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Washington et les régimes militaires
sud-américains (1964-1989)
Des alliances encombrantes

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Isabelle Vagnoux
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Si les États-Unis possèdent au lendemain tisé le dilemme géostratégique de Washington


de la Seconde Guerre mondiale une longue en Amérique latine. Au-delà du cas particulier
tradition d’ingérence en Amérique centrale, de la petite nation caribéenne, la formule vaut
la période de la guerre froide se distingue pour l’ensemble du sous-continent. Tout, plu-
par le soutien direct et indirect accordé par tôt que de risquer un second régime marxiste
Washington à la mise en place puis à la per- dans la sphère d’influence des États-Unis. La
pétuation de régimes militaires et dictato- guerre froide a conduit les gouvernements
riaux en Amérique du Sud. L’analyse de ces américains à percevoir le monde en termes
alliances, présentée par Isabelle Vagnoux, très manichéens et à considérer comme poten-
éclaire trois phénomènes centraux de ces tiellement « ennemie » et dangereuse pour la
décennies : les ravages causés par l’affron- sécurité régionale toute tentative nationaliste.
tement Est-Ouest à ses périphéries, les L’épisode cubain n’a fait que renforcer cette
marges de manœuvre et les capacités à crainte, alors que la rébellion castriste n’avait,
l’autonomie des alliés des deux grands, et la au départ, suscité de vives inquiétudes ni chez
difficile articulation entre morale et diplo- Dwight Eisenhower ni chez son vice-président
matie pour les dirigeants états-uniens. Richard Nixon. La « trahison » cubaine laissera
à Washington, jusqu’à la fin de la guerre froide,
« Il y a trois possibilités, par ordre de préfé- une cicatrice à vif et une crainte quasi paranoïa-
rence : un régime démocratique convenable, que de voir la scène se répéter ailleurs.
la continuation du régime de Trujillo ou un Dans ce cadre idéologique, les militaires
régime castriste. Nous souhaitons tendre vers latino-américains, majoritairement positionnés
la première possibilité, mais nous ne pouvons à la droite de l’échiquier politique 2, apparais-
vraiment pas renoncer à la deuxième tant que sent comme les alliés naturels des États-Unis.
nous ne sommes pas certains de pouvoir éviter C’est donc dans cet esprit que toute une poli-
la troisième 1. » Ainsi s’exprimait, en 1963, le tique d’aide militaire et de partenariat stratégi-
président John F. Kennedy à l’occasion des tur- que est mise en place dès les débuts de la guerre
bulences qui secouaient la République domini- froide. Cette alliance engendre un soutien à des
caine, mais personne, depuis, n’a mieux synthé- coups d’État visant à se débarrasser de régimes

(2) Il existe cependant des variantes, où un régime militaire


(1) John F. Kennedy cité dans Arthur M. Schlesinger, A met en avant une politique nationaliste hostile à toute forme
Thousand Days, New York, Fawcett Premier, 1965, p. 704. d’ingérence américaine. Le cas le plus marquant est, au cours
Rafael Leonidas Trujillo était un dictateur de droite, président de la période étudiée ici, celui du Pérou, pendant la présidence
de la République dominicaine. du général Velasco.

VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 105, JANVIER-MARS 2010, p. 17-32 17


ISABELLE VAGNOUX

jugés trop marxisants (Brésil en 1964, Chili en naissance à un organisme régional, l’Organisa-
1973), ainsi qu’à des régimes militaires éta- tion des États américains, chargée d’orchestrer
blis et susceptibles de collaborer dans la lutte une réponse politique commune et d’éviter les

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contre l’expansion communiste. Ce schéma conflits régionaux. De 1952 à 1955, Washing-
d’intérêts mutuels bien compris est en réalité ton signe des traités bilatéraux d’assistance mili-
plus complexe qu’il n’y paraît à première vue, taire avec douze nations du continent.
car une multitude de paramètres influence la Mais très vite, il apparaît que la menace émane
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relation : les intérêts économiques des grandes moins de l’extérieur que de l’intérieur des Amé-
entreprises américaines ; les intérêts politiques, riques. Le Guatemala en 1954 et surtout Cuba
économiques et sociaux des élites locales qui, en 1959 indiquent que la sécurité intérieure et
le plus souvent, choisissent de s’allier aux mili- la lutte contre la subversion marxiste doivent se
taires, voire à Washington, pour se préserver substituer à la politique commune de défense.
de tout bouleversement social ; l’état de l’échi- Les relations entre armées latino-américaines
quier mondial ; enfin, l’attitude du Congrès et états-uniennes se font plus étroites et l’as-
américain, qui détermine le niveau d’aide bila- sistance militaire prend un tour très politique.
térale et peut influer sur la relation diplomati- Ces programmes d’aide sont coordonnés dès
que. C’est ainsi que, pendant la période 1973- 1963 par le Southern Command (USSOUTH-
1980, jugeant les idéaux démocratiques chers COM), un des quatre grands commande-
aux Américains bafoués, le Congrès, puis le ments militaires des États-Unis. Né pendant la
gouvernement Carter, mettent en place une Seconde Guerre mondiale et alors limité aux
politique des droits de l’Homme visant à mora- Caraïbes, il sera restructuré et élargi sous John
liser l’aide, militaire ou économique, accordée F. Kennedy 2. Là commencent les manœuvres
par Washington 1. Curieusement c’est sous militaires conjointes.
Ronald Reagan, l’un des présidents les plus La coopération se manifeste également par
ouverts aux « tyrans amis », au nom de la lutte la formation de militaires latino-américains.
contre « l’empire du mal », que celles-ci péris- Leur nombre, relativement limité, varie en
sent pour laisser la place à un vaste mouvement fonction de la capacité propre du pays à for-
démocratique. mer ses armées (l’Argentine a ainsi proportion-
nellement envoyé beaucoup moins de recrues
que les pays d’Amérique centrale) et du degré
Le cadre structurel des relations
de la menace communiste perçu par Washing-
Aux premiers balbutiements de la guerre froide,
ton. Le centre le plus connu est sans nul doute
les nations des Amériques, sous la houlette de
la U.S. Army School of the Americas, située
Washington, décident de mettre en place un
dans la zone du canal de Panama (Fort Gulick),
cadre de défense collective susceptible de réagir
alors sous contrôle américain. Fondée en
à toute menace extérieure au continent. Le traité
1946, elle subit également une réorganisation
interaméricain d’assistance mutuelle, signé à
en 1963. Les cours y sont dispensés en espa-
Rio en 1947, fixe les principes de réaction face
gnol et en portugais et véhiculent l’idéologie
à une agression extra-continentale. Il est suivi
anticommuniste et la philosophie antirévolu-
en 1948 par la charte de Bogota qui donnera
tionnaire. La zone offre aux officiers latino-
américains d’autres possibilités de formation,
(1) Ce terme peut recouvrir des positions fort différen-
tes, entre le législatif et l’exécutif et, au sein de celui-ci, entre
la Maison Blanche, le ministère des Affaires étrangères et le (2) L’historique de l’USSOUTHCOM est disponible sur
ministère de la Défense. son site officiel : http://www.southcom.mil.

