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DEHORS, SÉPARATION ET NÉGATIVITÉ

Critique d'une situation exophobique

Frédéric Neyrat

Éditions Lignes | « Lignes »

2014/2 n° 44 | pages 115 à 125


ISSN 0988-5226
ISBN 9782355261305
DOI 10.3917/lignes.044.0115
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Dehors, séparation et négativité.
Critique d’une situation exophobique
Frédéric Neyrat

« Chaque fois que j’ai fait une faute,


c’est que je n’ai pas été assez radical. »
Sartre, « Autoportrait à soixante-dix ans »

Trois concepts, et le réel qu’ils engagent, déclenchent désor-


mais une réaction phobique : le dehors, la séparation, et la
négativité. Phobique au sens d’une peur, ou plutôt d’un effroi,
et d’un rejet massif – comme si la négativité ne pouvait plus
s’appliquer qu’au négatif, et la séparation à elle-même ; comme
si c’était le dehors seul – un dehors récalcitrant, insistant au lieu
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même de sa forclusion – qu’il restait, encore, à expulser. Forme
ultime d’un système global auto-immunitaire analysé par de
nombreux penseurs dans les années 1990, le système exophobique
serait aujourd’hui l’ultime rempart protégeant contre un effon-
drement psychique planétaire.
Cette hypothèse hyperbolique aux accents para-baudrillar-
diens a pour fonction de permettre l’analyse de ce qui empêche
ou tout du moins limite aujourd’hui aussi bien une contestation
radicale dans l’ordre politique – une contestation qui ne consis-
terait pas seulement à changer de gouvernants – qu’une capacité
critique de la pensée, si l’on appelle critique la part de déliaison
à l’œuvre dans toute pensée authentiquement créatrice. Je
soutiens que la pensée et la politique exigent aujourd’hui de
nouvelles médiations capables de laisser de la place à l’être-
au-dehors, de symboliser la négativité, et d’accepter le fait que
toute relation repose sur une séparation.
116 Dehors, séparation et négativité.

Il n’y a plus de dehors. – L’absence de dehors est le mot


d’ordre de la pensée contemporaine, la déclaration principielle
du système exophobique. Tout est dedans, ici, à portée d’œil
ou presque. Comme si les réquisits idéologiques du capitalisme
avaient été acceptés au-delà de toute espérance. Comme si la
«  société close » décrite par Marcuse était devenue l’inévitable
description justifiant le refus de tout ce qui pourrait refuser la
société close. Pour sortir de cette clôture, il n’est nul besoin
d’en appeler à la restauration d’un grand Autre consistant, ou
d’une transcendance à majuscule permettant de s’ouvrir à l’Au-
delà : il suffit de constater et de rappeler que l’ici est toujours
scindé en deux. Le dehors est la faille renouvelée du monde,
celle qui s’ouvre avec chaque naissance, chaque ventre donnant
vie ; faille qui advient avec les événements non-organiques qui
disjoignent les choses d’elles-mêmes ; écart qui se présente avec
chaque œuvre d’art. Le dehors n’est pas le neutre, la ruine, le
silence, l’oubli, le désastre du désastre, mais tout au contraire
l’expression vivifiante de ce qui a lieu comme parole, émer-
gence, éclat hors toute neutralité. Il n’y a pas un dehors, mais
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cette infinité de dehors intérieurs qui traversent de part en part
ce que l’on appelle malgré tout un monde.

« Cesse d’être imaginaire ». – Que le monde ne soit pas ordonné


– hiérarchisé, unifié, « naturalisé » – comme le cosmos grec ne
signifie pourtant pas qu’il n’y a pas de monde. On se méfiera
dès lors de l’hypothèse, fort stimulante au demeurant, des
multivers , si celle-ci a pour effet d’aplatir l’infinité, et d’éluder
les contradictions (non-A peut exister dans un univers parallèle
sans, ô merveille, entrer en contradiction dans ce monde avec
A) au lieu de s’y affronter à l’intérieur d’un monde. Éliminant
les contradictions intérieures, l’hypothèse des multivers risque
de confirmer, malgré elle, le système exophobique alors qu’elle

