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154 « Il est possible de guérir la vie »

« Il est possible de guérir la vie 1 » Et, en ce sens, elle leur est fidèle… Vous écrivez par exemple : « Le
voilà donc, son grand secret : la découverte de la vérité irréduc-
Jacob Rogozinski & Frédéric Neyrat tible du moi ». Artaud aurait ainsi résisté « à son devenir-autre,
à son devenir-rien », à la folie totale et au néant, à sa réduction à
un « Je = X qui ne serait plus moi-même ». Le moi contre le Je, ce
pourrait être, dans le langage de Lacan, l’imaginaire contre le symbo-
lique. Pensez-vous que la remotivation que vous proposez du concept
Frédéric Neyrat – Votre livre sur Artaud a un effet de détrico- de moi doive passer par une réélaboration du concept d’imaginaire ?
tage, il oblige à tout relire, tout vérifier, à revoir ce que l’on croyait Rappelons-nous que l’imaginaire, pour Lacan après 1954, pour
savoir sur cet auteur. Vous ne laissez rien ininterrogeable. C’est Deleuze, pour Badiou, pour les structuralistes et de nombreux post-
l’effet-Artaud sur vous, le coup de marteau sur le fond de sûreté des structuralistes, est vraiment à proscrire.
évidences.Vous récusez non seulement certaines interprétations, mais Jacob Rogozinski – L’affirmation du moi-chair, de sa vérité,
plus profondément vous refusez à votre propre pensée, ce que je trouve de son infinie motilité, c’est l’aboutissement de tout son parcours.
courageux, l’affirmation sans délai d’une saisie conceptuelle. Artaud L’« incarnation majeure » d’un moi singulier qui se refait à chaque
rappelle de force qu’un concept, ça prend du temps. On croit qu’on sait, instant « avec le souffle et la main », qui se ré-incarne sans cesse
qu’on tient l’explication, mais non, il faut tout reprendre alors même dans « l’entrelacs biseau du vivre », le nouage d’un chiasme charnel,
qu’on se croyait à bon port. On ne sait comment s’y prendre avec et se confronte au déchet « abjecté », au restant de sa chair…
Artaud, s’il faut le parler ou le laisser parler, au risque de le laisser Irréductible, oui, en ce sens que la vérité de l’ego résiste à toutes
tout seul et emmuré. Fidèle à cette déprise, mais sans vous y aban- les versions du Malin Génie, à tout ce qui s’acharne à réduire
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donner, vous le reprenez sans cesse, et en ce sens le construisez. Je pense le moi, à l’aliéner, à le « suicider », le dévorer : le père-mère, la
au texte de Freud, « Construction dans l’analyse », et je verrais votre société, l’Autre, l’être, « dieu ». C’est pour cela que j’ai dit, un peu
texte ainsi : il s’agirait d’installer une fiction théorique qui pourra par provocation, qu’il est l’un des derniers héritiers de Descartes.
rétroactivement dire le vrai là même où manqua son énonciation, son Mais, chez lui, ce n’est pas une thèse de philosophe : ces motifs,
explicitation pour le sujet lui-même. La fiction théorique n’est alors il les a découverts dans sa chair, à force de souffrance. Alors,
pas une hypothèse aléatoire, mais ce qui rend possible l’énonciation est-ce de l’imaginaire ou du symbolique ? Je ne crois pas que ces
du vrai qui aurait pu être faite. Je repère cela parce que vous écrivez catégories soient ici pertinentes. Il suffit de regarder ses autopor-
souvent des choses comme « Artaud comprend que », « il a découvert traits pour voir à quel point son « imaginaire » est disloqué, troué,
que », « il a décidé maintenant que ». Comme si vous instauriez un ravagé par l’approche terrifiante de la Chose. Et les structures ou
sujet de la vérité, qui passe par des expériences, des étapes, et en tiriez les mathèmes ne nous sont d’aucun secours pour comprendre
des conséquences quant à ce qui est possible et ce qui est impossible, son trajet : il reprochait d’ailleurs à la psychanalyse sa tendance à
quant à ses échecs et ses nouvelles tentatives… Alors, que dites-vous tout « rejeter dans le symbole », parce qu’elle aurait « peur du réel ».
de ma fiction théorique ? La vie du moi-chair, c’est le réel même, ce qui tient même si tout
le reste n’est qu’illusion. C’est la découverte de cette vérité qui lui
a permis de résister, de traverser la folie, de se réapproprier son
1. Entretien au sujet de Guérir la vie. La Passion d’Antonin Artaud de Jacob corps, son nom, son pouvoir d’écrire et de penser.
