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< Imaginaire et réalité > 95

Expérience du rêve
et expérimentations surréalistes
[ Olivier Douville [1]

Résumé
L’expérience de faire un rêve et l’expérience de mettre en récit le rêve sont deux choses différentes.
La magie du rêve est méthodiquement déconstruite par les règles édictées par Freud dans l’Interpré-
tation du rêve. Pour les psychanalystes, la vie onirique est tenue pour un moment d’initiation poé-
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tique à l’inconscient. Ces deux points de vue distincts expliquent largement les malentendus qui
s’amplifièrent, tout le long de la vie de Freud, entre psychanalyse et surréalisme. Cet article rend
compte de ces rapports compliqués entre le surréalisme français et la psychanalyse avant que la
personne de Lacan ait pu un moment faire davantage pont entre le mouvement littéraire et les
recherches cliniques sur l’inconscient.
Mots clés
Interprétation ; onirisme ; poésie ; rêve éveillé ; surréalisme.
Summary
The experience of having a dream and the experience to give a narration about the dream are two
different things. The magic of the dream is methodically deconstructed by the rules laid down by
Freud’s interpretation of dreams. For psychoanalysts, oniriec life held for a an initiation poetic time
to the unconscious. These two distinct perspectives largely explain, throughout Freud’s life, the
amplifying misunderstandings between psychoanalysis and surrealism. This article reports on these
difficult relationships between the French surrealism and psychoanalysis before the person of
Lacan could, for a time, create a bridge between the literary movement and the clinical researches
on the unconscious.
Key words
Interpretation ; onireism ; poetry ; daydream ; surrealism.

Notre point de départ

Le surréalisme a conféré à l’expérience du rêve et à son témoignage un rôle majeur :


le rêve vaut comme un moment fulgurant de présence aux motifs inconscients, en cela
il ouvre des passages et des seuils à la saisie d’un message qui ne se réduit pas aux
vœux inconscients du sujet. À la différence de ce qu’en dit l’approche freudienne, le
rêve éprouvé et valorisé comme une expérience de voyage entre les mondes réels et
surréels a ainsi pris le pas sur la patiente analyse qu’offre la déconstruction du récit
de rêve ce qui peut se faire au sein d’un dispositif de cure psychanalytique. Le rêve
[1] Psychanalyste, Maître de conférences des Universités, Laboratoire CRPMS, Université Paris Diderot.

Article disponible sur le site http://www.psycho-clinique.org ou http://dx.doi.org/10.1051/psyc/201641095


96 [ psychologie clinique no41 2016/1

alors se voit rangé, par Breton et par ses disciples, non plus dans la série des symp-
tômes, des lapsus et des actes manqués ; il se trouve haussé au rang d’expérience
poétique à part entière au point de devenir le modèle d’une telle expérience. Non que
les Surréalistes, et Breton le plus souvent, n’aient pas tenté de poursuivre le récit du
rêve par quelques associations mentionnant, comme Freud le préconisait, les faits
saillants ou insolites ayant ponctué la journée qui avait précédé le moment du rêve,
mais il n’en restait pas moins que ces associations n’avaient pas le but d’élucider la
formulation masquée d’un désir inconscient posé au principe du rêve. L’ensemble de
la méthodologie freudienne qui relie le récit d’un rêve à son interprétation ne servit
pas de technique d’analyse. Au contraire, le plus souvent, les flots associatifs venaient
embellir le rêve et le rehausser dans son statut de chose poétique. Un tel usage de
l’association faisait du rêveur l’explorateur d’un monde surréel bien davantage qu’un
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sujet en quête de la formule d’un désir inconscient, brouillé et travesti par la censure
propre au travail du rêve.
Que peut alors dire le psychanalyste quant à ce statut du rêve qui installe la produc-
tion onirique comme le motif et l’énergie de la création poétique ? Il convient ici de
rendre justice aux Surréalistes. Le puissant dynamitage qu’ils infligèrent à la notion
d’auteur nous aide à tenir pour une vieillerie tout essai de psycho-biographie. Que
l’insolite et la présence d’une œuvre soient escamotés au profit d’une exploration
gratuite de la psychologie de son auteur est, nous le savons maintenant, une tentative
orgueilleuse, pénible et sans rien de probant. Allons plus loin, expliquer l’œuvre par
l’inconscient est à la portée de tous, la moisson est garantie, son bénéfice est nul. Que
tout soit œdipien, tout comme l’air que l’on respire, la belle affaire ! Ce n’est pas en
flairant ou en exposant du fait clinique ou du complexe freudien dans chaque pli
narratif d’un texte ou dans chaque rebondissement d’un récit que la psychanalyse
emporte l’affaire. Le psychanalyste n’a aucune autorité et aucune préséance sur
l’auteur.
L’œuvre d’art est alors à comprendre comme un dispositif désirant, un dispositif
visant à capter ce qui échappe aux opérations ordinaires de signification, de mises en
forme et de mises en sens. Une fois cette condition de méthode précisée, il est pos-
sible d’écrire sur la valeur que les surréalistes ont donnée au rêve à partir d’une
perspective psychanalytique.

