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Université Paris 8 - Vincennes - Saint-Denis

UFR ARTS

Esthétique et histoire des arts plastiques


Mémoire de recherche pour le diplôme de Master 2

DANIELLA GOMES BIRCHAL DE MOURA

L’ABJECT DANS L’ŒUVRE DE LYGIA CLARK

Directeur de recherche :
Monsieur François Soulages

Paris
2011

1
REMERCIEMENTS

Je souhaite remercier premièrement Lygia Clark, pour m’avoir provoqué un énorme


frémissement devant son œuvre.

Je tiens à remercier Monsieur François Soulages qui m’a aidé dans l’élaboration de ce mémoire.

Je souhaiterais également remercier tous mes compagnons de bibliothèque, de lecture et


d’échanges : Camila Michelini, Tatiana Tameirão, Fabiana Bruna, Edward Auguste et Metin
Babur.

Enfin je voudrais remercier ma famille, qui même loin m'a soutenue intensément pendant tout
le processus.

2
RÉSUMÉ

En traversant l’œuvre de Lygia Clark grâce à des concepts relatifs aux relations
corporelles abjectes, s'établit une recherche où rituel, érotisme, mort et sacrifice deviennent (se
rendent) matière première pour la compréhension de la fantasmatique corporelle proposée par
l'artiste. L'abject n'apparaît pas dans l'œuvre de Clark comme élément sublimé, mais par la
confrontation physique et crue de son expérience fantasmatique. En expérimentant les limites
non seulement de l'abjection, mais aussi de l'art et de son moralisme institutionnel, Clark a
abandonné la paternité de l'œuvre et s’est définie comme proposante, en offrant l'acte créatif
au spectateur. L'objet a perdu son autonomie et il n’est devenu plus qu’une potentialité. Dans
ses rituels non mythiques, la réversibilité de la vie dans la mort se rend possible à travers le
retour à la fantasmatique abjecte des échanges symboliques plus archaïques, qui retracent
l'expérience avec le geste et la sensibilité corporelle primitive. Naissance, pénétration,
cannibalisme et régurgitation sont quelques expériences fantasmatiques capables de fusionner
l'intérieur et l'extérieur corporel, le dedans devenu dehors dans une nouvelle compréhension
du rituel. Dans le contexte de l'expérience artistique avec l’abject corporel, où sujet et langage
n'exercent pas encore leur pouvoir régulateur, il est possible d’expérimenter le corps réel et
libre, capable d’assumer sa condition spirituelle la plus intime.

3
RESUMO

Atravessando a obra de Lygia Clark por conceitos relativos às relações corporais abjetas,
estabelece-se uma pesquisa em que ritual, erotismo, morte e sacrifício tornam-se matéria-prima
para a compreensão da fantasmática corporal proposta pela artista. O abjeto não aparece na
obra de Clark como elemento sublimado, mas pelo confrontamento físico e cru de sua
experiência fantasmática. Testando os limites não apenas da abjeção, mas também da arte e de
seu moralismo institucional, Clark abandonou a autoria da obra e se definiu como propositora,
oferecendo o ato criador ao espectador. O objeto perdeu sua autonomia e se tornou apenas
uma potencialidade. Em seus rituais não mitológicos, a reversibilidade da vida na morte se
torna possível através do retorno à fantasmática abjeta das trocas simbólicas mais arcaicas, que
remontam a experiência com o gesto e a sensibilidade corporal primitiva. Nascimento,
penetração, canibalismo e regurgitação são algumas experiências fantasmáticas capazes de
fusionar o interior e o exterior corporal, o dentro tornado fora em uma nova compreensão do
ritual. No âmbito da experiência artística com o abjeto corporal, onde sujeito e linguagem
ainda não exercem seu poder regulador, é possível experimentar o corpo real e livre, capaz de
assumir sua condição espiritual mais íntima.

4
SOMMAIRE

REMERCIEMENTS ________________________________________________________ 02
RÉSUMÉ _______________________________________________________________ 03
RESUMO _______________________________________________________________ 04
SOMMAIRE _____________________________________________________________ 05
INTRODUCTION _________________________________________________________ 06
CHAPITRE 1
L'ABJECTION COMME ORIGINE _____________________________________________ 15
LA PROPOSITION ARTISTIQUE COMME FANTASMATIQUE CORPORELLE ABJECTE _________ 17
NOSTALGIE DU CORPS ____________________________________________________ 23
LA MAISON EST LE CORPS __________________________________________________ 30
PENSÉE MUETTE _________________________________________________________ 39
FANTASMATIQUE DU CORPS ________________________________________________ 42
BAVE ANTHROPOPHAGIQUE ET CANNIBALISME__________________________________ 50
STRUCTURATION DU SELF _________________________________________________ 56
CHAPITRE 2
LE DÉSIR ABJECT, EROS ET THANATOS _______________________________________ 60
L’ÉROTISME ET LA MORT ___________________________________________________ 62
LE RITUEL DE LA SOUILLURE ET LE SACRIFICE ___________________________________ 69
L’INFORME ET LE CORPS SANS ORGANES _______________________________________ 76
CHAPITRE 3
LA RÉCEPTION DE L’ŒUVRE ABJECTE _________________________________________ 81
DU REGARD À L’ABJECT RETOUR DU RÉEL ______________________________________ 83
LA CORPORÉITÉ PHÉNOMÉNOLOGIQUE _______________________________________ 89
LE POSITIONNEMENT MARGINAL ET L'EXPÉRIENCE RELATIONNELLE _________________ 96
CONCLUSION __________________________________________________________ 101
BIBLIOGRAPHIE ________________________________________________________ 104
TABLE DES ILLUSTRATIONS ________________________________________________ 107

5
INTRODUCTION

Les expériences artistiques propositionnelles de Lygia Clark initiées pendant la


deuxième moitié des années soixante avec la Nostalgia do corpo [Nostalgie du corps], dans
laquelle l’objet est le moyen d’accès au propre corps à travers les sensations tactiles, et qui
aboutissent à la Estruturação do Self [Structuration du self ], quand l’objet extérieur disparaît et
le sujet lui-même devient l’objet de sa propre sensation, constituent l’intérêt central de cette
recherche. Les propositions de Clark ont placé l’expérience artistique dans le domaine de la vie
transformant ainsi la structure des trois entités artistiques – l’artiste, l’objet médiateur et le
spectateur – et incarnent organiquement un processus où l’expérience vécue et la pensée
seraient totalement interdépendantes et inséparables.
La participation, la proposition collective, la sensibilité tactile et le traitement
clinique sont quelques aspects amplement étudiés dans l’œuvre de Clark, néanmoins les
questions psychanalytiques concernant la subjectivité corporelle mobilisée lors des expériences
de caractère abject, semblent encore peu étudiées. Le concept d’abject corporel de Julia
Kristeva, étudié dans Pouvoirs de l’horreur, est présenté ici comme une approche possible pour
les propositions artistiques collectives telles que Baba Antropofágica [Bave anthropophagique]
et Canibalismo [Cannibalisme], toutes les deux de 1973. Quelques expériences sensorio-
corporelles de Clark proposent un vrai retour à l’expérience de l’abject corporel, état antérieur
à la formation du sujet et à la construction du langage.
Clark envisageait avec la fusion entre l’objet et le sujet, une espèce de dialogue
existentiel avec le propre corps, désir de capter ce que Clark appelait de « infra-sensoriel » ou
«  sensoriel-mental  ». L’infra-sensoriel, état présent dans la «  fantasmatique  » du corps
d’expériences comme celle de la « bave de fils », peut être saisi comme l’expérience tactile et
subjective de l’abject, résidu corporel constitué par la salive.
L’art de l’abject, des excréments, de ce qui déstructure l’ordre est un art qui est le fruit
de la violence de l’exclusion de l’abjection, cet art non seulement célèbre cette «  nouvelle
barbarie » postmoderne et la liberté qui l'accompagne, mais surtout expose le traumatisme, la
douleur et le refoulement, provoqués par l’exclusion violente de l’abjection. Suggérée comme
une catharsis, l’art abject est une espèce d’échappatoire et un équilibre, compensation des
refoulements purificateurs provoqués par la culture. La fusion entre le sujet et l’objet
relationnel, déclenche, dans les expériences sensorielles résiduelles de Clark, un retour
cathartique à l’état antérieur à la violente exclusion de l’abject par le « je », état d’abjection où

6
les corps s’enchevêtrent dans la «  bave de fils  ». De l'enthousiasme à la douleur, la catharsis
révèle l'impur, l'autre côté de la sagesse. La confrontation avec la possibilité de se dégager de
l'impur laisse ouverte le blessé ce qui permet sa ré-signification, différente de l'impur original,
la répétition sur un autre registre en deçà et au-delà du langage.
Lygia Clark a commencé ses études artistiques en 1947, après la naissance de ses trois
enfants. Lorsqu’elle a terminé ses études aux Beaux-Arts à Rio de Janeiro, elle se rend à Paris
pour compléter sa formation et devenir peintre. Dès son retour au Brésil en 1953, Clark se lie
avec les artistes engagés dans une quête avant-gardiste, le Grupo Frente, tourné vers une
abstraction géométrique nommée « constructiviste », c’est à cette époque-qu’elle s’intéresse à la
relation entre la peinture et l’architecture.
En cherchant une relation avec l’espace, elle travaille à la destruction du cadre de la
peinture, et réalise des Superfícies moduladas [Surfaces modulées] 1955-56, des Planos em
superfície moduladas [Plans en surfaces modulées] 1957-58, Espaços Modulados [Espaces
modulés] 1958, Contrarelevos [Contre-reliefs] et Casulos [Cocons] de 1959. Ces œuvres
représentent une exploration des concepts de Mondrian, peu perceptible à la première
approche visuelle, mais saisissable par la façon dont l’artiste s’est emparée de la problématique
de son aîné, et riche d’enseignements à cet égard. « J’ai commencé par la géométrie, mais je
cherchais un espace organique qui permettrait de pénétrer dans le tableau. »1 Cette réflexion
éclaire les tensions dialectiques de ses premières œuvres, exécutées vers la fin des années 50,
époque où elle respectait encore le « format du tableau ». Lygia Clark avait assimilé les percées
des pionniers de l’abstraction, non seulement en tant que renouvellement formel et
conceptuel, mais aussi sur le plan phénoménologique : ce nouvel espace peut être vécu pour
ainsi dire avec volupté. Clark prend position en questionnant la pensée visuelle. Elle
commence par investir la phénoménologie du plan, puis au-delà la, avec la mort du plan, elle
part en quête de l’espace, du lieu. En comprenant qu’un plan possède une forme d’épaisseur
qui lui est propre, Clark le destitue de son caractère de rhétorique graphique afin de construire
minutieusement une espèce de réification pragmatique. Elle le présent au monde comme un
corps. Construire l’épaisseur du plan signifie la compréhension de ses propriétés corporelles et
de ses qualités matérielles, la relation corporelle ou l’articulation entre deux plans, sa possibilité
d’être laminé, sa présence dans l’espace réel, avec son abandon au toucher.

1 Clark, Lygia, citée dans Veja, Rio de Janeiro, décembre 1986.

7
Figure 1 : Espaço Modulado [Espace modulée], 1955-58.
Série de peintures de compostions géométriques. Peinture industrielle sur bois.

Clark laisse la peinture et ses valeurs optiques pour la sculpture, qui requiert une
participation tactile et corporelle plus intense que l’activité picturale. Les Bichos [Bêtes]
1960-63, œuvres qui vont étendre sa réputation, sont des sculptures de métal articulé qui se
modifient de façon inattendue selon les gestes que le spectateur échange avec elles.

Je détruis le plan fixe qui a un envers, et je le reconstruis, lâché dans l’espace, sans
support ni envers. Au moyen de ce jouet, on montre la précarité du concept du plan fixe
et de la sculpture, qui, elle, a une base (envers). Quand l’homme joue avec les Bichos, il
entreprend l’aventure de se détacher de ce concept éthique et apprend son détachement
vis-à-vis de tout ce qui est fixe et mort. Il joue avec la vie, il s’identifie avec elle, il se sent
dans sa totalité en train de participer d’un moment unique, total. Il existe.2
Lygia Clark

Les Bichos [Bêtes] s’inscrivent pleinement dans l'expérience néo-concrète, dans


laquelle existe une revalorisation du geste expressif, il ne s’agit pas du geste de l’artiste en train
de créer, mais au contraire, le dialogue de l’œuvre avec le spectateur. Chaque Bicho [Bête] est
une entité organique qui se révèle totalement en dedans de son temps intérieur d’expression,
c’est un organisme vivant, une œuvre essentiellement active. Le lien entre ces œuvres et le
monde organique ne se réduit pas à leur nom, il est plus que tout simplement métaphorique.
En réalité, la bête représente un effort de la part de l’artiste pour retrouver le lien avec la réalité,
non seulement celle des êtres vivants, mais aussi la réalité et les rapports sociaux, un art de
participation. Entre le spectateur et le Bicho [Bête] s’établit une interaction totale, existentielle,
il n’y a pas de passivité. Le spectateur ne se projette plus en s’identifiant à l’œuvre, il vit
l’œuvre. Et en ayant l’expérience de la nature de cette dernière, il vit lui-même intérieurement.
« Voilà pour ce qu’il en est de l’expérience première. Nous sommes les nouveaux primitifs

2 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 123.

8
d’une nouvelle ère et nous recommençons à revivre le rituel, le geste expressif, à l’intérieur
toutefois d’un concept totalement différent de celui des autres époques. »3 Les Bichos [Bêtes]
fusionnent les deux tendances de l’art, celle des formes et celle des formations, c’est-à-dire, la
fusion du rituel ajouté à la structure, cette structure contenant par ailleurs les possibilités de
développement de plusieurs temps d’un espace.

Figure 2 : Bichos [Bêtes], 1960-63.


Sculptures maniables en aluminium. Plaques géométriques reliées par des charnières.

Dans Caminhando [Cheminant] de 1963, l’artiste donne une nouvelle signification


au concept même d’œuvre d’art. L’œuvre, considérée sans doute au départ comme une
expérience personnelle, prend immédiatement la valeur de transgression en tant que
« proposition » artistique. Il ne s’agit plus d’un « objet » artistique, mais d’une « proposition »,
concept que Clark adoptera aussi pour ses œuvres sensorielles en 1966. La proposition se
compose de la prise d’un ruban de papier, collé en anneau de Möbius, et sa découpe en
continu par le milieu jusqu’à ce que cela ne soit plus possible. Cela devient un acte offert à
quiconque veut l’accomplir, une expérience donnée au spectateur transformé en participant,
une œuvre à réaliser dont la réalisation est l’œuvre. Chaque Caminhando [Cheminant] est une
réalité immanente qui se révèle dans sa totalité pendant le temps d’expression du spectateur-
auteur. Selon Clark, il s’agit d’une réalité unique, totale, existentielle, sans aucune séparation
entre le sujet et l’objet, c’est un corps à corps, une fusion. Le ruban de Möbius est une
superficie continue et unilatérale, sans endroit ni envers, sans dehors ni dedans. Ce qui se
découpe est un espace qui existe au-delà du plan, c’est une superficie vivante qui nous fait vivre
l'expérience d’un temps sans limite et d’un espace continu. Le Caminhando [Cheminant] est
une expérience du devenir. L’immanence est un temps qui a de l’épaisseur. L’autre, appelé à

3 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 122.

9
mener, avec sa participation active, la complétude de l’œuvre, est gratifié d’une identité
personnelle et épistémologique et non pas métaphysique ou morale.

A PROPOS DE L’INSTANT
D’un tel vide absolu naît le plus merveilleux épanouissement de l’acte pur. L’instant de
l’acte ne se renouvelle pas. Il n’existe qu’en lui-même : le répéter revient à lui donner un
sens nouveau. Il ne contient aucune trace de la perception passée. C’est un autre
moment. Au moment même où il survient, c’est déjà une chose en soi. Seul l’instant de
l’acte est vivant, Le devenir y est inscrit. L’instant de l’acte est l’unique réalité vivant en
nous-même. En prendre conscience le place déjà au passé. La perception brute de l’acte
est le futur en train de se faire. Le présent et le futur se trouvent impliqués dans le
présent immédiat e l’acte.4
Lygia Clark

À la relation dualiste entre l’homme et le Bicho [Bête], qui caractérisent les


expériences antérieures, succède un nouveau type de fusion, l’autre ne participe plus à l’œuvre
achevée, mais au contraire, à la fabrication de l’œuvre, il fait l’œuvre. « À l’époque où l’œuvre
d’art était présentée toute finie, le spectateur ne pouvait que tenter de la déchiffrer [...]
Désormais, avec le Caminhando, c’est à l’instant même où il l’accomplit que le spectateur
perçoit immédiatement le sens de sa propre action. »5 L’œuvre consiste dans l’acte même de
faire l’œuvre ; sujet et œuvre sont totalement indissociables. Avec Caminhando [Cheminant]
on en vient à l’œuvre anonyme, signée par l’acte seul du participant, l’artiste se dissout dans le
monde. L’artiste n’est plus l’auteur de l’œuvre, mais celui qui suscite l’acte créateur chez l’autre.
« En même temps qu’il se dissout dans le monde, il se fond dans le collectif, l’artiste perd de sa
singularité, de son pourvoir expressif. Il se contente de proposer aux autres d’être eux-mêmes,
d’accéder au singulier état de l’art sans art. »6 Ce positionnement radical et détaché de Clark,
donne lieu à une nouvelle forme de conception de l’œuvre d’art, où la proposition assume la
condition d’expression artistique. Ce positionnement est aussi radicalement politique, une fois
que l'artiste renonce à l’existence de l’objet d’art et d’en être son auteur, il renonce aussi à
l’institutionnalisation et à la commercialisation. « À cet instant, je commençai à formuler pour
moi-même la valeur du précaire, de la fragmentation de l’acte, en disant : ce n’est pas mon
œuvre, la structure est topologique, elle ne m’appartient pas. »7 En renonçant à la condition
d’auteur de son œuvre, Clark ne renonce pas pour autant à sa condition d’artiste, mais elle

4 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 155.
5 Ibidem, p. 66.
6 Ibidem, p. 153.

7 Ibidem, p. 205.

10
affirme le changement de la fonction de l’artiste : ne lui incombe plus ni l’exercice artisanal de
la fabrication de l’œuvre ni de la concevoir comme un projet devant être exécuté ; il lui
incombe seulement de proposer des situations dans lesquelles l’autre traverse des expériences,
peut-être pas même esthétiques, mais plutôt sensorielles et psychologiques.

Figure 3 : Caminhando [Cheminant], 1963.

Le sens de l’objet dépend maintenant entièrement de l'expérimentation, ce qui


empêche que l’objet soit simplement exposé et que le récepteur puisse le consommer sans être
affecté. L’objet perd son autonomie, « il est seulement une potentialité »8 , qui sera actualisée,
ou pas, par le récepteur. Clark veut parvenir au point minimal de matérialité de l’objet, là où il
n’est rien d’autre que l’incarnation de la transmutation qui s’est opérée dans sa subjectivité,
point où, pour cette raison même, l’objet atteint sa puissance maximale de contagion.
Avec ses « architectures biologiques », Lygia Clark construit des espaces qui ne sont
pas des hétérotopies, des espaces réels qui reproduisent la réalité, mais l’inversent ou même la
contredisent. Dans un retournement caractéristique de la culture brésilienne et directement lié
au concept d’anthropophagie culturelle d’Oswaldo de Andrade, l’œuvre de Clark passe d’une
architecture conçue comme un corps, c’est-à-dire comme un réceptacle qui doit être habité par
l’homme, à un corps conçu comme une architecture, comme lieu de l’expérience individuelle,
non réglementée et ouverte. Les programmes fonctionnels du constructivisme sont
cannibalisées et carnavalisés par Clark, qui fait des œuvres-propositionnelles visant à libérer le
sujet et acquérant une dimension sociale et politique prononcée. Au début, tout se passe à
l'intérieur d’un musée, puis l’artiste investi la rue, les espaces publics. Les propositions des
années soixante-dix encouragent encore plus la stimulation réciproque et l'inventivité du
spectateur, à cette époque-là l’artiste se met à travailler avec un groupe d’étudiants de la
Sorbonne, loin du grand public.

8 Clark, Lygia, Lygia Clark, Col. Arte Brasileira Contemporânea, Rio de Janeiro, Funarte, 1980.

11
NOUS SOMMES LES PROPOSANTS
Nous sommes les proposants : nous sommes le moule, c’est à vous d’y insuffler le sens
de notre existence. Nous sommes les proposants : notre proposition est le dialogue.
Seuls, nous n’existons pas. Nous sommes à la merci du partenaire. Nous sommes les
proposants : nous enterrons l’œuvre d’art telle quelle et nous sollicitons votre parole,
pour que notre pensée survive à travers cet acte. Nous sommes les proposants : nous ne
vous proposons ni le passé ni le futur, mais le maintenant.9
Lygia Clark

La « proposition » passe à être le principe artistique de base pour Clark, une


dimension d’ « objet » persiste, mais surtout comme objet relationnel et non plus comme
œuvre privilégiée en soi. Les œuvres-propositionnelles de 1966, comprises par l’artiste dans le
concept général de Nostalgia do corpo [Nostalgie du corps], invitant le spectateur à devenir un
participant par le contact physique, posant métaphoriquement la relation intime de soi à
l’autre. Le spectateur est devenu un « patient » engagé avec Clark dans un échange réciproque
et expérimental. Au fur et à mesure de ses expériences, l’artiste réalisait que plus le « patient »
était fragile psychologiquement, plus l’échange était riche. Cela ne l’a pas empêchée d’ouvrir sa
porte à toutes les personnes qui acceptaient l’aventure et se montraient désireuses
d’expérimenter une « forme de connaissance » en participant au processus de manipulation
d’un objet. Les matériaux, utilisés pour la construction des Objetos relacionais [Objets
relationnels] de ces propositions, sont très triviaux et aisément reproductibles, des pierres ou
des galets reliés par des élastiques, des poches de matière plastique transparents plus ou moins
gonflés, des gants avec des balles à manipuler ou un tuyau de plongeur, concrétisent
l’expérience corporelle tactile envisagée par l’artiste. « J’assemblai un grand nombre de
matériaux sans valeur dont la préhension, la redécouverte tactile provoqua un trauma
stimulant. »10 Les Objetos relacionais [Objets relationnels] ne sont pas « perçues » au sens
traditionnel du mot, ils sont vécus dans une intériorité imaginaire du corps. Le corps et l’acte
étant ainsi devenues le centre de l’attention, le rôle de l’objet, en ce qui concerne les
conventions artistiques, prend une forme totalement paradoxal : « Je me sers des habits pour
dénuder le corps »11 , disait-elle. Séparé du corps et de l’acte, l’objet n’a plus de sens sous forme
d’œuvre d’art. Clark cherche à mettre l'accent sur le côté quotidien et l’universel de ses
propositions en s’appropriant des matériaux trouvés dans la rue, sur la plage, ou disponibles à

9 Clark, Lygia, « Livro-obra », Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, Clark, Lygia, p. 233.
10 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 188.
11 Clark, Lygia, lettre sans date à Guy Brett, Rio de Janeiro, 1968.

12
bon marché dans le commerce ; matériaux qui présentent des analogies avec les organes et les
rythmes du corps. Des sachets en plastique ou en tissu emplis d’air, d’eau, de sable ou de
polystyrène, des tuyaux en caoutchouc, des tubes de carton, des chiffons, des bas, des
coquillages, du miel et une infinité d’autres objets inattendus jonchent l’espace poétique qu’elle
a créé chez elle, dans une pièce baptisée « la sale de consultation ». Ce sont là les éléments d’un
rituel initiatique que l’artiste développera tout au long des « séances » régulières qu’elle effectue
avec chaque récepteur.
De la sorte, le travail de Clark finit par se situer à la frontière entre l’art et l’essai
clinique. L’artiste a voulu faire remonter à la surface tout le potentiel critique contenu dans ces
deux pratiques pour le retourner contre le subjectivisme prédominant. Elle était fermement
convaincue que les individus peuvent réinventer leur propre existence en revitalisant l’art par le
biais de techniques psychothérapeutiques. En réfléchissant sur son activité thérapeutique,
Clark remarque : « ne traite jamais un psychotique comme un fou, mais comme un artiste sans
son œuvre »12. Néanmoins, l’initiation qui se mettait en place dans le cabinet expérimental de
Clark n’avait rien à voir avec l’expression ou la récupération de soi-même, ni avec une
découverte d’une quelconque unité ou intériorité, au sein desquelles seraient cachés des
fantaisies, primordiales ou non, et qu’il s’agissait de ramener à la conscience. Au contraire, c’est
au corps-œuf, primitif et abject, que les objets relationnels nous amènent. Ces étranges objets
créés par Clark ont le pourvoir de nous faire différer de nous-même.
Parmi les objets relationnels, on trouve le sac en plastique, avec de l’eau et des
coquillages qui représentent la mer entre les mains, ou encore les oreillers lourds sur le sexe. Ce
sont des objets qui établissent des connections avec des formes liées à l’existence, capables, par
exemple, de procréer, comme méthodes permettant de tirer le sujet hors de l’état de régression.
L’œuvre est ici l’art de la guérison. Dans la construction du corps collectif, Clark explore des
échanges au sein d’un tissu d’altérités. Finalement, l’action de l’artiste, l’Autre et les objets
relationnels sont engagés dans une action thérapeutique dépassant les limites entre l’art et la
vie. Il n’existe dans cette pratique aucune possibilité d’action qui permette de s’insérer dans les
rouages du système de l’art, que ce soit le musée, le marché, la critique ou l’histoire. Clark
assume les conséquences extrêmes de son projet. C’est alors qu’elle peut déclarer, et ce avec
cohérence, être une non artiste. Sa relation avec l’altérité, à travers son action culturelle, se
déplace peu à peu de la jouissance du spectateur et de son action, vers une compréhension de
l’Autre en tant qu’être nécessaire et finalement sujet concret. Pour elle, ce qui compte, ce ne

12 Clark, Lygia, lettre à Guy Brett, Rio de Janeiro, 14/10/1983.

13
sont plus les canons du langage esthétique, mais les relations de l’individualisation. Clark, qui
avait dépassé les limites de l’art, se soumet alors à ce que lui impose l’éthique de la guérison.
Du cannibalisme anthropophagique au rituel thérapeutique, l’abjection est une
expérience corporelle qui se manifeste très souvent dans les propositions de Clark. Vécue par le
contact direct avec la matière organique résiduelle ou par l'expérience fantasmatique de
l'intérieur corporel, l’abjection se manifeste à travers la peau, dans la fusion entre objet
relationnel et sujet, le dialogue existentiel de l’abjection infra-sensoriel. Le concept d’abject
corporel peut être analysé à l'intérieur de la production artistique de Clark à partir de sa
définition psychanalytique, qui s'étend de la formation du sujet aux structures
anthropologiques sur lesquelles se basent les rituels primitifs. Selon Clark, la proposition
artistique traite de la possibilité de revivre le rituel, mais comme un rite sans mythe qui
remonte à l'expérience première avec le geste et la sensibilité corporelle primitive. Naissance,
pénétration, cannibalisme et régurgitation sont quelques expériences fantasmatiques capables
de fusionner l'intérieur et l'extérieur corporel, le dedans devenu dehors dans une nouvelle
compréhension du rituel. À travers la sensibilité et le geste corporel, libre de dogmes et
réglementés, s'établit, dans le temps individuel, le dialogue corporel abject entre spectateur et
œuvre. La recherche qui se développe ici prétend, donc, identifier et analyser la présence de
l'abjection dans l'expérience artistique singulière de Lygia Clark.

14
CHAPITRE 1

L’ABJECTION COMME ORIGINE

15
Figure 4 : O Mundo de Lygia Clark [Le monde de Lygia Clark], 1973.

16
LA PROPOSITION ARTISTIQUE COMME FANTASMATIQUE CORPORELLE ABJECTE

De l’objet, l’abject n’a qu’une qualité - celle de s’opposer à je.


Mais si l’objet, en s’opposant, m’équilibre dans la trame fragile
d’un désir de sens qui, en fait, m’homologue indéfiniment,
infiniment à lui, au contraire, l’abject, objet chu, est
radicalement un exclu et me tire vers là où le sens s’effondre.13
Julia Kristeva

L'abject est ce dont j'ai besoin pour devenir un soi. Il s’agit d’une substance
fantasmatique étrangère non seulement au sujet, mais aussi de son intime, et cet excès de
proximité produit une panique chez le sujet. Ainsi, l'abject touche la fragilité de nos limites, la
fragilité de la distinction spatiale entre notre intérieur et extérieur. Tant dans l’espace que dans
le temps, donc, l'abject est la condition dans laquelle la subjectivité est perturbée, où le sens
entre en effondrement ; de là vient l’attirance pour les artistes d'avant-garde qui veulent
perturber les ordonnances du sujet et de la société.
Selon Kristeva, abjecter signifie expulser, séparer ; être abjecté, d'autre part, est être
répulsif, prisonnier, sujet suffisant seulement pour sentir la menace à cette subjectivité.
L'opération d'abjecter est fondamentale à la manutention du sujet et également de la société,
tandis que la condition d'être abject est corrosive des deux formations. Ce serait l'abject, alors,
destructeur du sujet et de l'ordre social ? L’abject peut-il être représenté ? S'il est opposé à la
culture, peut-il être exposé dans la culture ? S'il est inconscient, peut-il être fait consciemment
et rester abject ? Un abject conscient est-il possible ? Serait-ce que l'art abject pourrait
s'échapper d’une utilisation instrumentale et moraliste de l'abject ? Serait-ce que l'abject est
pour la régulation ainsi que la transgression pour le tabou ? Selon Bataille, la transgression ne
nie pas le tabou, mais le dépasse et le complète. L'abjection est conservatrice, même défensive,
avec le sublime, l'abject teste les limites de la sublimation. Dans l'art l'abjection apparaît
fréquemment comme le processus de sublimation, néanmoins, Kristeva indique un
changement culturel, elle montre que le rôle de l'artiste n'est plus celui de sublimer l'abject, de
l'élever, mais de le tester, mesurer la primauté sans fond constitué par la répression primaire.
Dans l'œuvre de Lygia Clark l'abject n'apparaît pas comme élément sublimé, mais
confronté physiquement dans sa relation fantasmatique sensorielle. Sans la prétention de
quelque type de transcendance, Clark propose l'expérience physique et crue avec l'abject, en
testant les limites non seulement de l'abjection, mais de l'art et de son moralisme

13 Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 9.