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WASHINGTON ET LES RÉGIMES MILITAIRES SUD-AMÉRICAINS

notamment à l’École de l’air interaméricaine en raison de la crainte d’une extension de la


et à l’École cartographique d’études géodé- guérilla castriste à tout le continent. Mais la
siques. D’autres écoles militaires aux États- vague démocrate et pacifiste qui s’empare

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Unis mêmes complètent l’offre de formation du Congrès à partir de 1967 n’aura de cesse
(Fort Benning, Fort Leavenworth, Inter-Ame- de réduire cette aide jugée inutile et démesu-
rican Defense College) et présentent à maints rée dans des pays aux besoins économiques et
égards plus d’attrait que la zone du canal de sociaux criants. Les amendements Symington,
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Panama, sorte de « ghetto » pour Latino-Amé- Conte et Pelly, qui réduisent ces programmes,
ricains 1. La formation y est la même pour tous, sont adoptés en 1967 et 1968. En 1970, un
militaires du Nord comme du Sud et cette for- total de vingt et un amendements coupent les
mule « mixte » permet des échanges humains ailes de la politique militaire américaine dans
et culturels peu envisageables dans la zone du la région. Se voulant éthiques, ces derniers fri-
canal de Panama. Des réseaux se construisent sent l’ingérence puisque, avant toute attribu-
ainsi dès les années de formation. La possibi- tion, le président doit prendre en compte le
lité de séjourner plusieurs mois aux États-Unis pourcentage du budget que chaque pays rece-
permet aux Latino-Américains de se familia- veur consacre à ses dépenses militaires et juger
riser avec la culture américaine et, espère-t- si une aide supplémentaire est nécessaire. Ces
on à Washington, d’adopter spontanément clauses ne sont toutefois pas applicables dans le
les valeurs chères aux Américains. Il ne s’agit cadre des programmes gérés par l’Agence pour
pas d’endoctrinement, mais de soft power, cette le développement international (USAID). Le
« capacité à obtenir ce que l’on veut par l’at- point de vue de l’exécutif est tout autre : si ces
trait, la séduction, plutôt que par la coerci- pays ne sont pas autorisés à acheter leur équi-
tion », si bien conceptualisé par Joseph Nye 2 pement militaire aux États-Unis, ils le feront
et au final plus efficace qu’une formation spéci- ailleurs, et cette ingérence américaine génère
fique et pointée du doigt comme propagande. une rancœur préjudiciable aux intérêts stra-
Parfois, les résultats sont surprenants. Ainsi, tégiques des États-Unis dans la région. La
dans le cadre de l’Alliance pour le progrès, sorte conclusion du rapport Rockefeller, comman-
de plan Marshall régional censé aider l’Améri- dité par Richard Nixon en 1969, est sans ambi-
que latine à sortir du sous-développement, les guïté : il faut au contraire réarmer l’Amérique
formateurs avaient mis l’accent sur la nécessité latine pour mieux assurer la sécurité hémisphé-
d’entreprendre des réformes sociales. La junte rique et, partant, celle des États-Unis. Selon
péruvienne nationaliste qui prend le pouvoir le credo réaliste, loin de condamner les régi-
en 1968 semble en être un pur produit : dix des mes militaires, il convient d’accepter les gou-
douze officiers au pouvoir ont reçu une forma- vernements « tels qu’ils sont », surtout dans
tion militaire américaine, ce qui ne les empê- une région où le tissu économique et social est
chera pas de mener une politique « sociale » jugé encore trop fragile pour que la démocra-
très hostile à Washington. tie puisse s’installer durablement 3.
Les programmes d’assistance militaire Les États-Unis disposent alors d’une pré-
atteignent leur apogée dans les années 1960, sence militaire et idéologique forte via les
Milgroups (groupes militaires) chargés, par le
conseil et la formation au sein d’armées étran-
(1) Alain Rouquié, L’État militaire en Amérique latine, Paris,
Seuil, 1982, p. 170-171.
(2) Joseph S. Nye Jr, Soft Power : The Means to Success in (3) Nelson Rockefeller, The Rockefeller Report on the Ameri-
World Politics, New York, Public Affairs, 2004, p. x. cas, Chicago, Quadrangle Books, 1969, p. 58-65.

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ISABELLE VAGNOUX

gères, « d’exercer une influence américaine et la région : en Argentine (1966-1982, avec une
de préserver l’attitude pro-américaine des for- interruption civile entre 1972 et 1976), en Boli-
ces armées 1 », selon les termes du plus impor- vie (1964-1982), en Uruguay (1973-1984), au

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tant d’entre eux à l’époque, celui du Brésil. Paraguay (1954-1989), sans soutien américain
Au gré des liens bilatéraux et en fonction des particulier. D’autres (Pérou, 1968-1980) s’en-
menaces ponctuelles, cette présence militaire gagent au contraire dans un processus claire-
est maintenue. La lutte contre le narcotrafic, ment nationaliste et hostile à Washington. C’est
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dans les années 1980, la renforcera, dans les donc un paysage militaire sud-américain pluriel
pays andins notamment. que les États-Unis doivent gérer. Dans le cadre
Si l’on ne peut nier une certaine influence de cet article, nous nous intéresserons essentiel-
états-unienne sur les militaires latino-amé- lement aux trois grandes nations d’Amérique du
ricains, il convient de relativiser celle-ci au Sud que sont l’Argentine, le Brésil et le Chili.
regard de l’éventail d’instruments d’influence
dont Washington peut jouir par ailleurs. L’aide Remettre l’ami brésilien dans le droit chemin
économique – ou le refus de l’accorder –, le La crise qui conduit les militaires au pouvoir
rôle des ambassadeurs, l’impact du modèle trouve son origine dans l’idée d’une politique
culturel véhiculé en dehors de toute action étrangère « indépendante » lancé par Getú-
gouvernementale, la CIA, enfin, sont autant de lio Vargas (1951-1954) qui refuse de suivre
leviers qui peuvent faire adhérer un gouverne- la position américaine dans la guerre froide.
ment aux valeurs défendues par les États-Unis. Le gouvernement Jânio Quadros, en 1961,
Les armées ont également leur propre logique, reprend cette même idéologie ; sept mois de
leurs intérêts au sein de leur nation et elles pouvoir décousu, avant sa démission-surprise,
n’acquiescent au coup de pouce américain que pendant lesquels il rend visite à Fidel Cas-
lorsqu’il y a convergence entre leurs intérêts et tro, appuie l’admission de la Chine à l’ONU,
ceux de Washington. se rapproche de l’URSS et décide d’un plus
grand contrôle sur les investissements étran-
L’avènement de régimes « amis » gers. Autant de gestes qui inquiètent Washing-
(1964-1973) ton. Lorsque le vice-président João Goulart
L’Histoire est parfois ironique. L’Alliance pour accède à la magistrature suprême, le gouver-
le Progrès, lancée par John F. Kennedy en nement Kennedy le surveille de près, d’autant
1961, était censée sortir les Latino-Américains qu’il compte sur le Brésil, le plus grand pays
du sous-développement et les mettre sur la voie d’Amérique latine, pour contribuer au succès
de la démocratie. Aucun des deux objectifs ne de l’Alliance pour le Progrès. Lincoln Gordon,
sera atteint. Pire, dans les deux pays phares de ambassadeur des États-Unis de 1961 à 1966,
l’Alliance, le Brésil et le Chili, la Maison Blan- tire la sonnette d’alarme : « Il existe actuelle-
che, fidèle à l’ambiguïté kennedienne (cf. cita- ment un réel danger pour la démocratie et la
tion supra), facilite l’avènement de dictatures liberté au Brésil qui pourrait entraîner cette
sur lesquelles nous nous concentrerons dans énorme nation dans le camp communiste » ; et
cette partie. Parallèlement, d’autres régimes d’ajouter : « Ma conclusion est que Goulart, en
militaires autoritaires se mettent en place dans acceptant la collaboration active du parti com-
muniste brésilien et d’autres révolutionnaires
(1) U.S. Congress, House, « Reports of the Special Study
Mission to Latin America on Military Assistance Training and
d’extrême gauche, s’est maintenant totalement
Developmental Television », 91st Congress, 7 mai 1970, p. 5. engagé dans une voie qui le mènera au pou-

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WASHINGTON ET LES RÉGIMES MILITAIRES SUD-AMÉRICAINS

voir dictatorial. » Il souligne toutefois que « la les au président. Dans sa dépêche au ministère
meilleure issue, pour le Brésil comme pour les des Affaires étrangères, l’ambassadeur ne fait
États-Unis » serait que João Goulart puisse ainsi nul mystère des actions discrètes menées

