, on lit dans Bodywork. Dress
as Cultural Tool de l’anthropologue Janet Andrewes que
« l’énergie corporelle est indispensable à sa puissance de
signification. Sur un cintre, les vêtements produisent seule-
ment la moitié d’un message, et parfois ne produisent qu’un
silence embarrassé ; sur un cintre, c’est seulement dans
l’imagination de leur porteur potentiel qu’ils ont quelque
chose à dire ».
Ce sont de telles idées qui nourrissent les performances
de mode qui ont été créées durant la dernière décennie. En
France, The Impossible Wardrobe d’Olivier Saillard (2012) a
redonné vie aux archives du Palais Galliera en les confrontant
au corps de l’actrice Tilda Swinton. L’artiste Zoé Guédard
a créé des « défilés en chambre » où les essayages solitaires
devenaient spectacle (Basic, 2021) et l’artiste-curatrice
Sarah Nefissa Belhadjali a fait défiler des œuvres portables
pour sa galerie d’art ambulante « Nouvelle Collection Paris ».
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encore des robes suspendues dans l’espace, des robes dont
toute trace d’histoire a été éludée par une soigneuse restaura-
tion, montées sur des mannequins de vitrine aux corps aussi
stéréotypés qu’anachroniques.
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visiteurs de l’exposition où se trouvait un « salon d’essayage ».
De tels projets donnent à penser la mise en mouvement de
l’habit par le porteur mais aussi leur relation réciproque :
on s’interroge sur les façons dont des accessoires portés
peuvent modifier la tenue d’un corps, faciliter la marche, ou
au contraire la rendre périlleuse voire impossible. Le vête-
ment, « corps du corps » comme l’écrivait Montaigne, y est
pensé comme seconde peau, prothèse facilitatrice ou protu-
bérance handicapante.
Revenant aux fondements conceptuels de leur objet
d’étude, de nombreux ouvrages s’inscrivant dans les champs
de l’histoire, des fashion studies ou de l’anthropologie ten-
tent ainsi de se saisir de cette singulière qualité qu’a le vête-
ment d’être porté, particularité qui l’isole et le rend unique
au sein des arts décoratifs. La question de savoir ce qu’est le
port, ce que signifie « porter » un habit, en quoi consiste ce
rapport d’être à objet, se pose avec une acuité croissante. Au
point que tout objet porté peut parfois se concevoir comme
vêtement, comme l’imagine l’ouvrage expérimental de Femke
de Vries, Dictionary Dressings (2016), où les définitions de
pièces vestimentaires se voient déplacées au hasard de ce qui
les remplace sur les membres d’un corps : un enfant porté
sur les épaules devient une cape ou un manteau, un maillot
de foot retourné et porté sur la tête devient un chapeau… Le
geste fait le vêtement.
Chez les théoriciens de la mode, cette approche s’accom-
pagne d’un intérêt croissant pour la phénoménologie et les
questions de sensorialité. Les ouvrages de Joanne Entwistle
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simple objet, mais comme un lieu d’interaction et d’indéter-
mination, une zone de rencontre et de fusion entre une per-
sonne et son enveloppe externe. Ces approches théoriques se
positionnent souvent entre : entre le corps et son enveloppe,
entre l’organique et le textile, entre l’idée du designer et celle
du consommateur. Le vêtement porté se révèle être le lieu
d’une expérience impure, si ce n’est confuse, où les signifi-
cations se brouillent, de même que les frontières du moi qui
tend à si bien s’approprier son enveloppe extérieure qu’il s’y
fond et s’y confond.
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Rendre au vêtement son corps, on le comprend en lisant
ces récits, c’est aussi lui rendre son âme. En portant au lan-
gage la conscience de soi et la sensation physique de l’être
habillé, mais aussi tout un réseau de souvenirs et d’images
mentales, la littérature fait de l’habit un objet vivant tant du
point de vue physique que spirituel. Les œuvres littéraires
permettent de saisir les affects, situations, ou encore les fan-
tasmes dont se charge le vêtement. Indubitable est la puis-
sance du texte à parler du vêtement porté comme vêtement
vécu. Toujours partie prenante d’une vie ou support d’un
désir de se réinventer, il se révèle pour tout un chacun une
autobiographie matérielle. Le triomphe de la fast fashion n’y
change rien : les vêtements demeurent des témoins. Ce que
ne peuvent dire ni enregistrer les revues et magazines, l’écri-
ture littéraire peut le décrire.
C’est certainement pour cette raison que les travaux
d’histoire et d’anthropologie de la mode les plus stimulants
menés ces dernières années sont bien souvent de curieux
attelages, tirés à la fois par une attention à la littérature et à
une écriture du quotidien où l’infra-ordinaire de Perec n’est
jamais loin, et par une attention à la culture matérielle, englo-
bant une histoire des corps et des sensibilités. À la croisée de
ces traditions, l’étude de la mode se fait plus incarnée. Plus
individuée aussi : un vêtement, à le regarder de près, n’est
parfois pas moins singulier qu’un être vivant. Entré dans le
quotidien, il ne peut rester immaculé. Il vieillit, se déchire,
se souille de taches indiscrètes. Alors les pratiques, même
minuscules, ressurgissent – accrocs, reprises, retailles ou
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polyester (objet dansant n°…), créé en 2005, où l’on contem-
plait les mouvements solitaires d’habits mus par le souffle
de ventilateurs. Le vêtement qui devient ici fantôme peut
ailleurs se faire dépouille – de façon métaphorique autant
que métonymique : les installations de Christian Boltanski
telles que Réserve (1990) ou Personnes (2010) sont de ce
point de vue exemplaires. Par le vêtement privé de corps
s’éprouve l’absence, la disparition, en même temps que se
donne à sentir un reste, une trace de son porteur. Éprouvé
par l’usage, marqué par le temps, il devient un objet chargé
de mémoire.
Quelques musées osent archiver ces traces : au MUCEM
comme à la collection d’enseignement de l’université de
Brighton (University of Brighton Dress History Teaching
Collection), sont conservés des vêtements « en l’état », avec
leurs signes de fatigue, leurs déchirures et raccommodages,
accompagnés de fiches d’enquêtes détaillées qui retracent
leur histoire. C’est encore une façon de rendre compte de
l’expérience du vêtement porté : ne pas nier qu’il l’a été jour
après jour, parfois jusqu’à l’usure.
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et les fétichisations. Cette manière d’écrire l’histoire et la
théorie de la mode veut ainsi tenir ensemble les cycles courts
des modes commerciales et le cycle long de la vie de nos vête-
ments. Loin de l’inventaire après décès cher aux historiennes
et historiens de la culture matérielle, cette histoire cherche à
rendre compte des circulations des vêtements jusque dans
leurs échanges, autre manière d’être vivants entre les mains
des vendeurs et acheteurs.
Dans cette perspective, la question des usages du vête-
ment se fait centrale. Dans la constitution du corps social, la
façon de porter un habit compte autant que ce que l’on porte.
Le vêtement d’emprunt devient véhicule social et moyen de
parvenir. « La question du costume, écrit Balzac dans Illu-
sions perdues, est d’ailleurs énorme chez ceux qui veulent
paraître avoir ce qu’ils n’ont pas, car c’est souvent le meilleur
moyen de le posséder plus tard. »
Plus sûrement, le vêtement sert à unifier un groupe, à
« faire corps », à faire un même corps, se retrouver, se recon-
naître, se solidariser. Les objets partagés, et au premier chef
le vêtement, fabriquent des normes communes en matière
de gestes ou de sensibilité. C’est vrai à tous les niveaux de
la société. Dès 1899, Thorstein Veblen, dans The Theory of
the Leisure Class, a souligné à quel point il est important
dans la haute société que le vêtement aristocratique soit dif-
ficile à porter, non fonctionnel, pour marquer le détachement
du porteur d’avec le travail manuel. C’est ce que confirment,
pour d’autres milieux, les études sur les contre-cultures,
rediscutant sans cesse depuis les années 1960 la frontière
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porter des vêtements, des Zoots des années 1940 étudiés par
Luis Alvarez aux « tropical cow-boys » de Kinshasa analysés
par Charles Didier Gondola.
Il n’y a alors plus d’opposition entre la mode d’un côté et
le vêtement enchâssé dans la trame pesante du quotidien de
l’autre, mais entre des temporalités différentes. Au renouvel-
lement saisonnier qui est la règle dans la haute société, les
subcultures opposent une mode qui dure.
Enfin, cette attention aux choses et aux gestes fait revenir
les pratiques au premier plan. Celles qui font le vêtement,
des ajustements du tailleur (appelé alors « pompier ») aux
personnalisations en passant par les manières d’actualiser
les vêtements. On a longtemps fait le « goût-du-jour » en retei-
gnant les habits, en les rhabillant de rubans et boutons à
la mode, et « retourné sa veste » pour cacher le tissu fané.
Le vêtement porté est celui que l’on reprise, raccommode,
retaille, reteint… Dominique Veillon dans La Mode sous l’Oc-
cupation. Débrouillardise et coquetterie dans la France en
guerre (1990) a montré les bricolages quotidiens pour rester
à la mode dans un monde de pénuries. Sans doute la dispa-
rition de ces pratiques au quotidien explique-t-elle l’intérêt
nouveau qu’on leur porte. C’est aussi qu’elles parlent du tra-
vail incessant que demande le vêtement aux usagers. Repri-
ser, laver, recoudre, repasser : aucun objet inerte ne demande
un tel soin à son porteur. La question du travail n’est ainsi
jamais loin. Alors que s’éloigne toujours plus de notre quoti-
dien la fabrication des vêtements, nombre d’enquêtes la réin-
tègrent comme un des moments de la vie des vêtements. Se
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de top-model. La mode, qui n’existe supposément que par
une hyper-visibilité, révèle ainsi les zones d’ombres où elle
évolue plus silencieusement. Ce décentrement conduit égale-
ment à regarder de nouveaux objets : sous-vêtements, poches
mobiles ou vêtements usés et réparés deviennent dignes
d’intérêt, comme chez Lou Taylor, analysant dans un article
publié en 2019 « les multiples vies d’un dépôt de chiffons
de Normandie ». L’attention aux expériences quotidiennes
dérange les hiérarchies instituées et les présupposés théo-
riques : de préoccupation d’élite, la mode est rendue à son
statut de phénomène de masse et d’expérience commune.
Le moment historiographique auquel nous assistons
est donc à la fois celui d’un renouveau de l’histoire sociale
de la mode (préoccupée par le corps, la production et les
usages) et de l’émergence d’une histoire que l’on pourrait
dire sensible et mémorielle (histoire des sensibilités mais
aussi histoire écrite à la première personne, faite de récits
intimes). La question du vêtement porté est centrale à ces
deux approches. Elle relie les histoires de la vie avec le vête-
ment à toutes celles de la vie du vêtement lui-même. C’est
dans les plis d’un vieux jean, au fond d’une poche, ou dans
des chaussures portées jusqu’à ce que s’en décolle la semelle,
que se pense et se raconte l’histoire de la mode dont il est
question ici : une histoire de la mode portée et vécue. Peu
importe alors le prestige d’une griffe ou la richesse d’un tissu.
Ce qui est privilégié est la densité d’expériences dont est
chargé un habit. Ce que la mode perd en éclat, elle le gagne
en profondeur. Comme l’écrit Peter Stallybrass, historien et
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décoratifs (alors musée de la Mode et du Textile, UCAD) a ainsi pro-
posé une histoire de la mode contemporaine où l’on n’oubliait pas
ceux qui l’ont portée : les pièces vestimentaires étaient replacées dans
les ensembles auxquels elles appartenaient et accompagnées d’indi-
cations biographiques. Dans ces séries de vêtements accumulés au
long d’une vie, se dévoilaient autant l’évolution du goût d’une époque
que les choix singuliers d’amateurs de mode, et la trame de leurs
existences.
Plusieurs expositions récentes du Palais Galliera ont encore
suivi cette voie, révélant aux yeux du public la garde-robe de la com-
tesse Greffulhe (La Mode retrouvée : les robes trésors de la comtesse
Greffulhe, commissariat Olivier Saillard, 2015), de Dalida (Dalida,
une garde-robe de la ville à la scène, commissariat Olivier Saillard et
Sandrine Tinturier, 2017), aussi bien que celle d’une parfaite incon-
nue, Alice Alleaume (Roman d’une garde-robe: le chic d’une Parisienne
de la Belle Époque aux années 30, commissariat Sophie Grossiord,
2013). À Londres, c’est la garde-robe de la journaliste et icône de mode
Isabella Blow qui a été exposée à Somerset House (Isabella Blow :
Fashion Galore !, commissariat Alistair O’Neill et Shonagh Marshall,
2013). Autant d’histoires de la mode à la première personne, où vête-
ment, souvenir et destin individuel s’avèrent inextricablement liés.
La force narrative et mémorielle de la garde-robe est manifeste dans
toutes ces expositions. Elle l’est plus encore lorsque son histoire est
écrite non pas rétrospectivement mais au présent, par son possesseur
lui-même, dont le regard convoque, à travers chacune de ses pièces,
un monde de souvenirs et de sensations. Ainsi de l’autobiographie en
forme d’inventaire vestimentaire de Jane Sautière (Dressing, 2013)
cherchant, au fil d’une écriture fragmentaire, à « ouvrir une armoire
comme on ouvre un livre 1 ».
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Je déballe ma garde-robe. Voilà. Ma garde-robe est en
désordre. Certains habits sont pliés bien proprement, ran-
gés en piles dans cette armoire. Types de vêtements et cou-
leurs se mêlent. Mais ma robe qui devrait être suspendue
est roulée en boule, attendant que je la porte au pressing.
Des chaussettes traînent sur le tapis, les pulls sont couverts
de peluches. Il y a des moutons de poussière dans les coins,
une légère odeur de moisi. « Toute passion touche en effet au
chaos, mais la marotte de la collection touche, elle, au chaos
des souvenirs 2. » C’est aussi vrai, si vrai, d’une garde-robe, de
ces pulls pelucheux, de ces tee-shirts douteux, de ces jeans
stretch salis et usés. Ma garde-robe, je n’y ai jamais attaché
une grande valeur – elle n’est pas comme les livres rares
acquis dans une vente aux enchères par un connaisseur, ni
comme les pièces griffées qui pourraient m’introduire dans
certains cercles cosmopolites par le langage de la couture,
celui du goût exigeant, de la haute société. La garde-robe est
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dant toute sa vie, de déménagement en déménagement, elle a
gardé ces enfantines chaussures de carton. Il y a des boîtes à
chaussures pleines de bigoudis graisseux de ma mère. Il y a
les cintres en bois de mon cher professeur qui est mort. Une
chemise tissée à la main que sa mère avait achetée au Pérou
(ou au Mexique ?). Des bracelets bon marché en métal plaqué
ornés de fausses pierres en plastique, ceux que peignait ma
mère à moi, payée pour ça à la pièce. La vieille colle s’en va,
les faux joyaux tombent, la peinture s’écaille.
Comme un vieux livre retrouvé, cette chose oubliée là-
dedans redevient neuve pour moi. Elle renaît à la vie. Une
garde-robe est une invitation à se ressouvenir. Ce tissu, cette
broderie, un détail – comme une aube qui vous ramène au
souvenir du premier possesseur. Au souvenir du porteur, qui
est vous-même, ou une ancienne vous-même. Celle que vous
ne reconnaissez plus, mais dont les sentiments et pensées et
désirs restent les mêmes. Ce renouveau, ce retour à ce que
nous sommes et avons été – ce que nous voudrions retrouver
tel quel à travers le temps – advient par le toucher du textile,
des tissus, l’épiderme de toute garde-robe.
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à ce qu’on n’ait jamais voulu se séparer de toutes ces choses,
ni à ce qu’elles tombent maintenant en pourriture.
« Souvenirs des villes où j’ai fait tant de découvertes : Riga,
Naples, Munich, Dantzig, Moscou, Florence, Bâle, Paris ; souve-
nirs des salles prestigieuses de la librairie Rosenthal à Munich,
de la Stockturm de Dantzig, où habitait feu Hans Rhaue, de la
boutique de Süssengut, une sorte de cave qui sentait le moisi,
à Berlin Neukölln 4. » Pour moi, souvenir des magasins de tissu
à Nairobi, où j’avais le mal du pays et où je me sentais si seule
dans ce travail au musée ; souvenir des magasins de tissu à
Rome où j’allais avec ma belle-mère du Nouveau-Mexique, qui
évoquait alors le souvenir de sa chère sœur amoureuse des tis-
sus, une femme si menue et entièrement couverte d’énormes
colliers d’argent squash blossom 5 – ce jour-là ma belle-mère
s’était lancée dans mille autres histoires. Souvenir de ma lec-
ture du livre de Fae Ng, où la mère, ouvrière textile, suspend
au plafond des robes faites de chutes ramassées dans l’usine,
comme cadeaux d’anniversaire 6. « Souvenirs des pièces qui
ont abrité mes livres, ma turne à Munich, ma chambre à
Berne, souvenir de la solitude d’Iseltwald au bord du lac de
Brienz 7. » Souvenir de l’armoire de ma grand-tante Poksoon,
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réfrigérateur haletant, rempli d’élixirs végétaux qui puent la
plante bouillie, le bois de cerf et la baie de jujube séchée.
Au plafond un long néon bourdonne au-dessus d’une longue
table. Partout des baguettes de bois équarri, éparpillées, ser-
rées dans des boîtes, empilées, alignées sur la table. À l’ex-
trémité des baguettes, les bijoux en métal bon marché que
peignait ma mère.
Il y a au fond de la cave un placard lambrissé où j’ai
passé, enfant, beaucoup de temps. Il est enfoui à l’écart, dans
les derniers recoins de la maison. C’est mon endroit à moi,
où je peux allumer ou éteindre la lumière, grimper sur l’éta-
gère du haut pour m’y allonger et me soustraire au monde.
Passer du temps, de longues heures. Personne n’avait idée
que je puisse y être. D’ailleurs personne ne me cherchait.
Dans ce placard au sous-sol, du haut de mon étagère, je
contemple des heures durant les corps suspendus des vieux
vêtements – comme les formes anciennes et plus récentes de
mes parents. Suspendus dans le silence, ces corps textiles
moisis sont mes innombrables pères et mères. Ici je ne suis
pas seule, j’ai auprès de moi les multiples avatars de leurs
personnes passées. Voici leurs vies – celles qu’ils ont eues
avant moi, avant que je sois née, avant même que je sois une
idée. Une robe en daim rouge, un costume de laine mité.
Je vois ma mère jeune fille, dans sa grande maison au
portail de pierre, à Séoul. En rentrant aux États-Unis après
les funérailles de ma grand-mère, elle a emporté avec elle une
tuile de cette maison d’enfance et quatre bébés tortues dans
une boîte au fond de son sac à main. J’imagine mon père
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naires distribuant du riz. Il y a le hanbok 8 de ma jeune mère,
reine de beauté, fouillant de ses mains manucurées les bacs
de la quincaillerie à la recherche de clous et de vis.
Quand je passe devant ma maison d’enfance du New
Jersey, je me demande ce qu’est devenu ce placard au sous-
sol. Que sont devenues les maisons de mes parents, les pay-
sages qu’ils voyaient tous les jours, quand ils étaient enfants ?
Que sont devenus leurs mères et leurs pères, leurs tantes,
leurs oncles, leurs cousins, leurs amis ? Je n’ai ni descrip-
tions ni histoires. Ils disent que c’était difficile, ce qu’ils ont
vu et ce qu’ils ont vécu. Qu’ils ont survécu à quelque chose.
Qu’ils ont quitté un certain paysage pour les larges allées
d’un supermarché américain.
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Voilà où sont rangées mes affections et mes amitiés, celles
qui serrent la poitrine, qui font monter les larmes aux yeux,
qui me troublent ou m’apaisent, me font demander qui sont
mes parents et où ils sont partis. Ces armoires-archives de la
mémoire, j’y retourne quand j’écris, pour y chercher ce que
je peine le plus à exprimer.
C’est ce qui est enfoui sous vingt couches dans le jang-
nong, tout au fond, à peine visible. Le jangnong est la garde-
robe coréenne. Je lis chez Lee O-Young, dans Things Korean,
que c’est un grand coffre, où les vêtements ne sont pas sus-
pendus mais pliés et empilés les uns sur les autres, en une
infinité de couches. Lorsque nous y plongeons notre regard,
écrit-il, on dirait que nous scrutons les profondeurs d’un
puits : « Si nous prenons un peu de recul pour observer tous
ces vêtements empilés, ce sont les strates géologiques de la
terre qui viennent à l’esprit. On pourrait assimiler la couche
la plus profonde, tout au fond, au noyau, et le sommet de la
pile à la croûte terrestre 10. » Lorsque nous rangeons nos vête-
ments dans la garde-robe coréenne, nos objets les plus pré-
cieux à l’abri entre les couches, « l’épouse ou la mère coréenne
cherchant un objet de valeur peut se comparer à un cher-
cheur d’or, creusant pelletée après pelletée, ou au pêcheur
de perles, s’aventurant vers le fond, toujours plus au fond
et toujours plus loin parmi les récifs coralliens. Que ce soit
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portes en accordéon qui se ratatinent, je trouve tous les tré-
sors et les archives de sa vie : vêtements, sacs à main, chaus-
sures, lettres, albums, photographies. Ce n’est pas tout. Il y
a un album de photos. En ouvrant cet album… il y a, pour la
première fois, des êtres qui me regardent, qui me fixent dans
les yeux, et dont les visages ressemblent au mien. « Je vois les
yeux qui ont vu l’empereur 13. » Les yeux de ceux qui m’aiment
sans l’avoir su alors, sans même avoir su que j’existe. Il y
a une photographie où trois visages me regardent – ils ne
regardent pas quelque chose derrière moi, ils me regardent
moi, jusqu’au fond de ma tête, jusque dans cette partie de ma
gorge où je me sens muette et inaudible.
Le plus jeune porte un hanbok masculin traditionnel,
avec un col rigide et amidonné croisé autour du cou. Il doit
avoir six ans, il a le visage de mon fils, c’est le père de ma
mère que je n’ai jamais rencontré. À sa droite se tient son
grand frère, drapé dans un kimono japonais blanc à motifs. À
sa gauche un autre grand frère, le cadet, portant une cravate
bien serrée avec un costume occidental. Ces visages et ces
corps, mon héritage mythique, sont devenus des pièces de
musée dans la fragile vitrine de mes émotions. Ils portent sur
eux leur langue maternelle, et en même temps celle de l’op-
presseur colonial, et celle d’un proche avenir cosmopolite.
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écrites, sur celles qui ne m’ont jamais été racontées par mes
parents ni par ma grand-tante. Je pleure sur des histoires
muettes, des histoires sans mots. Je pleure sur cette pho-
tographie, sur ces yeux qui me regardent, enfouis dans un
album au fond de l’armoire de ma grand-tante.
