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LE NUMÉRIQUE EMPÊCHE-T-IL DE PENSER ?

Bernard Stiegler, Alice Béja, Marc-Olivier Padis

Éditions Esprit | « Esprit »

2014/1 Janvier | pages 66 à 78


ISSN 0014-0759
ISBN 9791090270459
DOI 10.3917/espri.1401.0066
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Le numérique
empêche-t-il de penser ?

Entretien avec Bernard Stiegler*

E
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SPRIT – Partons de la distinction que vous reprenez de Platon entre
deux types de mémoires : la mémoire comme ressouvenir qui donne
accès à la connaissance (anamnèse) et la mémoire comme technique
pour soutenir l’art rhétorique des sophistes (hypomnèse). Aujourd’hui,
la technologie vous apparaît comme toujours plus puissante dans sa
capacité à seconder la mémoire, elle étend notre mémoire à travers des
objets technologiques, elle est une « mnémotechnologie ». En quoi est-
ce un problème ? Le fait de se reposer sur des techniques qui viennent
soutenir notre mémoire ne libère-t-il pas nos facultés mentales pour
être plus créatifs, plus imaginatifs ?
Bernard STIEGLER – Si les technologies numériques peuvent
libérer un potentiel inexploré de la mémoire par le fait de son exté-
riorisation, elles peuvent également provoquer le contraire, c’est-à-
dire bloquer les possibilités celées dans la mémoire – ce qui est
plutôt le cas actuellement. La mémoire humaine est constituée par
son extériorisation : c’est sa caractéristique même, et ce qu’a montré
André Leroi-Gourhan, décrivant l’hominisation par ce qu’il a appelé
le processus d’extériorisation1. Georges Canguilhem conçoit égale-
ment ainsi la vie humaine. Cependant, contrairement à ce qu’affirme
Michel Serres2, cette extériorisation n’est pas intrinsèquement

* Philosophe, il vient de publier Digital Studies, humanités numériques et technologies de


la connaissance, Limoges, FYP Éditions, 2014.
1. André Leroi-Gourhan, le Geste et la Parole, tome I, Technique et langage, Paris, Albin
Michel, 1964.
2. Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Éditions Le Pommier, 2012.

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positive – et Platon, tout aussi bien que Leroi-Gourhan et


Canguilhem3, présente cette extériorisation comme un problème.
L’écriture est pour Socrate une drogue, un pharmakon qu’il est
de notre responsabilité de transformer en remède pour ne pas le
laisser nous empoisonner, ce qui requiert une thérapeutique mnémo-
technique qui ne va pas de soi. Socrate combat la manière dont les
sophistes exploitent l’extériorisation de la mémoire par l’écriture
pour manipuler et court-circuiter les esprits au service de leur
commerce. L’extériorisation de la mémoire n’est pas du tout ce qui
permet de « faire de la place », contrairement à ce que prétend
Serres : elle est ce qui réorganise la mémoire. L’extériorisation n’est
bénéfique que si elle rend possible une réintériorisation à travers de
nouveaux savoirs permettant de penser par soi-même.

La mémoire extériorisée
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Je ne deviens géomètre, par exemple, qu’à partir du moment où,
après avoir intériorisé le savoir géométrique qui, comme le comprit
Husserl à la fin de sa vie4, est constitué par son extériorisation, je
m’individue en faisant mienne l’histoire de la discipline, ce qui
signifie que je me rends capable de la réextérioriser à ma façon et,
si je m’appelle Lobatchevski, de la réextérioriser autrement. Le
savoir n’existe que parce qu’il est extériorisé, c’est-à-dire trans-
missible, et intériorisé, c’est-à-dire singularisé, en cela réindividué,
et ainsi ouvert à son autodifférenciation.

