Du Gourou Religieux Aux Gourous Profanes

DU GOUROU RELIGIEUX AUX GOUROUS PROFANES : L’EXEMPLE DU
SECTEUR DES VINS DE BORDEAUX
Alain Gintrac
ESKA | « Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements

organisationnels »
2016/Supplement HS | pages 221 à 240

ISSN 2262-8401
DOI 10.3917/rips1.hs03.0221
Article disponible en ligne à l'adresse :
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comportements-organisationnels-2016-Supplement-page-221.htm
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CHAPITRE 4 :
LE RISQUE D’INFLUENCE
Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Org, supl n°54 hiver 16 221
222
Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Org, supl n°54 hiver 16
DU GOUROU RELIGIEUX AUX GOUROUS
PROFANES : L’EXEMPLE DU SECTEUR
DES VINS DE BORDEAUX
INTRODUCTION Alain
GINTRAC94
Le concept de "Gourou", né en Inde il y a quelques
millénaires dans le domaine religieux, s’est assez
récemment élargi à de nombreux domaines profanes
comme en témoigne aussi bien la presse que la
littérature et il a même atteint ou contaminé, comme
on voudra, le domaine scientifique. Quelques titres
d’articles ou d’ouvrages, parus dans le passé récent95,
montreront la variété sociale d’utilisation du terme de
gourou : "David Gutmann : le gourou qui a infiltré
EDF96", "Mark Mobius, le gourou des émergents, se
met en retrait de Templeton EMI97", "Bruxelles : une
pétition est lancée contre la venue de Julien Blanc, le
‘gourou de la drague’, déjà interdit dans plusieurs
pays98", "Jeremy Rifkin, un gourou chez les bisounours99 et 100", "Arrestation d’un
ancien gourou à Mulhouse101", "Mouratoglou, le gourou102", "Marc Faber, le
gourou des marchés financiers, …103", "Gourou boursier : son succès est
presqu’indécent104", "Huit choses à savoir sur Jony Ive, n°2 d’Apple et grand
94
- Docteur d’état en sciences économiques, maître de conférences en sciences de gestion en retraite de
l’Université de Bordeaux, ancien directeur du DESS de gestion des ressources humaines, co-fondateur
de l’association de diplômes de niveau 1 en Gestion des Ressources Humaines et ancien co-directeur de
la MIAGE de Bordeaux I et IV, 96 cours Tourny 33500 Libourne alain@gintrac.com.
95
- Liste établie à partir d’une interrogation de la base de données bibliographiques Delphes portant sur
le mot "gourou".
96
- capital.fr, 24 juillet 2015.
97
- Les Echos, 15 juillet 2015.
98
- La Nouvelle Gazette, 10 juillet 2015.
99
- Le Figaro, 9 juillet 2015.
100
- Les "bisounnours" sont une famille de jouets en peluche dont chaque membre a un nom qui lui est
propre et des caractéristiques particulières. Nés dans les années 1980, les bisounours ont eu l’honneur
du au cinéma, de la télévision, des jeux informatiques et le nom même de "bisounour" est passé dans le
langage courant pour désigner un personnage naïf ou candide. (source :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bisounours).
101
- L’Est Républicain, 7 juin 2015.
102
- Le Quotidien, 6 juin 2015.
103
- Bilan, 1er juin 2015.
104
- PME Magazine, 27 mai 2015.
gourou du design105", "Philippot, le gourou venu de la gauche106", "Warren Buffett,
l’irremplaçable Gourou de la finance107", "Trois ans ferme requis contre le
‘gourou’ Banier108", "Philippe Houzé, président du groupe Galeries Lafayette. Le
gourou des grands magasins à la française109", l’avocat de Liliane Bettencourt
qualifie François-Marie Banier de "un gourou qui a su diviser110", "Jack Welch, ex-
président de Général Electric. Diriger, motiver et virer : les leçons du gourou
Welch111", "L’ex-gourou Benoît Lips reste numéro un du Web belge112", "Steve
Jobs : le gourou d’Apple s’impose chez Mickey113". Pour achever cette revue, nous
pouvons ajouter le titre d’un ouvrage paru en 2012 "Michel Rolland : le gourou du
vin" ou encore l’article du site de Paris-March114 annonçant le retrait de "Robert
Parker,…, le gourou, le pape,…". Le théâtre est également atteint avec une pièce
comique intitulée "Coucou voilà le gourou115". Une des références les plus récentes
est celle du quotidien Sud-Ouest qui consacre un long article au "gourou de
l’éducation", Salman Khan116. Même un hebdomadaire politico-humoristique
français bien connu annonçait la sortie d’un dossier intitulé "gare aux gourous117".
Cette relativement brève énumération montre que tous les compartiments de la vie
sociale connaitraient l’apparition de gourous, l’économie, la finance, les grandes
sociétés aux résultats enviables, le milieu de la politique, les relations intimes elles-
mêmes n’y échappent pas avec le gourou de la drague dont des ligues bien-
pensantes veulent interdire la venue dans leur voisinage.
Certainement plus étonnant, même les publications scientifiques suivent ce
mouvement général ; ainsi, dans l’ouvrage coordonné par Philippe Cabin (1999)
page 146 titrée "Points de repère. Cent ans de management" le sous-titre est "Les
gourous" (le mot gourous est entre guillemets) ; ensuite apparaissent sur deux
pages les noms de grands organisateurs de Chester Barnard à Frederick W. Taylor,
au nombre de treize.
Deux questions se posent quand on passe du gourou spirituel hindou au gourou
moderne. La première concerne les éventuelles transformations que subit le
concept en passant du domaine religieux, au sein duquel il a pris consistance, au
domaine profane qu’il a progressivement et totalement colonisé. Il s’agit ici de
répondre à la question suivante : peut-on parler de gourous "laïques" ou "profanes"
105
- L’Express, 26 mai 2015.