André Breton, et la vision hypnagogique

De juillet à novembre 1916, André Breton (1896-1966), alors étudiant en médecine,


effectue son service militaire au centre neuropsychiatrique de la deuxième armée à
Saint-Dizier. Il tente la technique de l’association libre pour soulager les soldats qu’il
soigne. Il s’est initié à la pensée de Freud et a pris connaissance des règles techniques
de la psychanalyse en lisant, sur les conseils de son médecin-chef, le Dr. Raoul Leroy,
le Précis de médecine mentale de Régis. En témoigne une lettre adressée à un de ses
< Imaginaire et réalité > 97

amis, Théodore Fraenkel (écrivain et médecin 1896-1964), dans laquelle Breton


recopie un extrait de ce livre. Breton lit également Charcot, Gilbert Ballet, Maxime de
Fleury et Kraepelin. L’observation des qualités poétiques des associations verbales
spontanées des malades, soldats évacués du front pour troubles mentaux, est, sous
l’influence de la lecture de Janet, une des sources de la méthode de l’écriture automa-
tique. Breton utilise alors la technique des associations libres dans le cadre de la
psychiatrie de guerre. Freud, en France, était à peu près retombé dans l’oubli après la
réputation que lui valurent, au tout début du XXe siècle, ses écrits neurologiques
(Douville, 2009). Tisser quelques louanges à Freud était, en ces temps de nationalisme
guerrier, une attitude osée et pionnière. Les psychologues français les plus célèbres
alors, dont Kostyleff et surtout Janet, ne cessaient de minorer les thèses du psychana-
lyste en les rabotant alors de large façon (Roudinesco, 1986) ; ils s’annexèrent les
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chutes. C’est dans l’ouvrage de Régis et Hesnard, La Psychanalyse des névroses et des
psychoses, que Breton se documente principalement. En France, Freud n’est pas
encore traduit, et Breton, ne parlant pas allemand, n’a pas accès aux sources origi-
nales. Il n’empêche : enthousiaste ardent, il va, lors d’une permission qui le mène à
Paris, tenter de convaincre Gide, Valéry et Apollinaire de l’intérêt de la psychanalyse.
Ce sera en pure perte. L’année suivante, André Breton exerce des fonctions provi-
soires d’interne dans le service que Babinski dirige, puis il est affecté à l’Hôpital du
Val-de-Grâce au « Quatrième fiévreux » de l’Hôpital du Val-de-Grâce – un ancien
service de tuberculeux reconverti en service central de psychiatrie, où il fait alors la
rencontre décisive de Louis Aragon (1897-1982). Les deux médecins y nouent des
liens d’amitié avec Philippe Soupault (1897-1990) qui lui, s’y trouve engagé comme
brancardier.
Le 4 avril 1919, Breton écrit à Tristan Tzara (de son vrai nom Samuel Rosenstock,
1896-1963) : « Kraepelin et Freud m’ont donné des émotions très fortes. » Une
semaine après, il lui demande des nouvelles de Carl G. Jung et d’Alphonse Maeder,
références trouvables en langue française alors que ce n’était pas encore le cas des
œuvres de Freud, qui ont en raison de cela, exercé une forte influence sur les posi-
tions qu’intellectuels et médecins affichèrent au sujet de la psychanalyse. Si, comme
nous l’avons vu, Breton a continué son exploration des principes de la méthode
freudienne dans le livre de Régis et Hesnard, La Psychanalyse..., ce seront toutefois la
théorie et la pratique de Janet sur les états de demi-sommeil qui lui inspirent la
méthode de l’« écriture automatique », comme il en témoigne dans le livre co-écrit
avec Philippe Soupault, Les Champs magnétiques. Dès 1894, Janet, dans son livre
traitant de L’État mental des hystériques, rapporte l’observation d’un homme de 33 ans,
Daill..., « Un beau délire de possession avec agitation maniaque subaiguë ». Janet
parvient à ce que le « “démon” s’exprime par le biais de l’écriture automatique et par
l’hypnose. »
Grand observateur des phénomènes psychiques qui accompagnent l’endormisse-
ment, Breton est attentif aux phrases qui se présentent à lui au moment où il va
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s’abandonner au sommeil. Là s’impose à lui tout un carrousel d’énoncés si vivaces que