Mais n’y a-t-il pas, en dehors de cette mémoire liée au savoir, une
mémoire liée à la construction de l’individu psychique, plus intime ? Les
nouvelles technologies agissent-elles également sur cette mémoire-là ?
Tout fait dit humain est pétri de savoirs – savoir faire, vivre,
concevoir – qui donnent à la vie ses saveurs, et que tout individu
psychique cultive à sa façon. Les comportements des « humains » qui
ne sont pas des comportements de savoir sont inhumains et régressifs
– au sens psychanalytique. La question du « souci de soi » est aussi
une question de savoir. Donald Winnicott montre que l’appareil
psychique de l’infans se forme autour de l’objet transitionnel comme

3. Principalement dans le Normal et le Pathologique (Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2013)


où Canguilhem écrit : « L’homme est cet être qui a le pouvoir et la tentation de se rendre malade »
– cette maladie étant la technique.
4. Edmund Husserl, l’Origine de la géométrie, introduction de Jacques Derrida, Paris, PUF,
coll. « Épiméthée », 2010.

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un savoir de soi qu’il appelle le self, et qui instruit l’intériorité de


l’infans à travers l’objet qui ouvre un espace transitionnel entre lui
et sa mère. Celle que Winnicott appelle la « mère suffisamment
bonne » (the good enough mother) sait faire que l’enfant, à travers
cette extériorité, s’instruise de ce savoir de soi que l’on appelle
l’intériorité. Plus généralement, ce que Lacan appelle l’extime est
la condition de toute intimité. L’intimité la plus secrète est toute faite
de ces extériorités qu’elle a su intérioriser – et par là même indivi-
duer comme savoir vivre, faire et concevoir.
Si la construction de soi est une construction de savoirs, et si les
savoirs sont ce qui donne au soi ces saveurs qu’il ne trouve que hors
de soi, la vie d’aujourd’hui n’a malheureusement plus beaucoup de
saveurs parce que les gens n’ont presque plus de savoirs (mais beau-
coup d’informations – que Michel Serres confond avec du savoir, ce
qui est très surprenant de la part de cet homme cultivé), cependant
qu’une vie sans saveurs ne vaut pas la peine d’être vécue. L’actuelle
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mélancolie généralisée, qui est un malaise existentiel de portée
« historiale », si l’on peut reprendre ce qualificatif par lequel les
traducteurs de Martin Heidegger rendent Geschichtlich, provient
avant tout de ce fait contemporain et calamiteux qu’est la non-
réintériorisation de l’extériorisation.
Dans ce qu’Aristote appelle la vie noétique, dont Canguilhem
montre que c’est une vie technique, extérieur et intérieur constituent
une relation transductive, c’est-à-dire une relation où un terme ne
peut exister sans l’autre, ce que Simondon5 a magistralement analysé
dans sa théorie de l’individuation en posant que l’individuation
psychique n’est possible qu’à la mesure de son inscription et de sa
traduction dans une individuation collective – et réciproquement.
Mais ce qui rend possible cette individuation à la fois psychique et
collective, c’est la constitution de ce que Simondon appelle le trans-
individuel tel qu’il est supporté par les artefacts qui se tiennent entre
les individus psychiques, qui ne font groupe que dans la mesure où
ils partagent cet espace constitué par ce qui se tient entre eux
– depuis la Bildung inaugurale que constitue l’objet transitionnel.
Je ne puis m’individuer collectivement qu’en passant par des
vecteurs techniques d’individuation – ainsi cette mémoire hypo-
mnésique qu’est l’écriture que Platon décrit dans Phèdre comme un
pharmakôn. Selon Platon, cette hypomnèse n’est pas une véritable
mémoire, c’est-à-dire une mémoire anamnésique : ce n’est qu’une
5. Gilbert Simondon, l’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information,
Paris, Éditions Jérôme Millon, 2005.