1. Il est impossible de résumer ici la théorie des multivers dans ses rapports
à la physique quantique. Retenons seulement que, dans cette approche, il n’y a
pas un univers, mais une infinité d’univers.
Frédéric Neyrat 117

cherche à le contester. Ce qui importe, pour la pensée, est l’in-


fini intensif, et non pas l’infinité extensive qui ajoute partes extra
partes sans modifier en retour notre monde.
Ainsi Pierre Bayard, appliquant la théorie des multivers à la
critique littéraire, en appelle à une « pluralité externe » faisant de
tous les possibles que nous pourrions incarner des réalités dans
d’autres mondes . Là où un Milan Kundera définissait le roman
comme exploration des possibles – de la « carte de l’existence » –
et création d’« ego imaginaires appelés personnages  », Bayard en
appelle à l’éradication du possible et de l’imagination au nom
de la réalité : il faut que la littérature soi-disant « virtuelle » « cesse
d’être imaginaire pour devenir, dans l’hypothèse des univers parallèles,
une littérature réelle ». Comme la science, comme le bio-art, la
littérature doit se démétaphoriser afin de rendre tout réel, afin
d’être « exploration du réel », de même que les personnages de
fiction doivent devenir de « véritables » êtres nous dit Bayard. La
forclusion du dehors intérieur et celle de la négativité entraînent
l’éradication de l’imaginaire. Il serait pourtant intéressant de
considérer le livre de Bayard comme s’il avait été écrit par un
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Bayard imaginaire, celui d’un univers où tout serait à plat, étalé,
réalisé, sans pluralité interne – autrement dit le monde qu’il
nous faut refuser, celui qui ne doit pas exister.

Distance est la pensée. – La forclusion du dehors et l’impossi-


bilité de laisser être un imaginaire non-effectif rendent difficile
une pensée contestatrice, qui doit être en mesure de décoller de
son enfoncement dans l’activité – dans la production sociale,
dans le discours hégémonique de la pragmatique constructi-
viste qui ne considère que les conséquences de nos actions sans

1. P. Bayard, Il existe d’autres mondes, Paris, Minuit, 2014, pp. 89-98, 106, 116, 136.
2. M. Kundera, L’Art du roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999, p. 17.
«  L’existence est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut
devenir, tout ce dont il est capable » (57). Le monde kafkaïen, par exemple, est
une « possibilité extrême et non-réalisée du monde » (58), et plus loin : « Territoire
de l’existence veut dire : possibilité de l’existence. Que cette possibilité se transforme ou
non en réalité, c’est secondaire » (59).
118 Dehors, séparation et négativité.

jamais oser remettre ces dernières en cause . Comment envi-


sager le moindre rapport d’opposition à ce qui est en soutenant
que tout ce qui est n’est qu’ici, à plat, à portée de main ou de
prothèse digitale  ? Lorsque tout est immanent, s’opposer ne
peut plus vouloir dire qu’une et une seule chose : réagir, c’est-
à-dire inscrire son action comme le prolongement d’une autre
action, ou une inflexion de l’action d’un autre.
Le meilleur outil pour analyser ce genre de réactions en chaîne
– ou, plutôt, de réactions enchaînées – est la « micro-physique du
pouvoir » foucaldienne. Soutenant pourtant que seules les actions
politiques locales et « spécifiques » étaient valides, Foucault ne
nous a pas donné les moyens théoriques et pratiques permet-
tant de déchirer la toile des relations de pouvoir. Cet archéo-
logue infatigable avait pourtant bien vu l’insuffisance historique
du « spécifique » dans le texte même où il décrivait la notion
d’« intellectuel spécifique » ; mais il pensait que, pour dépasser cette
spécificité, il suffisait de montrer que la vérité est, en définitive,
une norme, que l’on peut modifier en changeant le « régime de
production de la vérité ». Cette mise sous contingence de la vérité
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est certes toujours salutaire ; mais, sans détour par un dehors, elle
ne nous permet qu’un remodelage démocratique de la situation.
Ce remodelage est bel et bon, sauf quand se fait sentir la nécessité
d’autres modèles. Déchirer la toile – du pouvoir, du savoir – ne
veut pas dire se poser en dehors de tout, dans quelque citadelle
culturelle immunisée à partir de laquelle pourrait s’exercer une
activité dite « critique » (sur ce point, il nous faut lire Edward
Saïd), mais habiter le dehors du monde. Distance est la pensée
qui s’ajuste à la déchirure irrémissible de l’être, et fait claquer
entre deux bornes le fouet de l’impossible. Distance dans le
monde est la pensée qui seule peut oser la négation politique.