Rogozinski, Éd. du Cerf, 2011.
Jacob Rogozinski, Frédéric Neyrat 153 146 « Il est possible de guérir la vie »

esthétique de l’horreur et de la jouissance. Toujours plus de sexe, Jacob Rogozinski – Ce que je voulais éviter, ce sont les deux
toujours plus gore : ceux qui vont aujourd’hui dans cette direction travers qui caractérisent la plupart des lectures d’Artaud : soit
se réclament parfois de lui, mais c’est un contresens total sur on le dévore, soit on se laisse dévorer par lui. Soit on lui impose
son projet. Ce qu’il recherche dans ses derniers écrits, c’est une une grille conceptuelle étrangère à sa pensée, soit on le récite
autre forme de sublimation, une manière de faire affleurer le réel mimétiquement en s’identifiant à lui. Peu d’interprètes ont su
du corps (c’est-à-dire aussi le déchet) dans le poème, dans le y échapper, y compris les plus grands, Deleuze ou Derrida ;
dessin : de donner à ses vocables poétiques la dignité de la Chose. eux aussi l’ont abordé à partir de leurs propres catégories, en
Une « poésie fécale », une écriture du restant, qui ne passerait s’efforçant de le fixer dans un cadre préétabli, dans la « schi-
plus par le « barattement » de la jouissance sexuelle… Pour lui, la zophrénie » ou dans la « métaphysique »… Il disait que la société,
sexualité est une imposture – « une niaiserie de divisés qui veulent la science, la religion, mais aussi la psychanalyse et la philoso-
se rejoindre » – et en même temps une terrifiante menace : elle phie participent à « l’assassinat prénatal de la poésie ». J’ai voulu
nous aliène à toutes les figures de l’Autre qui cherchent à capter éviter de l’assassiner à mon tour. Lorsqu’il parle de sa « haine
notre désir, à nous soutirer de la jouissance, en renforçant ainsi de la philosophie », il faut le prendre au sérieux : même quand
leur emprise sur nos corps et nos âmes. Lors de son effondre- il évoque l’être, le moi ou la vie, il ne s’agit pas de concepts
ment, puis dans ses premiers écrits de Rodez, il appréhendait philosophiques, mais de motifs poétiques qui s’inscrivent dans
en toute jouissance la menace d’une dévoration par la Mère et la matérialité charnelle de la langue. Impossible de comprendre,
il essayait de lui résister, désespérément, en se faisant l’apôtre par exemple, ses invectives contre l’être – « là où ça sent l’être, ça
d’une « virginité absolue ». Puis, il s’est aperçu qu’une autre jouis- sent la merde » – si l’on n’y entend pas résonner l’étron ; et si l’on
sance est possible, une jouissance non-sexuelle qui passerait par ne cherche pas ce que signifie le mot « être » à chacune des étapes
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la « polyphonie étrange » du poème. C’est le chemin qu’il essaye de son parcours : l’Être dont il reçoit l’appel dans les Nouvelles
de frayer dans ses derniers textes. Ils ne sont pas très nombreux, révélations de 1937 n’a rien à voir avec les « êtres » (au pluriel et
ceux qui ont dénoncé après lui (mais sans jamais se référer à sans majuscule), ces entités persécutrices qui prolifèrent dans
lui) les mirages de la « libération sexuelle » : Lacan, le dernier ses derniers écrits… Le lire en philosophe, c’est donc forcément
Pasolini, celui de Salo, ou encore Foucault, quand il analyse les le trahir. Et pourtant, ses vocables sont aussi des concepts issus
connivences qui se nouent entre le dispositif de sexualité et les de la philosophie, dont il s’empare pour les retourner contre elle,