106
- Le Parisien-Aujourd’hui en France, 15 mai 2015.
107
- L’Hebdo,7 mai 2015.
108
- Le Parisien-Aujourd’hui en France, 21 février 2015.
109
- Management – septembre 2008 - n°156 – pp 8-12.
110
- Europe n°1 28 janvier 2015.
111
- Management – Juillet-août 2007 – n° 144 – pp 100-103.
112
- Trends – 14 septembre 2006 – n° 37 – pp 52-53.
113
- Trends – 2 février 2006 – n° 5 – pp 40-44.
114
- Site de Paris-Match 9 octobre 2013 : http://www.parismatch.com/Actu/Economie/Le-faiseur-de-
vins-rois-demissionne-532666
115
- Ouest France, 13 février 2015.
116
- Sud ouest, 23 septembre 2015 p15.Salman Khan est le créateur de la plate-forme de cours gratuits
de la Khan Academy.
117
- Le canard enchaîné du 14 octobre 2015 n°4955 page 1.
sans vider le concept de toute signification ? La seconde, est relative à l’efficacité
reconnue au gourou traditionnel : que devient-elle quand il s’agit d’un gourou
profane ? C’est-à-dire aussi quels sont les risques que le gourou fait subir à ceux
qui le suivent, ses disciples sociaux ? Ainsi défini le domaine est immense et les
deux questions requièrent pour être explorées des connaissances quasi
encyclopédiques. Aussi, la réflexion tant sur le concept que sur l’efficacité du
gourou prendra appui sur un secteur particulier, celui des vins de Bordeaux.
COMMENT DÉFINIR LE GOUROU ?

Le terme de gourou provient directement du mot "guru" qui signifie en sanscrit le
guide spirituel. Dans la religion hindoue, ce guide spirituel, a reçu une initiation
d’un autre gourou, initiation qui l’a aidé à atteindre un niveau élevé de spiritualité
et ainsi d’attirer des disciples qu’il enseigne et qui peuvent de devenir eux-mêmes
éventuellement un jour des gourous. La conception hindoue attribue ainsi au
gourou des qualités éminentes et positives reconnues par ceux qui deviennent ses
disciples. Le gourou n’est donc pas autoproclamé mais reconnu comme tel par des
personnes qui sont devenues ses disciples. Le sens originel flatteur du concept s’est
maintenu dans le monde anglo-saxon tandis qu’il a pris un sens péjoratif en France
non seulement dans le domaine des sectes mais aussi, avec une certaine
atténuation, dans les autres domaines de la vie sociale : le gourou dans la
perspective française est toujours une personne plus ou moins douteuse,
manipulatrice et recherchant son intérêt personnel.
Deux perspectives peuvent être adoptées pour définir le gourou : d’abord la
perspective sociologique s’impose à l’évidence pour clarifier et expliquer ce
phénomène social ; mais la perspective économique est susceptible d’offrir des
explications additionnelles intéressantes. L’intérêt de ce double éclairage est de
permettre un enrichissement du concept de gourou par les apports de ces deux
disciplines complémentaires des sciences humaines.
Le gourou dans la perspective sociologique

A partir de la brève définition donnée ci-dessus, le gourou apparaît
indiscutablement dans le groupe qui s’est constitué autour de lui, comme un leader,
un détenteur d’un pouvoir ; Max Weber118 qui a été le premier à développer une
typologie des formes de domination, est évidemment ici incontournable. La
dimension religieuse, dimension essentielle du gourou dans le monde hindou,
amène à une seconde perspective ou plutôt à une perspective complémentaire, pour
apprécier le concept de gourou, celle qu’offre la sociologie des religions.
Max Weber s’interrogeant sur les sources de l’autorité dans les sociétés, quelle
qu’en soit la dimension, distingue plusieurs types de domination. Rappelons que
118
- les références à "Economie et société" sont tirées de la réédition de Plon de 1995.
pour Weber la domination "signifie la chance de trouver des personnes
déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé" (Economie et
société, tome 1 p95) et que les termes d’autorité ou encore de leadership peuvent
également être utilisés. Selon la nature de la source qui rend légal ou légitime
l’exercice du pouvoir au sein d’un groupe social quelconque Weber dégage trois
types de domination : la domination "peut avoir un caractère rationnel reposant sur
la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives
qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens – domination
légale" (Economie et société, tome 1 p289), la domination peut aussi avoir "un
caractère traditionnel, reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté de
traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à
exercer l’autorité par ces moyens – domination traditionnelle" (idem p289), enfin
la domination peut avoir "un caractère charismatique, [reposant] sur la soumission
extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire
d’une personne ou encore d’ordres révélés ou émis par celle-ci – domination
charismatique" (idem p289).
La tradition est l’ensemble des us et coutumes, souvent confirmées par la loi : ainsi
le droit romain a très tôt reconnu le pouvoir absolu du "pater familias" sur tous les
membres de sa µ « gens » y compris les esclaves, les affranchis,… La tradition
justifie la transmission de ce pouvoir sur la base de l’hérédité119.
Le pouvoir rationnel, souvent qualifié de rationnel-légal, repose sur une définition
précise, par la loi ou le règlement, de tout ce qui concerne son obtention, son
exercice. Pour devenir fonctionnaire le candidat doit remplir un certain nombre de
conditions quant aux compétences qu’il détient et qu’attestent la détention d’un ou
de plusieurs diplômes. La sélection des candidats par un concours assure, au moins
en théorie, que c’est bien le meilleur, c’est-à-dire le plus compétent, qui sera
sélectionné. L’exercice de ce pouvoir rationnel-légal est encadré par des règles qui
définissent deux aspects complémentaires. D’un côté, ces règles précisent les
limites dans lesquelles le responsable peut agir en toute légalité et ainsi éviter
l’abus de pouvoir ; d’un autre côté, celui qui exerce une fonction, étant totalement
indépendant des personnes assujetties, il peut prendre une décision en toute
objectivité sur la base de l’intérêt réel des personnes et de l’intérêt collectif dont il
est un représentant et un défenseur.