1. Bruno Latour est le prince incontesté du refus conjugué de la négativité,


des dehors et de la puissance du deux. Tel est le prix à payer pour être un
constructiviste.
2. On pourra se rassurer en songeant à tous ces univers parallèles dans lesquels
on se révolte…
Frédéric Neyrat 119

De la « réalité psychique ». – Qu’il n’y ait nul dehors devrait


impliquer l’affirmation selon laquelle il n’est nul dedans.
Pourtant, les approches et les pratiques qui rejettent le dehors
maintiennent l’objet « intériorité », sur lequel elles peuvent,
de façon sadienne, recommencer chaque matin leur travail de
dissection. Il est certes important de montrer que le sujet est un
effet social, l’intériorité un mythe à déconstruire, l’intime une
construction de l’extime, etc., à chaque fois que l’on confond
l’intime avec une monade et que le dedans est construit comme
un fort surprotégé contre tout ce qui pourrait le toucher. Mais il
est cependant nécessaire de faire la part entre deux pratiques :
analyser, comme le fait le psychanalyste Adam Phillips, la
manière dont nous cherchons à nous surprotéger contre notre
détresse (helplessness, Hilflosigkeit) et nos incapacités, c’est-à-
dire contre toute expérience qui pourrait nous toucher au-delà
de toute mesure, autrement dit inviter le sujet à ne pas convertir
sa détresse radicale en recherche de pouvoir sur l’autre ou
contre l’autre, n’a rien à voir avec une entreprise de démolition
consistant à montrer que tout ce qui se présente comme de soi
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est une imposture . S’ouvrir à l’expérience sublime ne veut pas
dire haïr le soi.
De fait, le dedans doit être pensé à partir du dehors : vu
comme dehors, une singularité est distance, vibrante fusée ; vue
comme dedans, elle est réserve, ou retrait créateur d’une profon-
deur (ou, au moins, d’un pli capable d’ajourer le sujet) ; et la
singularité est ce qui claque dans la rencontre de la distance et
du retrait. Le dedans est la manière dont nous sommes dehors
à chaque fois un par un ; ou : le dedans est la manière dont un
dehors se singularise ; ou : le dedans est ce qui fait que nous ne
sommes pas purement et simplement étalés au dehors. C’est
pour cette raison qu’il est aujourd’hui absolument nécessaire
de défendre l’existence d’une « réalité psychique » (Freud) qui ne

1. D’Adam Phillips, cf. On Balance, New-York, Farrar, Straus and Giroux, 2010
(partiellement disponible en français sous le titre : Trois capacités négatives, Paris,
Éditions de l’Olivier, 2009).
120 Dehors, séparation et négativité.

soit pas seulement appréhendée comme un effet idéologique


ou la position avancée d’un colonialisme social. La « réalité
psychique » est l’exceptionnalité ordinaire : non pas le surplomb
hors du monde, mais l’aplomb singulier qui nous permet de
tenir debout sans tomber trop souvent. Elle est ce qui peut,
éventuellement, autoriser une pensée qui ne soit pas exacte-
ment celle de tous, pas exactement la réplication ou le renfor-
cement de la réalité sociale dominante. Il faut protéger la réalité
psychique en lui donnant de quoi fuser, et de quoi disparaître.