le premier sommeil incertain n’en pourra gommer la mémoire. Chacun d’eux est riche
d’un caractère d’automatisme fécond : il métamorphose celui qui veille à moitié en un
être visité et passeur de formules. L’une de ces phrases met Breton en alerte. La voilà
dans sa crudité : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre. » Une telle formula-
tion connaîtra quelques variations telles « Un homme à la fenêtre qui lui passe par le
milieu du corps » ; toutes ces formulations sont, précise Breton, « distraites cependant
du bruit de toute voix ».
L’étude des phénomènes hypnagogiques était, certes, une des thématiques les plus
courues des textes de la psychiatrie et de la psychologie depuis Lasègue et Chaslin, ou,
ailleurs qu’en France, Ritti. Freud lui-même, s’était montré très attentif à la survenue
d’un tel épisode au moment où il composait, en 1891, sa monographie sur l’aphasie,
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relatant la vision crépusculaire qu’il eut de la disparition à ses yeux de traces écrites
sur une feuille, en même temps qu’il entend une voix lui dire : « C’en est fait de moi ».
Breton, tout comme avant lui Freud, atteste de la présence d’une voix qui est à la fois
intime et située en dehors de lui. Ces moments imposés de division du sujet, ces
illuminations fugaces vont fasciner le poète qui les hisse au rang d’événements poéti-
ques à part entière et ne manque pas de les adjoindre dans leur crudité et leur tran-
chant à son propre texte poétique.
L’expérience hypnagogique est un choc pour Breton. Il décide, à juste raison, que
l’écriture conventionnelle de la poésie n’est plus à même d’en rendre compte. L’écri-
ture ordinaire, cadenassée dans sa recherche du style et de l’effet, excluait dans son
académisme l’exploration des demi-sommeils. Il revient alors à une écriture directe-
ment branchée sur les tumultes généreux de l’inconscient de rendre compte de tels
états psychiques. Breton se voit comme l’héritier et de Lautréamont et de Freud.
Breton mise sur l’efficacité poétique de l’inconscient et édicte que l’automatisme seul
est la technique qui donne droit de cité à la poétique de l’inconscient. Cette méthode
sera comprise comme un analogon de l’association libre chère à Freud. Le pari est alors
que l’écriture automatique permet à la poésie nouvelle de faire revenir à la surface de
l’écrit ce qui fait le nerf de mélanges obscurs, triviaux et inconscients. En cela le
surréalisme diffère du dadaïsme, courant plus nihiliste qui ne cherche pas à produire
d’œuvres et, encore moins, à tenter des recherches ou des expériences sur la vie
psychique. Dada manifeste, choque, scandalise et réveille. Tel est son principe et tel est
son horizon. Il ne recherche pas à explorer la profondeur de l’inconscient et se passe
fort aisément de toute référence au freudisme. C’est, souligne S. Alexandrian, au
moment où le groupe qui anime la revue Littérature décide de se plonger dans l’étude
la plus poussée possible du rêve, qu’il verra s’éloigner de lui les tenants du dadaïsme.
Dès lors les polémiques de certains tenants du courant Dada à propos de Freud seront,
bel et bien, des attaques virulentes contre Breton. Il en va ainsi du dadaïste lyonnais et
psychiatre Émile Malespine, directeur de la revue Le Manomètre (pas de Comité de
lecture. Les Manuscrits seront tirés au sort, lit-on sur la couverture). Il brosse dans son
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article « Côté doublure » (Le Manomètre, 5) une critique acerbe de Freud, ce qui lui
permet de se démarquer de Breton. Il distingue, écrivant selon l’écriture dada, trois
grandes parties dans l’œuvre freudienne : la « psicologique » qui compte et restera, et
qui explique comment le conscient est gouverné par l’inconscient, une parité « téra-
peutique », efficace et possible, enfin, une partie « métafisique » qui est objet de quoli-
bets violents « Pour comprendre Freud, chaussez des testicules en guise de lunettes ».

Écriture automatique et rêve

Instruit, autant par la psychanalyse que par la clinique des névroses de guerre, de
ce que produit la dépersonnalisation lorsqu’elle montre, à l’occasion des états hyp-
noïdes de la conscience, ce qu’est la division subjective, Breton ne suit en rien le
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cheminement qu’emprunte, autant qu’il l’invente, le psychanalyste. Il va inventer
des dispositifs qui visent à transposer le modèle de l’association libre à celui de
l’écriture.
En 1924 paraît le premier Manifeste du surréalisme. Breton donne une définition de
ce terme en mettant en valeur qu’il s’agit d’un procédé d’expérimentation de la vie
psychique. « Surréalisme, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se pro-
pose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonc-
tionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle
exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. »
Le surréaliste rend hommage à la science des rêves de Freud. Rêve et réalité sont
deux instances complémentaires : « Je crois à la résolution future de ces deux états,
en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité
absolue, la surréalité [...] c’est à sa conquête que je vais. » Un autre passage rend
compte de la mise en place des techniques de l’écriture automatique surréaliste sur
le modèle de la libre association :

« Tout occupé que j’étais encore de Freud à cette époque et familiarisé avec ses méthodes
d’examen que j’avais eu quelque peu l’occasion de pratiquer sur des malades pendant la
guerre, je résolus d’obtenir de moi ce qu’on cherche à obtenir d’eux, soit un monologue de
débit aussi rapide que possible, sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun
jugement, qui ne s’embarrasse, par suite, d’aucune réticence, et qui soit aussi exactement que
possible, la pensée parlée. Il m’avait paru [...] que la vitesse de la pensée n’est pas supérieure
à celle de la parole, et qu’elle ne défie pas forcément la langue, ni même la plume qui court.
C’est dans ces dispositions que Philippe Soupault [...] et moi nous entreprîmes de noircir du
papier, avec un louable mépris de ce qui pourrait s’ensuivre littérairement. »