appareils de pouvoir… Et pourtant, aucun d’eux n’a été aussi loin et c’est ce qui peut justifier une tentative comme la mienne. Ce
qu’Artaud : aucun n’a associé la déconstruction de la sexualité qui m’a aidé dans ce travail, c’est que je ne disposais pas d’une
au projet inouï de « se refaire un corps ». Non pas un corps sans grille de lecture toute faite que je n’aurais eu qu’à appliquer à
organes – c’est le contresens de Deleuze – mais une « anatomie ses textes. Le peu de pensée qui m’a été accordé, c’est à Artaud
décorporisée », dé-sexualisée, délivrée de la hantise et de la niai- que je le dois : c’est en me débattant avec lui, avec sa pensée du
serie sexuelles. La plus sublime des sublimations… moi et du corps, que j’ai élaboré peu à peu cette démarche que
j’appelle l’ego-analyse et que j’ai exposée dans mon précédent
Frédéric Neyrat – « Incarnation majeure » dites-vous égale- livre . Disons que j’ai tenté de jouer Artaud contre Artaud : en
ment, pour la distinguer du CSO (du Corps Sans Organes). La condi- traduisant ses motifs dans ma langue pour y puiser de nouveaux
tion de possibilité de cette incarnation bénéfique est liée à votre thèse
sur l’ego, sur l’ego-analyse. Thèse hérétique au vu de nos maîtres ! 1. Le Moi et la chair. Introduction à l’ego-analyse, Cerf, 2006.
Jacob Rogozinski, Frédéric Neyrat 147 152 « Il est possible de guérir la vie »

concepts, puis en faisant travailler ces concepts dans ma lecture. un certain abandon de la sexualité au profit de plaisirs solitaires à
C’est sans doute ce va-et-vient entre les deux plans qui sous- distance et immunisés, au profit d’autres intensités de plaisirs plus
tend cette déprise et cette reprise dont vous parlez. Alors, est-ce virtuelles, plus addictives, non-génitales ou « post-génitales » (Wendy
que j’ai construit une fiction théorique (une de plus…) pour Brown), ancrées sur une autre économie libidinale liée à la communi-
essayer d’expliquer Artaud ? Je n’en suis pas sûr. Il me semble cation (SMS, réseaux sociaux). Symptomatiquement, on parle plus de
que les « constructions en analyse » s’autorisent, comme vous gender que de sex ! Je pense que quelqu’un qui, aujourd’hui, voudrait
le rappelez, de ce que la vérité fait défaut dans l’énonciation du créer un département de sex studies se ferait enfermer immédiate-
sujet, de ces sujets plus ou moins névrosés que nous sommes. ment pour attentat à la pudeur, incitation à la pédophilie et terro-
Or, la vérité ne fait pas défaut à l’écriture d’Artaud – ou pas de la risme. Notre époque est-elle pour le coup vraiment « corpolâtre » ?
même manière. Précisément parce que l’on n’a plus affaire à un Ou au contraire très spiritualiste, très immatérialiste, oublieuse de
névrosé ordinaire, mais à un « poète enragé par la vérité » (c’est l’énergie au profit d’une adoration de la Sainte Information. Cette
ainsi qu’il qualifie Lautréamont), dont la passion de vérité se question est importante, puisqu’elle engage la question de ce qu’on
noue à ce qu’il faut bien appeler sa folie, à l’énigmatique vérité doit faire de notre corps qui, soutenait Artaud, était mal fait et devait
de la folie. Il disait de ses dessins, de ses poèmes, qu’ils devaient être reconstruit.
« manifester des sortes de vérités linéaires patentes » : patentes, c’est- Jacob Rogozinski – Là, c’est un malentendu ! Je ne pense
à-dire ouvertes, évidentes, absolument exposées – et non des pas qu’Artaud soit plus « actuel » par son refus de la sexualité.