Rien n’est séparé. – Le rejet du dehors et la conception selon


laquelle tout dedans est une construction sociale sans aucune
indépendance ontologique ou existentielle reviennent exacte-
ment à l’axiome suivant : tout est interconnecté. Cet énoncé est
aujourd’hui entendu comme description des effets des techno-
logies de la communication, du quadrillage informationnel du
monde, de l’internet ; n’oublions pas cependant que cet énoncé
est l’hériter des théories écologistes qui, depuis au moins le
xixe siècle, s’en sont pris – fort justement – à la science domi-
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nante dont le centre (depuis Descartes et Bacon) est un sujet
immunisé adossé à une nature mathématisable. Il aura donc
été nécessaire de fonder, et de promouvoir, cette science des
relations qui définit l’écologie dans sa lutte contre les clivages
– clivage des humains et des animaux (anti-darwinisme), ou
clivage des humains et de leurs dits environnements. Par rapport
à ce dernier clivage, Michel Serres, puis Ulrich Beck et Bruno
Latour ont eu parfaitement raison de contester le concept d’en-
vironnement, entendu – par son étymologie - comme ce qui
en-vironne, entoure un être dès lors privilégié par le simple
fait qu’il est spatialement constitué en centre. Mais cette lutte
nécessaire contre les désastres de l’anthropocentrisme, vieille
dimension occidentale accentuée par l’immuno-mathématique
moderne, a conduit à rejeter toute forme du Deux – toute divi-
sion, toute séparation, et en définitive toute opposition. La tenta-
tion réactionnaire consisterait à refuser l’écologie en son entier,
afin d’en revenir à – à quoi ? Forcément au fantasme symétrique
Frédéric Neyrat 121

qui consiste à imaginer de pures identités sans rapport, la pure


identité Homme face à la pure identité Animale (ou, dans la
guise de l’object-oriented ontology, le pur objet hors relations).
L’autre solution consiste à proposer une écologie de la sépara-
tion montrant qu’il n’est nulle relation sans disjonction interne
préalable . Si le clivage – la séparation absolue qui conduit à
l’anthropocentrisme et à l’annihilation des non-humains – est à
combattre, la séparation est à maintenir. Le clivage est rupture
sans rapport ; la séparation est rupture sentie, médiatisante, du
nouveau rapport. En ce sens, le dehors n’est pas la grande subs-
tance séparée, mais l’acte séparant qui tend la relation.

De la tentation réactionnaire dans le domaine des sexualités. –


C’est dans le contexte de l’interconnexion généralisée, et la
phobie de la séparation qu’elle recèle, qu’il faut comprendre
le rapport réactionnaire qui s’installe en France en matière
sexuelle, sur les plans politique et théorique. La tentation réac-
tionnaire consiste à fantasmer de pures identités sexuelles,
c’est-à-dire non pas des différences, qui ne tiennent leur statut
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que de la relation à l’autre, mais des identités, qui se définissent,
à la manière des Idées pures, que de n’être qu’elles-mêmes à
l’exclusion de tout ce qui serait autre. Une approche théorique
qui se réclamera de Lacan pour, au nom du Symbolique, reven-
diquer la nécessité d’identités exclusives devra par conséquent
être qualifiée de supercherie. Ceux qui défendent les identités
sans différences ne protègent pas la séparation, ils et elles visent
à établir – ou, croient-ils/elles, rétablir – une communauté des
identiques qui, loin de chercher la séparation, cherchent l’ex-
pulsion, la relégation (et, si nécessaire, l’extermination). La
séparation n’est pas clivage, et elle n’est pas non plus l’évic-
tion. La séparation implique que soient maintenues d’elles-
mêmes, sans assurance donnée par quelque Ordre Symbolique,
1. Pour une première approche, cf. Neyrat F. and Johnson E., 2014, “The
Political Unconscious of the Anthropocene : A conversation with Frédéric Neyrat”
Society and Space Open Site (http://societyandspace.com/material/interviews/
neyrat-by-johnson/)
122 Dehors, séparation et négativité.

les différences dans leur tremblement et leur approximation,


c’est-à-dire l’éventualité de la relation. Car l’Ordre Symbolique,
c’est l’Un prééminent qui donne l’illusion du Deux, alors qu’il
produit toujours du plus-1 (l’homme) et du moins-1 (femmes,
gays, lesbiennes) ; c’est le garant de la non-porosité des fron-
tières, autrement dit de l’annulation de la dialectique de la
séparation et de la relation qu’improvisent les êtres au dehors.
Vouloir l’identité, vouloir l’ordre transcendant, c’est craindre
d’abord et avant tout d’être séparé de soi-même, et soumis
– sans souveraineté – au dehors. Une critique sexuelle des théo-
ries et des pratiques devrait montrer comment les différences
ne s’assignent que dans les relations par lesquelles la séparation
s’exprime parfois jusqu’à se déclarer du nom d’amour.