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en portant son odeur, en mettant les mêmes bigoudis dans
mes cheveux, les mêmes boucles d’oreilles clinquantes ; espé-
rant et appelant quelque transformation magique, pour me
retrouver à l’intérieur d’elle, capable de la comprendre – sa
langue et ses pensées intimes, toute cette colère et cette rage
écumant en elle comme une marée noire –, en portant ses
vêtements qui sentaient la naphtaline.
Le texte que nous avons en commun appartient à une
langue sans mots. À des histoires sans mots. J’invente des
histoires d’armoires. Il n’y a pas entre nous de récit qui serait
prière, oraison funèbre, journal, courrier personnel, biogra-
phie, autobiographie, mémoires, ethnographie ou auto-eth-
nographie. Il n’y a ni correspondance échangée ni appels
téléphoniques ni traductions en commun ni textos. Il n’y a
aucune langue commune, ni l’anglais, ni le coréen, ni le fran-
çais, aucune langue commune aujourd’hui, ni dans notre his-
toire passée, aucune langue interdite commune. Seulement
l’effort commun d’apprendre à parler une même langue.
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ma mélancolie diasporique en me souvenant et en écrivant.
Je ne me vois pas prendre part à une histoire de la mode
autre que celle-là, cette histoire de garde-robes où l’armoire
se fait archive. C’est le labyrinthe primitif de mes émotions
et réactions. Chaque pièce décomposée et moisie y parle
d’appartenance, de survie et de perte renouvelée, de langue
oubliée, d’enfants qui enterrent leurs morts et de départs
sans retour. Mon histoire de la mode n’est pas celle qu’on
nous raconte. Ce sont les histoires retrouvées au fond des
poches cousues d’un uniforme d’écolier ; dans les chaussures
en carton qui ont suivi les pas d’un corps chéri, à travers
l’occupation coloniale, la guerre, Séoul, Tokyo, Paris, jusqu’à
New York. New York, où elles sont restées dans une armoire
pendant quatre-vingts fêtes du Nouvel An à Chinatown. C’est
une histoire d’exil et de quête d’enracinement.
Christina H. MOON
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Martine Boyer-Weinmann
et Denis Raynaud Ceyzérieu, Champ Vallon,
Vestiaire de la littérature 2019, 294 p.
Cent petites confections
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Balzac, art de la lecture indiciaire chez Sherlock Holmes et
Système de la mode de Roland Barthes : tous trois, à leur
façon et en leur temps, érigent le vêtement en signe, reflet
déchiffrable des identités sociales et politiques, des âges et
des vies. Pour tous trois, le vestiaire est une langue à traduire.
Balzac écrit en ce XIXe siècle où l’apparence triomphe comme
expression normée des appartenances de classe et de genre :
« Pourquoi la toilette serait-elle donc toujours le plus éloquent
des styles si elle n’était pas réellement tout l’homme, l’homme
avec ses opinions politiques, l’homme avec le texte de son
existence, l’homme hiéroglyphé ? Aujourd’hui même encore,
la vestignomie est devenue presque une branche de l’art créé
par Gall et Lavater1. » Conan Doyle construit avec Sherlock
Holmes, de 1887 à 1927, une œuvre où les codes de l’enquête
mènent à une herméneutique du vêtement – son examen minu-
tieux faisant partie de la méthode du détective (p. 135 sq.). Et
Barthes, quant à lui, au moment où règne la sémiotique, fait
de la mode un langage articulé, un véritable code (p. 148-149).
Tous trois, ainsi, décryptent, interprètent et classent.
À ces quêtes de sens du vêtement, historiquement
situées, le Vestiaire de la littérature oppose salutairement
ses vertiges : vertige des sens tant y est manifeste la plasticité
sémantique des vêtements, des couleurs et des mots pour les
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sa polysémie profonde.
Un « rêvoir » vestimentaire
Fondé sur de subjectifs « souvenirs de lecture » d’au-
teurs « qui n’ont guère l’occasion de frayer ensemble » (p. 8),
construit en forme d’inventaire libre de lieux, personnes,
vêtements, accessoires ou idées, cet ouvrage fait triompher
l’« inassignable » de la mode et la nécessité de la lire comme
telle : dans sa conflictualité autant que dans ses parentés inat-
tendues. À la fin de chaque article ou « petite confection », des
« Magasins » (qui rassemblent les références citées) et « tiroirs »
(qui renvoient à des notices connexes) y invitent le lecteur.
Cela fonde d’emblée une démarche : oser conjuguer les
auteurs les plus divers – Louis-Sébastien Mercier, Chantal
Thomas, James Joyce, Raymond Queneau, Victor Hugo,
Milan Kundera, Léo Ferré – et les mêler à des images de films
– The kid Brother, d’Harold Lloyd (1927), Quai des brumes,
de Marcel Carné (1938), Parfum de femme de Dino Risi
(1974) ou La Femme d’à côté, de François Truffaut (1981) ;
oser, surtout, brasser les objets sans hiérarchie des curiosi-
tés – Le Vieux Campeur et Lana Turner, Sartre et les bretelles,
les chaussettes et les poches, les boutonnières et les pou-
pées. C’est ainsi réaffirmer, sans le dire, qu’en ce domaine,
plus qu’en aucun autre sans doute, tout ce qui a été est digne
d’attention. L’ histoire du vêtement est bien, par excellence,
l’espace du renoncement à la hiérarchisation des objets de
la recherche ; rien n’y est futile ni accessoire : du mouchoir
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Pas de vestiaire sans mots, tout d’abord. Les mots des
écrivains, bien sûr, qui décrivent leurs héros dans leurs
parures, qui jouent des vêtements pour nouer des intrigues
ou cristalliser l’imaginaire des lecteurs. Là est un terrain
connu, assez largement défriché.
Moins classiquement explorés, en revanche, sont les
mots pour dire les parures et leurs couleurs. Ainsi du ves-
tiaire « à la… » – c’est la première entrée –, qui dit l’origine géo-
graphique (caraco à la polonaise ou jupe à la turque), évoque
l’actualité (pouf à la Belle-Poule) ou célèbre les grandes figures
contemporaines (polonaise à la Jean-Jacques ou coiffure à la
Genlis). Ainsi de la langue des couleurs, variation autour des
humeurs, des sentiments ou de la séduction : « Madame***
était dernièrement à l’Opéra avec une robe soupir étouffé »,
lit-on dans le Journal politique et de littérature du 5 juillet
1776 (cité p. 58). Louis-Sébastien Mercier rappelle tout ce
que cette langue doit aux circonstances :
Si je fais couper un habit chez mon tailleur, eh bien, autant vaut-
il prendre la couleur du jour, caca dauphin, que prune monsieur
[…]. Je quitte mon habit opéra-brûlé, mon frac tison, et je m’habille
ce soir en caca-dauphin, d’après l’échantillon véritable et reconnu
(cité p. 59).
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un univers de pensée et de représentations. Au chandail, le
monde des halles de Paris ou des campagnes ; au pullover,
celui des villes, de leurs hivers et de leur modernité (p. 149-
152).
Ils disent aussi, par leur inventivité et leur fantaisie, l’in-
descriptible du vêtement. Ils jouent par les mots autour de
l’habit, comme lui-même joue autour du corps. Les vêtements
portent les noms que nous leur donnons, s’en trouvent habil-
lés, détournés, d’une certaine façon, de leur simple fonction.
Pas de vestiaire sans matière, ensuite. Selon les époques
et les usages, il se tisse de flanelle, de gaze, de fourrure ou de
nylon, s’orne de rubans. Ces matières sont façonnées et tra-
vaillées dans des fabriques, par des tailleurs ou des grisettes.
Elles le sont aussi au quotidien, en des gestes familiers et
ordinaires pour Violette Leduc ou Colette, par exemple,
qui cousent et tricotent. Martine Boyer-Weinmann et Denis
Raynaud citent ainsi La Chasse à l’amour, où Violette Leduc
écrit :
J’aime tricoter le point de Jersey. Je tricote, je pense à moitié. Ou
bien, j’apporte du vide et de la monotonie à mes heures vides et
monotones pendant le lancer du fil entre les aiguilles, les sept jours
de ma semaine sont bâclés, je les ai conduits sur de l’acier. Je vois
ma vie s’allonger avec des milliers de points. Hier, aujourd’hui,
demain… un chaud lainage. Je palpe, j’enferme le temps (cité
p. 324).
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De ces taches, qu’un logiciel peut supprimer en quelques ins-
tants, la mémoire et l’expérience peuvent en effet être bien
cruelles. Le vêtement devient alors le support de la honte,
comme il peut l’être de tant d’affects négatifs dont la litté-
rature témoigne mieux que les histoires « classiques » de la
mode. Dans un extrait des Mémoires de Casanova, le poten-
tiel de mortification (mais aussi de trahison et de dénoncia-
tion) du vêtement taché s’affirme en quelques lignes :
Zenobia descendit d’abord, mais m’apercevant qu’une grande et
grosse marque du crime commis se trouvait sur la plus visible
partie de mes culottes de velours gris de lin, dont la tache devait
être effroyable, j’ai dit à Zenobia de monter, l’assurant que j’allais
revenir d’abord. Je suis allé chez moi, ou j’ai vite mis des culottes
noires. Je suis retourné chez Zenobia que son mari n’était pas
encore arrivé. […] – Vous êtes allé vous changer de culottes. – Oui.
Une grande tache causée par notre exploit les rendait scandaleuses
(cité p. 301).
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déchirant, Pierre Pachet évoque ainsi ce que les vêtements de
sa femme gardent d’elle :
J’ai peur d’aller voir ses vêtements rangés dans la penderie ou l’ar-
moire. J’ai peur de ne savoir, en les revoyant un à un, que pleurer
sur les jours perdus (les siens, et les miens). C’est aussi que je
ne me sens pas en ce moment assez de gaieté et d’allégresse pour
retrouver, en chacun de ces vêtements, l’allure et la vitalité char-
mante de celle dont pendant tant d’années l’existence m’a encou-
ragé. […] Ce n’est pas qu’ils me la rappellent ; ils sont chacun une
part vivante d’elle, mais séparée de l’ensemble […]. Chaque habit
était le support de cent émotions, de moments, d’une vie agitée et
fuyante comme l’eau. Aujourd’hui il repose sur une étagère, ou il
pend sur un cintre, mais un vent l’agite encore et il frémit devant
mes yeux (cité p. 208).
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(comme d’autres pièces vestimentaires) pouvait, au sein des
classes populaires, être objet de fierté :
Quel bonheur pour un homme qui a marché nu-pieds toute sa vie,
qui n’a eu pour tout vêtement d’été et d’hiver qu’un bourgeron déla-
bré, qui n’a jamais fumé que des bouts de cigare ramassés dans
la rue, de faire crier sur le pavé de bonnes semelles de bottes, de
se promener en redingote d’alpaga, une pipe d’écume à la bouche,
une casquette sur le côté de l’oreille ; oh ! la casquette ! la casquette !
mot magique qui fait battre tant de cœurs ! […] Il l’eut, cette cas-
quette, et du plus beau rouge encore (cité p. 30).
Corinne LEGOY
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Caroline Evans
The Mechanical Smile New Haven et Londres,
Modernism and the First Fashion Yale University Press,
Shows in France and America, 2013, 331 p.
1900-1929
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Le mannequin de mode pratique un art muet, fait de
démarches, de poses, de gestes et de regards. Cet art sans
nom se déploie dans la plupart des formes de présentation
commerciale de l’habit : le défilé, la photographie éditoriale ou
publicitaire, la présentation privée ou en showroom le mobi-
lisent chacun à sa manière. Holly Hay et Shonagh Marshall
ont souligné l’importance de ce rôle du mannequin dans un
livre publié en 2018, Posturing 1, qui aborde l’art de la pose
photographique comme champ d’invention esthétique à part
entière. À travers une sélection d’images de mode récentes,
ils présentent une galerie de gestes cryptiques et alambi-
qués, où se manifeste avec force l’existence d’une esthétique
du corps en mouvement propre à la mode. Les mannequins
qui posent sont ici pensés comme « sculptures tordues et
contorsionnées, sur lesquelles le vêtement est utilisé comme
draperie 2 ». Ils apparaissent donc non seulement comme sil-
houettes, mais aussi comme vecteurs de propositions plas-
tiques, collaborateurs à part entière du photographe et du
styliste qui composent l’image.
Le rôle actif du mannequin n’est pas moindre lors du
défilé de mode, comme le révèle la performance d’Olivier
Saillard, Models Never Talk, créée en 2014. Cette histoire
orale et incarnée du mannequinat, donnant la parole à
d’anciennes modèles devenues archives vivantes, consiste
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mentales, à la fois plastiques et réflexives, que l’intérêt est
manifeste. On vient de citer Posturing et Models Never Talk.
C’est aussi le cas du livre d’images Study of Pose. 1000
Poses by Coco Rocha 5 ; des ingéniosités du voguing, danse
urbaine inspirée des poses de mannequins, qui a fait l’objet
d’un intérêt renouvelé ces dernières années ; ou encore de
l’inégalable Défilé des Deschiens, mis en scène par Jérôme
Deschamps et Macha Makeïeff en 1995. Au-delà de ces pré-
cieuses recherches artistiques, l’histoire et la théorie du
mannequin de mode restent encore largement à écrire. Un
De la nécessité du mannequin
Professeure d’histoire et de théorie de la mode retraitée
depuis peu de la prestigieuse école Central Saint Martins de
Londres 6, Caroline Evans est une figure majeure des fashion
studies britanniques. Son livre occupe depuis près d’une
décennie une place toute particulière, puisqu’il constitue la
plus importante contribution à l’histoire du mannequinat, et
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reste à ce jour la seule grande enquête menée sur l’histoire
du défilé de mode. Il se démarque aussi par l’attention théo-
rique soutenue qu’il accorde à la question de la démarche
et de la pose 7. Sans ignorer l’enjeu de la « performance de
genre » ou autres reproductions de stéréotypes normatifs qui
tendent aujourd’hui à focaliser l’attention, il ouvre un champ
de réflexion qui les dépasse largement. Et il fait honneur à
ce qu’il appelle l’« énigme » de son sujet, en proposant une
archéologie des gestes et des attitudes du corps de mode,
partant à la recherche de la « matière vivante » dont parlait
Olivier Saillard, non seulement pour en collecter les traces
enfouies, mais encore pour tenter d’en élucider la nature et
d’en interpréter le rôle fonctionnel.
Malgré cet apport considérable, The Mechanical Smile
se présente, en faisant retour sur lui-même, comme un livre
sur presque rien : « une histoire d’absence aussi bien que
de doubles, histoire de quelques mannequins disparus, de
gestes, de poses et de traces, à peine une histoire, simple-
ment le récit de quelques femmes qui marchent et prennent
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prototypique, corps « proleptique » comme l’appelle Caroline
Evans, qui accompagne et encourage par sa prestance phy-
sique l’entrée d’une nouvelle mode dans le réel. Qui parfois
même doit la soutenir par l’audace, voire le courage, et la
résistance aux moqueries. Le mannequin est donc chargé
d’annoncer et d’incarner un futur possible, pour tenter de le
transformer en présent.
Faire profession de porter des vêtements signifie aussi
les mettre en mouvement. Et depuis les modes du Second
Empire, faites pour être vues de profil, comme en passant,
jusqu’à celles dites « cinétiques » des années 1920, Caroline
Evans montre qu’il y a là une nécessité. Le design vestimen-
taire intègre de façon croissante l’idée de mouvement, et mar-
cher, se retourner, faire voler les plumes d’un chapeau, faire
froufrouter des dentelles, deviennent alors autant de gestes
indispensables, lors de la présentation commerciale au
public comme sur le lieu de la création du vêtement (le studio
de couture) où les mannequins sont d’une mobilité et d’une
activité croissantes. Le mannequin est donc, comme l’écrit
Evans, à la fois un voyageur dans le temps, venu annoncer
aux femmes (puisqu’il s’agit d’une histoire du mannequinat
féminin) ce dont elles auront l’air demain, et un trickster
accomplissant l’acte magique du don de la vie au vêtement
(p. 217).
En plaçant ainsi le mannequin au cœur du paradigme de
mode qui naît sous le Second Empire, le livre opère un ren-
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Gordon présente ses collections sous forme de défilés ; et le
succès de Jean Patou passe par sa troupe de mannequins
américains, ou par son mannequin Lola, qui grâce à son chic
ultra-productif écoule jusqu’à sept fois plus de robes que ses
consœurs. On mesure véritablement à quel point le rôle des
mannequins est essentiel au commerce de la haute couture
lorsqu’on lit qu’en 1910, lors de la grande inondation qui
les empêche de rejoindre les maisons de couture parisiennes
depuis leurs banlieues, les ventes de vêtements, alors triste-
ment présentés sur des chaises, s’effondrent. Comme le dit
un acheteur dépité : « Des mannequins sans les robes… passe
encore !... Mais les robes sans les mannequins ! » (Fantasio,
15 février 1910, cité p. 32)
À lire Evans, il devient clair que la haute couture consiste
autant en l’invention d’un art de la présentation vestimen-
taire qu’en l’invention du vêtement d’art. Les ressorts pri-
mordiaux du succès des couturiers ci-dessus cités (Worth,
Patou, ou encore Lucien Lelong) paraissent être le choix des
mannequins, l’attention au décor, la sélection des invités, le
travail général de l’ambiance – en somme, la capacité à faire
de la présentation de l’habit un moment à part, un événe-
ment. L’ insistance d’Evans sur le caractère industriel de la
structuration des maisons de couture, et sur des pratiques
telles que l’achat de dessins de modèles à des dessinateurs
de mode indépendants, ne fait que renforcer cette idée du
couturier comme metteur en scène. Si certains créateurs
de la période comme Madeleine Vionnet ou Paul Poiret sont
« indubitablement designers » (p. 144), il semble y avoir là
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nomiquement par ses liens avec la production de masse aux
États-Unis. Le défilé a été conçu comme un spectacle spé-
cialement destiné aux acheteurs internationaux, et l’appari-
tion des mannequins est liée à cette perspective quantitative
puisque, par définition, ils font cohorte. Êtres génériques, ils
apparaissent dans les années 1860 sous la forme de « sosies »
ou « mannequins vivants », personnages standardisés par
les fourreaux noirs qu’ils portent sous leurs robes, puis, au
début du XXe siècle, sont unifiés par leur régularisation mor-
phologique. Comme la création de haute couture qu’il porte,
le mannequin n’est jamais qu’un exemplaire parmi d’autres
d’un modèle essentiellement multiple. À cet égard, The
Mechanical Smile écrit une nouvelle histoire de la haute cou-
ture, loin des hagiographies de couturiers : la figure médiale
et multiple du mannequin, la reproduction en série, la vente
de patrons et de prototypes, ou encore la copie illégale, tout
cela tient une place déterminante dans ce qui se présente
comme l’analyse structurelle d’une institution envisagée à la
fois comme système industriel et comme lieu d’expérimenta-
tion esthétique.
Certes, les réflexions d’Evans s’inscrivent dans la lignée
d’ouvrages antérieurs et pionniers – deux surtout. Il faut
d’abord citer Couture Culture. A Study in Modern Art and
Fashion, publié en 2003 par l’historienne de l’art Nancy
J. Troy : son analyse détaillée des stratégies publicitaires de
Paul Poiret a mis en lumière le rôle décisif du défilé mais
aussi de toutes les formes de spectacles vestimentaires – bals
masqués fastueux, parades en ville de la femme du couturier,
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Broadway informaient leurs spectateurs des dernières nou-
veautés vestimentaires et les renseignaient également sur les
bonnes façons de les porter, faisant ainsi de la scène new-
yorkaise un usage publicitaire déjà courant à Paris depuis
les années 1880. Mettant en évidence le transfert de fonction
opéré entre le théâtre et les défilés de mode organisés par
les grands magasins américains, elle parlait aussi du carac-
tère de divertissements de masse de ces derniers, et de leur
présence dans nombre de grandes villes américaines dès les
années 1910.
Devenir vêtement
Si la recherche historique de Caroline Evans sur la mise
en scène du vêtement de haute couture a donc eu des précé-
dents, son originalité est d’être reliée à une interrogation sur
la nature de la performance propre au défilé de mode. Car ce
que le mannequin a de commun avec l’actrice – la présenta-
tion dynamique de nouveaux modèles vestimentaires – a chez
lui la particularité d’être isolé, abstrait de toute narration
autant que de toute parole, et donc quintessencié. C’est une
passante professionnelle, dont l’art scénique se limite à « une
marche infinie, ne menant nulle part, manquant de variété
comme de narrativité théâtrale et usant d’un répertoire limité
de mouvements » (p. 23). Pour saisir sa nature, Caroline
Evans la replace dans une généalogie d’emplois modestes du
monde du spectacle. Outre une ressemblance manifeste avec
le rôle de la girl de revue, être générique qui avait déjà attiré
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mation du vêtement, il frappe alors en même temps le spec-
tacle de la mode du sceau d’une absence, ou du moins d’une
présence lacunaire. Le mannequin place au beau milieu de
la scène un personnage qui n’en est pas vraiment un : il ne
fait que passer. Même lorsqu’elles sont présentes, « elles ne
sont pas là » (p. 188) comme le rappelle Paul Poiret à une
journaliste qui aurait voulu leur adresser la parole. Difficile
alors de ne pas penser aux êtres à peine ébauchés dont rêve
le « Traité des mannequins » de Bruno Schulz : « Elles auront
des rôles courts, lapidaires, des caractères sans profondeurs.
C’est souvent pour un seul geste, pour une seule parole que
nous prendrons la peine de les appeler à la vie. […] S’il s’agit
d’êtres humains, nous leur donnerons par exemple une moi-
tié de visage, une jambe, une main, celle qui sera nécessaire
pour leur rôle. Ce serait pur pédantisme de se préoccuper
du second élément s’il n’est pas destiné à entrer en jeu. Par
derrière, on pourrait tout simplement faire une couture, ou
les peindre en blanc 9. »
Les questions de l’inachèvement et de la présence lacu-
naire, mais aussi de la réification et d’une certaine déshuma-
nisation, sont au cœur du livre. L’ enquête de Caroline Evans
sur l’art du mannequin s’appuie souvent sur une démarche
généalogique ; elle croise de façon fructueuse le monde du
spectacle. Mais d’abord et avant tout, elle se fonde sur des
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possible déshumanisation, d’un devenir-objet dont on pour-
rait dire qu’il est un redevenir-objet. En tant que tel, le man-
nequin s’inscrit dans une lignée de représentations allant de
l’Olympia de L’ Homme au sable d’Hoffmann, à Claire Lescot
– L’ Inhumaine de L’ Herbier – en passant par l’Hadaly de
L’ Ève future de Villiers de l’Isle-Adam : il est une créature
hyper-féminine, mais pas tout à fait humaine.