Le charisme était chez les grecs un don qu’une personne avait reçu des dieux ; dans
la théologie chrétienne c’est également un don fruit de la grâce divine. Ce très bref
rappel historique souligne que le pouvoir charismatique est d’une nature totalement
différente des deux autres formes de pouvoir dégagées par Max Weber. En effet,
tant dans la perspective du pouvoir traditionnel que rationnel-légal, la personne
même du titulaire importe relativement peu. L’observation de la suite des rois de
France montre que tous, objectivement, ne possédaient pas toujours à un degré
élevé les qualités attendues de ce que l’on pourrait appeler un « véritable roi »,
119
- La tradition est d’autant plus forte comme justification du pouvoir que la société considérée est plus
stable.
idéal-type que l’on ne rencontrera jamais à l’état pur120 ; de même on peut
souligner que la détention de diplômes garantit certes des compétences, ou peut-
être plutôt des connaissances acquises, mais pas automatiquement des qualités de
décideur et d’animateur d’une équipe. Au contraire, le pouvoir charismatique
repose sur une ou des qualités précises détenues par une personne ; mais si la
détention de qualités constitue une condition nécessaire à l’existence d’un pouvoir
charismatique, elle n’est pas suffisante. En effet, il faut en outre que cette ou ces
qualités soient suffisamment manifestes et éminentes pour que des personnes les
reconnaissent et à ce titre mettent leur confiance dans celui qui détient ce ou ces
dons.
La sociologie des religions a mis un certain temps à se constituer en discipline
autonome au sein de la sociologie. Mais dès les débuts de la sociologie, les
sociologues ont utilisés les concepts sociologiques généraux qu’ils développaient
pour aborder différents thèmes spécifiques et parmi eux celui de la religion.
Weber a appliqué son analyse des trois sources du pouvoir directement sur le plan
religieux en distinguant le prêtre, le sorcier et le prophète. Le prêtre détient une
autorité rationnelle-légale, le sorcier une autorité traditionnelle et le prophète une
autorité charismatique. Ce dernier annonce bien qu’il parle au nom d’une divinité
et est reconnu comme tel sur la base de différents éléments comportementaux qui
peuvent être interprétés comme autant de « signes » de son élection. L’exemple de
Jean le baptiste illustre bien cela : couvert de peaux de bêtes, il se nourrissait de
criquets et autres insectes ; il baptisait tout en annonçant la venue d’un autre,
beaucoup plus grand que lui et devant lequel il devait s’effacer. Tous ces traits
originaux concouraient à faire de Jean le baptiste un personnage à part. Finalement,
ces éléments avec d’autres encore soulignaient les traits tout à fait inhabituels du
personnage ce qui conduisait certains de ses auditeurs à lui reconnaître un rôle
particulier, celui de prophète et aussi de gourou.
Le développement de la sociologie des religions a permis d’approfondir la
typologie générique de Weber dans le domaine proprement religieux. Ainsi Wach
(1955) a dégagé neuf types différents d’autorité religieuse : le fondateur de
religion, le réformateur, le prophète, le voyant, le magicien, le devin, le prêtre et le
religiosus qu’il définit comme l’homme ayant « une réaction totale de l’être total à
ce qu’il perçoit comme la réalité ultime » (Meslin, 2006). En suivant la typologie
de Wach, le gourou est toujours le prophète mais il peut emprunter aussi quelques
traits du voyant, celui qui perçoit les profondeurs cachées, souvent soigneusement,
des autres hommes ou encore du devin, qui pressent la survenance d’évènements
120
- On peut à ce propos souligner que la théorisation progressive du pouvoir royal, au moins en France,
a conduit à fonder le pouvoir royal sur les trois pouvoirs dégagés plus tard par Max Weber. C’est
évident pour la tradition. Dans la mesure où il y a un seul Dieu il est logique que son représentant sur
terre soit également, au moins dans une certaine zone géographique, unique et non soumis à une
élection qui dépossèderait Dieu de son pouvoir : c’est ici le pouvoir rationnel-légal qui justifie. Enfin, il
a été affirmé à certaines époques que, le jour de son couronnement, le roi guérissait les écrouelles, une
maladie à manifestations visibles : il y avait là, l’expression et la constatation d’un pouvoir
charismatique.
importants pour la collectivité ou certains de ses membres. Le gourou manipulateur
pourra également présenter des similitudes avec le magicien.
Finalement le gourou est un personnage dont les idées attirent des religiosus et qui
met ou paraît mettre en harmonie ses idées et ses comportements. Qu’est-ce que la
perspective économique est susceptible de nous apporter comme complément
d’information sur le gourou ?
Le gourou dans la perspective économique.

A priori, la science économique ne semble pas s’être directement intéressée à cet
« agent » très particulier qu’est le gourou. Cependant, à l’occasion des analyses
portant sur les choix collectifs, certaines remarques ou réflexions ne sont pas sans
intérêt pour notre propos. Ceci concerne en particulier la question de la rationalité
des choix collectifs.
Condorcet en 1785, a laissé des réflexions sur cette question et sa conclusion était
que les choix collectifs n’obéissaient à aucune rationalité et en particulier il
montrait que la connaissance des préférences individuelles au sein d’un groupe ne
permettait pas de déterminer, sans risque d’erreur, la nature du choix collectif
effectué par le groupe, d’où le célèbre paradoxe de Condorcet.