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mémoire de rappel. Tel le nœud que l’on fait à son mouchoir, elle
peut déclencher un processus de réminiscence ; mais n’est évidem-
ment pas en elle-même un souvenir.
Si cela est vrai, Platon néglige cependant ce qu’après Walter
Ong, Maryanne Wolf6 met en évidence à travers l’imagerie cérébrale,
à savoir que les pratiques mnémotechniques modifient tout aussi
bien la nature et les conditions sociales des processus de trans-
individuation que la structure neuropsychique dans le cerveau :
apprendre à lire et à écrire recode en profondeur les circuits synap-
tiques. Autrement dit, les supports d’extériorisation du savoir jouent
un rôle fondamental dans l’intériorisation même des savoirs : ils la
conditionnent. Un récent rapport de l’inspection de l’Éducation
nationale souligne que les difficultés d’apprentissage de la lecture
et de l’écriture des élèves aujourd’hui pourraient être liées au fait
que l’on ne met plus en place de processus d’apprentissage auto-
matiques7. Or l’automatisation, dont nous savons désormais qu’elle
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résulte de ce recodage cérébral, est indispensable à l’acquisition de
capacités de lecture et d’écriture fluides.
Tout savoir repose sur l’acquisition par le cerveau d’automa-
tismes. Cependant, de tels automatismes doivent pouvoir être mis
au service de leur propre désautomatisation, ce que l’on appelle
autonomie, esprit critique, etc. C’est cela un savoir, et c’est en cela
qu’un savoir n’est pas un simple traitement d’informations. Les
automatismes cérébraux pulsionnels et biologiques peuvent cepen-
dant aussi être renforcés par l’extériorisation technique elle-même
automatisée au détriment de ces capacités de désautomatisation
lorsque, justement, cette extériorité n’est plus réintériorisée sous la
forme d’un savoir, mais court-circuite au contraire les zones du
cerveau recodées par la culture, et déclenche des réflexes plus
primaires qui anéantissent tous les apprentissages sociaux que
l’intériorisation technique a encodés dans le cortex préfrontal. Alors
l’hypomnèse devient ce qui rend l’anamnèse impossible. Nous
vivons en ce moment sous l’effet de tels courts-circuits soumis à ce
qu’Antoinette Rouvroy et Thomas Berns appellent la gouverne-
mentalité algorithmique8 – et c’est ce que le point de vue de Serres
rend littéralement incompréhensible.

6. Maryanne Wolf, Proust and the Squid: The Story and Science of the Reading Brain, New
York, Harper Perennial, 2008.
7. « Bilan de la mise en œuvre des programmes issus de la réforme de l’école primaire de
2008 », rapport dirigé par Philippe Clauss.
8. Antoinette Rouvroy et Thomas Berns, « La gouvernementalité algorithmique », Réseaux,
2013/1, no 177.

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Il y a longtemps que ces questions sont explorées par les neuro-


sciences et la neuropsychologie. Luciano Mecacci9 les avait soulevées
en s’appuyant lui-même sur les travaux du neurologue Alexandre
Luria dès les années 1920. Lev Vygotsky en avait fait le cœur de sa
psychologie. Hegel, dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques,
pensait déjà la formation de l’esprit lettré comme une automatisation.
Aujourd’hui, les matériaux sont disponibles pour approfondir ces
hypothèses : on observe avec l’imagerie cérébrale que les mémoires
externes réécrivent les mémoires internes. Réciproquement, les
mémoires internes réindividuent les matériaux externes : ce n’est
que par ce circuit à double sens entre organe cérébral et organes arti-
ficiels que se forme un savoir. Mais cela nécessite une politique de
la réintériorisation, ce qui se nomme une éducation nationale.

Intérioriser la technique
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Une extériorisation sans réintériorisation ne peut que produire
de la prolétarisation. Ce que décrit Marx en 1848 est en quelque
sorte le prolongement, dans le domaine du travail, de ce dont parle
Platon dans Phèdre10 : l’ouvrier dont le savoir est absorbé par la
machine sans qu’il puisse se le réapproprier est prolétarisé, au sens
où il perd son savoir-faire. Pour surmonter le problème de la toxi-
cité potentielle de la technique, il faut une thérapeutique : Platon
crée dans les jardins d’Académos une institution qui vise à la fois
à produire des textes exotériques pour la cité tout entière et à
former ses dirigeants. Toute la civilisation occidentale repose sur de
telles institutions, qui transforment le pharmakôn toxique en une
thérapeutique. Seul ce qui est toxique peut remédier à la toxicité.
Actuellement, la numérisation entre à l’école et des MOOCs
(cours en ligne ouverts et massifs) se développent à l’université – ce
qui s’inscrit en Amérique dans une stratégie de smart power et dans
un contexte où l’éducation devient un immense business plané-
taire. C’est dans ce contexte que certains voudraient renoncer à
l’apprentissage de l’écriture à la main en faveur du seul clavier,
ignorant que la capacité à acquérir un savoir véritable suppose
d’intérioriser les étapes successives de l’histoire mnémotechnique
de ce savoir – sauf à transformer le savoir en une compétence