Négativité sauvage… – La pensée contemporaine ne laisse


pas de place à la négativité. Déconstruire était déjà la meilleure
façon pour ne pas détruire, c’est-à-dire pour tout laisser en
place avant de quitter les lieux ; Alain Badiou a abandonné
l’idée de destruction au profit de celle de soustraction ; Bruno
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Latour refuse l’idée du Deux au profit de la composition de
plurivers aspirant à l’Un ; constructivistes et tenants d’une
« écologie constructiviste » (Emilie Hache) sont condamnés
à gérer les conséquences de nos actes pour avoir abandonné la
capacité à critiquer – et dès lors à choisir entre – les causes
qui les déterminent ; toute la descendance spinoziste, deleu-
ziens inclus, ne jure que par la positivité, considérant le négatif
comme second, dérivé, « triste », et en définitive ontologique-
ment dégradé. Pour toutes ces pensées, le manque n’existe pas
– il n’est qu’une construction, terme à tout faire qui marche à
tous les coups – et la négativité est une tare, l’expression d’un
« ressentiment » ; du côté policier, la négativité est envisagée
comme relevant de la pulsion terroriste. Loin d’être de l’ordre
d’une quelconque relève dialectique (une négation de la néga-
tion), le rejet de la négativité revient dans le réel comme le
non symbolisé, pour reprendre la formule de Lacan. Moins est
laissé de place à la négativité, plus règnent la destruction et
Frédéric Neyrat 123

en définitive l’autodestruction : c’est cette loi ontologico-poli-


tique qu’il faut comprendre ; à défaut, la lecture des journaux
informera jour après jour sur ce qu’il advient de sociétés qui
ne savent que faire du négatif : une dévastation écologique des
corps et des esprits.
Reste à comprendre ce que peut signifier laisser une place
à la négativité. S’agirait-il – puisque les références à Hegel et
Lacan étaient explicites – de symboliser et de « relever » la néga-
tivité ? Une symbolisation qui conduirait à la monumentalisa-
tion de la négativité dans le Panthéon de l’Esprit ou à l’érection
– terme idoine – d’un Ordre Symbolique serait non pas le rejet
de la négativité, mais son confinement. Toute la difficulté d’une
anthropologie politique se tient là : comment faire droit à la
négativité, à l’« inquiétude du négatif » (Nancy via Hegel), sans la
juguler par le Droit ? Comment lui faire une place sans l’assi-
gner à celle-ci ? On pourrait répondre que la seule négativité qui
ne soit pas immédiatement récupérable par la police du symbo-
lique est celle qui survient et fait éclater les cadres politiques
et théoriques préétablis – la négativité sauvage des expériences
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devant lesquelles toute anticipation défaille, les moments desti-
tuants. La « déchirure absolue » dans laquelle l’esprit « acquiert
sa vérité » est celle qui déborde toute pensée.

Et symbolisation tendue. – Cependant, la limite d’une telle


conception de la négativité est qu’elle transforme en messia-
nisme la pensée qui tente néanmoins de saisir ce qu’il en est
de ce qui déborde toute pensée – comme si le débordement
était l’ultime objet possible là où tout objet conceptuel serait
trahison de la négativité sauvage. On risquera alors d’en appeler
à la communauté ou à l’insurrection « qui vient », ou à la démo-
cratie « à-venir ». Or ce n’est pas en repoussant ce qui de toute
façon nous poussera à penser qu’on solde le problème qui se
doit d’être traité maintenant, au présent. La difficulté est de
symboliser la négativité sauvage sans l’engluer dans une posi-
tivité. On se demandera s’il est bien sage d’utiliser le verbe
symboliser alors même qu’il a été indiqué plus haut les usages
124 Dehors, séparation et négativité.

délictueux de la notion d’Ordre symbolique ; mais c’est pour-


tant bien d’une symbolisation contre l’Ordre symbolique dont il
sera question ici. On pourrait appeler symbolisation non pas la
réduction à l’Un, mais la tension interne au Deux : l’inscription
fragile d’un discernable risqué, ne tirant sa validité que des
mises en jeu que les termes du Deux convoquent. Symboliser
la négativité, c’est tendre avec le langage et tous les moyens de
la représentation l’espace sauvage où l’écart toujours se donne
en une infinité de dehors.