17
institutionnel. Le processus créatif de Clark l'a emmenée hors des institutions artistiques, à la
recherche par des conditions appropriées au développement de son travail, le contexte
psychiatrique est apparu comme une échappatoire aux refoulements de la culture et de la
société. Entre l'abjection et le traitement psychique Clark a développé une production
artistique qui teste les limites du corps, du sujet et la répression sociale qui les réglemente. Sans
ambition de cure ou de sublimation psychique, l’abject se manifeste dans l'œuvre de Clark
dans son état primaire : la fantasmatique corporelle.
Au-delà de la représentation du corps à travers l'art, l'œuvre de Lygia Clark est
structurée par l'expérience sensorielle du corps. L’abject se manifeste donc, dans sa condition
plus essentielle, celle de non-objet. Conçue sous la forme de proposition, réalisée
individuellement ou en groupes, l'œuvre de Clark est incorporée dans l’acte et agi sur le corps.
Elle existe seulement au moment où nous la faisons. Les expériences de Clark proposent la
dissolution du sujet par le contact physique avec leur abject, une dissolution du « soi » qui se
produit à travers des expériences « cathartiques » qui libèrent le corps des déterminations du
sujet et du langage pour expérimenter leur « corps total », sans la séparation de l'abject. À
travers des éléments comme la bave, le vomissement et l’accouchement Clark provoque un retour
fantasmatique à un état pré-verbal dans la vie de l’individu, le retour aux premiers souvenirs du
corps, une forme de « savoir incorporée », que le verbal ne peut pas détecter. La relation entre
les objets relationnels et le corps n'est pas atteindre à travers la signification ou l'image visuelle
de l’objet, mais par son image sensorielle, quelque chose de vague, seulement vivant par le
corps. L'expérience corporelle prétendue par Clark n’est que l'expérience elle-même de l'abject,
l'expérience sensorielle, pré-verbale, pré-symbolique et non représentative, seulement vécue.
L'abjection, selon Kristeva, n'a pas d'objet définissable, elle est un mélange d'affection
et de pensée qui sollicite, inquiète, fascine le désir, mais qui ne se laisse pas séduire. L'abject ne
se présente pas comme un objet, il ne s'agit pas du corrélât du sujet, capable d'offrir appui sur
quelqu'un ou quelque chose d'autre. L'abject est une espèce d'objet destitué, un exclu, attiré là
où le sens éboule. Il est hors du « soi », un « quelque chose » que « je » ne reconnais pas comme
chose, un poids de non-sens, mais qui n’a rien d’insignifiant, l’abject écrase le sujet constitué.
Les expériences sensorielles de Clark prétendent écraser le sujet constitué, le corps est
fragmenté dans les propositions, mutilé pour mieux se reconnaître à travers le toucher, la
régression du sujet amené à prendre conscience de son propre corps. Le contact physique avec
l’abject, le résidu corporel ou la fantasmatique du touché de la peau, l’intérieur devenu
extérieur, mène le sujet à sa propre déconstruction corporelle.

18
La répulsion protège le sujet, le dégoût d’une nourriture, d’une saleté, d’un déchet
séparent le sujet de la souillure, du cloaque, de l’immonde, le conduisent vers les limites de sa
condition d’être vivant, les limites de l’abjection. Avant même que les choses soient signifiables
pour le sujet - l’enfant encore en processus de formation et dominé par la pulsion – il expulse
les déchets et se fait son territoire à lui, bordé d’abject. La peur définit les limites du sujet, qui
se forme au travers du processus de cimenter la division d’un autre monde, vomi, expulsé,
exclu, et c’est seulement à partir de cette séparation si violente que le sujet, la conscience et le
langage commencent à se former. L’abject n’a rien d’objectif ni même d’objectal, il est
simplement une frontière qui sépare le sujet de ses objets et de l’Autre. La frontière de
l’abjection est surtout ambiguïté, un mélange de jugement et d’affect, elle ne détache pas
radicalement le sujet de ce qui le menace, au contraire, elle l’avoue en perpétuel danger, la
violence avec laquelle un corps se sépare d’un autre pour être sujet. L’Autre, habité en alter ego,
délimite l’espace qui sépare l’abject de ce qui sera un sujet et ses objets, processus d’un
refoulement « primaire » qui s’opère avant le surgissement du moi, de ses objets et de ses
représentations. Avec ses propositions, Clark propose un retour vers ce moment « primaire »,
expérience fantasmatique de cet état corporel antérieur au moi, quand le corps était encore en
fusion avec leur abject. Le contact physique avec le déchet corporel est une expérience capable
d’éclore la protection du sujet constitué vers son stade primitif, non-constitué, pré-verbal et
pré-symbolique.

L’abject nous confronte, d’une parte, à ces états fragiles où l’homme erre dans les
territoires de l’animal. [...] L’abject nous confronte, d’autre part, et cette fois dans
notre archéologie personnelle, à nos tentatives les plus anciennes de nous démarquer
de l’entité maternelle avant même que d’ex-ister en dehors d’elle grâce à l’autonomie
du langage. [...] Avant d’être comme, « je » ne suis pas, mais sépare, rejette, ab-jecte.14
Julia Kristeva

L’abject est ce pseudo-objet qui se constitue avant le refoulement primaire, mais qui
n’apparaît que dans les brèches du refoulement secondaire. Selon Kristeva l’abject serait donc
l’« objet » du refoulement originaire15 . Le retour vers l’état corporel abject, envisagé par les
expériences sensorielles de Clark, c’est un retour qui touche les refoulements, une fois qu’il se

14 Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, pp. 20-21.
15 Selon Kristeva le refoulement originaire est balisé par la capacité de l’être parlant, toujours déjà habité par
l’Autre, de diviser, rejeter, répéter. À partir de ce moment-là, alors que je reconnais mon image comme signe et
que je m’altère pour me signifier, une autre économie s’installe. Le signe refoule la chora et son éternel retour. Seul
le désir sera désormais le témoin de ce battement « originaire ». Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris,
Éditions Du Seuil, 1980.

19
produit après la formation du sujet et du langage. La sensation corporelle abjecte expérimentée
dans les propositions de Clark est d’une telle abjection du ré-signifié, symbolisé par le langage
et le sujet déjà constitué. Dans les œuvres ou propositions d’art l'expérience avec l’abjection ne
s’opère pas de la même façon que dans le processus primaire, après la formation du sujet.
L’abject dans l’art est surtout une tentative de déstructurer l’ordre corporel du sujet constitué,
donc l’abject est apparenté à la perversion. « L’abject est pervers car il n’abandonne ni n’assume
un interdit, une règle ou une loi ; mais les détourne, fourvoie, corrompt ; s’en sert, en use,
pour mieux les dénier. »16 L’art contemporain semble s’écrire plutôt de l’intenable des positions
surmoïques ou perverses, elle constate l’impossibilité de la Religion, de la Morale et du Droit.
L’art prend ses distances par rapport à l’abject, pour l’user, contourner et jouer, comme dans la
perversion. Pour le sujet solidement installé dans son surmoi, une expérience artistique, telle
des propositions de Clark, participe nécessairement de l’entre-deux qui caractérise la
perversion ; et pour cette raison, elle provoque à son tour l’abjection.
Vécu comme catharsis, l’expérience artistique abjecte est promue au statut de sacré,
elle constitue notre religion laïque. « L’abjection accompagne toutes les constructions
religieuses, et elle réapparaît, pour être élaborée d’une façon nouvelle, lors de leur
effondrement. »17 L’abjection apparaît comme rite de la souillure et de la pollution dans les
structures religieuses plus archaïques des sociétés à dominance ou à survivance matrilinéaire.
Les rites prennent l’aspect de l’exclusion d’une substance abjecte, dont l’opération coïncide
avec le sacré qu’elle instaure. Dans les religions monothéistes l’abjection persiste comme tabou,
mais glisse comme transgression de la Loi, comme le péché chrétien. Dans le champ social
contemporain, avec l’effondrement des religions, la transgression artistique provoque une
nouvelle condition d’existence du sacré, l’instauration du rituel abject comme œuvre d’art rend
possible une catharsis sacrée non liée à une structure religieuse dogmatique.

Les diverses modalités de purification de l’abject - les diverses catharsis - constituent


l’histoire des religions, et s’achèvent dans cette catharsis par excellence qu’est l’art, en
deçà et au-delà de la religion. Vue sous cet angle, l'expérience artistique, enracinée
dans l’abject qu’elle dit par là même purifie, apparaît comme la composante
essentielle de la religiosité. C’est peut-être pourquoi elle est destinée à survivre à
l’effondrement des formes historiques des religions.18
Julia Kristeva

16 Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Éditions Du Seuil, 1980, p. 23.
17 Ibidem, p. 24.
18 Ibidem, pp. 24-25.

20
Clark parlait dans sons écrits de l'expérience artistique comme un rite sans mythe, un
rituel corporel qui est réinventé par chaque participant à chaque fois que la proposition est
vécue. Pour Clark, l’art est avant tout rituel. À travers de ce dernier, il est possible de vaincre le
phénomène de la chosification car il s’agit d’un rituel sans mythe, d’un rituel qui permet au
participant de découvrir et de recomposer sa propre réalité physique et psychique.
Contrairement à d’autres artistes, comme Joseph Beuys, elle pense que le rôle de l’artiste dans
ce rituel n’est pas celui d’un thaumaturge se faisant le médiateur d’une expérience sociale, mais
celui d’un déclencheur et canalisateur d'expériences. Lorsque l’artiste joue au sorcier ou au
shaman, il devient nécessairement le complice de la mythologie la plus puissante de notre
temps, celle de l’industrie culturelle. Clark n’était absolument pas intéressée par le mythe si ce
n’est pour en réclamer la disparition car un homme plongé dans le mythe n’est pas un homme
libre.
L'art du corps, avec ses rituels de régression, prétend remodeler l'homme, et pour cela
a besoin en premier d'effacer les limites de l'abjection, des concepts et des polarités qui
soutenaient leur identité. Dans la tentative de réinscrire le symbolique, l'artiste avance sur le
territoire de l'animal, où l'abject confronte, menace comme les représentants de l’assassinat et
du sexe. Pulsion sexuelle et cruauté ont toujours marché ensemble depuis notre origine, de la
relation pré-objet, violence immémoriale de laquelle un corps se sépare de l’autre pour être. Il
ne s'agit pas de la production d'œuvres liées à la mimesis, mais à la manifestation de l'art
comme l'intériorisation du sacrifice, purification de l'abject, par et à travers l'abject lui-même.
Cet art est fils du culte de la «  pulsion de mort  ». L'art pensé comme action capable de
reprendre son rôle de rituel sacrificiel, local de test et agitation des idées, devient l'espace de
croisement des frontières de la société. Localisée dans l'espace marginal, sur la dissolution des
limites de l'abjection, l'art se manifeste comme ce qui est exclu de la société axée sur la
productivité. L’art peut s'exprimer librement tout comme retourner contre le refoulement qui
soutient la vie sociale quotidienne. À l'artiste est permis d’assumer le rôle de proto-homme,
précédent au symbolique, qui représente à la fois l’exclu, l'abjection qui est dans notre origine,
et aussi l’art dit avec l’« aura ». Il incarne notre origine, met en scène le rôle marginalisé du rite
initiatique qui est au-delà du bien et du mal. Selon Seligmann-Silva l'artiste est le performer, en
lui art et corps sont une et même chose, l'artiste est amené à remettre en scène la proto-scission
de l'homme. « Proto-scission signifie ici la construction du «  moi  » par le «  passage par
l'expérience de la douleur  » - et de sa négation. L'«  art de la douleur  » exactement défait la
négation/refoulement de l'expérience pénible, ainsi que, dans des termes de l'«  histoire de la
civilisation  », casse les tabous qui avaient été construits autour du corps et de leurs

21
excrétions. »19
Ce que Clark recherche c’est le festin de l’entrelacement de la vie et de la mort sorte
de frontières de l’art qui se dissémine dans l’existence. Elle poursuit des conditions pour que
l’objet lui-même ait le pourvoir de provoquer la dé-clôture du corps abject. Corps primitif,
constitué avant le refoulement primaire, dans lequel germent des états intensifs inconnus
provoqués par les nouvelles compositions que les flux de propositions abjects, se promenant de
ci de là, font et défont. De temps à autre, la germination sensorielle s'accumule à tel point que
le corps ne parvient plus à s'exprimer sous sa forme actuelle. C'est l'inquiétude de l’abject qui
revient dans le corps : le sujet constitué finit par être sacrifié ; sa forme devient son suaire. Si
nous nous laissons prendre, c'est le début d'un autre corps qui naît immédiatement après la
mort. La tension entre la figure actuelle du corps constitué, qui insiste par force d’habitude, et
les états intensifs de l’abjection qui s’y produisent irréversiblement, exigent la création d’une
nouvelle figure, un corps qui est au-delà de l’abjection primaire et du sujet constitué. Nous
laisser prendre par le festin de la vie et de la mort entrelacées nous ramène au tragique. La
capacité à habiter cette tension, peut constituer un critère pour distinguer les modes de
subjectivation. Un critère éthique, car fondé sur l’expansion de la vie, est celui se produisant
dans la production de différences et dans leur affirmation en de nouvelles formes d’existence.
L’art est le champ privilégié de l’affrontement du tragique. Un mode artistique de
subjectivation se reconnaissant par son intimité particulière avec l’entrelacement de la vie et de
la mort. L’artiste parvient à se tenir à l’écoute des différences intensives qui vibrent dans son
corps primitif et, se laissant prendre dans la douleur de son trépignement, se livre au festin du
sacrifice. Le corps du sujet constitué s’ouvre, et de lui naîtra, avec la sensibilité abjecte, un autre
moi jusqu’alors larvaire.

19Seligmann-Silva, Márcio, « Arte, dor e Kátharsis ou Variações sobre a arte de pintar o grito », ALEA Estudos
Neolatinos, Vol. 5, nº 1, Rio de Janeiro, janvier/juin, 2003, p. 35, traduit par nous.

22
NOSTALGIE DU CORPS

Clark recherche l’immanence de l’acte et la non-séparation du sujet et de l’objet. Elle


rejette la définition faisant de l’artiste un démiurge éloigné d’un spectateur qui, devant l’œuvre
comprise comme la représentation de besoins poétiques qu’il est lui-même incapable
d’exprimer, demeure entièrement passif. Bien au contraire, elle exhorte le spectateur à endosser
la responsabilité de l’œuvre et à cesser, précisément, d’être spectateur. Elle le pousse à découvrir
la poétique qu’il porte en lui et l’incite à devenir le sujet de sa propre expérience. Ses œuvres
perdent tout caractère d’objet, et deviennent des propositions. Ses objets cessent d’avoir une
valeur en eux-mêmes ; ils n’ont de sens que dans la mesure où ils sont « participes » par le sujet,
en tant qu’objets transitionnels permettant d’établir des relations entre l’individu et l’autre ou
avec lui-même.

Figure 5 : Pedra e ar [Pierre et air], 1966.


Tout cela a débouché, presque par hasard, sur mon premier travail sur le corps, vers 1966.
J’avais gonflé un sac plastique, puis l’avais fermé avec un élastique. J’avais ensuit posé une petite
pierre par-dessus et m’étais mise machinalement à palper le sac, sans me soucier de découvrir
quoi que ce soit. Sous la pression de mes doigts, le caillou placé sur le sac montait et descendait.
Et, soudain, j’ai réalisé que c’était quelque chose de vivant. On aurait dit le corps. C’était le
corps.

Le mot nostalgie indique saudade20, retour à la patrie21 , au corps perdu. Ce retour se


fera par la sensualité, par l'utilisation d’objets comme des intermédiaires pour provoquer le
réveil des sens et des sensations corporelles. Pedra e ar [Pierre et air] 1966, a été le premier
travail de la série d'objets qui dialoguent et ressemblent aux mouvements du corps ; utilisés de
manière que le participant les manipule seul afin de susciter quelques sens, comme le tact,
l’odorat ou l'audition. Cette phase du travail de Clark est la plus variée de toutes, mais surtout
20 Mot qui existe seulement dans le portugais, sentiment proche de : manque, regret, nostalgie, mélancolie, mal
du pays.
21 Désir de retour au Brésil dans le contexte d’exilé.

23
quand la caractéristique propositionnelle, inaugurée avec Caminhando [Cheminant], a été
définitivement incorporée dans sa pensée artistique. Selon Clark, le mot « œuvre » dénotant la
passivité du résultat d’un travail antérieur, ne convenait pas plus dans cette nouvelle phase
propositionnelle.
Le mouvement répétitif dans Pedra e ar [Pierre et air] donne la sensation de pression,
la vue du caillou suspendu et émergeant opèrent une fusion entre « accouchement » et acte
sexuel. De fait, lorsqu’il s’essaie à l’œuvre, le participant a bien la tentation de faire un geste
rythmique, qui en appelle aussi au mouvement respiratoire. Les propositions de cette phase de
Clark nous amène à faire des distinctions entre toucher, contact et sensorialité. Dans Pedra e ar
[Pierre et air], il ne s’agit pas de découvrir tactilement la différence entre la pierre et le
plastique, mais d’être en contact avec un élément aux qualités rappelant l’organique.

Figure 6 : Desenhe com o dedo [Dessine avec le doigt], 1966.


Un sac en plastique résistant (20 x 30 cm), avec un minimum d’eau à l'intérieur, repose sur une
surface plane. En glissant sur le plastique, le doigt en placé le contenu et trace des dessins.

Figure 7 : Água e conchas [Eau et coquillages], 1966.


Un sac en plastique résistant (40 x 20 cm) contenant de l’eau et des coquillages. Un élastique
divise le sac en deux parties symétriques, sans toutefois les isoler complètement. De la sorte, les
coquillages se déplacent à l'intérieur chaque fois que l’objet est déplacé.

Desenhe com o dedo [Dessine avec le doigt] et Água e conchas [Eau et coquillages],
stimulent essentiellement le tact au travers de mouvements quotidiens des mains qui sont

24
invités à dessiner et jouer avec l’eau. Il s’agit ici d’interactions simples qui nous font prendre
conscience de notre propre corps. Clark assemble un grand nombre de matériaux sans valeur
dont la préhension, la découverture tactile provoque un trauma stimulant, faisant ainsi
retrouver le sens de nos gestes routiniers. C’est la sensibilité du corps aux reliefs qui est
sollicité, gonflements ou dépressions relatives à la texture de l’objet donné. Le toucher est
exercé de fait, mais n’est pas développé en tant que sensibilité aux surfaces, mais au sens propre
à une plasticité. La pression signale le contact d’un corps exerçant une poussée ou une
résistance, par le biais d’une surface recouvrante qui présuppose un intérieur. Le plastique
aurait donc, un intérieur et comme une peau qui manifesterait son lieu d’existence, il serait
une sorte de corps. L’air et l’eau ont chacun une connotation d’incommensurabilité et
manifestent le vide de l’air ou le plein de l’eau comme participant d’une dimension corporelle.
L’air appelle la respiration, le poumon, tandis que l’eau évoque alors la vie qui gonfle les corps,
la mer et le liquide amniotique.

Figure 8 : Respire comigo [Respire avec moi], 1966.


Un tuyau en caoutchouc (de plongée sous-marine). Tout en serrant avec les doigts l’une des
extrémités du tuyau, on l’emboîte dans l’autre extrémité, puis on étire et on contracte te tuyau
plusieurs fois de suite. L’air qui entre et sort de l’intérieur du tuyau produit un son semblable à
une respiration.

Figure 9 : Diálogo de mãos [Dialogue de mains], 1966.


Une bande de Möbius élastique lie les poignets des participants qui dialoguent avec des
mouvements de mains.

25
Respire comigo [Respire avec moi] et Diálogo de mãos [Dialogue de mains] sont les
deux propositions les moins visuelles de cette phase, les objets composent ici, un champ
expérimental inter corporel. Selon Clark, la première fois qu’elle a écouté le souffle suffocant
de Respire comigo [Respire avec moi] : « la conscience de ma respiration m’obséda pendant
plusieurs heures étouffantes, en même temps qu’une énergie inconnue semblait naître en
moi »22 La proposition consiste à d’approcher de l’oreille un tuyau de plongée sous-marine
raccordé à lui-même ; cela a pour conséquence de rendre l’objet quasi invisible pour
l’expérimentateur. L’écoute de la respiration nous renvoi à l’intimité du corps, le souffle ne
renvoi à l’autre qu’en condition d’intimité, mais nous en remet aussi à l’introspection. La
respiration est l’espace-temps du corps, puisqu’elle en est la garantie vitale. L’élasticité du
matériel, qui évoque à la fois l’eau et la respiration, évoque à la sensation consciente de
respiration que l’on peut avoir en plongée.
Diálogo de mãos [Dialogue de mains] ne se contente pas du contact du participant à
l’objet empreint de corporéité, mais passe à la littéralité du corps de l’autre. L’œuvre se présente
comme un large ruban de Möbius élastique qui amène les poignets des participants à être en
position de croisement. « Se donner les mains dans la danse, c’est s’offrir à soi et offrir à l’autre
le plaisir de la solitude brisée pour un moment, dans la communication de deux corps qui, en
principe, devraient se compléter toujours, le vide et le plein, fenêtre ouverte, invitation à se
pencher »23 Dans ce « dialogue », le ruban de Möbius agit un peu comme un cordon ombilical,
reliant deux entités qui sont par lui en contact. Mais le ruban opère aussi une distinction entre
les deux personnes, puisque l’emplacement de son retournement est le lieu où le contact de
peau à peau ne s’établit pas. Les polarités sont désormais distinctes et incarnés.
Précipiter dans l'expérience est la manière trouvée par Clark pour dépasser le concept
déjà établi, déjà représenté, retourner à l'origine dans la direction de l'urgence de nouvelles
significations à partir de l'action. En fait, le filet d'intentions significatives est lié à l'action,
animée par une intention pratique, non finaliste. Un acte peut se revêtir de diverses
significations qui émanent de l'organisme, c'est-à-dire, de la corrélation sujet-objet, homme-
monde. Son objectif, de lier l’art à la vie, inclut la question de l'expérience, laquelle signifie
plonger l'homme dans le monde, retrouver la question essentielle de la corrélation sujet-objet.
Les propositions de Clark cherchent l'expression au moment de l'acte comme champ
d'expérience, affirmant l'acte comme présence. L'espace de l'œuvre est compris comme un

22 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 188.
23 Ibidem, p. 190.

26
champ de présence du spectateur engagé corporellement, envoyé aux sensations corporelles et à
l'affection impliquée dans son acte.
Probablement, le dialogue de mains a été pensé sous forme de rituel, comme une
danse ouvrant l’accès à une transcendance. Clark met en place un spiritualisme athée, en
réinterrogeant le rituel et l’accès par l’art à un sentiment d’atemporalité et d’unité avec le
monde.

Avec Nietzsche, toutes les projections religieuses de l’homme vers l’extérieur sont
rejetées, le sentiment religieux s’introvertit : l’homme est divin. Il en va de même dans
l’art : la proposition jadis ressentie par le spectateur comme intérieure à lui-même,
enfermé dans un objet étranger, est maintenant vécue comme partie de lui-même,
comme fusion. Tout homme est créateur.24
Lygia Clark

Le « tout homme est créateur » résonne comme le « chaque homme est un artiste » de
Beuys. C’est donc l’unité à soi-même et au monde qui fait l’art, c’est-à-dire ce sentiment qui a
été longtemps assumé par le religieux. C’est une façon de résoudre un peu en force l’aporie
entre le sentiment d'éternité issue d’une expérience intérieure et l'irréversibilité de l’espace-
temps qui introduit les œuvres à déroulement temporel.
Les écrits de Clark jouent un rôle fondamental pour la compréhension de son œuvre,
l’abject peut être identifié dans les textes qui parlent de son processus de création artistique.
Dans le Breviário sobre o corpo [Bréviaire sur le corps], l’échange entre les fluides, la bave qui
sort indéfiniment de la bouche, le dedans et le dehors du corps, sont des métaphores
d’introjection et vomissement de l’identité personnelle de l’artiste vers le processus de création
de ses propositions. Le Breviário sobre o corpo [Bréviaire sur le corps] ne laisse aucun doute sur
la continuité perçue par l’artiste entre la mer, le liquide amniotique et le cosmos.
Le texte est organisé en quatre sections. La première s’attarde sur les mains, puis vient
la bouche, prédominante mais qui contient en elle les autres orifices, dont « la bouche du
vagin », nommée encore « abri poétique ». Ensuite viennent les pieds, tandis que la dernière
partie de l’écrit est une somme portant sur les gestes, la perception, l’ensemble du corps. Les
trois parties du corps faisant accéder à la perception - le ventre, les viscères et les mains. Dans
ce texte qui ne mentionne pas le regard, les mains de l’artiste sont investies de la connaissance
et du pourvoir de création.

24 Clark, Lygia, « Art, religiosité, espace-temps », Robho nº 4, Paris, 1971, p. 19.

27
BRÉVIAIRE SUR LE CORPS
I. Je suis de la famille des batraciens. A travers le ventre, les viscères et les mains, m’est
venue toute la perception du monde. Je n’ai pas de mémoire, mes souvenirs sont
toujours rattachés à des perceptions passées appréhendées par le sensoriel. [...] des
yeux aveugles qui, par le toucher, redécouvrent la peau, les poils, les graisses, les
aspérités des os, la familiarité du pénis, depuis le point où il commence à vivre jusqu’à
son impondérable limite. [...] Des mains-yeux, des mains pleines d’odorat, des mains
qui étaient les seules parties intelligentes de mon corps, en dehors des viscères d’où
ont jailli des vomissements et exhalations d’intuitions pour que la réalité du monde se
construise. [...]
II.La bouche s’ouvre dans un spasme, laissant échapper le cri qui proclame la naissance,
dans l’acte de déglutir une âme qui se ferme, vorace dans son plein correspondant
qu’est la point du sein attribuant une immédiate fonction aux branchies-gorge dans
l’acte d’avaler, de l’estomac au duodénum, des intestins qui s’ondulent comme des
couleuvres, à l’anus qui expulse l’aliment digéré mais qui n’a pas le pourvoir
d’expulser l’air expressif et significatif qui, habitant le corps, lui prête l’identité de
l‘être. [...] Des viscosités qui s’y collaient auparavant, superposées en couches, sont
maintenant expulsées dans l’effort de la survie, ouvrant un chemin à l’air qui pénètre,
séchant sur la voûte palatine, [...]
III.Mes pieds sont des choses magiques, car à mesure que je les regarde, me vient la
conscience que mon image est invisible, [...] Catalyseur sensuel, ils nous donnent la
mesure du sensoriel, sonnette en haut ou en bas, qui nous comprise le ventre en nous
donnant le signal d’alarme du sensible. [...]
IV.L’approche, la non communication, le désir exprimé au moyen des gestes,
l’apaisement du désir au travers de l’acte amoureux, le silence qui s’ensuit, l’instant de
l’acte qui se fait objet comme l’intervalle crée par l’impuissance de l’expression, du
mot incommunicable. [...] La bouche, qui acquiert la voracité de la gueule de la bête
qui vient de naître et cherche son envers dans la langue de l’autre, dans le pénis, dans
les mamelles, et se satisfait dans une oralité brutale, vierge et première. [...] Le corps
qui durant le rituel se met à genou, exprimant ainsi toute la révérence d’être possédé
pas le mystère d’un autre corps qui a lui s’offre : pénis qui dans un geste superbe de
sociabilité se transforme en un bras tendu pour le plaisir de rencontrer l’autre. Le
corps qui se transforme en vagin, pour recevoir ce geste d’entente de la connaissance,
abri poétique, où le silence est chargé de propositions et où l’obscurité est l’oubli de
l’autonomie de l’un.25
Lygia Clark

La bouche avale, incorpore, déglutit une âme qui se ferme et impulse l’air. Il y a donc
une confusion fantasmatique entre l’accouchement, l’avalement et l’absorption d’air, les lieux
de passage de la nourriture et les poumons. Les viscères corporelles en fusion avec le sujet et les
mémoires particulières de l’artiste. Clark essaie de toucher, avec le langage, l’abject qui est, en
fait, avant le langage. La fantasmatique corporelle qui se mélange avec les souvenirs tactiles et
la mémoire personnelle de l’artiste, rappellent, d’une certaine façon, le contexte du corps
abject. Sans objet défini, Clark mélange affection et pensée corporelle, en sollicitant,
inquiétant, fascinant le désir et le dégoût.

25 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, pp. 190-203.

28
On perçoit peu à peu dans cet écrit de quelques pages, que le sexe n’est pas définit
exactement comme un organe en tant que tel. Suivant la compréhension de la sexualité
féminine, moins localisée que la sexualité masculine, le sexe est mentionné, un peu plus que les
autres orifices dans la partie assimilée à la bouche. En revanche il est omniprésent comme
sensation et comme désir et clairement évoqué dans la dernière partie du texte, par les gestes à
travers la relation à l’autre, partie qui reprend le rôle des mains et de la bouche. La
connaissance première de l'environnement se passe pour l’homme comme pour tout
mammifère par un contact sensoriel, qui s’affine en toucher avec les mains, un toucher lié au
goût et à l'olfactif, à la bouche et à la respiration. Le toucher est nécessairement « primitif »
dans la mesure où il n’est pas travaillé - un aveugle a des sensations « premières » chaque fois
qu’il prend connaissance d’un objet. Quant à la sexualité, si elle sait se nourrir de l’érotisme
conféré par l’œil, le moment du contact le plus intime est précisément celui où le regard
n’exerce plus très bien sa fonction. Les propositions sensorielles sont ainsi amenées à réactiver
les expériences réservées culturellement à ces temps assez spécifiques que sont la petite enfance
et la sexualité. Depuis les sensations indifférenciées jusqu’aux distinctions plus fines entre
pression, contact, choc, pulsation, tact, Clark fait opérer une remontée fantasmatique, et
érotique, à l’origine de l’homme, origine archéologique (batracien) et organique (sentiment
océanique fœtal). Les propositions introduisent l’exploration psychanalytique vers les couches
profondes du moi et d’avant le moi sur des expérimentations exclusivement physiques et non
langagières. Il s’agit de cet état corporel abject, vécue par les sens seulement dans le contexte
« primitif », et qui est consécutivement, remonté poétiquement après le langage et la culture,
dans les écrits et propositions de Clark, dans le désir de retour à telle essence corporelle perdue
dans le langage.

