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L'AFFIRMATION AUTONOME JUSQUE DANS LA MORT

Frédéric Neyrat

Association Multitudes | « Multitudes »

2007/4 n° 31 | pages 181 à 186


ISSN 0292-0107
ISBN 2915547597
DOI 10.3917/mult.031.0181
Article disponible en ligne à l'adresse :
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ANDRÉ GORZ · LIENS · 181

Frédéric Neyrat
l’affirmation
jusque dans
autonome
la mort
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La survie non plus n’est pas une fin en soi.


André Gorz.

1°) « La lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une étape. Elle
peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais
quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cédera fi-
nalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il
intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres. »
L’on dirait un texte écrit ces jours-ci, à l’occasion des fameux « Gre-
nelle de l’environnement » — mais non, il s’agit d’un texte qu’André
Gorz a rédigé en avril 1974 1. C’est d’abord cela qui est terrible quand
on lit André Gorz, ou Yvan Illich et quelques autres, c’est d’avoir af-
faire aujourd’hui à l’insupportable manifestation de ce qu’ils avaient
annoncé de pire. On se demande ce qui s’est passé depuis trente ans,
on se demande ce qui a conduit en particulier la pensée française à
négliger la fondation d’une écologie politique ; c’est sur cette absence
que s’est construite la biopolitique du capital dont nous voyons désor-
mais la concrétisation.
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2°) Le discours courant sur l’écologie consiste à pointer ses pulsions
puristes, fascistes, on s’informe, on écrit, on diffuse et on discute de
ses dangers. C’est grotesque, mais c’est plus que cela, c’est l’une des
raisons pour lesquelles Nicolas Sarkozy a pu impulser des mesures gou-
vernementales touchant les enjeux environnementaux.
Ceux qui s’interrogent sur l’hypocrisie ou la sincérité de nos gou-
vernants en matière d’écologie n’ont pas compris que la question n’est
pas celle des valeurs auxquelles ces derniers adhéreraient ou pas, mais
celle des prix. En 1978, André Gorz décrivait ainsi l’alternative : « ou
bien nous nous regroupons pour imposer à la production institution-
nelle et aux techniques des limites qui ménagent les ressources natu-
relles, préservent les équilibres propices à la vie, favorisent l’épanouis-
sement et la souveraineté des communautés et des individus : c’est
l’option conviviale ; ou bien les limites nécessaires à la préservation de
la vie seront calculées et planifiées centralement par des ingénieurs éco-
logistes, et la production programmée d’un milieu de vie optimal sera
confiée à des institutions centralisées et à des techniques lourdes. C’est
l’option techno-fasciste, sur la voie de laquelle nous sommes déjà plus
qu’à moitié engagés : “Convivialité ou technofascisme” ». Nous ne nous
sommes pas vraiment regroupés, ou pas assez, et le gouvernement ac-
tuel propose l’extension maximale du nucléaire dans tous les pays du
monde, Libye comprise.
ANDRÉ GORZ · LIENS · 183

Et l’on comprend désormais mieux la fonction des intellectuels ou


des ex-ministres lorsqu’ils attaquent l’écologie et préparent ainsi le
terrain au discours courant : cette attaque est un facilitateur d’expro-
priation, il s’agit de déplacer le terrain de l’analyse en projetant — au
sens psychanalytique du terme, ou peut-être aussi par stratégie mal-
saine, n’oublions pas que cela existe aussi — sur l’Autre les caracté-
ristiques actuelles de la biopolitique du capital : sélection, contrôle et nor-
malisation des formes de vie qu’il s’agit de purifier, de « choisir »,
comme l’immigration sous destin pétainiste, eugéniste, raciste ; fascisme
d’un ordre monarchique qui installe l’expertise au sommet et populise
le peuple. Il y a peut-être un « khmer vert » sur l’Internet, mais il y a
certainement des khmers bruns au pouvoir. « Fasciste » ? « Khmer
brun » ? Vraiment, on exagère ? Non, on n’a simplement pas encore trouvé
les noms qu’il faut, mais l’on peut tenter de décrire, comme Gorz, les
procédures qui mènent à un « pétainisme vert » 2 — la « gestion bu-
reaucratique de la survie humaine » par exemple, annoncée par Illich
en 1973 : « Il se peut que, terrorisés par l’évidence croissante de la sur-
population, de l’amenuisement des ressources et de l’organisation in-
sensée de la vie quotidienne, les gens remettent de leur plein gré leurs
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destinées entre les mains d’un Grand Frère et de ses agents anonymes.
Il se peut que les technocrates soient chargés de conduire le troupeau
au bord de l’abîme, c’est-à-dire de fixer des limites multidimension-
nelles à la croissance, juste en deçà du seuil de l’autodestruction. Une
telle fantaisie suicidaire maintiendrait le système industriel au plus
haut degré de productivité qui soit endurable. L’homme vivrait dans
une bulle de plastique qui l’obligerait à survivre comme le condamné
à mort avant l’exécution » (Ivan Illich, La Convivialité). Cela n’a rien
d’exagéré, c’est tout simplement qu’on ne le voit plus.