Plus d’un siècle et demi plus tard K. Arrow (1951) a fourni une synthèse sur cette
question des choix collectifs, connue sous le nom de théorème d’impossibilité, en
explicitant les conditions alternatives nécessaires à une transitivité des choix
individuels. Sauf si les individus partagent les mêmes préférences ou si il y a un
dictateur, il est impossible de déterminer le choix collectif à partir de la
connaissance des choix individuels ou encore la fonction de préférence collective à
partir des fonctions de préférences individuelles.
Ces analyses paraissent à première vue bien loin du gourou, alors qu’elles en sont
beaucoup plus proches qu’on le pense. En effet, les disciples attirés et retenus par
les idées et le comportement du gourou vont progressivement s’y conformer et les
adopter, c’est-à-dire rapprocher de plus en plus leurs préférences individuelles de
celles du gourou et on arrive ainsi à une situation dans laquelle les préférences
individuelles étant très proches voire identiques, les préférences collectives
peuvent être déterminées sans ambiguïté.
Si le gourou est un gourou « à la française » et utilise, pour maintenir en son
pouvoir des disciples, différentes formes de contrainte, psychologique, morale,
financière ou même physique, on se trouve face à un dictateur qui impose au
groupe ses propres choix.
Quelle que soit la nature du gourou, disons pour simplifier honnête (le gourou qui
attire par ses qualités et qui donne envie à des personnes de faire des efforts afin de
lui ressembler) ou malhonnête (le gourou qui essaye de manipuler des personnes
pour atteindre des objectifs parfaitement égoïstes, sans lien avec les grandes idées
véhiculées par ses discours et sans intérêt pour ceux qui en le suivant deviennent
ses victimes), cet acteur peut correspondre à deux situations qui constituent,
chacune, une exception au théorème d’impossibilité d’Arrow.
Toutefois, peut-on à bon droit conserver le concept de gourou auquel on est
parvenu dans le domaine religieux, dans la partie profane de la société sans que
cette notion perde une grande partie de son contenu ?
Qu’est-ce qui pourrait justifier que le concept traditionnel de gourou ne puisse être
appliqué aux personnes ainsi qualifiées dans le monde profane ? Le passage du
domaine religieux au domaine profane ne constitue pas un changement simplement
quantitatif mais de nature. Le religieux, du latin religare, relie, pour les croyants,
deux mondes, celui d’en-bas qui est le domaine des hommes et celui d’en-haut qui
est celui du ou des dieux. Le religieux s’adresse ainsi à l’homme total et le gourou
est en ce sens un généraliste car les idées qu’il véhicule et transmet concernent
certes le plan religieux mais à travers lui ont une incidence sur toute la vie des
disciples, matériellement, intellectuellement et spirituellement. Le gourou profane
est au contraire un spécialiste qui ne s’intéresse et n’a de compétences reconnues
qu’à l’égard d’un aspect spécifique de l’homme et de sa vie ; ce dernier conserve
pour tout le reste ses idées personnelles.
Mais, peut-on considérer qu’une personne ne serait qu’un assemblage de caissons
étanches dont chacun, correspondant à un champ d’activités spécifiques (le
personnel, le professionnel, le culturel, le technique,…), serait sans relation avec
les autres, c’est-à-dire sans influence sur eux et sans en être influencé en retour ?
Ce serait nier la nature systémique de l’homme. Autrement dit la spécificité du
gourou profane n’implique pas que son influence soit limitée à son domaine de
compétences. Pour autant, le gourou « profane » sera toujours spécialisé, ce qui
met des barrières infranchissables à l’extension de son influence.
Mais il demeure une similitude essentielle entre gourous religieux et gourous
profanes : ceux-ci comme ceux-là sont reconnus comme véhiculant des idées et
ayant un comportement cohérent avec ces idées ce qui les rend dignes d’être
admirés et surtout d’être imités. Qu’un spécialiste de la bourse annonce que telle
action devrait dans un proche avenir voir son cours s’envoler et que sur la foi de
ces paroles des boursicoteurs se précipitent pour acquérir de telles actions justifie
que l’on qualifie ce spécialiste de gourou de la bourse.
Bien sûr pour étudier les gourous dans un secteur donné de la vie sociale implique
d’avoir une bonne connaissance des caractéristiques et du fonctionnement de ce
secteur de la vie sociale, d’où la focalisation de ces réflexions sur un secteur
particulier, celui des vins de Bordeaux.
LE GOUROU DANS LE SECTEUR DES VINS DE BORDEAUX

Les trente dernières années ont vu apparaître au moins deux gourous, dans des
domaines différents du secteur des vins de Bordeaux : l’un dans la dégustation des
vins, l’américain Robert Parker, et l’autre dans leur élaboration, le français Michel
Rolland.
Après avoir présenté ces deux personnages et leur histoire, on comprendra mieux
comment ils ont pu devenir au fil des années des experts incontournables dont les
oukases étaient attendus avec crainte par les uns et espoir par les autres. On pourra
ensuite s’interroger sur l’efficacité réelle, c’est-à-dire sur l’influence sociale
réellement exercée par ces personnages.
Portraits des deux personnages

Il est nécessaire de présenter chacun de ces deux gourous pour comprendre
comment ils ont pu devenir des arbitres des vins de Bordeaux et de beaucoup
d’autres également. Toutefois, cette présentation est insuffisante, car les relations
qu’ont très vite entretenues ces deux personnes ont certainement facilité leur
reconnaissance comme gourou.