29
LA MAISON EST LE CORPS

À ce point de son travail, Clark avance encore plus dans la direction de l'expérience
corporelle sensorielle, les propositions conduisent le participant à des expériences plus
audacieuses, plusieurs fois en impliquant le contact entre les personnes, l'expérience
intersubjective s'approfondit. Son travail artistique dans cette phase abolit pratiquement toute
production d'objets, la création d'idées est le centre, les propositions se réalisent avec l'aide de
matériels et d'objets quotidiens et qui n’ont aucun sens sans participation.
L'intérêt de Clark est par l'acte, et comment il conduit au sens du geste : « Au fond,
l’objet cesse d’avoir une importance. La pensée - le sens qu’on attribue à l’objet, dans l’acte -
est ce qui m’intéresse : ce qui va de nous à l’objet. »26 Dans la proposition c’est le spectateur et
son expérience qui donne un sens à l’objet. Dans l'art, le réel, c'est-à-dire, l'expérience de ce
qui est vécu, de l'expérience qui est pour elle la question la plus importante. Le réel est compris
ici comme l'expérience humaine dans l’acte. Son élargissement au contexte sensoriel est
l'objectif de l'artiste, qui cherche l'expression du spectateur devant l'expérience de l'œuvre.
« Actuellement, l'allégorie, au lieu de communiquer quelque chose, retire de la communication
ce qu’elle a de plus vivant. Ainsi le réel devient-il le plus important. Si quelque chose est,
essayer de lui superposer un sens symbolique revient à l’affaiblir. »27
Dans la série Roupa-corpo-roupa [Habit-corps-habit] elle produit des vêtements pour
être vêtu par le participant, en paires. Les vêtements apportent des éléments qui varient en
fonction des compartiments avec des tissus et d’autres matériels qui stimulent les sens. Dans
O eu e o tu [Le je et le tu] on essaye l'expérience d’échangé entre masculin et féminin.
L'expérimentation de la proposition consiste à toucher le corps de l’autre recouvert de sa
combinaison, et découvrir les fermetures et glissières ouvrant les poches dont le contact
intérieur révèle divers matériaux. Ces derniers sont choisis de façon à suggérer des textures
féminines sur le corps masculin, tandis que l’homme éprouvera au contact du corps féminin
des éléments lui rappelant son propre corps.
L'expérimentation dépasse donc le contact pour une mise en présence
phénoménologique du toucher. En découvrant l’autre, c’est soi-même qui est l’objet d’une
découverte. Plus précisément il y a interaction entre un toucher qui conduit à son semblant et
le contact sensoriel de l’autre, tandis qu’on est soi-même touché. Il y a une forme de

26 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 227.
27 Ibidem.

30
confirmation de la différence sexuelle, qui ne proviendrait pas de la vue, ni des organes sexuels,
mais de tout un panel de dissemblances.

Figure 10 : O eu e o tu [Le je et le tu], 1967.


Cette proposition s’adresse à un couple, l’homme et la femme portent une combinaison en
plastique. Ces combinaisons sont doublées avec des matériaux divers (sac en plastique rempli
d’eau, mousse végétale, caoutchouc, etc.) qui procurent à l’homme une sensation féminine et à
la femme une sensation masculine. Une capuche, faite du même matériau plastique recouvert
de tissu à l'intérieur, cache les yeux des participants. Un tuyau en caoutchouc, sort de cordon
ombilical, unit les deux combinaisons. En se touchant, les participants découvrent de petites
ouvertures dans les combinaisons (six fermetures éclair) qui donnent sur la doublure intérieure
et permettent d’avoir accès aux sensations éprouvées par l’autre. De la sorte, l’homme se
retrouve dans la femme et elle se découvre dans le corps de l’homme.

Clark propose un érotisme corporel calqué dans la non-séparation entre les sexes, en
marchant dans la direction contraire aux interdictions de genre. Les interdictions sociales
tendent à départager les sexes, en donnant les droits et les devoirs distincts à chaque sexe.
L'intérieur corporel abject, spécialement le féminin, est menacé par une puissance asymétrique,
irrationnelle, rusée, incontrôlable, mais c’est exactement cette puissance que Clark utilise pour
l’échange corporel. Chaque partie du couple, tournée vers l’autre, peut être vue comme une
transposition de la relation que Clark désire voir s’établir entre le spectateur et l’œuvre, une
relation de connaissance et de désir, une relation qui ne se détache pas de son objet, une
fantasmatique de l’intérieur corporel, de son abject et de l’abject d'autrui. Le corps du
participant qui investit l’autre, mais dont l'investissement entraîne la réversibilité, la réciprocité
de l’autre en soi.

31
Figure 11 : Cesariana [Césarienne], 1967.
Un participant (homme) porte une combinaison en plastique. A la hauteur du ventre, une
fermeture éclair de la combinaison ouvre sur une poche intérieure. Dedans se trouve une autre
poche, elle aussi fermée par une fermeture éclair. À l’intérieur, il y a des confettis et des petits
morceaux de mousse que le participant sort et répand autour de lui.

Dans Cesariana [Césarienne], il n’y a en effet qu’un seul participant, un homme qui
porte une combinaison munie d’un poche ventrale qu’il ouvre pour sortir des petits morceaux
de mousse et des confettis. Clark l’appelle « ventre gravide ». L’intention apparaît assez
clairement d’amener le participant masculin à expérimenter la spécificité féminine par
excellence, celle que l’homme ne peut vivre, le fait d’être enceinte, terme qui d’ailleurs décrit
bien la consistance physique de la situation.
L’homme se retourne sur, et dans, son propre corps, mais il pratique son propre
enfantement métaphorique d’où il naît comme homme. L'expérience conduit le participant à
tester son corps en ce qu’il est sexuellement prédéterminé, et cependant capable de connaître
les deux pôles, féminin et masculin. Cette connaissance est éminemment sensorielle et donne
ici aux mains un rôle fondamental. L’homme revivrait pleinement ce dont il se pense séparé :
une antériorité doublement sexuée, à moins qu’elle ne soit fondamentalement féminine, cette
féminité étant capable d’extraire l’autre pôle de sa propre unité. Clark ramène l’homme à une
phase abjecte, antérieure aux séparations sociales entre féminin et masculin, il s’agit du corps
« primitif », des sensations premières vécues dans les instants de l'expérimentation de « toute la
perception du monde ». Elle s’adresse à ce moment où les définitions et séparations des sexes
ne sont pas encore établies, l’état corporel primitif, seulement sensitif, l’état corporel abject.
Si Lygia Clark est à cette date l’une des artistes les plus engagées dans l’expérience
sensorielle, elle ne renonce toutefois pas au visuel. Les Máscaras sensoriais [Masques sensoriels],
les Máscaras abismo [Masques abîme], et même la très sensorielle œuvre A casa é o corpo [La

32
maison est le corps], provoquent des interrelations entre le tactile et le visuel, montrant ainsi
qu’il n’y a pas de catégories perceptuelles strictement définies.

Figure 12 : Máscaras sensoriais [Masques sensoriels], 1967.


Des masques identiques, faits en tissu. Ils se différencient par les stimuli sensoriels et les
couleurs qui les caractérisent (vert, rose, bleue, orange, cerise, blanc et noir). Ces masques
possèdent des dispositifs spéciaux qui altèrent l’audition et modifient l’odorat. Ils sont
également équipés de « lunettes » qui procurent différents perspectives visuelles. A hauteur des
yeux, se trouvent des orifices sur lesquels sont cousus divers éléments provocant des stimuli
visuels différents selon le projet de chaque masque. A hauteur du nez, des sachets remplis de
graines et d’herbes créent de nouveaux stimuli olfactifs. A l’intérieur du masque, à hauteur des
oreilles, différents éléments provoquent de nouveaux sons qui s’ajoutent aux autres propositions
sensorielles. Lorsque le participant met son masque sur la tête, il éprouve des sensations
nouvelles, qui vont d’une ouverture sur le monde qui l’entoure à une intériorisation, voire un
isolement total.

Les Máscaras sensoriais [Masques sensoriels] sont des cagoules plutôt amples, fabriqués
dans des vêtements de couleur et sur lesquels l’artiste a cousu, à l’emplacement des yeux et des
oreilles et sur la partie en dessous des narines des objets ou des étoffes et un petit appendice
nasal contenant une substance odorante. Si pour celui qui porte le capuchon il s’agit d’une
expérience intérieure, le spectateur, lui, se trouve face à des créatures étranges. L’aspect des
Máscaras abismo [Masques abîme], en revanche, évoque uniquement quelque chose de
vaguement inhumain. Comme le suggère leur nom, ils sont à caractère radicalement
introspectif. Seuls ou en groupe, ceux qui portent les masques caressent ou étreignent les sacs
lourds-légers. « Au moment où l’on respire à l'intérieur des sacs en plastique, on découvre de
l’espace [à l’intérieur de] soi-même ainsi que son espace extérieur. »28 Les Máscaras sensoriais
[Masques sensoriels] accordent le même statut à la vue, à l’ouïe et à l’odorat au sein d’un
ensemble pluri-sensoriel. Au stade des Máscaras abismo [Masques abîme], la vue est

28 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 21.

33
complètement supprimée, l’accent étant mis de manière radicale sur le corps dans sa globalité.
Ces œuvres conservent le nom de « masques », continuent à couvrir le visage et à être
suspendues à la tête, mais elles immergent la tête dans le corps, tout comme, peu de temps
auparavant, les Máscaras sensoriais [Masques abîme] avaient immergé les yeux dans l’ensemble
du sensorium.

Figure 13 : A casa é o corpo. Penetração. ovulação, germinação, expulsão


[La maison est le corps. Pénétration, ovulation, germination, expulsion], 1968.
Il s’agit d’une structure de huit mètres de long et d’une hauteur suffisant pour que l’on puisse y
entrer et circuler à l’intérieur. Elle est composée de deux compartiments ou cabines latérales en
forme de tunnel. Entre les deux s’élève une grande tente en plastique transparent en forme de
goutte. Les cabines latérales ont une armature en bois doublée d’une étoffe noire qui empêche
la lumière de passer. Elles sont unies par un tissu noir translucide. Les entrées et les sorties de
ces compartiments latéraux sont des ouvertures fermées par des bandes élastiques cousues de
sorte que le participant doit les écarter pour pouvoir passer. Il entre dans le premier
compartiment, plongé dans l’obscurité totale. Lorsqu’il marche sur le sol recouvert de tissu, il a
la sensation que le sol cède sous ses pieds et il perd l’équilibre. Cette partie du compartiment
est dénommée « pénétration ». Puis le participant atteint une autre entrée, identique à la
première, et accède à une autre chambre noire, dénommée « ovulation ». Cet environnement
est semblable au premier pour ce qui est des dimensions et de la structure, mais il est encombré
de ballons de baudruche colorés, que le participant déplace avec son corps en avançant. En
sortant de l’espace « ovulation », le participant entre dans un espace ouvert, à peine délimité par
l’étoffe translucide. Au centre de cet espace s’élève la grande tente en forme de goutte. Cet
espace transparent, dénommé « germination », est éclairé. Le participant le quitte pour entrer
dans la seconde cabine. Semblable à la première, elle est cependant remplie de « poils » qui vont
du plafond jusqu’au sol. Au début, les poils sont fins comme des lignes, puis ils vont
s’épaississant. Toujours dans ce compartiment, dénommé « expulsion », le sol est jonché de
petites balles en plastique. Après avoir dépassé les « poils », après une courbe, le participant sort
de la structure et débouche sur un miroir déformant complètement éclairé. C’est la fin de ce
labyrinthe, destiné à fournir une expérience tactile, fantasmatique et symbolique de l'intérieur
du corps.

34
Les « corps collectifs » allaient subir une évolution structurelle saisissante sur fond de
deux métaphores, fondées respectivement sur les vêtements et l’architecture. Partagent le corps
comme support, celles-ci finissent par se fondre l’une dans l’autre. Clark développe cette idée
en reliant corps et architecture par le biais du labyrinthe, notamment conçu pour le pavillon
brésilien à la Biennale de Venise de 1968. Il s’agit là d’un parcours bien délimité, tandis que,
hormis quelques matières souples et transparents, la structure de la série suivante est
uniquement déterminé par les gestes et l’interaction des participants, les notions de l’espace et
d’un support structurel s’emmêlant à une exploration expérimentale et imprévisible de la
psychologie humaine. Clark explique ce nouveau processus, intitulé O homem, estrutura viva de
uma arquitetura biológica e celular [L’homme, structure vivante d’une architecture biologique et
cellulaire], de la manière suivante :

L’environnement existe seulement dans la mesure où il y a cette expression collective. Il


est créé par les gestes des participants, dont chacun entraîne une feuille de plastique qui
engendre à son tour une cellule qui enveloppe tel ou tel des participants. Et ainsi de
suite. A travers chacun de ces gestes naît une architecture vivant, biologique, qui,
l’expérience terminée, se dissout.29  
Lygia Clark

À travers cette évolution structurelle, l’interaction des membres du groupe s’estompe


progressivement, devient de plus en plus insaisissable, elle est marquée par des niveaux
d’intériorité plus profonds et jusqu’alors hors de portée. L’œuvre se présente comme un jeu-
découverte, quoique la malléabilité du sol, la contrainte du corps dans les ballons oppressant,
les petites cabines sans lumière, participent indéniablement d’une poétique de la
claustrophobie. L’une des intentions serait donc de faire saisir au participant le processus qui se
déroule dans le ventre de la femme en cours de procréation, de faire revivre à chacun sa propre
expérience prénatale, quasi pré-perceptive. La confusion entre l’état enceinte et le fœtus nous
renvoie directement à l’abject corporel, état de mélange avec le corps de la mère, avec toute la
souillure de l’intérieur corporel féminin. Les quatre phases ne sont pourtant en accord qu’avec
une approche fantasmatique de l’enfantement. La précession et l’ovulation par la pénétration
glisse entre les deux une relation causale qui sont de l’ordre de l'imaginaire, de la fantasmatique
corporelle.
La pénétration est sans doute littérale, mais elle invite le spectateur à ce puissant

29Clark, Lygia, « L’homme, structure vivante d’une architecture biologique et cellulaire », Robho, nº 5-6, Paris,
1971, p. 12.

35
fantasme qu’est la visite de l'intérieur abject du corps. Les ballons qui pressent le participant
fabriquent une équivalence entre leur volume et le corps de l'expérimentateur. Les ballons sont
remplis d’air, donc s’agit d’une pression légère, mais qui occupe tout l’espace de la cabine
autour du participant. L’immersion entre les ballons, ronds et légers, construisent une
fantasmatique que remontre une sorte de morcellement du corps féminin : ovules, ventre
enceinte, seins. L’œuvre ferait ainsi régresser cette expérience jusqu’à la vie utérine, en ce sens
cette fantasmatique correspondrait à une expérience partagée par les deux sexes.
La tente, transparente au centre de la répartition symétrique de l'ensemble,
correspond au moment apaisé de la grossesse. Contraste de lumière et d’occupation des
espaces, l’espace rempli de ballons de la pénétration et le vide clair de l'utérus, provoquent la
perte de repères et d’orientation. Après cette phase océanique, viens l’expulsion dans la vie
réelle, en passant par la seconde cabine pleine de fils qui finit dans un miroir déformé. Le
miroir, à la fin du parcours, marque l'étape de la naissance comme le passage entre la
domination de la sensorialité et celle, plus distancée, de la vue.
A casa é o corpo [La maison est le corps] correspond certainement davantage à
l’imaginaire féminin, en ce qu’il offre une vision fantasmatique du corps autour des ovules, de
l’utérus, de l’embryon, du fœtus, le tout s’organisant en « maison ». L’œuvre traite, avant tout,
d’un « pénétrable », qui partage avec certaines œuvres d’Hélio Oiticica la notion d'enivrement,
mais dont l’expérience « supra-sensorielle » offerte en partage serait un apport plus
manifestement féminin à l’art.

Figure 14 : Máscaras abismo [Masques abîme], 1968.


Des sacs en filet de nylon remplis de pierres et de sacs en plastique gonflés d’air. Les éléments
ainsi constitués deviennent des masques pour les participants. Ces masques sont caractérisés par
l’équilibre entre l’air (élément léger) et la pierre (élément lourd). La « sensorialité » de ces
éléments crée une unité entre le masque et le participant.

36
Les Máscaras abismo [Masques abîme], agissent comme un étrange miroir où le sujet
regarde l'intérieur de lui-même. L’abîme est l’immensité intérieure. L’immense territoire de cet
abîme est construit comme si la tête se regardait de l’intérieur et se voyait, ressentant son
propre poids. Le masque est alors le lieu des fantasmatiques dans lesquelles le sujet vit des
expériences existentielles basiques et critiques : monde fœtal, expulsion, régression. Dans une
autre perspective, le domaine de la thérapie, Clark définit l’objet relationnel comme n’ayant
pas de spécificité en soi. Comme son nom l’indique, c’est dans la relation établie avec la
fantaisie du sujet qu’il se définit. « Formellement, il ne présente pas d’analogie avec le corps (il
ne l'illustre pas), mais il crée avec ce dernier des relations à travers la texture, le poids, la taille,
la température, les sons et le mouvement. »30 L’œuvre de Clark n’a pas la mémoire du corps
figuratif, mais opère avec les fantasmagories agissantes. Le corps existe comme un présent dans
lequel on recouvre la plénitude de ses capacités sensorielles perdues dans la vie quotidienne. Le
corps est morcelé, mais il n’est pas fétichisé dans ses parties, et c’est la raison pour laquelle il
opère en tant qu’objet partiel, comme une cible pour désirs ou pulsions. Clark a clairement
compris que l’objet partiel affronte ses pulsions concrètes.

L’homme, en mettant ces masques, devient une bête authentique, car le masque est son
appendice, différemment des premières où il s’agissait d’un vrai masque. [...] L’objet
n’existe plus pour exprimer un concept quelconque, mais au contraire, pour le
spectateur, qui atteindra de plus en plus profondément son propre moi. Lui, l’homme,
est maintenant bête, et le dialogue est maintenant avec lui-même, dans la mesure de son
« organicité », et aussi en fonction de la magie qu’il peut emprunter à son propre
intérieur. 31
Lygia Clark

Entre le regard et le contact, le costume et le masque se trouvent être des solutions


plastiques qui permettent le toucher avec une certaine sollicitation du regard, un pôle
d'attraction du regard d'autrui. Les costumes ou les masques, qui apparaissent au long de toute
la phase A casa é o corpo [La maison est le corps], sont une sorte de protection et une façon de
prendre conscience de son corps et de ses gestes, c’est une expérience qui remonte évidemment
à la culture du carnaval. Dans la tradition du carnaval, les costumes et les masques sont portés
à un moment spécifique, un rituel de fête et théâtre. Comme à une sorte de bouffon, c’est
permettre au masqué une transformation quasi magique, celui qui porte le masque se sent
autre. Le masque et le costume assurent une protection de l’intimité du soi à l’encontre du

30 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 48.
31 Clark, Lygia, Lygia Clark-Hélio Oiticica : Cartas, 1964-1974, Rio de Janeiro, Editora UFRJ, 1996, p. 80-87.

37
regard d'autrui, mais derrière le masque le porteur se perd dans le jeu théâtral qui permet le
dépassement des sensations de gêne physique en effectuant un retour sur soi en tant que corps.
La personne masquée avec les objets de Clark devient une vrai bête en entrant à l'intérieur
profond de son propre soi, les instincts humains plus sauvages fleurissent en ce moment de
libération sociale du moi. Les propos de Clark n'offrent pas un isolement total du monde, mais
un filtre sensible, un passage au niveau des sens entre intérieur et extérieur.
A cette étape Clark produit intensément, les propositions sont de plus en plus
audacieuses et créatives. Néanmoins, Clark sent les effets des réactions et les contre-
mouvements à leurs propositions d'avant-garde. Dans cette période l'art est en franche
expansion, mais la relation avec le public s'enduit de difficultés. Dans la phase sensorielle
Nostalgia do corpo [Nostalgie du corps], l'objet est élément indispensable entre la sensation et le
participant. Dans A casa é o corpo [La maison est le corps], l'homme passe à être une espèce
d'objet de lui-même, son expérience est l'objet. Dans les phases suivantes, Clark souligne
encore plus l'autre, le corps passe être le support de l'expérience de l'autre.

38
PENSÉE MUETTE

Dans cette phase Clark, a déjà atteint le point le plus radical dans la participation et
dans la suppression de l’objet. Elle donne presque tout au participant, y compris la paternité de
l'œuvre. En partageant la proposition et en acceptant l'invention de l'autre, elle prend
conscience de l'autre à partir de soi et de soi à partir de l'autre. La formulation Pensamento
Mudo [Pensée muette] est dans ces écrits depuis la phase des structures biologiques. En
réfléchissant sur la signification de celle-ci, elle conclut que c'est un état de vivre sans réponses,
jouir, s'exprimer à travers la vie. Au travers de son travail elle se transforme personnellement et
apprend à vivre, et la pensée muette est l'expression de cette vie.

PENSÉE MUETTE
Pensamento mudo se formulait déjà, c’était [le] simple vivre, sans autre forme de
proposition ; c’était réapprendre, ou mieux, j’avais réappris à vivre à travers les autres
propositions, les concepts que j’avais déjà réalisés et j’étais en train de m’exprimer à
travers la vie ! [...] Désormais, le témoignage de mon œuvre, ce n’est plus nom œuvre,
mais moi-œuvre-personne humaine. [...] maintenant que je ne fais plus d’art, je
m’aperçois que cela m’a permis de mûrir et de trouver en lui le sens de ma vie sans avoir
besoin de formuler rien d’autre.32
Lygia Clark

Clark semble vivre pacifiée avec elle-même. Elle semble ne pas avoir besoin de
formuler quelque chose, et cherche à supprimer la pensée, les allégories, le mot lui-même. Elle
veut vivre l'imprévisible, au moment de l'acte, dans la mesure de la joie, de la tristesse, du
découragement. Elle supprime la voix de la pensée et extériorise l'expérience. Elle parle d'un
sens nouveau d'espace, qui s'ouvre quand elle propose que les personnes communiquent
seulement aux travers de gestes. Néanmoins, la production textuelle de cette phase est
extrêmement riche, et conjointement avec les autres textes produits précédemment, une
compréhension plus large de sa pensée nous est permise.
Dans cette période, Clark s’approche de la psychiatrie et initie son désir du passage à
un caractère thérapeutique dans son travail. Elle croit que celui-ci serait la seule possibilité de
donner continuité à son travail, vu qu'elle se sent hors des institutions artistiques pour avoir
abandonné complètement l'objet. « Mais il n’y a pas de place pour moi dans le monde normal.
Mon travail, qui depuis un an et demi, a aboli complètement l’objet et ne s’exprime que par le

32 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, pp. 270-271.

39
gestuel, se trouve en dehors de toute forme d’art, il n’y a pas de place pour moi entre l’artiste et
le système. »33 Selon Clark, depuis que l’objet a perdu son sens en tant que moyen de
communication et que l’homme est devenu un thème, objet de lui-même et de l’autre, la
relation entre art et pathologie est devenu plus proche. En perdant la paternité de son œuvre,
en assumant sa pathologie et en se débarrassant de l’objet transitionnel, l’artiste n’a plus besoin
d’illustrer ; il utilise pour cela son propre corps. Selon Clark, quand l’artiste, dans une
apparente démystification de son mythe, devient l’objet transitionnel en lui-même, il devient
aussi l’objet du spectacle. Avec Caminhando [Cheminant], Clark perd la paternité de son
œuvre, se débarrasse de l’objet transitionnel en incorporant l’acte comme œuvre et comme un
concept d’existence, elle se dissous dans le collectif, perd son image dans un acte qui ne traite
ni de spectacle et ni de son mythe personnel d’artiste. « J’ai horreur d’être le catalyseur de mes
propres propositions. Je veux que les gens les vivent et introjectent leur propre mythe
indépendamment de moi. »34 À partir de sa dissolution dans le collectif, de l’œuvre dans la vie
et en assumant sa pathologie, il reste seulement à Clark le travail thérapeutique. Dans une
lettre de 1971 à Hélio Oiticica35 , Clark raconte que son ami Jean Clay a essayé de lui trouver
un travail dans un clinique au bord de la Loire, où exercent Françoise Dolto et d’autres
professionnels qui travaillent sur le corps. Néanmoins, après une crise elle désiste du travail
avec les patients psychiatriques et décide d'abandonner la psychiatrie et de continuer avec ses
propositions pour un public général.

Où est la pathologie, la santé, la création ? Je n’en sais rien. Le non-savoir est


merveilleux : c’est la découverte, l’acceptation du mélange des situations, des
déphasages, des réintégrations du début, du non-temps linéaire, de la perception pure
de l’inculte, tout en inventant ma propre culture constamment remise en question.36
Lygia Clark

Lygia Clark ne propose pas d'abandonner l’art, ni même de l’échanger contre la


clinique, mais d’habiter la tension de ses bords. Se situant sur cette zone frontière, son œuvre
possède virtuellement la force de « traiter » tout autant l’art que la clinique, afin qu’ils puissent
récupérer ce pourvoir de critique du monde dominant de subjectivation, en fonction des
différences qui demandent à s’affirmer, et également récupérer cette puissance de revitalisation

33 Clark, Lygia, Lygia Clark-Hélio Oiticica : Cartas, 1964-74, Editora UFRJ, Rio de Janeiro, 1996, pp. 191-192.
34 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 267.
35 Clark, Lygia, Lygia Clark-Hélio Oiticica : Cartas, 1964-74, Editora UFRJ, Rio de Janeiro, 1996, p. 191.

36 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 278.

40
de l’état d’art, dont dépend l’invention de l’existence. La condition de dialogue de ses
propositions permet exactement la tension entre la clinique et l’art, le spectateur participant se
dissout dans le patient psychiatrique. « Je n’invente plus rien seule : les inventions naissent à
deux, à trois, dans un échange, dans le dialogue, [...] Je partage l’« idée » et j’accepte
l’invention de l’autre. »37 Selon Clark, le Pensamento Mudo [Pensée Muette] lui a apportée un
monde de nouvelles perceptions, celle de la non formulation où la vie doit être vécue comme
une œuvre d’art. Des associations sur Pensamento Mudo [Pensée Muette] elle est arrivée
jusqu’au fœtus. Elle a eu la perception que celui-ci se sent prêt avant sa naissance et connaît sa
première angoisse existentielle. La naissance qui doit sembler être la mort des situations
passées. C’est la limite de Pensamento Mudo [Pensée Muette], la dynamique, la passivité, le
sentiment de la mort pour la vie et de la vie pour la mort. « Le Pensamento Mudo serait-il
seulement la fin de mon expérience ? Ou bien, comme je pense, la formulation d’un concept
tellement grand qu’il comprendrait la vie, le fœtus, tout, d’une façon différente... »38 Se
transformer, c'est pour Clark mourir pour une vie nouvelle. L’exercice du corps qui en
s’exprimant, exprime beaucoup plus que lui-même.
En octobre 1972, elle est invitée par la Sorbonne à enseigner la communication
gestuelle. Sur place, elle réalise des expériences avec des groupes allant jusqu'à soixante
personnes à raison de trois heures deux fois par semaine. Avec ses élèves, de différents
domaines de la connaissance, Clark développe un travail séquentiel auquel elle donne le nom
de Fantasmática do corpo [Fantasmatique du corps].

37 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 268.
38 Ibidem, p. 274.

41
FANTASMATIQUE DU CORPS

Entre les années 1972 et 1976, Lygia Clark travaille comme professeur invitée de la
Sorbonne, selon l’artiste, où elle trouve pour la première fois des conditions pour transmettre
son travail. Dans son cours annuel, Clark prépare les jeunes depuis la Nostalgia do Corpo
[Nostalgie du corps] – en fait le morcellement du corps – jusqu’à la reconstruction de celui-ci,
pour aboutir à ce que l’artiste appelle de corps collectif, Baba antropofágica [Bave
anthropophagique] ou Canibalismo [Cannibalisme]. À partir d’objets sans valeur tels que des
élastiques, des cailloux, des coquillages et des sacs plastiques, Clark conçoit des objets sensoriels
dont le toucher provoque des sensations susceptibles d’être associées au corps. Clark propose
avec de tels objets la Nostalgia do Corpo [Nostalgie du corps], après chaque expérience, Clark
demande le vécu, moment où chaque participant s’exprime avec le langage du propre travail et
manifeste ses sensations corporelles.
« C’est la fantasmatique du corps, par ailleurs qui m’intéresse, non pas le corps lui-
même. »39 Clark propose la Fantasmática do Corpo [Fantasmatique du corps] comme un travail
de frontière entre l’art et la psychanalyse. Elle affirme se soutenir dans son travail analytique
avec Pierre Fédida, dont l'intérêt pour la « redécouverte du corps » la rapproche de Clark. C’est
dans la condition de fantasmatique corporelle que l’abjection devient évidente parmi les
propositions de l’artiste. Dans la perception de « tirer le ventre vers l’extérieur », sensation
provoquée avec Baba antropofágica [Bave anthropophagique], c’est la fantasmatique abjecte
que Clark convoite. Pendant la Fantasmática do Corpo [Fantasmatique du corps], Clark
développe des expérimentations non-programmés en groupe, dirigées par le mouvement du
propre groupe qui fait des échanges continu et intersubjectifs.
A chaque nouvelle étape de ses propositions, Clark redéfinit et reconstitue son public.
Ainsi, elle passe d’abord du spectateur passif au participant actif modifiant l’objet qu’il a sous
les yeux. Ensuite, à partir d’indications écrites, elle l’invite à fabriquer ou à utiliser un objet
donné, ou bien elle l’initie à des expériences de groupe : d’abord aux alentours des musées, et
plus tard, avec le concours d’amis qui soutiennent sa démarche, dans la rue et dans des espaces
publics. Sa période d’enseignement à la Sorbonne dans les années 1970 lui permet un travail
suivi avec le même groupe d’étudiants, expérience qui mène des deux côtes à une escalade aussi
dérangeante qu’agréable de l'inventivité et de l’intensité. Le « public » est alors exclu, il faut,
pour ainsi dire, être initié. Selon Yve-Alain Bois : « Il était impossible d‘« assister » à un de ces

39 Clark, Lygia, Lygia Clark-Hélio Oiticica : Cartas, 1964-74, Editora UFRJ, Rio de Janeiro, 1996, pp. 221-223.

42
« cours » quand prenant ses distances. Ceux qui ne voulaient pas faire partie du grand corps
collectif que l’on fabriquait, chaque fois selon un rite différent, furent carrément mis à la
porte. »40
Le groupe est considéré comme une structure composée par plusieurs personnes, les
cellules qui jointes composent un système biologique, une architecture vivante. Clark dépasse
la personne et transpose la signification pour le collectif, vise le tribal, où l'addition de
significations conduit à un sens global. L'homme passe à être l’objet de l'autre, le geste invite
l'autre, l'expression corporelle et le geste forment un abri poétique pour l'autre, qui l'habite.
Cet abri communique quelque chose à l'autre, qui s'ajoute comme une autre cellule, qui invite
l’autre, en composant une architecture complète de signification. L'espace est la spatialisation
collective. Le dedans et le dehors corporel, initialement vécues dans un échange individuel, se
transforment dans un échange inter-corporel, le dedans d’un corps devenu dehors d’un autre et
vice versa. L’intérieur d’un corps, sa fantasmatique abjecte, devient l’« objet » d'échange avec le
groupe, la fluidité des mouvements corporels composés comme un organisme unique.
Clark, toujours généreuse avec le spectateur, à ce moment lui donne aussi le rôle de
proposant. L'objet, maintenant vide de signification, est un stimulateur pour la proposition
que le spectateur fera à lui-même et aux autres participants. À partir de ce moment, c'est
l'homme qui prend son propre érotisme, elle propose, avec l’intention d’unir de l'art et de la
vie, le sacré et le profane.