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rester au pouvoir et conduire en toute trans- par les Américains : « soutien clandestin aux
parence les élections présidentielles d’octobre groupes prodémocratiques », « faire discrète-
1965, mais que les chances de ce scénario sont ment passer le message que le gouvernement
« inférieures à 50 % » 1. des États-Unis s’inquiète beaucoup des événe-
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Reste à déterminer le degré de responsabilité ments brésiliens », « encouragement au sen-


des États-Unis dans le coup d’État des 31 mars timent démocratique et anticommuniste au
et 1er avril qui permet aux militaires de s’em- Congrès, au sein des forces armées, des syn-
parer du pouvoir et de le conserver jusqu’en dicats et des groupes d’étudiants favorables à
1984. Lincoln Gordon nie toute participation notre cause, dans l’Église et les milieux d’af-
directe et la lecture des archives dont nous dis- faires ». « Il se peut que nous demandions des
posons à ce jour semble aller dans ce sens. Tout fonds supplémentaires pour d’autres actions
dépend en fait de ce que l’on entend par « par- secrètes très bientôt 4 », ajoute-t-il. Soutien
ticipation » ou « soutien ». Il apparaît qu’il n’y psychologique également à ceux qui envisa-
a eu ni incitation au putsch ni présence mili- gent de démettre João Goulart en leur faisant
taire américaine accrue sur le sol brésilien. Il comprendre qu’ils pourraient compter, une
n’y a pas eu non plus de suppression totale de fois en poste, sur la bienveillance de Washing-
l’aide américaine, mais plutôt réduction sélec- ton. Comme au Chili, il convient de souli-
tive. Les gouverneurs hostiles au pouvoir cen- gner ici l’importance des requêtes des oppo-
tral ainsi que les groupes privés ont continué à sants, qui n’hésitent pas à contacter les officiels
la recevoir. Pour le reste, la plupart des fonds américains, localement ou à Washington, pour
sont restés bloqués jusqu’au putsch. Via son s’assurer de leur soutien à leurs projets. Gor-
ambassadeur et la CIA, Washington a égale- don recommande explicitement de soutenir
ment pu montrer son soutien aux opposants le général Castello Branco qui bénéficie déjà
de solides amitiés états-uniennes en haut lieu,
de João Goulart. Ceux-ci, issus de l’armée et
depuis son engagement militaire en Italie pen-
des milieux d’affaires, se sont d’ailleurs mani-
dant la Seconde Guerre mondiale. Il conseille
festés très tôt auprès de l’ambassade, dès 1961,
également de livrer en secret armes, essence et
afin d’empêcher l’accession au pouvoir de João
pétrole à ses troupes, en prenant toutefois soin
Goulart 2. Ils maintiennent leurs pressions et
d’éviter toute identification de l’origine améri-
leurs requêtes tout au long de sa présidence.
caine de ces livraisons. Le télégramme du secré-
L’ambassadeur Gordon reconnaît d’ailleurs
taire d’État Dean Rusk à l’ambassadeur Gor-
ce soutien financier à ceux qui, aux élections
don, daté du 30 mars, exprime sans ambages le
législatives, tenaient un discours favorable aux
soutien des États-Unis, tout en conseillant une
États-Unis 3 ainsi qu’à d’autres groupes hosti-
certaine prudence au cas où les différentes par-
ties trouveraient un accord in extremis :
(1) The National Security Archive, « State Department, Top
Secret Cable from Rio de Janeiro, March 27, 1964 », http:// « Toutes les dispositions doivent être prises ici
www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB118/bz02.pdf. pour se préparer à soutenir ceux qui entrepren-
(2) Jan Knippers Black, United States Penetration of Brazil,
Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1977, p. 40.
(3) Lincoln Gordon, Brazil’s Second Chance : En Route Toward (4) The National Security Archive, « State Department, Top
the First World, Washington, Brookings Institution Press, Secret Cable from Rio de Janeiro, March 27, 1964 », http://
2001, p. 62. www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB118/bz02.pdf.

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ISABELLE VAGNOUX

draient d’empêcher le Brésil de devenir une véri- Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement
table dictature de gauche fortement infiltrée ou militaire abolit toutes les limites imposées par
contrôlée par les communistes. […] Nous ne João Goulart aux entreprises étrangères et ouvre

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nous laisserons pas paralyser par des amabilités grand les portes aux investissements étran-
théoriques si nous avons le choix entre les for- gers. Rio s’aligne sur Washington en politique
ces véritablement démocratiques du Brésil et une
étrangère et soutient ses choix sur le continent,
dictature dominée par les communistes 1. »
notamment à propos de Cuba et de la Républi-
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Un détachement naval américain, chargé de que dominicaine. Le Brésil participe même à


pétrole, essence, armement et munitions 2, part la guerre du Vietnam sous forme d’aide médi-
alors des Caraïbes, le 31 mars, en direction du cale et multiplie par cinq les achats d’armement
Brésil, conformément à la recommandation de américain. Cet alignement a toutefois des limi-
Lincoln Gordon, afin d’être opérationnel au tes : celles de « l’intérêt national ». Ainsi, Rio
cas où la crise institutionnelle brésilienne dégé- renforce ses liens commerciaux avec l’URSS et
nérerait en guerre civile. Il n’a pas à intervenir l’Europe de l’Est, un des points qui, précisé-
puisque le coup d’État se déroule sans grande ment, avaient conduit Washington à accuser
résistance. Dans une conversation téléphonique João Goulart de dérives « communistes ». Mais
du 31 mars, accessible au public depuis 2004, comment pourrait-on lancer une telle accusa-
on peut entendre le président Johnson ordon- tion contre des gouvernements militaires prati-
ner de « prendre toutes les mesures que nous quant une répression aussi féroce contre la sub-
pouvons, nous tenir prêts à faire tout ce que version marxiste ?
nous devons faire » et ajouter, probablement Les gouvernements Johnson, Nixon et Ford
à propos de João Goulart : « Celui-là, on ne ne tarissent pas d’éloges sur le bon élève bré-
peut pas l’accepter 3. » Selon les termes de Lin- silien. Au grand dam de la direction « Améri-
coln Gordon, « que nous ayons bien accueilli ques » du ministère des Affaires étrangères qui
le renversement de Goulart est connu de tous. s’apprêtait à proposer des restrictions à l’aide
Mais il n’y a eu aucune participation améri- économique et militaire. Lors de la visite offi-
caine dans son départ par la force militaire 4 ». cielle du président Médici à Washington, en
En d’autres termes, il existait bien un plan d’ur- décembre 1971, alors que le pays détient le triste
gence destiné à favoriser les opposants si les record de violation des droits de l’Homme sur
événements avaient mal tourné, mais il n’a pas le continent, Richard Nixon salue « l’énorme
eu à se concrétiser. Les Brésiliens ont accom- succès obtenu dans la construction de l’éco-
pli leur coup d’État sans avoir besoin de l’as- nomie brésilienne », soulignant que, en quel-
sistance américaine, mais en sachant que leur ques mois de présidence, plus de progrès a été
action était bienvenue et que, le cas échéant, ils accompli qu’à n’importe quelle autre période
pouvaient compter sur Washington. comparable dans l’histoire de ce pays », pour
conclure sur un chaleureux « c’est en tant
(1) Cité par Lincoln Gordon, op. cit., p. 69-70. qu’ami et voisin proche de nous depuis si long-
(2) National Security Archive, « State Department, Secret
Cable to Ambassador Lincoln Gordon in Rio, March 31, 1964 », temps que nous vous accueillons 5 ». Ce n’est
http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB118/bz05. pas du cynisme mais un bel exercice de Real-
pdf.
(3) The National Security Archive, « White House Audio
Tape, President Lyndon B. Johnson discussing the impen- (5) Discours du président Nixon en l’honneur du président
ding coup in Brazil with Undersecretary of State George Ball, Medici, 7 décembre 1971, Public Papers of the Presidents, http://
March 31, 1964 », http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/ www.presidency.ucsb.edu/ws/index.php?pid=3246 &st=&st1=,
NSAEBB118/index.htm. http://www.presidency.ucsb.edu/ws/index.php?pid=3247
(4) Lincoln Gordon, op. cit., p. 68. &st=&st1=.