vérités latentes, qui seraient à déchiffrer sur un divan ou ailleurs Au contraire, c’est ce qui le rend profondément inactuel, intem-
au moyen d’une quelconque fiction théorique. C’est pour cela pestif. Je suis persuadé que notre époque reste profondément
que j’ai posé comme règle de lecture que ce qu’il écrit est vrai. corpolâtre et sexolâtre, y compris dans sa fascination horrifiée
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C’est cette affirmation d’une vérité où il avait mis en jeu toute son pour les transgressions sexuelles, ou dans cette quête d’une autre
existence qu’il s’agit de réaffirmer. Dans la plus grande fidélité, sexualité, virtuelle, post-génitale, que vous évoquez. Qu’est-ce
qui ne saurait être – comme toujours – qu’une infidèle fidélité. qu’il aurait pensé d’Internet et des nouvelles relations qui se déve-
loppent sur les réseaux sociaux ? Je n’aurai pas l’imprudence de
Frédéric Neyrat – Il y aurait presque alors un surplus de vérité répondre, mais nous connaissons sa méfiance envers la Machine,
dans les textes d’Artaud, surplus insupportable, et pour le coup un envers les dispositifs techniques – par exemple la radio ou le
manque de fiction, d’imaginaire peut-être, contredisant l’énoncé cinéma – qui tentent de s’interposer entre les corps. Il ne rejetait
lacanien selon lequel la vérité a structure de fiction. Lacan, vous le pas la « hantise sexuelle » (c’est le terme qu’il emploie) au nom
rappelez, aurait dit d’Artaud, juste avant son internement, qu’il était d’une autre économie libidinale : c’est la libido elle-même, c’est
« fixé », et qu’il n’« écrirait plus une ligne ». Ce pronostic a été pour toute l’économie du désir qu’il accuse de détourner les énergies
le moins récusé ! Mais le pronostic vise le futur, là où un diagnostic corporelles, de faire obstacle à la « danse nouvelle des organes », à
concerne le présent. Les soi-disant maîtres de l’avenir sont toujours la mise en mouvement des puissances du corps dans le théâtre,
des imposteurs. Pour la majorité des psychanalystes, on ne sort pas la peinture ou le poème. On pourrait dire qu’il fait l’apologie de
de la psychose. Pourtant vous affirmez que c’est possible, qu’Artaud la sublimation, qu’il s’en prend à la désublimation répressive (pour
nous exhibe la preuve d’une « dé-forclusion » par « (ré)inscrip- parler comme Marcuse) qui caractérise la société actuelle. En
tion) d’un élément exclu ». On pourrait cependant envisager, avec même temps, il se méfie de plus en plus du pseudo-sublime des
le Lacan des années 1970, une solution qui serait non pas la sortie de surréalistes, et d’une « cruauté » qui se réduirait à une sublimation
Jacob Rogozinski, Frédéric Neyrat 151 148 « Il est possible de guérir la vie »

de la Cruauté est cette fiction cathartique qui va permettre de la folie, mais l’inscription, par « la fonction de l’art », d’un quatrième
sauver la Vie en la figurant dans des mythes, où ses conflits et ses nœud, le « sinthome », apte à lier les trois autres, symbolique, réel et
« carnages d’essences » se donneront à voir sur la scène. Osons le imaginaire. Sinthome « jamais réel et toujours vrai », comme on
dire, cette métaphysique d’artiste n’est pas très originale. Elle lui peut le lire sur un dessin d’Artaud – où l’on peut lire d’ailleurs aussi
vient du romantisme allemand, à travers sa lecture de Nietzsche « non pas de l’art mais de la ra-tée de Soudan et de Dakoney ».
(du Nietzsche encore wagnérien de La Naissance de la tragédie) Soutenez-vous qu’il est possible de sortir de la psychose ?...