L’érotique, vécu comme profane, et l’art vécu comme sacré, se fondent en une expérience
unique. Il s’agit de confondre l’art et la vie. Ma nouvelle proposition est intimiste. Je
donne un simple morceau de plastique portant à ses extrémités des sacs cousus. Chacun
l’expérimente comme il veut et invente des propositions différentes en conviant d’autres
personnes à y participer. Le toucher s’exerce sur le(s) corps eux-mêmes : ceux-ci peuvent
être au nombre de deux, trois, ou davantage. Ce nombre s’accroît toujours selon un
développement cellulaire qui deviendra d’autant plus grand qu’un plus grand nombre
de personnes participent à cette expérience. [...] Je deviens l’autre, celui qui m’apporte
ses significations. C’est l’addition de toutes les significations qui donne son sens global à
cette proposition. Dans la mesure où plusieurs personnes y aspirent, elle prend un sens
collectif tribal.41
Lygia Clark

C'est le corps qui communique, et les communications sont tactiles. Clark souligne
encore plus le geste spontané et le prend comme point principal. Le passage de l'acte existentiel

40 Bois, Yve-Alain, Nostalgia of the Body, Lygia Clark, In : October, nº 69, Cambridge, Massachusetts, MIT Press,
été 1994, p. 88.
41 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, pp. 247.

43
du sujet «  individuel  » au champ intercorporel reflète la pensée de son travail jusqu'ici,
structuré à partir de l'expérience collective. Le vécu comme corps-présence. La corporéité est
transgressive. L'esprit est sauvage, avec la force créative et fondatrice de nouvelles significations,
il s’empare du premier plan et de l'existence elle-même de Clark, qui commence à se
reconstruire à partir de l'expérience avec l'autre, le participant.

Figure 15 : Túnel [Tunnel], 1973.


Quelques participants rampent à l’intérieur d’un tunnel en tissu long de 50 m, qui épouse le
corps comme un collant. Les autres les aident à faire le trajet. Si jamais un participant éprouve
une sensation d’étouffement, on pratique une entaille dans le tissu.

Les expériences de cette période sont toutes collectives, la proposition de produire


une poétique dans un champ inter corporel d'expérimentation reste, mais maintenant élargie
par une phase d'élaboration verbale de l'expérience. Elle fait référence directe à une idée de
Fédida, celui-ci aurait affirmé que le rapport est « le moment de construire avec le corps un
espace pour le mot »42 . Les expériences de cette phase supposent déjà une méthodologie qui
s'approche d'un modèle psychothérapeutique et indiquent au long du temps  la direction
thérapeutique que le travail de Clark prend. Son approche intense avec la psychanalyse de
Fédida, à travers son expérience personnelle d'analyse, lui offre un vocabulaire et un corps
théorique qui lui permettent de développer cette méthode, qui évolue, ensuite, en une
méthode de travail «  officiellement  » thérapeutique qu'elle appellera Estruturação do self
[Structuration du self ], dernière étape de son travail. Le moment verbal, après
l’expérimentation corporelle, devient de plus en plus important dans le cours donné à la
Sorbonne. « Je leur propose des expériences et je leur demande, à la fin de chacune, de
rapporter au groupe ce qu’ils ont éprouvé en les réalisant. Ayant chacun un vécu différent tout

42 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 315.

44
à coup je les vois, comme dans une sorte d’expulsion ou de vomissement des fantasmes,
dialoguant autour d’une même proposition vécue. »43 C’est dans l’écoute que le corps collectif
est créé, comme en psychanalyse, ce qui compte n’est pas le fait en soi, mais ce qui l’enveloppe,
la fantasmatique qu’il emprunte.

Figure 16 : Rede de elástico [Filet d’élastique], 1974.


Il est proposé aux participants de fabriquer un filet avec des élastiques. Les corps s’entrelacent
dans le filet et finissent par former un corps collectif. L’action de tisser le filet est aussi
importante que l’usage qui est fait de ce filet.

Figure 17 : Relaxação [Relaxation], 1974-75.


Lygia Clark crée divers types de relation collective avec ses élèves, en variant la disposition des
participants allongés par terre et des objets posés sur leurs corps. Les participants, couchés par
terre, reçoivent des stimuli tactiles directs ou par le biais d’instruments appliqués sur le corps :
de l’air chaud soufflé dans un tube en carton, des coquillages posés sur les oreilles, des
morceaux de papier mouillé, des sacs remplis de billes de polystyrène, des ficelles. Ils reçoivent
également un massage de la tête, l'effleurement d’un doigt humecté sur les lèvres, etc.

Sans un programme défini, un apriori au début de chaque séance et sans raconter les
détails de son parcours, Clark transmet ses premières expériences vécues dans le parcours de

43 Pontual, Roberto ; Clark, Lygia, « Lygia Clark a fantasmática do corpo », Rio de Janeiro, Jornal do Brasil, 21
septembre 1974.

45
l’objet jusqu’au corps collectif, en passant par le vécu virtuel du cannibalisme, de
l’anthropophagie. C'est la réaction des élèves qui commande tout. Clark cherche à exprimer ou
à donner la mesure de ce qu’elle vie, en proposant à ceux qui participent à son travail une
restructuration d’eux-mêmes. « J’élabore un mythe dans lequel tous ceux qui participent
finissent par assumer leur propre mythe. »44 Elle manipule le rite sans le mythe, en niant le
mythe transférentiel, extérieur à l’homme.
Certains textes de Clark annoncent la présence de l’abjection au long de leur
processus de création. La vie personnelle de la femme qui se mélange à sa condition d’artiste en
retravaillant traumas et fantômes vers la création de propositions fantasmatiques du corps.
Entre rêves et délires poétiques les fonctions de l'intérieur corporel, leurs fluides et organes,
réglementent les éléments symboliques du récit. La bouche de l’artiste s’ouvre, et d’elle sort la
substance abjecte qui donne forme à ses œuvres-propositionnelles, ce sont les fantômes et les
traumas psychanalytiques qui invitent à l'expérience artistique fantasmatique.

Ma bouche s’ouvre, mandibule au sol : il en sort une substance qui me suffoque. J’essaie
de la retirer en tirant avec les mains, elle s’écoule au dehors, fait des mètres de long. Je la
reconnais comme étant la substance que l’on retire de la bouche de l’enfant à la
naissance, l’étouffant. Lien avec des parties du corps de la mère. Monde fœtal perdu, le
dedans utérus, où ce liquide ne se perd pas, ne fuit pas, faisant partie de ce monde où
dedans et le dehors ne se distinguent pas, ne se disputent pas pour une définition.
J’essaie de la couper, elle continue à s’écouler, couvre tout mon corps, s’étale au sol,
inondant le parquet, s’écoule sous la porte. Elle transporte tout mon être vers l’extérieur
en quête de l’identité perdue. Je suffoque, j’essaie de vomir tout mon intérieur, de me
retourner à l’envers – tentative de me libérer de cette mélasse qui se refuse à faire partie
de mon corps. Je n’y arrive pas, elle est partie intégrante de mon moi, elle continue à
s’écouler, tombe dans le monde, inonde l’asphalte de la rue, obstruant les bouches
d’égout, éclabousse des enfants qui sautent à la corde, jouent à la marelle. [...]
Ma bouche s’ouvre, mandibule au sol : il sort de dedans une bave qui s’écoule dans un
délire obsessionnel, coulant obstinément au dehors. Elle enveloppe toute l’identité de
mon moi, sur les contours de mon corps, investissant le sens de l’espace réel vécu par
moi comme dedans dans la nostalgie du retour. Dans l’intérieur qui est l’extérieur : moi
et une fenêtre. Je veux passer à travers cette fenêtre vers le dehors qui pour moi était le
dedans. [...]
Ma bouche s’ouvre, mandibule au sol : la bave, qui s’écoule sans s’arrêter, l’angoisse de la
perte de la substance. Je suis suffoquée, affligée, j’essaie de la couper, elle est une partie
de mon être. Accumulation de bave, énorme monticule de viscères. En un effort brutal,
j’essaie de l’introjecter, la matière se transforme, prenant la conscience d’un tube de
caoutchouc, retourne à mon intérieur en un lent processus de réintégration. [...]45
Lygia Clark

44 Pontual, Roberto ; Clark, Lygia, « Lygia Clark a fantasmática do corpo », Rio de Janeiro, Jornal do Brasil, 21
septembre 1974.
45 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, pp. 289-293.

46
La bave qui sort du corps féminin de l’artiste et qui, dans ses écrits, est la substance
que l’on retire de la bouche de l’enfant à la naissance, suggère la relation archaïque de
l’exclusion des substances par le corps de la mère, logique qui fait exister l’abject. La logique de
l’interdit, fondatrice de l’abject, a été relevée et précisée par Georges Bataille à partir de sa
relation à la souillure et a son rôle sacré dans les sociétés dites primitives. Il lie l’abjection à
l’acte impératif d’exclusion, en spécifiant que le plan de l’abjection est celui du rapport
sujet/objet et non pas sujet/autre. Il s’agira de suggérer que cette relation archaïque à l’objet
traduit, en somme, la relation à la mère, son codage comme abject indique l’importance du
résidu et de la souillure accordée aux femmes. L’impératif d’exclusion symbolique révèle la
puissance abjecte ou démoniaque du féminin, du fait que son pouvoir n’arrive pas à se
différencier comme autre, mas comme l’« objet » de l’abject qui menace le corps propre. Clark
se rapporte à une « identité perdue », on peut comprendre ici, qui s’agit de cette identité
féminine archaïque de la mère abjecte et démoniaque, l’identité abjecte qui est partie
intégrante de son « moi » féminin.
Tous les interdits, religieux ou de comportements sociaux, sont censés protéger le
corps de la souillure, on constate partout l’importance à la fois sociale et symbolique des
femmes et en particulier de la mère. Dans les sociétés où elle a lieu, la ritualisation de la
souillure s’accompagne d’une forte préoccupation de départager les sexes, donner des droits
aux hommes sur les femmes. Le pourvoir masculin, apparent vainqueur, avoue dans son
acharnement même contre le pourvoir féminin, qu’il est menacé par une puissance
asymétrique, irrationnelle, rusée et incontrôlable. Les objets polluants provenants du corps
sont schématiquement de deux types : excrémentiel et menstruel. Les larmes et le sperme,
quoique se rapportant à des bords du corps, n’ont pas valeur de pollution. L’excrément
représente le danger venu de l’extérieur de l’identité, la société menacée par son dehors. Le
sang menstruel et les sécrétions de l’accouchement, au contraire, représente le danger venant de
l'intérieur de l’identité, l’identité féminine. Est exactement cette identité polluante féminine
qui suffoque Clark dans ses écrits, identité de laquelle elle essaye de s'échapper mais n’y
parvient pas, identité abjecte qui est partie intégrante de son corps. L'identité corporelle
polluante et menaçante de l'artiste, figuré par la substance abjecte, est exactement la condition
existentielle qui dirige la pensée poétique et la création artistique de Clark.
Dans son récit, Clark indique un effort brutal pour introjecter la matière abjecte qui,
à partir de ce processus se transforme. C’est exactement à ce moment de transformation que la
création artistique prend place, la fantasmatique corporelle abjecte de l’artiste, avec tous leurs
fantômes et traumas psychiques, se transforme en art. Avec la prise de conscience de sa

47
fantasmatique corporelle, l’objet relationnel apparaît comme source de communication entre
les angoisses personnelles de l’artiste et son spectateur. Clark donne tout à l’autre, et dans le
désespoir de communiquer l'incommunicable, elle matérialise sa fantasmatique corporelle dans
les objets simples et banals, mais capables de transmettre leurs sensations corporelles plus
intimes.

Je donne tout à l’autre dans l’attente du retour de ses impressions après qu’il ait essayé
toutes mes propositions. Je les introjecte, m’enrichissant, je me stabilise, m’alimentant à
travers l’autre. Je prends conscience que les élastiques que je propose reliant les
personnes sont la bave qui s’est cristallisée dans l’espace réel. Conscience que les
plastiques sont encore des parties de mon corps, bave cristallisée qui me lie à l’autre
dans la tentative de communication, mais ceci encore au travers de mon corps.
Conscience que le fait de me lier à l’autre vaut plus que l’objet intermédiaire - que ce
soit la pierre, l’élastique, ou encore le plastique. Je suis un être qui s’alimente du
psychisme des autres : une grande voiture sur le point de faire le plein, restituant plus
tard à l’autre cette accumulation de baves que je recueille, additionnées aux miennes,
multipliées dans la mesure où je les vomis. Conscience de ma dilution dans le monde,
perdant mon identité, était une démarche qui visait à avaler toutes les autres identités
pour que, de cet enrichissement, je les restitue : bave collective. La perception de la
bête-monde : appropriation de cette dernière pour sentir le monde lui-même. La
redécouverte de mon moi, la recherche de la contention, le soin de préserver l’intégrité
du partenaire, en partageant le droit d’auteur de l’œuvre, l’acceptation du pénis dans la
dualité - l’incorpores et le vivre à travers mon moi. Déculpabilisation totale dans
l’acceptation du fait que je mérite tout, peu importe quoi. En dernière instance, revivre
les rêves comme le réel, les assumer comme une partie intégrante de mon processus.46
Lygia Clark

Clark annonce qu'elle se nourrit au travers du psychisme de l'autre, elle a besoin du


retour de l'autre pour développer son travail. Son processus créatif n'est pas individuel, il passe
toujours par le collectif, par les autres et par leurs impressions et sensations du monde. Clark
extrapole les processus abjects corporels individuels vers le collectif, dans sa métaphore elle
affirme se nourrir de l'autre pour vomir son œuvre. En se dissolvant dans le monde, l’artiste
comprend le sens de l’universel, la bave collective est la matière abjecte commune à tous les
corps, capable de lier toutes les expériences et fantasmatiques psychiques dans un seul corps
d’œuvre.
La question autour de l'identité féminine de l'artiste devient évidente dans le passage
final du texte, « l'acceptation du pénis dans la dualité » est l'acceptation de l'autre masculin à
l'intérieur d’un univers corporel féminin, dans lequel l'œuvre de l'artiste s'articule. Accepter le
masculin c’est accepter l’autre, l'étranger, le pourvoir aseptique qui menace la puissance

46 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, pp. 291-293.

48
asymétrique, irrationnelle, rusée, incontrôlable et abjecte du féminin, qui est en effet la
puissance de toute l’œuvre de Clark. Le pourvoir masculin est accepté seulement en tant que
dualisme avec le féminin, pas comme pourvoir contrôleur, mais comme pourvoir qui équilibre
le féminin en garantissant leur propre existence. Pendant le processus de dilution dans le
monde et dans l'autre, en fait dans le dualisme masculin, l'identité féminine de l'artiste se
perd. Ce processus de perte semble en même temps pénible et nécessaire pour Clark, qui
souffre d’une désagrégation de la stabilité de son moi, mais qui désire l'échange artistique avec
l'autre. Clark se réfère à la métaphore d’un grand ventre qui absorbe et gère toutes les identités
psychiques à partir de son moi, féminin et abject.

Ce que nous désignons par le « féminin », loin d’être une essence originaire,
s’éclairera comme un « autre » sans nom, auquel s’affronte l’expérience subjective
lorsqu’elle ne s’arrête pas à l’apparence de son identité. 47
Julia Kristeva

La peur de la mère et du féminin s’avère essentiellement être une peur de son


pourvoir procréateur. C’est ce pourvoir, redouté, que la filiation patrilinéaire a charge de
dompter. L’interdiction que fonde la loi paternelle, les deux tabous du totémisme : meurtre et
inceste48 , finissent par établir l’autorité paternelle non plus comme pouvoir arbitraire, mais
comme un droit, et renonçant ainsi à posséder à leur tour toutes les femmes, fondent du même
coup le sacré, l’exogamie et la société.
Néanmoins, dans les écrits de Lygia Clark nous pouvons identifier un positionnement
non patriarcal de l’identité féminine. En assumant une identité abjecte, dévoratrice,
asymétrique et incontrôlée, qui s'esquive de la loi masculine, Clark ne se place pas dans le lieu
traditionnellement destiné aux femmes, celui de l'«  autre  ». Dans une compréhension de
monde où le dedans et le dehors corporel se mélangent, l'identité castratrice et aseptique est ce
qui passe à être étranger. À sens inverse de la société contemporaine, Clark assume l'identité
féminine primitive, abjecte, précédente la construction de la langue et des tabous qui la
soutiennent. Dans cet univers féminin inondé par l’abjection, l’acceptation du pourvoir
masculin passe à être alors le grand défi, pourvoir qui retombe ici sur l’« autre », le partenaire
de la création artistique.

47 Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 73.
48 Freud, Sigmund, Totem et Tabou, Paris, Payot, 1966.

49
BAVE ANTHROPOPHAGIQUE ET CANNIBALISME

Baba antropofágica [Bave anthropophagique] et Canibalismo [Cannibalisme]


représentent à bien des égards le point culminant des expériences menées par Lygia Clark
auprès de ses élèves à Paris. Si « l’expérience de chacun est à la fois collective et personnelle, car
inextricablement liée à celle des autres dans une même structure polynucléaire »49, Clark en est
venue à constater que sa configuration était essentiellement « une liaison musculaire ou
motrice de corps entre eux »50 . Comme souvent, cette configuration finit par lui paraître trop
externe : la dialectique de la vie interne et externe pouvant se prolonger, s’approfondir. Pour
Clark et ses élèves, découle de Baba antropofágica [Bave anthropophagique] et de Canibalismo
[Cannibalisme] une période remarquable d'expérimentation et de « propositions
communautaires » grâce auxquelles « nous sommes arrivés à ce que j’appelle le Corps
Collectif »51 . Il s’agit en fin de compte de gens en train d’échanger leur psychologie intime,
échange qui n’a rien d’agréable, car il part de l’idée que le participant « vomit » son expérience
de la vie. Cette « vomissure » va ensuite être ingurgitée par les autres qui vont à leur tour vomir
leur propre « contenu ». Il s’agit donc d’un échange de propriétés psychiques, processus pour
lequel le mot « communication » est franchement insuffisant. Le rituel de la bave établit une
série de métaphores, les fils sont comme la salive, qui est l'intérieur viscéral de la personne et
qui est aussi son intérieur psychique, sa « poétique ». Les viscères sont arrachés de l'intérieur
psychique du sujet et lancées sur le corps de l'autre. A propos de Canibalismo [Cannibalisme],
elle note : « C’est comme si nous entrions dans le corps les uns des autres ; une idée
monstrueuse qui se transforme en joie intime. »52
L’abject est ici, atteint en tant que rituel, l'échange de résidus corporels permet
l’entrée dans une atmosphère primitive, précédent l'asepsie de la loi paternelle. Avec ces
propositions de Clark, il s'établit un cérémonial de dévoration primitif, une relation archaïque
d'exclusion de substances et d’absorption de « pouvoirs magiques » de l'ennemi, il s'agit d'une
forme d'accès à un niveau d'équilibre symbolique complètement éloigné de la relation
productive qui comprend notre actuel univers symbolique, les propositions de Clark sont dans
le champ de la dépense érotique et de l'échange symbolique.
49 Clark, Lygia, « L’homme structure vivant d’une architecture biologique et cellulaire », Robho, nº 5-6, Paris,
1971, p. 13.
50 Clark, Lygia apud Brett, Guy, « Lygia Clark : e Bodreline between Art and Life », ird Text, nº 1, Londres,

automne 1987, p. 87.


51 Ibidem.

52 Ibidem.

50
Dans les sociétés dites « sauvages » les mythes sont une élaboration ultérieure de
l’interdit qui pèse sur l’inceste. Primitivement, les excitations venant du monde extérieur nous
touchent seulement par les sensations de plaisir et de douleur. C’est seulement après la
formation d’un langage abstrait que les hommes sont devenus capables de rattacher les restes
sensoriels des représentations verbales à des processus internes.

Dans cette antériorité au langage, l’extérieur se constitue par la projection de


l’intérieur duquel nous n’avons que l’expérience du plaisir et de la douleur. Un
extérieur à l’image de l'intérieur, fait de plaisir et de la douleur. Innommable serait
donc l’indistinctivité du dedans et du dehors, une limite franchissable dans les deux
sens par le plaisir et par la douleur.53
Julia Kristeva

Si les tabous de meurtre et inceste sont des événements historiques qui constituent le
code social comme tel, c’est-à-dire l’échange symbolique entre le dedans et dehors corporel et
l’échange des femmes, son équivalent sur le plan de l’histoire subjective de chaque individu est
donc l’apparition du langage, qui coupe avec la perméabilité sinon avec le chaos antérieur et
instaure la nomination comme un échange de signes linguistiques. Le langage poétique serait,
néanmoins, une sorte de réconciliation avec les parties qui sont séparés. Ce serait une tentative
de symboliser le « commencement », une tentative de nommer l’autre versant du tabou : le
plaisir, la douleur. Les propositions poétiques de Clark visent exactement à symboliser ce
commencement corporel, les premières fantasmatiques corporelles qui ne distinguassent pas le
dedans du dehors et ni le plaisir de la douleur.
Clark va encore plus loin dans son aventure poétique abjecte en proposant le moment
de communication verbale qui suit l'expérience tactile corporelle. Dans le moment de
développement des expérimentations physiques, le langage est seulement corporel. Elle
s'inquiète de donner le minimum d'explications verbales sur la dynamique du cours et
l'absence de programme laisse le flux les activités discourir librement. La langue, qui apparaît
seulement après chaque expérience, n'est pas dirigée par l'artiste, ce sont les participants qui,
après l'échange physique, entrent dans la phase de l'échange psychique, c'est-à-dire le moment
de verbaliser leurs expériences.

53 Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 76.

51
Figure 18 : Baba antropofágica [Bave anthropophagique], 1973.
Les participants ont dans la bouche des bobines de fil. Lentement, ils deviennent les fils de
couleur avec leurs mains et en recouvrent le corps d’un autre participant, allongé par terre. A la
fin, les participants s’entremêlent dans la « bave » de fils. Quelqu’un est couché par terre.
Autour, des jeunes gens à genou, ont dans leur bouche une bobine de fil, chacun d’une couleur
différente. Ils se mettent à tirer avec leurs mains le fil qui tombe sur la personne couchée jusqu’à
ce que la bobine soit vide. Le fil sort de la bouche recouvert de salive et les jeunes, au début,
ont seulement le sentiment de tirer un fil, mais ensuite, il leur vient la perception de tirer leur
propre ventre vers l’extérieur. Lorsqu’ils se rattachent à cette bave, une sorte de lutte commence,
le défoulement; pour la rompre, cela se fait dans l’agressivité, l’euphorie et la joie, voire la
douleur, car les fils sont difficiles à casser.

L’expérience de la Baba antropofágica [Bave anthropophagique] implique une espèce


de vomi, expulsion d'un matériel et de leurs viscères, suggérant la présence d'un symbolisme de
l’intérieur corporel, du monde subjectif et profond qui émerge dans le collectif et qui se
dissout pour être réintégré. Dans l’expérience de Canibalismo [Cannibalisme] la thématique
s'inverse, du vomissement sur l'autre pour la dévoration. D'un projeter pour un introjecter,
néanmoins les deux en impliquant un échange d'éléments viscéraux, un mélange intime qui
radicalise les propositions précédentes.

52
Figure 19 : Canibalismo [Cannibalisme], 1973.
Un participant s’allonge par terre les yeux bandés. Il porte une combinaison en plastique
double de tissu. À hauteur de ventre, la combinaison est munie d’une fermeture éclair qui
s’ouvre sur une poche intérieure. Les autres participants, dont les yeux sont également bandés,
s’assoient autour de lui et sortent les fruits qui se trouvent dans cette poche pour les manger, les
laisser pour les autres, les reprendre et remordre dedans.

Le dégoût de la souillure, des excréments ou d’une nourriture, en tant que protection,


vise à contrôler le pourvoir procréateur de la mère archaïque. Les rites autour de la souillure
séparent le territoire du corps de la chaîne signifiante, ils illustrent la frontière entre l’autorité
sémiotique (maternelle) et la loi symbolique (paternelle). La « saleté » profane, devenue
« souillure » sacré, est l’exclu à partir duquel se constitue l’interdit religieux. Dans nombre de
sociétés primitives, les rites religieux sont des rites de purification destinés à écarter d’un autre
tel groupe social, sexuel ou d’âge, par l’interdiction d’un élément sale, souillant. Selon Mary
Douglas54 , dans les sociétés de descendance matrilinéaire, dans lesquelles pour des raisons
écologiques le désir de procréation est encouragé, on pourrait détecter la disparition du tabou
de l’inceste et des rites de pollution. Au profit de la reproduction à tout prix, s’accompagnant
d’une telle absence du « propre », et donc de l’« abject », que le cannibalisme des morts semble
être pratique courante. Par contre, dans les sociétés patrilinéaires, le tabou de l’inceste et les
rites de la souillure faisant partie de tout un système de freinage de la procréation. « La peur de
la mère-procréatrice incontrôlable, me repousse du corps : je renonce au cannibalisme car

54Douglas, Mary apud Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Éditions Du Seuil, 1980,
pp. 80-100.

53
l’abjection (de la mère) me conduit au respect du corps de l’autre, mon semblable, mon
frère. »55 C’est à partir d’un positionnement proche de celui de la mère archaïque, dévoratrice,
cannibale et abjecte, que Clark propose l’anthropophagie et le cannibalisme comme structures
balisantes de ses deux propositions culminantes de la période de la Fantasmática do Corpo
[Fantasmatique du corps]. La mère archaïque apparaître comme une sorte de fantôme primitif,
l’identité perdue de la femme créatrice est revisitée dans la poétique artistique.
« Je crois que je suis même devenue anthropophage. J’ai envie de manger toutes les
personnes que j’aime et que je rencontre là. »56 La reconnaissance du cannibalisme en soi-
même s’inscrit dans la tradition culturelle brésilienne. L’emploi du terme « cannibalisme », plus
charnel, est extrêmement rare dans la culture brésilienne, qui utilise plus volontiers
« anthropophagie »57, entendue comme dévorant de l’entité « être humain », comme une entité
culturelle. L’art européen offre un corpus cannibalesque varié qui passe par Goya, Géricault et
Picabia. Tous les champs de la culture au Brésil se sont laissés pénétrer par le concept
d’anthropophagie, du Cinema Novo de Glauber Rocha jusqu’à la littérature, le théâtre ou la
musique. Hélio Oiticica se rallie à Oswald de Andrade58 « contre tous les importateurs de
conscience en boîte » en redéfinissant le terme « anthropophagie », pour la société brésilienne,
sous le régime militaire, comme étant « la défense que nous possédons contre une telle
domination extérieure, et la principale arme créatrice, cette volonté constructive qui permet
d’empêcher un certain colonialisme culturel que de manière objective nous voulons abolir
aujourd’hui, l’absorbant définitivement dans une super-anthropophagie »59 .
Avec Canibalismo [Cannibalisme] et Baba antropofágica [Bave anthropophagique],
Clark replace la culture de l’anthropophagie dans le contexte de la psychanalyse, dans sa

55 Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Éditions Du Seuil, 1980, p.94.
56 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 49.
57 Anthropophagie est l'acte de consommer une partie, ou plusieurs parties de la totalité d'un être humain. Le

sens étymologique original du mot « anthropophage » (du Grec anthropos, « homme » et phagein, « manger ») a
été substitué par l'utilisation commune, qui désigne le cas particulier de cannibalisme dans l'espèce humaine. À
cause de sa réalisation dans contexte magique cérémonial elle ne doit pas être classé ou être compris comme une
habitude alimentaire. Le cannibalisme belliqueuse sociologique était classiquement représentée par les rites de
destruction des ennemis pratiqués par les indiens Tupinambás de la côte brésilienne dans le siècle. XVI. Les
Tipinambás croyaient qu'à manger cérémonialement la viande d'un ennemi guerroyant ils iraient acquérir leurs
pouvoirs, connaissances et qualités.
58 Pendant le modernisme brésilien, Oswald de Andrade s’était approprié le terme anthropophagie et a publié en

1928 le Manifeste Anthropophage dans lequel il prétendait repenser la question de la dépendance culturelle du
Brésil. Oswald proposait une attitude non-colonialiste devant le modèle culturel européen, il défendait l’adoption
d’un positionnement pareil a ce du guerrier Tupinambá qui dévore l’ennemi pour absorber son pouvoir, ses
connaissances et qualités. L’anthropophagie d’Oswald a été revue, à la fin des années 60, par Hélio Oiticica pour
l'élaboration du concept et de l’œuvre « Tropicália ».
59 Oiticica, Hélio, Nova Objetividade Brasileira, Rio de Janeiro, Museu de Arte Moderna, 1967.