22
WASHINGTON ET LES RÉGIMES MILITAIRES SUD-AMÉRICAINS

politik. Seuls certains membres du Congrès étroitement car, en tant que pays d’Amérique du
(notamment les sénateurs Franck Church et Sud, le Brésil pouvait faire beaucoup de choses
Ted Kennedy 1) et du ministère des Affaires que les États-Unis ne pouvaient pas faire. »

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étrangères, ainsi que des responsables ayant
quitté le gouvernement, tels Lincoln Gordon, Le général brésilien Coutinho résume ainsi
émettent quelques inquiétudes. de tels arrangements : « [les États-Unis veu-
Le Brésil participe également à l’œuvre de lent] nous faire faire le sale boulot 3». Ils sont
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déstabilisation du gouvernement de Salvador la preuve du rôle souterrain incontestable joué


Allende, conformément aux recommandations par Washington dans l’affaire chilienne ainsi
de Henry Kissinger qui préconise « d’établir des que des intérêts communs bien compris entre
relations étroites avec les dirigeants militaires les deux géants du continent américain.
latino-américains proches de nous », « notam-
ment au Brésil et en Argentine, afin de coor- Tout sauf Allende
donner nos efforts pour contrer toute initiative L’inquiétude de Washington face à l’établisse-
chilienne susceptible d’être contraire à nos inté- ment d’un gouvernement socialiste au Chili,
rêts » 2. L’ambassadeur Edward Korry, puis son autre pays phare de l’Alliance pour le Progrès
successeur à Santiago, Nathaniel Davis, avaient et l’un des principaux bénéficiaires de l’assis-
déjà évoqué le rôle joué par Brasilia au Chili. tance américaine, trouve ses racines bien avant
La connivence est désormais rendue publique le coup d’État de 1973. Dès l’élection de 1964,
par les archives ouvertes à l’été 2009. Dans un Washington n’avait pas ménagé son soutien à
rapport ultra-confidentiel, Henry Kissinger « son » candidat, Eduardo Frei, élu aux dépens
résume ainsi la rencontre entre les présidents du socialiste Salvador Allende. Le même pro-
Nixon et Médici en décembre 1971 : blème se pose à nouveau en 1970. On note au
passage que l’inquiétude et l’action sont iden-
« Le président [Nixon] a demandé au président
tiques sous un gouvernement démocrate (Lyn-
Médici s’il pensait que les forces armées chilien-
nes pouvaient renverser Allende. Le président don B. Johnson) que sous un gouvernement
Médici répondit qu’à son avis c’était possible républicain (Richard M. Nixon), ce qui sou-
[…], ajoutant que le Brésil œuvrait en ce sens. Le ligne la primauté de « l’intérêt national » des
président assura qu’il était très important que le États-Unis sur les divergences partisanes. À
Brésil et les États-Unis collaborent étroitement nouveau, tout est mis en œuvre pour défaire
dans cette affaire. Nous ne pouvions pas prendre Salvador Allende, mais, en dépit de la débauche
la direction des opérations mais si les Brésiliens de moyens et d’actions secrètes, la tâche s’avère
pensaient que notre aide était nécessaire, il sou- plus difficile qu’en 1964. En l’absence d’un
haitait que le président Médici le lui fasse savoir. candidat modéré convaincant, l’action améri-
S’il fallait de l’argent ou toute autre aide discrète,
nous pourrions peut-être nous arranger. Tout
ceci devait rester strictement confidentiel. [… Le (3) Nathaniel Davis, The Last Two Years of Salvador Allende,
président] espérait que nous pourrions collaborer Ithaca, Cornell University Press, 1985, p. 332 ; White House
Memorandum, « Meeting with President Emilio Garras-
tazú Médici of Brazil », 9 décembre 1971, mis en ligne le
(1) U.S. Congress, Senate Committee on Foreign Rela- 16 août 2009, http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/
tions, Subcommittee on Western Hemisphere Affairs, United NSAEBB282 ; CIA Memorandum, from CIA Deputy Direc-
States Policies and Programs in Brazil, Hearings, 92nd Congress, tor Robert Cushman to National Security Advisor Henry Kis-
1st session, 4, 5, 11 mai 1971. singer, « Alleged Commitments Made by President Richard
(2) National Security Council, « Policy Towards Chile », Nixon to Brazilian President Emilio Garrastazú Médici », 29
Memorandum 93, 9 novembre 1970, http://www.gwu. décembre 1971, mis en ligne le 16 août 2009, http://www.gwu.
edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB8/ch09-01.htm. edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB282.

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ISABELLE VAGNOUX

caine est plutôt négative, à savoir anti-Allende, ché, le général Schneider, commandant en chef
malgré les réticences du ministère des Affaires de l’armée chilienne, choisit de rester fidèle à
étrangères : « Certes, il ne fallait pas soutenir la Constitution. Il est enlevé par des militai-

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Allende, mais il n’y avait pas de quoi s’alarmer. res plus réceptifs aux arguments de la CIA et
Nous [le ministère des Affaires étrangères] avi- qui voyaient là un moyen d’asseoir leurs pro-
ons pris la ferme décision de ne pas perdre notre pres intérêts. Il décède de ses blessures quel-
temps à nous occuper des élections au Chili. Il ques jours plus tard. Il est alors trop tard pour
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n’était pas question de recommencer 1964 1. » mettre en place un coup d’État et l’élection de
Mais, selon la formule de William Colby, Salvador Allende est confirmée par le Parle-
directeur de la CIA de 1973 à 1976, « on ne ment le 24 octobre 1970.
bat pas quelqu’un avec personne 2 ». Le 4 sep- S’ensuivent près de trois années d’hostilité
tembre 1970, Salvador Allende emporte une implacable de la Maison Blanche face à ce qui
majorité des suffrages, mais pas suffisamment est perçu comme « la consolidation, au Chili,
pour être élu. Il appartient donc au Parle- d’un État communiste 4 ». Trois années pen-
ment chilien de décider lequel des candidats dant lesquelles le gouvernement Nixon s’en-
sera président, octroyant ainsi aux opposants gage dans un blocus économique invisible,
d’Allende et à leurs amis américains un laps utilisant son influence dans les institutions
de temps pour éviter cette élection. Encoura- internationales pour déstabiliser l’économie
gées par les conservateurs chiliens et plusieurs chilienne ; trois années pendant lesquelles la
multinationales états-uniennes, les opérations CIA, aux ordres de la Maison Blanche, main-
clandestines sont pilotées directement depuis tient des contacts étroits avec tous les oppo-
le Conseil de sécurité nationale que dirige sants ; trois années pendant lesquelles une par-
Henry Kissinger à la Maison-Blanche, court- tie des militaires, sollicités par les Américains
circuitant le ministère des Affaires étrangè- dès 1970, mettent au point leurs desseins, dans
res et l’ambassadeur Korry, jugés trop timorés. un pays où l’armée s’abstient traditionnelle-
Dès septembre 1970, l’option militaire est pri- ment de toute intervention dans la vie politi-
vilégiée, marquant le début d’une longue coo- que. Il convient ici de souligner la dualité des
pération complice avec les militaires chiliens. militaires chiliens dont une partie non négli-
De l’aveu même de Henry Kissinger, « le pré- geable soutient Salvador Allende. Trois d’entre
sident Nixon voulait que [le directeur de la eux participent même à son gouvernement. Ce
CIA] encourage les militaires chiliens à coo- sont donc essentiellement les militaires issus
pérer ou à prendre l’initiative pour empêcher de l’oligarchie qui collaborent avec Washing-
Allende d’accéder à la présidence 3 ». Appro- ton et finissent par l’emporter, lorsque vio-
lence, chaos et pénurie s’emparent du pays en
1973.
(1) Entretien avec l’ambassadeur John H. Crimmins, chargé La connivence entre Washington et les mili-
des Affaires interaméricaines au ministère des Affaires étrangè-
res, Washington, 15 juin 1988.
taires chiliens est notamment démontrée par
(2) William Colby, 30 Ans de CIA, Paris, Presses de la l’augmentation des ventes d’armes et d’avions
Renaissance, 1978, p. 286.
(3) Témoignage de Henry Kissinger du 12 août 1975, rap-
F-5E au cours même de la présidence d’Allende.
porté dans U.S. Congress, Senate, « Alleged Assassination Ces ventes visent à écarter la menace d’arme-
Plots Involving Foreign Leaders », Interim Report of the
Select Committee to Study Governmental Operations with
Respect to Intelligence Activities, 94th Congress, 1st session, (4) National Security Council, « Policy Towards Chile »,
20 novembre 1975, Washington, Government Printing Office, Memorandum 93, 9 novembre 1970, http://www.gwu.
1975, p. 228. edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB118/bz02.pdf.