André Breton, dans son article sur Robert Desnos qui paraît dans Le Journal littéraire
du 5 juillet 1924, écrit : « À notre époque, dans le domaine intellectuel, il existe, à
ma connaissance, trois fanatiques de première grandeur : Picasso, Freud et Desnos.
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Mais celui-ci est infiniment moins près que les deux autres d’avoir dit son dernier
mot. »
Deux dispositifs majeurs d’exploration de ce qu’ils nomment l’inconscient sont uti-
lisés par les membres du groupe surréaliste : l’écriture automatique et la médiumnité.
L’écriture automatique ne rencontrera pas immédiatement les succès qu’en attend
Breton en dépit de l’enthousiasme que manifeste la constellation d’amis qui se
plie, avec gourmandise et enthousiasme, aux règles du jeu qu’édicte le maître du
surréalisme. La publication des Champs Magnétiques ne jouira que d’un très confi-
dentiel écho, bien que presque toute la phalange que Breton coalise tente de se
plier aux règles du jeu dont ce texte dépendit. Aragon compose des textes auto-
matiques, lors de l’automne 1919, dans un café du boulevard Saint-Germain,
l’établissement bien nommé La Source. Il utilisera par la suite cette série de textes
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pour composer son recueil de poèmes esthètes et assagis, Le Mouvement perpétuel.
Si, pour Dada, l’écriture automatique n’est rien d’autre qu’un moyen de pulvé-
riser le sens, et de produire de la sorte une jouissance anarchiste, elle revêt un
tout autre statut pour Breton et ses amis tant elle est la seule voie possible
d’attestation de la poétique de l’inconscient. Détruire les commodités du sens
commun ne peut suffire au projet surréaliste qui lui vise un point atemporel, une
beauté inédite.
Le mouvement dadaïste ne favorisait pas l’abandon psychique de chacun au mer-
veilleux poétique du rêve, encore moins autorisait-t-il l’exploration de ces zones
floues entre le cocasse fécond du quotidien et son contrejour onirique. Dada était
entièrement tourné vers un dehors qu’il fallait provoquer, ridiculiser ou même ter-
roriser. Breton, et avec lui la constellation d’esprits avides de miracles qu’offre la
culture du hasard, voulait creuser au plus loin et au plus vif possible les puissances
poétiques de l’inconscient. C’est bien ce que l’éphémère et fulgurant Jacques Rigault
exprime à sa façon en parlant de ses complices surréalistes comme d’un assemblage
de « compagnons de sommeil ». Ne faisant plus crédit aux artifices d’un Dada pour
transformer l’expérience du monde, ils cherchèrent, toujours ambivalents avec leur
indispensable docteur Freud, à épuiser les ressources de l’onirisme et du médium-
nisme pour faire sourdre les puissances de la poésie inconsciente.
Ne nous leurrons cependant pas. Qu’importe si les cris de rupture, les exhortations
et les insultes furent continument trempés dans le vitriol, il n’empêche que bien des
divorces entre les deux courants, mouvants et entrecroisés, apparaissent aujourd’hui
assez superficiels. En effet, le dadaïsme et le surréalisme ont voulu consacrer le rejet
d’un académisme empirique. Loin des canons conventionnels du beau, ces deux
courants, dans leur confluence comme dans leurs moments de divorce, ont étudié
et édifié des modes d’apparition d’états de corps et d’états d’objets qui n’ont plus
rien d’empirique ou de réaliste et du même coup ont évacué le corrélat d’un sujet
psychologique. La pensée surréaliste repose sur des dispositifs précis qui ont la
fonction et la vertu d’une pensée de bricolage et du détournement.
< Imaginaire et réalité > 101

Le sommeil hypnotique donc. Crevel, de retour de vacances, révèle à ses camarades


qu’une femme aurait détecté en lui des dons de voyant et de médium. On s’endor-
mira régulièrement alors, d’un sommeil qui voit surgir des médiums inspirés, dont
Desnos parfois violent, Benjamin Péret toujours bucolique et charmant, son amie
Renée tenue par tous ces messieurs pour suffisamment inculte pour qu’ils fassent
confiance à ses intuitions toutes issues d’une zone non polluée par l’érudition,
Crevel encore, égrenant les paradoxes les plus suaves à très grande vitesse. Tout
cela n’alla pas sans danger en raison du grand nombre de participants. Une fièvre,
un soir de démonstration chez Madame de la Hire, saisit certains qui tentèrent de
se pendre sur les conseils somnambuliques et pressants de Crevel. Breton et quel-
ques-uns de ses amis les réveillèrent à temps. Le bilan de ces explorations médium-
niques reste aussi ébouriffé que mince, est cependant régulièrement l’automatique
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et féconde présence des moments hypnagogiques. Ainsi, Robert Desnos
(1900-1945), lors des séances de médiumnité expérimentale mises au point par le
groupe surréaliste, dictait souvent des phrases hypnagogiques entières à Breton qui
composa ainsi, en 1923, et à partir de la séance médiumnique du 14 décembre 1922,
Comme il fait beau !
Rêves éveillés, écritures et dessins automatiques, sommeils hypnotiques, dérives
entreprises au hasard, recherche de ce qui surgit comme trouvailles esthétiques au
moyen de l’errance, tels furent les procédés par lesquels les Surréalistes expérimen-
tèrent une rencontre avec l’inconscient. Le Surréaliste se fait un explorateur auto-
mate du réel ; si certains se voulurent dans un transfert à Freud, ce dernier ne comprit
pas ce mouvement qui ne retint pas grandement son attention.

Breton et Freud

Le groupe surréaliste, cette réunion sérieuse de bricoleurs et d’expérimentateurs de


l’autre scène, prend de Freud ce qui lui convient. Invoquant le vieux terme d’incons-
cient et jouant de tous les stratagèmes et détours de l’association libre, la méthodo-
logie surréaliste ouvre dans le domaine de la culture une brèche décisive puisque
l’œuvre est supposée émancipée des prétentions narcissiques de son auteur. La dis-
jonction de l’œuvre et de l’auteur peut être portée à son écart le plus large possible
dans tout ce qui relève de la technique de fabrication à plusieurs d’un document
qui, c’est le principe du cadavre exquis, est l’archivage surprenant de traits d’inspi-
ration qui se font suite sans que la personne qui prolonge le message écrit qu’elle
reçoit de qui la précède n’ait accès à autre chose qu’aux tout derniers mots qui
composent ce dit message. Et la ronde continue. L’automatisme est à la fois la condi-
tion et l’horizon de tels dispositifs qui accouchent d’œuvres sans auteur fixe, qui
produisent sans difficulté des bouts de textes agglutinés, désorganisés mais que les
Surréalistes aiment croire dictés par l’inspiration mécanique et logique d’un appareil
psychique collectif quasi médiumnique.
102 [ psychologie clinique no41 2016/1