54
relecture de la question du cannibalisme. Fédida, son psychanalyste, à cette même époque
publie son article « Le cannibalisme mélancolique » dans lequel il emploi des concepts que
Clark avait adoptés et avec lesquels elle avait travaillé dans les fantasmagories. Cependant,
Clark réaffirmera le cannibalisme dans le champ de la fantasmagorie, et moins dans les
stratégies culturelles. « Le cannibalisme est la conscience de la deuxième bouche, expression
anthropophage de l’être qui me transforme dans le grand ventre perdu, invertissant la position,
et la mère est mangée pour pourvoir le remplir. »60 Ainsi, la Baba antropofágica [Bave
anthropophagique] est rattachée à l’oralité : « La mélasse qui sort de la bouche perd de sa
substance vitale, je rêve que depuis peu de temps je suis réintégrée en la ré-avalant, le tunnel
m’emmurant, me séparant comme une morte-vivant. »61
À travers le langage et dans les institutions hautement hiérarchisées que sont les
religions, l’homme hallucine des « objets » partiels, témoins d’une différentiation archaïque du
corps sur le voie de l’identité propre qui est aussi l’identité sexuelle.

La souillure dont le rite nous protège, n’est ni signe ni matière. A l’intérieur du rite
qui l’extrait du refoulement et du désir pervers, la souillure est la trace
translinguistique des frontières les plus archaïques du corps propre. En ce sens, si elle
est objet chu, elle l’est de la mère. [...] Comme si le rite de purification, à travers le
langage déjà là, faisait retour vers une expérience archaïque et en recueillait un objet
partiel non pas en tant que tel, mais seulement comme trace d’un pré-objet, d’un
archaïque découpage. 62
Julia Kristeva

Baba antropofágica [Bave anthropophagique] évoque la réduction de la mère à l’idée


de sein. Dans certains passages de l’œuvre de Clark, il serait aussi possible de parler d’une
approche anti-œdipienne, avec la perspective de transformation des objets partiels en machines
à désir. Parmi les objets relationnels, on trouve le sac en plastique, avec de l’eau et des
coquillages qui représentent la mer entre les mains, ou encore les oreillers lourds sur le sexe. Ce
sont des objets qui établissent des connections avec des formes liées à l’existence capables, par
exemple, de procréer comme méthodes permettant de tirer le sujet hors de l’état de régression.
L’œuvre est ici l’art et la guérison.

60 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 49.
61 Clark, Lygia, Lygia Clark-Hélio Oiticica : Cartas, 1964-1974, Rio de Janeiro, UFRJ, 1996, p. 210.
62 Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 88.

55
STRUCTURATION DU SELF

De la sorte, le travail de Lygia Clark fini par se situer à la frontière entre l’art et l’essai
clinique. L’artiste veut faire remonter à la surface tout le potentiel critique contenu dans ces
deux pratiques pour le retourner contre le subjectivisme prédominant. Elle est fermement
convaincue que les individus peuvent réinventer leur propre existence en revitalisant l’art par le
biais de techniques psychothérapeutiques. Avec sa dernière « œuvre », Objetos Relacionais
[Objets Relationnels], Clark se rapproche encore plus de son objectif. Cette dernière phase de
son travail est arrivée à partir de son retour au Brésil. Dans une salle de son appartement, elle a
créé un espace qu’elle a appelé « cabinet de consultations » et où elle recevait des personnes,
individuellement, pour un travail qu’elle a appelée Estruturação do self [Structuration du self ].
Le travail consiste à l'utiliser des Objetos relacionais [Objets relationnels], objets
qu’elle reprend de ses travaux précédents et qui maintenant sont ré-signifiés au moyen de la
relation que le sujet établit avec eux. Des sachets en plastique ou en tissu remplis d’air, d’eau,
de sable ou de polystyrène, des tuyaux en caoutchouc, des tubes en carton, des chiffons, des
bas, des coquillages, du miel et une infinité d’autres objets inattendus jonchent l’espace
poétique qu’elle avait créé chez elle. Ce sont là les éléments d’un rituel initiatique que l’artiste
développe tout au long des « séances » régulières qu’elle effectue avec chaque récepteur. Les
sessions se produisent trois fois par semaine, et selon Clark, c'est cette régularité qui confère un
caractère thérapeutique au travail, car il rend possible l'élaboration progressive de
fantasmatique du corps provoqué par la potentialité des Objetos Relacionais [Objets
Relationnels].
Le travail Estruturação do self [Structuration du self ] suit une série d'étapes,
soigneusement prévues et décrites par l'artiste et il se différencie de manière importante, dans
quelques aspects, des travaux précédents. L'objet retourne, il peut supposer toutes formes ou
significations, à partir de ce que le contact avec le patient peut lui attribué. Les significations
sont produites par une expérience corporelle, qui vise lancer le sujet loin de ses espaces
représentés. L'expérience corporelle ici, n’est plus produit autour de l'action expérimentale
active du participant, allongé il se livre à l'expérience. Clark reprend la proposition, l'action,
elle conduit le travail et manipule le corps avec la médiation des Objetos Relacionais [Objets
Relationnels].

56
Figure 20 : Objets Relationnels, 1976-88.
Coussins légers ; coussins légers-lourds ; coussins lourds ; grand matelas ; couverture ; objets
faits avec des collants ; objet graine ; objet fait de pierre et d’air enveloppés dans un filet ; petit
pierre ; respire avec moi ; sac en plastique rempli d’eau ; sac en plastique rempli d’air ; sac en
plastique rempli de sable ; coquillages et tube.

C’est manifestement à la dissolution du moi - dont le berceau fut pour ainsi dire une
dissolution expérimentale des frontières psycho-corporelles entre individus - que Clark doit la
« structuration du moi », concept qui fournit un des titres de la thérapie, l’application
consciente des découvertes curatives qu’elle entreprit à Rio de Janeiro en 1976. À la suite de la
dérive dans le chaos et dans le flux sans fin, attend peut-être une restructuration, une
réparation. L’analogie bave/enfance (en portugais bave fait partie du babil infantile) tire sa
pertinence du fait que la thérapie vise à déclencher un retour imaginaire à un stade pré-verbal
de la vie de l’individu, à ses souvenirs corporels, à une forme de « connaissance incarné » qui
reste « verbalement indécelable ». En imposant le contact de ses Objetos Relacionais [Objets
Relationnels] ou de ses propres mains, Clark cherche à ranimer, à faire revivre et à transformer
ces souvenirs dans des endroits précis du corps, tout en adaptant ce travail intuitif aux besoins
spécifiques de chaque participant.
Clark veut parvenir au point minimal de matérialité de l’objet, là où il n’est rien
d’autre que l’incarnation de la transmutation qui s’est opérée dans sa subjectivité, point où,
pour cette raison même, l’objet atteint sa puissance maximale de contagion. Avec les Objetos
Relacionais [Objets Relationnels], l’artiste arrive au plus près de ce point. Dans son cabinet
expérimental nous vivons le démontage de notre contour, de notre image corporelle, pour
nous aventurer dans la processualité bouillonnante de notre corps vibrant sans image. Le
voyage vers cet au-delà de la représentation est si radical que, par prudence, Clark laisse un

57
petit caillou dans la main du récepteur/patient durant toute la séance, comme un attachement
au réel capable de l’aider à retrouver le chemin du retour. Retour vers le connu, le familier, le
domestique, à l’image, « la preuve de réalité ».
Même maintenant le primat de la corporéité, cette nouvelle phase fait le portrait d’un
changement réalisé par Clark, qui a transformé son travail et a imprimé d'importantes
modifications concernant la proposition d'expérimentation. En lançant les thématiques des
frontières entre art et psychothérapie, ce travail incite une ample discussion. En créant les
Objetos Relacionais [Objets Relationnels], Clark se trouve marginalisé et incomprise par le
monde de l'art. La psychothérapeutique apparaît comme une réponse. Selon Suely Rolnik, les
quelques critiques qui s’aventurèrent à l’époque à penser leur œuvre eurent la tendance à
accepter cette explication. A l’époque, Rolnik accepte également la réponse et, à la demande de
Clark, elle développe une lecture psychanalytique de ses séances avec les Objetos Relacionais
[Objets Relationnels], qu’elle traite comme une pratique clinique dans le mémoire en
psychologie qu’elle soutient à l'université Paris VII en 1978. Selon Rolnik, elle n'accepterait
pas aujourd’hui aussi facilement cette explication selon laquelle Clark serait devenue
thérapeute.
« C’est un travail frontière parce que ce n’est ni de la psychanalyse, ni de l’art. Alors je
reste à la frontière, complètement seule. »63 L’hybride art/clinique qui se produit dans l’œuvre
de Clark explicite la transversalité qui existe entre ces deux pratiques. Clark s’est mise sur le
bord de l’art de son temps, son œuvre indique de nouvelles directions pour l’art, en revitalisant
la puissance de contamination. L’artiste comme proposant permet au récepteur de se laisser
embarquer dans le démontage des formes en faveur de nouvelles compositions. Clark n’a ni
proposé d'abandonner l’art, ni même de l’échanger contre la clinique, mais d’habiter la tension
de ses bords. Se situant sur cette zone frontière, son œuvre possède virtuellement la force de
traiter aussi bien l’art que la clinique, afin qu’ils puissent récupérer ce pourvoir de critique du
monde dominant de subjectivation.
L'art contemporain a incorporé la participation et nous pouvons considérer que Lygia
Clark a été une des plus importantes et courageuses artistes d'avant-garde car son travail a
transgressé l'institution artistique et instauré un primat de l'expérience corporelle. Le critique
brésilien Frederico Morais64 affirme que l'art n'est plus qu'une situation, c’est-à-dire, que

63 Clark, Lygia, « A radical Lygia Clark », entretien par Wilson Coutinho pour le Jornal do Brasil, Rio de Janeiro,
15 décembre, 1980.
64 Moraes, Frederico, « O corpo é o motor da obra », Arte em revista, nº 7, São Paulo, Centro de Estudos de Arte

Contemporânea, 1970, p. 47.

58
l'objet est déjà supprimé, l’art maintenant est l’événement pur, acte, expérience, et qui a
comme résultat le développement de la personne. La perte de l’autorité de l’œuvre par l'artiste,
qui maintenant est un proposant de structures, garantissant aussi une perte de contrôle de l'art
lui-même, ce qui entre dans le jeu est l'aléatoire et l'imprévisible.

59
CHAPITRE 2

LE DÉSIR ABJECT, EROS ET THANATOS

60
Figure 21 : O Mundo de Lygia Clark [Le monde de Lygia Clark], 1973.

61
L’ÉROTISME ET LA MORT

L’approche de la continuité, l’ivresse de la continuité


dominent la considération de la mort. En premier lieu, le
trouble érotique immédiat nous donne un sentiment qui
dépasse tout, tel que les sombres perspectives liées à la
situation de l’être discontinu tombent dans l’oubli. Puis au-
delà de l’ivresse ouverte à la vie juvénile, le pourvoir nous est
donné d’aborder la mort en face, et d’y voir enfin l’ouverture à
la continuité inintelligible, inconnaissable, qui est le secret de
l’érotisme, et dont seul l’érotisme apporte le secret.65
Georges Bataille

La nostalgie de continuité, qui marque l'homme comme discontinuité finie, définit la


relation profonde entre l’érotisme et la mort, tant dans l'érotisme du corps, comme dans
l'érotisme du cœur et dans l'érotisme sacré. Selon Georges Bataille66 , la grande souffrance
humaine devant la mort n'est pas celle de la perte de vie, mais de l’« être » arraché de sa
discontinuité finie, de son individualité transitoire. L'érotisme signifie, en tant qu'expérience,
le redimensionnement de l'unité de l'esprit de l'homme, le passage du discontinu pour le
continuum. L'art peut ici être compris comme un instant où la vie et la mort se touchent et,
ainsi, se transgressent, en prononçant un mot et en énonçant une pensée comme un instant de
profond silence. La continuité est l’expérience du sentiment d’un mensonge. De l’abîme qui
sépare les êtres discontinus, on peut sentir en commun seulement son vertige, la fascination
par cet abîme, qui dans un sens, est la mort.
Le moment érotique, corporel ou mythique sacrificiel, est le plus intense et il est placé
au sommet de l'esprit humain. Le sommet de l'être se révèle entièrement seulement dans le
mouvement de la transgression de l'interdiction, moment de surpassement que manifeste le
sacré à travers du rituel et de la fête. « La suprême interrogation philosophique coïncide, je le
pense, avec le somment de l’érotisme. [...] Il est un point où nous devons saisir l’ensemble des
données de la pensée, l’ensemble des données qui nous mettent en jeu dans le monde. »67 La
philosophie ne sort pas d'elle-même, elle ne peut pas sortir du langage, elle utilise le langage de
telle manière que le silence ne lui réussit jamais. L'ensemble érotique et philosophique, qui
nous échappe dans le langage et s'esquive sous la forme de propositions qui dépendent les unes
des autres, peut être compris dans sa totalité à travers l'expérience artistique rituelle, où

65 Ibidem, p. 31.
66 Bataille, Georges, L’érotisme, Paris, Minuit, 1957.
67 Ibidem, p. 303.

62
l'érotisme si manifeste philosophiquement hors de la religion.
Nous pouvons trouver dans les écrits de Lygia Clark une forte relation entre
l’érotisme et la mort, « ce sont des avortements de la nature » qui amènent l’artiste dans son
processus créatif. L’artiste parle d’une sensation de mort totale mêlée à son corps érotique,
sensuel et charnel, le corps poétique qui trouve sa communication artistique dans la
transgression des interdictions sociales, culturelles, religieuses et artistiques.

La sensation de mort totale mêlée à celle de la naissance est si intense que mon corps,
une fois encore parmi tant d’autres, se refuse, au lever, de remercier le miracle de la vie.
Je vomis. Bouche amène comme le fiel, peur de ce qui sort des entrailles, reconnaissance
de la vie... Ah ! Ce sont des avortements de la nature, c’est le commencement de la vie,
espèce animale et humaine... [...] Je paye cher et je jouis toute seule de cette éclosion
magnifique de la sensualité, de cet appel terrible de la chair dans la solitude d’être seul.
Il est urgent de se tenir prête, car la mort est la seule chose infaillible. C’est le grand
rendez-vous. [...] En quoi suis-je en train de me transformer ? Qu’est-ce que je suis en
train de transformer ? Exhibition du corps avec des cheveux, des favoris, des poils,
ectoplasmes gélatineux qui déforment, recréant des utérus productifs... Quelquefois je
me sens fatiguée, je veux l’aide de la stéréotypie pour m’arrêter, je veux jouir du gain
comme de quelque chose de stable, mais le précaire renverse toutes les possibilités et
propose, implacable, le miracle de la vie. Cela me fait très mal de me sentir
miraculeusement jetée comme une toupie, dont le fil est toujours enroulé contre mon Je
en lui faisant perdre, en tournoyant, le sens de la latéralité, le sens du devant, touchant a
plein sol. Et quelquefois, la sépulture s’impose comme un répit, ventre génial de la bête-
monde qui avale tout et le transforme en oubli.68
Lygia Clark

Clark mentionne une « éclosion magnifique de la sensualité, de cet appel terrible de la


chair dans la solitude d’être seul », elle nous montre ici, une compréhension de la discontinuité
finie de son être, son individualité transitoire, qui désire la continuité dans l’autre « l’artiste se
dissout dans le monde, son esprit se fond dans le collectif »69 et dans la mort, « la mort est la
seule chose infaillible ». Le précaire de la vie, sa non-stabilité dans la discontinuité, propose en
même temps, le miracle de la vie et un mouvement qui semble jeter l’artiste en la faisant se
perdre de son « Je », en lui laissant, parfois, seulement la sépulture. Telle compréhension
érotique de la discontinuité de l’être s'approche largement de celle apporté par Bataille,
l’échange symbolique entre la vie et la mort dans un mouvement érotique, qui diffère
considérablement de la vision psychanalytique de la pulsion de mort développé par Freud70 .

68 Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, Clark, Lygia, p. 216.
69 Ibidem, p. 153.
70 Freud, Sigmund, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1989.

63
La conception psychanalytique de la mort est une vision par le manque, un processus
pulsionnel inscrit dans l'ordre inconscient. La mort comme pulsion équivaut au système
général de la production, mort comme fin. Libéré du sujet, la pulsion de mort trouve son
statut de finalité objective, perspective d'équilibre final dans le continuum inorganique,
abolition des différences et intensités, équilibre par le manque, entropie de la mort. Avec
Freud, pour la première fois, la mort apparaît comme principe indestructible, en s'opposant à
la pensée occidentale. La pulsion de mort détruit la vision manichéiste du monde,
antagonisme entre bien et mal, où la mort se trouve réduit au principe négatif du mal,
dialectiquement subordonné à l'autre, du bien et du Dieu. La force de désagrégation de la
pulsion de mort implique une contre-finalité, forme d'involution à l'état précédent et
inorganique. La pulsion de mort présente certaines affinités avec l'économie politique, qui
existe seulement par le manqué, dans lequel la mort est son point aveugle, l'absence qui hante
tous les calculs. L'économie politique est une économie de la mort, donc elle fait l'économie
de la mort et l'enterre sous son discours. La pulsion de mort tombe dans le contraire : elle est
le discours de la mort comme finalité infranchissable. Ce serait absurde d’attribuer un statut de
« vérité » au concept de pulsion de mort, vu qu'il agit comme principe dans l'univers théorique
occidental lui-même. La radicalité de la pulsion de mort habite dans l'impossibilité de tout
rétablissement dialectique. La pulsion de mort serait, en dernière instance, une rationalisation
de la mort.
Bataille introduit, en contrepoint, l'institution de la mort comme règlement de
tensions et fonction d'équilibre, la mort comme paroxysme d'échanges, de la surabondance et
de l’excès. La vie existe seulement dans l'invasion et dans l'échange symbolique avec la mort, et
celle-ci est l'instance surabondante, excédante, toujours présente, ce qui prouve que la vie est
défectueuse seulement quand la mort lui est enlevée. Ce qui implique que la mort n'est donc
pas une imperfection de la vie, mais qu’elle est désirée par celle-ci. Le fantôme de l'économie
qui prétend supprimer la mort finit par l’installé dans le fond de la vie elle-même. La mort, en
tant qu'excès, ambivalence, cadeau, sacrifice, gaspillage, échange avec la vie elle-même, est
maintenant absente, notre vie contemporaine est enrichie par la finalité unilatérale de
production et d'accumulation, mais pas de perte. Selon Bataille la mort n'est pas le prix de la
sexualité, elles ne s'affrontent pas comme des principes antagoniques, comme chez Freud, mais
elles s'échangent dans le même cycle, dans la même révolution cyclique de la continuité.

64
La sexualité et la mort ne sont que les moments aigus d’une fête que la nature
célèbre avec la multitude inépuisable des êtres, l’un et l’autre ayant le sens du
gaspillage illimité auquel la nature procède à l’encontre du désir de durer qui est le
propre de chaque être.71
Georges Bataille

Il existe chez Bataille une vision de la mort comme un principe excessif et


antiéconomique, métaphore du caractère luxueux de la mort, comme un gaspillage, une
dépense inutile sous la perspective économique. Le sens habite exactement dans la dépense
luxueuse, dans l'échange avec la mort : le sacrifice. L’érotisme est essentiellement le champ de
la violence et de la violation, la connaissance de l'érotisme ou de la religion exige une
expérience personnelle, égale et contradictoire, de l'interdiction et de la transgression. «
L’érotisme de l’homme diffère de la sexualité animale en ceci justement qu’il met la vie
intérieure en question. L’érotisme est dans la conscience de l’homme ce qui met en lui l’être en
question. »72 C'est dans le passage de l'animal à l'homme, sur lequel nous savons très peu de
choses, que les restrictions connues comme des interdictions s'établissent, et la distinction avec
les animaux se fait par le travail.
Parallèlement au travail, l'homme impose des restrictions qui disent respect à
l'attitude concernant les morts. Ce serait encore légitime de penser que l'interdiction qui
réglemente et limite la sexualité est aussi une conséquence du travail. L'interdiction est
fréquemment interprétée par la science comme pathologie, élément constitutif de la névrose,
connue par l’extérieur et, dans la mesure où nous l’imaginons malsaine, nous voyons un
mécanisme intrus dans notre conscience. Si nous obéissons, même sans percevoir, à
l'interdiction, nous la plaçons dans le plan extérieur de l'expérience et de la conscience.
L'interdiction, en tant que procédure non rationnelle, peut être justifiée qu’à travers
l'expérience intérieure, lui conférant ainsi son aspect global. Quand l'interdiction fonctionne
complètement, elle éloigne de notre conscience l'objet interdit et de lui nous n'avons pas plus
conscience. Quand nous expérimentons, au moment de la transgression de l'interdiction,
l'angoisse, sans laquelle l'interdiction n'existerait pas, nous essayons aussi le péché dans la
conception religieuse. « L'expérience intérieure de l’érotisme demande de celui qui la fait une
sensibilité non moins grande à l’angoisse fondant l’interdit, qu’au désir menant à l’enfreindre. »73
L'expérience mène à la transgression achevée, à la transgression réussie qui maintient l'interdit
pour jouir, dans telle situation la sensibilité religieuse lie toujours étroitement le désir et

71 Bataille, Georges, L’érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 69.


72 Ibidem, p. 35.
73 Ibidem, p. 45.

65
l’effroi, le plaisir intense et l'angoisse, la joie et le péché transgressé.
C’est à travers du travail que l'homme a constitué le monde rationnel qui est la base
de la vie humaine, mais en lui subsiste toujours un fond de violence qui est propre à la nature
humaine. Depuis les temps les plus éloignés, le travail introduit une détente, à la faveur de
laquelle l'homme cesse de répondre à l'impulsion immédiate que la violence du désir
détermine. Le monde du travail exclut par les interdictions à la violence, traite, en même
temps, de la reproduction sexuelle et de la mort.

[...] le mouvement de l’amour, porté à l'extrême, est un mouvement de mort. Ce


lien ne devrait pas sembler paradoxal : l’excès d’où la reproduction procède et celui
qu’est la mort ne peuvent être compris que l’un à l’aide de l’autre. Mais il apparaît
dès l’abord que les deux interdits initiaux touchent, le premier, la mort, l’autre, la
fonction sexuelle.74
Georges Bataille

Selon Baudrillard75 les primitifs ne naturalisent pas la mort, elle est une relation
sociale. Des sociétés sauvages aux modernes, peu à peu les morts cessent d’exister, ils sont
rejetés, expulsés de la circulation symbolique du groupe. La ségrégation des morts élargit le
concept d’immortalité et rompt avec l'échange symbolique entre les êtres vivants et morts. La
sépulture apparaît de l'interdiction concernant les défunts et la mort, interdiction devant la
vision du cadavre. Le cadavre témoigne une violence qui instaure l'interdiction liée à la matière
morte en décomposition, il a besoin d'être enterré. La transgression se configure ici dans le
désir de regarder ou de toucher le cadavre, néanmoins, dans le cas, c’est seulement une des
transgressions relatives à l'interdiction de la mort. L’autre source de la transgression si
manifeste dans l’assassinat, un aspect particulier de l'interdiction globale de la violence.
Interdiction qui répond à la nécessité d'emprisonner dans les règles une violence qui, libre,
aurait le pourvoir de déranger l'ordre auquel la collectivité voulait s'ajuster.
L'interdiction de l'inceste fonctionne comme régulateur de la distribution des
femmes entre les hommes. L'interdiction de la possession sexuelle, de la part du père ou des
fils, sur les filles ou la mère et sœurs garantit les échanges entre les familles à l'intérieur du
groupe. La transgression apparaît ici dans le complexe d'Œdipe, que si manifeste dans le désir
de transgresser la loi paternelle qui réglemente l'inceste. Il est important d'observer que
l'inceste est une interdiction qui apparaît à partir de l'établissement symbolique de la triade
familière articulée sur la loi paternelle. Dans les sociétés primitives, où n’existe pas encore la

74 Bataille, Georges, L’érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 48.


75 Baudrillard, Jean, L´Échange Symbolique et la Mort, Paris, Gallimard, 1976.

66
réalité psychique individuelle, les échanges symboliques ne s'établissent pas selon le
déterminant de la possession des fils par les parents. Les individus des sociétés tribales où la
« fécondité » et les « ancêtres » réglementent les échanges symboliques, vivants et morts, dans la
référence directe aux ancestraux, partagent un même niveau collectif, et chez eux l'agressivité se
déplace en ligne horizontale comme dans la rivalité entre frères. Dans le cas de telles sociétés,
c'est la sœur et non la mère, qui est au centre du dispositif du jeu social des échanges.

« l’interdit est là pour être violé » Cette proposition n’est pas, comme il semble
d’abord, une gageure, mais l’énoncé correct d’un rapport inévitable entre des
émotions de sens contraire. Sous le coup de l’émotion négative, nous devons obéir à
l’interdit. Nous le violons si l’émotion est positive. Le viol commis n’est pas de
nature à supprimer la possibilité et le sens de l’émotion opposée : il en est même la
justification et la source.76
Georges Bataille

La fréquence et la régularité des transgressions n'affaiblissent pas la fermeté intangible


de l'interdiction. La transgression est toujours le complément attendu de l'interdiction. Roges
Caillois77 a été le premier à formuler dans sa «  théorie de la fête  », un aspect élaboré de la
transgression. Il ne s'agit pas de liberté, les barrières de la transgression ne sont pas simplement
suspendus, mais d'une licence limitée. Les soins sont, quelquefois, encore plus grand dans une
transgression règlementer, car il est beaucoup plus difficile de limiter un tumulte une fois celui-
ci déchaîné. La transgression dépasse, sans détruire l’interdiction, un monde profane, duquel
elle est le complément. La société humaine n'est pas seulement le monde du travail.
Simultanément, ou successivement, le monde profane et le monde sacré composent et sont
deux formes complémentaires. Le monde sacré s'ouvre aux transgressions limitées. C'est le
monde de la fête, des souverains et des déesses.
De façon générale, le sacré se configure comme l'objet d'une interdiction, qui désigne
négativement la chose sacrée, qui n'a pas seulement le pouvoir de nous terroriser, mais aussi de
transformer le sentiment en adoration. L'interdiction sacralise et réglemente en même temps
deux mouvements : de terreur qui rejette, et d'attraction qui commande le respect fasciné.
L'interdiction et le tabou s'opposent au divin seulement dans un sens, ce qui est l'interdiction
transfigurée. Seulement l'aspect économique de ces oppositions permet d'introduire une
distinction claire, dans le temps profane du travail, la société accumule des ressources, la
consommation est réduite à la quantité nécessaire à la production, le temps sacré est

76 Bataille, Georges, L’érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 72.


77 Callois, Roges, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1938.

67
nécessairement la fête quand arrive la suspension massive des interdictions.

La poésie mène au même point que chaque forme de l’érotisme, à l’indistinction, à


la confusion des objets distincts. Elle nous mène à l’éternité, elle nous mène à la
mort, et par la mort, à la continuité : la poésie est l'éternité. C’est la mer allée avec le
soleil.78
Georges Bataille

C’est avec cette compréhension que la poésie et l’art sont capables de nous amener à
l’érotisme, à la mort, à la continuité et à l'éternité et que Lygia Clark articule son œuvre et son
positionnement en tant qu’artiste. Ses propositions sont des transgressions, pas seulement avec
le concept d’art établit par le marché et les institutions, mais aussi avec des interdictions
sociales, culturelles et religieuses, une fois qu’elle touche le corps érotiquement jusqu'au vertige
de la continuité, jusqu’à l’abîme de la mort. L’œuvre de Clark permet la célébration de la vie au
travers du rituel qui voit la mort. Poésie fragilement capable d'ouvrir érotiquement l'être
constitué, à l'intérieur d'un tel état d'ivresse, où l'abîme se matérialise et la continuité est
touchée dans l'expérience de l'œuvre anonyme. Seulement à travers le processus, la recherche
esthétique trouve l’expérience et si manifeste comme art, poésie existentiellement sacrée qui
extrapole la vulgarité de la vie profane et l'objectivation institutionnalisée de l'art.

78 Bataille, Georges, L’érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 32.

68
LE RITUEL DE LA SOUILLURE ET LE SACRIFICE

Dans un nombre important de rites et de discours qui participent à la construction


du sacré, notamment ceux qui concernent la souillure et ses dérivés dans les différentes
religions,  se trouve une tentative de coder le premier tabou aux formations sociales : à côté de
la mort, l’inceste. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les remaniements internes à la subjectivité
qu’implique l’affrontement au féminin. L’identité féminine, marquée comme l’autre du
masculin, est l’identité sans nom. Le genre est fruit d’une construction, le sujet est formé par le
processus d’assumer un sexe. Le sujet n'est pas soumis au genre, mais subjectif au genre, le
« moi » ne procède ni suit la norme, il émerge seulement à l'intérieur des relations normatives
de genre elles-mêmes et comme la matrice de ces relations. Le langage, les tabous et les
interdictions sociales « normalisent » et inscrivent le pouvoir sur le corps, en moulant la
construction de leur sujet. L’identité féminine, identifié comme l’« autre » du masculin,
immerge de la loi paterne et du tabou de l’inceste. L’impératif d’exclusion symbolique de
l’abjection féminine est la logique d’exclusion qui fait exister l’abject. À l’intérieur de
l’ensemble social, à partir d’une logique simple d’exclusion du sale, qui promeut au rang de
rituel la souillure, se fonde le « propre » de chaque groupe social, voire de chaque sujet. Le rite
de purification apparaît alors comme cette crête essentielle qui, interdisant l’objet sale, l’extrait
de l’ordre profane et le double immédiatement d’une dimension sacrée.