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WASHINGTON ET LES RÉGIMES MILITAIRES SUD-AMÉRICAINS

ments soviétiques, encouragés par le gouver- longue dictature militaire, tortionnaire, dirigée
nement d’Unité populaire et, d’autre part, à par le général Pinochet, qui ne prend fin que
moderniser cette armée « amie », au cas où elle seize ans plus tard. Les documents ouverts au

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devrait assumer de plus grandes responsabili- public depuis lors ainsi que les transcriptions des
tés. Il en va de même pour le nombre d’officiers conversations téléphoniques de Henry Kissinger
formés dans la zone du canal de Panama. De témoignent tous de l’ingérence américaine pour
68 en 1966, pendant la présidence de « l’ami » faire chuter Salvador Allende. « Nous les avons
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Eduardo Frei, ils sont passés à 260 en 1974, aidés », reconnaît Henry Kissinger dans une
avec une augmentation constante au cours des conversation avec Richard Nixon au lendemain
années Allende 1. Rien n’aurait cependant été du coup d’État. Nous « avons créé les meilleures
possible sans l’aval, certes réticent, du gouver- conditions possibles 4 ». La responsabilité amé-
nement Allende lui-même, ce qui minimise ricaine est tout entière résumée dans ces quel-
sérieusement la menace que la Maison Blan- ques mots. Le reste incombe aux Chiliens.
che voyait en lui. Le général Carlos Prats, com- Malgré une reconnaissance diplomatique
mandant en chef des armées, nommé ministre relativement tardive (24 septembre), après
de l’Intérieur puis de la Défense par Allende, vingt-deux autres pays (dont la France et la
avait d’ailleurs conscience du danger que pou- Suisse), les relations entre la Maison Blanche
vait représenter « l’influence nord-améri- et la junte militaire sont d’emblée très bonnes.
caine parmi les forces armées et surtout dans L’exécutif américain ne condamne ni les atroci-
la mentalité du militaire chilien », prédisant, tés commises ni les disparitions, y compris cel-
avec prescience, que « cette influence […] est les de ressortissants américains. Aux comman-
un facteur susceptible de jouer un rôle terrible- des absolues de la politique étrangère, Henry
ment négatif dans les événements à venir » 2. La Kissinger cumule en 1974 et 1975 les fonctions
commission sénatoriale chargée d’enquêter sur de secrétaire d’État et de conseiller à la Sécu-
les opérations secrètes menées par le gouverne- rité nationale, avant de céder cette dernière
ment (« Commission Church », d’après le nom responsabilité à Brent Scowcroft. Tout sera fait
de son président, le sénateur Frank Church) le pour ne pas déplaire à « l’ami » chilien.
reconnaît officiellement dès 1975 : « Les États-
Unis […] ont probablement donné l’impres- La fronde démocrate (1974-1980)
sion qu’ils ne verraient pas d’un mauvais œil Maison Blanche contre Congrès
un coup d’État militaire 3. » Parallèlement à l’action de la Maison Blanche,
La suite tragique du putsch du 11 septembre on trouve à Washington une autre politique :
1973 est connue de tous. C’est le début d’une celle du Congrès, à majorité démocrate dans
les deux Chambres tout au long des années
(1) United States Congress, Senate, « Covert Action in
Chile, 1963-1973 », Staff Report of the Select Committee to 1970 puis de 1987 à 1995, et à la Chambre
Study Governmental Operations with Respect to Intelligence seulement pendant l’essentiel de la présidence
Activities, 94th Congress, 1st session, 18 décembre 1975, p. 38.
(2) Réflexion datée du 27 août 1973, au moment où il perd Reagan. À partir de la fin de 1973, le Congrès
la confiance des autres généraux et est remplacé à la tête de s’émeut de la violation massive des droits de
l’armée par le général Augusto Pinochet. (Carlos Prats, Una
vida por la legalidad, Mexico, Fondo de Cultura Económica,
1976, p. 87) (4) The National Security Archive, « New Kissinger
(3) United States Congress, Senate, « Covert Action in “Telcons” Reveal Chile Plotting at Highest Levels of U.S.
Chile, 1963-1973 », Staff Report of the Select Committee to Government », President/Kissinger Telcon, 16 septembre
Study Governmental Operations with Respect to Intelligence 1973, http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB255/
Activities, 94th Congress, 1st session, 18 décembre 1975, p. 28. index.htm.

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ISABELLE VAGNOUX

l’Homme au Chili d’abord, dans les autres dic- Chaque fois qu’elle le peut, la Maison Blan-
tatures sud-américaines ensuite, et impose un che passe outre. C’est ainsi que le général
certain nombre de restrictions quant à l’attri- Pinochet obtient dès son arrivée au pouvoir un

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bution de l’assistance américaine. Depuis plu- crédit de 24,5 millions de dollars pour ache-
sieurs années le Congrès cherchait par tous les ter du blé, crédit qui avait été refusé à Salvador
moyens à réduire l’aide militaire à l’Améri- Allende, déclenchant à la fois l’ire du sénateur
que latine. Fruit du nationalisme économique Kennedy et la désapprobation des latino-amé-
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latino-américain, la vague d’expropriations et ricanistes du ministère des Affaires étrangè-


de nationalisations subie, depuis le début des res qui jugent cette décision « prématurée » et
années1960, par nombre de compagnies états- « politiquement embarrassante ». Une abon-
uniennes installées dans le Sud avait déjà fourni dante aide économique continue, par le tru-
un prétexte pour remettre en cause l’aide améri- chement de l’Agence pour le développement
caine. La violation des droits de l’Homme offre international et du programme Food for peace,
au Capitole une nouvelle occasion de prendre pendant tout le gouvernement Ford.
l’initiative en politique étrangère. Pour ce der- Il faut attendre l’année 1976 pour que Henry
nier, le mot d’ordre n’est plus sécurité et pro- Kissinger fasse mine de s’intéresser d’un peu
tection des intérêts géopolitiques, mais morale plus près à la question des droits de l’Homme,
et démocratie. Cette nouvelle orientation est officiellement du moins. Il devient en effet
d’autant plus aisée que l’Amérique latine ne politiquement suicidaire d’ignorer la croisade
présente alors plus de danger majeur pour la menée par le Congrès et l’ONU depuis 1973,
sécurité américaine. Après le traumatisme du soutenue par nombre d’organisations rappor-
Vietnam et du Watergate, le versant idéaliste tant et dénonçant les exactions des militai-
de la diplomatie américaine prend le pas sur res chiliens, uruguayens et paraguayens. Au
le réalisme qui avait prévalu jusque-là, grâce à moment où les démocrates font de cette ques-
l’avènement d’une génération d’hommes poli- tion la pierre angulaire de leur campagne pour
tiques jeunes et profondément hostiles à « l’ar- l’élection présidentielle, l’équipe au pouvoir ne
rogance du pouvoir » américain, tels que Tom peut éluder la question. Elle le fait cependant
Harkin, Donald Fraser et surtout Ted Ken- a minima, reconnaissant les faits établis et avé-
nedy. Celui-ci, qui s’était déjà ému de la répres- rés mais sans jamais prononcer de condamna-
sion brésilienne, prend la tête de ce mouvement tion sévère, préférant s’en tenir à des propos
législatif visant à interdire toute aide au Chili très généraux et, chaque fois que possible, sou-
tant que la junte ne garantit pas le droit à l’asile ligner d’éventuelles améliorations. L’accent est
politique et le respect des droits de l’Homme. mis systématiquement sur la nécessité de pour-
En dépit de quelques revers, l’acharnement suivre l’assistance à ces pays, afin de mainte-
des démocrates progressistes du Congrès per- nir des relations cordiales et donc de pouvoir
met de modifier en profondeur la législation espérer influer sur leur politique intérieure 1.
sur l’assistance aux pays étrangers, dans l’indif- En résumé, il s’agit d’un discours aux antipo-
férence totale de la Maison Blanche sur cette
question. Cette indifférence permet d’ailleurs (1) U.S. Congress, House, « Report of Secretary of State
Kissinger on his visits to Latin America, Western Europe and
au Congrès de prendre de telles initiatives en Africa », Hearing of the Committee on International Rela-
matière de politique étrangère, pour la pre- tions, 94th Congress, 2nd session, 17 juin 1976, p. 5 ; Henry
mière fois depuis Franklin D. Roosevelt et les Kissinger, « Moral Promise and Practical Needs », Depart-
ment of State Bulletin, 75, octobre-décembre 1976, 15 novem-
débuts de la présidence « moderne ». bre 1976, p. 603.