9. Luciano Mecacci, « Le cerveau et la culture », Le Débat, 1987/5, no 47.


10. Sur ce sujet, voir B. Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Paris,
Galilée, 2009.

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adaptative stérilisée par la prolétarisation que devient alors inévi-


tablement l’extériorisation. Même si je n’écris plus guère à la main,
la manière dont j’écris au clavier a été construite par la manière dont
j’ai appris à écrire à la main. Tous les savoirs qui ont configuré
l’organisation de mon organe cérébral ont été acquis sur la base de
cet apprentissage, formé par des circuits sensorimoteurs et qui, loin
d’être simplement mécaniques et automatiques, ont informé une
corporéité et une gestique lettrée et singularisée, ce que les styles
d’écriture manuelle rendent visible, sans parler évidemment de
tout ce que nous apprend la calligraphie asiatique.
À l’époque où il est évidemment indispensable de faire entrer
le numérique à l’école comme à l’université, la formation de l’indi-
vidu contemporain devrait systématiquement revisiter l’histoire du
rôle des pharmaka dans la constitution des disciplines. Les adver-
saires de l’introduction du pharmakôn numérique dans le système
académique soulignent que dans les écoles Steiner, où sont formés
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les enfants des élites californiennes, il n’y a pas d’ordinateurs. Je ne
pense pas que ces parents soient hostiles à la pratique du numérique
au cours de l’éducation. Mais ils sont suffisamment informés et clair-
voyants pour savoir que cela requiert une reconceptualisation des
savoirs qui n’est pas réalisée à ce jour – et qu’il faut commencer par
le commencement des savoirs.
J’ai beaucoup plaidé ces dernières années pour cette « recon-
ceptualisation » à travers le lancement d’une grande politique de
recherche nationale et européenne qui analyserait les fondements
organologiques des savoirs anciens et contemporains11. Si l’on suit
le raisonnement sur le remplacement de l’écriture manuelle par le
clavier – ce que les ânes comparent souvent avec le remplacement
de la plume Sergent-Major par le stylo à bille – et qui s’appuie sur
le fait que « plus personne n’écrit à la main », on cessera
d’apprendre à calculer parce qu’il y a des machines pour le faire à
notre place, et finalement, on cessera d’apprendre à lire et à écrire
parce qu’il existe désormais des logiciels de transcription automa-
tique ou de synthèse de la parole.
S’il faut encore apprendre à lire et à compter, c’est parce que
l’esprit libre et capable de penser est structuré par l’intériorisation
de l’histoire de ses techniques intellectuelles12, et parce que les

11. Voir http://digital-studies.org/p/propositions-FUN/#v=full&t=6.625


12. Voir Eric A. Havelock, The Muse Learns to Write: Reflections on Orality and Literacy
from Antiquity to the Present, New Haven, Yale University Press, 1986 et Walter Ong, Orality
and Literacy: The Technologizing of the Word, New York, Routledge, 2002.

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supports de mémoire jouent dans l’histoire et la production des


savoirs un rôle constitutif au sens radical que ce mot a en philo-
sophie. J’ai commencé à m’intéresser à ces questions en lisant
Husserl, qui, dans l’Origine de la géométrie13, remet en question, et
de fond en comble, la phénoménologie qu’il avait lui-même conçue
près de quarante ans plus tôt. Husserl y affirme que sans l’écriture,
il ne peut pas y avoir de géométrie – et il fait ainsi entrer la
technique dans le « champ transcendantal », ce qui est un geste
colossal dont il n’a pas eu le temps de développer les conséquences :
il est mort deux ans après avoir écrit ce texte.
Derrida a poursuivi ce geste dans la veine déconstructionniste qui
n’en a constitué que la « pharmacologie négative », mettant en avant
les apories métaphysiques qui en résultent, mais sans jamais envi-
sager une pharmacologie positive qui reste toute à faire – et qui devrait
venir refonder les épistémologies contemporaines dans tous les
domaines aussi bien que la philosophie politique et l’économie. Avec
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la numérisation généralisée, cette question à laquelle le smart power
est une réponse redoutable devient l’enjeu crucial de la puissance et
de l’impuissance des États et des organisations économiques.