C’est d’être exclue comme objet possible, d’être déclarée non-objet du désir, d’être
abominée comme ab-ject, comme abjection, que la saleté devient souillure et qu’elle
fonde sur le versant, désormais dégagé, du « propre », l’ordre ainsi seulement (et
donc : toujours déjà) sacré.79
Julia Kristeva

La souillure est ce qui choit du système symbolique, ce qui échappe à la rationalité


sociale, à l’ordre logique sur lequel repose un ensemble social capable de fonder la religion, le
groupe social et le sujet. L’abjection est coextensive à l’ordre social et symbolique, à l’échelle
individuelle comme à l’échelle collective. De même que l’interdit de l’inceste, l’abjection est un
phénomène universel, on le rencontre dès que se constitue la dimension symbolique et sociale
de l’humain, et tout au long des civilisations. Néanmoins, l’abjection revêt des formes
spécifiques selon les divers systèmes symboliques.

79 Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 80.

69
La saleté n’est pas une qualité en soi, mais à ce qui se rapporte à une limite et
représente l’objet chu de cette limite. La puissance de la pollution n’est pas immanente à celle-
ci, mais elle est proportionnelle à la puissance de l’interdit qui la pose. Le danger de la saleté
représente pour le sujet le risque qu’encourt en permanence l’ordre symbolique. Dans les
sociétés sans écriture, des rites de la souillure et le sacrifice fonctionnent comme une écriture
du réel, ils sont des actes plutôt que des symboles. Ils découpent, démarquent, tracent un
ordre, une socialité, sans avoir d’autre signification que celle immanent au découpage et à
l’ordre qui s’y enchaîne. Les rites concernant la souillure et le sacrifice abréagissent l’impact
pré-signe, l’impact sémiotique du langage. Les rites ne s’en tiendraient pas à leur dimension
purement signifiante, mais auraient un impact matériel, actif, translinguistique, magique.
Le sacrifice célèbre la dimension verticale du signe, de la chose abandonnée ou tuée,
au sens de la transcendance. L’acte sacrificiel constitue l’alliance avec une sorte d’unité
symbolique, il relie avec violence, violant deux termes hétérogènes, incompatibles, jamais
conciliables. Le sacrifice est une métaphore, il étend la logique du tabou lorsque celle-ci est
perturbée par sa propre transgression. Le sacrifice se configure comme l'acte religieux par
excellence à travers la suspension de l'interdiction de tuer, il est considéré une offrande. La
victime sacrifiée meurt consacrée, collectivement et suppose un sens de divinité. Le caractère
sanglant du sacrifice peut, éventuellement manquer, et souvent les animaux sont victimes en
substitution. Le sacré des sacrifices primitifs, analogue au divin des religions actuelles, rend
possible la continuité sacrée, ou divine, qui est liée à la transgression de la loi qui établit les
êtres discontinus. La contemplation de la mort, comme rituel sacrificiel, nous ramène à
l'expérience de continuité. En règle général le sacrifice est constitué par la conciliation entre la
vie et la mort, c’est donner à la mort un nouveau déboutonner de la vie, le vertige et
l'ouverture de la mort. C'est la vie mélangée à la mort, néanmoins, dans le même instant, la
mort est signe de la vie, ouverture pour l'illimité.

La victime meurt, alors les assistants participent d’un élément que révèle sa mort.
Cet élément est ce qu’il est possible de nommer avec les historiens des religions, le
sacré. Le sacré est justement la continuité de l’être révélé à ceux qui fixent leur
attention, dans un rite solennel, sur la mort d’un être discontinu. Il y a, du fait de la
mort violente, rupture de la discontinuité d’un être : ce qui subsiste et que, dans le
silence qui tombe, éprouvent des esprits anxieux, est la continuité de l’être, à laquelle
est rendue la victime. 80
Georges Bataille

80 Bataille, Georges, L’érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 92.

70
L'initiation consiste à l'instauration d'un échange, c’est un événement symbolique de
la naissance et de la mort initiatique, parcours de la vie et de la mort pour l’entrée dans la
réalité symbolique de l'échange, moment où l'initié devient un vrai être social devant le
groupe. L'épreuve initiatique n'introduit pas une deuxième naissance ou une dramatisation de
la mort. L'initiation ne joue pas la vie contre la mort vers une renaissance, c’est le glissement
de la naissance et de la mort que l'initiation conjure. Cette opération symbolique ne prétend
pas dépasser la mort, mais promouvoir son articulation sociale, dans un contexte d'échange
entre les ancestraux et les êtres vivants. Au lieu d'une séparation s'instaure une relation sociale
entre les partenaires. La mort naturelle, biologique, aléatoire et irréversible devient alors une
mort donnée et reçu, réversible dans l'échange social. L'opposition entre naissance et mort
disparaît, pouvant changer sous les possibilités des réversibilités symboliques.
Le symbolique n'est pas un concept, une catégorie ou un type de structure, c’est un
acte d'échange et une relation sociale qui dissout la réalité et se rend, en même temps,
opposition entre le réel et l'imaginaire. La réalité du corps vient de la séparation spirituelle
entre corps et non-corps, discrimination entre corps et âme, et le symbolique rend à la fin ce
code de séparation.
Nous nous demandons ici si l'expérience de continuité rendue possible par le sacrifice
et par l’initiation ne pourrait pas être comprise aussi en tant qu'expérience du sublime. Bataille
indique que, à partir du moment où les hommes se concilient dans un sentiment avec
l'animalité, nous entrons dans le monde de la transgression et dans le monde du sacré.
L'animalité sacrificielle de l'homme ne pourrait-elle pas aussi être identifiée comme l'état
d'abjection, pré-symbolique et antérieur au sujet ? État où la discontinuité du sujet,
symboliquement constitué, se perd dans l'abjection luxueusement exagérée qu’est la mort
sacrificielle. En attendant l’abjection complète du cadavre, l'antérieure discontinuité du sujet se
rend continue, sacrée, sublime. Selon Kristeva l'abjection et le sublime ne sont pas les mêmes
moments du parcours, mais c'est le même sujet et le même discours qui les fait exister. Le
sublime, tout comme l’abject, n'a pas d’objet, c’est le point aveugle où nous nous perdons
pour être, où nous perdons la discontinuité pour être, dans le sacré, le vertige de la continuité.
La purification de l'abjection à travers le sacrifice, de la mort spectaculaire de l'être discontinu
en direction à la continuité, est la condition sacrée dans laquelle la victime est placée et atteint
l'état sublime. Le vertige sacrificiel, provoquée par l'inondation et le renouvellement incessant
de la mort et de l'abject, expose le sublime et l’immense mouvement composé par la
reproduction et la mort. « La vie est en son essence un excès, elle est la prodigalité de la vie.

71
Sans limite, elle épuise ses forces et ses ressources ; sans limite elle anéantit ce qu’elle a créé. »81
Bataille affirme que nous vivons par procuration, nous n’avons pas l'énergie pour
vivre, nous jouons avec angoisse et joie à travers l'aventure de l'autre, point où la littérature se
place après la religion, de laquelle elle est héritière. Dans la littérature et dans le sacrifice sacré
le jeu de l'angoisse est toujours le même, l'angoisse jusqu'à la mort, pour trouver, outre la mort
et dans la ruine, le surpassement de la mort. L'angoisse est désirée dans le sacrifice, mais à
l'intérieur de ses limites possibles, en ayant ses limites atteintes le recul est inévitable. À travers
le temps le sacrifice humain a été substitué par l'animal, inévitablement l'angoisse a perdu,
pour l'homme, partie de sa valeur pour éloigner de lui sa mort. Dans la structure de
civilisation, les sacrifices ont commencé à paraître une barbarie : les chrétiens ont connu le
sacrifice seulement symbolique.
Le principal aspect ici indiqué par Bataille est que, dans l'idée du sacrifice de la croix,
le caractère de transgression est déformé. Ce sacrifice hypothétique est effectivement un
homicide, un péché, il ne s'agit pas de la suspension de l'interdiction de tuer. « La
méconnaissance de la sainteté de la transgression est pour le christianisme un fondement. »82
Le sacrifice sacré est donc une manifestation qui disparaît dans les sociétés chrétiennes, reste
seulement le sacrifice fictionnel présent dans la littérature et dans l'art. Bataille affirme encore
que, si la transgression n'est pas fondamentale, le sacrifice et l'acte d'amour n'ont rien en
commun, le sacrifice est une transgression désirée, une action délibérée dont la fin est le
soudain changement de l'être victime de celle-ci. Dans l'expérience intérieure du sacrifice, il
était possible d'atteindre un parallèle entre piété et désir, semblable au jeu sexuel des corps qui
s'ouvrent à la violence. Cette possibilité a disparu dans le christianisme, où la piété s'éloigne
d'une volonté d'accéder au secret de l'être par la violence. Le sacrifice fuit du champ de notre
expérience, alors nous devons substituer la pratique par l'imagination.
De nos jours où l'habitude du sacrifice est en complète décadence, la signification du
mot est encore lié à la notion d'esprit de sacrifice, dans lequel l'automutilation des aliénés n'est
pas seulement l'exemple le plus absurde, comme le plus terrible. Cette partie démente du
domaine sacrificiel, la seule qui est encore immédiatement accessible dans la mesure où elle
appartient à notre propre psychologie pathologique, et qui ne peut pas être simplement opposé
à une contrepartie de sacrifices religieux d'hommes et d'animaux. Les automutilations
d'initiation rompent l'homogénéité personnelle de l'être, dans la projection vers l'extérieur de
l’être, avec son caractère violent et pénible, à travers l'évocation ouverte par le rituel d'entrée
81 Bataille, Georges, L’érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 96.
82 Ibidem, p. 100.

72
dans la société des adultes. Une telle action serait caractérisée par le fait qu’elle aurait la
puissance de libérer des éléments hétérogènes et de rompre l'homogénéité habituelle de la
personne. L'utilisation du mécanisme sacrificiel peut être comprise dans l'art seulement avec la
condition élémentaire de la modification radicale de la personne, qui peut être indéfiniment
associée à toute autre modification qui se produit dans la vie collective. Le sacrifice considéré
dans sa phase essentielle ne serait qu’un rejet de ce qui était approprié à une personne ou à un
groupe. La nausée n’est qu’une des formes de la stupeur causée par une éruption horrifiante,
par le dégorgement d’une force qui peut engloutir. Le sacrifice est libre, s'identifiant
continuellement à la victime, libre de se jeter tout à coup hors de soi, comme s’elle vomissait
un morceau d’elle-même.

C’est en raison du fait que dans le cycle humain tout ce qui est rejeté est altéré d’une
façon tout à fait troublante, que les choses sacrées interviennent au terme de
l'opération : la victime affalée dans une flaque de sang, le doigt, l’œil ou l’oreille
arrachées ne diffèrent pas sensiblement des aliments vomis.83
Georges Bataille

Le sacrifice présent dans l'art, spécifiquement dans la performance contemporaine,


heurte les perspectives historiques et religieuses du sacrifice de sang par le fait que de tels rites
demandent toujours la participation du groupe ou de la communauté. Les rituels sacrificiels
religieux font partie de traditions culturelles établies et de doctrines collectives de croyances,
sur lesquelles les artistes ne se basent pas pour développer et exécuter des sacrifices de sang et
des rituels d'automutilation, en tant que propositions performatives. La possibilité d'une
« esthétique sacrificielle » dans l'art libère l'esthétique de l'éthique d'une justification pour le
sacrifice. La conséquence de la libération de la justification morale du sacrifice serait, donc,
l'existence de l'art sacrificiel non-religieuse. Les performances artistiques sacrificielles faillent
comme rituel religieux, la victime sacrificielle ne possède pas une relation mimétique avec la
communauté, représentant donc une rupture dans la structure de la société et aussi de l'art.
Le choix du spectateur de participer ou non à une action artistique sacrificielle
violente est ce qui la distingue comme art, au-delà de tout engagement à n’importe quel
concept de philosophique de l'art qui nous a équipés pour l’interpréter comme tel. L'existence
du spectateur représente une prise de position, entre ceux qui retiennent l'éthique et la morale
d'une société patriarcale monothéiste et ceux qui comprennent d’autres possibilités rituelles.
Néanmoins, la faillite, en tant que rituel artistique, se produit, si la participation du public

83 Bataille, Georges, La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh, Paris, Allia, 2009, p. 30.

73
commence à se transformer dans une interaction commune et se transforme en croyance,
moment où la performance perd sa catégorie esthétique et se transforme en mouvement
religieux. La préservation du « rite sans mythe », à propos duquel parle Clark, est d'extrême
importance pour le maintien de la catégorie esthétique qui garantit la condition artistique de
toutes propositions rituelles.

UN MYTHE MODERNE : L’INSTANT COMME NOSTALGIE DU COSMOS


Sommes-nous vraiment aussi près de la fin de tout ? Si c’était le cas, nous devrions
accepter cette fin telle quelle, car elle annoncerait un nouveau commencement.
L’homme moderne doit s’éloigner de cet excès de rationalisme qui est au cœur de notre
pensée. Si le siècle dernier a apporté la conscience de la mort de Dieu, nous vivons, à
notre époque, chez l’homme, la mort de l’individualité qui donnait un sens à sa vie.
Aussi faut-il trouver un sens nouveau qui rendre à l’homme son intégrité, et ce sens ne
peut être constitué de valeurs mythiques qui lui soient extérieures. S’il a conscience de
ses propres limites - parce qu’il lui manque une raison profonde qui justifie son
existence, à cause de la disparition de toutes les valeurs spirituelles qui le comblaient
jadis - l’homme doit prendre position face à lui-même, avec toute l'indépendance qu’il a
gagnée dans sa terrible solitude. Dans la mesure où la participation fait disparaître la
distinction entre le sujet et l’objet, il est nécessaire que l’homme intègre en lui-même
cette relation sujet-objet pour mettre en échec le vide spirituel sans signification
apparente qui l’entoure. Ce qui était autrefois un élément de richesse spirituelle a perdu
de son sens. Dans ce vide apparent, l’homme a du mal à percevoir le nouveau champ
qui s’offre à lui comme un gain, car ce nouveau champ n’a pas encore été intégré à son
sens de la vie. Le nouveau est précaire, les valeurs statiques dépassées. Maintenant nous
avons l’acte en train de se faire, l’instant, qui se transcende lui-même dans la
signification de l’acte pur. C’est du vide spirituel que surgira le nouveau sens : toutes les
options possibles s’y inscrivent, toute expressivité latente. La magie pénètre la vie. Cette
évidence est d’autant plus perceptible que l’homme d’aujourd’hui est devenu la créature
la plus immédiate de tous les temps, celle qui vit le plus dans l’instant.
Maintenant, l’homme ordinaire commence à parvenir à la position de l’artiste. Jamais
l’homme n’a été aussi près de la plénitude ; il n’a plus d’excuses métaphysiques. Il n’y
plus rien sur quoi se projeter. Il est libre de l’irresponsabilité, ne pouvant même plus se
refuser comme étant un être total. Puisque aucun transfert n’est plus possible, il ne lui
reste qu’à vivre le présent, l’art sans l’art, comme une nouvelle réalité. 84
Lygia Clark

Ce texte de 1983, nous montre comment la compréhension artistique de Lygia Clark


est complètement liée au contexte religieux et spirituel. La conscience de la mort de Dieu
révèle chez l'homme la fin du sens spirituel de sa vie individuelle. Selon Clark, il faut
maintenant trouver un nouveau senti pour la vie, pour remplir ce vide laissé par la fin
religieuse, et ce nouveau senti se trouve dans l'art. Avec la fin des valeurs spirituelles qui avant
satisfaisaient l'homme, il lui manque une raison profonde qui justifie son existence dans la vie

84 Clark, Lygia, « Livro-obra », Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, Clark, Lygia, p. 154.

74
rationaliste quotidienne. La nouvelle intégrité de l’homme ne se trouve pas dans les mythes
extérieurs, l’homme doit trouver son intégrité à partir de lui-même. Il doit prendre conscience
de ses propres limites et laisser la stabilité et le confort que la religion lui avait proportionné.
Clark propose qu'après la fusion entre objet et sujet, l'art suppose un nouveau rôle
devant la réalité et la spiritualité humaine. La participation devant l'art est la clé pour le
remplissage du vide spirituel qui nous entoure. Nous pouvons conclure, donc, que l'intention
spirituelle des propositions de Clark est une condition indispensable pour la compréhension
pas seulement de son œuvre, mais aussi de l’important changement artistique et conceptuel
qu’elle a apportée. L'innovation proposée par Clark ne se limite pas aux contours esthétiques,
elle va au-delà de la performance et de la simple interaction physique, elle propose de vrais
rituels initiatiques, anthropophagiques, cannibalesques, carnavalesques, transgresseurs.
L'homme, en participant aux propositions de Clark devient actif quant à sa condition
spirituelle devant le monde et devant lui-même. Sans offrir un mythe que nous pouvons
comprendre et suivre comme croyants fidèles, Clark propose quelque chose au-delà de la
religion. Il s'agit ici d'une vraie prise de position individuelle, où chaque être doit assumer sa
propre responsabilité spirituelle, l'homme commun comme artiste, comme proposant pour
lui-même et pour les autres. Clark va encore plus loin, elle aspire à l'art capable de se dissoudre
complètement dans la réalité, où chacun assume sa poésie personnelle dans une dynamique
d'échanges et d’expériences collectives. Art sans art, complètement intégré dans la vie, capable
de transgresser la religion, la morale et la loi. Rêve utopique d'une réalité où les interdictions
retournent à l'état de suspension primitive du rituel et de la fête, à partir de la prise de
conscience spirituelle et du positionnement poétique individuel.
Clark propose avec ce texte un « mythe moderne », néanmoins, il ne s’agit pas d’un
mythe collectif, mais de la poétique individuelle de chaque être humain qui prend parti dans la
réalité quotidienne, l’homme ordinaire commence à parvenir à l’artiste de son propre mythe.
Au-delà de la thérapie et de l’art comme jeu interactif, nous sommes dans le champ spirituel,
mais d’une spiritualité non religieuse. Le touché érotique de la vie qui se perd dans l’abîme de
la continuité de la mort est le touché sensuel, sacré et mortel que Clark nous offre avec ses
propositions.

75
L’INFORME ET LE CORPS SANS ORGANES

Informe : Un dictionnaire commencerait à partir du moment


où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots.
Ainsi informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens
mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que
chaque chose ait sa forme. Ce qu'il désigne n'a ses droits dans
aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou
un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes
académiques soient contents, que l'univers prenne forme. La
philosophie entière n'a pas d'autre but: il s'agit de donner une
redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par
contre affirmer que l'univers ne ressemble à rien et n'est
qu'informe revient à dire que l'univers est quelque chose
comme une araignée ou un crachat. 85
Georges Bataille

Nous pouvons noter que la notion d’informe définie dans ces quelques lignes est bien
vaste et vague. Bataille déclare très précisément la tâche qu’il assigne à son « dictionnaire », de
ne pas donner le sens mais les besognes des mots. Il refuse donc de définir l’informe : « Ce n’est
pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser »86 . Selon Yve-Alain
Bois, l’informe n’est rien en soi, n’a d’autre existence qu’opératoire, il ne s’agit pas d’un statut
terminal, « c’est un performatif, comme le mot obscène, dont la violence ne tient pas tant à ce
à qui il se réfère qu’à sa profération même »87 . L’informe est une opération de suppression de la
forme, un concept complexe et également un paradoxe, désignant ce qui ne peut « prendre
forme » et plus exactement ce qui ne se laisse pas « enfermer dans la forme ». Le terme peut
être considéré comme un nom ou comme un verbe impératif. C’est à la fois un processus de
création d’image et un processus mental.
L’informe sert à déclasser, il empêche à une forme ou un élément d'acquérir une
finalité, il n’est plus catégorisable. Libéré de la claustrophobie nominative, l'élément rendu
informe se retrouve « disponible » à être le réceptacle de toute projection que l’utilisation lui
accorde. L’informe est donc un élément sur lequel bute ce sens, il travaille à une
déconstruction du visible tel que nous le percevons habituellement, il ne s’aligne sur aucun
modèle. L’informe peut être compris comme un visible illisible, indéchiffrable dans le langage
des formes existantes.

85 Bataille, Georges, « Informe », Documents, nº 7 (décembre 1929), p. 382 ; Œuvres complètes I. Premiers écrits :
1922-1940, Paris, Gallimard, 1970, p. 217.
86 Ibidem.

87 Bois, Yve-Alain ; Krauss, Rosalind, L’informe : mode d’emploi, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 15.

76
Encore selon Bois, le « bas matérialisme » est l’arme principale dans la lutte que veut
mener Bataille contre l'idéalisme, il ne s’agit de ne pas d’ontologiser la matière. La plupart des
matérialistes ont voulu éliminer toute entité spirituelle, en décrivant des rapports hiérarchiques
caractérisés comme spécifiquement idéaliste. La matière dont Bataille veut parler est ce dont on
n’a pas idée. La matière ne peut être résorbée par l’image, une fois que le concept d’image
présuppose une distinction possible entre matière et forme. C’est exactement cette distinction,
en tant qu’abstraction, que l’informe cherche à annuler. Bataille propose une transgression des
formes, il cherche à remettre au centre des préoccupations esthétiques de toutes formes exclues,
ces « choses abjectes ». Ce sont tous ces éléments organiques, matériels, sales qui permettent de
s’opposer à la raison et surtout à une forme d’idéalisation de la pensée philosophique et
métaphysique. Il veut remettre le concret au centre de la représentation, car pour lui en
s’éloignant de l’organique, du réel, le monde des idées n’est plus qu’un vaste système creux
fonctionnant à vide. Les images ainsi devenues informes sont des images contacts, des images
sensations. La dimension scatologique du « bas matérialisme » est au cœur d’un certain
nombre de propositions de Clark qui en vient aussi à des images contacts et des images
sensations. Il s’agit de libérer le corps de sa prison en le rendant accessible à notre
« conscience », paradoxe de taille, puisque la conscience constitue précisément les murailles qui
maintient le corps enfermé.

Mais la fascination de Bataille pour la pourriture et le déchet, pour la décomposition


de toute chose, qui apparaît dans chacun ou presque de ses écrits, montre assez que
le gel entropique, s’il voulut le tenir à l’écart de son écriture, était pour lui une
opération essentielle, d’autant plus violente qu’elle était inévitable et que son efficace
ne dépendait d’aucune volonté.88
Yve-Alain Bois

L’entropie, dégradation constante et irréversible de l’énergie dans tout système,


apparaître chez Bataille dans un sens plus proche de la notion de « dépense », qui serait la
régulation par l’excès. L’entropie est un enlisement, un tassement, mais peut-être aussi un
gaspillage irrécupérable. Dépense qui vient d’un excès semblable à celui que nous pouvons
aussi trouver dans son concept d’érotisme et d'échange symbolique entre la vie et la mort. La
nature scatologique des matériaux, l’insistance sur le sacré que tendent à unir le haut et le bas,
à concevoir la figure sacrificielle comme un être exemplaire précipité du haut de sa position
souveraine pour s'identifier au plus bas de ses sujets. Dans les initiations, sacrifices, fêtes, l’être
humain se dissout dans la communication forte, en lui s’ouvre une déchirure par laquelle il

88 Bois, Yve-Alain ; Krauss, Rosalind, L’informe : mode d’emploi, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 34.

77
perd une partie de son propre être au profit de l’être commun. C’est la communication plus
profonde, quand deux êtres sont perdus dans une convulsion qui les noue, mais ils ne se
communiquent que pendant une part d’eux-mêmes. La communication les lie par des
blessures où leur unité se dissipent dans le sacrifie.
Avec Caminhando [Cheminant], Lygia Clark a trouvé une réponse radicale à la
question de Jean Genet : « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchirée en petits carrés réguliers,
et foutu aux chiottes »89 . Il ne s’agit pas de déchirure, ni d’œuvre, mais de la déchirure du
concept d’œuvre. L’acte du Caminhando [Cheminant] marque un de ces moments de
« communication forte » chers à Bataille, il n’est qu’une potentialité, pas de séparation entre
sujet et objet, c’est un corps à corps, une fusion.
En tant qu’expérience artistique, l’informe emmène l’artiste et le spectateur/
participant vers des territoires visuels étranges et inhabituels. Le changement de perception
permet une approche nouvelle du réel. Dans le cadre de Baba antropofágica [Bave
anthropophagique], ce fil est plus ressenti que vu : l’aborder en tant qu’image visuelle attire
donc l’attention sur l’exploration constante par Clark de l’opposition intérieur/extérieur.
L’essentiel reste pourtant les réactions, verbales ou autres, des participants. Après avoir participé
à Baba antropofágica [Bave anthropophagique] (en tant que personne allongée) à São Paulo en
1994, Suely Rolnik, psychanalyste et écrivain brésilien, qualifie l’expérience de dissolution de
l’image de son corps et de la perception de son moi.

[...] matière sans forme du « flux-bave » au « corps sans organes » évoqué par
Antonin Artaud. [...] J’entrevois alors que ce corps sans organes des flux-bave est
une sorte de réservoir de mondes - de modes d’existence, de corps, de moi au
pluriel. C’est un « hors de moi » mais qui curieusement m’habite et, de surcroît, me
fait différer de moi-même, comme le dit Clark « le dedans et le dehors ». A partir du
« moi extérieur », un nouveau « moi intérieur » se produit en moi.90
Suely Rolnik

Le corps expérimental abject envisagé par Clark dans les propositions tel que Baba
antropofágica [Bave anthropophagique], Canibalismo [Cannibalisme] et Estruturação do Self
[Structuration du Self ] n’est pas loin du « corps sans organes » d’Artaud. Selon Deleuze et
Guattari91, le corps sans organes est occupé par des intensités, il n’est pas du tout un concept,
mais un ensemble de pratiques, matière qui correspond aux intensités produites. Le corps sans

89 Genet, Jean, « Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes »,
Œuvres complètes, Vol. IV, Paris, Gallimard, 1968, p. 19-32.
90 Rolnik, Suely, apud Clark, Lygia, Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 28.

91 Deleuze, Gilles ; Guattari, Félix, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980.

78
organes, aussi comme le corps abject, est un corps d’expérience, de matière et d’énergie,
antérieur à formation de l’organisme et du sujet. « Il est non-désir aussi bien que désir. »92 ,
comme l’abject il est un mélange d'affection et de pensée qui sollicite, inquiète, fascine le désir,
mais qui ne se laisse pas séduire. « Le CsO, c’est le champ d’immanence du désir, le plan de
consistance propre au désir (là où le désir se définit comme processus de production, sans
référence à aucune instance extérieure, manque qui viendrait le creuser, plaisir qui viendrait le
combler). »93 Le « corps abject » et le « corps sans organes » touchent le désir dans leur état
primaire, précédant aux traumas et refoulements, mais il ne s’agit pas du désir dans la loi
négative du manque. Clark propose l’expérience corporelle où le dedans et le dehors sont un et
le même corps, ce qu’elle propose est, en fait, le champ d’immanence.

Le champ d’immanence n’est pas intérieur au moi, mais ne vient pas davantage d’un
moi extérieur ou d’un non-moi. Il est plutôt comme le Dehors absolu qui ne
connaît plus les Moi, parce que l’intérieur et l’extérieur font également partie de
l’immanence où ils ont fondu.94
Gilles Deleuze et Félix Guattari

L’expérience « fantasmatique corporelle », que Clark désire atteindre avec ses


propositions, n’est pas de l’ordre du fantôme traumatique et du refoulé mais de l’expérience
tactile corporelle primaire, primitive, abjecte, où dedans et dehors se trouvent encore mélangé
dans un corps qui n’y a pas encore le maître « moi ». Telles propositions convoitent de ramener
le corps du sujet, déjà constitué, à l'expérience abjecte et immanente de leur état physique
précédent, comme une fantasmatique corporelle de la sensibilité tactile perdue dans le
processus de construction du «  moi  ». C’est la possibilité de construction, au travers d’un
programme artistique, d’un corps sans organes ou d’un corps abject. Selon Deleuze et
Guattari, le corps sans organes est une limite, on n’a jamais fini d’y accéder, il est comme le
corps abject, duquel nous pouvons avoir seulement une expérience fantasmatique. Le jugement
de Dieu de Artaud est la loi, la signifiance et la subjectivation qui transforment le corps sans
organes dans un organisme, dans un sujet constitué. Soumit au jugement, le corps sans organes
est stratifié, arraché de son immanence. « Si bien qu’il oscille entre deux pôles, les surfaces de
stratification sur lesquelles il se rabat, et se soumet au jugement, le plan de conscience dans
lequel il se déploie et s’ouvre à l'expérimentation. »95 C’est dans l’ouverture à l’expérimentation

92 Ibidem, p. 185.
93 Ibidem, p. 191.
94 Ibidem, p. 194.

95 Deleuze, Gilles ; Guattari, Félix, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980, p. 197.

79
que l’œuvre propositionnelle de Clark permet d’arracher la conscience au sujet pour en faire
un moyen d’exploration, arracher l'inconscient à la signifiance et à l'interprétation pour en
faire une véritable production, pour en faire un corps sans organes.

Car le CsO est tout cela : nécessairement un Lieu, nécessairement un Plan,


nécessairement un Collectif (agençant des éléments, des choses, des végétaux, des
animaux, des outils, des hommes, des puissances, des fragments de tout ça, car il n’y
a pas « mon » corps sans organes, mais « moi » sur lui, ce qui reste de moi,
inaltérable et changeant de forme, franchissant des seuils).96
Deleuze et Guattari

Le collectif nécessaire pour la construction du corps sans organes est le même collectif
nécessaire pour le processus de développement et pour la pratique des expériences de la phase
Fantasmática do corpo [Fantasmatique du corps] de Clark. Avec des objets ordinaires de Clark,
les corps des participants et la puissance du groupe, le « moi » artiste et le « moi » spectateur se
dissolvent dans l’expérience collective, tous deviennent des proposants/participants. Le corps
sans organes est semblé au « corps collectif », fabriqué pendant la Fantasmática do corpo
[Fantasmatique du corps], chaque fois selon un rite différent, chaque fois selon une forme
d’expérimentation différente. L’œuvre est comme l’œuf du corps sans organes, contemporain
par excellence, emportant toujours avec soi son propre milieu d’expérimentation, milieu
d’intensité pure. Dans la convergence fondamentale de la science et du mythe, de
l’embryologie et de la mythologie, de l’œuf biologique et de l’œuf psychique ou cosmique,
nous trouvons le corps sans organes proposé par Lygia Clark.