Robert Parker est né en 1947 aux Etats-Unis dans l’état du Maryland. Après un
doctorat en droit obtenu à l’université du Maryland, il devient avocat d’une banque
de Baltimore (Maryland) jusqu’en 1984. Il raconte comment en 1967, à l’occasion
d’un voyage en France, il aurait découvert le vin, découverte qui fit naître en lui
une véritable passion pour ce produit de sorte que chaque été il sillonne les
vignobles. A partir de 1975 il édite en courriel une lettre d’information qu’il
renomme en 1979 « The wine advocate ». Mais le développement de sa passion
pour le vin ne cessant de croître et d’occuper une part de plus en plus grande de
son temps, il doit choisir entre son activité professionnelle dans la banque et son
amour du vin. Finalement, en 1984 il démissionne pour se consacrer totalement au
vin.
Un apport important de Robert Parker est constitué par son échelle de notation des
vins dégustés allant de 100 à 50 car, comme il l’explique sur son site, les diverses
échelle en 20 points manquent de flexibilité et aboutissent souvent à surévaluer les
vins. Il ajoute que The Wine Advocate préfère sous-estimer les vins que les
surestimer d’autant que cette évaluation numérique n’est qu’un complément des
résumés de dégustation (cf. tableau 1).
Tableau 1 : Echelle de cotation des vins dégustés de Robert Parker
96-100:
An extraordinary wine of profound and complex character displaying all the
attributes expected of a classic wine of its variety. Wines of this caliber are worth a
special effort to find, purchase, and consume.
90 - 95:
An outstanding wine of exceptional complexity and character. In short, these are
terrific wines.
80 - 89:
A barely above average to very good wine displaying various degrees of finesse
and flavor as well as character with no noticeable flaws.
70 - 79:
An average wine with little distinction except that it is a soundly made. In essence,
a straightforward, innocuous wine.
60 - 69:
A below average wine containing noticeable deficiencies, such as excessive
acidity and/or tannin, an absence of flavor, or possibly dirty aromas or flavors.
50 - 59:
A wine deemed to be unacceptable.
Source : https://www.erobertparker.com/entrance.aspx
Il précise ensuite, toujours sur son site121, les deux fondements de son éthique : la
philosophie de l’avocat des consommateurs, Ralph Nader et la définition très large
du conflit d’intérêts enseignée par ses professeurs de l’université du Maryland.
Dans l’esprit d’une indépendance complète Robert Parker indique, toujours sur son
site, qu’il assure personnellement toutes les dépenses afférentes à ses déplacements
et qu’il n’accepte pas de publicité, quelle qu’en soit l’origine, pour sa revue qui est
totalement financée par les abonnés. Quant aux échantillons de vin, plus de 60%
sont achetés et payés et il n’accepte pas ceux qui lui sont envoyés sans qu’il en ait
fait la demande. Ce choix de l’indépendance lui impose aussi de garder
soigneusement ses distances avec le commerce des vins.
Il faut ajouter une dernière information à cette description rapide de la carrière de
Robert Parker dans la dégustation des vins. C’est en décembre 2012 l’annonce
officielle de son retrait de The Wine Advocate vendu à un fonds d’investissement
asiatique. C’est le gourou qui se retire, mais un certain mystère plane sur les
raisons d’une telle décision. Serait-ce l’âge ? Peut-être, mais il n’a que soixante-
cinq ans, à moins que son nez ne puisse plus être assuré ? Ou bien serait-ce la
conviction qu’une époque allait ou était en train de prendre fin et que, peut-être,
121
- Voir pour plus de détails la page du site : https://www.erobertparker.com/info/wstandards.asp
seraient emportés avec elle tous ceux qu’elle avait mis au firmament ? Cette
question, qui ne manque pas d’intérêt, sort du cadre de notre réflexion.
Michel Rolland122 est né en 1947 à Libourne dans une famille de petits
propriétaires de Pomerol. Il entre dans un lycée agricole puis à l’école de
viticulture de la Tour Blanche à Bommes en Gironde et enfin à l’école d’œnologie
de l’université de Bordeaux, école animée par les professeurs Jean Ribéreau-Gayon
et Emile Peynaud. Avec son épouse également œnologue il reprend un cabinet
d’œnologie à Libourne. Fort de ses études, on peut même dire forts de leurs études,
ils se donnent tout simplement comme programme professionnel de changer le
monde de l’œnologie. A cette époque en effet, les œnologues travaillaient
essentiellement au moment des vendanges en analysant les échantillons apportés
par les propriétaires et en leur fournissant éventuellement les produits susceptibles
d’améliorer, plus ou moins, leurs vins.
Michel Rolland a indiscutablement aidé les viticulteurs à passer d’une démarche
traditionnelle à une approche scientifique non seulement dans le chai mais aussi
dans les vignes. La période commençant dans les années 70 a connu un rythme
d’innovations très probablement sans précédent historique dans ce secteur. Il est
nécessaire de souligner qu’il a fallu faire sauter un véritable verrou, celui de la loi
de King, cette loi d’airain de l’agriculture traditionnelle. King, étudiant des
statistiques de production et de prix du blé, avait montré sur cet exemple que
l’élasticité du prix du blé par rapport aux quantités était très largement inférieure à
moins un : ainsi, une production supérieure à la normale provoquait un
effondrement des cours et en cas de sous-production une flambée des prix. Même
si le vin n’est pas un produit dont la consommation est indispensable comme le blé,
la loi de King s’appliquait aussi, avec toutefois une moindre intensité des
variations de prix, car le vin est un produit fongible au sein de chaque appellation
et également entre certaines appellations. La loi de King reposait sur le constat que
le blé, produit périssable, devait être vendu en totalité ; pour le vin cela signifiait
que, quelle que fut la qualité du vin produit, il devait être vendu ce qui tirait les
prix vers le bas. Michel Rolland aimait à rappeler, qu’encore après la seconde
guerre mondiale, « les chais restaient sales, les cuves et les barriques hors
d’âge… » (Rolland 2012 p43) et à souligner que souvent les raisins étaient
ramassés avant d’atteindre leur maturité, tous éléments peu propices à la
production de vins de qualité.