et je crains qu’elle ne soit pas très éloignée du « national-esthé- Jacob Rogozinski – Je vous avouerai que je comprends assez
tisme » qui s’épanouissait au même moment en Allemagne. Ce mal le Lacan des années 1970… En tout cas, il me semble que,
qui va faire césure, là encore, c’est sa traversée de la folie et pour lui, un auteur comme Joyce serait parvenu grâce à l’écri-
son retour à l’écriture en 1945. Dans les derniers textes, tout a ture – au nouage du « quatrième nœud » qu’elle assure – à éviter
changé. Il n’est plus question de la Vie universelle, mais d’une vie la psychose. C’est, si l’on veut, cette mince feuille de papier
absolument singulière, de la vie unique du moi-corps d’Antonin qui, selon Joyce, séparait son Ulysse de la folie. Si ce nouage
Artaud. Mais je ne pense pas qu’il soit simplement revenu à n’avait pu tenir, si Joyce était passé au-delà de cette limite, en
son point de départ, en se repliant sur son expérience solitaire. bonne logique lacanienne il n’aurait plus jamais écrit : il se serait
Cette vie incarnée est toujours mienne, c’est aussi ma vie, notre abîmé sans retour dans le trou du réel. Si j’écris, c’est que je
vie, et la Bonne nouvelle qu’il annonce nous concerne tous : il ne suis pas fou… Mais justement tel n’est pas le cas d’Artaud,
est possible de guérir la vie, d’atteindre cette Grande santé dont qui est passé de l’autre côté, qui a sombré pendant plusieurs
parlait Nietzsche. La guérir de quoi ? De la mort, sans aucun années dans la psychose, et en est revenu pour nous donner
doute, mais d’une mort immanente à la vie, de ce « spasme de ses textes les plus admirables. Grâce à l’édition Quarto réalisée
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mort » qui affecte toute vie et la déchire d’elle-même. C’est cette par Évelyne Grossman, nous découvrons maintenant ce qu’il a
traversée de la mort qu’il évoque dans les Cahiers de Rodez (« j’ai écrit à l’asile de Ville-Évrard, et il n’est plus permis d’affirmer
franchi la mort, la sombre mort par la vie/ et rester mort c’est trahir (comme je l’ai entendu dire) qu’Artaud « n’a jamais été aussi
la vie »), mais cette résurrection n’aura pas lieu dans un avenir génial que lorsqu’il était à l’asile ». C’est tout simplement faux :
indéterminé. Elle se rejoue à nouveau, à chaque instant, dans entre son effondrement de 1937 et son transfert à Rodez en
cette « création continuée » que doit être notre vie. 1943, il a vraiment sombré. Il rédige surtout des « sorts », des
malédictions hallucinées adressées à ses innombrables « persé-
Frédéric Neyrat – Cette fidélité à la vie implique un certain cuteurs », avec une extrême violence anti-juive dans le premier
rapport au corps, et l’on touche là à l’un des apports déterminants sort et certaines lettres d’Irlande. Son nom propre lui échappe,
de votre livre : la question du triple corps d’Artaud. Vous dites que puisqu’il signera bientôt du nom de sa mère, Nalpas, du pseudo-
la pensée d’Artaud ne se termine pas sur ce fameux « corps sans nom de celui qui n’a(l) pas, qui n’a plus de nom… Et pourtant,
organes » dont on nous a rebattu les oreilles, si j’ose cette formule en il a déjoué le pronostic du « Docteur L » : il est finalement sorti
un tel contexte… J’aimerais que vous explicitiez ce point, mais dans le de la poche noire. Il a retrouvé le pouvoir d’écrire et de signer
rapport à notre contemporanéité.Vous affirmez qu’Artaud est encore de son nom. Et il n’est pas resté fixé dans le délire antisémite,
d’actualité par « son rejet forcené de la sexualité », là où nous comme Céline, ni dans le délire gnostique qui lui a succédé à
avons fait de « l’intensité du plaisir sexuel » l’indice du bonheur et Rodez. Bref, il a fini par traverser la psychose, comme il a aussi,
de la liberté. Certains auraient plutôt tendance à voir se développer d’une certaine manière, traversé le fascisme ou qu’il a « franchi
Jacob Rogozinski, Frédéric Neyrat 149 150 « Il est possible de guérir la vie »

dieu », c’est-à-dire la Gnose chrétienne, sans s’installer dans On peut guérir d’une maladie, ou atteindre le stade de la « rémission
aucune de ces positions. Je tiens à le souligner, puisque l’on me totale ». Mais guérir la vie – de quoi d’abord ? De la mort ? Artaud,
reproche déjà d’avoir fait d’Artaud un mystique ou un nazi… certes, nous dit qu’on est mortels parce qu’on le veut bien… À moins
C’est cette inlassable « motilité » qui fait toute l’énigme de son qu’il ne s’agisse d’affirmer que la maladie est la vie elle-même ?…
trajet. En tout cas, cela dément de facto la théorie lacanienne de Finalement, on pourrait se demander de quoi on est vraiment malade.