Vous aviez analysé par avance le système de traçabilité et de


surveillance lié aux nouvelles technologies en parlant de « psycho-
pouvoir ». Mais quel est ce pouvoir ? Est-il d’abord lié aux marchés
ou aux États ? Les événements récents (scandale des écoutes de la NSA)
ont montré une certaine complicité entre les États et les grands
groupes.
C’est surtout le cas de l’État américain. Les grands groupes
économiques aux États-Unis s’appuient beaucoup sur le gouver-
nement fédéral, et réciproquement – il est tout à fait illusoire de ne
voir les États-Unis que comme le lieu pur du marché et d’ignorer le
rôle de la puissance publique fédérale. De façon très générale, le
marché ne soutient jamais les innovations de rupture : le marché
veut gagner de l’argent, et les innovations structurelles, tel le world
wide web, ne le permettent pas – pas à court terme. Or le marché est
toujours court-termiste, à la différence de l’entrepreneur, qui porte
parfois une vision.
Aux États-Unis, l’action fédérale est très importante et très
intégrée dans les domaines industriel, scientifique et militaire
– renseignement compris. La NSA n’a si bien réussi à exploiter les

13. E. Husserl, l’Origine de la géométrie, op. cit.

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data centers de Google et consorts que parce que ce sont les services
militaires de sécurité et de renseignements qui sont à l’origine de
ces techniques. La Californie est la région de l’industrie d’armement,
et toutes les technologies développées dans la Silicon Valley ont été
suscitées par l’armée américaine de près ou de loin – même si le web
a été conçu en Europe et versé dans le domaine public par ses
auteurs anglais, belge et français, ce que le vice-président Al Gore
s’est empressé de saisir et d’inclure dans sa vision de l’avenir du
monde conforme au développement de la stratégie américaine du
développement technologique. Les États-Unis ont une intelligence
hypomnésique qui a disparu en France et en Europe, pour notre plus
grand malheur : si rien ne change, il ne restera bientôt plus rien de
la culture européenne.
On débat aujourd’hui sur la question de savoir s’il faut ou non
apprendre aux enfants à coder. Or la question fondamentale est celle
des conditions de production du savoir rationnel, du lien entre
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l’anamnèse et l’hypomnèse, de la manière dont les technologies
doivent être réintériorisées – dont le savoir coder n’est qu’un aspect.
L’écriture a été appropriée par les puissances souveraines (Église,
État…) qui reposaient sur une séparation entre l’otium et le nego-
tium. Avec le protestantisme, aux XVIe et XVIIe siècles, ces éléments
mnémotechniques ont constitué une dimension centrale de l’éco-
nomie. Au XXe siècle, l’essentiel de l’essor industriel a été rendu
possible par les technologies de communication et d’information.
Actuellement, le monde est reconfiguré par le numérique – qui
pénètre partout – sous l’œil de la Bourse. Est-ce durable ? Dans les
conditions actuelles, je ne le pense pas.
Si l’on considère que ces techniques hypomnésiques créent
des dépendances comparables aux drogues (ce que disait Platon),
laisser la pratique de l’hypomnèse se développer en fonction des
motivations du marché sans prescriptions thérapeutiques dignes de
ce nom, c’est créer une économie de dealers et une société
d’addiction. Je n’ignore pas que ces propos et l’hypothèse qu’ils
soutiennent (qui fut il y a quelques années celle du congrès national
des addictologues français) sont graves. Mais la situation à laquelle
ils se rapportent est malheureusement encore bien plus grave.
Disant cela, je ne fais d’ailleurs pas de procès au marché : ce n’est
pas au marché de prescrire des thérapeutiques. C’est l’affaire des
universitaires et de la puissance publique, qui doit s’appuyer sur
eux : ils sont aussi faits pour cela.