Les innovations issues des recherches conduites tant en viniculture qu’en
viticulture ont permis une amélioration progressive de la qualité des récoltes avec
une segmentation du marché du vin en termes de qualité des produits offerts et
donc aussi en termes de prix. Michel Rolland se présente comme ayant été (et étant
encore) un acteur important de la mise en œuvre de ces changements en
vinification (emploi des enzymes, attention au bon déroulement de la fermentation
malo-lactique facteur important de la stabilité ultérieure des vins, cuverie dotée de
122
- Cette partie est tirée de l’ouvrage publié en 2012 à la suite d’entretiens avec une journaliste
spécialiste du vin (voir bibliographie).
systèmes de régulation thermique, adaptation de la taille des cuves au parcellaire
de la propriété, utilisation de la gravitation dans les chais pour blesser le moins
possible les baies avant qu’elles arrivent en cuve de fermentation), dans les
assemblages (développement des seconds vins discriminant bien les qualités et
parfois même élaboration de troisièmes vins permettant une discrimination
commerciale fine), en vieillissement (barriques en chêne utilisées pour seulement
trois récoltes). Mais, une fois tous ces progrès réels effectués, il devint évident que
la qualité des vins produits dépendait beaucoup aussi de celle des raisins apportés
aux chais. Aussi des changements importants furent initiés un peu plus tardivement
en viticulture (détermination de la date des vendanges non selon des calculs
traditionnels – tant de jours après la véraison - mais selon l’appréciation de la
maturité des raisins par prélèvement de baies et leur dégustation, ramassage des
raisins dans de petits contenants, attention portée à la complexion des sols pour
adapter les porte-greffes, réalisation de vendanges vertes qui en réduisant la
quantité de grappes en augmentait la qualité, effeuillage pour améliorer le
mûrissement des baies).
Comment à partir de sa situation initiale Michel Rolland est-il devenu un gourou ?
Le progrès technique a mis à sa disposition (comme à celle de ses confrères) de
nouvelles techniques, plus précises d’analyse des raisins et des vins en cours
d’élaboration permettant de faire aux propriétaires des recommandations plus
efficaces. Mais on restait dans le domaine des interventions au coup par coup.
En fait Michel Rolland a développé une activité de conseil en amont du travail
traditionnel de l’œnologue ; cette activité impliquait à la fois continuité temporelle
et technique, tout au long du processus productif depuis la décision de plantation,
de traitement des vignes, de vendanges, de vinification, de vieillissement. Cette
activité de conseil a commencé logiquement en libournais avec les crus les plus
reconnus, les seuls en mesure de payer des conseils coûteux et de mettre en œuvre
les recommandations tout aussi indiscutablement onéreuses qu’efficaces. Mais
rapidement ses interventions se sont étendues assez naturellement aux autres zones
géographiques de l’aire des vins de Bordeaux. Et de là, tout aussi naturellement à
d’autres appellations françaises et par la suite à l’étranger (ce ne sont pas moins de
vingt pays dans lesquels il exerce son activité de conseil). Bien entendu il ne peut
conseiller directement partout, de sorte qu’il a constitué et formé une équipe de
conseillers qui suivent une partie du portefeuille de domaines. Ainsi, se développe
un cercle vertueux avec une rapidité croissante : les propriétaires satisfaits sont ses
meilleurs agents de publicité et lui apportent de nouvelles affaires que ce soient
d’autres domaines qu’ils possèdent ailleurs ou ceux de relations qu’ils ont
encouragées à s’adresser à lui.
Une consécration arrive en janvier 2001 lorsque la revue « Wine Enthusiast »,
décernant pour la première fois le titre « d’œnologue de l’année », choisit Michel
Rolland. Il ne manque même pas les critiques acerbes des détracteurs avec en 2004
la sortie du film « Mondovino » de Jonathan Nossiter ou en 2010 la bande dessinée
de Benoît Simmat et Philippe Bercovici « Robert Parker, les sept péchés
capiteux ». Ces critiques, dont la justification était la notoriété du critiqué, n’ont
fait qu’accroître encore l’aura de Michel Rolland. A la lecture de l’article de
Cuddy, Kohut et Neffinger (2015) une autre explication apparaît. Les auteurs se
posent la question suivante, pour exercer une influence est-il préférable d’être aimé
ou craint. Leur réponse est claire : celui qui est aimé, à condition d’apparaître aussi
comme compétent, sera plus influent. On peut penser que le film comme la bande
dessinée avaient moins pour objectif de défendre une tradition que de diminuer le
pouvoir de personnes dont on craignait l’emprise.
Mais, ce n’est pas par hasard que Michel Rolland se trouve dans cette bande
dessinée associé à Robert Parker et présenté comme son plus fidèle soutien.
Ces deux gourous du vin étaient indiscutablement faits pour s’entendre et avaient
des intérêts communs à s’entendre. Il est évident qu’ils ont su développer une
fructueuse collaboration.
Il y a d’abord entre eux une communauté générationnelle puisqu’ils sont tous les
deux nés en 1947. Derrière la notion de communauté générationnelle on peut
légitimement mettre des manières similaires d’aborder et de traiter, entre autres, les
questions de vin. Tous les deux ont commencé à être connus et reconnus quand ils
sont sortis de leur aire géographique d’origine. Michel Rolland raconte comment
en juillet 1982 il a ouvert à Robert Parker les portes de propriétés du bordelais. En
effet, Robert Parker était insatisfait de noter les vins de Bordeaux plusieurs années
après leur récolte et aux Etats-Unis. Déguster les vins dès le chai permettrait de
pratiquer l’art délicat de la prévision. Aussi avait-il essayé de déguster dans les
propriétés les vins dans leurs toutes premières années. Mais encore insuffisamment
connu, les portes des chais lui étaient restées fermées. Au mois de juillet les
propriétaires ne sont généralement pas dans leurs domaines, aussi Michel Rolland
fit déguster à Robert Parker les vins de la propriété familiale de Pomerol. L’année
suivante il organisa pour lui une dégustation des primeurs 1982 en rassemblant
pour chaque appellation les meilleurs domaines qu’il conseillait. Alors que la
presse dans son ensemble et l’important critique américain Robert Finigan se
montraient très réservés sur ce millésime, Robert Parker déclara ces vins excellents
et d’un grand avenir. Cet épisode consolida fortement sa réputation.