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WASHINGTON ET LES RÉGIMES MILITAIRES SUD-AMÉRICAINS

des de celui tenu contre João Goulart ou Sal- « Si vous devez faire certaines choses, faites-les
vador Allende… rapidement. Mais vous devez très vite revenir aux
Dans le même temps, deux jours après le coup procédures normales […]. Aux États-Unis, nous

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d’État qui porte une junte militaire à la tête de avons de fortes pressions internes pour agir sur
l’Argentine en mars 1976, après des années de les droits de l’Homme […]. Nous ne voulons pas
vous harceler. Je ferai ce que je peux. » 3
chaos politique et de lutte contre une guérilla
extrémiste, Henry Kissinger informe ses colla- Propos confirmés quelques mois plus tard,
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borateurs qu’il souhaite accorder son soutien alors que la campagne électorale américaine
à la junte. Le sous-secrétaire d’État à l’Améri- bat son plein :
que latine, William D. Rogers, est plus circons-
« Je crois qu’on doit soutenir ses amis. […] Ce que
pect et conseille de « ne pas se précipiter pour les États-Unis ne comprennent pas, c’est que vous
embrasser ce nouveau régime 1 ». Le Fonds êtes en pleine guerre civile. […] Plus vous réussi-
monétaire international accorde immédiate- rez rapidement, mieux ce sera. Le problème des
ment un crédit de 127 millions de dollars à la droits de l’Homme prend de plus en plus d’impor-
junte. Contrairement au Brésil ou au Chili, les tance. […] Nous ne vous causerons pas de difficul-
Américains n’ont joué aucun rôle dans l’avène- tés inutiles. Si vous pouvez terminer avant que le
ment de cette dictature, mais ils étaient au cou- Congrès revienne en session, ce serait mieux 4. »
rant de l’imminence du putsch. Une semaine
Partant, on comprend aisément que l’am-
auparavant, l’ambassade des États-Unis aurait
bassadeur américain à Buenos Aires ait eu les
reçu de l’amiral Massera l’assurance que le
pires difficultés à se faire entendre des auto-
nouveau gouvernement ne commettrait pas les
rités argentines sur la disparition et la torture
mêmes atrocités que la junte chilienne 2. Dans
de milliers de personnes, y compris de six res-
des entretiens privés avec le ministre des Affai-
sortissants américains. Il se plaint d’ailleurs
res étrangères argentin, Cesar Guzzetti, Henry
que César Guzzetti soit revenu de Washington
Kissinger ne laisse aucun doute sur la réalité de
« dans un état de jubilation 5 ».
sa position, alors que le pays affronte la répres-
À l’évidence, l’obsession anticommuniste
sion la plus sanguinaire de son histoire.
de Kissinger l’emporte sur toute considération
« Nous souhaitons bonne chance à [votre] nou- humanitaire. À cette même époque, les polices
veau gouvernement. Nous espérons qu’il réus- secrètes de plusieurs pays du Cône sud montent
sira. Nous ferons ce que nous pourrons pour un réseau, le plan Condor, destiné à mener des
aider à votre réussite […]. Je comprends que vous attaques terroristes contre les opposants politi-
n’ayez pas d’autre choix que de rétablir l’auto- ques de leurs régimes, y compris ceux en exil dans
rité du gouvernement. Mais il est également clair des pays voisins. Henry Kissinger souscrit à cette
que l’absence de procédures normales sera utili-
transnationalisation de la répression et celle-ci
sée contre vous. »
n’est nullement entravée par les Américains 6.
Et d’ajouter à propos des opposants de gau-
(3) Mémorandum d’une conversation de Kissinger du
che ou d’extrême gauche, argentins ou réfugiés 10 juin 1976, http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/
d’autres pays du Cône sud : NSAEBB133/index.htm.
(4) Propos du 7 octobre 1976, http://www.gwu.
edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB104/index.htm.
(1) Staff Meeting Transcripts, 26 mars 1976, http://www. (5) Ibid.
gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB185/index.htm. (6) Lire à ce sujet John Dinges, The Condor Years, New York,
(2) Conversation de l’ambassadeur avec l’amiral Massera, The Free Press, 2004 ; Peter Kornbluh, The Pinochet File, New
16 mars 1976, http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/ York, The Free Press, 2003 ; National Security Archive, http://
NSAEBB185/index.htm. www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB125/index.htm.

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ISABELLE VAGNOUX

Une fois hors du pouvoir, à partir de 1977, cent – à des pays engagés dans la lutte contre le
il peut faire fi des contraintes de la politique communisme international.
intérieure américaine et manifester pleinement Les succès de cette politique intervention-

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son soutien aux régimes militaires du conti- niste s’avèrent très limités : quelques jours seu-
nent, au nom de la sécurité des États-Unis et lement après les menaces proférées par le secré-
de la lutte contre le communisme internatio- taire d’État Cyrus Vance, l’Argentine, l’Uruguay
nal. Comme bon nombre de conservateurs, il puis le Brésil décident de refuser une aide mili-
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souhaite « conserver la distinction morale qui taire ou économique réduite et soumise aux
existe entre le totalitarisme agressif et d’autres conditions dictées par Washington, au nom de
gouvernements qui, malgré toutes leurs imper- la souveraineté nationale et du rejet de cette
fections, tentent de résister aux pressions et à nouvelle forme d’impérialisme américain. La
la subversion venues de l’étranger, et qui, par fronde commence en fait dès 1967 pour l’Ar-
là même, contribuent à maintenir l’équili- gentine qui, furieuse de se voir refuser l’achat
bre des pouvoirs en faveur de tous les peuples de tanks plus modernes, s’est tournée vers l’Eu-
libres ». Reste à savoir si Argentins, Chiliens, rope. Entre 1967 et 1976, les commandes mili-
Uruguayens se considéraient alors comme des taires à celle-ci excèdent celles passées aux États-
« peuples libres »… En 1978, lors de la Coupe Unis, tendance qui se poursuit ensuite. Les
du monde de football en Argentine, il stigma- Brésiliens également commencent à s’émanci-
tise le gouvernement Carter qui « refuse de per graduellement de la tutelle de Washington
comprendre que les droits de l’Homme sont et rejettent l’aide conditionnelle américaine.
un sacrifice nécessaire dans la lutte contre le Après les contrats commerciaux avec les répu-
terrorisme 1 ». bliques socialistes d’Europe de l’Est, le Bré-
sil se rapproche des Arabes, aux dépens d’Is-
« Les droits de l’Homme sont l’âme de notre raël, et des républiques progressistes d’Afrique
politique étrangère » (Jimmy Carter) où il aimerait bien jouer un rôle. C’est aussi le
En contrepoint de la Realpolitik chère à Richard moment pour la grande nation sud-américaine
Nixon et Henry Kissinger, Jimmy Carter fait de devenir un important producteur d’armes et
des droits de l’Homme et du moralisme en de chercher à développer l’arme nucléaire. Les
politique étrangère un des points phare de sa États-Unis suspendent l’aide économique et
campagne électorale, empruntant les pas déjà militaire aux pays violant les droits de l’Homme
tracés par une partie du Congrès. En harmonie pour les obliger à mettre fin à la répression. Le
avec celui-ci, l’exécutif utilise l’aide économi- Brésil ne cille pas, ne change en rien ses prati-
que et militaire comme moyen de pression sur ques et développe les moyens de ne plus dépen-
les régimes militaires d’Amérique du Sud. Des dre de Washington. L’élève modèle échappe au
conflits au sein du gouvernement américain contrôle de son « protecteur ».
surgissent cependant, entre « idéalistes » et Même le Chili préfère se tourner vers la
« réalistes », tenants de la non-ingérence dans Grande-Bretagne, qui devient alors son pre-
les « choix » politiques des pays et, en ces temps mier fournisseur d’armement. Les restrictions
de guerre froide, du soutien – dût-il être réti- américaines, loin d’aboutir à une démilitarisa-
tion de l’Amérique du Sud, l’ont poussée vers
des pays tiers et, pour les nations les plus indus-
(1) Henry Kissinger cité dans Lars Schoultz, Human Rights trialisées, à développer leur propre production
and United States Policy Toward Latin America, Princeton, Prin-
ceton University Press, 1981, p. 112. d’armement. Dans un cas comme dans l’autre,

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WASHINGTON ET LES RÉGIMES MILITAIRES SUD-AMÉRICAINS

malgré une reprise des ventes d’armes améri- Des « amis », certes, mais secondaires
caines entre 1971 et 1974, Washington perd la Le rapprochement
main et ne peut plus influer sur la répartition L’élection de Ronald Reagan accentue le