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Bernard Stiegler

Former l’attention

Ces évolutions s’inscrivent dans un mouvement plus large d’inversion


de la rareté : alors que dans le monde industriel, la rareté était du côté
de la disponibilité des produits, notamment culturels, et l’abondance
du côté de l’attention du public, ce qui est précieux aujourd’hui, c’est
l’attention, car les œuvres sont infiniment reproductibles et disponibles.
Cela devrait donc être une situation favorable à l’attention, que tout
le monde veut préserver. Or on se trouve au contraire dans une
situation de brutalisation de l’attention.
Il s’agit même d’une destruction de l’attention. Or une société
se caractérise par la manière dont elle forme l’attention. Les modèles
attentionnels sont différents selon que l’on se trouve en Chine, au
Japon, en Europe, en Afrique, etc.
L’attention, c’est inséparablement la capacité psychique de
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concentration (attention span) au service des apprentissages
(apprendre la géométrie, c’est former un esprit attentif à l’espace en
tant que tel, apprendre l’histoire, c’est rendre l’esprit attentif au
passé historiographié) d’une part, et d’autre part et solidairement la
faculté sociale de prendre soin, la civilité : on ne peut pas séparer
ces deux dimensions de l’attention. Pour employer des termes
husserliens repris par Ricœur dans Temps et récit, l’attention est
l’articulation entre les rétentions (ce qui est retenu du passé indi-
viduel et collectif) et les protentions (ce qui est attendu par l’indi-
vidu dans le groupe social). L’agencement par les sociétés et les
individus de ces deux dimensions passe par des hypomnémata
(outils de la mémoire), qui sont des formes mnémotechniques de
rétention.
Dans une société où les partitions musicales n’existent pas, on
ne peut séparer la composition de l’interprétation. Dans une société
où existe le phonographe, on n’entend pas la musique de la même
manière que dans une société où il n’existe pas : dans celle-ci, on
n’entendra jamais deux fois la même interprétation. Dans certains
cas, une nouvelle forme de rétention mnémotechnique fait apparaître
une nouvelle société. C’est aujourd’hui ce qui se passe avec le
numérique.
Les sociétés ont toujours été organisées en vue de former
l’attention des individus – à travers des rites initiatiques dans la
société magique, des pratiques religieuses dans le monothéisme,
l’école publique dans la démocratie industrielle, etc. Au début du

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XXe siècle se produit en Amérique du Nord un événement majeur à


cet égard et unique dans l’histoire de l’humanité : avec la mise en
œuvre du modèle fordiste, qui mène à la destruction créatrice de
Joseph Schumpeter, l’innovation technologique et industrielle
devient le cœur de l’activité économique. Pour que cela puisse fonc-
tionner, il faut capter l’attention des Américains pour modifier leur
comportement afin de les convaincre de consommer les nouvelles
commodities. Au début de la Splendeur des Amberson, le film d’Orson
Welles, on voit que Morgan n’arrive pas à vendre ses voitures : les
gens n’en veulent pas.
C’est ce que théorise un neveu de Freud, Edward Bernays14, qui
élabore à partir de 1917 une théorie du contrôle social exercé non
plus par l’État mais par le marketing. Il faut capter l’attention des
Américains pour détourner leurs désirs de leurs objets vers les
marchandises. C’est le marché, et non plus l’Église ou l’État, qui
prend la haute main sur la formation de l’attention du public – qui
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devient une déformation.
Bernays ouvre ainsi la voie à la propagation de l’American way
of life qui se développe aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres,
puis hors des frontières américaines après la Seconde Guerre
mondiale avec le plan Marshall. Si le développement interne de ce
mode de vie coïncide avec celui de la radio et du cinéma, son expor-
tation va de pair avec la diffusion de la télévision. Celle-ci, entrant
dans les foyers, colonisant les loisirs, exténue les engagements
associatifs et politiques autant que les pratiques religieuses. Le
modèle classique de l’Europe occidentale explose. Et ce n’est qu’à
partir de la fin des années 1990 que l’on se rend compte de ce que
cette évolution peut avoir de problématique.
Car on en arrive alors à une véritable situation d’intoxication,
comme le montre un sondage publié en 2004 par Télérama, intitulé
« Êtes-vous satisfaits de la télé ? », et qui révèle que 56 % des
Français n’aiment pas la télévision qu’ils regardent. En captant
l’attention des individus, la télévision la détruit.
L’attention est le fruit de ce que Freud décrit comme une
économie libidinale : l’attention à une personne ou à un objet est une
forme du désir. Freud montre en 1923 que le désir est une dépul-
sionnalisation de la pulsion. On devient attentif à un objet lorsque,
d’objet de pulsion, c’est-à-dire de consommation, il devient objet de