3°) « Fixer des limites multidimensionnelles à la croissance », se


maintenir « juste en deçà du seuil de l’autodestruction », demeurer au
« plus haut degré de productivité qui soit endurable », c’est cela qu’il
faut comprendre, le développement endurable du capitalisme, qui
consiste à optimiser son rendement de telle sorte que les atteintes à la
vie psychique et physique puissent être, à tous les sens du terme, en-
caissées. Le capitalisme, certains l’auront tout de même compris, pro-
duit un certain type de socius. Et la question demeure, elle est cruciale
et consiste à savoir si l’on considère le socius capitaliste comme encais-
sable ou à rejeter.
Gorz, sur ce point, est sans ambiguïté : « Le choix écologiste est clai-
rement incompatible avec la rationalité capitaliste », écrit-il en 1978, et
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l’écologie ne doit pas « englober » l’économie — encore une fois Gorz


désamorce avec vingt ans d’avance les critiques à venir sur le holisme,
totalitaire bien entendu, de l’écologie — dans la mesure où elle est d’une
« rationalité différente », qui nous fait découvrir et les limites de l’éco-
nomie et ses conditions « extra-économiques », sur lesquelles les pen-
sées du « capitalisme cognitif » insisteront plus tard. En 2003, sa posi-
tion reste inchangée sur ce point, quand il s’agira de saisir l’actualité
du capitalisme : « le “capitalisme cognitif” est la crise du capitalisme tout
court » 3, et au cours d’un entretien donné à Libération en octobre 2006,
Gorz déclare : « J’essaye de montrer que le prétendu capitalisme cognitif
n’est pas du capitalisme, c’est la crise du capitalisme. Qu’il n’y a pas
de production de valeur dans le cognitif. Il est absurde de dire que la
production de valeur, c’est la production d’information. L’information
ne peut pas avoir de valeur, puisqu’elle n’est pas une marchandise, et
dire qu’elle est une valeur et qu’il y a un capitalisme du cognitif, c’est
nier tout le potentiel de subversion, de gratuité qu’il y a dans l’écono-
mie de l’immatériel. » Gorz était, on peut le dire, anticapitaliste.
Et, à vrai dire, ce devrait être pour nous — pour ceux qui pensent
qu’il y a un nous plus grand que le collectif-de-mon-moi — la moindre
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des choses. Car le capitalisme est, aujourd’hui, ce qui empêche, notre
Grand Empêchement, il « empêche » la connaissance « de devenir un
bien collectif abondant » (I, 48). Être anticapitaliste, cela veut dire : s’op-
poser à la production artificielle de la rareté, au contrôle et aux enclo-
sures, aux « prédations d’externalités » — André Gorz reprend ce terme
à Yann Moulier Boutang, pour tirer cette expression dans ses « impli-
cations anticapitalistes » (I, 79). Se demander s’il faut être ou non an-
ticapitalistes, c’est très inquiétant, comme le note Isabelle Stengers : « Se
définir ou non comme anticapitaliste » peut avoir deux significations.
Soit les politiques sont à ce point défini/e/s par les mots d’ordre triom-
phalistes associés à l’emprise nouvelle du capitalisme au cours des der-
nières décennies qu’ils / elles en sont venu/e/s à hésiter effectivement,
à se demander s’il ne s’agirait pas d’une donne aussi indépassable que
la force de pesanteur. Et, dans ce cas, la politesse m’interdit de les qua-
lifier. Soit ces politiques savent — savent notamment que le capitalisme
ne peut répondre au défi qui nous est imposé, quoiqu’il soit parfaite-
ment capable de le constituer en nouvelle source de profit. Mais ils / elles
craignent les ricanements des modernisateurs qui les traiteront d’idéo-
logues irréalistes », précisant peu après qu’« il ne suffit pas d’être
“anti” » 4. La question que nous devons nous poser n’est pas : antica-
pitalistes ou pas, mais : dans quoi intégrer l’anticapitalisme, dans quelle
vie commune à construire ?
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4°) Construire cette vie commune, cela ne sera possible qu’en ayant
la capacité, comme Gorz, de nouer des analyses économiques, écolo-
giques, technologiques, anthropologiques et philosophiques, et de sor-
tir de la politique anthropocentrée, démocentrée, qui se limite à pen-
ser, par exemple, une quelconque figure de la démocratie dissensuelle
contre la République ; d’accord, mais tout cela reste dans le cadre
convenu de notre rationalité moderne occidentale telle qu’elle s’est dé-
veloppée. Pour Illich, la convivialité est d’abord une qualification de l’ob-
jet, et non de l’homme (« c’est l’outil qui est convivial et non l’homme »,
écrit-il noir sur blanc). On ne changera rien tant qu’on ne favorisera
pas le développement de ce que Gorz appelle des « technologies ou-
vertes » (coopératives) au détriment des « technologies verrous », qui
asservissent et conduisent à ce qu’Illich nomme le « monopole radical »
(pas seulement le fait d’imposer un produit, mais de se substituer au
« pouvoir-faire de l’individu » ; l’empowerment, c’est déjà dans Illich). On
notera d’ailleurs que c’est sur cette distinction cardinale que se conclut
L’Immatériel, Gorz s’appuyant sur Sloterdijk : là où les « allotechniques »
s’apparentent à la pratique du viol, à la « destruction des matières pre-
mières », en s’appliquant du dehors sur la matière et confirmant de la
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sorte la division Sujet-Objet, Maître-Subordonné, etc. Les « homéo-
techniques », élaborées à partir du paradigme de l’information, de la
« pensée de la complexité » et de l’« écologie », impliquent une straté-
gie de « coopération », de « dialogue » avec la nature : l’homéotechni-
que, écrit Sloterdijk, « ne peut rien vouloir de totalement différent que
ce que les “choses elles-mêmes” sont par elles-mêmes ou peuvent deve-
nir par elles-mêmes » 5. N’est-ce pas cela, l’autonomie réelle ? L’au-
tonomie au-delà de l’homme, l’autonomie cosmopolitique ?
On sait à quel point ces terme d’autonomie et d’autogestion ont pu
être importants pour Gorz, comme pour tant d’autres penseurs il n’y
a somme toute pas si longtemps. Nous croyons qu’il est temps de re-
motiver ces termes, qui habitent toute la pensée de Gorz, et qui per-
mettent de comprendre ses changements de points de vue, qui ne font
que dessiner, comme le dit Jean Zin dans ce numéro, la fidélité supé-
rieure de Gorz. C’est la fidélité au principe d’une autonomie radicale
qui le fait passer au principe d’un revenu d’existence — si celui-ci, bien
entendu, permet d’éviter la « production de soi sous contrainte » (I, 104).
Mais qui parle encore d’autonomie aujourd’hui ? Au mieux, dans la pen-
sée critique et postmoderne, on retient l’idée d’une « logique autono-
misée des agencements sociaux qui agit à travers moi en tant qu’Autre »
(EEL, p. 102), et Gorz s’emploie à l’analyse de cette autonomisation
machinique. Mais contre cette expropriation verticale, il y a l’autono-
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mie comme affirmation souveraine de la vie, nous disons bien la vie et