Critique et devenirs de la négativité. – Krinein signifiant décider,


séparer, passer au tamis, on comprend qu’aucune pensée ne
soit possible sans séparation, sans négativité, sans fuser au
dehors et sans retrait porteur d’ombre. Même l’imagination
implique la négation, comme l’avait parfaitement vu Hegel
dans sa Philosophie de l’esprit de 1805, définissant l’image comme
« l’objet supprimé comme étant ». La pensée-perceptive est, elle
aussi, discriminante, parce qu’elle n’est pas la saisie indifféren-
ciée d’une masse d’étants donnés aux sens, mais une perception
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spécifique, quand bien même entraînant dans son sillage le halo
des potentialités perceptuelles laissées en plan. Négativité et
séparation sont à l’œuvre aussi bien pour la pensée-symbolisante
que pour la pensée-imaginante et la pensée-perceptive. Ce qui
compte dès lors est le destin de la négativité : pulsion de mort
détachée d’Éros, la négativité sera dévastation ; ou bien, face à
l’abjection du monde, elle deviendra l’ultime moyen de séces-
sion ; elle sera mise au service des révolutions politiques et artis-
tiques ; ou bien elle deviendra la technique de saccage employée
par les fonctionnaires de la pensée, envieux des pouvoirs de créa-
tion qui leur échappent. Il faudrait ici, plus que je ne l’ai fait,
détailler soigneusement les devenirs possibles de la négativité.
La tâche de ceux qui aujourd’hui ont décidé de faire de leur
intellectualité ce qui pourrait présager de tout autre chose que
du système exophobique consiste à user de la négativité et des
instances discriminantes pour resymboliser le monde.
Frédéric Neyrat 125

Critique, symbolisation, et produits culturels. – Resymboliser ne


veut pas dire enchanter ou réenchanter, mais – pour ce qui est
d’une certaine activité intellectuelle-culturelle que l’on désigne
par le terme de « critique » – investir les films et les romans,
les lieux de la production culturelle, les modes de vie, en y
plongeant la tension d’un Deux, en faisant apparaître, souvent
contre l’objet culturel lui-même, ce qui n’était pas objet,
mais la promesse d’un autre monde, le dehors qu’il colma-
tait. Resymboliser n’est donc ni l’activité critique consistant
à débusquer l’idéologie d’un texte ou d’un film, ni l’analyse
critique universitaire lorsqu’elle s’ingénie à dénier toute pensée
aux artistes qu’elle exploite en vue de produire un « savoir »,
mais l’activité tensive qui remédiatise l’objet par rapport à des
potentialités délaissées. Il est certain que cette activité n’est
parfois pas possible : certains objets culturels sont si compacts,
les intentions si basses, le style à ce point absent, les propositions
tellement abjectes, qu’il n’y a rien à sauver. Mais il faut savoir
alors expliquer pourquoi ce film, ce roman, ne doivent pas être
sauvés ; autrement dit la critique n’a de sens qu’en regard de
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la symbolisation. Il faut savoir être définitif face à l’exophobie
déclarée ; à la positivité étouffante ; au conséquentialisme qui
dit oui à tout ce que propose le capitalisme ; à ce nouvel objec-
tivisme qui devrait nous inciter à relire le premier Manifeste du
Surréalisme – quoi de plus opposé aux pensées objectivistes et
au réalisme spéculatif qu’un surréalisme de la matière ?

Sortir de l’immédiation. – Dans un monde plein, sans dehors,


immédiatisé, transi d’effroi lorsqu’un avion échappe à la
connectique de la surveillance, lorsque s’interrompent bruta-
lement les communications personnelles ou technologiques, la
pensée doit devenir non pas un média mais une médiation :
dimension séparée de non-communication où sont proposés
à la vie de l’esprit les écarts risqués générateurs de relations
nouvelles.

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