On trouvait déjà l’amorce de ces réflexions dans Fashion
at the Edge. Spectacle, Modernity and Deathliness, publié
par Caroline Evans en 2003, où le mannequin était envisagé
comme « poupée vivante » à travers des œuvres de couturiers
et de photographes. Ici, ce devenir-objet devient performa-
tif, s’incarne dans les mouvements du mannequin lui-même.
C’est paradoxalement lorsqu’il se manifeste comme vivant,
au moment de la présentation vestimentaire en mouvement,
que se manifeste le plus fortement sa potentielle inhumanité.
Car son art de la marche et de la pose est non seulement
marqué par l’expressivité minimale et par le silence de la
figurante, mais il a aussi le caractère répétitif du mouvement
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lité maximales des nouveaux modes capitalistes d’organisa-
tion du travail. Dans son cas, être rentable signifie provoquer
l’admiration et le désir mimétique, savoir offrir au public une
image désirable en même temps qu’un écran de projection.
Son absence d’expressivité a une double fonction : laisser
vacante une place où puisse venir s’inscrire l’image (idéalisée)
de celles qui regardent ; et laisser la place au vêtement lui-
même, puisque si le mannequin reste une éternelle figurante,
c’est l’habit à vendre qui joue alors le rôle principal. Caroline
Evans nous invite à le penser lorsqu’elle fait remarquer que
la présentation vestimentaire culmine dans un « devenir vête-
ment » (p. 197), c’est-à-dire dans un art de s’effacer au profit
du vêtement porté : le mannequin qui « donne la vie » à l’habit
se trouve affecté en retour par son caractère objectal. S’opère
entre eux un échange réciproque où chacun porte l’autre et le
transforme à son image, où chacun devient l’autre, sans qu’il
soit plus possible de les différencier ni de hiérarchiser leurs
rapports. Selon l’expression d’un couturier anonyme, « une
robe est une chose qui marche » (p. 223). La pleine incarna-
tion du vêtement de mode coïncide ainsi avec la disparition
du mannequin qui le porte.
Pour nuancer ces réflexions, il faut ajouter que le livre
met en avant deux grandes façons de modeler, de sculpter la
marche. La première relève d’une stylisation collective de la
démarche. On voit se reconstituer à plusieurs reprises le che-
min qui mène d’une danse à succès ou d’une scène célèbre
de cinéma jusqu’aux podiums qui se la réapproprient. Ainsi,
comme le vêtement qu’elle anime, la démarche de mode est
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téristiques, Caroline Evans montre aussi comment l’art de
la présentation vestimentaire peut relever, en même temps
que de la disparition, du miracle de l’apparition, d’une forme
d’enchantement du singulier. Puisque le mannequin ne fait
que marcher, son silence et sa sobriété encadrent et sou-
lignent un ensemble d’idiosyncrasies qui prennent une valeur
esthétique accrue : port de tête, expression du visage, regard,
façon de se retourner… Si pour Caroline Evans on peut dire
que le caractère générique du mannequin prime, et que la
profession est avant tout définie par une dépersonnalisa-
tion et par un statut de travailleuse anonyme (le mannequin
célèbre étant toujours une exception), on trouve toutefois,
dans certains passages de son livre, les indices d’un statut du
mannequin comme être à la fois infra-subjectif et singulier,
caractérisé non pas en profondeur mais tout en surface, par
des façons de faire, comme le serait au théâtre un person-
nage type, Polichinelle ou Colombine, qui tiendrait tout entier
dans ses manières.
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Pour se saisir de ces gestes privés de sens, le livre les
inscrit dans la perspective théorique d’un « modernisme per-
formatif, gestuel et corporel » (p. 4), conçu comme l’incor-
poration de l’éthique et de l’esthétique modernistes jusque
dans des productions culturelles modestes ou la vie quoti-
dienne, dans les façons de bouger et de percevoir. C’est l’en-
semble des techniques du corps du mannequin, ses gestes,
sa marche cadencée, aussi bien que son impassibilité, qui
sont rapportées à ce cadre interprétatif et inscrits dans une
histoire culturelle et sensible du modernisme. L’ hypothèse
du livre est donc que c’est précisément dans une perfor-
mance inexpressive et vide, qui est en fait une performance
volontaire de l’inexpressivité, que se trouve la modernité
du mannequin, celle d’une femme sans qualités. Sa marche
infinie, ses gestes mécaniques et ses poses, compris comme
art de « se transformer soi-même en abstraction », forme-
raient un art sans contenu, mais riche d’une expressivité
symptomatique quant aux puissances déshumanisantes de
l’époque où il naît. Le mannequin ne produit pas de sens
volontairement mais reflète, sans le savoir, une « éthique
moderniste de l’impersonnalité aliénée et du vide » (p. 247).
Faire son histoire, c’est continuer de se confronter à son
absence, puisque dans tous les récits, articles, photogra-
phies et films où l’on croise sa route, il se présente sous la
même apparence abstraite.
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Ce que permet ainsi de penser ce livre n’est autre que
la forme d’exercice du pouvoir propre à la mode, à l’époque
contemporaine 11. Il est extrêmement révélateur que la haute
couture, généralement comprise comme l’entité exerçant la
plus haute forme d’autorité sur les apparences occidentales
aux XIXe et XXe siècles, soit ici présentée comme intimement
liée à l’invention du mannequin comme médiateur. Cela
signifie bien que le couturier n’exerce pas un pouvoir vertical
tel qu’il se manifestait, sous diverses formes, dans les privi-
lèges statutaires, les lois somptuaires ou les choix de mode
royaux sous l’Ancien Régime. Il pratique au contraire une
forme de gouvernement esthétique, un pouvoir non coercitif
prenant la forme de l’incitation, dépendant intrinsèquement
de la performance efficace de ses ministres. Dans le sillage
d’Agamben et des réflexions sur le gouvernement livrées dans
Le Règne et la Gloire, on peut dire que le pouvoir de la mode
ne s’accomplit pas dans la décision du couturier, mais dans
les effets 12 des actes de ses vicaires, qui sont précisément les
mannequins. Libérée des législations vestimentaires rigides
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donne à voir son épaisseur, sa peau, ses couleurs, ses gestes,
le rythme de ses mouvements 14 ». C’est donc au moment où le
mannequin entre en scène, où son corps de chair se donne à
voir, que la magie opère, que la robe « naît » et que le prestige
de la haute couture s’éprouve. Le geste agissant, le geste à la
fois vide et magique, illisible et fondateur, le geste qui émeut
le public et suscite son adhésion, c’est bien celui du manne-
quin, qui comme le dit Caroline Evans, doit toujours sembler
apparaître comme pour la première fois. Si ses gestes sont
vides, c’est qu’ils ont subi la désémantisation des paroles
rituelles infiniment répétées. De même, son manque d’indivi-
dualité ou son inhumanité peuvent se rapporter à sa nature
vicariante qui veut un évidement de l’être. Il se rapproche
par son abstraction de la figure de l’ange, être générique se
déployant en bataillons de créatures identiques que l’exercice
de leur fonction rend absolument indispensables au gouver-
nement divin. Comme l’ange, le mannequin est un messager
protéiforme, un médiateur sans identité, prenant la forme
que lui donne la parole à transmettre 15. Si l’on accepte la
13. P. Bourdieu et Y. Delsaut, « Le couturier et sa griffe. Contri-
bution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 1, n° 1, 1975, p. 7-36.
14. I. Kalinowski, « Le visage du charisme : une page de Proust »,
Théologiques, vol. 17, n° 1, 2009, p. 42.
15. « L’ ange doit paraître être ce qu’il n’est pas, faire parler en lui ce
que d’autres ont dit, agir de telle manière que quelqu’un d’autre opère à
travers lui » : il est une créature « quelconque » et « transparente » ; « inca-
pable de dire authentiquement “je” », E. Coccia, dans G. Agamben et
Gabrielle SMITH
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}
Luca Marchetti et Barcelone, BOM / Actar,
Emanuele Quinz (éd.) 2007, 148 p.
Dysfashional
Paul O’Neill et
Mick Wilson (éd.)
} Londres, Open Editions,
2014, 274 p.
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Curating Research
}
Julia Petrov
Londres et New York,
Fashion, History, Museums
Bloomsbury, 2019, 248 p.
Inventing the Display of Dress
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point focal des discussions, de la critique et des débats : le rôle
du critique (désormais évincé) – c’est-à-dire la tenue d’un discours
culturel parallèle – a été usurpé par le curating comme espace
néocritique 3.
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trice, éducatrice et activiste italienne Rosa Genoni plaidait
pour la création d’un musée de la mode qui pût offrir tout
à la fois « une histoire ethnique et sociale de nos différentes
habitudes vestimentaires et des styles régionaux, une biblio-
graphie pour les travailleurs, une collection patriotique 6 ».
Son ambition n’était pas simplement de reconstituer ou
reconstruire une collection historique de costumes italiens :
elle en appelait à une prise de conscience intellectuelle de la
contemporanéité dans l’exposition de la mode, ainsi que de
sa portée éducative et culturelle – et ce, dans le contexte par-
ticulier d’une industrie de la mode italienne visant à la fois à
redéfinir ses processus créatifs de production et à s’émanci-
per de la « tyrannie » française. Artiste, professeur et théori-
cien de l’art situant son travail dans une tradition marxiste
et critique, Dave Beech le souligne : il est essentiel de « se
demander quelles sont les relations sociales spécifiques
concrétisées par l’exposition, et quelles forces technologiques
et matérielles sont déployées dans son fonctionnement 7 ».
Replacer les expositions de mode dans le cadre plus large
d’une « culture de l’exposition » revient à reconnaître leurs
dispositifs comme faisant partie intégrante du capitalisme
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sens, on peut dire, paraphrasant Dave Beech, qu’il est en effet
crucial de situer l’exposition de mode dans les conditions
historiques, géographiques et politiques qui ont présidé à sa
formation et à sa popularisation.
Paradigmes et langages
La présentation d’objets de mode dans les expositions a
évolué via différents canons de représentation et selon des
modèles scénographiques variés, tant muséologiques que
commerciaux. La nature multiforme de la mode, jointe à la
nécessité de plus en plus ressentie d’élever celle-ci au rang des
beaux-arts, a historiquement inscrit l’exposition de mode au
cœur d’un dialogue pluridisciplinaire entre l’histoire de l’art,
l’ethnographie, l’architecture et l’art contemporain. Comme
le rappelle Julia Petrov, curator au Royal Alberta Museum
d’Edmonton, responsable notamment de la présentation
muséale de la vie quotidienne et des loisirs, et auteure en
2019 de Fashion, History, Museums. Inventing the Display
of Dress 9, « définir le schéma d’une exposition historique de
la mode, c’est reconnaître la multiplicité de ses formes et
de ses liens avec d’autres médias » (FHM, p. 196). Or cette
multiplicité a elle-même déclenché des phénomènes récur-
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de ceux en vigueur dans l’art d’avant-garde ou la couture 10 ».
Intentionnellement ou non, les expositions novatrices et spec-
taculaires de Diana Vreeland 11, celles aussi de Cecil Beaton 12,
ont introduit une nouvelle méthodologie permettant d’abor-
der la mode dans l’espace muséal – en même temps qu’elles
peuvent être perçues comme les symptômes d’un change-
ment de paradigme et d’une mutation des valeurs de la part
des musées contemporains, imputables à leur entrée dans
l’industrie du divertissement.
En réaction à cette quête du grand spectacle et en lien
avec les réflexions actuelles sur le fashion curating comme
discipline, de nouvelles formes d’exposition de mode sont
apparues. La performativité y tient une place importante.
Mais elles ne suggèrent pas seulement l’existence d’une « nar-
rativité 13 » propre à l’exposition comme dispositif de présen-
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collection de vêtements et d’accessoires » (D, p. 6).
Par ailleurs, le préfixe dys, renvoyant à une dimen-
sion « pertubatrice » de la mode, se voulait une invitation à
« résist[er] et s’oppos[er] à une définition de cet univers en
termes de beaux objets commerciaux, d’images et de pro-
duits identitaires » (D, p. 6). C’est la raison pour laquelle,
poursuivent les deux auteurs de ce texte-programme, « Dys-
fashional n’invite pas des créateurs de mode à présenter leurs
collections, mais accueille leurs propositions plastiques, ins-
tallations ou vidéos… » (D, p. 6). Artistes, créateurs de mode,
designers sonores, danseurs, designers textiles se sont ainsi
vus réunis et mis sous les feux de la rampe à travers d’éphé-
mères installations synesthésiques. Avec pour corollaire une
réflexion méthodologique qui abordait l’exposition comme
« un espace d’expérimentation, un terrain d’exploration et
d’aventure à la fois pour les artistes et les visiteurs » (D, p. 6).
La métaphore est appropriée et c’est une aventure, en effet,
que de repenser les modèles de représentation et les nou-
velles proximités en termes de contenu et d’approches que
l’on observe aujourd’hui dans la mise au point d’expositions
tant privées que publiques. Le mot ouvre sur une nouvelle
dimension, celle de l’inconnu, mais traduit aussi l’audace qui
caractérise la multiplicité des expositions sur – et autour – de
la mode aujourd’hui.
Politique de l’immatériel
Dysfashional est symptomatique d’une compréhen-
sion de la mode non plus centrée sur le matériel, mais sur
la sphère de l’immatériel et de l’incarné, qui « revient vers
le corps comme sujet du sentir, comme noyau de la per-
ception et de la sensation, mais aussi de la mémoire et de
l’expérience » (D, p. 7). Ce changement est capital et reflète
une tendance contemporaine à raviver l’immatériel en tant
que valeur culturelle et sociale devant être préservée. Ce
qu’Ann Cvetkovich a appelé les « archives de sentiments 15 »
sont autant de moyens d’échapper au pouvoir exercé par les
institutions normatives de la mémoire et de jeter les bases
d’un dispositif alternatif d’enregistrement des cultures et des
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communautés discriminées. Cette tendance n’a pas seule-
ment émergé dans le contexte des politiques identitaires, de
l’activisme et de la désinstitutionalisation queer des archives.
Le « tournant immatériel » s’observe bien au-delà du champ
politique et peut être détecté, de manière parfois paradoxale,
dans l’industrie de la mode elle-même, où la performance
est fréquemment utilisée, soit comme outil pour montrer la
mode, soit comme « culture de la différence, qui ne se situe
pas au niveau des signes, mais dans le sentir » (D, p. 7). Au-
delà du recours au défilé de mode comme manière de donner
vie à des présentations à la fois commerciales et artistiques,
c’est pour mettre en scène, refléter, réaffirmer les sensibili-
tés de l’industrie de la mode et comme moyens de créer de
la valeur autour de la marchandise qu’ont été adoptées ces
pratiques de la performance.
C’est ce que l’on observe dans la programmation de plus
en plus fréquente de performances live mettant en scène
le travail créatif des marques de luxe. Ce fut notamment le
cas des « Journées Particulières » organisées par le groupe
LVMH à partir de 2011, durant lesquelles les maisons de
luxe appartenant au conglomérat ouvraient leurs ateliers au
public curieux d’observer et d’apprendre ce savoir-faire. Dans
de telles performances, les visiteurs ne sont plus de simples
consommateurs : ils deviennent spectateurs d’un mécanisme
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formances données dans les expositions, il est essentiel de
replacer cette tendance dans le cadre plus large qu’est l’expo-
sition de l’artisanat et du patrimoine. Alors que l’exposition
du savoir-faire et de l’innovation fait partie de l’histoire de
la révolution industrielle et des grandes expositions 16, une
attention croissante a récemment été accordée à la valeur
prise par la « construction artificielle » du patrimoine et sa
marchandisation. Le discours aujourd’hui très présent sur
l’intangibilité de la mode semble dialoguer avec la montée
du travail immatériel comme élément constitutif de la tran-
sition d’une société industrielle vers une société post-indus-
trielle. Les gestes, les mouvements et la connaissance tacite
en général sont devenus centraux dans le discours sur la
mode au moment exact où nous assistons à une prolifération
du travail immatériel dans le système économique néolibéral
et où, pour reprendre les mots de Maurizio Lazzarato, « le
consommateur est inscrit dans la fabrication du produit dès
sa conception 17 ». L’ immatériel est donc devenu une valeur
centrale dans les stratégies de communication commerciale
de la mode au moment précis où son économie se déma-
térialise, mais aussi en raison de la mondialisation, de la
perte du savoir sur le faire et du tournant numérique. Ainsi,
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lée L’Atelier de Couture (2018), cette performance célébrait
le travail d’une assistante d’atelier, Madame Lenoir, qui tra-
vaillait pour Madame Grès, grande couturière, célèbre pour
ses drapés et l’invention d’un « pli Grès ». Au cours de cette
performance, Madame Lenoir exécutait devant le public des
gestes techniques de drapage et de plissage en créant des
« T-shirts haute couture ». Dispositif doublement intéressant
puisque, d’une part, le public est comme projeté dans l’atelier
devenu espace d’émerveillement et que, d’autre part, ce n’est
pas le couturier qui est protagoniste de la performance, mais
l’assistante et son « geste de couture », reproduit sur un tissu
en jersey porté par Axelle Doué, ancien mannequin cabine de
Madame Grès. L’idée est bien d’opposer le caractère excep-
tionnel des techniques à la quotidienneté du T-shirt. Mais ce
n’est pas tout : cette performance mettait aussi en évidence
l’importance, dans le domaine de la mode, de l’histoire orale
et du savoir incarné puisque Saillard invitait Madame Lenoir
à parler de son travail, à interagir avec les spectateurs. C’était
du même coup démontrer le potentiel « participatif » des per-
formances, au lieu de présenter un diorama muet du travail
comme le faisait l’exposition Christian Dior. Couturier du rêve.
L’ utilisation de la performance pour le fashion curating
incite à franchir de nouvelles frontières et à ouvrir de nou-
velles discussions sur le modèle des représentations de la
mode, sur son institutionnalisation, tout en remettant en
question une idée de la mode fondée sur l’objet 18. Dans le
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redonné un rôle aux mannequins en tant qu’interprètes de
la mode.
Cette mise en scène performative des corps de manne-
quins s’inscrit dans le courant plus large d’une « histoire
des sensibilités 20 » liée aux arts de la scène, et plus particu-
lièrement à un courant de performances féministes et poli-
tiques ayant utilisé les codes de la mode pour dénoncer les
traumatismes subjectifs et collectifs féminins. Les œuvres
S.O.S. Starification Object Series (1974) de Hannah Wilke
ou Cover Girls (1975) de Cindy Sherman se sont par exemple
saisies de l’imaginaire médiatique de la mode pour remettre
en cause les processus visuels d’aliénation et de contrôle des
corps féminins. Le corps de la performeuse féminine devient
ainsi un dispositif ou, pour reprendre les termes de Rebecca
Schneider, une « archive de traumatismes 21 ». Comme le
suggère la théoricienne, ces artistes « utilisent leurs corps
comme des scènes sur lesquelles elles rejouent les drames et
traumatismes sociaux qui ont créé les distinctions culturelles
Swinton, 2012.
19. R. Schneider, History & Theatre, Londres, Red Globe Press,
2014, p. 41.
20. D. Wickberg, « What is the History of Sensibilities ? On
Cultural Histories, Old and New », The American Historical Review,
vol. 112, n° 3, 2007, p. 661-684. Voir aussi C. Evans, Mechanical Smile.
Modernism and the First Fashion Shows in France and America, 1900-
1929, New Haven et Londres, Yale University Press, 2013.
21. R. Schneider, The Explicit Body in Performance, Londres,
Routledge, 1997.
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mat des expositions de mode institutionnelles. Elle est aussi
propice à des pratiques de « queering » méthodologique.
Elle fonctionne en tant que symptôme de l’évolution actuelle
qui conduit, selon Paul O’Neill 23, à distinguer le curating
du curatorial – ce dernier terme définissant une pratique
« opérant à distance, ou à côté, ou en complément du cura-
ting-comme-production d’expositions : un curating comme
recherche » (CR, p. 12). L’ idée est de « dépasser la concep-
tion des expositions comme étant le débouché principal du
curating-comme-production » (CR, p. 12). Penser l’exposi-
tion comme une recherche, c’est en abolir la « finitude » pour
adopter une nouvelle vision, et de l’exposition « comme acte de
recherche en soi », et « des notions élargies du curating et du
rôle des modèles et des méthodologies de recherche dans ce
contexte 24 ». Il faut distinguer, souligne Paul O’Neill, entre « la
recherche qui fait son chemin dans la pratique curatoriale /
les modèles d’exposition, et le commissariat, en soi, comme
forme de pratique de la recherche » (CR, p. 12). Ce distinguo
est précieux pour mieux comprendre l’écart qui s’est creusé
entre des séries de performances, récemment apparues, qui
s’attachent à décoloniser et repenser les systèmes de contrôle
et de pouvoir propres à la mode, et le travail de curators
souvent bridés par les restrictions administratives et com-
merciales propres aux musées publics. Les performances, à
22. Ibid., p. 7.
23. Le titre Curating Research sera désormais abrégé en CR.
24. Ibid.
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actuelle et ses valeurs en ouvrant le discours sur la produc-
tion de masse à une approche plus inclusive et moins insti-
tutionnalisée de la mode. Son spectacle intitulé The Rational
Dress Society Presents : A History of Counter-Fashion est
un parfait exemple de cette approche. La performance, qui
se présente comme « défilé-projection-conférence », consiste
en une succession de looks historiques iconiques (des sans-
culottes de la Révolution française à l’uniforme du Black Pan-
ther Party) qui constituent une histoire alternative, politique
et militante, de la mode. La performance permet ce chemi-
nement via des reconstitutions historiques de vêtements qui,
portés par des mannequins, défilent devant le public pen-
dant que les deux activistes rappellent les contextes de ces
« contre-modes » liées à des « contre-cultures ».
Cet exemple montre comment la performance peut per-
mettre d’aborder de manière plus dynamique et plus libre
la question de la « décolonisation » et celle des normes gen-
rées dans l’exposition de la mode, dont les mutations sont
autant de réponses à l’essor récent d’une critique des canons
et des historiographies de la mode, mais aussi de l’indus-
trie de la mode dans son ensemble 25. A History of Counter-
Fashion prend en somme le parti d’une approche curatoriale
plus « activiste 26 », tournée vers des dispositifs de savoir
25. Voir par exemple le site « The Fashion and Race Database »,
https://fashionandrace.org/database/.
26. Voir à ce sujet M. Reilly, Curatorial Activism. Towards an
Ethic of Curating, Londres, Thames & Hudson, 2018.
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de certaines pratiques du passé que l’on considère parfois
comme disparues [...]. Il est difficile de penser la pratique
incarnée dans le cadre des systèmes épistémiques dévelop-
pés dans la pensée occidentale, où l’écriture est devenue
le garant de l’existence elle-même 28. » Taylor insiste sur la
nécessité de dépasser le modèle centré sur la matérialité afin
de surmonter les systèmes de contrôle et de discipline de
la connaissance – injonction non moins nécessaire lorsque
nous parlons de la mode.