14. Voir Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie


[1928], Paris, Zones/La Découverte, 2007.

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Bernard Stiegler

désir, c’est-à-dire d’attention. Avec ses technologies de captation de


l’attention, le capitalisme consumériste court-circuite les processus
classiques de constitution de l’attention. C’est pourquoi je m’étais
naguère mobilisé pour l’interdiction de la chaîne de télévision
Babyfirst15, qui visait les tout-petits : ce genre de télévision court-
circuite la mère. De manière générale, le développement des médias
de masse court-circuite tous les dispositifs de transformation des
énergies pulsionnelles en investissements sociaux – du noyau fami-
lial aux « corps intermédiaires » et aux institutions.

La télévision et le cinéma engendrent un rapport temporel différent de


celui de l’écriture, puisqu’ils « obligent » le spectateur à suivre leur
rythme.
Je ne peux regarder un film que si j’adopte le temps du film dans
lequel le temps de ma conscience se dissout : cette technologie
produit en cela des processus d’identification spécifiques. Ceux-ci
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sont démultipliés par la télévision, où les objets temporels sont
diffusés massivement et souvent en direct à l’échelle planétaire – ce
qui conduit à une synchronisation généralisée de ce que Husserl
appelle les rétentions secondaires. Celles-ci sont les souvenirs qui
ont été retenus par la mémoire d’un individu psychique. Si deux indi-
vidus qui écoutent parler la même personne ou qui regardent le
même film en comprennent des choses différentes, c’est parce que
leurs rétentions secondaires sont différentes. Un discours oral aussi
bien qu’un film sont des objets temporels au sens de Husserl, c’est-
à-dire constitués par ce que celui-ci appelle des rétentions primaires
– par exemple des mots ou des plans qui s’enchaînent et que je dois
retenir au cours de la perception du temps qui passe pour former
l’unité du discours ou du film. Ces rétentions primaires sont cepen-
dant des sélections, et c’est pourquoi personne n’entend ni ne voit
tout à fait la même chose : ces sélections sont effectuées en fonction
des rétentions secondaires de chacun, qui constituent des critères de
sélection conformes à l’expérience singulière mémorisée par les
individus.
La question que pose l’industrie de captation massive de
l’attention qu’est la télévision, c’est qu’une chaîne de télévision
suivie régulièrement par des millions de personnes tend à homo-
généiser et finalement à synchroniser les rétentions secondaires, et

15. Voir B. Stiegler et Serge Tisseron, Faut-il interdire les écrans aux enfants ?, Paris,
Éditions Mordicus, 2010.

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Le numérique empêche-t-il de penser ?

donc à homogénéiser et synchroniser les capacités de compréhen-


sion des individus qui s’en trouvent de plus en plus désindividués
– ce dont souffrait Richard Durn, l’assassin de huit conseillers
municipaux de Nanterre, et qui disait avoir « perdu le sentiment
d’exister16 ».
Le numérique représente une nouvelle forme de rétention
tertiaire, qui permet de canaliser et d’exploiter l’attention sous
d’autres formes, par la prise de contrôle et le téléguidage des rela-
tions sociales.