André Breton entreprend un voyage à Vienne pour rencontrer Freud (Roudinesco,


1986). L’entrevue a lieu le 10 octobre. Le poète en revient fort déçu, n’ayant ren-
contré, dit-il, qu’un « petit vieillard sans allure qui reçoit dans son pauvre cabinet
de médecin de quartier. Ah, il n’aime pas beaucoup la France, restée seule indiffé-
rente à ses travaux [...]. J’essaie de le faire parler en jetant dans la conversation les
noms de Charcot, Babinski, mais, soit que je fasse appel à des souvenirs trop loin-
tains, soit qu’il se trouve avec un inconnu sur un pied de réticence, je ne tire de lui
que des généralités. » Freud met fin à la conversation par un laconique « Heureuse-
ment nous comptons beaucoup sur la jeunesse. »
Dans le numéro de mars de la revue Littérature, fondée en 1919 par Aragon, Breton
et Soupault, André Breton relate la visite qu’il rendit l’année précédente à S. Freud.
Il publie aussi trois sténographies de rêves donnant le point de départ d’une activité
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de recension de l’onirisme qui allait se répandre dans les cercles surréalistes. Il se
propose ainsi d’opposer aux produits achevés de la littérature un matériel brut des-
tiné à servir de point de départ à des expérimentations d’écriture automatique. Il
tente aussi de dépasser les expériences dadaïstes, fermées selon lui à l’épreuve de la
rencontre avec l’inconscient : « Surréalisme, psychoanalyse (sic), principe de réalité
doivent nous mener à la construction d’appareils aussi précis, aussi bien adaptés à
nos besoins pratiques que la télégraphie sans fil... »
Bien après, en 1937, André Breton demande à Freud un texte pour un ouvrage
collectif qu’il projetait de faire sur le rêve (Trajectoire du rêve). Il n’essuie qu’un net
refus de Freud qui objecte sèchement qu’une simple compilation qui ne fait part ni
aux circonstances du rêve ni aux associations d’idées qu’il provoque n’a aucun
intérêt.
Un échange de lettres entre Breton et Freud va faire suite à deux remarques du
Surréaliste dans Les Vases communicants, livre rédigé en août et septembre 1931 et
dont il fit envoi au psychanalyste. La première déplore l’absence du nom de Volkelt
dans la Bibliographie de la Science des Rêves en édition française. La seconde est une
critique qui vise la réserve et la pudeur dont Freud fait preuve lorsqu’il s’agit d’ana-
lyser ses propres rêves. Freud répondra d’une part que, contrairement à ce que
prétend Breton, ce n’est pas Volkelt qui a découvert la symbolique des rêves en 1878,
mais Scherner, dont le livre est paru en 1861, et que c’est par négligence que Rank
a laissé passer l’omission du nom de Volkelt dans la Bibliographie à partir de la
quatrième édition du livre (la traduction française repose sur la septième édition).
Sur la trop grande réserve que lui suppose Breton, il s’en tient à des considérations
de principe. Ces échanges plutôt ternes sont rehaussés par une pirouette freudienne :
« Et maintenant un aveu, que vous devez accueillir avec tolérance ! Bien que je reçoive
tant de témoignages de l’intérêt que vous et vos amis portez à mes recherches, moi-
même je ne suis pas en état de me rendre clair ce qu’est et ce que veut le surréalisme.
Peut-être ne suis-je en rien fait pour le comprendre, moi qui suis si éloigné de l’art.
Votre cordialement dévoué. » Breton cherche, dans Les Vases communicants, à
< Imaginaire et réalité > 103

concilier la pensée de Freud et celle de Marx. Alors que le congrès de Kharkov,


premier congrès international des écrivains révolutionnaires qui s’est tenu en 1934,
a massivement condamné le freudisme, il écrira, pour persuader le Parti Communiste
Français, que la théorie de Freud n’est pas soluble dans un idéalisme tant elle est
en partie utilisable du point de vue du matérialisme dialectique. Si Freud fut plus
que réservé devant ce mouvement surréaliste qu’il ne comprenait guère, sa réaction
n’en est pas moins modérée, surtout si on la compare aux termes employés par Jung
qui, à propos des productions dadaïstes, écrit : « C’est trop idiot pour ne pas être
schizophrénique ». Hesnard quant à lui n’hésite pas à déclarer qu’« il est une école
d’art français [...] dont on a noté quelques traits communs avec l’École scientifique
de la psychanalyse : le Surréalisme. Mais elle représente précisément, dans l’art nova-
teur, ce qu’il y a de moins français et de plus résolument anarchique ».
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Psychanalyse, littérature et surréalisme, au milieu des années 1920