Penser l’exposition de la mode en termes de performances
incarnées peut contribuer à nous faire prendre conscience
du changement de paradigme évoqué plus haut et susciter,
par voie de conséquence, une réinterprétation de la mode en
tant que culture de résistance, et non plus seulement en tant
qu’industrie visant à l’oppression des corps.
Marco PECORARI
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Denis Bruna (éd.) Paris, Les Arts décoratifs,
Marche et Démarche 2019, 256 p.
Une histoire de la chaussure
}
Ellen Sampson
Worn Londres, Bloomsbury
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Footwear, Attachment Publishing, 2020, 272 p.
and the Affects of Wear
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tume à l’École du Louvre. Dans la lignée de ses précédentes
expositions, La Mécanique des dessous. Une histoire indis-
crète de la silhouette (2013) et Tenue correcte exigée. Quand
le vêtement fait scandale (2016), Denis Bruna propose une
histoire du vêtement sous l’angle des usages. C’est-à-dire, de
son insertion dans une société donnée, dans un mode de vie
et des pratiques où il prend son sens. Mais aussi, dans un
rapport au corps particulier. C’est d’abord en relation avec
la marche et la démarche qu’elles engendrent que les chaus-
sures sont ici étudiées, avec l’allure et le mouvement qu’elles
rendent possibles, contraignent souvent, libèrent parfois.
L’ ouvrage s’inscrit ainsi dans la perspective d’une histoire
culturelle des relations entre le corps et le vêtement. « Dis-
moi comment tu marches, et je te dirai qui tu es » résume
Denis Bruna, reprenant les termes de Champfleury dans son
texte « Le collectionneur de chaussures » (1867, cité p. 12).
Dans un texte sur la marche au XVIIIe siècle (p. 32), il
fait ainsi la différence entre, d’un côté, souliers de cuir ou de
tissu, privilèges des nantis, et, de l’autre, les sabots destinés
à « ceux qui vont à pieds » (p. 33). Aux travailleurs et aux pay-
sans, les sabots fonctionnels, chaussant notamment les « gros
pieds » des classes ouvrières habituées aux travaux rudes,
résistants au froid et à la boue et occasionnant souvent une
démarche bruyante et pesante. Et aux aristocrates des villes
et de la cour, des souliers de soie ou de cuir, à la fois élégants
et légers, à l’image d’un bijou. Chaussures à talons portées
par les hommes dès la fin du XVIe siècle en Occident puis par
les femmes, même si ces dernières marchent rarement, ou
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sont pas seulement des souliers protégeant les pieds du froid
et de la marche. Ils façonnent le danseur et sa pratique, sti-
mulent la gestuelle du clown et ses mimiques. Ils permettent
à ces personnages d’être sur scène ce pour quoi le public
est venu les applaudir. Loin de n’être que des accessoires
secondaires, ils sont finalement essentiels, formant l’iden-
tité et le corps même de ceux qui les portent. Ils signent
une démarche – celles du clown claudiquant, d’un Charlie
Chaplin maladroit –, dessinent une gestuelle, jusqu’au port
de tête de la danseuse. Les « souliers magiques » (p. 158) tels
que les bottes de sept lieues du Petit Poucet cristallisent cette
capacité de transformation : elles dotent leurs porteurs de
qualités supplémentaires, vitesse et rapidité notamment.
Toujours dans le cadre de l’étude de chaussures sin-
gulières pour professions singulières, un texte de Julien
Loussararian s’intéresse aux chaussures des soldats (p. 170).
Celles-ci ne se distinguent des autres chaussures qu’au
XIXe siècle avec la production industrielle d’Alexis Godillot,
qui commercialise un modèle particulièrement confortable,
solide, et plus lourd. Adaptées aux longues marches, au froid
et aux situations dangereuses, elles sont également liées au
prestige militaire, aux parades et à leur marche cadencée.
Il y a là quelques exemples d’une perspective méthodo-
logique qui s’applique tout au long du catalogue de Marche
et Démarche. On peut encore citer le cas des chaussures de
sport (p. 176), signes de jeunesse, de confort et de détente,
qui alimentent aussi la réflexion autour du corps et de la per-
formance. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’utilisation
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Le catalogue de Marche et Démarche propose ainsi une
cartographie des effets produits par les chaussures sur le
corps humain et des différentes démarches engendrées. Les
questions d’ergonomie sont dès lors centrales : trop grandes,
trop petites ou trop étroites, les chaussures ne vont pas sans
contrainte ni inconfort. Les chaussures doivent-elle se faire
au pied ou bien est-ce le pied qui doit se faire à la chaussure ?
L’ histoire semble aller dans le sens de la première pro-
position – celle d’un infléchissement de la chaussure par
le corps. Dans un texte de Bastien Salva, on apprend ainsi
qu’au XIXe siècle, la marche étant devenue un loisir, la chaus-
sure se voit repensée par les cordonniers pour plus de soli-
dité. Car si les chaussures masculines sont depuis longtemps
coupées dans du cuir solide, celles des femmes – pensées
pour un usage domestique et rarement utilisées à l’exté-
rieur – sont encore réalisées, au début de ce siècle, dans des
matières très fragiles et ne peuvent donc résister au moindre
déplacement (p. 54) : il faudra que la chaussure féminine
associe cuir et talon pour que, progressivement, les femmes
puissent arpenter la rue. Les cordonniers réfléchissent à la
même époque à améliorer l’hygiène et l’isolation des chaus-
sures, ainsi que la respiration des pieds, leurs recherches
les conduisant à déposer plusieurs brevets. Dans le même
temps, une réflexion sur la podologie et la physiologie des
pieds est menée pour faciliter la marche, notamment par
William Scholl à partir de 1899 aux États-Unis, puis en Italie,
un siècle plus tard, par la société Geox. Le confort était aupa-
ravant synonyme de « relâchement suspect » (p. 62) ; il devient
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aux États-Unis par les jeunes dans les années 1990 avant de
défiler sur le podium lors d’une présentation Céline en 2013
et Valentino en 2019.
Mais, à l’opposé de cette recherche de confort, de nom-
breux souliers demandent au pied de s’adapter à leur forme,
plutôt que l’inverse. Ces chaussures, non pensées pour conve-
nir au pied, ne visent ni le confort ni la fonctionnalité mais une
esthétique originale, et contraignent fortement la démarche,
jusqu’à pouvoir être considérés comme impraticables. Yanis
Cambon signe ainsi un texte sur les « chaussures impor-
tables » (p. 202). Les objets qu’il examine sont d’abord liés,
depuis le XVIIIe siècle, à un érotisme de la contrainte incarné
notamment par les cuissardes hautes et lacées. Ils deviennent
au XXe siècle le lieu d’expérimentations stylistiques poussées.
Paco Rabanne propose dès 1965 des chaussures futuristes,
à l’image de ses vêtements réalisés dans des matériaux tels
que le métal et le plastique. Cet usage inédit de matériaux
produit des chaussures aux formes nouvelles, qui induisent
aussi « de nouvelles manières de se mouvoir, de s’asseoir et
de déambuler » (p. 209). D’autres créateurs, plus près de
nous, ont inventé de nouvelles chaussures impraticables.
C’est le cas d’Alexander McQueen, qui propose les Armadillo
Boots en 2010 : des chaussures d’un nouveau genre, imagi-
nées pour des hommes et des femmes ayant dû évoluer, après
l’apocalypse environnementale, pour s’adapter à un environ-
nement différent – celui de la mer. Inspirée par les ballerines
mais surélevées de 30 cm, ces chaussures ressemblent à une
tête de monstre marin antédiluvien. Si elles constituent une
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constituent surtout une interface symbolique entre leur corps
sacré – dépositaire du pouvoir des dieux – et le sol. Un texte
de Nicolas Garnier, abordant le cas des îles du Pacifique où
l’habitude a été prise de marcher pieds nus, illustre comment
cet aspect symbolique peut aussi être revêtu par l’absence
de chaussures. Décrite comme un trait culturel propre à ces
pays, cette absence de semelle entre le pied et le sol permet à
l’homme d’affirmer sa présence dans le monde en lien direct
avec son environnement : « L’ empreinte du pied sur le sol
marque la présence réelle de la personne : elle est en tant que
telle continuation du corps dans le paysage » (p. 78).
Le livre explore l’histoire d’autres chaussures symboles,
des souliers qui sont pensés comme signes de féminité, de
sexualité ou bien de pouvoir masculin… S’intéressant aux
chaussures à talons, plusieurs textes montrent ainsi com-
ment les déclinaisons formelles, matérielles et chromatiques
de leurs bouts, semelles et talons au cours de l’Histoire ont
souvent reflété le genre, et le rôle qui lui est associé, de leurs
porteurs. Un texte de Saga Esedin Rojo examine la façon
dont, chez les femmes, la démarche instable produite par les
chaussures à hauts talons revêt une connotation sensuelle et
sexuelle (p. 97). Au-delà même de leur talon, et du fétichisme
qu’il catalyse, les chaussures « féminines » se démarquent
par leur petite taille, un thème exploré par plusieurs textes
de Denis Bruna (p. 113-137). Des pieds des femmes han,
en Chine, bandés pour empêcher leur croissance, selon une
tradition qui remonterait au XIe siècle, aux souliers féminins
occidentaux particulièrement menus des XVIIIe et XIXe siècles,
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bouger et de nous déplacer – donc sur tout notre rapport sen-
sible au monde. L’ exposition mettait en pratique cette idée, en
proposant à ses visiteurs un « salon d’essayage », où enfiler
poulaines, chopines ou chaussures compensées. On pouvait
alors véritablement faire l’expérience du port des souliers
dont l’exposition et son catalogue retracent l’histoire.
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(le fait de porter la chaussure et donc de mettre en contact
notre peau avec elle), pour montrer comment, par l’usage,
chaussures et chaussé ne forment plus qu’un. Portant nos
souvenirs, associée à des moments de vie particuliers, la
chaussure est comme un prolongement de nous-mêmes.
Différent dans son approche de la chaussure comme
dans ses objectifs de recherche, ce livre complète le livre
Marche et Démarche : il substitue à une approche historique
des pratiques collectives une approche phénoménologique
à la première personne, donc, une histoire personnelle et
intime de la chaussure portée. Allant au plus près de la bio-
graphie de la chaussure, il la fait vivre, sentir, ressentir et
se souvenir. Avec Sampson, la chaussure n’est plus un objet
indifférencié mais individué. La structuration de l’ouvrage en
huit chapitres suit d’ailleurs une belle idée : l’auteure aborde
les différentes étapes de la vie d’une chaussure : « conduisant
le lecteur de l’acquisition à son utilisation et son port jusqu’à
son entretien et sa réparation. Il explore ensuite les consé-
quences matérielles de l’usure, les plis et les éraflures qui
sont des traces d’usage. Enfin, il explore la chaussure loin du
corps, la chaussure vide dans les archives, les galeries ou les
mémoriaux » (p. 15, notre traduction).
Ancré dans la tradition britannique des material studies,
le livre n’évoque pas la chaussure comme signe de distinc-
tion sociale, professionnelle, ou encore comme symbole ou
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Comment comprendre la mode et les chaussures si on n’en
expérimente pas l’usage et l’usure ? Comment appréhender
cette double peau constituée par le vêtement sans vivre cette
double peau et tenter d’en comprendre les effets ? La marche,
comme le port des chaussures, sont entendus par l’auteure
comme des méthodes de recherche par la pratique à part
entière comme le sont la pratique de la couture, du dessin
ou de la photographie menée par un chercheur dans le cadre
d’un travail de recherche (p. 33). Ellen Sampson explique
avoir opéré un changement de focale : la chaussure était pour
elle objet d’observation, elle est devenue partie prenante de
sa réflexion ; cette démarche a été suivie par de nombreux
« fabricants-chercheurs » (p. 37), le terme s’appliquant aussi
bien aux designers et créateurs qui ont entrepris des tra-
vaux de recherche pour alimenter leur pratique qu’à certains
chercheurs qui se sont mis à la broderie, par exemple, pour
mieux comprendre les procédés à l’œuvre dans la mode. Le
port de la chaussure, en tant que pratique de recherche met-
tant à contribution le corps du chercheur lui-même, ouvre
ainsi de nouvelles voies à la connaissance de la mode et du
textile, mettant notamment en lumière de nouveaux espaces
et situations où le corps, le vêtement et la psyché se ren-
contrent (p. 23).
Alors que le catalogue du musée des Arts décoratifs se
veut un archived-based work, le livre de Sampson se veut
ainsi un wearing-based work, un practice-based work.
Dans la lignée des travaux de Marcel Mauss sur les « tech-
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rellement autant que symboliquement. Dans « The Cleaved
Garment : The Maker, the Wearer and the “Me and not Me” of
Fashion Practice » (p. 114), elle explore plus précisément ces
manières selon lesquelles individus et chaussures « s’entre-
mêlent », les uns et les autres ayant leur propre agentivité.
L’ une des idées fortes qui habitent ce livre est bien celle de
la réciprocité d’affect du corps et de la chaussure. Les por-
teuses et porteurs de chaussures, en marchant en modifient
l’état et la forme, tandis que les chaussures affectent le corps
de l’individu qui les portent, sa gestuelle, son allure.
Cette idée est approfondie dans le chapitre « The Empty
Shoe : Imprint, Memory and the Marks of Experience »
(p. 138), qui explore les différentes traces matérielles laissées
par la chaussure et la marche sur le corps humain (ampoules,
blessures…), et celles laissées par ce corps sur la chaussure
(éraflures, plis, taches, trous…) – ces différentes traces deve-
nant autant de registres des expériences vécues tant par le
corps que la chaussure et enregistrant le passage du temps.
Convoquant Freud et ses Notes sur le bloc-notes magique
(1925) (p. 155), Ellen Sampson présente les chaussures non
pas comme étant des objets ornant le corps, mais comme
devenant, au fur et à mesure qu’elles sont portées, des pro-
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mnémonique, chargées d’expériences, de vécu, et pour cela
souvent, nous touchent, nous émeuvent. Au prisme de la
théorie de l’affect de Gilles Deleuze et Félix Guattari 4 et de
celle de l’authenticité de Walter Benjamin 5, le livre montre à
quel point les chaussures comme les vêtements constituent
des lieux de mémoires, des « lieux d’affects » (p. 168).
L’ ouvrage d’Ellen Sampson pousse donc dans ses der-
niers retranchements la logique développée par Marche et
Démarche : on peut bien faire l’histoire du vêtement porté, et
même faire du « porté » une méthode à part entière. L’ histoire
de la chaussure devient alors histoire de paires de chaus-
sures singulières, aussi individuées que leur porteur. Elle
devient une chronique, une narration à la fois phénoménolo-
gique et psychanalytique, le journal intime d’un rapport sen-
sible au vêtement, au jour le jour.
Sophie KURKDJIAN
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réserve aux choses cosmétiques, même quand elle se penche
sur des objets visuels – et qui prend la forme d’une espèce
de renoncement affleurant toutes les fois où l’on invoque
une parure qui ne serait « pas purement décorative », ou pas
« simplement ornementale » ; comme si l’acte de porter une
parure perdait toute épaisseur ou toute consistance hors de
ses usages sociaux, rituels, politiques, hors de ses significa-
tions identitaires. Mais qui peut croire que la décoration soit
une chose « pure » ou l’ornementique une chose « simple » ?
Tout se passe comme si le geste de porter lui-même, comme
acte décoratif et plus singulièrement comme fait cosmétique,
échappait au questionnement anthropologique. Du côté du
domaine du droit, cette fois, c’est une même insignifiance qui
disqualifie le port : quand les juristes pensent la propriété,
c’est pour lui donner un statut juridique opposé à la pure et
simple détention empirique – porter sur soi, tenir à la main,
relevant du seul fait. Quant aux lois somptuaires, si elles per-
mettent de penser sous une même unité tout un ensemble de
pratiques vestimentaires, cosmétiques, alimentaires, mobi-
lières, etc., elles ne concernent que le champ d’application
juridique de ce qui est licite ou illicite de porter ; par là même,
elles semblent davantage justifiées par des motivations éco-
nomiques et morales de restriction du luxe.
Décollements cosmétiques
C’est presque un fait d’évidence : une parure ne se
confond pas avec celui qui la porte. Si organiques que soient
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dire comme un rayonnement de celle-ci. […] On peut parler
d’une radioactivité de l’être humain : autour de chacun il y a
pour ainsi dire une plus ou moins grande sphère de valeur
rayonnant à partir de lui, dans laquelle tout autre personne,
qui a affaire avec lui, s’immerge – une sphère en laquelle des
éléments physiques et spirituels s’entremêlent de manière
inextricable. […] Les rayonnements de la parure, l’attention
sensuelle qu’elle suscite, confèrent à la personnalité une telle
extension, voire un tel accroissement de sa sphère, qu’elle est
pour ainsi dire plus lorsqu’elle est parée 1. »
Peut-être le port d’une parure a-t-il quelque chose à voir
avec un élargissement ou une augmentation, mais certai-
nement pas dans les termes que propose Simmel, à savoir
une extension homogène entre le corps et la parure. C’est
ne pas voir la profonde hétérogénéité qui vient s’entremettre
entre le substrat corporel et la parure. L’ exemple des coiffes,
parmi tant d’autres, est tout à fait éloquent : du simple bon-
net aux couronnes, aux plus extravagantes coiffes à cimier
(qu’il s’agisse des heaumes médiévaux comme des coiffes
à cimier des Kayapo d’Amazonie), on assiste à une espèce
de décollement, d’élan vers la forme inorganique, qui certes
conserve de l’organicité de la tête le principe sculptural d’un
développement en volume, mais qui tire de mille façons
vers une plasticité totalement étrangère à cette morpholo-
gie hémisphérique (la rotondité du crâne), notamment en
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les courbes organiques des muscles 2. » Et à sa façon, même
Simmel reconnaissait à la parure une élégance d’autant plus
marquée qu’elle produisait un « trait d’impersonnalité », une
« sphère d’abstraction autour de l’individu » – mais principa-
lement en vertu des propriétés formelles et matérielles du
bijou de pierre ou de métal, le vêtement et plus encore le
tatouage se voyant davantage « étroitement liés au corps 3 ».
Subtilité de la parure
Pourtant, ce caractère disruptif 4 de la parure portée,
cette inadéquation dans le port ne tiennent pas fondamen-
talement à des propriétés formelles ou matérielles ; celles-ci
sont plutôt la conséquence de la subtilité du port. En effet,
l’amovibilité de la parure, si elle en est bien une caractéris-
tique essentielle au sens d’une potentialité de retrait, d’enlè-
vement ou d’extraction, de sorte qu’il n’y a pas de port sans
export, doit toujours s’entendre subtilement en ceci qu’elle
n’a aucune objectivité ou objectalité. Car en vérité, la porta-
bilité ne concerne pas tant des objets – vêtements, bijoux,
accessoires, etc. – que des apparences, qui précisément ne
sont ni objectives, ni subjectives : elles ne se confondent pas
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vent sa dépouille (spoliis) flottante garnir les broussailles 5 »,
l’image a dès lors moins à voir avec un travail artistique de
projection qu’avec la parure animale et sa foncière expres-
sivité, autant dire sa capacité de s’extraire, de se détacher
de la corporéité organique. Certes, à la lettre de la théorie
lucrécienne, l’apparence est encore matérielle, puisqu’elle est
toujours faite d’atomes ; mais c’est une couche extrêmement
fine et ténue puisqu’elle n’a qu’un seul atome d’épaisseur 6. À
la rigueur, on dira que c’est une pure surface : une étendue
sans épaisseur, sans corps.
Non par hasard, ce sont les peintres les plus attachés à
la chose cosmétique qui auront le plus œuvré avec ces sur-
faces subtiles et qui auront le mieux su arracher aux corps
leur apparence – exactement d’ailleurs comme le De rerum
natura, poème matérialiste, cherche par tous les moyens
à pulvériser la substance matérielle. Quand Manet a cette
phrase magnifique : « Le corset de satin, c’est peut-être le
nu de notre époque 7 », il ne vise pas un objet de la repré-
sentation (le corset comme motif à peindre), même pensé
comme catégorie artistique (faire « du corset » comme on fait
« du nu »). Il vise une image, une surface subtile, interstitielle
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Dans son Cours sur la perception de 1964-1965, Gilbert
Simondon allait même jusqu’à formuler l’hypothèse que le
développement des arts pourrait être corrélé au détachement
de « stimuli supra-normaux » (l’intensification de certaines
qualités ou formes propres aux êtres vivants – par exemple
la taille et la couleur –, travaillant pour leur propre compte).
Or, pour la phylogenèse culturelle humaine, c’est clairement
le domaine de la cosmétique qui se voyait convoqué pour
le développement de tels stimuli : « Le vêtement, la coiffure,
stylisent l’allure visuelle de l’être humain et peuvent consti-
tuer des stimuli supra-normaux, par exemple en accentuant
le dimorphisme sexuel apparent ; l’usage du fard agit dans le
même sens ; la perception des classes d’âges peut, elle aussi,
être accentuée par le procédé des stimuli supra-normaux 8. »
À un point tel que Simondon pouvait envisager l’avènement
de l’art comme une forme de libre jeu donné à ces stimuli,
autant dire à des intensités libres, détachées d’objets ou de
formes corporelles venant particulièrement affecter la per-
ception : « On pourrait même se demander, en un certain
sens, si les arts ne contiennent pas un usage de stimuli supra-
normaux, détachés de l’objet porteur et développés à l’état
pur par l’activité de l’imagination créatrice ; ce serait la voie
par laquelle les arts se rattachent à un mode primitif, non-
objectif, de relations à l’objet, et comportent quelque chose
d’affectif et d’émotif, sans pourtant correspondre au premier
Port et métaphore
Alors que l’histoire de la parure, et tout particulièrement
du vêtement, s’éprouve souvent comme une histoire de corps
à corps, de corsetage, par quoi le port devient une contrainte
formelle subie par les corps (à l’image des déformations crâ-
niennes, podales, de la taille, etc.), la subtilité cosmétique
que l’on cherche à décrire ne saurait se confondre avec une
orthopédie physique 10. Elle a bien plutôt à voir avec une
sorte d’extraction de l’apparence. Or, ce n’est justement qu’en
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désubstantialisant l’objet du port que l’on peut mieux sai-
sir ses liens étroits avec la métaphore. Les historiens ont
bien remarqué que le vêtement aura fourni nombre de méta-
phores pour dire l’apparence d’un corps, tout particulière-
ment sur le temps long du Moyen Âge, de l’Antiquité tardive
au moins jusqu’au XVIe siècle 11 : l’âme comme vêtement du
corps, bien sûr, mais encore la mort, la Grâce ou le baptême
lui-même peuvent s’entendre dans les termes d’un vêtement
à porter ; en fin de compte, c’est le Christ lui-même qu’il s’agit
de revêtir. Il faut souligner le caractère non vestimentaire de
tout ce qui est ici porté – et d’ailleurs extrêmement hétéro-
clite –, mais surtout son irréductibilité à toute portabilité
objective, sa totale hétérogénéité au regard d’une forme cor-
porelle humaine.