Mais les nouvelles technologies de communication donnent l’occasion


de multiplier les contacts, de rester en relation avec les autres (ce sont
les applications qui ont le plus de succès, réseaux sociaux, modes de
conversation asynchrones). Cela ne favorise-t-il pas une plus grande
disponibilité aux autres, une nouvelle puissance donnée aux usagers ?
C’est très différent du rapport que l’on entretient à la télévision, où l’on
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est dépendant d’un flux déjà organisé.
Le numérique pose en effet des questions tout à fait inédites qui
rompent fondamentalement avec le modèle des industries culturelles
tel celui de la télévision, fondé sur l’opposition fonctionnelle entre
d’un côté des producteurs professionnels d’objets temporels audio-
visuels, et de l’autre des consommateurs de plus en plus proléta-
risés : ils y perdent leur savoir vivre. C’est pourquoi le modèle du
web, en particulier depuis l’apparition des technologies dites colla-
boratives, tels les wikis, a suscité il y a dix ans de grands espoirs.
C’est aussi pourquoi les réseaux numériques ont vu l’apparition de
modèles de production tels le logiciel libre qui repose de façon indu-
bitable sur le partage de savoirs produits collectivement et concré-
tisant une véritable déprolétarisation – ou, pour reprendre un
concept d’Amartya Sen, une recapacitation. Plus récemment sont
apparus les réseaux sociaux, où les individus semblent pouvoir
développer de nouvelles relations sociales.
Tout cela a été décrit par ceux que l’on appelle les « hackti-
vistes » comme un nouvel âge animé par des dynamiques sociales
bottom up (du bas vers le haut) où chacun contribue à l’émergence
de formes et de forces auto-organisées par des communautés peer to
peer (communautés de pairs) ne nécessitant aucune organisation top
down (du haut vers le bas).

16. B. Stiegler, Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril, Paris, Éditions
Galilée, 2003.

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Bernard Stiegler

Cette vision, qui a été promue de plus en plus manifestement par


des mouvements libertatiens ultralibéraux, et contre toute forme
d’institution, dissimule systématiquement le fait qu’aucune commu-
nauté ne peut se dispenser d’organisation top down : Facebook, qui
suscite systématiquement la fourniture par ses membres du
maximum de « données personnelles », exploite celles-ci à travers
un système top down caché qui détruit toute individuation collec-
tive – et donc toute individuation psychique, ce qui fait que ce
réseau n’est précisément pas social, mais antisocial17.
Une société est un milieu associé18 où tous les membres du
groupe contribuent d’une façon ou d’une autre à faire évoluer les
règles, et une société politique, en principe constituée par la forma-
tion d’esprits rationnels, est fondée sur l’explicitation et l’organisa-
tion de ces règles au travers d’un débat public qui agence le bottom
up et le top down de diverses façons – qui correspondent aux
régimes politiques ou théologico-politiques que l’histoire a connus,
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et il est probable que d’autres formes en sont possibles, correspon-
dant à de nouveaux agencements entre bottom up et top down,
c’est-à-dire entre diachronie et synchronie, entre multitude et unité.
De tels agencements constituent des systèmes métastables. La
première communauté peer to peer fondée sur l’explicitation de ses
règles apparaît en Grèce avec les géomètres et l’écriture. C’est par
la généralisation de ce modèle que se forme la polis, où la loi, qui
concrétise la tendance synchronique du système métastable, est
systématiquement rendue publique. Le web, et plus généralement
le numérique, sont des stades de l’extériorisation qui constituent une
nouvelle forme de publication, la res publica qui en résulte requé-
rant la formation de nouveaux savoirs et de nouveaux sachants. À
défaut de ceux-ci, les prédateurs qui s’emparent des données
personnelles détruisent le social. Mais c’est de leur part une
tendance tout à fait normale. Ce qui n’est pas normal, c’est que le
monde politique et le monde académique semblent ne rien voir de
leurs immenses responsabilités dans le nouveau monde qui appa-
raît et qui, faute d’une nouvelle conception de l’action publique
fondée sur le développement de nouvelles formes de savoir, risque
de devenir franchement immonde.
Propos recueillis par Alice Béja
et Marc-Olivier Padis
17. B. Stiegler (sous la dir. de), Réseaux sociaux. Culture politique et ingénierie des réseaux
sociaux, Limoges, FYP Éditions, 2012.
18. Sur le sens de ce terme ici, voir http://arsindustrialis.org/glossary/term/115

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