On perçoit évidemment le jeu, volontaire ou non, de renvoi de la politesse. Les
premiers classements de Robert Parker ne pouvaient que mettre à l’honneur les
vins du cabinet Rolland et donc qu’inciter de nouveaux propriétaires à s’adresser à
Michel Rolland comme conseil et à bientôt présenter leurs vins à la dégustation du
Gourou. L’échelle des notes déterminait en grande partie l’échelle des prix des
vins, selon l’expression, « parkérisés ». L’afflux des demandes de dégustation, qui
ne pouvaient matériellement pas être toutes satisfaites, accroissaient aussi le
prestige du dégustateur. Indiscutablement, si l’œnologue a largement favorisé le
passage des découvertes des laboratoires universitaires dans les chais et dans les
vignes, le dégustateur a de son côté « …changé le paysage vineux mondial par une
approche de la dégustation que personne n’avait avant lui. »123
123
- http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20120415.AFP3394/l-oenologue-michel-rolland-le-gourou-
du-vin-regle-ses-comptes.html. Publié le 15-04-2012 à 12h40.
Mais une question demeure celle du pouvoir réel exercé par ces deux gourous.
L’influence réelle des deux gourous

Mesurer l’influence réelle d’un acteur est toujours un travail délicat à conduire et il
en est ainsi pour ces deux personnages : si pour certains ils seraient les « dei ex
machina » des vins de Bordeaux, pour d’autres ils n’auraient aucun pouvoir
véritable ni sur leur élaboration ni sur leur valorisation.
On ne saurait omettre d’évoquer ici ce que l’on nomme les prévisions auto
réalisatrices. Il est connu que l’annonce de la survenance d’un évènement peut en
augmenter ou en réduire la probabilité de réalisation. Annoncer qu’une récolte
s’annonce d’une mauvaise qualité ne va évidemment pas changer la qualité de la
récolte future mais peut provoquer une hausse des prix des anciens millésimes.
Ainsi une prévision, effectuée par une personne dont les avis sont écoutés, va
modifier le comportement de certains agents ce qui est un signe de l’existence d’un
pouvoir d’influence de cette personne.
Malgré ces difficultés, on peut se tourner vers un certain nombre de recherches qui
se sont intéressées à l’influence des experts, terme plus neutre que celui de gourou.
Ces recherches concernent logiquement Robert Parker, l’évaluateur reconnu des
vins de Bordeaux et également Michel Rolland.
Bien sûr Michel Rolland déclare conseiller plus d’une centaine de propriétés en
France et deux cent cinquante dans le monde124 ; une centaine de propriétés suivies
peut paraître important pour un seul conseiller mais rapporté au nombre de
déclarants soit 7375 en 2013, c’est moins de 1,4% ce qui est très peu. Toutefois,
toutes les propriétés conseillées jouissent d’une certaine réputation. Si on ne retient
que les domaines les plus réputés on arrive à une population de nettement moins de
mille : la part de marché de Michel Rolland est de l’ordre de 15% environ, ce qui
n’est plus négligeable du tout quantitativement évidemment et également
qualitativement puisque ce sont le plus souvent les domaines les plus reconnus et
ceux dont les vins sont année après année parmi les mieux cotés.
D’un autre côté, même si dans son livre Michel Rolland magnifie un peu
l’importance de son influence sur l’évolution des méthodes de conduite de la
vigne, de ramassage des raisins et de vinification, il est indiscutable qu’il a joué un
rôle important dans la diffusion de méthodes plus scientifiques en viti- et en
viniculture.
L’influence de Robert Parker sur les vins en général et sur ceux de Bordeaux a fait
l’objet d’un certain nombre d’études dont certaines scientifiques.
Théoriquement, dans une situation d’information parfaite il s’établit un prix unique
pour chaque catégorie de produits. Aussi, en partant d’une situation d’information
imparfaite, il est logique de penser qu’une meilleure information d’un plus grand
nombre de consommateurs doit engendrer une diminution de la dispersion des prix
124
- Source : http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20120415.AFP3394/l-oenologue-michel-rolland-
le-gourou-du-vin-regle-ses-comptes.html
dans chaque catégorie de produits. Les experts constituent une source importante
d’information et à ce titre devraient exercer une forte influence dans le sens de la
réduction de la dispersion des prix. C’est ce qu’ont cherché à vérifier Storchmann,
Mitterling et Lee (2012) à partir d’un échantillon de vins américains évalués par
« Wine spectator », selon une échelle en cent points voisine de celle de Robert
Parker, entre 1984 et 2008.
Les auteurs de l’étude font deux constats : ils mettent tout d’abord en évidence une
influence indiscutable de l’opinion des experts mais cette influence ne s’exerce pas
du tout dans le sens prévu en théorie car la dispersion des prix croît avec le niveau
de l’évaluation antérieure et également avec le niveau de l’évaluation antérieure la
plus élevée,
Enfin les deux effets ci-dessus connaissent la plus forte intensité dans la catégorie
des vins de la plus basse qualité.
Les experts ne semblent donc pas apporter de la clarté dans l’information mais au
contraire troubler plutôt les idées des consommateurs.