Sont-ce vraiment là des métaphores ? La question est en
effet de savoir si le sens métaphorique du vêtement ne serait
pas plutôt à mettre au compte d’un plus fondamental sens
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d’échapper à un régime langagier métaphorique pour toucher
le fond d’un sens premier ou originaire – leçon de Derrida et
de sa critique d’un sens qui serait propre, d’une signification
parfaitement adéquate à son champ d’application 12. Insis-
ter sur la dimension vestimentaire de la métaphore, c’est au
contraire la rendre littérale, c’est dévoiler sa littéralité. Mais
« littéral » ici ne veut justement pas dire « propre ». La littéra-
lité cosmétique de la métaphore tient plutôt à son impropre,
à son expropriation – en un mot à l’extériorité du sens, à
sa capacité de faire se lever un hétérogène, de produire une
rencontre imprévue entre deux domaines – en l’occurrence
figure de style et parure. Et cela n’est possible que si le sens
se porte, que si le sens est toujours inadéquat, extérieur à ce
qui le porte, que s’il ne se confond pas avec son substrat 13.
À leur façon, il est peut-être revenu aux peintres d’en
faire leur grande affaire : à savoir convertir la métaphore
vestimentaire en littéralité plastique, par laquelle elle devient
une histoire de couleur, de surface, de dramaturgie corporelle
ou spatiale… Qu’est-ce par exemple pour un Christ, dans telle
Flagellation de Rubens ou tel Ecce Homo de Tintoret, que
s’afficher en roi ? Certainement pas revêtir un drap pourpre
La parure en soi
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Toujours insiste la difficulté de penser l’extériorité de
la parure, d’éprouver son aptitude à se tenir, à exister en
soi. Cela ne s’oppose en rien au potentiel de port, bien au
contraire, si tant est que le port devienne lui-même indépen-
dant d’un sujet porteur, autonome au regard de tout appa-
reil de support. Toutes les pratiques de capture cosmétique
– ce que la notion de trophée pourrait recouvrir – l’attestent
avec force : la parure se prend et ne peut se porter que parce
qu’elle a été arrachée, soustraite à un corps, à un individu
– pas nécessairement un ennemi. Tout cela mériterait bien
entendu de longs développements historiques et anthropolo-
giques : de la mythologie amazonienne (mais en réalité pan-
amérindienne) de l’origine des parures, arrachées à la peau
d’un monstre cannibale, à toutes les pratiques de chasse
aux têtes (réduites ou non) ou de scalpation ; du mythe de
la Toison d’or à la guerre de Troie – deux guerres ou expé-
ditions menées pour un ornement (une peau de bélier, une
femme) ; ou encore de la prise du drapeau sur le champ de
bataille aux spolia de la Rome antique (armes, œuvres d’art,
éléments cultuels ou architecturaux exposés comme monu-
ments publics). Dans tous ces cas, la parure ne tient que
par son extraction, par sa disponibilité pour un port. Mais
pourquoi alors ne pas ajouter encore la place fondamentale
qu’occupe le costume dans les comics de superhéros amé-
ricains : Spiderman, Superman et autres Batman n’existant
que par leur costume et se confondant avec lui, parce que
leur costume existe ou subsiste hors de la personne qui le
porte, et même d’une certaine façon, la précède et lui survit ?
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porté par un prédicat non plus dépendant d’un sujet, mais
par un prédicat en soi, par un exprimable incorporel (lekton)
décrivant les manières d’être des corps toujours distinctes
des corps eux-mêmes.
À sa façon, le grand zoologiste Adolf Portmann ne disait
pas autre chose quand pour penser le statut des apparences
animales, il insistait sur la distinction nécessaire entre deux
plans de l’existence animale : celui de la physiologie et du
métabolisme, et celui de l’apparaître ou de l’auto-présen-
tation (Selbstdarstellung), tout aussi vital ; et plus encore
quand il envisageait l’hypothèse de la sujétion du premier
au second, comme si les êtres vivants étaient d’abord des
apparences en quête de leur support organique. « Dans cette
perspective, d’innombrables caractères négligés du vivant
acquièrent une dignité nouvelle, alors qu’ils étaient considé-
rés jusque-là comme accessoires. Et s’ils étaient l’essentiel ?
Si les êtres vivants n’étaient pas là afin que soit pratiqué
le métabolisme, mais pratiquaient le métabolisme afin que
la particularité qui se réalise dans le rapport au monde et
l’auto-présentation ait pendant un certain temps une durée
dans le monde 14 » ? Qu’est-ce à dire sinon que les appa-
rences animales, littéralement, se portent, et que si elles ont
besoin de durer « un certain temps dans le monde », c’est
bien parce qu’elles ne peuvent se décalquer sur des formes
Port et personne
N’est-ce pas au fond le statut de la personne qui s’en
trouve passablement transformé ? Ce sont traditionnellement
les notions de corps, d’individu ou de personne qui sont
convoquées pour saisir quelque chose comme un sujet du
port, un support du port. Mais n’est-ce pas plutôt l’inverse,
à savoir : est-ce que « personne » ne pourrait pas justement
nommer la disponibilité de port d’une parure, indépendam-
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ment de son sujet porteur ? Historiquement, on n’ignore pas
que la personne a pris tardivement le sens subjectif qu’on lui
reconnaît ordinairement – tant au sens de substrat (dès le
Moyen Âge en réalité, notamment avec Boèce) qu’à celui de
sujet de la conscience (avec Locke). Mais c’était là d’une cer-
taine façon totalement contrevenir au sens originaire – latin –
de la persona, qui comme l’on sait trouve son sens en un
contexte théâtral et signifie d’abord le masque porté ou le
rôle. Mais la réalité est bien plus riche. En contexte oratoire
et politique, et tout particulièrement chez Cicéron, persona
renvoie d’abord à l’ensemble des caractéristiques, des attri-
buts, des qualités ou des charges qui à la lettre se portent
(personam gerere). Ainsi, quand Cicéron parle de « sa per-
sonne », cela « ne correspond pas à son “caractère” ni à une
identité intrinsèque à sa personne [au sens subjectif], mais à
une posture, une image de soi. Puisqu’on peut en changer ou
l’ôter, la persona est extérieure à celui qui la porte, elle ne le
définit pas de manière essentielle et permanente 15 ». En un
sens plus politique encore, la persona renvoie directement
à la charge publique (la personne de la cité, « persona civi-
tatis », la personne du magistrat « magistratus persona »),
autant dire à une entité abstraite et impersonnelle qui ne
peut se confondre ou s’incarner dans l’individu porteur. C’est
au contraire la charge elle-même qui est port.
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« ordre gestionnaire » ne renvoie pas à autre chose qu’à la
nature portative du patrimoine qui, en tant que tel, ne se
décalque pas sur une individualité (« le droit reconnaissait
autant de personnes que de patrimoines, plutôt que d’indi-
vidus »). Plus généralement, on voit bien que la personne
comme unité patrimoniale fait sens du côté d’une conception
originale de la propriété : la personne se détermine comme
unité possessive en soi, comme domaine propre, comme
ensemble de propriétés.
En quoi tout cela regarde-t-il le port ? En ceci que le port
cosmétique s’en trouve encore déplacé. Car il ne suffit plus
de souligner l’extériorité de la parure au titre d’une critique
de la logique attributive. Au contraire, le port peut désormais
s’envisager comme attribut ou attribution, mais en un sens
qui n’a plus rien à voir avec le modèle attributif de la prédi-
cation tel qu’on le connaît depuis Aristote, où l’attribut est
toujours un être-à – à savoir en un sens réellement possessif
supposant une antériorité de l’avoir sur l’être 17 : se définir
par ses propriétés, c’est exister par cela même que l’on porte.
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intransitivité constitutive, son « abstraction creuse » comme
disait Gabriel Tarde 19, pour gagner en consistance, au profit
d’un avoir plus profond.
Bertrand PRÉVOST
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Barbara Burman et
Ariane Fennetaux New Haven,
The Pocket Yale University Press,
A Hidden History of 2020, 264 p.
Women’s Lives
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sur cette exclamation – cette incantation ? – que le sociologue
Jean-Claude Kaufmann commençait en 2011 son ouvrage Le
Sac. Un petit monde d’amour. Après d’autres chercheurs
comme Kelley Styring (In Your Purse. Archeology of the Ame-
rican Handbag, 2007), après des artistes comme Pierre Klein
(« Elles vident leur sac », 2010), le sociologue du quotidien
ouvrait cet accessoire banal et pourtant essentiel qu’est le sac
à main. Il l’ouvrait avec les précautions nécessaires à l’explo-
ration d’un objet dans lequel une main étrangère ne plonge
pas sans un confus sentiment d’interdit. « Rien de si extraor-
dinaire dans mon sac et pourtant, l’idée qu’un(e) inconnu(e)
le fouille, ait accès à son contenu, me rend malade. Comme
si il ou elle allait lire dans mes pensées, comme si cela me
rendait vulnérable. La force de Samson était dans ses che-
veux, celle de Dalila est dans son sac », affirmait une certaine
Valmontine au cours de l’enquête. C’est que le sac à main
est, selon l’expression de Kaufmann, une « extension de soi ».
Jusqu’à « sentir Maman », dans les souvenirs olfactifs d’une
petite fille devenue grande.
Constitutif du sujet féminin contemporain, le sac à main
n’a pas toujours fait partie de la garde-robe des femmes. Son
rôle tant pratique que psychique était cependant tenu par
un autre accessoire, tout aussi incontournable dans les ves-
tiaires féminins européens des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. En
effet, des années 1660 au moins jusqu’aux alentours de 1900,
toutes les femmes ont porté sur elles des poches amovibles
dans lesquelles elles glissaient un nombre incroyable d’objets
du quotidien. Ces vastes poches de forme oblongue, dotées
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C’est cet accessoire omniprésent sous les jupes des
femmes d’alors et pourtant oublié par l’histoire que Barbara
Burman et Ariane Fennetaux entendent à leur tour « faire par-
ler » dans leur passionnant ouvrage The Pocket. A Hidden
History of Women’s Lives. Les deux historiennes ont mené
l’enquête en croisant des sources variées : un vaste corpus
matériel de près de 390 poches conservées dans différents
musées et collections, de nombreuses archives (en particu-
lier le fonds de la cour criminelle de l’Old Bailey de Londres)
et des œuvres littéraires. La très belle iconographie de l’ou-
vrage reflète cette diversité en offrant au regard des lectrices
et lecteurs 160 images qui leur permettent de visualiser ces
poches et les détails de leur conception, mais aussi leur
contenu, les façons de les porter ou bien encore quelques
archives manuscrites évoquant leur usage.
Levons tout de suite une ambiguïté. The Pocket n’est pas
un ouvrage réservé aux experts de l’histoire du vêtement et
de la mode, une étude sur un sujet de niche destinée à com-
bler une lacune dans le grand catalogue des éléments ayant
composé le vestiaire d’autrefois. L’ ambition des auteures est
tout autre puisqu’elles aspirent à écrire une histoire sociale
et culturelle de la vie des femmes britanniques aux XVIIIe et
XIXe siècles en prenant pour point d’entrée un accessoire situé
à l’articulation de la vie sociale, professionnelle, familiale et
affective de ces femmes. Dans une dialectique du détail et de
l’ensemble, elles démontrent que la focalisation sur un petit
objet ouvre d’innombrables perspectives pour appréhender
avec plus de justesse le rôle des femmes comme ménagères,
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tendre, quatre ans pour la fille de Charlotte Papendiek en
1786 (p. 67). Les séances de couture se faisant souvent en
compagnie d’autres femmes, elles étaient l’occasion d’une
transmission informelle des compétences techniques et un
moment privilégié de discussion. On attendait alors de ces
enfants que, dans le calme et la concentration requis par la
réalisation de leur ouvrage, elles acquièrent le comportement
et les compétences d’une bonne ménagère éprise de netteté et
de bonne gestion des ressources domestiques.
Barbara Burman et Ariane Fennetaux ne tombent cepen-
dant pas dans le piège d’une lecture simpliste qui ferait de
l’apprentissage de la couture une technique de domestication
des femmes, d’incorporation fatale de la soumission. Dans
la lignée d’un courant historiographique bien ancré chez les
historiennes anglophones, elles donnent à voir l’ambiguïté de
ces pratiques, entre intégration des valeurs d’une féminité
que l’on entend cantonner autant que possible à la sphère
domestique et déploiement d’une créativité et d’une agency
féminines très éloignées de la réduction au silence 1. La capa-
cité des femmes à s’emparer d’un exercice convenu pour en
faire une occasion d’exprimer leur sensibilité se lit sur les
poches elles-mêmes. Le choix des tissus, des motifs à broder,
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fière de Vincenzo Lunardi à Londres en 1784 – et la réalisa-
tion quelque peu malhabile de la broderie par Mary Hibberd.
Ailleurs, des poches en patchwork démontrent comment ges-
tion prudente des ressources textiles de la maison et créa-
tivité pouvaient s’allier pour donner naissance à des objets
textiles originaux (p. 62-63).
Sa fabrication domestique permettait en outre une par-
faite adaptation de la poche à l’usage qu’allait en faire sa
porteuse. En dehors même des considérations de goût et
d’esthétique, celle-ci optait pour des matériaux, des détails
de coupe ou de finition correspondant à ses besoins. Elle pri-
vilégiait en règle générale un tissu solide mais suffisamment
doux pour ne pas générer des frottements érosifs contre le
tissu des jupes et jupons. Elle apportait un soin tout par-
ticulier aux liens qui lui permettraient de nouer sa poche,
renforçant cette partie stratégique de l’objet, dont la solidité
était une garantie contre la perte de tout son contenu, et à
l’ouverture, très sollicitée par le passage fréquent de la main
à chaque ouverture. Mais plus encore, elle pouvait adapter
sa poche à ses besoins en aménageant des compartiments
internes qui faisaient de cet accessoire ce que Michel de
Certeau appelait un « espace pratiqué » (p. 113). En cousant
des poches dans la poche ou en aménageant des espaces dis-
tincts à l’aide d’épingles savamment disposées, la porteuse de
la poche en organisait l’espace. Ces compartiments et replis,
joints à l’usage extensif de petites boîtes (tabatières, boîtes à
râpe, étuis divers…), de nécessaires à couture, de bonnets
ou mouchoirs repliés sur quelque menu objet, créaient ce
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des XVIIIe et XIXe siècles en ce qu’elles leur permettent d’avoir
toujours sous la main les objets nécessaires à leurs inter-
actions sociales. Quelques objets en particulier prennent
place à la fois dans les poches des femmes et dans la gram-
maire matérielle de leur vie sociale. Il en va ainsi des clés
(de la maison, du portail du jardin, des meubles de range-
ment…), symboles s’il en est de leur rôle de gardiennes du
foyer. Dans des espaces domestiques fréquemment partagés
avec des locataires, des apprentis, des serviteurs, la défini-
tion d’espaces privés protégés par une serrure était perçue
comme une nécessité absolue. Aussi la bonne ménagère ne
se séparait-elle jamais de son trousseau, à l’instar d’Olivia
Harrington, une veuve qui, à la tête d’une large maisonnée
et d’un hôtel, ne se sépara jamais de sa poche pleine de clés,
pas même en 1777 lorsqu’un cancer du sein la cloua au lit
et l’obligea à y recevoir des emplâtres à la ciguë (p. 123).
Les poches féminines recelaient aussi les pièces de monnaie
nécessaires aux emplettes quotidiennes… et parfois même
un véritable trésor, caché des années durant aux yeux du
mari dans un repli astucieusement aménagé (p. 192-193).
Elles accompagnaient bien sûr l’activité professionnelle, celle
des marchandes, amenées à manipuler en permanence des
pièces, ou celle de patronnes gardant toujours sur elles leur
petit livret de comptes.
Par leur contenu, les poches contribuaient aussi à la
régulation des apparences féminines. On apprenait en effet
très tôt aux filles à toujours avoir dans leur poche un petit
nécessaire à couture comportant aiguilles, fil, rubans et
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liés aux usages d’une sociabilité élitaire et ces objets nou-
veaux trouvèrent naturellement leur place au fond des poches
des femmes – Gianenrico Bernasconi a bien mis en évidence
la vitalité de ce secteur économique soutenu par l’inventi-
vité technique des producteurs, par la soif de nouveauté des
consommateurs et consommatrices, et par l’intensification
des mobilités au siècle des Lumières 2. En visite, une femme
avait à portée de main les pièces destinées à payer un fiacre
ou à donner un pourboire aux domestiques, mais aussi des
cartes de visite et un petit nécessaire à écrire pour laisser
un mot en cas d’absence de la personne visitée. Des livres
ou magazines de petit format permettaient aux femmes dis-
tinguées de vérifier d’un coup d’œil quelques règles de poli-
tesse, de consulter un almanach pour connaître les tarifs
des cochers ou de montrer à leurs amies quelque gravure de
mode pour en discuter l’élégance. Petites bouteilles de par-
fum et jumelles de théâtre trouvaient elles aussi le chemin
des poches. Lors d’un séjour à la campagne, les femmes de
l’élite disposaient d’une autre gamme d’objets et ouvrages
à glisser dans leur poche pour les accompagner en prome-
nade, romans en format in-12°, petits ouvrages de botanique
(comme le bien nommé Germany’s Flora, or A Botanical
Pocket-Companion for the Year 1791), matériel d’écriture
ou de dessin et même microscopes de poche ! L’ essor du
tourisme ne fit qu’amplifier le phénomène et ranima même
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forte charge émotionnelle. Dans ses « confessions », rédi-
gées en 1638, Elizabeth Isham, une femme de la gentry du
Northamptonshire, dit l’importance qu’avait eue, dans le
développement de sa foi, un papier portant les épîtres de saint
Jean qu’elle avait trouvé enfant et qu’elle conservait plié dans
sa poche pour l’en sortir à sa guise et y trouver sa nourriture
spirituelle (p. 192). Papiers personnels, lettres d’amour, por-
traits de l’être aimé, souvenirs sentimentaux trouvaient dans
les poches un écrin à la hauteur de leur préciosité. Elles abri-
taient les cadeaux échangés entre amies proches, comme la
mèche de cheveux et le mouchoir brodé que s’étaient mutuel-
lement offerts Jane Pollard et Dorothy Wordsworth en 1788
(p. 200). Les poches, confectionnées avec tout le soin dû à
la plus tendre amitié, pouvaient elles-mêmes faire office de
cadeau et, lorsqu’elles étaient portées, rappeler quotidienne-
ment, de façon très concrète, l’intensité du lien amical.
Dès lors, on comprend mieux la vivacité de la réaction
de certaines femmes à la perte de leurs poches. Dans son
journal, la jeune Sarah Hurst notait la terrible angoisse qui
l’avait saisie au retour d’une sortie à cheval, en juillet 1759,
lorsqu’elle s’était aperçue qu’elle n’avait plus sa poche. Elle
ne pleurait pas tant pour ses quelques pièces de monnaie
ou son nécessaire de couture que pour son journal et les
deux portraits miniatures d’elle et de l’homme qu’elle aimait,
Henry Smith. Bien qu’assez réticent quant à la concrétisation
de l’idylle, le père de Sarah prit suffisamment au sérieux le
désespoir de sa fille pour partir à quatre heures du matin
à la recherche de la poche perdue et la rapporter intacte à
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surface du corps, une intériorité – réelle ou mise en scène. À
la fois expressions de la personnalité de la porteuse, lieux de
préservation de son intimité et auxiliaires indispensables de
sa vie sociale, les poches unissent dans leur espace matriciel
monde intérieur et monde extérieur.
Leur histoire débouche sur une histoire du genre et de
ses transcriptions matérielles, dans toutes ses nuances et
ses contradictions. Leur contenu renseigne sur des rôles
sociaux bien définis, mais aussi sur la façon dont ces rôles
sont endossés – et parfois subvertis – par des femmes de
chair et d’os, traversées de besoins, d’envies, de sentiments
et d’affects. La poche, comme objet produit par des mains
féminines, peut laisser entrevoir la lassitude et l’ennui d’une
couturière n’ayant que peu de goût pour la maîtrise de cet art
jugé indispensable à son sexe. À l’inverse, elle peut mettre
en évidence le talent et la créativité d’une experte désireuse
de faire d’un accessoire banal du vestiaire féminin sa poche.
C’est toute la force de la démarche des auteures que d’accor-
der une grande attention à la netteté d’un point, à la qua-
lité d’une reprise ou à l’adaptation d’un modèle, considérées
comme autant de marques de compétence et d’expression de
la personnalité. La recherche fondée sur l’étude de l’objet lui-
même, bien ancrée dans le monde universitaire anglophone
– mais plus timide chez les spécialistes de langue française –,
prouve ici encore qu’elle permet de faire résonner les voix
de celles qui n’ont pas laissé de traces dans les archives ni
dans les imprimés. Dans les fibres des poches sont encap-
sulées les mille et une facettes de l’existence de ces femmes
Marjorie MEISS
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Christine Bard
}
Les Garçonnes Paris, Autrement [1998],
Mode et fantasmes des rééd. 2021, 190 p.
Années folles
}
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Une histoire politique Paris, Éd. du Seuil,
du pantalon 2010, 400 p.
}
Ce que soulève la jupe
Paris, Autrement,
Identités, transgressions,
2010, 174 p.
résistances
}
Einav Rabinovitch-Fox
Dressed for Freedom Urbana, University of
The Fashionable Politics of Illinois Press, 2021, 262 p.
American Feminism
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sation sur le genre et la sexualité permet que se diffuse en
France une approche largement développée dans le milieu
universitaire anglophone, que ce soit au sein des material
studies 9 ou des fashion studies. Si du côté des sociologues
du genre on ne trouve jusqu’à aujourd’hui que de « rares
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féministes ont véhiculé le cliché d’une hostilité féministe à
la mode – souvent à partir d’images détournées de leur véri-
table signification, comme celle de ces manifestantes étasu-
niennes brûlant leurs soutien-gorge en 1968, j’y reviendrai –,
faisant ainsi écran à l’appréhension de la complexité des rela-
tions entre féminisme, mode et vêtement. Mais, finalement,
que portent les féministes d’hier et d’aujourd’hui ? Comment
ont-elles pensé le rôle des vêtements dans l’émancipation des
femmes ? Les critiques féministes d’hier sont-elles les mêmes
que celles adressées aujourd’hui à une industrie de la mode
traversée par de nouveaux questionnements ?