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des commandes dans la région. Très vite, ne retour à la Realpolitik. Désormais, les dictateurs
voulant pas risquer de se trouver désarmés par sud-américains sont de « vieux amis ». Dans
rapport à leurs voisins, les régimes militaires le cadre idéologique de la lutte contre « l’em-
s’engagent dans une course aux armements qui pire du mal », l’heure n’est plus aux états d’âme
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échappe à Washington et qui conduit au résul- et à la moralisation. Ronald Reagan partage la


tat strictement inverse de celui escompté par le plupart des idées et des principes de Richard
Congrès américain. Nixon et Henry Kissinger sur à la fois l’Améri-
L’Argentine, toujours rétive, profite de l’em- que latine et les intérêts géopolitiques, mais il
bargo sur les céréales soviétiques décrété par bénéficie d’un contexte nettement plus favora-
Carter en 1980, après l’invasion soviétique en ble à une politique sécuritaire que Nixon. Après
Afghanistan, pour s’engouffrer dans ce marché le traumatisme du Vietnam et les humiliations
désormais disponible, s’opposant ainsi osten- subies par l’Amérique de Jimmy Carter, le mot
siblement à la stratégie d’étouffement mise en d’ordre est de rétablir une Amérique forte et
place par la Maison Blanche. Lorsque Washing- puissante. De plus, le nouveau gouvernement
ton découvre en outre que la junte prévoit de républicain considère l’Atlantique-Sud comme
se doter d’un programme d’armes nucléai- revêtant une importance stratégique croissante
res, le gouvernement commence à penser qu’il dans la lutte contre l’expansion soviétique. De
vaudrait peut-être mieux se rapprocher de cet fait, les considérations humanitaires repassent
« allié » décidément bien peu fiable, et discu- au second plan.
ter, négocier avec lui, plutôt que de poursuivre L’une des principales influences idéologiques
une politique d’ostracisme qui manifestement émane de Jeane Kirkpatrick, démocrate ultra-
va à l’encontre des intérêts américains. Dès la conservatrice, nommée ambassadeur à l’ONU
fin de son mandat, Jimmy Carter obtient du par Ronald Reagan. Dans un article célèbre paru
Congrès une augmentation de l’aide financière en 1979 et intitulé « Dictatorships and Double
à l’Argentine. La Realpolitik fait son retour. Standards », elle entreprend de déculpabili-
S’agissant des droits de l’Homme, les pro- ser les tenants d’un soutien inconditionnel aux
grès immédiats ne convainquent guère. La « régimes autoritaires » d’extrême droite qui
répression chilienne semble certes marquer le partagent les mêmes objectifs stratégiques que
pas à partir de 1977. Est-ce dû aux menaces et les États-Unis. Sa conclusion est sans appel :
aux restrictions de Washington, ou au fait qu’au « Les gouvernements autoritaires traditionnels
bout de trois années de persécutions intenses, sont moins répressifs que les autocraties révo-
l’opposition est muselée ? Quant aux régimes lutionnaires, ils sont plus susceptibles de libé-
brésilien, argentin, uruguayen et paraguayen, raliser leurs pratiques, et ils sont plus compati-
parmi les plus répressifs de la fin de la décennie, bles avec les intérêts des États-Unis 1. » Avec le
ils n’ont nullement tenu compte des menaces général Vernon Walters, qui officie sur la scène
américaines. Rarement, d’ailleurs, l’Amérique interaméricaine depuis les années 1950, Jeane
Kirkpatrick devient l’éminence grise du prési-
latine a compté autant de dictatures que pen-
dent Reagan sur l’Amérique latine.
dant la présidence de Jimmy Carter. La poli-
tique de ce dernier et du Congrès mérite sans
(1) Jeane Kirkpatrick, « Dictatorships and Double Stan-
doute d’être évaluée à plus long terme. dards », Commentary, 68 (5), novembre 1979, p. 43.

29
ISABELLE VAGNOUX

Les deux premières années de la présidence sa tradition historique, souhaite jouer un rôle
Reagan s’inscrivent dans la ligne du rapproche- de premier plan en Amérique latine, il existe
ment : les critiques sur la violation des droits de dès lors une collusion d’intérêts indéniable 1.

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l’Homme sont mises en sourdine ; les voyages Buenos Aires accepte donc de collaborer en
officiels se multiplient au plus haut niveau ; les Amérique centrale. Elle conseille les contras
crédits bilatéraux ou multilatéraux reprennent ; et organise la contre-révolution. Le Hondu-
le gouvernement tente enfin de ressusciter l’as- ras accorde quant à lui l’autorisation d’utili-
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sistance militaire à la région, afin de rétablir la ser son territoire. Cette répartition des tâches
présence de techniciens et de conseillers amé- permet au gouvernement Reagan de demeu-
ricains. Mais le Congrès à majorité démocrate rer à l’arrière-plan de l’opération antisandi-
renâcle. De 9 millions de dollars en 1981, cette niste, protégé par l’Argentine placée en pre-
assistance passe bien à 43 millions en 1984, mière ligne. Parallèlement, sous la pression du
mais l’amélioration bénéficie beaucoup moins gouvernement, le Sénat lève les restrictions sur
aux dictatures du Cône sud qu’aux pays andins les exportations d’armes à destination de Bue-
engagés dans la lutte contre le narcotrafic. nos Aires. Le président doit garantir l’existence
Le vice-président Bush et le responsable de progrès en matière de respect des droits de
de l’Amérique latine au ministère des Affai- l’Homme. Qu’à cela ne tienne, il s’empresse de
res étrangères, Thomas Enders, se rendent au se féliciter de « récentes améliorations ».
Brésil dès 1981, pour convaincre le Congrès de En décembre 1981, le général Galtieri prend
participer à la lutte contre la guérilla marxiste le pouvoir. Formé dans une école militaire amé-
en Amérique centrale. En vain. La lutte contre ricaine, maîtrisant raisonnablement l’anglais,
« l’empire du mal » n’intéresse pas les Brési- amoureux de l’American way of life, Galtieri, au
liens qui voient plutôt le monde en termes de contraire de son prédécesseur, pense réellement
relations économiques et d’opposition Nord/ avoir une relation privilégiée avec Washington.
Sud, plutôt qu’Est/Ouest. Le rapprochement C’est bien un pro-américain qui s’installe à la
demeure plutôt tiède. Casa Rosada. En d’autres termes, en 1982, l’Ar-
Lors de son voyage au Chili, Jeane Kirkpatrick gentine apparaît comme l’un des meilleurs alliés
parvient à renouer un contact chaleureux avec les de Ronald Reagan. Dans ces conditions, lors-
autorités et le gouvernement nomme comme que le président Galtieri donne le feu vert, en
ambassadeur James Theberge, ouvertement favo- avril, aux tout premières manœuvres contre les
rable à Augusto Pinochet. Au Sénat, le dictateur Malouines, il peut légitimement penser qu’il
jouit également du soutien du sénateur ultra-con- recevra le soutien inconditionnel de son « ami »
servateur Jesse Helms. Cependant, le Congrès du Nord, au nom de la doctrine Monroe.
s’obstine à exiger des améliorations significati- Pour tenter de mettre fin aux hostilités,
ves sur les droits de l’Homme. Or Augusto Pino- le secrétaire d’État Alexander Haig s’épuise
chet ne fait aucun effort pour démocratiser ses dans une navette diplomatique, entre Lon-
pratiques et le minitère des Affaires étrangères se dres, Washington et Buenos Aires. Ce conflit
divise sur l’attitude à adopter à son égard. L’em- à propos d’un « morceau de terre où règne
bellie sera donc limitée. un froid glacial », selon la formule de Ronald
L’entreprise de séduction à l’égard de Bue- Reagan, déchire le gouvernement américain,
nos Aires produit de meilleurs résultats. Entre
la Maison Blanche et l’Argentine, qui cherche (1) Ariel C. Armony, Argentina, the United States, and the
Anti-Communist Crusade, 1977-1984, Athens, Ohio University
à exporter sa propre idéologie et qui, fidèle à Center for International Studies, 1997, p. 64-67.