Ashenfelter (1989) examine l’influence des ventes aux enchères sur le prix des vins
de Bordeaux. A ce propos, il indique que Parker et ses semblables cherchent à
déterminer en dégustant les vins très jeunes, quelle en sera vraisemblablement leur
qualité une dizaine d’années plus tard, au moment où ils seront consommés. Et il
ajoute que Parker exerce une influence certaine.
Ashenfelter (2008) s’intéresse à la prévision de la qualité et du prix des vins de
Bordeaux. Sur le premier point, il considère que la connaissance du temps durant la
période de croissance de la vigne permet de déterminer la qualité du millésime et
donc son prix. Il constate que les millésimes 2000 et 2003 étaient assez similaires
aux millésimes 1989 et 1990. Mais il souligne que la presse leur a fait une publicité
par les louanges qu’elle leur adressait. Ici, Ashenfelter cite les propos de Robert
Parker « …widely considered the most influential taster… », lui reconnaissant une
influence particulièrement forte sur les cours des vins de Bordeaux.
Mais ces deux recherches ne font que quelques commentaires marginaux sur le
gourou Parker, commentaires qui n’ont guère plus de caractère scientifique que les
appréciations rappelées plus haut, même si on peut légitimement penser qu’elles ne
sont pas infondées.
Une des premières recherches dont l’objectif était d’évaluer l’influence des
gourous et en particulier de Robert Parker est celle de Ginsburgh, Monzak et
Monzak (1994). Ils observent que la technologie et les conditions météorologiques
expliquent les deux tiers de la variation des prix et avec la réputation de
l’évaluateur ce sont presque 85% de la variation qu’explique la classification de
1855 ; les évaluations de Parker ne conduisent ni à une meilleure ni à une moins
bonne explication.
Di Vittorio et Ginsburgh (1996) constatent que la classification de 1855 explique
mieux les écarts de prix que toute autre classification utilisée, y compris celle de
Parker.
Jones et Storchmann (2001) trouvent une forte influence de Parker puisque qu’une
augmentation de un point de la notation de Parker provoque en moyenne une
augmentation de 7% du prix (l’éventail de variation va de moins de 4% à plus de
10% soit des élasticités du prix à la qualité variant de 4 à 10).
Février, Ross et Visser (2005) étudiant une vente aux enchères de grands vins à
Drouot en 2000 trouvent que les montants offerts augmentent avec le classement
de Parker des vins mis en vente.
Hadj et Nauges (2007) constatent eux aussi un impact des notes de Parker réel mais
faible, puisqu’une augmentation de un point dans la notation Parker entraine une
augmentation du prix de 1,01%, soit une élasticité du prix à la notation de 1,01.
L’étude de Ali, Lecocq et Visser (2008) a pour objet d’apprécier l’impact de
Robert Parker. Les auteurs analysent l’effet des jugements de Parker sur les prix
des vins de Bordeaux en primeur125. En principe la revue de Robert Parker « The
Wine Advocate » donne ses appréciations des dégustations courant avril et les prix
des primeurs sont fixés quelques semaines après. En 2003, pour le millésime 2002,
le calendrier fut un peu bousculé126 et les propriétaires durent fixer les prix des
primeurs sans connaitre les notes de Parker. A partir de là les auteurs estiment un
effet Parker qui serait de 2,80 euros en moyenne par bouteille. Etant donné la
gamme de prix des vins évalués par Robert Parker cette évaluation paraît bien
modeste. Comme il y a une assez grande stabilité des vins dégustés d’année en
année par Robert Parker, on peut penser que les 2,80 euros par bouteille ne
mesurent pas la totalité de l’effet Robert Parker mais seulement l’incertitude de la
notation des millésimes 2002 par rapport aux notations des millésimes antérieurs
pour les mêmes vins. Dans ce cas, ce faible montant montrerait la stabilité des
évaluations de Robert Parker au fil des millésimes et ne remettrait pas en cause
l’influence de l’évaluateur.
CONCLUSION
Aux deux questions posées dans l’introduction que peut-on répondre maintenant?
Le gourou est un homme d’influence, un homme qui attire les autres grâce à des
dons qu’il possède et que son environnement reconnaît; c’est par ces dons qu’il
entraîne à sa suite. Robert Parker et Michel Rolland correspondent bien à cette
definition du gourou, on peut donc à bon droit les qualifier de gourous.
Par là on aborde la seconde question, celle de leur efficacité. La réponse est
également positive. Que ce soient les critiques acerbes ou les louanges dont ils ont
été l’objet tout au long de leur carrière ou les recherches à caractère scientifique, il
est clair qu’ils ont largement aidé le milieu des vins de Bordeaux à évoluer d’une
tradition appliquée un peu mécaniquement à une modernité raisonnée.
Au delà de ces conclusions, le retrait récent de Robert Parker pose deux questions
intéressantes. Son successeur, désigné par lui aura-t-il les charismes qui lui
125
- Ce sont les prix des vins établis six à sept mois après leur vinification et avant qu’ils soient mis en
bouteilles.
126
- Certains ont évoqué les risques de guerre en Irak et d’autres un épisode judiciaire l’opposant à une
collaboratrice.
permettront de devenir un nouveau gourou? Le changement de nature de la
propriété de “Wine advocate”, suite à la cession à un fonds de pensions, pourrait ne
pas aller en ce sens. En second lieu, quelle incidence ce départ aura-t-il sur l’autre
gourou, Michel Rolland: effacement ou renforcement ? Il suffira de continuer à
observer le milieu des vins de Bordeaux pour avoir assez rapidement les réponses à
ces deux interrogations.
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171 & 172, Plon,
240
Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Org, supl n°54 hiver 16

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DU GOUROU RELIGIEUX AUX GOUROUS PROFANES : L’EXEMPLE DU

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2016/Supplement HS | pages 221 à 240

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L’influence réelle des deux gourous

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