La politisation du vêtement
Dans sa postface à la toute récente réédition des Gar-
çonnes, dont la première édition date de 1998, Christine
Bard revient sur la genèse de ses recherches en histoire
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du pantalon et revenant sans cesse et de mille manières
(souvent politiques 15) sur le devant de la scène : « La jupe a
envahi l’actualité, bousculé mon agenda et pris le pas sur
un pantalon qui a beaucoup perdu aujourd’hui de sa force
subversive, lorsqu’il est porté par une femme » (CQSJ, p. 7).
Jupe et pantalon – leur adoption, leur rejet, leur retour, leur
banalisation – apparaissent ainsi comme les deux faces d’une
même histoire et l’étude conjointe de ces pièces, même si elle
s’est traduite par la publication de deux ouvrages différents,
permet de mieux comprendre les évolutions vestimentaires
dans leur ensemble 16.
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repose sur des rapports de domination. Le port du pantalon,
longtemps refusé aux femmes, est alors abordé comme un
symbole de pouvoir – et de liberté à conquérir. Se « mascu-
liniser » ou se « viriliser » à travers l’usage de certains vête-
ments agit comme un opérateur de transgression de genre et
l’adoption du pantalon révèle tout à la fois un désir d’égalité
entre les sexes, une volonté d’ascension sociale et une envie
de troubler les frontières traditionnelles des identités. L’ his-
torienne retrace donc de manière chronologique et dans la
durée – de la Révolution à nos jours – les transformations
« politico-vestimentaires » (HPP, p. 25) de pièces qui sym-
bolisent l’accès des femmes à la citoyenneté. Recourir au
temps long permet de montrer l’enchevêtrement des avan-
cées et des reculs : la démarche historique adopte le rythme
syncopé des expériences, des transgressions, des empêche-
ments, des discours et des attaques antiféministes. Mais si
ces transformations sont souvent heurtées, controversées, il
n’en reste pas moins que cette histoire politique du pantalon
se présente comme une histoire linéaire qui accompagne en
partie la conquête de la citoyenneté et de l’émancipation des
femmes.
17. Sur les études d’objets menées au prisme du genre, voir l’état
des lieux dressé en 2014 par Anne Monjaret : « Objets du genre et genre
des objets en ethnologie et sociologie françaises », Clio, n° 40, p. 153-
170. Voir en ligne : http://journals.openedition.org/clio/12161.
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fusion du sport, des bouleversements dans l’industrie de la
mode. Si la conquête du pantalon est bien liée à l’émancipa-
tion des femmes et à l’action des mouvements féministes, on
ne peut en effet mettre cette évolution du vestiaire à l’actif des
seules féministes – et cela d’autant moins qu’elles montrent
peu d’intérêt pour la question. Christine Bard s’en étonne :
« Ça m’a frappé que dans l’histoire du féminisme et de la
pensée féministe, il n’y ait pas davantage de commentaires
sur cette différenciation genrée qui a longtemps été admise,
acceptée 18. » Elle montre que, pendant les « Années folles »,
les féministes sont hostiles aux garçonnes et « se dressent
contre la “virilisation” des femmes » en se fondant « sur une
mythologie du féminin valorisant les spécificités attribuées
aux femmes » (LG, p. 73). De la même manière, elle explique
que s’il existe bien dans les années 1970 un certain rejet de
la jupe, il n’y a pas en revanche « d’éloge féministe du panta-
lon ». Le rôle des féministes apparaît donc ambivalent – et
cela, quelles que soient les époques. C’est sur le rôle joué par
les lesbiennes que l’historienne met l’accent : ce sont elles
qui apparaissent comme les forces motrices de ces trans-
gressions de vestiaires.
La révolution du neutre
Au-delà de l’histoire politique du pantalon et de la jupe,
Christine Bard propose une lecture plus globale des trans-
formations vestimentaires, pour finalement esquisser un
horizon d’attente. Elle mobilise, pour appréhender les muta-
tions, le concept de « grande renonciation masculine », forgé
par l’Anglais John Carl Flügel dans les années 1930. En
employant ce terme, le psychanalyste freudien, militant de la
réforme vestimentaire, voulait caractériser la transformation
des apparences masculines visibles en Angleterre au début
du XIXe siècle, qui s’était traduite par l’abandon, chez les
hommes, des parures et des décorations, désormais réser-
vées au vestiaire féminin. À partir de ce moment, le vêtement
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masculin tend vers une simplification et une uniformisation
alors que celui des femmes se complexifie et s’orne de nom-
breuses parures et fioritures. « Les femmes restent engluées
dans l’Ancien Régime vestimentaire qui les condamne à la
compétition esthétique et aux folies de la mode » (CQSJ, p. 8).
La conquête du pantalon se double donc, dans le récit de
Christine Bard, d’une conquête non aboutie de la simplicité
vestimentaire. Force est de constater, nous dit-elle, que l’uni-
versalisation du pantalon n’a pas aboli le vieux régime du
paraître et que nous assistons depuis les années 2000 non
seulement à un piétinement mais à un retour politisé de la
jupe. Les femmes, écrit-elle, « renâclent face à la perspective
d’une Grande Renonciation aux parures féminines » (CQSJ,
p. 15) ; et face à ce constat, elle s’engage dans la défense d’une
universalisation de la jupe pour toutes et tous afin de remettre
en question la binarité de genre des vestiaires. Elle semble
appeler de ses vœux un nouvel horizon vestimentaire, avec
d’un côté l’universalisation de toutes les pièces, de l’autre
l’avènement d’un vestiaire neutre. « J’attends beaucoup des
prochaines années », nous dit-elle, « parce que j’ai l’impres-
sion que cette nouvelle révolution vestimentaire s’approche.
Ça doit être possible de trouver des formes qui évoquent du
neutre 19 ». Au cours de la même intervention, elle compare en
ces termes vêtement et langue : « C’est un débat qui ressemble
à un débat qu’on a sur la langue en ce moment ; parce que le
vêtement est un langage, on retrouve des questions identiques
19. Ibid.
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jupe et le pantalon. Le livre, paru l’an dernier, porte lui aussi
sur les transformations du vestiaire féminin en se focalisant
sur l’influence exercée par le féminisme étatsunien sur les
mutations vestimentaires et sur la mode comme moyen effi-
cace de diffusion du féminisme dans la société.
Tout comme Christine Bard, Einav Rabinovitch-Fox est
historienne du genre et des femmes, travaillant plus parti-
culièrement sur l’histoire moderne des États-Unis. Leurs
travaux ont en commun de dépeindre les adeptes du « bloo-
mer 23 » des années 1850 comme les précurseuses radicales
des transformations vestimentaires ; on retrouve chez toutes
deux des époques et catégories pivotales : à la « Belle époque »,
au temps des « femmes nouvelles » et des « garçonnes », font
écho du côté étatsunien la « New Woman », la « Gibson girl »,
puis la « Modern Girl » et les « Flappers 24 ».
Si, dans les pays occidentaux, l’histoire de l’universali-
sation du pantalon ou de l’émancipation du vestiaire fémi-
nin s’inscrit dans une histoire transnationale partageant les
mêmes temps forts, la lecture croisée des deux ouvrages
20. Ibid.
21. L. Braunschweig, Neutriser. Émancipation(s) par le neutre,
Paris, Les liens qui libèrent, 2021.
22. Titre désormais abrégé en DFF.
23. Le bloomer, du nom de la féministe Amelia Bloomer, est une
sorte de pantalon bouffant d’inspiration orientale qui fit scandale à son
époque.
24. La Flapper est à peu près l’équivalent de la garçonne.
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en optant pour une approche qui fait la part belle à la ques-
tion de la mode comme espace de négociation.
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mode véhiculant une féminité hypersexualisée et oppressive,
on peut voir sur les photos de la mobilisation que les femmes
présentes sont loin de ressembler aux caricatures qu’on fera
d’elles par la suite, en les dépeignant comme de furibondes
hydres féministes : pour la plupart, commente l’historienne,
elles ont « adopté la mode dominante, apparaissant en mini-
jupes, cheveux longs et chaussures féminines, bien que la
plupart du temps avec des talons plats » (DFF, p. 155).
Contester cette figure « mythologique » de la féministe
anti-mode n’empêche nullement Einav Rabinovitch-Fox
de s’intéresser aux discours produits, au fil du temps, par
un certain nombre de féministes – notamment des fémi-
nistes radicales venues du marxisme et de la New Left – qui
remettent en cause l’industrie de la mode, la consommation,
les stéréotypes adossés à un vestiaire ultra-féminisé et objec-
tivant : son objectif est clairement de montrer la diversité des
stratégies féministes vis-à-vis des vêtements.
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colorée et pratique reflétant la place nouvelle occupée par les
féministes dans la société. À l’inverse, d’autres militantes ont
clairement poursuivi des buts plus radicaux à travers une
recherche vestimentaire alternative, en rupture ou créatrice
d’identité. C’est le cas des lesbiennes qui conçoivent le vête-
ment comme un espace de résistance et d’autodétermination.
L’ autrice s’appuie entre autres sur l’article de Liza Cowan,
« What the Well-Dressed Dyke will Wear ». Liza Cowan y défend
l’idée d’une mode qui se différencie des critères de féminité
et qui ne bénéficie pas au capitalisme ou au patriarcat. Elle
veut privilégier les vêtements de seconde main ainsi que l’au-
toproduction, synonyme à ses yeux d’« empowerment » et de
pratique féministe : « Nous devons commencer à fabriquer et
à concevoir des vêtements pour nous-mêmes », écrit-elle. « Si
vous savez coudre, vous pouvez créer vos propres vêtements
et apprendre à coudre à vos amies aussi… Ne laissez pas les
hommes devenir riches (plus riches) avec notre argent et nos
idées 27. » L’ un des fils rouges du livre d’Einav Rabinovitch-
Fox est la volonté d’inclure les stratégies des femmes non
blanches et des classes populaires. Elle insiste sur les points
de vue des femmes et des militantes noires : « Les femmes
noires, bien que n’étant pas nécessairement motivées par
l’anti-consommation, ont également vu dans la conception
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La mode comme espace de négociation
Dressed for Freedom ne porte pas seulement sur les
mutations du vestiaire féminin et les stratégies vestimen-
taires féministes, mais consacre plusieurs chapitres au
rôle des femmes dans les transformations du système de
la mode. C’est le cas du chapitre 4, qui porte sur l’entrée
des femmes dans cette industrie en revenant sur l’histoire
du « Fashion group » fondé exclusivement par des femmes en
1930 : on y trouvait des journalistes de la presse de mode
(Edna Woolman Chase de Vogue, Carmel Snow de Harper’s
Bazaar), des créatrices (Clare Potter, Claire McCardell), des
industrielles de la beauté (Helena Rubinstein). The Fashion
group était tout à la fois une société professionnelle, un club
non mixte et un espace d’influence qui usait de son position-
nement pour défendre la place des femmes dans l’industrie
de la mode et promouvait le travail des femmes. À une époque
où se construit la figure de la femme au foyer, le monde de la
mode apparaît comme un espace d’opportunité de carrière
pour les femmes des élites et des classes moyennes supé-
rieures et il s’agit pour elles, sans remettre en cause le fonc-
tionnement de la société, de « creuser des espaces de liberté
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culturel dynamique et une stratégie politique pour revendi-
quer la liberté » (DFF, p. 4). Sans rejeter la critique féministe
de la mode comme outil de catégorisation et de domination
entre les genres, l’historienne mobilise le concept d’agency
pour relire la modernité comme un processus qui ne serait
pas seulement imposé aux femmes, mais leur réserverait
des espaces de négociation 29 et leur permettrait de produire
des messages de libération via la création aussi bien que la
consommation. S’inscrivant ainsi dans une tradition de cri-
tique féministe de la consommation centrée sur la question
du plaisir 30, elle apparaît très éloignée de Christine Bard,
l’une et l’autre prenant toutefois leurs distances par rapport
une autre tradition critique féministe, celle qui envisage la
mode principalement comme un espace de production.
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marxistes comme Sheila Rowbotham 34, il était plus que
nécessaire de prendre en compte les conséquences des délo-
calisations dans les pays du Sud de la main-d’œuvre essen-
tiellement féminine comme de l’exploitation dans les pays du
Nord d’une population issue des migrations. Aux yeux de ces
universitaires féministes, la question du vestiaire d’un côté et
de la consommation de l’autre ne sont pas aussi essentielles
que celles posées par l’exploitation de la main-d’œuvre. La
sociologue anglaise Angela McRobbie a dès cette époque
alerté sur la nécessité de faire tenir ensemble les différentes
critiques féministes de la mode en considérant le système-
mode dans son ensemble : la consommation (ses plaisirs,
ses offres d’évasion et de construction identitaire comme les
difficultés des classes populaires à y accéder) ; la production
dans les pays du Sud et dans certains territoires européens ;
la précarisation des stylistes 35 et la formation inadéquate
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d’ordre climatique et écologique, mais aussi éthiques, logis-
tiques ou encore liés aux reconfigurations à l’œuvre en raison
du Covid, sont posés par la mode aux générations féministes
actuelles. À la nécessité de ne pas oublier les coulisses de
la fabrique de la mode s’ajoute celle de prendre en compte
le coût environnemental de la production de matières pre-
mières comme celui des matériaux synthétiques. Les récentes
approches écoféministes 37 permettront-elles d’articuler ques-
tions de genre, critique de la production et prise en compte
des limites planétaires ? Comment s’habilleront demain les
féministes soucieuses des liens à construire avec le vivant ?
Isabelle CAMBOURAKIS
36. Ibid.
37. G. Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsis-
tance, Paris, La Découverte, 2021.
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Paul Hills New Haven et Londres,
Veiled Presence Yale University Press,
Body and Drapery from 2018, 224 p.
Giotto to Titian
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doxale de vêtement, car la plus imaginaire. Le drapé n’est
pas un vêtement au sens où il désignerait un objet réel ou
une forme définie ; il ne correspond pas non plus à une tech-
nique déterminée dont on pourrait retracer l’histoire : tout au
plus est-il une catégorie technique et ethnographique, dont
l’unité rétrospective vise à le distinguer de ce qu’il n’est pas,
le vêtement coupé et assemblé. Imaginaire, le drapé l’est en
raison de son origine – de l’anecdote plinienne 1 aux théories
d’artistes – et de sa fonction : divertir le regard et relancer
l’imagination par sa configuration incertaine, son exubérance
changeante et ses effets de matière, tantôt emphatiques, tan-
tôt ordinaires et simples. C’est de l’image que le drapé tire
son unité : comme résultat artificiel d’une technique picturale
ou plastique, certainement ornemaniste ; comme écart ou
altération du réel, signant l’irruption de significations poten-
tielles, imagées, au sens de métaphoriques.
Cette double articulation a été magistralement défendue
par Aby Warburg 2 dans plusieurs textes familiers au lectorat
français grâce aux traductions données ces dernières années
1. Pline rapporte l’invention du plissé et du drapé (rugas et sinus)
par Kimon de Kléonès dans son Histoire Naturelle, Livre XXXV, texte
établi et commenté par J.-M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985,
§ 56.
2. A. Warburg, Essais florentins, trad. S. Muller, introduction
d’É. Pinto, Paris, Éditions Klincksieck [1990], 2003 ; L’ Atlas Mnémo-
syne, trad. S. Zilberfarb, avec un essai de R. Recht, Paris, Éditions
l’écarquillé, 2012 ; Fragments sur l’expression, trad. S. Zilberfarb,
Paris, Éditions l’écarquillé, 2015.
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l’engramme d’une crise de l’époque, crise des affects et des
valeurs, condensée dans des ornements exubérants et inclas-
sables du fait de leur éclectisme. L’ irruption du style antique
sous l’apparence de la servante canéphore de Ghirlandaio 6
dans la chambre tranquille de sainte Anne en serait un
exemple des plus éclatants.
Si Warburg s’interrogeait sur l’expérience visuelle et
culturelle du drapé, et ses effets sur la sensibilité renais-
sante, cet aspect de son œuvre a été plutôt minoré par rap-
port à la portée de son Atlas Mnémosyne, cette collection
d’images à l’épreuve du temps et de la mémoire humaine. Au
point d’ailleurs de figer ou d’hypostasier le drapé et la figure
qu’il enveloppe à la manière de personnages ou de motifs
invariants dont on apprécierait la récurrence et la survie au
fil des périodes artistiques. Une telle tendance ne se limite
pas à la perception, mais conditionne également les textes,
analyses et autres interprétations sans lesquelles les images
demeurent muettes. Considérées comme des modèles géné-
raux, au prix parfois d’une abstraction certaine, les distinc-
3. G. Didi-Huberman, Ninfa fluida. Essai sur le drapé-désir
(2015) et Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé (2002) tous deux
parus aux Éditions Gallimard, coll. « Arts et Artistes ».
4. M. Ghelardi, Aby Warburg et la « lutte pour le style », Paris,
Éditions l’écarquillé, 2016.
5. L. Bonneau, Lire l’œuvre de Warburg à la lumière de ses Frag-
ments sur l’expression, Dijon, Les Presses du réel, 2022.
6. D. Ghirlandaio, Naissance de Saint Jean-Baptiste, 1485-1490,
fresque, Santa Maria Novella, Florence.
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puisqu’un ornement échappe à toute forme de focalisation :
tout au plus peut-il être l’objet d’une attention flottante, pour
peu que l’ornement ne soit pas ennuyeux, répétitif, ni aca-
démique. Visible, le drapé l’est éventuellement par défaut,
lorsqu’il n’est pas à sa place. Puisque le drapé ne raconte
pas d’histoire, puisqu’il n’assume aucune action en propre,
puisque son expression est indifférente ou mineure par rap-
port au visage, la valeur du drapé ne s’affiche qu’en creux : il
garnit l’espace, dissimule les lacunes et divertit le regard dans
cette plénitude ornementale qui n’est que vacuité superlative 8.
Contre ce partage un peu forcé entre un drapé décora-
tif et un drapé expressif, l’historien de l’art Paul Hills, pro-
fesseur émérite au Courtauld Institute, reprend à nouveau
frais la fonction ornementale du drapé à la Renaissance,
en l’inscrivant plus largement dans un rapport aux étoffes,
faisant ici trésor des derniers résultats de la recherche en
culture matérielle, en théorie économique et en histoire des
objets. La thèse qu’il soutient est assez simple en apparence
et pourtant radicale dans ses conséquences : la représenta-
tion du drapé est certes imaginaire mais dérive d’une expé-
rience intime ou sociale des tissus, ancrée dans les multiples
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Vêtement et revêtement, du corps au mur : l’ubiquité du
drapé
Le drapé n’est pas la négation du vide ou de la nudité
par la fonction de remplissage ou de protection qui lui est
communément assignée. Le drapé garnit une œuvre comme
on meuble et décore un espace. Ce parallèle constitue le fil
directeur de l’analyse de Paul Hills et insiste d’emblée sur
le caractère versatile du drapé et la multiplicité de ses sup-
ports. Du corps au mur, des façades aux portes, suspendus
ou vides et abandonnés, les drapés engagent une chorégra-
phie plus ou moins réglée, gouvernée par la norme du public
ou de l’intime : les plis, les creux accentuent le caractère tran-
sitif du tissu, modelés, par les gestes et les intentions. Ici une
servante chiffonne un lange comme pour en saisir la douceur,
là la raideur d’un pan de tissu suggère la frontière mysté-
rieuse entre le sacré et le profane 9. La définition du drapé
comme trace ou impression de mouvement, que l’on trou-
vait déjà chez Alberti ou Léonard de Vinci, est étendue par
Paul Hills qui en fait l’indice d’expériences vécues : il révoque
ainsi l’association entre drapé et ornement et plus largement
la valeur même de l’ornement comme pur jeu formel. L’ exu-
bérance et la richesse matérielle des drapés, révélées dans
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et selon les registres de costumes (p. 24), les drapés, tant
par l’originalité de leur arrangement que par leurs couleurs
saturées et inédites, semblent échapper à une telle interpré-
tation et ne trouver de sens qu’au sein d’une configuration
interne de l’œuvre, qu’elle soit structurelle (l’harmonie des
parties et du tout-ensemble) ou narrative. Cependant, même
la perspective narrative ne parvient pas à épuiser la sug-
gestivité du drapé. Demeure un écart irréductible entre la
configuration des panni et des panneggi 10 et l’interprétation
de la storia mise en image. Les très belles reproductions et
analyses du Saint François renonce à l’héritage paternel
de Sassetta 11 proposées dans le premier chapitre sont un
exemple de choix. L’ hagiographie de François consacre une
existence ordonnée par le vêtement. François se déshabille,
quitte les habits précieux offerts par son père marchand dra-
pier pour endosser l’habit simple et dépouillé de l’ermite.
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les tissus, une histoire de la proximité et d’un rapport au
monde médié par l’étoffe. Les drapés expriment, selon Hills,
une prise de conscience de l’espace : d’un espace qualitatif et
versatile, mou et souple, modelé par les ordonnancements et
agencements de tissus. Décrivant la Naissance de la Vierge
du Maître de l’Observance 12, Hills note l’étrange unité qui
se dégage de l’œuvre par les multiples usages des tentures
et des drapés : au-dessus des portes, sur une épaule, enve-
loppant un corps, emmaillotant le nouveau-né. L’ emploi du
drapé reflète ici la multiplicité des rituels et l’accord entre
qualités du tissu et fonction qui affleure à même le langage :
on drape un manteau sur une épaule, mais on emmaillote
un enfant dans un drapelet. Plus profondément, ils signalent
par cette organisation temporaire la découverte d’un espace
qualitatif dont les coordonnées seraient moins géométriques
que sensorielles : la chaleur, les flux de l’air, la douceur, la
lourdeur, etc.
Ignorant le plus souvent les scènes d’histoire, les actions
belliqueuses ou musculeuses, Hills se concentre principale-
ment sur les tableaux religieux ou à valeur contemplative,
manifestant une sensibilité en acte. Le modelage des tissus
accentue peut-être le dynamisme des corps, mais le registre
des postures prend une nouvelle signification par le système
de correspondances établi entre la parure corporelle et la
parure architecturale. Par les effets visuels de continuité
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correspondent sur le plan de l’existence aux événements qui
en transforment le cours. On en indiquera quelques-uns : la
naissance, la mort et la place prépondérante de la chambre
ou du tombeau ; le rapport entre le profane et le sacré, l’ici-
bas et l’au-delà ; le corps et l’âme, la surface et la profondeur.
Les drapés ne se limitent pas à rendre le transcendant
ou l’intériorité visibles. Par leur texture, leur chatoiement,
leur armure, ils conjuguent ces jalons existentiels avec la sen-
sorialité en leur conférant des qualités nouvelles appuyées
sur un imaginaire des états de la matière.
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entre ordres céleste et terrestre, entre dedans et dehors. De
façon plus abstraite, mais non moins évocatrice, le contraste
des couleurs, l’insertion de motifs géométriques, la conti-
nuité entre les vêtements, les étoles et les drapeaux flottants
modèlent la progression et l’occupation de l’espace à partir
d’un parallèle entre habit et habitat.