96 Ibidem, p. 200.

80
CHAPITRE 3

LA RÉCEPTION DE L’ŒUVRE ABJECTE

81
Figure 22 : O Mundo de Lygia Clark [Le monde de Lygia Clark], 1973.

82
DU REGARD À L’ABJECT RETOUR DU RÉEL

Dans le séminaire « L’inconscient et la répétition » Jacques Lacan97 s’employa à définir


le réel en termes de trauma, le traumatique comme une rencontre manquée avec le réel. En
tant que manqué, le réel ne peut être représenté ; il ne peut qu’être répété, il doit même être
répété, et la répétition n’est pas la reproduction. Dans la plupart des œuvres artistiques
contemporaines, qu’utilisent le système de sériation des images, la répétition n’est pas la
reproduction au sens de la représentation mimétique ou de la simulation, la répétition sert à
faire écran au réel perçu comme traumatique. C’est un processus qui renvoie au réel et qui crève
l’écran de la répétition. Dans une allusion à Aristote sur la causalité contingente, Lacan appelle
tuché ce point traumatique. Le tuché est la rencontre avec le réel ; le retour d’une rencontre
traumatique avec le réel, une chose qui résiste au symbolique mais qui n’est pas du tout
signifiant. Il existe au-delà de l’automaton, des symptômes, au-delà de l’insistance des signes et
au-delà du principe de plaisir. L’automatum est la répétition du refoulé entant que symptôme
ou signifiant. Selon Lacan, ce qui se répète est toujours quelque chose qui se produit comme
au hasard, ils apparaissent accidentels mais également répétitifs, automatiques.
Dans le séminaire sur le regard suit le séminaire sur le réel ; Lacan distingue entre la
vue (et l’œil) et le regard, et tout comme Merleau-Ponty98 jusqu’à un certain point situe ce
regard « dans le monde ». La Phénoménologie nous rapporte à la régulation de la forme, non pas
seulement l’œil du sujet, mais tout son attente, son mouvement, sa prise, son émotion
musculaire et aussi bien viscérale. Selon Lacan, le regard, en tant que objet petit a, peut venir
symboliser le manque central exprimé dans le phénomène de la castration. L’œil et le regard,
sont pour Lacan, la schize dans laquelle se manifeste la pulsion au niveau du champ scopique.
Selon Hal Foster99 , Lacan conteste plus radicalement que Merleau-Ponty l’ancien privilège du
sujet dans la vue et la conscience de soi - le « je me vois en train de me voir » qui fonde le sujet
phénoménologique - ainsi que l’ancienne maîtrise du sujet dans la représentation. Dans
l’apologue de la boîte de sardines (flottant à la surface de la mer et miroitant sous le soleil,
semble regarder le jeune Lacan sur son bateau de pêche) le sujet lacanien est fixé dans une
double position, qui conduit à superposer l’habituel cône de vision qui émane du sujet, un
autre cône qui émane de l’objet, au point lumineux qu’il nomme le regard. « Je ne suis pas

97 Lacan, Jacques, Le Séminaire Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973,
pp. 21-62.
98 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1985.

99 Foster, Hal, Le retour du réel, Bruxelles, La lettre volée, 2005.

83
simplement cet être punctiforme qui se répète au point géométral d’où est saisie la perspective.
Sans doute, au fond de mon œil, se peint le tableau. Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais
moi, je suis dans le tableau. »100 Le sujet est aussi sous le regard de l’objet, photographié par sa
lumière, transformé en image par son regard.
Par rapport à l’art, l’écran des schèmes de Lacan est le médiateur de l’objet-regard pour
le sujet, mais il protège également celui-ci de cet objet-regard. Selon Lacan, les animaux sont
pris dans le regard du monde et n’y sont qu’exposés, les humais par contre, ne sont pas autant
réduits à cette capture imaginaire, car nous avons accès au symbolique. L’écran, en tant que site
de la vision et de la construction de l’image, est où nous pouvons manipuler et réguler le
regard. L’écran permet au sujet, situé au point de l’image, de contempler l’objet, situé au point
de la lumière. « Et moi, si je suis quelque chose dans le tableau, c’est aussi sous cette forme de
l’écran, que j’ai nommée tout à l’heure la tâche » 101 Selon Foster en analysant le schème de
Lacan, le sujet est un écran en ce sens que, regardé de partout, il bloque la lumière du monde,
jette une ombre, est une tâche. Mais cet écran est différent de l’image-écran, de laquelle le sujet
est un agent. Le sujet est à la fois spectateur et image, si le regard peut piéger le sujet, le sujet
peut dompter le regard. Voir sans l’écran signifierait être aveuglé par le regard ou touché par le
réel. C’est là la fonction de l’écran ; négocier que le regard soit déposé, comme on parle de
déposer les armes. Lacan comprend en effet, le regard comme étant non seulement maléfique,
mais violent, une force capable de paralyser, si elle n’a pas d’abord désarmé. Par rapport à
l’esthétique, Lacan propose que l’art aspire à dompter le regard, « ce que je regarde n’est jamais
ce que je veux voir »102, le peintre établis un jeu de trompe-l’œil. Dans la peinture, pour Lacan,
il y a le regard, l’objet et le réel, avec lequel le peintre, en tant que créateur, dialogue. L’illusion
parfaite est impossible, le réel ne peut pas être représenté. La rencontre avec le réel est toujours
manquée, il s’agit d’un objet perdu, ce petit bout de sujet perdu par le sujet, le réel est donc
l’objet petit a.
L'hyperréalisme dans l’art est engagé dans le jeu du trompe-l’œil, il consiste en un
subterfuge contre le réel. Selon Foster l'hyperréalisme procède de trois manières différentes :
signe codé, montre le réel comme déjà absorbé dans le symbolique ; reproduire la réalité comme
une surface fluide grâce à des effets de simulacres ; et représente la réalité apparente comme une
énigme des reflets et des réfractions. Dans l'hyperréalisme, le réel est refoulé, et son retour

100 Lacan, Jacques, Le Séminaire Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p.
89.
101 Ibidem, p. 90.
102 Ibidem, p. 95.

84
perturbe la surface hyperréaliste des signes en ce qu’il joue sur un excès de signes. Foster
suggère encore qu’une part de l’art contemporain refuse l’ancien mandat pour pacifier le
regard, pour allier l’imaginaire et le symbolique contre le réel. « C’est comme si cet art voulait
faire briller le regard, faire dresser l’objet, faire exister le réel, dans toute la gloire (ou l’horreur)
de leur désir palpitant, ou moins évoquer cette condition sublime. »103 Cet art procède à une
attaque de l’image, qui s’en prend également à l’écran pour déchirer ou suggérer ce qui est déjà
déchiré. Le dérangement est plus délibéré dans l’art d’appropriation, en particulier dans la pop
art, qui joue sur la reproductibilité photographique afin de contester la valeur de l’image
comme unique. Ces deux mouvements positionnent le spectateur de manières différentes :
l'hyperréalisme dans son travail illusionniste invite le spectateur à jouir de la surface de
manière quasi schizophrène ; l’art de l’appropriation demande au spectateur de regarder au-
delà de la surface, de manière critique. La relation de l’art de l’appropriation à l’image-écran
peut être encore plus complexe ; il peut s’avérer critique par rapport à l’écran, mais il peut se
laisser fasciner par lui jusqu'à (qu’il) ne rester presque plus rien d’autre que l’image-écran. « Ce
glissement conceptuel - de la réalité comme effet de la représentation vers un réel traumatique -
est peut-être décisif dans l’art contemporain [...] »104
En analysant les images photographiques de Cindy Sherman, Foster indique un
tournant vers le grotesque, ensembles d’images-écran qui ont eu un impact profond sur les
pratiques présentes et passées de la représentation de soi. « Le jeu se fait pervers lorsque, dans
quelques photos de mode, la béance entre le corps imaginaire et le corps réel devient
psychotique (un ou deux modèles semblent totalement dénués de conscience de leur égo) ou
lorsque, dans quelques photos inspirées de l’histoire de l’art, la désidéalisation est poussée
jusqu’à la désublimation : avec des seins comme des sacs marqués de cicatrices et des nez
comme des furoncles bizarres, ce corps transgressent les cadres conventionnels de la
représentation voire de la subjectivité. »105 L’horreur dans les photos de Sherman vise d’abord
et surtout la maternité, le corps rendu étrange, répugnant, par le refoulement. Ce corps est
également le lieu premier de l’abject, concept défini par Julia Kristeva106 comme n'étant ni
sujet ni objet.
L'abject est ce dont j'ai besoin pour devenir un soi. Il s’agit d’une substance
fantasmatique étrangère non seulement au sujet, mais aussi à son intime, et cet excès de

103 Foster, Hal, Le Retour du réel, Situation actuelle de l'avant-garde, Bruxelles, La lettre volée, 1996, p. 177.
104 Ibidem, p. 187.
105 Ibidem, p. 189.

106 Kristeva, Julia, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Éditions Du Seuil, 1980.

85
proximité produit une panique dans le sujet. Ainsi, l'abject touche la fragilité de nos limites, la
fragilité de la distinction spatiale entre notre intérieur et extérieur. Tant spatial que temporaire,
donc, l'abject est la condition dans laquelle la subjectivité est perturbée, où le sens entre en
effondrement ; de là vient l’attirance pour les artistes d'avant-garde qui veulent perturber les
ordonnances du sujet et de la société. Ces conditions extrêmes sont suggérées dans les photos
de Sherman par des scènes de désastre débordant des signifiants du sang menstruel et des
sécrétions sexuelles, du vomi et des excréments, de la pourriture et de la mort. Mais ils
évoquent aussi le dedans devenu dehors, le sujet de la représentation envahit par le regard de
l’objet. Certaines images passent au-delà de l’abject, vers l'obscène, où le regard de l’objet est
présenté comme s'il n'y avait pas de scène pour le mettre en scène, sans aucun cadre
représentatif pour le contenir, aucun écran. Parfois, l'écran semble si déchiré, qui le regard de
l’objet non seulement envahit le sujet de la représentation, mais domine. Les images « violées »
sont exposées pour le plaisir voyeuriste des spectateurs, la mise en scène de ce «  je  » qui se
défait est vraiment réalisée sur une sorte d’étape, ce qui non seulement accentue le ton
«  scénique  » des images tout en éloignant l'observateur, cet éloignement permet aussi un
voyeurisme plus réfléchissant de la violence. Ici au-delà d’un spectacle de douleur et de
violence c’est aussi un spectacle esthétique du « moi » réduit à une « auto-performance » dé-
structurelle/structurelle de lui-même.
Selon Kristeva, la tâche de l'artiste n'est pas celle de sublimer l'abject, mais de le tester à
la lumière de la crise de la loi paternelle. Chercher l'abjection dans la topographie corporelle
qui s'est échappée au refoulement de la loi paternelle. Encore selon Hal Foster, l'art abject
rejette l'illusionnisme, toute sublimation du regard de l’objet, dans une tentative d'évoquer le
réel lui-même, attirée par l'effondrement des limites du corps violé. Par-delà l'inconscient, dans
les limites du refoulement originaire, l'art de l’abject suscite le réel en déchirant l’écran du
regard, en exposant le traumatisme et le refoulement du corps abject, qui charge les déchets et
les résidus polluants du corps maternel envahissant et dérangeant le sujet constitué du
spectateur.
Cette double attaque contre le sujet et contre l’écran n’est pas le seul fait de l’art abject ;
elle se rencontre sur plusieurs fronts dans l’art contemporain, où elle se voue presque ouverte
au service du réel. Selon Foster, l’art contemporain évoque le réel de deux manières différentes :
par les approches liées à l'illusionnisme, qui fait retour à l’hyperréalisme et artistes
d’appropriation, à pousser l'illusionnisme jusqu’au réel ; et par l’approche qui prend la
direction inverse, et qui rejette l'illusionnisme et toute sublimation de l’objet-regard, pour
évoquer le réel en tant que réel. C’est là le domaine principal de l’art abject, lequel est attiré par

86
les limites brisées du corps violent. L’ambition de cette seconde approche consiste à faire
remonter le trauma du sujet, si son objet petit a perdu ne peut être récupéré, la blessure qu’il a
laissé peut être dévoilée.
Il existe chez Kristeva une ambiguïté fondamentale entre l’opération d’abjecter et l’état
d’être abject. « Abjecter » signifie expulser, séparer, et « être abject » signifie être repoussant,
coincé, c’est être juste assez sujet pour ressentir que cette subjectivité est en péril. Pour
Kristeva, l’action d’abjecter est essentielle pour la préservation tant du sujet que de la société,
tandis que l’état d’être abject corrode ces deux formations. L’abject perturbe mais au même
temps instaure les ordres subjectifs et sociaux. Dans la littérature moderniste, Kristeva perçoit
l’abjection comme conservatrice, même défensive, l’abject teste les limites de la sublimation, le
purifie. La transgression de l’abject dans l’art n’est pas la négation de l’interdit, elle le dépasse et
le complète. Kristeva relève une mutation culturelle vers le présent, la tâche de l’artiste n’est
plus de sublimer l’abject, de l’élever, mais de sonder l’abject qu’est le refoulement originaire,
repenser la transgression mais plus comme la rupture qu’une avant-garde héroïque produit en
dehors de l’ordre symbolique. Le but maintenant, n’est plus de rompre de façon absolue avec
cet ordre, mais d’exposer cette crise, de pointer tant les faiblesses que les possibilités nouvelles
qu’une telle crise peut révéler.
Dans le contexte de la visualité, ceci se traduit par une crise de l’image-écran. L’art
abject a pris deux directions : la première consiste à représenter la condition de l’abjection a fin
de la mettre en œuvre, mais cette mimesis peut également confirmer une abjection donnée ; la
seconde consiste à s’identifier avec l’abject, à sonder la blessure du trauma, à toucher l’objet-
regard obscène du réel. Certains artistes, qui rejettent la sublimation de l’objet-regard pour
évoquer le réel en tant que réel, explorent en termes d’abject le refoulement du corps maternel,
les effets de ce qui reste du corps maternel au niveau matériel et métaphorique. Il s’agit d’un
corps maternel qui sert de médium à un sujet-enfant ambigu qui l’abîme et le restaure tour à
tour. Le corps apparaît tel un double direct du sujet violenté dont les fragments sont exhibés
comme autant de traces de violence ou d’indices de trauma.
Dans l’œuvre de Lygia Clark, la relation avec l’abject est proposé comme l’expérience
directe et physique avec le réel. Au-delà de la représentation mimétique du corps, Clark
comprend la production artistique, pas dans le cadre de la création des objets visuels, mais
comme des propositions vécues directement dans le corps du spectateur-participant.
Les expériences de Clark proposent la dissolution du sujet par le contact physique
avec leur abject, une dissolution du « soi » qui se produit à travers des expériences

87
« cathartiques » qui libèrent le corps des déterminations du sujet et du langage pour
expérimenter leur « corps total », sans la séparation de l'abject.
Le réel assume dans les propositions de Clark une condition qui va au-delà du
déchirement de l’écran et du regard lui-même, le réel est incorporé, en tant qu’expérience
tactile abjecte, directement vécue dans le corps sensible du spectateur-participant. Le trauma
est vécu en tant que répétition et pas comme reproduction mimétique, il s’agit d’une rencontre
manquée avec le réel. Selon Lacan, le réel en tant que manqué, ne peut pas être représenté, il
ne peut qu’être répété et la répétition n’est pas la reproduction. Néanmoins, la répétition dans
les propositions de Clark ne sert pas à faire écran au réel, comme dans la plus part des œuvres
artistiques, une fois que nous ne sommes plus dans le contexte d’œuvres visuelles, mais
d'expériences sensibles tactiles corporelles. Nous pouvons analyser les propositions artistiques
de Clark à l'intérieur de la perspective du concept lacanien de tuché, la rencontre avec le réel, le
retour d’une rencontre traumatique avec le réel : le rencontre physique avec l’abject corporel.
La répétition du trauma chez Clark ne se réfère pas au automaton des symptômes, il ne s’agit
pas du refoulé entant que symptôme ou signifiant. Cependant, le tuché chez Clark diffère
significativement du concept lacanien car il touche le symbolique. La répétition du trauma
dans les propositions de Clark ne résiste pas au symbolique, comme suggère Lacan sur le tuché,
mais elle expose la crise de l’ordre symbolique, comme suggère Kristeva sur la transgression
dans l’art abject. La fantasmatique corporelle de Clark, remonte le trauma en tant que
répétition, mais articule aussi un jeu stratégique au sein de l’ordre symbolique.
Les propositions de Clark sont conçues en tant que rituels capables d’une série de
métaphores, la poétique individuelle en échange avec le collectif. Après chaque expérience,
Clark demande le vécu, moment où chaque participant s’exprime avec le langage du propre
travail et manifestait ses sensations corporelles. Ce moment, postérieur à l'expérience
corporelle, est d'extrême importance pour la conception du travail. Après l’expérience avec la
matérialité corporelle la réflexion consciente du sensible est la condition capable de
transgression et transformation de l’ordre symbolique établit. Nous devons souligner encore,
l’importance de la phénoménologie de la perception, dans les propositions de Clark et surtout
dans ce moment final, où la perception et le corps sont une et même expérience de l’être brut.
Dans les propositions de Clark, la perception est un acte du corps de l'individu incarné dans
un état de liberté absolue, il s’agit de l’expérience primaire avec le réel, qui n’est pas seulement
regardé, mais expérimenté physiquement au travers de l’abjection corporelle.

88
LA CORPORÉITÉ PHÉNOMÉNOLOGIQUE

Dans La Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty107 a travaillé sur la question


existentialiste de l’être dans le monde, la relation avec le monde de la réalité à matérialité.
Selon Merleau-Ponty, nous sommes des êtres vivants incarnés, donc la perception vient d’un
phénomène qui lie la conscience et la matérialité du corps. Les aspects corporels naturels de
l’être sont liés à l’expérience sensible, donc la part esthétique est un des plus importants aspects
de ce rapport qu’établit la formule entre voient et visible. L’expérience sensible consiste à
avancer au milieu des choses et se laisser toucher par elles. La perception et le corps sont une et
même expérience de l’être brut, l’être sauvage, qui pénètre son corps sensible dans le spectacle
du monde. La perception est un acte du corps de l'individu incarné dans un état de liberté
absolue, il s’agit d’une expérience primaire avec le réel, avant le langage. Merleau-Ponty
surmonte l'alternative entre une pure liberté et un pur déterminisme, tout comme le clivage
entre le corps-pour-soi et le corps-pour-autrui. Il souligne qu'il y a une inhérence de la
conscience et du corps dont l'analyse de la perception doit tenir compte, « toute conscience est
conscience perceptive ». Le primat de la perception signifie un primat de l'expérience, dans la
mesure où la perception revêt une dimension active et constitutive.
En partant de la phénoménologie de Husserl108 , Merleau-Ponty a développé, à travers
du concept de corps, un nouveau paradigme qui l’a conduit d’un passage de l’idée
d’intersubjectivité à celle d’intercorporéité. Ce paradigme met le corps dans une catégorie
existentielle et cherche une certaine matrice, un lieu où les deux éléments, sujet et objet,
compris jusqu’à ce moment-là comme opposés, peuvent émerger. Le corps peut être cette
matrice, le lieu de naissance de toutes les autres catégories. La perspective de Merleau-Ponty
s’oppose au discours mécaniste qui considère le monde ou le corps comme parts extra parts.
Leur base est phénoménologique : le corps n’est pas mécanique, des parts se rejoignent
soumisses à la conscience, mais il est compris comme une expérience vécue ou une manière
d’être dans le monde. Le corps est placé comme une espèce de principe « structurant » de
toutes les choses. Selon Merleau-Ponty, la conscience réflexive n’est pas une forme canonique
de la conscience, et non plus sa forme unique ou même la première, et dépend de la conscience
perceptive.

107 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1985.


108 Husserl, Edmund, L’idée de la phénoménologie, Paris, Presses universitaires de France, 1970.

89
Selon Merleau-Ponty, l’activité perceptive est le lieu d’où part l’activité réflexive, un
apriori que corrèle sujet et objet. Il a critiqué le pourvoir absolu du travail réflexif, en
proposant le primat de la perception comme expérience originaire. La perception dans le
monde implique présence et présentation, et non représentation. Il y a une synthèse pratique,
effectué physiquement par le corps, entre les partis visibles et invisibles des objets, on peut
toucher et manipuler les objets pour voir leur face invisible. La synthèse n'est pas intellectuelle,
parce que son mouvement expressif est le geste qui exprime un certain accord d'interactions
pratiques. Néanmoins, l’objet ne s’épuise jamais, il est la somme interminable d'une série
indéfinie de perspectives.
La synthèse de transition est réalisée par le corps, une conscience perceptive comme un
champ de présence, le corps comme un champ perceptif-pratique  : les gestes ont une
amplitude qui permettent un horizon d'avenir. Pour dire que le corps propre est la conscience
perceptive, on a besoin d’ajouter le futur. Le corps indique horizons, synthétisés par celui-ci au
moment présent qui nous ramène au contexte d’un pouvoir, possibilité, temps, futur. Une
intentionnalité opératrice qui s’organise comme une synthèse temporale et spatiale du corps,
qui existe nécessairement « ici » et « maintenant », mais qui, en même temps, englobe en son
mouvement l’instant antérieur et l’horizon d'avenir. Pour Merleau-Ponty le comportement est
la pure expression de la rencontre entre homme et monde, l’expression d’une structure, une
manifestation spatiale et temporale, dont la genèse est en elle-même, une situation affective qui
englobe homme et monde dans le contexte social-historique.
Le corps est le véhicule de l’être dans le monde, il n’est pas seulement un système de
positions actuelles, mais il se guide vers la situation, c’est-à-dire, par l’ensemble avec lequel il
forme le monde. L'expérience brute du sujet dans le monde, est le moment où il y a la fusion
entre sujet et objet, dans le propre acte, avant la division que la réflexion provoque. Au
moment où se reflète se sépare la conscience du corps, le voir et l’être vu. Merleau-Ponty
cherche à réhabiliter le caractère original du sensible et veut accéder à l'expérience avant la
division qui fait la réflexion, un moment où le monde nous possède. Celui-là est une
expérience comme un événement brut, dans un état brut, sans division. Il attribue au corps les
significations avant attribuées seulement à l'intelligence, à l'âme, à l'esprit. Il a introduit la
notion de corps dans un ensemble d'éléments débranchés des processus de représentation et de
conscience, il est intéressé dans une relation de pré-possession dans laquelle le monde nous
possède : l'être brut.
Le corps présente la possibilité de joindre sujet et objet : il y a la réflexibilité de la
conscience et la visibilité de l'objet. L'être brut est l'être de l’indivision, le dedans et le dehors,

90
le droit (visible) et le retour (réfléchissant, invisible). En ce sens il propose une réversibilité
entre la réflexion et l'expérience.
Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty se réfère au sujet qui, avec son
corps, s’engage au milieu des choses. Dans Le visible et l’invisible, il avance encore plus loin, en
proposant la notion de « chair » comme un élément primordial qu’enlace l’homme et le
monde. L'enlacement arrive dans l'origine, au moment pré-réflexif de la sensation sans la
représentation, dans un espace et un temps présent. La chair n’est pas matière, n’est pas esprit
et ni substance. Il serait nécessaire, pour le désigner, le vieux terme « élément », dans le sens
pour l’eau, l’air, la terre et le feu. Dans ce sens la chair est un élément de l’être. Il n’existe pas
l’homme intérieur, l’homme est dans le monde et c’est dans le monde qu’il se reconnaît, le
monde vécue représente un espace original qui apporte à l’homme la clé de sa signification.

L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde
toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu’il voit alors l‘« autre
côté » de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et
sensible pour soi-même. C’est un soi, non par transparence, comme la pensée, qui
ne pense quoi que ce soit qu’en l’assimilant, en le constituant, en le transformant en
pensée - mais un soi par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu’il
voit, de celui qui touche à ce qu’il touche, du sentant au senti - un soi donc qui est
pris entre des choses, qui a une face et un dos, un passé et un avenir... 109
Merleau-Ponty

Nous pouvons voir dans ce passage, que sa proposition implique le passage de priorité
de la pensée réflexive pour cela du corps sensible. La pensée offre à l’homme un « soi » pour
transparence et le corps, un « soi » par l'immanence. Le « soi » et le monde sont dans une
relation de transgression et enchaînement, le corps présente la réflexivité de la conscience et la
visibilité de l'objet. Cette double possibilité confère à l’homme un statut privilégié concernant
tout le reste de la nature.
Merleau-Ponty migre d’une intersubjectivité pour une intercorporéité, possible
seulement à partir de la notion de « chair ». Il conclut que ce mouvement peut animer
également d’autres corps semblables, ce qui participe à une intercorporéité. Installation d’un
« autre » dans mon paysage, l’autre semblable. Il conditionne cette expérience à un passage
d'une conscience transcendantale pour une adhérence charnelle du sensible au sens et du sens
au sensible, dans une opération réversible. Telle adhérence illumine toute la chair et donne
naissance une « visibilité anonyme », vision générale, universelle, qui ouvre une intercorporéité

109 Merleau-Ponty, Maurice, L’œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, pp. 18-19.

91
comme un domaine présumé du visible et du tangible qu'il s'élargit au-delà des choses que
nous touchons et voyons.
Entre moi et l'autre il y a quelque chose qui nous différencie, nous fait passer de la
visibilité à l’invisibilité, la réversibilité d'un dans l'autre. C’est le travail de l'« esprit sauvage »,
qui apparaît dans le passage obscur à l’autre inconnu, du visible à l'invisible. Ce mouvement
sauvage est le mouvement créatif, celui qui mène au-delà de ce qui se place clairement et
objectivement, ici et maintenant, au moment où apparaît de la différence. L’individu dans le
monde perçoit avec son corps, « être brut », qui, quand il se retrouve avec les choses est chargé
d'intentionnalité, il se sent obligé à se diriger au monde pour signifier les choses, pour lui
donner une forme. Cette nécessité suscite son action et mouvement. Merleau-Ponty se réfère à
cette modalité de l'être comme « esprit sauvage ». Merleau-Ponty considère l'« être brut » et
l'« esprit sauvage » entrelacés. La totalité composée par les deux est aussi entrelacé avec le
monde, elle est de la même chair du monde. Intéressé en surmonter le dualisme, dans
l'expérience en état brut, dans l’acte, il se tourne vers l'art pour penser le processus créatif.
Merleau-Ponty propose l’art et le processus créatif comme les moyens d'accès à l'être brut, dans
le sens dont l'action créative nous parle d'un « corps avec le monde », moment de la rencontre
du « dedans » avec le « dehors », du visible avec l'invisible.
L’art, plus spécifiquement la peinture, n’a pas été comprise par Merleau-Ponty comme
une illustration de la réalité, mais comme une forme de perception de la nature. L’art est une
unification entre sens et non-sens, une forme d’expression. L’art n’est pas une imitation, une
fabrication, le trompe d’œil ou le bon goût, l’art est une possibilité d’expression à partir de la
réalité. Le peintre reprend et transforme en chose visible ce qui reste enfermé dans chaque
conscience. Merleau-Ponty se réfère à la liberté du peintre comme un contrepoint à la
philosophie, en faisant allusion au créateur-artiste comme celui qui va à l'origine de la culture
pour la fonder à nouveau. L'art conduit à l'expérience. La vie comme la construction d'une
œuvre, qui instaure un sens pour elle et pour le monde, sens celui-ci toujours incomplet,
imparfait, dans processus. L'art de Lygia Clark implique le spectateur dans ce mouvement, le
propre corps vécu comme expression et parole, en produisant et en instaurant des sens, placé
dans le monde que lui-même transforme.
L’œuvre de Lygia Clark représente un moment d'extrême importance dans l’histoire de
l’art contemporain. A partir de la jonction entre art et vie, Clark a travaillé avec la
considération de l’espace comme espace-temps, c’est-à-dire, espace vécue à partir de
l'expérience corporelle, qui se dédouble dans les thématiques d’insertion du public dans
l’œuvre d’art et l’expérimentation comme moyen d’accès à la totalité de l’être. Clark a

92
radicalisé la relation spectateur-œuvre d’art, en introduisant un langage qui propose un art
incarné et qui comprend l’acte artistique comme un champ d'expérience. Ses œuvres cherchent
à offrir des expériences sensorielles, explorant les limites de la relation art et public, en
impliquant les personnes dans un processus interactif de création à partir de l’expérience vécue.
Selon Clark, la tâche de l’artiste est de donner au participant l’objet, qui en lui-même n’a pas
d’importance, l’objet acquiert de l’importance seulement quand le participant interagit.
L'œuvre de Clark reflète et, en même temps, construit une conception expérimentale
de l’art basée dans la phénoménologie et qui introduit la corporéité comme un élément
fondamental. La référence à l'œil-corps110 revendique pour l'espace de l'œuvre un spectateur-
participant opérant, qui agit en produisant des significations. La signification produite dans
l’acte est née d'une synthèse temporale réalisée par le corps, il ne s'agit pas d'une production
rationnelle délibérée, mais d'une action corporelle spontanée. Ceci est basé sur la
phénoménologie de Merleau-Ponty : dans la structure symbolique tactile du corps et dans sa
priorité comme origine.
Les expériences proposées par Clark cherchent à placer l'homme dans le monde, à
retrouver la corrélation apriori entre sujet-objet. Le placer, néanmoins, ne signifie pas
absolument le concevoir comme un objet placé quelque part, mais le considérer comme un
être doté d'intentionnalité. Tel engagement dans le monde se forme, si nous partons du
référentiel de Merleau-Ponty, à partir de la perception du corps comme existence engagée dans
le temps, le corps comme expérience vécue ou manière d'être dans le monde.
Quand, avec Caminhando [Cheminant], Clark met en discussion la question du temps
dans l’œuvre, la proposition d’un moment de l’acte comme champ d’expérience artistique, elle
nous remet directement à la phénoménologie. Dans la pensée phénoménologique le temps est
attribut de la conscience. Celle-ci n'est pas comprise comme un objet, mais comme un
processus, le concept d'intentionnalité de la conscience se réfère à une conscience qui est acte
significatif, par opposition à l'idée de conscience comme contenu. Elle fait la mesure entre le
sujet et le monde. La conscience intentionnelle est une synthèse temporelle. Cela implique
donc, percevoir et, par conséquence, souvenir et projeter. Tout acte de la conscience consiste à
faire une synthèse qui implique l’avant, le maintenant et l'avenir. Dans cette perspective le
temps n'est pas compris comme une succession linéaire, du passé pour l'avenir, mais comme

110 Concept traité dans le Manifeste Néo concrète, publié en 1959 par le groupe éponyme. Contre les orthodoxies
constructives, les néo concrets défendent la liberté d'expérimentation, le retour aux intentions expressives et la
sauvegarde de la subjectivité. La récupération des possibilités créatrices de l'artiste et l'incorporation effective de
l'observateur - qui devient une partie des œuvres en les touchant et les manipulant -  sont présentées comme des
alternatives pour éliminer une certaine connotation technico-scientifique présente dans le concrétisme.