Si l’on veut se faire une idée claire de la diffusion du freudisme et de la particularité


de sa réception par le milieu surréaliste, s’impose alors la lecture du numéro spécial
de la revue bruxelloise Le Disque vert, paru en 1924. Cette revue est dirigée par Franz
Hellens, Jean Paulhan et André Salmon étant membres de la rédaction pour la
France. Intégralement consacré à des controverses et à des hommages à propos de
la psychanalyse, ce numéro de 1924 rassemble des contributions de psychanalystes,
mais aussi de sommités médicales et littéraires, dont certaines proches du surréa-
lisme. Georges Dwelshauwers (1866-1937), qui sera ultérieurement directeur du
Laboratoire de Psychologie expérimentale de Catalogne, se montre très réservé vis-
à-vis de la psychanalyse freudienne et érige le psychologue liégeois J. Delbœuf en
« véritable initiateur de la psychanalyse ». René Félix Allendy (1889-1942) montre
nettement dans son article sur la libido qu’il ne saurait y avoir d’adhésion aux thèses
de la psychanalyse sans acceptation de la théorie de l’étiologie sexuelle. S’y rassem-
blent encore des textes de Valéry Larbaud (1881-1957), d’Arthur Ombredane d’Henri
Michaux (1899-1984), de René Crével (1900-1935), du directeur de la publication qui
deviendra ultérieurement jungien, Franz Hellens (1891-1972) et de Jacques Rivière
(1886-1925) qui expose alors ses thèses sur « Une généralisation possible des thèses
de Freud ». On citera de René Crevel les extraits de sa contribution Freud de l’alchi-
miste à l’hygiéniste :

« La psychanalyse nous permet de nous retrouver ; c’est beaucoup lorsqu’on songe au fatras
de la civilisation ; à la vérité, elle a donné la notion d’une discipline plutôt que d’une science
nouvelle. Aux plus audacieux, elle permet de trouver une morale, et encore une fois cette
morale est individuelle, et c’est moins une morale qu’une hygiène d’âme », « Psychanalyse,
alchimie nouvelle, mais qui répugne aux décors des alambics et des cornues. Freud désigne,
revêtant les murs, le plafond, le plancher d’une pièce parfaitement carrée, les miroirs qui
104 [ psychologie clinique no41 2016/1

précisent ce dont si longtemps l’existence demeura insoupçonnée. Telle que, sa pièce d’alchi-
miste me tente et m’effraie » ; de Valery Larbaud : « Le désir, ou la manie, d’attribuer à la
sexualité un rôle prépondérant sinon exclusif dans les phénomènes de l’émotivité donne à
tous les développements de la doctrine de Freud un caractère de parti-pris qui nous met en
défiance. Et, du reste, s’il y a beaucoup de choses ingénieuses dans les exposés de Freud, il
y en a aussi beaucoup qui nous paraissent arbitraires ou grossièrement déduites » ; de Jacques
Rivière : « L’inconscient n’est pas une découverte de Freud. On citera tout de suite des noms
qui semblent réduire aux plus minces proportions son originalité sur ce point : celui de Leibniz
déjà, ceux de Schopenhauer, de Hartmann, de Bergson, de bien d’autres. Pourtant, je
réponds : 1o qu’il y a une différence considérable entre une conception métaphysique et une
conception psychologique de l’inconscient, qu’admettre l’inconscient comme un principe,
comme une force, comme une entité, c’est tout autre chose que de l’admettre comme un
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ensemble de faits, comme un groupe de phénomènes ; 2o qu’en réalité beaucoup de psycho-
logues contemporains refusent encore d’admettre un inconscient psychologique ; 3o enfin
qu’en admettant que l’inconscient psychologique soit reconnu de tout le monde en tant que
royaume, en tant que domaine, Freud est le premier à le concevoir : a) comme un domaine,
ou un royaume déterminé, qui a une géographie arrêtée, ou, sans métaphore : qui contient
des tendances, des velléités extrêmement précises, dirigées vers des buts particuliers, b)
comme un domaine, ou un royaume qui peut être exploré et exploité en partant du conscient,
et même qui doit l’être si l’on veut comprendre le conscient. Ici, je retrouve confiance pour
affirmer que la nouveauté me paraît entière, et d’une importance formidable. » ; de Henri
Michaux, enfin : « Si j’examine la folie, je trouve l’orgueil. Beaucoup plus de fous marquent
l’orgueil que la libido. Dans le rêve même, l’instinct de conservation, l’instinct de domination,
l’instinct de cupidité se retrouvent. Freud voit dans les rêves des verges symboliques. (je ne
comprends pas de quoi il s’agit ; verge est un mot littéraire pour pénis) Moi, j’y vois des poings,
des assiettes de la faim, des maisons d’avarice. L’amour-propre est l’instinct intrinsèque de
l’homme. »

Le 19 juin, à la lecture de ce numéro, André Gide confie à son Journal quelques


lignes sur Freud :

« Je lis divers articles dans le numéro du Disque Vert consacré à Freud. Ah ! Que Freud est
gênant ! Et qu’il me semble qu’on fût bien arrivé sans lui à découvrir son Amérique ! Il me
semble que ce dont je lui doive d’être le plus reconnaissant, c’est d’avoir habitué les lecteurs
à entendre traiter certains sujets sans avoir à se décrier ni à rougir. Ce qu’il nous apporte
surtout c’est de l’audace ; ou plus exactement, il écarte de nous certaine fausse et gênante
pudeur. Mais que de choses absurdes chez cet imbécile de génie ! »

On mesure ici, lisant et relisant ces réactions diverses et souvent peu averties, à quel
point en France ce fut bien le mouvement surréaliste qui comprit le mieux Freud,
quelles que fussent les distorsions qui marquèrent leur allégeance à la doctrine et à
< Imaginaire et réalité > 105

la méthode du psychanalyste. On se tromperait à ne voir, en ces moments de lucidité


à l’égard de la psychanalyse, que l’expression d’une intuition poétique ou d’une soif
de renouveau du champ de la littérature. La particularité du mouvement surréaliste
est, en France, ses liens étroits, parfois violents, avec cette science du psychisme
qu’est la psychiatrie. Les liens entre surréalisme et psychanalyse sont ceux d’un
ménage à trois où les avancées de la psychiatrie comptent pour beaucoup.