Une telle cinégénie du drapé, le mot étant pris ici pour
désigner les qualités de l’étoffe mises en valeur par son mou-
vement, adosse l’expérience de l’ornement à une expérience
en mouvement, à un événement (p. 46).
Réformant l’expérience sensible dans sa double nature,
comme expérience du temps et expérience de l’espace, la
culture textile façonne en retour l’expérience de l’image, en ce
qu’elle médiatise sa présentation et sa découverte. Les ana-
lyses de Hills sur les formes variées du parergon – rideaux,
cadres, tabernacles, tentures – insistent là encore sur la
valeur de l’image, ses multiples usages, toujours scandés par
la manipulation de l’étoffe : tirer un rideau, découvrir une
œuvre, dévoiler un tableau. Rappelant que l’œuvre n’est pas
qu’une image (au sens de surface) et que le regard ne sau-
rait suffire pour en apprécier les multiples dimensions, Hills
se rapproche ainsi des thèses de Randolph 13 sur l’œuvre
comme objet d’expérience (experienced object), sa qualité
étant moins évaluée à l’aune d’une perfection formelle que
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teur de l’œuvre, qui en révèle après coup le caractère sacré.
Car le tissu qui entoure le tableau ou l’étoffe qui drape la
statue démontrent aussi l’aura particulière de l’œuvre, le
tabou ou l’interdit d’un contact direct et par conséquent le
caractère ambigu de l’image, entre icône et idole. L’ interpré-
tation minutieuse du panneau du Couronnement de saint
Pierre de Giotto 14 soutient largement le propos en mettant en
abyme la conduite même du spectateur ou de l’utilisateur de
l’image. Agenouillé et prostré, le commanditaire figuré devant
saint Pierre tient le retable en miniature, entouré d’un tissu
drapé qui protège tout autant qu’il défend l’accès spontané
à l’objet de la représentation. Il y a dans ce redoublement
des sujets et des conduites par rapport à l’image – devant
et dans l’œuvre – instauration d’un performatif des étoffes,
injonction à mimer la révélation du texte par la découverte
de l’image pour qu’advienne sa puissance de conversion, tant
esthétique que psychologique, voire spatiale. La révélation du
retable ménage la transition de l’espace privé de la camera
vers l’espace sacré de la dévotion, le temps d’un mouvement
d’étoffe – appropriation flottante de l’œuvre qui informe et
traduit moins un rituel gouverné par la lettre de l’Écriture
que par la présence équivoque des images, prolongeant l’am-
bivalence de la croyance, entre peur et exaltation.
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mais il y a surtout les plis et la déchirure de la tunique qui
révèle le sein droit du Christ, revivifiant la poétique de la
sinuosité (sinus), partagée entre la figure du patriarche (le
Sein d’Abraham) et la figure maternelle de la Vierge (Vierge
de Miséricorde). Dans le pli du manteau ou de la tunique se
joue la réconciliation des corps comme des figures sacrées.
Chez Lorenzo Lotto, le drapé témoigne d’une fonction tran-
sitive poussée à son paroxysme, opérant un dialogue entre
l’irruption du surnaturel et la manière d’habiter un corps,
notamment par le surgissement de drapés aussi ornés et
exubérants que des phylactères. Chez Titien, le décor textile
est animé par les personnages qui participent d’un théâtre
des tissus et l’organisent, manipulant allègrement les drapés,
recouvrant les corps, serrant les velours, comme si le contact
d’intensité variable avec l’étoffe distillait l’ordre de lecture de
la scène. Mais c’est dans les œuvres les plus tardives, notam-
ment La Vierge allaitant le Christ enfant 16 (conservé à la
National Gallery), que les entretiens du tissu et de la chair
connaissent leur plus belle intimité, réunis par une seule et
même touche. Dans le fondu délicat des teintes évanescentes,
la présence des drapés devient l’étoffe de la peinture.
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question la dynamogénie des étoffes représentées, ni le carac-
tère coutumier du drapé (selon la règle du costume) ou de
la bienséance, il s’agit bien de rendre au drapé sa présence,
en esquissant les multiples qualités de l’attention esthétique
qu’il présuppose. Sur le plan intellectuel et herméneutique,
l’approche matérielle et culturelle de Hills rompt avec le pro-
jet psychologique warburgien, libérant peut-être la perception
contemporaine, encore travaillée par les drapés animés par le
vent et les nymphes « virevoltantes », tout en soulignant l’en-
trelacement délicat entre l’œuvre et son interprétation, et les
transitions changeantes entre détail extraordinaire et poncif.
Cette nouvelle attention au drapé signale avec acuité le
lien décisif entre vêtement et image. Le drapé n’est pas qu’une
image du vêtement, au sens d’une représentation picturale
ou plastique, selon les définitions exemplaires des lexiques
artistiques de l’âge classique. L’ ouvrage de Hills propose une
conception alternative du drapé en raison de sa matérialité,
de sa corporéité et plus largement de ses usages. Porté, sus-
pendu, piétiné, arraché, décomposé, enserré, les multiples
variations du drapé porté naissent peut-être d’observations
disparates sur un rapport sensible à l’étoffe, mais leur repré-
sentation dérive d’un profond remaniement de l’imagination,
entretenant une distance irréductible entre l’œil et la toile.
Paradoxalement, c’est peut-être cette autonomie du drapé qui
révèle en creux l’intense conscience du vêtement et des étoffes
qui ourlait la culture textile de la Florence renaissante.
Marie SCHIELE
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}
Vivienne Richmond Cambridge,
Clothing the Poor Cambridge University Press,
in Nineteenth-Century England 2013, 360 p.
}
Cheryl Buckley et New York,
Hazel Clark Bloomsbury Academic,
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© Éditions de Minuit | Téléchargé le 10/06/2022 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 90.54.61.229)
Fashion and Everyday Life 2017, 328 p.
London and New York
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« activement à ce que les pauvres portaient ou ne portaient
pas », parlementaires, philanthropes, membres du clergé et
moralistes. Ces objets hybrides rendent les approches cri-
tiques difficiles. Pour les analyser, il faut un regard trans-
disciplinaire qui prenne en compte les définitions indécises
et mouvantes des termes « mode », « vêtement », « ordinaire »,
« populaire », « pauvre », « quotidien »… Vivienne Richmond
montre à quel point la catégorie de « pauvre » est complexe
à définir, recouvrant des réalités très différentes, entre pro-
létariat ouvrier ou agricole, et lumpenprolétariat des marges
urbaines. Ces approches associent histoire sociale, maté-
rielle, technique, politique et économique : elles empruntent
à l’anthropologie, au design, à la sémiotique, aux cultures
visuelles ; et elles prennent en considération les questions de
race, de classe, de genre et de géographie, tout en s’appuyant
sur la littérature et les arts. Mettre l’accent sur les vêtements
ordinaires implique un positionnement éthique, au sens
d’Henri Lefebvre, car « connaître la quotidienneté, c’est vou-
loir la transformer 2 ».
Cheryl Buckley et Hazel Clark, quant à elles, se sont inté-
ressées à l’importance prise par la mode dans la vie quo-
tidienne en contexte urbain, au développement des styles
et à leur impact dans l’expression des identités collectives
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du XIXe et du début du XXe siècle, c’est contribuer à une his-
toire des débuts de l’économie moderne et de la consomma-
tion de masse. D’autre part, le vêtement devint, à partir de
la seconde moitié du XIXe siècle, un lieu d’expression morale,
puis, au XXe siècle, une matérialisation de l’identité et de
l’auto-détermination des individus. La progressive démocra-
tisation de l’accès au vêtement annonce l’arrivée de ce que
le documentariste Adam Curtis nomme le « siècle du soi »,
culminant dans les années 1970, où vêtements, expression
identitaire et politique fusionnent définitivement sous le
régime de la production de masse. Le vêtement ordinaire de
la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, par ses liens
avec les cycles de la mode, permet ainsi de tracer une histoire
à la fois des formes d’économie modernes et des émergences
identitaires.
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d’économie politique au début des années 1920. Le deuxième
point du premier chapitre, « La Marchandise », du Capital de
Marx s’ouvrait sur la « nature bifide » – entre valeur d’usage et
valeur d’échange – « du travail contenu dans la marchandise »
et prenait pour exemple « un habit et 10 mètres de toile 6 »
mobilisant le travail du tisserand et celui du tailleur. L’ His-
toire économique générale de Max Weber, publiée de façon
posthume en 1923, introduisit des questions importantes sur
le statut de la production dans le textile moderne. Max Weber,
issu d’une famille d’industriels du textile germano-anglaise,
a par ailleurs écrit, en 1908, pour le Verein für Sozialpoli-
tik 7, un texte intitulé « Psychophysique du travail industriel 8 »
– une analyse sociologique du travail ouvrier dans une usine
de Westphalie qui s’appuyait sur les recherches nouvelles
en psychologie expérimentale. Objets transactionnels, part
non négligeable des dots (nappes, serviettes, étoffes…) dès
les années 1700, les textiles et « les vêtements étaient négo-
ciables, portables et facilement convertibles en espèces ou
en nature : c’était un type de monnaie en soi 9 ». Au point que,
6. K. Marx, Le Capital, livre 1, chap. 1, partie II, trad. M. J Roy,
Paris, Maurice Lachatre et Cie, 1872, p. 16.
7. Le Verein für Sozialpolitik était une association, fondée en
1872, qui avait pour objectif de réfléchir à la modernisation de la société
allemande à travers, notamment, des travaux d’enquêtes.
8. M. Weber, « Psychophysique du travail industriel » [1908], Sur le
travail industriel, P. L. van Berg (éd.), Bruxelles, Éditions de l’université
de Bruxelles, 2012.
9. B. Lemire, The Business of Everyday Life. Gender, Practice
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modernes où aucun vêtement n’échappe à la mode.
La mode est un concept fluide et fuyant. On peut la définir
au minimum comme « la transformation à tendance cyclique
du goût collectif 12 » ; elle a une existence avant tout temporelle.
Or, si cette existence peut être retracée bien avant le XIXe siècle,
ce qui se met en place, à partir de la révolution industrielle,
est un « système de la mode » capitaliste 13. Si aucun vêtement
ne peut échapper à la mode, c’est que cette dernière a la capa-
cité d’intégrer toute forme de résistance et de faire de toute
forme subversive un objet de mode 14. Les rythmes de la mode
sont ceux de la nouvelle économie : changement, nouveauté,
obsolescence. La mode, en ce sens, est une incarnation de la
logique spatiale et temporelle du capital.
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XIXe siècle, le système de production était divisé entre l’usine,
les ateliers de confection et le système dit « provincial » de
l’artisan individuel (FEL, p. 28). Les ateliers de confection
où le travail était divisé en tâches élémentaires restaient
largement majoritaires. Vivienne Richmond note que les
ateliers Elias Moses & Son, par exemple, comptaient vers
1850 autour de 1500 employés. Les évolutions de l’indus-
trie chimique permirent l’introduction de nouvelles fibres
et couleurs synthétiques, l’apparition de la soie synthétique
(rayonne), parallèlement à celle, massive, du coton. Quant
aux nouveaux mécanismes de distribution et de diffusion,
Cheryl Buckley et Hazel Clark rappellent (FEL, p. 96) le rôle
de la presse féminine comme vecteur des nouveaux cycles de
la mode, avec des titres comme Home Chat (1895), Woman’s
Weekly (1911), Good Housekeeping (1922), Modern Woman
(1925), US Ladies Home Journal (1873) et Woman’s Day
(1937). Les grands magasins, au milieu du XIXe siècle, acces-
sibles aux classes moyennes, faisaient de la ville moderne un
grand centre de commerce. L’ émergence du prêt-à-porter et
la mécanisation textile se fondèrent sur une exploitation de la
force ouvrière, employée à des tâches répétitives, préfigurant
ainsi la fast fashion contemporaine.
L’ ouvrage de Vivienne Richmond défriche un champ
encore largement inexploré en proposant une analyse détail-
lée de l’impact social de l’industrialisation et de l’urbanisa-
tion, notamment sur le style des vêtements et leur place dans
la création d’identités individuelles et collectives au sein de
rapports de classe de plus en plus marqués. Cheryl Buckley
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confection, notamment, que Marx jeta les bases de sa théorie
de la plus-value. Cette théorie définit le capital comme un
mouvement : la circulation des marchandises. La plus-value
est ce qui est gagné sur le temps de travail des ouvriers, les-
quels reçoivent, en retour, un salaire qui leur permet de se
vêtir et de se divertir pour pouvoir retourner au travail. Si
la mode est difficile à saisir dans sa définition même, c’est
peut-être parce qu’elle opère avec les mêmes mécanismes
que ceux du capital.
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dans la popularisation du style Chanel par la designer amé-
ricaine Jane Derby (1895-1965) pour le marché de masse
américain dans les années 1930 17. Mais la mode fut aussi
souvent impulsée par des figures « hors classe » : cocottes,
demi-mondaines et courtisanes inventèrent, sous le Second
Empire, grâce à la fortune des hommes aisés qu’elles fré-
quentaient, de nouvelles tendances. Cora Pearl (alias Ella
Elizabeth Crouch, 1835-1886) était connue pour ses tein-
tures de cheveux et Anne Deslions, la « lionne des boule-
vards », pour ses déshabillés provocants. Figure cathartique,
la cocotte suscitait autant les désirs que la critique. Caricatu-
rées dans la presse satirique, ses tenues étaient dans le même
temps disséquées dans les revues féminines. Les couturiers
tirèrent partie de cette médiatisation de la cocotte pour « pla-
cer » leurs produits 18. Si des modèles d’influence verticaux
(des classes aisées aux classes populaires), et diagonaux (de
la cocotte aux classes supérieures et populaires) existaient
et prospéraient, Vivienne Richmond souligne l’existence d’un
autre modèle, celui-là « horizontal ». Les classes ouvrières de
la fin du XIXe et du début du XXe siècle développèrent un lan-
gage textile propre, la fierté d’un sentiment d’appartenance
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caractère moral non seulement de l’individu qui le portait,
mais, comme le souligne Vivienne Richmond, de sa famille
toute entière (CP, p. 121). Le terme de « toilette » n’associait-il
pas vêtement et hygiène ? Outil dans la négociation des rela-
tions sociales, le vêtement l’était aussi dans la transition de
l’enfance à l’âge adulte (CP, p. 184). Au XXe siècle, il devient
le lieu des idéologies, à travers le costume de masse, l’habit
militaire, et (selon les points de vue) de la « libération » ou de
la « corruption » démocratique par les habits occidentaux. Le
vêtement masculin s’était uniformisé et assombri au cours
du XIXe siècle. Le noir, popularisé grâce aux colorants synthé-
tiques, devint la couleur moderne de la bourgeoisie et celle
des nombreux uniformes professionnels qui permettaient
aux travailleurs de ménager leurs habits personnels mais
aussi de se glisser, pour ainsi dire, dans la peau de l’entre-
prise en incarnant visuellement ses valeurs 21.
Porter un vêtement mettait donc en jeu la morale, l’hy-
giène et la respectabilité sociale tant il renseignait sur l’âge, le
métier, l’identité régionale, le genre ou la religion de celle ou
celui qui le portait. Cheryl Buckley et Hazel Clark montrent
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tut d’« artifice élaboré » à celui de lieu d’une expression indivi-
duelle 22 et à une mode placée sous l’égide de la consommation
(consumer fashion). La consommation et les loisirs devinrent
le lieu où s’exprimait la liberté, de plus en plus démocratisée,
de la consommation. Une figure nouvelle de l’individu libre,
pilier de la société américaine, associée à la consommation
et à la démocratisation des formes textiles, joua ainsi un rôle
central dans la mythologie sociale américaine.
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prix une opacification des conditions de travail qu’illustre
la complexité des chaînes de production et d’approvisionne-
ment mondiales (FEL, p. 256-257). Et c’est l’un des mérites
de Cheryl Buckley et Hazel Clark que de démontrer à quel
point la mode, devenue une forme d’« écriture du réel », n’a
cessé d’articuler et de façonner les vies quotidiennes pendant
ce siècle qui court de l’incendie du Garment District à l’effon-
drement meurtrier de Dhaka.
Ida SOULARD
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Carlo Marco Belfanti
Histoire culturelle Paris, Éd. du Regard /
de la mode Institut Français de la Mode,
Traduit de l’italien 2014, 384 p.
par Nicole Maroger.
Ulrich Lehmann
Fashion and Materialism } Édimboug, Edinburgh University
Press, 2018, 256 p.
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« Les grandes maisons, telles que Louis Vuitton, imposent
la dynamique du secteur, et imposent aux consommateu·rices
de changer de garde-robe tous les 6 mois, au risque de
ne plus être “tendance”. […] Nous refusons ce modèle de
société, et cette course permanente à la nouveauté, qui n’en-
gendre que gaspillage et surconsommation ! […] Des actions
urgentes sont nécessaires pour imposer aux acteurs de la
mode de réduire leur production, d’améliorer considérable-
ment leur impact environnemental et de respecter les droits
humains dans les pays de fabrication 1. » Voilà ce que décla-
raient les membres du « mouvement mondial de désobéis-
sance civile » Extinction Rebellion, le 5 octobre 2021, lors
d’une action d’« infiltration » du défilé « Louis Vuitton Prin-
temps-Été 2022 ».
Quelle que soit par ailleurs la dimension collapsologique
de l’organisation née au Royaume-Uni en 2018, sa déclaration
condense les deux critiques majeures de la mode contempo-
raine 2. L’ une déplore la « dictature » du nouveau, soulignant
que la mode est une institution liée ontologiquement à un
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même temps largement adopté et accepté ? Deux ouvrages
à maints égards complémentaires aident à mettre ces ques-
tions en perspective.
Le premier est Civiltà della moda (Il Mulino, 2008)
de Carlo Marco Belfanti, traduit en français sous le titre
Histoire culturelle de la mode. Cherchant à comprendre
« l’avènement de la mode comme institution sociale et son
épanouissement au cours des siècles » au travers de sa pro-
duction et de sa consommation, cet historien de l’économie
analyse les conditions dans lesquelles la mode est apparue
et s’est développée depuis le XVIe siècle. La perspective du
second ouvrage, Fashion & Materialism 4, est tout autre. Le
philosophe Ulrich Lehmann, connu pour son ouvrage Tiger-
sprung. Fashion in Modernity (2000), y défend les mérites
du « matérialisme », défini comme attention portée à la maté-
rialité des choses et philosophie socio-économique, pour
comprendre le phénomène de la mode. Il propose une relec-
ture de « l’idée de mode en Europe, de 1830 à aujourd’hui »
centrée sur la production, se démarquant ainsi des théo-
ries de la consommation, selon lui dominantes dans l’étude
de la culture matérielle et les fashion studies. Les deux
L’ occultation du passé
La nouveauté est la première notion communément
attachée à la mode. Marco Belfanti s’attelle à en saisir l’ap-
parition. Il ne s’agit pas tant de cerner avec précision l’accé-
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lération des cycles de renouvellement, mais de comprendre
à partir de quel moment le « nouveau » émerge comme valeur.
Et c’est au XVIe siècle qu’il situe l’émergence du thème de la
nouveauté vestimentaire, témoignages à l’appui, recueillis à
travers toute l’Europe. En Italie, dès 1590, le peintre Cesare
Vecellio avoue qu’il a du mal à peindre le vêtement en rai-
son des changements continuels dont celui-ci fait l’objet. En
France, Montaigne remarque en 1600 que « l’invention de
tous les tailleurs du monde ne saurait fournir assez de nou-
veautés ». En Angleterre, l’édition de 1568 de l’Oxford English
Dictionary associe le terme fashion à l’idée d’un renouvel-
lement vestimentaire. Or simultanément, la hiérarchie des
apparences entre en crise : le lien entre position sociale et
signes vestimentaires se distend ; et en réaction à cette crise,
nombreux sont les conservateurs qui condamnent la mode
en tant qu’institution déstabilisatrice de l’ordre social. Les
lois somptuaires, qui visent à limiter la consommation de
certains produits « de luxe », peuvent être lues comme de
vaines tentatives de freiner cette mutation en cours.
Reste à savoir pourquoi la valeur de nouveauté prend à
travers l’Europe, à la même époque, une telle importance.
Fort de ses travaux d’histoire industrielle et économique,
Marco Belfanti formule une hypothèse matérielle. À la base
de ces changements, il y aurait l’augmentation des revenus
des couches sociales les plus aisées, conjuguée à la baisse
des prix du tissu et à l’importance croissante du marché
de l’occasion au début du XVIe siècle. Apparaît aussi, même
si le phénomène est plus difficile à quantifier, une nouvelle
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des élites à l’extravagance et à la consommation ostentatoire
– en dépit des limites inhérentes à un système « ascriptif 6 » :
une « culture de l’habit », comme la nomme l’historien, est
bien présente en Inde, comparable à celle de la cour de Ver-
sailles. De même en Chine où, malgré une volonté affichée de
réglementer politiquement les apparences, le système appa-
raît contesté, en particulier sous la dynastie Ming. Zhang
Han, un bureaucrate du XVIe siècle, remarque par exemple,
dans un contexte de développement économique et urbain,
que « les usages des temps actuels ont atteint le sommet
de l’extravagance, ils changent chaque mois et diffèrent
chaque saison » (p. 196). À cet égard, la société chinoise de
la fin de l’époque Ming est comparable aux sociétés euro-
péennes qui lui sont contemporaines : l’une et les autres
sont marquées par un enrichissement qui nourrit le désir de
consommation de nouveautés, encouragé par les traités de
savoir-vivre 7. À son tour, le Japon de l’époque Tokugawa, au
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« culture de la mode », son ouvrage nous permet donc, indi-
rectement, de formuler l’hypothèse du caractère transcultu-
rel et transhistorique du phénomène de consommation de
nouveautés vestimentaires tout en nous éclairant sur la façon
dont la nouveauté s’est imposée comme trait essentiel du
vêtement porté, obligeant par là même à son renouvellement
permanent.
Ulrich Lehmann, quant à lui, s’interroge sur l’extension
du domaine de la nouveauté au-delà des seules modes ves-
timentaires. Il revisite l’article « De la mode en littérature »
dans lequel Balzac souligne la nécessité, pour l’écrivain, de
se « soumettre » à « une sorte d’étiquette », c’est-à-dire, en
définitive, à « un costume à la mode » (p. 83). La mode ici
ne désigne plus simplement le dernier goût vestimentaire,
mais le goût du jour en général, qu’il s’agisse de littérature
ou de peinture. Le mouvement historique d’artialisation de
la mode est désormais bien connu 8 ; mais Ulrich Lehmann
en renverse l’hypothèse : il regarde la mode comme le
modèle commercial de l’art moderne. Loin de constituer
un événement farouchement en marge, le Salon des Refu-
sés, par exemple, est validé par Napoléon III pour favoriser
la liberté de goût du consommateur bourgeois et promou-
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ché et de La Samaritaine.