la psychose, du moins celle que Lacan défend dans les années Je ne parle pas seulement d’Artaud, mais aussi de nous, de notre
1950-1960, et qui est centrée sur la forclusion du Nom-du-Père. société, voire de notre civilisation. Ma question est double : qu’est-ce
Je remarque d’ailleurs que le psychanalyste n’est jamais revenu que la vie pour Artaud, et quelle est sa maladie mortelle ? Autrement
sur le pronostic qu’il avait énoncé en 1937 ; qu’il a gardé par la dit, pour inverser les rôles, quel est le diagnostic d’Artaud ?
suite un silence presque total sur le nom et l’écriture d’Artaud. Jacob Rogozinski – « Guérir la vie » est une expression
Ce que nous montre son parcours, certes singulier, c’est qu’un d’Artaud. Il s’agit bien de guérir la vie – et non de guérir de la
retour du Mômo est possible : un retour du fou (c’est le sens de ce vie : ce n’est pas un penseur nihiliste, un nouveau prédicateur de
terme en argot provençal) qui parvient à surmonter sa folie, mais la mort. L’énoncé revient à deux reprises dans ses derniers écrits
aussi un retour du mot – le Mômo, c’est aussi le mot « mot » –, pour désigner la mission qu’il assigne à l’art, à cet art majeur
c’est-à-dire la (ré)inscription de ce Nom dont la forclusion l’avait qu’est pour lui le théâtre. Son combat contre la maladie, son
précipité dans le délire. Cette forclusion n’est donc pas irréver- désir de « sortir de l’enfer » par l’écriture, la peinture, le théâtre,
sible, comme semble le penser Lacan : un signifiant qui ne s’est sous-tendent toute son œuvre. Qu’est-ce donc que cette vie dont
jamais inscrit dans le symbolique peut malgré tout y faire retour. il espère la guérison ? Au début des années 1920, il est seule-
À certaines conditions, que j’essaye de décrire : en faisant violem- ment question de sa propre vie et de la maladie qui le ronge,
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ment effraction dans la langue pour y réinscrire, en la dissé- cet « effondrement central », cette dissociation de sa pensée, de sa
minant, la marque effacée d’un nom propre. C’est en partie la langue et de sa chair qu’il évoque dans les lettres à Rivière. Est-ce
fonction de ces fameuses glossolalies (atara ratara katara, etc.) une maladie d’origine somatique – une hérédo-syphilis, comme
qui scandent ses derniers écrits et où l’on peut bien souvent il l’a longtemps cru – ou bien les prémisses de sa psychose ?
entendre la profération du « vocable Ar-to ». C’est sa manière Peu importe… En tout cas, il ne lui semblait pas possible d’en
à lui de se réconcilier avec l’euphrasie, le phrasé heureux de la guérir, ce qui explique la tonalité assez désespérée des textes de
langue ; c’est-à-dire aussi (vous savez que sa mère se prénommait cette période. Ensuite, il y a eu sa rencontre avec Breton et les
Euphrasie…) de se réconcilier avec la Mère, par-delà l’angoisse surréalistes, et leur pratique de l’« adresse », c’est-à-dire de l’in-
et la haine, en faisant passer dans le rythme du poème « les soupirs vective (contre le Pape, les recteurs des Universités, les « méde-
de la sainte et les cris de la fée », la pulsation syncopée de la jouis- cins-chefs des asiles de fous », etc.), qui lui a permis d’assumer
sance maternelle. Il affirmait qu’il faut aller « plus loin que Freud ». sa maladie en la transposant sur un plan universel. Désormais,
Je pense qu’il a aussi été un peu plus loin que Lacan. ce qui est malade, c’est l’époque, c’est la civilisation occiden-
tale tout entière, parce qu’elle a perdu contact avec les forces
Frédéric Neyrat – Poursuivons sur cette thématique de la profondes de la vie – et il s’agit maintenant de la Vie universelle,
psychose, de la maladie et de la sortie, afin de nous rapprocher du au sens des Romantiques, de Schopenhauer. Du coup, il devient
statut du corps. Car votre livre a pour titre : Guérir la vie. À première possible de trouver une issue, un chemin vers la guérison. C’est
vue, au premier diagnostic, on pourrait dire que la vie ne se guérit pas. le sens de ce manifeste qu’est Le Théâtre et son double : le Théâtre

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