93
une synthèse, qui s’établit dans un champ de présence. Les expériences actuelles résultent d'un
champ de présence qui implique : la relation sujet-monde ; les données qui se présentent au
sujet ; et un horizon de l’avenir.
La proposition de Clark de chercher l’expression dans le « moment de l'acte comme
champ d'expérience » affirme l'acte comme présence, en connotant l'espace de l'œuvre comme
un champ de présence du spectateur engagé corporellement, envoyé aux sensations corporelles
et à l'affection impliquée dans son acte. À partir de la proposition Caminhando [Cheminant],
Lygia Clark consolide l’axis participation-acte-corps-présence comme structure centrale de son
œuvre, elle a établi une sorte de primat de la corporéité. Clark suit par-là, les étapes qu’elle a
essayé de son travail dans la direction de satisfaire une inquiétude présente dans son existence.
Sa recherche est pour la totalité de la forme complète de signification. Le dedans et le dehors,
le gauche et le droit, l'intégration du vide complet. La recherche de la jonction art-vie en
composant une totalité en tant que corps-présence.
Clark recherche l’immanence de l’acte et la non-séparation du sujet et de l’objet. Elle
rejete la définition faisant de l’artiste un démiurge éloigné d’un spectateur qui, devant l’œuvre
comprise comme la représentation de besoins poétiques qu’il est lui-même incapable
d’exprimer, demeure entièrement passif. Bien au contraire, elle exhorte le spectateur à endosser
la responsabilité de l’œuvre et à cesser, précisément, d’être spectateur. Elle le pousse à découvrir
la poétique qu’il porte en lui et l’incite à devenir le sujet de sa propre expérience. Ses œuvres
perdent tout caractère d’objet, et deviennent des propositions. Ses objets cessent d’avoir une
valeur en eux-mêmes ; ils n’ont de sens que dans la mesure où ils sont « participés » par le sujet,
en tant qu’objets transitionnels permettant d’établir des relations entre l’individu et l’autre ou
avec lui-même. L'objet, dans cette perspective, ne signifie rien, n'a pas de sens dans lui-même,
est un pur dispositif, une manière d’assister la proposition. Cela peut être considéré comme
une proposition essentiellement phénoménologique, l'objet d'art devient un phénomène.
Constitué par l'expérience et l'action, expérimente-action, il est né dans l’a priori de la
corrélation sujet-objet.
Dans Diálogo de mãos [Dialogue de mains] de 1966, un ruban de Möbius fait
d'élastique entrelace les mains de deux personnes, qui sont invitées à se mouvoir et délinéer
leurs corps librement. La peau est frontière et contact en même temps, l'objet compose un
champ expérimental intercorporel. L'expérience implique le contact avec la main de l'autre et
avec sa main, peau de dedans, peau de dehors, avec les parties de son corps et le corps de
l'autre. Sentir et être senti, toucher et être touché. Le mouvement, qui est seulement une
proposition et qui ne dicte pas de règles ou de procédures, exige invention, improvisation,

94
composition de forces entre les deux mains pour définir le mouvement, le geste, le toucher, la
sensation d'harmonie, de désaccord, rencontre, confrontation. Une ambiguïté implicite dans
l'expérience du sujet brut avec l'autre et avec autrui, qui se confondent, fusionnent, séparent,
déplacent, décentrent et défient l'« être brut » dont parlait Merleau-Ponty.
Clark travaille avec des catégories extrêmement proches de Merleau-Ponty, avec
l'utilisation du toucher, s’exerce l'expérience de l’intercorporéité, en partant de la notion d'une
généralité qui fait l'unité du corps et qui peut s'ouvrir à d’autres corps, se décrit l'expérience de
la réversibilité. C'est avec cette réversibilité entre visible et tangible que s'ouvre l'intercorporel,
quelque chose de l'ordre d'une généralité qui viens de la conscience de mon corps et de corps
de l'autre, à partir d'une opération de l'expérience et pas de la représentation. Dans le Diálogo
de mãos [Dialogue de mains], les mains, attachées, se touchent et se palpent, l’un le corps de
l'autre, entrecroisent des profils d'un paysage. Dans son expérimentation, le monde d'un être
commence à s'ouvrir pour l'autre, dans une opération réversible qui s'établit dans l'unité pré-
réflexive du corps. Sans mots et sans idées, ma main conduit la main de l'autre à la rencontre
de mon paysage et son corps.
Le réel est compris ici comme l'expérience humaine dans l’acte. Son expansion pour
le contexte du sensoriel est l'objectif de l'artiste, qui cherche l'expression du spectateur devant
l'expérience de l'œuvre. À la recherche d’une conscience gestuelle, dans l'expérience avec les
objets et avec l'autre dans le monde, Clark place le corps comme siège de la pensée, capable de
réaliser une synthèse entre sujet et monde, entre ce qu’il vise et ce qui se place dans le monde.
L’œuvre de Clark n’a pas la mémoire du corps figuratif, mais opère avec les fantasmagories
agissantes. Le corps existe comme un présent dans lequel on recouvre la plénitude de ses
capacités sensorielles perdues dans la vie quotidienne. Le corps est morcelé, mais il n’est pas
fétichisé dans ses parties, et c’est la raison pour laquelle il opère en tant qu’objet partiel,
comme une cible pour les désirs ou les pulsions. Clark a clairement compris que l’objet partiel
affronte ses pulsions concrètes.

95
LE POSITIONNEMENT MARGINAL ET L’EXPÉRIENCE RELATIONNELLE

Quand je dis « position à marge » je veux quelque chose pareil


à ce concept de Marcuse : il ne s'agit pas de la gratuité
marginale ou de vouloir être marginal à force, mais plutôt de
placer dans le sens social bien claire la position du créateur,
qui non seulement dénonce une société aliénée d'elle-même
mais qui propose, par une position critique permanente, la
démystification des mythes de la classe dominante, des forces
de répression, qui par-delà la répression naturel, individuel,
inhérent à psychique de chacun, sont le « plus-répression » et
tout ce qui implique la nécessité de manutention de cette
« plus-répression ».111
Hélio Oiticica

Dans une lettre à Lygia Clark de 1968, Hélio Oiticica identifie sa proposition avec du
« marginal », une marginalité qu’il sent avec l’opportunité d’obtenir une « surprenante liberté
d'action  ». Cette attraction pour la marginalité vient du désir d’être hors des limitations de
classe. Selon Herbert Marcuse112 , les intellectuels sont des marginaux quand ils ont la capacité
d’être hors du travail productif aliénant. Immergé dans le contexte libertaire des années 60 et
en contact avec la théorie critique de l’École de Frankfurt, Oiticica et Clark ont pris leur
positionnement marginal comme la réaction à l'endurcissement de la dictature militaire au
Brésil. Le caractère ante-artistique et ante-institutionnelle de leurs œuvres recherche pour
l'intégration de l’art dans la vie, c’est-à-dire, il indique une possibilité de réintégration entre la
dimension esthétique et la dimension sociale et politique de la société. Les artistes, les
marginaux, les ante-héros, ne peuvent devenir les héros culturels du monde occidental,
néanmoins pour Oiticica l’attitude de révolte contre une civilisation répressive est héroïque. Il
existe dans la pensée de Marcuse et dans les programmes artistiques d’Oiticica et de Clark une
conviction que la récupération de la dimension esthétique est capable de transformer la
civilisation occidentale. À ce moment Marcuse défend encore l’idée d’une société comme une
œuvre d’art. La dissolution de l’œuvre d’art dans la vie, effectué par les avant-gardes historiques
ou par les nouvelles-avant-gardes des années 60 ont été fondées sur l’idée d’une réorganisation
de la société et de la production dans les modèles socialistes.
La participation du spectateur dans les œuvres d’Oiticica et de Clark cherche à
déconditionner le sujet opprimé par une société « plus-répressive » et appelle à une rationalité

111 Clark, Lygia ; Oiticica, Hélio, Lygia Clark-Hélio Oiticica : Cartas, 1964-1974, Rio de Janeiro, UFRJ, 1996, p.
74-75, traduit par nous.
112 Marcuse, Herbert, Eros et Civilisation, Paris, Les Editions Minuit, 1963. 

96
communicative. La distance entre le spectateur et l’œuvre est éliminé, la participation devient
plus directe, tactile, multi-sensorielle. Ils offrent au spectateur l’œuvre ouverte, expérimentale,
incarnée par le non-objet113 , qui prendrait la question de l’objet artistique à l'extrême, au point
de la complète dissolution dans la vie. L’aspiration de l’expérience artistique désirée par les
deux artistes est celle de l’ivresse dionysiaque, cet état d’ivresse qui pour Nietzsche est « l'état
esthétique fondamental  ». Dans la mesure où l’objet artistique perd son importance, il cesse
également d’y avoir un lieu spécifique pour l’art. Ainsi, l'intégration de l’art dans la vie a une
veine ante-institutionnelle, car elle interroge le rôle des musées et des galeries comme les lieux
privilégiés pour les manifestations artistiques et, dans un aspect économique, le marché d’art
lui-même est remis en question. Dans cette veine ante-artistique, le rôle de l’artiste comme
créateur est aussi interrogé, puisque le spectateur participe à la création du sens de l’œuvre.
Tout cela a un impact profond sur le concept lui-même d’art et dans le rôle social de l’artiste.
Cette révolution dans le monde de l’art, qui s’est passé pendant les années 60, marque la
formation d’une conception post-moderne d’art. Néanmoins, la transformation sociale ne s’est
pas produit de la manière idéalisée par Marcuse et à laquelle aspirait Oiticica et Clark, au
contraire, le processus de rationalisation de la société moderne semble s’être intensifié depuis
cette époque. La marchandisation de la sphère culturelle, de plus en plus, enlève de l'art son
caractère utopique et son pouvoir de transformer le monde réel. Dans le début des années 70,
autant Marcuse que Oiticica ont fait une révision de leurs pensées. Les deux, déçus par la
frustration de leurs rêves utopiques, défendent la dimension esthétique comme dernière
possibilité. L’art contemporain, à son tour, se montre étrange au monde du travail. Rien de
plus déconcertant pour la logique économique que le désintérêt productif d’une œuvre d’art.
Dans le contexte du monde globalisé la posture marginale devient une des uniques possibilités
d’action artistique. Sans «  nager contre la marée  » du développement croissant de la
technologie et des moyens de communication, les artistes accompagnent leurs mouvements et
tracent des chemins qui utilisent le système lui-même pour subvertir son utilisation, en faveur
de leurs positionnements esthétiques et politiques.
Les œuvres ne se donnent plus pour le but de former des réalités imaginaires ou
utopiques, mais de constituer des modes d’existence ou des modèles d’action à l’intérieur du
réel existant. L’œuvre d’art représente un interstice social, elle propose des échanges échappant
au cadre de l’économie capitaliste, en ouvrant un espace de relations humaines l’art devient un
état de rencontre. Les œuvres propositionnelles de Clark peuvent donc faire partie du concept

113L'expression non-objet ne prétend pas désigner un objet négatif, ne s'agit pas d'une ante-objet mais d'un objet
spécial, une espèce d'objet relationnel, qui prétend la synthèse des expériences sensorielles et mentales.

97
d’esthétique relationnelle développé par Nicolas Bourriaud. « L’esthétique relationnelle ne
constitue pas une théorie de l’art, celle-ci impliquant l’énoncé d’une origine et d’une
destination, mais une théorie de la forme. »114 C’est exactement par la forme, en proposant
l’œuvre comme événement et rencontre, que Clark affirme son positionnement politique
comme artiste marginal, qui travaille à la marge du modèle institutionnel capitaliste. Selon
Bourriaud l’esthétique relationnelle s’inscrit dans une tradition matérialiste, mais un
matérialisme qui n’est pas forcement économique, ce matérialisme-là prend pour point de
départ la contingence du monde, comme un « matérialisme de la rencontre », ou matérialisme
aléatoire. Bourriaud développe la théorie de l’esthétique relationnelle surtout à partir d’œuvres
réalisées après les années quatre-vingt, néanmoins, la production de Clark, même qu’antérieure
au moment historique indiqué par le théoricien, peut être clairement identifié comme
relationnelle en ce qui concerne la forme de ses propositions :

Je veux dire par là qu’au-delà du caractère relationnel intrinsèque à l’œuvre d’art, les
figures de référence de la sphère des rapports humains sont désormais devenues des
« formes » artistiques à part entière : ainsi, les meetings, les rendez-vous, les
manifestations, les différents types de collaboration entre personnes, les jeux, les
fêtes, les lieux de convivialité, bref l’ensemble des modes de la rencontre et de
l’invention de relations, représentent aujourd’hui des objets esthétiques susceptibles
d’être étudiés en tant que tel, le tableau et la sculpture n’étant ici considérés que
comme les cas particuliers d’une production de formes qui vise bien autre chose
qu’une simple consommation esthétique.115
Nicolas Bourriaud

L’art en tant qu’expérience, comme un dispositif relationnel, suscite des rencontres gérant
une temporalité propre. La matérialité et la temporalité des œuvres relationnelles ne sont pas
les mêmes que celles d’un tableau ou d’une sculpture. La disponibilité symbolique d’un objet
artistique se dissout dans le temps déterminé d’une performance ou d’une rencontre. En 1965,
dans le texte A dança na minha experiência [La danse dans mon expérience] Hélio Oiticica écrit
que l’ancienne position devant l’œuvre ne se procède plus. Avec leurs Parangolés116 , le temps
suppose une fonction définitrice, l’œuvre existe pleinement seulement dans le temps de la
participation corporelle à travers la danse, la structure dépend de l’action. Selon Oiticica, les

114 Bourriaud, Nicolas, Esthétique relationnelle, Paris, Les Presses Du Réel, 2001, p. 19.
115 Ibidem, p. 29.
116 Dans les années soixante, Hélio Oiticica a créé le Parangolé, que il appelait de « ante-art par excellence », une

peinture vivant et ambulante. Les Parangolés sont des œuvres-vêtements, une sorte de couverture, couche,
drapeau, bannière ou tente que montre complètement leurs tons, couleurs, formes, textures, graphistes et textes,
seulement à partir des mouvements de danse de quelqu’un que lui porte. Donc, il est considérée une sculpture
mobile.

98
images sont mobiles, rapides, insaisissable - elles sont l'opposition de l'icône, statique et
caractéristique des arts dits plastiques - en vérité la danse, le rythme, sont l'acte plastique lui-
même dans leur crudité essentielle : il est indiquée la direction de découverte de l'immanence.
L’art ne cherche plus à figurer des utopies, mais à construire des espaces concrets, son but n’est
pas la convivialité, mais le produit de cette convivialité, l’image éphémère née du
comportement collectif. La question ne se pose pas sur la nécessité d’élargir les limites de l’art,
mais d’éprouver les capacités de résistance de l’art à l’intérieur du champ social global. Selon
Bourriaud, l’œuvre d’art devient comme un interstice social, à l’intérieur duquel ces expériences
s’ouvrent à de nouvelles possibilités de vie.
À partir de l'œuvre de Félix Guattari, Bourriaud affirme que l’art se construit sur des
agencements productifs entre la psyché et le socius, dont la notion de subjectivité détermine sa
conception de l’art. « La subjectivité comme production joue dans le dispositif guattarien le rôle
d’un pivot autour duquel les modes de connaissance et d’action peuvent s’accrocher librement,
et s’élancer à la poursuite des lois du socius. »117 L’effort de Guattari est pour dénaturaliser et
déterritorialiser la subjectivité du domaine individuel et privilégié que la pratique artistique
forme autour d’elle, fournissant des modélisations potentielles pour l’existence humaine en
général. La subjectivité doit exister d’une manière autonome, et en aucun cas fonder l’existence
du sujet, elle est comme l’ensemble des rapports qui se créent entre l’individu et les vecteurs de
subjectivation qu’il rencontre, individuels ou collectifs, humains ou inhumains. Au moment
où Lygia Clark abandonne la paternité de l’œuvre et s’assume comme proposante, elle garantit
la condition d'échange subjective à sa pratique artistique. L’individu n’ayant pas le monopole
de la subjectivité, l’artiste ne donne pas le modèle mais il promeut l’échange entre les
participants d’une situation artistique libre. Selon Clark sa proposition est le dialogue, seule
elle n’existe pas, elle est à merci du partenaire. Clark donne tout à l’autre dans l’attente du
retour de ses impressions, elle se nourrit du retour de leurs propositions, en avalant et
vomissant l’autre dans un cycle d'éternel retour.

L’œuvre matérialise des territoires existentiels, au sein desquels l’image assume le rôle
de vecteur de subjectivation, de « shifter » apte à déterritorialiser notre perception
avant de la « rebrancher » sur d’autres possibles : celui d’un « opérateur de bifurcations
dans la subjectivité ».118
Nicolas Bourriaud

117 Bourriaud, Nicolas, Esthétique relationnelle, Paris, Les Presses Du Réel, 2001, p. 92.
118 Bourriaud, Nicolas, Esthétique relationnelle, Paris, Les Presses Du Réel, 2001, p. 103.

99
La proposition devient le vecteur de subjectivation, le participant devient le co-auteur
de l’œuvre. L’œuvre d’art peut établir des échanges de subjectivation entre les participants et
l’artiste qui, aussi comme Clark, se mette dans la place du proposant. Clark établi l’échange
avec le participant comme moteur de sa propre création artistique, sans le retour du
participant elle ne peut pas développer son travail. Avec Clark, l’œuvre devient complètement
libre, changeable, mutable, en assumant son rôle de vecteur de subjectivation c’est le groupe qui
donne la direction vers sa propre subjectivité croissante. Le désir de Clark n’est pas loin de
celui de Guattari, où la subjectivation esthétique se dissout complètement dans la vie, sans
distinction entre art et non-art les puissances subjectives impulsent les échanges inter-humains.
Il s’agit ici de la question centrale du Pensamento Mudo [Pensée muette], quand Clark
comprend que l’œuvre n’est plus à elle, c’est le simple vivre à travers des propositions, la
possibilité de s’exprimer à travers de la vie.

100
CONCLUSION

Entre le rituel sans mystification, l’érotisme, la mort, le sacrifice, l’œuvre d’art libre,
marginale et sans auteur, nous trouvons l’« être » dissolu dans sa fantasmatique corporelle
abjecte. L’abjection coud le corps dans sa réalité organique, primitive, sacrée, non religieuse et
politique. À travers l'expérience artistique fantasmatique, le corps reprend tout son pouvoir de
subjectivation qui a été rejeté, exclu, tombé, ab-jeté par le sujet constitué dans leurs traumas,
pulsions et refoulements.
Lygia Clark prétend avec son œuvre libérer le corps de son organisme, en dissolvant
l'« être » dans la réalité abjecte qui entoure son expérience sensible. En proposant l'œuvre d'art
libre, ouverte et sans paternité, Clark permet une nouvelle compréhension politique, éthique et
esthétique sur l’art, mais au-delà des institutions et des concepts artistiques, elle permet au
spectateur de devenir le créateur, en lui offrant la possibilité d’assumer sa propre subjectivité, sa
propre spiritualité. En touchant les limites de la fragilité humaine, Clark offre au participant de
son œuvre l'expérience essentielle, qui lui est prise dans le processus de construction de la
langue et de formation du sujet, l'expérience corporelle réelle : l’expérience abjecte.
Où habite l'essence de l'art dans un monde désacralisé comme le nôtre ? Où habite le
vrai rituel de communion entre les êtres, au-delà les dynamiques dogmatiques et aseptiques des
églises et des temples religieux ? Où se trouve la puissance de la vie, de sentir la vie initiée dans
la pulsion de sa fragilité, dans l'éminence de la mort ? Dans un monde désacralisé, où le rituel
est bureaucratisé par l'institution religieuse, qui régit avec force politique l'élan de
transcendance que ségrégué la mort de la vie, Clark cherche des corps capables d'établir un vrai
échange symbolique. L'œuvre va au-delà de l'objet, elle n'habite pas dans la « chose », mais
dans l'acte, dans la dissolution du lieu-commun par la recherche de l'expérience sensitive. Le
désir par l'autre se dissout dans la chair vivante, sensible et pulsante de l'échange artistique. Le
corps est perçu par son reste, l'être reconstruit dans l’état primitif de la matière morte, abjecte,
ab-jeté, vomie et avalé par l'autre, dans l'envie d'exister symboliquement au-delà du moment,
la conscience du corps vécu. Dans le rituel de la séparation et le retour de l'abject se comprend
le simulacre du sujet qui se désintègre dans l'essence de la matière elle-même, dans un infime
état de conscience s'atteint le sublime, dans le même instant mortel où le sujet se perd. Se
perdre dans l'abjection, dans l'essence fondamentale du tactile et de la chair, pour trouver
contradictoirement son double, le sublime. Épiphanie existentielle manifestée par la limite du
contact rituel avec l'abject. Retour au primitif, antérieur au sujet, pré-symbolique, où tous les

101
corps s'égalent par la matière en transition, de la vie jusqu'à la mort, un instant d'un jeu
érotique qui implique tous les êtres existants, vivants et morts. Conscience par la perte de
contrôle de la conscience elle-même. Désir, avant tout, vers l'autre, de fournir la possibilité
d'une expérience semblable, par l'échange de papiers corporels et subjectifs, recombinaison de
territoires de sensations capables de déplacer le sujet. Désir érotique d'échange corporel,
échange de stabilité par épiphanie sacrée, l’individu dissolu dans la collectivité de la pulsion de
vie, d'expérience de l'état sublime du corps constitué, maintenant, avec son abject et abject de
l'autre, matière par la matière, perte du sujet par l'expérience de la condition sublime de corps
vivant.
Le corpus de cette recherche est un corps qui vit la condition d'une limite, le corps
non définissable, un mélange d'affect et pensée qui inquiète et fascine le désir. Il s'agit ici de la
construction, au travers du rituel artistique, d'un corps sans organes, abject, capable de mettre
en échec le sujet et l’organisme. À ce corps archaïque, pré-symbolique, non-représentatif,
abject, sans organes, on n’y accède pas, ne peut pas y arriver, il est seulement la limite. Dans
cette limite on cherche un corps continu, vertigineux, qui peut être occupé seulement par des
intensités et qui ne se configure pas comme lieu ou supporte. Corps abject, vide, rempli par
des intensités de son partage dans un contexte sensible, où la tension provoquée par le désir et
le non-désir permettre le vertige de la continuité, possibilité qui habite dehors de l'être
discontinu, de l'être constitué (en) tant que sujet et organisme. Dans le corps sans agences
n'habite pas un sujet et ni un objet, mais un abject sans importance, capable de produire des
intensités et de partager le sensible, c’est un désir non-désirable, mais c’est à travers de lui que
l’on désire.
Autour de ce corps limitrophe s'établissent les stratégies de dissection et d’occupation
de l'œuvre de Lygia Clark, en ayant le gaspillage comme méthodologie se dévore le corps sous
des aspects partiels et relatifs, répétant l'analyse sous différentes perspectives. Entre des théories
esthétiques, philosophiques et psychanalytiques apparaissent des possibilités de remplissage de
ce corps vide, sans organes, mais pleine de possibilités vertigineuses, pour se trouver encore
dans l'état pré-symbolique et non-représentative. L'ouverture est le rituel qui construit le
corps, à travers de l'abjection et de l'érotisme le corps s'ouvre de forme littérale et poétique
pour les intensités qui circulent de forme non stratifiées. Le corps se rend alors le champ
d'immanence du désir, où l'abject que ne se laisse pas séduire est abattu dans le rituel érotique
qui régit le corps par le gaspillage. À travers les rituels fantasmatiques de Lygia Clark est tissé
un filet de concepts qui ne prétendent prendre comme argument que la possibilité de la

102
construction du corps expérimenté, qui entre abjection, érotisme et sacrifice permet le vertige
de la continuité perdue.
La recherche suppose la construction d’une argumentation, à travers du langage,
d'une expérience corporelle précédente au langage lui-même. En touchant aussi, comme un
aveugle, les possibilités linguistiques et philosophiques d'abordage textuel. Il faut ouvrir,
sacrifier, ab-jeter et vider le corps discontinu pour qu’il puisse alors permettre la création du
corps non stratifié, capable de faire circuler des intensités et d’échanger symboliquement de la
vie jusqu'à la mort. Corps qui apparaît dans l'œuvre comme une expérience et une invitation,
dans laquelle les êtres destitués de leur conformation corporelle originale se perdent dans la
liberté de l'échange. Matière corporelle intense et non formée comme organisme, énergie
annulée par la dépense des fonctions corporelles, corps non productif. Entre l'annulation de la
productivité corporelle et la dépense de la matière par le rituel sacrificiel, s'établit le corpus que
cette recherche prétend atteindre : le corps abject de l'œuvre de Lygia Clark

103
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TABLE DES ILLUSTRATIONS

Figure 1 : Espaço Modulado [Espace modulée], 1955-58. __________________________ 08


Peinture industrielle sur bois. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies,
1998, p. 96.
Figure 2 : Bichos [Bêtes], 1960-63. ___________________________________________ 09
Sculptures maniables en aluminium. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni
Tàpies, 1998, p. 134 et p. 138.
Figure 3 : Caminhando [Cheminant], 1963. ____________________________________11
Proposition individuelle : découpage d’une bande de Möbius. Clark, Lygia. Lygia Clark,
Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, pp. 148-150.
Figure 4 : O Mundo de Lygia Clark [Le monde de Lygia Clark], 1973. ________________ 16
Scènes de video, direction Eduardo Clark, 25 min. http://ubu.com/film/clark_world.html
Figure 5 : Pedra e ar [Pierre et air], 1966. ______________________________________ 23
Proposition individuelle : sac plastique et pierre. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone,
Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 205.
Figure 6 : Desenhe com o dedo [Dessine avec le doigt], 1966. _______________________ 24
Proposition individuelle : sac plastique et l’eau. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació
Antoni Tàpies, 1998, p. 207.
Figure 7 : Água e conchas [Eau et coquillages], 1966. _____________________________ 24
Proposition individuelle : sac plastique, coquillages et l’eau. Clark, Lygia. Lygia Clark,
Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 208.
Figure 8 : Respire comigo [Respire avec moi], 1966. _______________________________ 25
Proposition individuelle : tuyau en caoutchouc. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació
Antoni Tàpies, 1998, p. 209.
Figure 9 : Diálogo de mãos [Dialogue de mais], 1966. _____________________________ 25
Proposition pour paire : bande de Möbius. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació
Antoni Tàpies, 1998, p. 210.
Figure 10 : O eu e o tu [Le je et le tu], 1967. ___________________________________ 31
Série roupa-corpo-roupa [Série habit-corps-habit]. Proposition pour paire : combinaison en
plastique. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 214.

107
Figure 11 : Cesariana [Césarienne], 1967. _____________________________________ 32
Série roupa-corpo-roupa [Série habit-corps-habit]. Proposition pour paire : combinaison en
plastique. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 218.
Figure 12 : Máscaras sensoriais [Masques sensoriels], 1967. _________________________ 33
Masques sensoriels en tissu. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies,
1998, p. 221.
Figure 13 : A casa é o corpo. Penetração. ovulação, germinação, expulsão [La maison est le corps.
Pénétration, ovulation, germination, expulsion], 1968. ____________________________ 34
Installation sensorielle. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998,
pp. 229-232
Figure 14 : Máscaras abismo [Masques abîme], 1968. _____________________________ 36
Masques sensoriels avec plastique, nylon et pierres. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone,
Fundació Antoni Tàpies, 1998, pp. 242-243.
Figure 15 : Túnel [Tunnel], 1973. ___________________________________________ 44
Proposition collective : tunnel en tissu. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni
Tàpies, 1998, p. 294.
Figure 16 : Rede de elástico [Filet d’élastique], 1974. ______________________________ 45
Proposition collective : fabrication d’un filet avec élastiques. Clark, Lygia. Lygia Clark,
Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 304.
Figure 17 : Relaxação [Relaxation], 1974-75. ___________________________________ 45
Proposition collective : divers types de relation collective. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone,
Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 311.
Figure 18 : Baba antropofágica [Bave anthropophagique], 1973. _____________________ 52
Proposition collective : bobines de fil. Clark, Lygia. Lygia Clark, Barcelone, Fundació Antoni
Tàpies, 1998, pp. 296-297.
Figure 19 : Canibalismo [Cannibalisme], 1973. _________________________________ 53
Proposition collective : combinaison en plastique et fruits. Clark, Lygia. Lygia Clark,
Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, p. 302.
Figure 20 : Objets Relationnels, 1976-88. ______________________________________ 24
Proposition individuelle : sacs plastiques, tissu, coquillages pierres, et l’eau. Clark, Lygia. Lygia
Clark, Barcelone, Fundació Antoni Tàpies, 1998, pp. 328-335.
Figure 21 : O Mundo de Lygia Clark [Le monde de Lygia Clark], 1973. _______________ 61
Scènes de video, direction Eduardo Clark, 25 min. http://ubu.com/film/clark_world.html

108
Figure 22 : O Mundo de Lygia Clark [Le monde de Lygia Clark], 1973. _______________ 82
Scènes de video, direction Eduardo Clark, 25 min. http://ubu.com/film/clark_world.html

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