Les deux ouvrages laissent à penser qu’il existerait une
inclination transhistorique et transculturelle à la consomma-
tion répétée de nouveautés : pour peu que les conditions éco-
nomiques soient favorables, l’individu opterait contre le port
prolongé des mêmes vêtements et en faveur d’une expérience
vestimentaire régie par le goût du changement permanent.
Loin d’être anecdotique, cette réflexion est centrale dans une
contemporanéité confrontée aux problématiques environ-
nementales que certains discours écologistes cherchent à
résoudre par la promotion d’un mode de vie frugal.
Abstraction de la production
L’ autre caractéristique de l’industrie contemporaine de la
mode (et de l’expérience du vêtement porté) est l’occultation
de sa production. Longtemps, on a choisi soi-même ses tis-
sus et commandé ses vêtements à un tailleur ou une coutu-
rière. Puis est venu le vêtement trouvé « tout-fait » en magasin
– « prêt-à-porter », dira-t-on au XXe siècle. Le nouveau système
naît au même moment (avec une intensité variable) dans
presque tous les pays occidentaux, pour ce qui est du vête-
ment masculin.
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ladelphie est créé en 1812 –, avant d’investir progressivement
le domaine civil sous l’impulsion d’entrepreneurs comme
Samuel Whitemarsh ou Henry Brooks, pour s’imposer défini-
tivement dans la seconde moitié du XIXe siècle via les grands
magasins. Ainsi voit-on émerger dans l’Occident industrialisé
un système de production articulé autour d’un réseau de sous-
traitance d’ouvriers à domicile, relativement peu mécanisé au
début, visant à une production et une distribution massives
de nouveautés vestimentaires de plus en plus standardisées
quant au système de taille, aux coupes et aux finitions 11.
L’expérience du vêtement s’en trouve bousculée. Est-ce pour
autant la fin de toute possibilité d’expression individuelle ?
Le phénomène est conjointement relevé par plusieurs
théoriciens matérialistes que commente Ulrich Lehmann.
Marx, dans ses Grundrisse, prend ainsi l’exemple du « tailleur
itinérant » allant à la rencontre de son client paysan. Dans la
mesure où ce dernier lui fournit les matériaux nécessaires
à la réalisation d’un vêtement qui sera à usage personnel, il
n’échange avec lui, à ce stade, que la valeur d’usage, le client
n’acquérant que l’activité liée à une production qu’il peut
encore percevoir. Or, Marx note l’introduction d’une autre
donnée dans le vêtement de confection : s’il retient toujours
cette valeur fonctionnelle, l’objet déjà fabriqué en magasin
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désormais de savoir si ce mouvement, qui promet un accès
facilité aux possibilités d’expression individuelle, parvient à
ses fins. Marco Belfanti n’évoque que succinctement l’émer-
gence progressive des « modes pour tous » et la mise en crise
de la notion de « trickle-down » – la diffusion d’une tendance
propre aux « classes supérieures » exerçant leur influence sur
le reste de la société. Du fait de son ancrage « matérialiste »,
Ulrich Lehmann est plus virulent et assimile cette démocrati-
sation à la marchandisation massive de la promesse d’indivi-
dualité. Loin d’accéder à une libre affirmation de son identité,
l’individu est au contraire aveuglé par la fiction d’un « style
personnel » qu’il aurait choisi, alors que le choix a d’avance
été fait par l’industrie et uniformisé à l’échelle mondiale. À cet
égard, le port d’un vêtement ne peut plus se définir comme
une expérience individualisée : il véhicule l’aliénation de la
subjectivité du porteur 12.
« Praxis »
Les deux ouvrages n’oublient pas que la mode se porte
et l’un comme l’autre confronte leurs lectures systémiques à
des situations historiques et contemporaines.
Ainsi, Marco Belfanti observe, au chapitre sur la confec-
tion industrielle (p. 274-277), l’ambiguïté d’une demande
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jupe sur un pantalon. Si cette tentative de réforme vestimen-
taire ne fut pas suivie, le pantalon qu’elle inventa à l’usage
des femmes cyclistes resta longtemps connu sous le nom de
« bloomer ». Pointant ces mutations et analysant les débats
sur la « mort de la mode » récurrents depuis les années 1960,
Marco Belfanti donne des pistes pour une généalogie des cri-
tiques de la mode et évoque certaines tentatives entrepreneu-
riales pour en modifier le système. Le choix individuel de
porter tel ou tel vêtement en vient à déterminer la nature de
l’industrie de la mode.
Revendiquant son dialogue avec le présent, Ulrich
Lehmann, par ailleurs professeur associé de théorie et pra-
tique du design à l’Eugene Lang College of Liberal Arts de
New York, se demande dans quelle mesure peuvent émer-
ger de nouvelles formules esthétiques et productives moins
« aliénantes » quant à l’expérience quotidienne du vêtement
porté. À la double occultation qu’il a identifiée, il oppose une
« praxis matérialiste » dont les trois piliers sont : un temps de
création nouveau, une dialectique corporelle et une produc-
tion réformée.
Les deux premiers points trouvent une illustration dans
le travail de Carol Christian Poell, créateur autrichien installé
dans la région de Milan depuis 1995, qui dit œuvrer selon
une double négation. Pour s’opposer aux cycles de la nou-
veauté, il travaille selon une méthode dialectique qui place
« la négation de toute possiblité créative à l’origine du type,
de la forme et de la conception d’une pièce » (cité dans FM,
p. 172) dans une volonté d’optimisation permanente de la
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de prêt-à-porter Ermenegildo Zegna. Et contre le modèle de
décentralisation dominant, il a opté pour une intégration
verticale favorisant la réunion dans un même lieu de tous les
travailleurs, lesquels peuvent ainsi prendre conscience de la
totalité du processus de production. En parallèle, Bonotto
crée en 2007 l’usina lenta où il tente de repenser le rythme
de la production grâce à l’introduction d’anciens métiers
à tisser. Capable d’interagir avec la machine, le travailleur
s’en trouve réhabilité et l’acheteur devient un consommateur
éclairé.
Adrian KAMMARTI
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14. Chez Carol Christian Poell, il faut par exemple compter envi-
ron 1300 euros pour un jean, 2500 euros pour une veste en coton et
5000 euros pour une veste en cuir.
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Daniel Miller et Berkeley, Los Angeles et Londres,
Sophie Woodward University of California Press,
Blue Jeans 2012, 169 p.
The Art of the Ordinary
}
Daniel Miller
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« Le blue-jean. Pourquoi
la “technologie” Techniques & Culture, n° 52-53,
vient en dernier » 2009, p. 232-255.
Traduit de l’anglais par
Ludovic Coupaye.
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*
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vêtements ? Les tutoriels décrivant les opérations à réaliser
chez soi – découper, poncer la toile, laver encore et encore... –
donnent la réponse : « Les vêtements qui ont l’air vintage et
usés peuvent valoir beaucoup d’argent. »
Le jeans, emblématique de la production en série stan-
dardisée, devient ainsi pièce unique. Totalement industriel et
l’un des premiers marchés du prêt-à-porter de masse, il est
sublimé en œuvre artisanale sur-travaillée. Il s’agit de porter
(probablement pour peu de temps) un vêtement qui porte en
lui la durée de toute une vie matérielle. Quasi-relique, il est
censé contenir l’expérience, l’effort physique ou l’aventure, et
les offrir en partage à celle ou à celui qui le porte. Il tend à
créditer son porteur des valeurs sous-jacentes au fait d’être
usé jusqu’à la trame, rapiécé ou renforcé. Porter un jean et
être porté par lui. Quoi de plus évident ? Les langues latines
et germaniques ne disposent pas, comme le grec, du « mode
moyen » qui permet d’exprimer le fait d’être à la fois sujet et
siège de l’action. Les Anciens et les lettrés du Moyen Âge ont
su en jouer, qui avaient une certaine sensibilité intellectuelle
et pratique à ce qui s’opère de profond, quant au sens de la
vie intime et collective, lorsqu’on s’habille : on était investi
des qualités que l’on revêtait.
Daniel Miller 1 en témoigne par un détour autobiogra-
phique. Dans la perspective marxisante qui dominait les
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ce point personnel que, par une sorte de biométrie vestimen-
taire, les autorités parvenaient parfois à identifier un suspect
grâce à la singularité des marques d’usure 2, un peu comme
les premiers mandats d’arrêt et papiers d’identité aux XVe et
XVIe siècles, préféraient le portrait vestimentaire au portrait
physique, en raison de l’apparence usuelle des personnes.
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jouer que si le signe est substantiel, s’il contient effectivement
ce à quoi il renvoie : la vie de liberté et d’indépendance par
l’usage et l’usure ; la richesse d’une personne par la cherté de
ce qu’il porte ; ou pour prendre un exemple plus ancien, l’ani-
malité par la fourrure portée poils au-dehors. La sémiologie
occidentale, depuis Augustin, pose en effet le signe comme
performatif de ce qu’il signifie, par opposition à tout signe
qui ne ferait que signaler, dénoter sans lui-même posséder.
Or le pantalon de jeans industriellement usé fait mentir ce
régime presque sacré du signe substantiel. Que les marques
de vieillissement soient notoirement simulées (car personne
ne s’en laisse vraiment conter) n’en tarit nullement l’intérêt :
elles semblent fonctionner parfaitement en tant que simples
signalements, exprimant, à défaut de son mode de vie, l’état
d’esprit de celle ou celui qui les porte.
Le jeans défie les avatars marchands du capitalisme. Pen-
sons au kitsch, soit, suivant une définition large, tout ce qui
déborde la fonction en direction du confort ou d’une esthé-
tique : en ce sens, le style vieilli et usé est pleinement kitsch,
mais il est produit au détriment de la fonction protectrice et
matérielle de l’objet. Pensons au fétichisme, c’est-à-dire, au
sens de Marx, à la capacité qu’a un objet de faire oublier qu’il
a été fabriqué : le jeans abîmé, lui, manifeste au contraire sa
nature fabriquée ; mais en tant qu’objet de mode, il ne déjoue
pas la forme des rapports humains établis d’objet à objet. Il y
a enfin l’idolâtrie, soit la vénération d’une chose au lieu de ce
qu’elle représente et qui renfermerait une puissance propre.
Le jeans pré-usé est en cela idolâtrique, mais il tient son pou-
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appréciait essentiellement pour ce qu’ils lui conféraient d’aura
et de profondeur. Aujourd’hui – mais sans doute était-ce déjà
le cas alors –, les vieillissements, les éraillements, les salis-
sures sont souvent si outrés et ouvragés qu’ils se dénoncent
d’emblée comme pure intention esthétique – ainsi des pièces
de chez Amiri, Made in Los Angeles, dont certaines dépassent
2300 dollars. Les déchirures deviennent des échancrures,
les javellisations des motifs. Toutefois, pour les porteurs de
modèles bas de gamme, en plus de suivre cette mode, de tels
signes semblent continuer de les « grandir » en les caractéri-
sant comme rebelles, endurcis, originaux, baroudeurs, reve-
nus de tout... Vis sans fin de la distinction.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes puisque cette vertu
distinctive ne se fait pas sur la ligne unifiée, habituelle, de la
hiérarchie sociale et du bon goût. Le choix du style trasher
traduit aussi des positions socio-culturelles relativement
basses. Délavé et déchiré à l’extrême, le jeans peut être jugé
vulgaire ou « voyou ». Tout contredit ici les théories de l’imita-
tion qui courent de Gabriel Tarde à James Duesenberry. Son
porteur n’est pas hypnotisé par le modèle social dominant.
On a plutôt affaire à des styles de vie dialogiquement opposés.
Plus largement, on l’a déjà dit, l’essentiel du marché du
jeans, usé ou pas (au reste, aucune pièce ne sort brute de
toile des usines), échappe aux « tendances » de la mode, qui
impliquent changements et innovations : seul le segment du
luxe se trouve pris dans la dynamique commune aux autres
vêtements. C’est ici que Daniel Miller et la sociologue Sophie
Woodward estiment avoir fait une découverte majeure grâce
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est un vêtement non spécifique par rapport aux vêtements
dédiés au travail, à la fête, au confort, ou liés à une origine.
Ainsi « un migrant qui porte un blue-jean n’est pas davantage
assimilé à la société britannique ni exposé à une relation de
supériorité ou d’infériorité » (BJT, p. 251 et BJO, p. 103 et
sq.). Bien que certains estiment, par conservatisme assumé,
qu’on ne peut guère enseigner ou se rendre à l’église en jeans,
c’est moins le jeans comme type de vêtement que son modèle
qui le rend acceptable ou pas : une paire de jeans noir, à la
coupe classique, sera considérée comme convenable à un
mariage. Autrement dit c’est le style (skinny, baggy...) et non
le jeans en soi qui constitue la principale échelle de signifi-
cation sociale et culturelle. Les baskets ont un statut simi-
laire : c’est leur genre et surtout leur assortiment à l’échelle
de la silhouette (chemise, veston...) qui les rendent présen-
tables en bien des circonstances. Pour sa part, le jeans est à
ce point « ordinaire » que « porter autre chose qu’un jeans est
souvent un acte de signification » (BJO, p. 89). Le dress code
le confirme. Le guide Petit Futé de New York (2020) conseille
pour un club de swing : « la tenue de soirée n’est pas exigée,
évitez quand même le jeans et les baskets ».
Le jeans est qualifié de vêtement post-sémiotique par
Daniel Miller et Sophie Woodward non seulement en raison de
son relatif décrochage socio-culturel, mais aussi en raison de
son décrochage historique. Dans les années 1950-1960, l’as-
sociation du jean et de l’Amérique était directe et immédiate 4.
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kets aux hauts-talons. Dernier paradoxe, ce jeans-là reste
neutre tant qu’il n’est pas trop usé aux genoux ou au niveau
des poches arrière : l’usure devenue excessive, il ne peut plus
tenir son rôle, il faut alors en racheter un neuf.
Gil BARTHOLEYNS
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qu’en termes de protection de l’environnement. On voudrait
ici retracer la genèse et les infléchissements du recyclage
vestimentaire, replacé dans son histoire longue, ainsi que la
façon dont il a été pris en charge par les sciences humaines.
La sphère anglophone ayant joué un rôle précurseur dans le
domaine, avec des travaux qui n’ont pas toujours été traduits
en français, cet article sera l’occasion de parcourir la produc-
tion critique de langue anglaise de ces dernières décennies
ainsi que les plus récentes contributions de langue française
à ce champ. Il s’agit de resituer recyclage, fripe et seconde
main dans certains moments historiographiques, depuis la
sociologie de la consommation, l’anthropologie historique
et les cultural studies jusqu’à l’histoire globale et le récent
tournant matériel. Ce faisant, on s’intéressera à la façon dont
opère le paradigme du recyclage et dont, en retour, celui-ci
interroge aussi parfois les sciences humaines et leurs outils.
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permettent au peuple d’accéder à des habitudes de consom-
mation qui préfigurent l’émergence d’une consommation de
masse 3. D’autres terrains et chronologies ont été explorés
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vrage coordonné par Arjun Appadurai en 1986 qui a eu le
plus d’influence sur les études du recyclage 7. Bien qu’aucun
des chapitres du volume ne concerne précisément le vête-
ment, la notion de « vie sociale des objets » et celle de « biogra-
phie des objets » proposée par Igor Kopyttof dans un chapitre
de l’ouvrage, ont profondément transformé les analyses qui
ont pu être faites des consommations vestimentaires, notam-
ment de deuxième main 8.
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Il est tantôt monnaie d’échange, tantôt lieu d’une thésaurisa-
tion, retiré des circulations commerciales pour être investi
d’autres valeurs (personnelles, sociales, culturelles) avant
de rejoindre de nouveau la sphère marchande. Circulant de
manière fluide d’un contexte à l’autre, le vêtement est mobile
et ses valeurs labiles. L’ analyse stimulante proposée par Peter
Stallybrass concernant les différents statuts du pardessus de
Karl Marx dans le Londres victorien offre une belle illustration
de l’inflexion imprimée par les travaux d’Arjun Appadurai et
Igor Kopytoff sur l’appréhension des phénomènes de circula-
tion et de recyclage vestimentaires 9. Poursuivant sa réflexion
sur les valeurs mouvantes du vêtement, Peter Stallybrass
s’est intéressé dans plusieurs publications aux circulations
vestimentaires dans l’Angleterre de la Renaissance, met-
tant en avant le rôle fluctuant des vêtements dans l’écono-
mie sociale et culturelle du pays, entre monnaie d’échange
et lieu de la mémoire 10. Mais qu’advient-il de cette mémoire
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utilisateurs. En passant d’un corps à un autre, le vête-
ment se réinvente, ses significations changent. Les analyses
conduites par Manuel Charpy autour de la fripe s’intéressent
à la manière dont les pièces « re-circulées » participent à
construire des identités collectives ou individuelles propres
aux consommateurs secondaires 13. Loin d’être une simple
translation de pratiques vestimentaires que reproduiraient
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réappropriés par les colonisés ou leurs descendants parti-
cipent d’une déconstruction des dynamiques du pouvoir en
même temps qu’ils remettent en cause la place qu’on a bien
voulu accorder au vêtement et à la mode dans les sociétés
non européennes.
Pendant longtemps en effet, une vision dominante lar-
gement eurocentrée a eu tendance à voir dans la mode une
spécificité occidentale : la mode serait une invention de la
modernité européenne alors que dans les sociétés dites tra-
ditionnelles, le vêtement n’obéirait pas aux mêmes régimes
de temporalité. Les travaux en histoire globale ont mis à mal
cette lecture erronée de sociétés aux traditions vestimen-
taires prétendument « statiques », dans lesquelles le vêtement
ne remplirait au fond que des fonctions soit pragmatiques
(de protection), soit spirituelles, et ne serait pas pris dans
des dynamiques sociales de construction des identités indi-
viduelles ou collectives, ou ne serait pas régi par des choix
esthétiques ou par les configurations particulières des sys-
tèmes de production et de consommation. Les vêtements de
seconde main n’échappent pas à cette relecture. Le recyclage
vestimentaire ne s’est jamais arrêté aux frontières. Les col-
porteurs de la période moderne transportaient des fripes
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vue occidental, les vêtements de seconde main ont donné lieu
à des constructions culturelles dont les logiques ne sont pas
décalquées sur celles venues d’Occident.
Dans ses travaux, Karen Hansen Tranberg a ainsi analysé
le rôle particulier joué par les vêtements d’occasion venus
d’Occident en Zambie contemporaine 15. Au lieu d’y voir la
simple diffusion des modes occidentales venant détruire les
cultures traditionnelles – dans une sorte de continuation de
la domination coloniale –, elle replace ces circulations dans
une histoire plus longue et plus complexe qui redonne aux
consommateurs zambiens leur agentivité. Venus principa-
lement via les organisations caritatives occidentales aux-
quelles ils ont été donnés, les vêtements connaissent au
cours de leur trajectoire un processus de remonétarisation
tandis que leur consommation secondaire s’inscrit dans des
phénomènes propres à l’histoire et la culture du pays qui
ne peuvent être réduits ni à une simple question d’« émula-
tion » ni à celle d’une domination post-coloniale. En ce sens,
la lecture que fait Karen Hansen Tranberg des flots massifs
de vêtements de seconde main venus du « Global North »
rejoint à la fois les analyses sur les biographies multiples des
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s’attache à montrer ce qui se joue pour les acteurs lorsque ces
vêtements sont rejetés des garde-robes puis donnés, reven-
dus ou transformés. L’ étude de Norris accorde une place
importante à la dimension matérielle de ces recyclages. Elle
s’intéresse à la manière dont les saris sont souvent trans-
formés, leur textile découpé, les parties les plus usées écar-
tées tandis que celles en bon état sont valorisées et recyclées.
Dans ce sens, elle adopte une perspective qui s’inscrit dans
le « tournant matériel » qui s’est affirmé dans le champ des
humanités depuis une vingtaine d’années.
L’ intérêt pour les formes matérielles de l’existence a en
effet contribué à renouveler le regard des historiens à la
fois sur le vêtement et sur la seconde main. Il a permis en
particulier de s’affranchir d’une vision du vêtement comme
élément d’une sémiotique culturelle ou sociale, pour le
considérer aussi comme un objet matériel dont l’existence
physique s’inscrit dans la durée et conditionne les formes
de ses appropriations. Par-delà le rôle des vêtements pour
signifier la richesse, le rang ou le statut social, approches qui
avaient dominé les premières analyses du fait vestimentaire
sous les plumes de Georg Simmel, Thorstein Veblen ou John
Carl Flügel, la sémiotique structuraliste aussi bien que les
cultural studies avaient fait du vêtement avant tout un signe
permettant de construire des identités. Le vêtement recyclé
pouvait certes contribuer à brouiller le déchiffrement des
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pouvait se réduire à sa seule dimension symbolique ou
sémiotique – fût-elle subvertie. Plutôt que de s’intéresser à
la construction des identités par le vêtement d’occasion, plu-
sieurs études récentes ont mis en avant le devenir matériel
des vêtements et des textiles, voire des fibres, leur réutilisa-
tion ou au contraire leur impossible recyclage. Portée par une
prise de conscience autour de l’obsolescence et de la moindre
durabilité des matériaux, la question des réparations jouit
également d’un regain d’intérêt 19. Les pratiques de recyclages
se sont toujours inscrites dans le contexte plus large des opé-
rations matérielles nécessaires à prolonger la durée de vie
des vêtements. Les fripiers de la Renaissance ou de la période
moderne ne se contentaient pas de revendre, ils remettaient
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de cette réévaluation 22. Plus récemment des travaux ont été
menés, souvent dans une approche trans-documentaire qui
allie source matérielles et écrites, parfois avec l’idée de saisir
par l’objet des gestes qui ne laissent que peu de traces dans
les archives écrites 23. Dans cette « philologie de la matière », il
s’agit de « lire » les indices matériels comme autant de signes
des vies sociales et culturelles des vêtements, y compris dans
leurs liens avec la mémoire des corps qui les ont portés 24.
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recyclage a été envisagée d’abord et avant tout en liaison avec
la consommation, avant d’être ensuite appréhendée à tra-
vers le prisme plus anthropologique de la construction des
valeurs. Le tournant global a permis de porter un nouveau
regard sur ce phénomène ancien qu’est la circulation de vête-
ments usagés à l’échelle mondiale – aujourd’hui comme hier.
Ce que le tournant matériel a depuis mis en évidence, c’est
que le recyclage n’est pas seulement un flux économique (fût-
il « global ») ni un processus de construction et déconstruc-
tion de la valeur : c’est aussi un crible critique pour l’outillage
des historiens.
Ariane FENNETAUX
de l’habit, Paris, École des Chartes, 2020, p. 89-103. Pour une lecture
matérielle des traces corporelles voir B. Bide, « Signs of Wear : Encoun-
tering Memory in the Worn Materiality of a Museum Fashion Collection »,
Fashion Theory, vol. 21, n° 4, 2017, p. 1-28.