Psychiatrie et Surréalisme

Suite à la publication, cette année-là du premier Manifeste du surréalisme, une large


fraction du milieu psychiatrique parisien porte son intérêt sur les expériences sur-
réalistes et leur théorie du rêve, en témoignera un article de Boret et Robin, “Les
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rêveurs : considérations sur les mondes imaginaires”, qui paraîtra ultérieurement
dans L’Évolution psychiatrique.
Paraissent en 1925, sous le titre L’Évolution Psychiatrique, Psychanalyse-Psychologie
clinique, deux tomes d’un ouvrage collectif dont les auteurs vont constituer un groupe
qui sous ce même titre va publier une revue. L’influence de Bergson y est reconnue
dans le titre. La revue est éditée par Angelo Hesnard et René Laforgue. Sur les onze
articles que contiennent ces deux ouvrages, trois seulement sont consacrés à la psy-
chanalyse, les autres traitent de psychiatrie et, surtout des thèses de Bleuler. Juste
à la suite de l’éditorial prend place un article dû à ces deux hommes, « Aperçu his-
torique de la psychanalyse en France » (il sera repris en 1929 dans la Revue de psy-
chologie concrète proche des thèses de Politzer). On peut y lire : « Les médecins, neu-
rologues et psychiatres, n’ont abordé l’examen des idées de Freud qu’avec une
grande répugnance. » Or, plaidant pour une défense et une illustration de la psy-
chanalyse, Angelo Hesnard et René Laforgue persistent dans leur idée de réduire la
psychanalyse à une doctrine de la vie affective que la psychiatrie française a pour
tâche de fonder scientifiquement. L’article se conclut de la sorte après une énumé-
ration des travaux de Dide, Dupré, Legrain, Régis, Laignel-Lavastine, Claude,
Delmas et de Fleury : « Nulle époque n’est donc mieux choisie que celle que nous
vivons pour accueillir avec loyauté et soumettre à la critique de l’esprit latin de
mesure les vues profondes, incertaines mais géniales du Professeur Sigmund Freud,
le premier auteur d’une psychologie universelle fondée sur l’affectivité. » Hesnard,
enfin, définit les Surréalistes comme « les poètes de la psychologie pathologique ».
George Heuyer est le grand oublié de cet article. Un addendum, signé Hesnard et
Laforgue, tentera de réparer cet oubli deux années après, toujours dans l’E.P. La
société de L’Évolution Psychiatrique compte onze membres dont sept qui deviendront
fondateurs de la future SPP : Allendy, Borel, Cordet, Hesnard, Laforgue, Parche-
miney et E. Pichon. Paul Schiff (1891-1947, analysé par E. Sokolnicka) est membre
et le sont aussi Eugène Minkowski et Gilbert Robin, qui auront tous deux un intérêt
ouvert pour la psychanalyse qu’ils n’exerceront pas. Odette Code se joint en peu de
106 [ psychologie clinique no41 2016/1

temps à ce groupe initial. C’est une société savante, autonome et ouverte. La revue
mentionne le surréalisme, A. Borel et G. Robin défendent ce mouvement et son créa-
teur avec conviction à la fin de leur article portant sur “Les rêveurs”. Henri Ey
reconnaîtra tout du long de sa vie l’amour qu’il a du surréalisme (cf. le plus tardif
“La psychiatrie devant le surréalisme” in L’Évolution Psychiatrique, année 1948, fas-
cicule IV, numéro exceptionnel, p. 3-50).

Conclusion

En 1928, André Breton et Louis Aragon célèbrent le cinquantenaire de l’hystérie,


qui, selon eux, est « la plus grande découverte poétique de la fin du siècle ».
Cet éloge recouvre une thèse plus fondamentale encore, qui est qu’il suffit de
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raconter le plus fidèlement possible ses rêves pour toucher à l’intensité de l’expé-
rience poétique. Le rêve, on le conçoit alors, n’est pas fait pour être élucidé. Il est
le moyen privilégié de contact avec une efflorescence imaginaire. Sa consistance
n’est pas, comme le voudrait la psychanalyse freudienne, le résultat des tours et
détours (déplacement, condensation, exigence de figurabilité) qui transforme, en une
équation offerte comme un rébus et comme un rébus résistant, le désir du rêveur.
Le rêve est un réservoir d’images, valant à chaque fois comme potentiel de révélation
pour qui en est visité. Le rêveur, rendu à un état de passivité extrême, reçoit des
éléments d’une surréalité qui s’impose à lui comme des images surdéterminées.
Rêver et créer sont les deux faces, mises en continu, de l’activité surréaliste. Ce
parti-pris, souvent plus proche de la conception romantique du rêve que de la psy-
chanalyse, mènera Breton et quelques-uns de ses amis à se porter aux confluents de
rêves qui, au psychanalyste, sembleraient atypiques ou anecdotiques. Soit le « rêve-
programme » et le « succubat ». Le premier type de rêve est assez exploré dans la
littérature psychologique d’Alfred Maury ou de Hervey de Saint Denys. Il s’agit, soit
de rêves que l’on prend soin de programmer, soit de rêves qui dressent le programme
des activités à venir et qui réclament, quelques insolites que puissent paraître de
telles activités, de les accomplir. La littérature anthropologique fourmille de recen-
sions de tels rêves, qui souvent escortent les rituels initiatiques (J. Leroux, 1988), et
annoncent à l’impétrant les épreuves qu’il doit subir et les horizons symboliques,
sacrés et sociaux, vers lesquels il est sommé de se diriger.
Les rêves de succubat, rares et obtenus au cours des séances de transes médiumni-
ques rappellent avec force ce que le psychanalyste E. Jones disait du cauchemar.
Dans ces rêves, le rêveur est soumis aux caprices érotiques et à la jouissance d’une
force extérieure, situation que mettaient en scénario de possession les vieilles
croyances en l’existence d’incubes et de succubes venant posséder qui se livrait au
sommeil.
Comprenons ces situations extrêmes du rêve « surréaliste » en fonction du pro-
gramme méthodique qui les façonne comme une production importante pour le
< Imaginaire et réalité > 107