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WASHINGTON ET LES RÉGIMES MILITAIRES SUD-AMÉRICAINS

pris au dépourvu par une crise qu’il n’a pas vu Le 30 avril 1982, Alexander Haig déclare offi-
venir. Parmi les responsables de haut niveau, ciellement que les États-Unis accorderont leur
à la Maison Blanche comme au ministère des soutien à la Grande-Bretagne. Le 14 juin, après

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Affaires étrangères, peu ont une connaissance une guerre éclair, l’Argentine se rend. L’auto-
approfondie de l’Amérique latine. Menés par rité britannique est rétablie sur les Maloui-
Jeane Kirkpatrick, la plupart des latino-amé- nes. Dans la foulée, la dictature s’écroule et la
ricanistes du ministère souhaitent que leur démocratie revient sur la scène argentine, ini-
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pays demeure neutre ou qu’il soutienne une tiant ainsi le processus de démocratisation de
souveraineté conjointe. Le principal argu- toute l’Amérique du Sud. Le Chili sera le der-
ment qu’ils invoquent en faveur de l’Argentine nier à réinstaller la démocratie, en 1989.
relève directement de la stratégie de la guerre
froide : il s’agit de préserver un front uni face à Le virage démocratique
l’expansion marxiste en Amérique centrale et, La guerre des Malouines sonne le glas de la
dopés par le sénateur Helms 1, ils reconnaissent relation privilégiée entre Washington et les
en cela l’importance du rôle alors joué dans la dictatures militaires de la région. Celles-ci ne
région par les Argentins. Pour le Bureau des croient plus aux manifestations d’amitié des
Affaires européennes du ministère des Affaires Américains et l’élan martial argentin démontre
étrangères et, plus largement, pour la majeure le danger que ces régimes peuvent représen-
partie du gouvernement, la relation histori- ter au plan international. Après des années de
quement privilégiée avec la Grande-Bretagne persécutions, la menace de la guérilla marxiste
ne saurait se comparer avec celle tout récem- est en net reflux dans le Cône sud. Le pragma-
ment construite auprès d’un régime aux pra- tisme politique dicte sa loi : la raison d’être de
tiques discutables, dont les ambitions nucléai- la collaboration avec les militaires n’est plus.
res inquiètent. Caspar Weinberger, secrétaire Deux autres dangers dominent désormais les
à la Défense, accorde quant à lui un soutien relations interaméricaines : un endettement
inconditionnel aux Britanniques. La médiation gigantesque et l’expansion du narcotrafic.
d’Alexander Haig ne sert en fait qu’à donner Avec le retour de la démocratie en Argentine
le change au reste du continent américain et et dans la plupart des pays d’Amérique du Sud,
à la communauté internationale. Utiliser l’Ar- l’idéologie reaganienne des premières heures
gentine comme paravent en Amérique cen- s’effondre. Ravis de pouvoir soutenir le type de
trale est une chose, la soutenir dans son élan régime qu’ils ont toujours appelé de leurs vœux,
martial en est une autre. En outre, aux yeux du une démocratie non marxiste, les États-Unis
droit international, son attaque sur les Maloui- déclarent officiellement ne pouvoir « accepter
nes se justifie difficilement. Le Congrès, dans que ces gouvernements démocratiques soient
sa très grande majorité, souhaite également que renversés par les militaires 2 ». Fin des allian-
soit accordé un soutien clair à la Grande-Bre- ces encombrantes. Ici et là, l’U.S. Information
tagne. Enfin, et c’est sans doute, au fond, la rai- Agency et le National Endowment for Demo-
son principale, Ronald Reagan a besoin de la co- cracy lancent des programmes d’assistance à la
opération totale de Margaret Thatcher dans le démocratisation. L’effort demeure cependant
cadre de la guerre froide et du renforcement de limité, car la région, au fond, n’intéresse plus
l’OTAN, plus qu’il n’a besoin de celle de l’Ar-
gentine sur la scène latino-américaine.
(2) Elliott Abrams, cité dans Thomas Carothers, In the Name
of Democracy : U.S. Policy Toward Latin America in the Reagan
(1) Congressional Quarterly Weekly, 1er mai 1982, p. 1014. Years, Berkeley, University of California Press, 1991, p. 135.

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ISABELLE VAGNOUX

le gouvernement, qui « a bien accueilli la ten- avec le Nord ne dure que le temps des intérêts
dance démocratique » naissante, mais « princi- communs. Elle s’effrite dès que ceux-ci faiblis-
palement en tant que spectateur applaudissant sent et dès que l’« intérêt national » semble être

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à un événement lointain 1 ». en danger. Or les dictatures sont très habiles à
Deux dictatures résistent pourtant : celles des manipuler cette idée, difficilement définissa-
généraux Stroessner au Paraguay et Pinochet ble et à géométrie variable. Soumise à de mul-
au Chili. En tous points semblables à la politi- tiples aléas, cette alliance déclenche également
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que de Jimmy Carter, les pressions exercées sur des remous au sein de la démocratie américaine
elles par le ministère des Affaires étrangères à et les termes « Washington », « États-Unis »,
partir de 1985 peuvent surprendre. À l’ONU, si communément employés, ne reflètent jamais
la délégation américaine ne défend plus le Chili la complexité du processus de prise de déci-
sur la question des droits de l’Homme. Le nou- sion et des débats internes au gouvernement
vel ambassadeur à Santiago, Harry Barnes, américain. Enfin, comme l’illustre l’ère reaga-
n’a de cesse d’encourager l’opposition modé- nienne, témoin du retour de la démocratie sud-
rée et de faire comprendre aux militaires et aux américaine alors qu’elle soutenait des dictatu-
milieux d’affaires l’importance que Washing- res, l’influence des États-Unis sur l’évolution
ton attache désormais à la transition démocra- de la plupart des pays d’Amérique latine n’est
tique. Dans le même temps, signe de son ambi- pas significative. L’évolution politique d’un pays
valence, le gouvernement continue à craindre à un moment donné implique les éléments les
la conspiration communiste dans la région. À plus fondamentaux du tissu culturel, politique,
la Maison Blanche comme au ministère de la économique et social de ce pays. La notion selon
Défense et à la CIA, les partisans d’une ligne laquelle un acteur externe peut avoir un effet
dure n’ont pas renoncé, mais, cette fois-ci, sur- profond et durable par l’utilisation de moyens
fant sur la vague de l’Histoire, le ministère des diplomatiques, économiques, voire militaires,
Affaires étrangères aura le dernier mot. mis en œuvre sur une durée relativement courte,
ne tient nul compte des complexités et des réali-
À la lumière des relations ambiguës entre tés qui président à la façon dont les sociétés sont
Washington et les régimes militaires sud-amé- faites et à la façon dont elles évoluent 3.
ricains, nous pouvons dégager plusieurs conclu-
Isabelle Vagnoux, Laboratoire d’étude et de
sions. Tout d’abord, selon les termes du poli-
recherche du monde anglophone (LERMA),
tologue et ambassadeur Alain Rouquié, « rares
13621, Aix-en-Provence cedex 1, France.
sont les armées qui obéissent passivement aux
injonctions de Washington […]. Enjeux inter-
nes développant des intérêts corporatifs spécifi- Isabelle Vagnoux est professeur des Universités (Aix-Mar-
seille), spécialiste d’histoire et de politique étrangère améri-
ques, les armées répondent avant tout à la dyna-
caines, notamment des relations entre les États-Unis et l’Amé-
mique sociale dont la dépendance externe est un rique latine et de la minorité hispanique. Outre de nombreux
élément conditionnant mais non explicatif 2 ». articles, elle a publié Les États-Unis et le Mexique : histoire d’une
La dépendance à l’égard de Washington varie relation tumultueuse (L’Harmattan, 2003) et a codirigé Les États-
Unis et le monde aujourd’hui (L’Aube, 2008), Les Relations inte-
certes selon les pays, mais elle a toujours été fai- raméricaines entre crises et alliances (Institut des Amériques/
ble dans les grandes nations d’Amérique du Sud La Documentation française, 2009). Elle est déléguée Recher-
sur lesquelles a porté notre analyse. L’alliance che de l’Institut des Amériques. (ivagnoux@up.univ-aix.fr)

(1) Ibid., p. 142.


(2) Alain Rouquié, op. cit., p. 189. (3) Thomas Carothers, op. cit., p. 257.

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