pas l’existence et pas la survie. Dans L’Immatériel, on peut lire : « la vie
est avant tout autopoïèse, réduction à rien d’autre et explicable par rien
d’autre : elle s’explique par elle-même » (I, 129). Aucun vitalisme ici,
ou aucun naturalisme pour quelqu’un qui rappelle que l’écologie n’est
pas née initialement d’un « souci de “défense de la nature” mais d’une
résistance à l’appropriation privée et à la destruction de ce bien com-
mun par excellence qu’est le monde vécu » (I, 109-110). Nous voici in-
vités à repenser la vie à partir d’un processus ontologique qui permette
de distinguer entre l’autonomisation virale, cancérigène, hétérodirec-
trice, et l’autonomie qui s’affirme jusque dans la mort — avec l’autre, dans
l’amour, dans un couple, forme parmi d’autres et forme princeps peut-
être de la coopération.
Illich pointait ce problème dans La Convivialité : c’est un autre qua-
lifié, un médecin en l’occurrence, qui seul peut nous « déclarer » ma-
lades aujourd’hui, et nous déclarer morts de surcroît. L’affirmation de
l’autonomie jusque dans la mort est simplement le nom d’une révolu-
tion intégrale de l’existence en politique, en économie, où l’on veut.
Oui, ça, c’est radical. L’autonomie est ce qui doit être affirmé contre
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le monopole radical. Elle doit être affirmée contre vents et marées, ou
plutôt en profitant des vents favorables, parce que la vie, avons-nous
lu plus haut, « s’explique par elle-même ». « Est sans pourquoi, fleurit
parce qu’elle fleurit », ajoutons-nous à nos risques et périls, puisque nous
citons ici Angelus Silesius. Si nous ajoutons ici cet élément mystique,
ce n’est que pour laisser une place à ce que les hommages ratent la plu-
part du temps, voulant conserver encore ce qui s’est autonomisé en un
sens extrême, et qui demeure ni plus ni moins qu’irrécupérable.

(1) A. Gorz, Écologie et Politique, Seuil, coll. « Points », 1978, p. 9.
(2) Ibid., « L’écologie, une éthique de la libération » in EcoRev’, n° 21. Noté désormais (EEL).
(3) Ibid., L’Immatériel, Paris, Galilée, 2003, p. 47. Noté (I).
(4) I. Stengers, « Avoir besoin que les gens pensent », in Mouvements (www.mouvements.
info/spip.php?article169)
(5) P. Sloterdijk, La Domestication de l’être, Mille et une nuits, 2000, p. 91.

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