mouvement surréaliste. Tout débute par des expérimentations sur l’état hypnoïde,
ces derniers, par la suite, sont souvent annonciateurs de rêveries plus ou moins
angoissantes, lesquelles, enfin, ouvrent sur un travail de transcription par la
méthode de l’écriture automatique. Ce travail sera restitué à ce collectif de sur-
réalistes qui tentent de telles expériences. L’accent se fera de plus en plus sur ces
rêves qui présentent des états de jouissance passive et de ravissement. C’est du
moins le cas de Crevel qui fabrique des rêves très peu narratifs et souvent tor-
turants réduits au ressassement dangereux de leurs ombilics. Ses propres rêves
qu’il relate, ou ceux qu’il attribue à des personnages de ces romans (Leila dans
Détours, ou encore Pierre Dumont dans La Mort difficile) sont fulgurants et cruels.
Fortement teintées d’un sensualisme pulsionnel oppressant (goût de chair
humaine, rêve de dissection), de telles productions oniriques ne rentrent pas dans
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le cadre d’une écriture de la narrativité éblouie. C’est bien de la rencontre avec
du réel qu’il s’agit, de rêves traumatiques et non d’élaboration secondarisée se prê-
tant à la floraison d’un réseau associatif. C’est encore ce qu’il advient pour Artaud.
Paradoxalement donc, les dispositifs qui tendent à augmenter les points de
contacts entre le merveilleux quotidien et la poétique sise à l’orée du sommeil,
loin de favoriser la production d’un multi-codage des rêves qui leur conférerait
une vigueur narrative, vont, pour les plus fragiles des auteurs surréalistes, resserrer
le rêve à son ombilic de sidération et de cauchemar. En quoi le rêve apparaît dans
sa cruelle mise à nu, non plus comme une machinerie d’écriture ou de codage
mais comme le stigmate menaçant de cette part de notre vie psychique qui, ne
parvenant plus à coder le désir du rêveur, fabrique pour compenser des chimères
avec l’illisible dont il dispose.
Le champ des rapports entre le rêve et le surréalisme a de loin dépassé la présen-
tation solaire, vitaliste et naïve qu’en fit Breton dans Les Vases communicants :
« Chacun sait que le rêve, optimiste et paissant dans sa nature, au moins quand il
n’est pas sous la dépendance d’un état physique alarmant, tend toujours à tirer parti
de telles contradictions dans le sens de la vie » (p. 47).
Le surréalisme ne tient pas que le rêve guérisse ou soigne, il voit en lui une expé-
rience de création qui magnifie le monde. Peu soucieux d’établir ce qui se répète
dans l’expérience du rêve, guetteurs avide du neuf, Breton, Crevel, Artaud ou Desnos
veulent traverser, dans une lucidité souveraine, ce qui dans la vie se compromet avec
la banalité et la dissimulation du bien-pensant. L’expérience du rêve, en tant que
phase préalable à l’écriture automatique, se veut une force de résistance à la bêtise
et à la vulgarité.
Le surréalisme n’en a pas moins voulu établir sa souveraineté intellectuelle et morale
quant à l’exploration d’une fonction psychique tout à fait fascinante. Non esclave de
la science il a, sur le terrain du rêve au moins, indiqué que l’art et la poésie pouvaient
être le nom d’une rigueur qui ne pouvait ni ne devait se trouver asservie aux critères
de la science.
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Références
Alexandrian S., (1974), Le Surréalisme et le rêve, Paris, Gallimard.
Breton A., (1988), Œuvres complètes, tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard.
Breton A., (1923), Clair de terre, Paris, Gallimard, 1966.
Breton A. (1931), Les vases communicants, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1955.
Douville O., (2009), Chronologie de la psychanalyse du temps de Freud, Paris, Dunod.
Lacan J., (1976), « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, no 6/7,
Paris, Le Seuil, p. 32-65.
Leroux J., (1988) Rêve et mythologie chez les indiens Ojibwa, Mémoire présenté à la Faculté des études
supérieures en vue de l’obtention du grade de Maître es sciences en anthropologie, Université de
Montréal.
Roudinesco E., (1986) Histoire de la psychanalyse en France. 2. 1925-1985. Paris, Seuil.
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